Histoire de la maladie des pommes de terre en 1845/Chap V

Chapitre V - Dégénérescence des tubercules.


CHAPITRE V.


Dégénérescence des tubercules.


Plusieurs agronomes ont cru pouvoir attribuer le dégât causé cette année à la dégénérescence des tubercules employés à la semence. Mais peut-on expliquer par une hypothèse aussi étroite l’altération générale dont il s’agit ? Je ne le crois pas. Depuis longtemps, en effet, on s’occupe, à l’aide de semis, d’obtenir de nouvelles variétés dont le nombre s’élève aujourd’hui à près de deux cents ; partout on a vu surtout depuis quelques années s’introduire dans les cultures un nombre considérable de nouvelles races ; enfin, en France, en Hollande et surtout en Belgique, on a vu les cultivateurs se procurer à l’envi dans les pays voisins des tubercules sur lesquels la maladie a généralement et indistinctement sévi. Je suis loin néanmoins de blâmer le renouvellement des semences ; mon opinion est fixée à cet égard. Le renouvellement des semences procure toujours un heureux résultat. On sait que la graine de sapin d’Écosse est préférable à celle de nos forêts ; les propriétaires soigneux échangent annuellement, et avec avantage, leurs graines contre celles que produisent les individus développés sous des conditions de climat ou de sol opposées ; les cultivateurs belges se procurent de Riga leur graine de lin ; les fermier des polders, ou des plaines basses du pays, prennent aux terres franches et légères leur blé, que les locataires de ces derniers échangent contre les blés et les avoines de ces polders. La même coutume s’opère journellement en France par l’échange des céréales entre les provinces du nord et celles du midi. Enfin les mêmes usages se remarquent, soit pour les fleurs, soit pour les légumes, dans la culture jardinière, où, malgré ces sages précautions, il n’est pas rare malheureusement de voir encore manquer les récoltes.

Je le répète, l’hypothèse de la dégénérescence des variétés ne peut s’étendre cette année à la maladie générale des pommes de terre et s’appliquer à des phénomènes aussi étendus que ceux qui s’observent actuellement.

On a vu, je le sais, disparaître presque subitement de nos jardins certaines variétés ou même certaines races ; mais ici je ne puis admettre la dégénérescence instantanée et complète des nombreuses variétés qui ont souffert, puisque avant le mois de juillet la plupart d’entre elles offraient une végétation tellement luxuriante que personne certes n’aurait eu la pensée de considérer comme malade et dégénérée une plante dont les nombreuses variétés en Angleterre, en Belgique et en Hollande, constituent la base de la culture des fermes de moyenne importance.

Partout on a remarqué que des variétés obtenues de graines depuis trois ans ont été atteintes ainsi que les races plus anciennement établies dans les mêmes localités. Enfin des agronomes des États-Unis ont remarqué qu’en 1844 les variétés nouvellement introduites ont plus souffert que les races anciennement cultivées dans les mêmes contrées et sous les mêmes conditions.

Cette seule remarque suffit pour réduire au néant l’hypothèse de la dégénérescence des tubercules dans les circonstances actuelles.

Je concevrais cette explication si, en effet, les nouvelles races s’étaient trouvées partout épargnées, et si tous les champs ensemencés avec les anciennes variétés eussent été complètement ravagés. Mais il n’en est pas ainsi : sur tous les points, on a vu des plantations conservées intactes au milieu de plantations détruites, quoique ensemencées avec la même variété. Que prouve le raisonnement des partisans de la dégénérescence des races, si on démontre que, dans une même localité, toutes les variétés ont été indistinctement attaquées, et préservées au contraire sur d’autres points cependant assez rapprochés ? A-t-on tenu note, pour décider la question, de toutes les circonstances de plantations, de fumure, etc. ? Je dis plus, la conservation ou la destruction complète d’une race nouvellement introduite dans un pays ne prouverait encore rien pour une première année, car il est évident que cette nouvelle venue, nécessairement bien recommandée, serait toujours la mieux soignée, et que, sous des circonstances atmosphériques aussi désavantageuses que celles de cette année, cet excès de soin pourrait lui être défavorable, sans néanmoins qu'on en puisse rien préjuger soit pour la délicatesse, soit pour la rusticité de cette race.

Il sera bon néanmoins de choisir pour la semence de 1846 des tubercules provenant des terrains sablonneux, chez lesquels la maturation se sera trouvée naturellement plus complète. Les différentes commissions agricoles appelées à se prononcer sur le bon emploi des tubercules sains comme semence en 1846 ont été d'avis que les tubercules récoltés cette année et conservés sans altération pourraient servir à la reproduction.

D'après tout ce qui précède, il me paraît utile de recommander aux cultivateurs des départements du nord la culture des variétés hâtives. Partout cette année le fléau les a pour ainsi dire épargnées complètement, et si, comme tout le fait présumer, on doit attribuer la plus grande partie du dégât aux influences météoriques qui se manifestent pendant l'été; il serait prudent de prévenir ces fâcheux effet en hâtant l’époque de maturité.