Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 5/Période de l’Empire/Chapitre 1


CHAPITRE PREMIER
VUE D’ENSEMBLE DE LA PÉRIODE DE L’EMPIRE

Sommaire.
I. Nécessité de distinguer d’avance les principales phases de la dernière période de l’hellénisme. — II. De César à Domitien ; âge de transition ; les Grecs à Rome. — III. La renaissance hellénique, le siècle des Antonins et le iiie siècle. Ce qui manque à la littérature de ce temps. Avènement du christianisme. Pauvreté du iiie siècle. — IV. Éclat relatif du ive siècle. L’hellénisme chrétien. Causes de son peu de durée. — V. Fin de l’hellénisme.


I

Avec l’établissement de l’Empire, ou peu avant, vers le milieu du premier siècle avant notre ère, s’ouvre la dernière période de la littérature grecque. Elle se prolonge jusqu’au règne de Justinien, et même au delà, car il est aussi malaisé d’en marquer d’une manière précise le terme que d’en fixer rigoureusement le commencement. C’est un espace de plus de sept siècles que nous avons par conséquent à embrasser du regard.

Ce premier aperçu d’ensemble est d’autant plus nécessaire que, dans cette longue durée, les faits à considérer ne se groupent pas d’eux-mêmes comme dans les périodes précédentes. Des époques assez brillantes y apparaissent entre des époques de médiocrité générale. Le second siècle et le quatrième produisent dans divers genres des séries d’œuvres remarquables ; le troisième, tout désolé qu’il est par l’anarchie, peut se glorifier d’Origène, de Dion Cassius, de Plotin et de Porphyre. Mais le premier siècle est pauvre, le cinquième et les suivants sont de plus en plus stériles. Comment s’orienter au milieu de ces alternatives ? Quelle est la formule de cette évolution obscure et compliquée ?

Pourtant, les événements de l’histoire intellectuelle et morale, si difficiles à débrouiller qu’ils puissent paraître quelquefois, ne flottent pas au hasard. Ils se rattachent à des causes générales qui produisent des mouvements toujours explicables et toujours soumis à une certaine régularité. Et ils n’entrent même dans la science, ils ne deviennent vraiment matière de connaissance intelligente, qu’à la condition d’être mis en rapport avec ces causes et avec ces mouvements. Voilà pourquoi nous ne pouvons nous dispenser ici, avant d’en venir au détail, d’essayer de montrer à grands traits comment s’enchaînent entre elles les époques que nous allons avoir à parcourir.

II

On vient de voir, dans la fin de la période alexandrine, le génie grec s’appauvrir de jour en jour. Certes, les différents États helléniques issus de la monarchie d’Alexandre n’avaient jamais offert à la vie de l’esprit des conditions comparables à celles qu’avait réalisées la Grèce indépendante du ve et du ive siècle. Néanmoins, plusieurs d’entre eux avaient constitué dans les pays de l’Orient des foyers d’hellénisme très actifs. Leurs capitales étaient autant de centres importants, où les hommes de talent avaient chance de trouver des ressources de travail, un public, des récompenses et de la considération. À mesure que ces États perdirent leur autonomie et se transformèrent en provinces romaines, ces centres déclinèrent. Les gouverneurs romains du dernier siècle de la République ne pouvaient se substituer aux rois grecs disparus, dans leur rôle littéraire et artistique. Beaucoup d’entre eux n’étaient rien moins que des lettrés, et, le fussent-ils, ils n’étaient là qu’en passant, occupés à établir l’autorité romaine, à conduire les armées, à négocier, à s’enrichir, mais nullement à propager l’hellénisme. Le royaume grec d’Égypte fut le dernier, parmi les États de quelque étendue, qui perdit son indépendance ; et c’est pourquoi la réduction de ce royaume en province romaine (30 av. J.-C., événement qui coïncide presque avec l’établissement de l’Empire, peut, si l’on veut, être considérée comme marquant la fin d’une période et le commencement d’une autre ; en réalité, les faits caractéristiques de cette ère nouvelle étaient déjà en pleine manifestation vingt ans plus tôt, vers l’an 50 avant notre ère.

Le plus important de ces faits, c’est l’affaiblissement de la vie régionale, qui a pour conséquence l’émigration des Grecs vers la ville de Rome. C’est là que nous allons rencontrer les principaux écrivains dont nous aurons à parler, sous César, sous Auguste et ses successeurs, et il en sera ainsi jusque vers la fin du premier siècle après notre ère. Ce mouvement, commencé dès le temps de Polybe, atteint sous le règne d’Auguste son maximum d’intensité. Nous aurons donc affaire, dans cette première époque, à une littérature dépaysée et, pour ainsi dire, déracinée, vivant d’une manière artificielle sur un sol qui n’était pas le sien. Une telle littérature ne pouvait avoir ni beaucoup de sève ni beaucoup d’éclat. C’est celle des Diodore, des Denys d’Halicarnasse, des Strabon. Elle se nourrit dans les bibliothèques, elle fleurit dans de petits cercles lettrés, elle vise surtout soit à la conservation, soit à la vulgarisation des connaissances acquises et des idées traditionnelles. Nulle haute ambition de propagande et un très faible souci de l’art d’écrire ; toujours la manière banale, impersonnelle, des derniers temps de la période précédente.

Cependant, on commence du moins à réagir contre l’incorrection, le mauvais goût, l’abus du langage technique. De plus, on cherche à faire apprécier du vainqueur le passé de la Grèce, à propager parmi les Romains eux-mêmes la connaissance de ses idées, sa science de l’histoire, sa philosophie, à faire admirer ses grands écrivains. Et par là se prépare une renaissance, qui ne sera sans doute ni très complète, ni très durable, mais qui aura néanmoins son éclat. Ce premier âge est donc surtout un âge de transition : il se relie étroitement, par ses habitudes d’esprit, ses méthodes, sa manière même d’écrire, à celui qui l’a précédé immédiatement ; mais, d’autre part, il élabore les éléments, littéraires et moraux, qui vont rendre à l’hellénisme une certaine force de vie, à savoir une philosophie religieuse et le goût de l’art oratoire.

III

Dès le temps des Flaviens, dans le dernier tiers du ier siècle, les signes de cette renaissance se manifestent. Ils se produisent en même temps que se relève la nationalité hellénique. Sans doute, l’état politique de celle-ci n’est pas changé. Mais les conditions de l’existence deviennent meilleures en Grèce et en Asie. Les provinces, protégées par les empereurs, se voient moins du rement traitées ; les fortunes se sont refaites, et, avec elles, certaines grandes situations sociales ; les villes prospèrent, la vie municipale prend plus d’activité. Si l’on va toujours à Rome, du moins on ne s’y établit plus guère à demeure. Les ambitions littéraires et même politiques trouvent à se satisfaire dans la province natale.

Alors, un mouvement remarquable se produit dans les esprits. La philosophie, qui, sous les premiers empereurs, vivait dans les petits cercles de Rome, reprend de l’autorité. Avec Épictète, Dion et Plutarque, elle se met progressivement à jouer un tout autre rôle. Elle ose aspirer de nouveau à se faire écouter dans le monde ; et, en effet, sa voix est entendue au loin, partout où l’on parle grec ; on recueille ses enseignements, on les sollicite même ; ils se répandent à travers les provinces, dans toute la société cultivée. Et cette philosophie a, au fond, de plus hautes visées que celle de la période alexandrine. Elle s’est sensiblement dégagée des vaines disputes ; elle tend à l’essentiel, elle veut élever et fortifier les âmes, et, dans la morale ou au delà, elle cherche Dieu.

À côté de la philosophie renaît l’éloquence. Elle non plus ne veut plus s’enfermer dans l’école : elle donne des séances publiques, elle brille dans l’improvisation et dans les sujets fictifs, elle traite même les questions morales et les affaires publiques ; et, sous toutes ces formes, elle provoque l’enthousiasme, elle redevient une puissance dans la société. Cette sophistique, quels que soient ses défauts, a au plus haut degré le sentiment de l’art et elle le communique à toutes les parties de la littérature qui l’avaient perdu. C’est ainsi qu’au second siècle, sous les Antonins, les Grecs se remettent à écrire en vue de plaire. D’ailleurs, cette activité littéraire réveille le goût et l’admiration du passé. Elle ramène donc avec elle tout un cortège d’idées, de souvenirs, d’impressions ; et, par suite, elle redonne à la pensée plus de vigueur et plus de souplesse, elle rend aux natures d’élite ces qualités de délicatesse, de finesse, d’élégance qui leur permettent de manifester ce qu’elles ont de personnel. Si la littérature grecque compte alors trop de rhéteurs fastidieux, elle a aussi des pamphlétaires de valeur, comme Lucien, des historiens sérieux, tels qu’Arrien et Appien, des moralistes tels que Marc-Aurèle.

Bien plus confiant en lui-même qu’au siècle précédent, le génie hellénique ne se contente plus de commenter ni de vulgariser, il ose prétendre de nouveau à une certaine originalité créatrice. L’instruction morale, telle que la comprend Dion de Pruse, la biographie anecdotique entre les mains de Plutarque, le dialogue, moitié comique, moitié sérieux, de Lucien, même la méditation solitaire chez Marc-Aurèle sont, en un sens et à des degrés divers, des genres nouveaux, tout au moins des genres naissants.

Le défaut irrémédiable de presque tous ces genres, malgré leur réel mérite, c’est qu’au lieu de surgir des sources populaires et de s’y alimenter, — comme autrefois l’épopée, le lyrisme, l’art dramatique, l’éloquence, — ils naissent tous de l’imitation littéraire. Floraison de serre chaude, qui ne peut vivre que par artifice, dans un milieu tout spécial. La grande masse des populations grecques ou hellénisées ne les comprend pas ou ne s’y intéresse pas. Et, à vrai dire, cette masse ne semble pas avoir eu alors une culture grecque suffisante pour qu’elle fût capable de besoins littéraires ou artistiques. Elle était trop mélangée, trop hétérogène. Hommes de toute origine et de toute race, Égyptiens, Syriens, Cappadociens, Phrygiens, menés par des fonctionnaires romains, que pouvaient-ils mettre en commun, sinon des sensations ou des instincts très simples ? Fêtes publiques, jeux, spectacles et pantomimes, voilà ce qui pouvait les émouvoir, non les idées. D’ailleurs, indifférents aux choses publiques, habitués à vivre en troupeau humain, quel grand courant de pensée ou de sentiment aurait pu se développer parmi eux ? Les lettrés vivaient au dessus de cette foule et en dehors d’elle, formant comme un monde distinct, qui n’avait pas d’action sur ces multitudes inférieures, et qui ne cherchait pas à en avoir. Polis, élégants, instruits, faisant de l’art savant et ingénieux, ils n’étaient bien compris que des gens polis eux-mêmes, c’est-à-dire d’une classe restreinte.

Cela les condamnait forcément, après une courte période de succès, à la stérilité. Car cette classe supérieure, toujours la même, indéfiniment soumise à la même éducation, à peu près étrangère à tout ce qui venait d’en bas, ne renouvelait guère ses idées ; or l’imitation qui ne change jamais de modèles est destinée à s’épuiser promptement. Ce sort fatal fut celui de l’éloquence profane dès la fin du second siècle. Après la période brillante que clôt Lucien, elle décline à vue d’œil. Au iiie siècle, elle est surtout représentée par des sophistes sans idées, qui imitent des imitateurs et qui se travaillent à orner des choses insignifiantes ; c’est le fait des Élien, des Philostrate, des Athénée. Dion Cassius fait exception au milieu d’eux par un certain sérieux, qui manque d’ailleurs d’élévation et de force.

La philosophie seule, en ce temps, fit un effort intéressant pour sortir du milieu étroit où s’enfermait la littérature proprement dite. Dion, au début du second siècle, avait essayé déjà, comme nous le verrons, une sorte de prédication populaire. Mais une pareille entreprise ne pouvait avoir qu’une apparence éphémère de succès. Avec tout son esprit, celui qui la tentait ne possédait aucun moyen efficace de toucher les multitudes ; car il ne pouvait s’entendre avec elles que sur quelques points d’une morale assez banale. Au fond, les croyances, les habitudes d’esprit de l’orateur étaient entièrement différentes de celles de son public. Cela n’eut donc ni effet ni durée. Et la philosophie, se repliant sur elle-même, se mit à faire du syncrétisme savant, de la morale très haute, mais qui demandait trop à l’effort personnel de l’individu. Elle essaya de renouveler l’idée de Dieu, de la rendre plus pure et plus vivante. Elle y travailla pendant tout le second siècle ; elle put croire, au troisième, qu’elle y avait réussi. Le néoplatonisme, enfanté par la grande âme de Plotin et consolidé par la science de Porphyre, fut une œuvre admirable en son genre, puisqu’il réussit à condenser dans une doctrine systématique, aussi rationnelle qu’elle pouvait l’être alors, tout ce qui restait encore de force vive dans l’hellénisme. Mais ce fut une œuvre de savants, d’ascètes, de solitaires, qui ne pénétra jamais profondément dans le peuple, parce qu’elle supposait une culture dont il était dépourvu.

Ce qui toucha la multitude, le voici. Dès le milieu du second siècle, le christianisme, sortant de son obscurité primitive, avait fait son apparition dans le monde grec ; il s’y était révélé, presque aussitôt, comme doué d’une force d’expansion merveilleuse. C’est que le christianisme répondait justement aux besoins profonds de ces masses que la haute culture hellénique n’atteignait pas. Celles-ci hésitaient au milieu de croyances confuses, changeantes, les unes vieillies et qu’on sentait affaiblies par les interprétations des esprits cultivés, les autres trop locales, sans autorité morale, sans dogmes précis. Le christianisme, au contraire, était à la fois jeune et ancien : jeune par ses apôtres, par son évangile ; ancien par la tradition biblique à laquelle il se rattachait. Il était simple, concret, parlant au cœur et à l’imagination. Il apportait des récits touchants et merveilleux, des miracles, des prophéties qu’il montrait réalisées, et, avec cela, des affirmations définies, des promesses précises, des prescriptions fermes. Enfin, il avait pour lui la foi de ses premiers adhérents, leurs vertus, et l’héroïsme de ses martyrs.

Dès qu’il eut vaincu les premières difficultés, il grandit rapidement à côté de l’hellénisme ; et il le dessécha dans ses racines, en attirant à lui, pour ainsi parler, toute la sève de la terre. Les premiers apologistes, au second siècle, sont en général de faibles écrivains et de médiocres penseurs. Mais ils manifestent une force qui n’a besoin ni de style ni de dialectique, celle de la croyance et de l’amour. C’est par la foi, et non par le raisonnement, que le christianisme a détruit l’hellénisme. Le raisonnement au contraire, même chez les docteurs chrétiens, tendait plutôt à le sauver, en l’incorporant, plus ou moins modifié, à la croyance nouvelle. Cela est bien sensible chez les théologiens du iiie siècle, chez Clément et chez Origène. L’un et l’autre se rattachent à Platon pour la métaphysique, au stoïcisme pour la morale. Ils tendent donc à fondre l’hellénisme dans le christianisme, et ils préparent ainsi l’union éphémère qui va se réaliser après eux.

IV

Tout stérilisé qu’il fût déjà, l’hellénisme semble reprendre quelque vie au ive siècle. Après les guerres civiles et l’anarchie de la seconde moitié du iiie siècle, l’empire, réorganisé par Dioclétien, retrouve quelque prospérité. Les écoles, en particulier, se relèvent pour un peu de temps, et c’est par elles que la tradition grecque profane se perpétue. Ses principaux représentants au ive siècle siècle sont des maîtres de rhétorique, tels qu’Himérios et Libanios ; des philosophes enseignants, comme Jamblique et Thémistios ; des historiens rhéteurs et beaux-esprits, tels qu’Eunape. Julien lui-même, quoique empereur, est un homme d’école. En fait, tout ce qu’ils produisent est peu de chose, et la vraie littérature grecque, au ive siècle, est la littérature chrétienne.

Certes, celle-ci est alors profondément pénétrée d’hellénisme. L’érudition historique d’un Eusèbe, l’éloquence d’Athanase, de Basile, de Grégoire de Nazianze, de Chrysostome, leur dialectique même, et une partie de leur théologie, tout cela vient de la tradition grecque. Et ce qui semblait mort entre les mains des Grecs païens, qui n’avaient plus rien à dire, redevient vivant chez ces hommes qui sont en communion intime avec les multitudes. Il semble donc que l’hellénisme, définitivement épuisé dans sa veine primitive, se renouvelle alors sous forme chrétienne. On voit renaître les genres anciens, mais christianisés, l’éloquence surtout, tantôt militante, tantôt familière et didactique, la philosophie, l’histoire, la littérature épistolaire. À ces genres, le christianisme fournit la plupart des idées et des sentiments ; quant à l’hellénisme, s’il leur donne, lui aussi, des idées, il leur apporte surtout son art et ses méthodes. Au premier abord, l’alliance ainsi contractée semble féconde. Et pourtant les résultats qu’elle donne sont incomplets et de peu de durée. En y réfléchissant mieux, on en comprend la raison. C’est que cette alliance a été plus accidentelle que nécessaire, ou, pour mieux dire, c’est qu’elle était peu conforme à la nature des choses.

Le christianisme avait grandi en dehors de l’hellénisme, ou plutôt en opposition avec lui ; et, aussi, en dehors de toute préoccupation d’art et de beauté sensible. Jusqu’à la fin du iiie siècle, le goût de la forme littéraire lui est totalement étranger. Ses apologistes, ses docteurs, ses premiers historiens se servent de la langue avec indifférence, sans se soucier le moins du monde de la faire concourir, par des qualités originales, à l’effet qu’ils veulent produire. Les emprunts qu’ils font à la tradition grecque sont des emprunts de pensée, pour nourrir leurs discussions, pour développer leurs doctrines. Mais ils sont aussi affranchis qu’on peut l’être de ce désir de satisfaire le goût, de charmer ou de frapper l’imagination, sans lequel il ne peut y avoir de création littéraire à proprement parler.

Si cela change au ive siècle, c’est qu’alors l’Église est bien plus mêlée au monde. Elle atteint les hautes classes de la société, les classes lettrées et savantes ; elle recrute ses évêques parmi les élèves des écoles, qui se sont formés dans leur jeunesse à l’art de la parole. Ceux-ci font profiter l’enseignement religieux de tout ce qu’ils ont appris auprès de leurs maîtres païens. Ce sont les disciples d’Himérios et de Libanios qui montent dans les chaires épiscopales de Césarée, d’Antioche et de Constantinople. Ils y portent l’art qu’ils se sont assimilé, un art tout hellénique. Sensibles au bienfait qu’ils en ont reçu, ils recommandent à leur tour cette éducation aux jeunes gens. Seulement, tout en la recommandant, ils la détruisent à leur insu. Ils veulent réduire l’enseignement profane au très modeste rôle de préparation première ; et ils ne voient pas qu’’ainsi humilié et découronné, condamné à servir des fins qui ne sont pas les siennes, il ne peut que dégénérer en une sorte de mécanisme. Étudier l’éloquence, si l’éloquence elle-même a peu de prix, chercher des modèles chez des auteurs dont on considère non seulement les idées comme erronées, mais la méthode même comme mauvaise, est-ce une tentative qui puisse réussir ?

L’éducation hellénique ne pouvait être féconde qu’à la condition de croire à la puissance de la raison, à la valeur de la beauté sensible, à la légitimité des hautes ambitions, à l’importance des meilleurs intérêts terrestres. Privée de tous ces sentiments qui faisaient sa vie, elle n’était plus rien, qu’un bavardage puéril. Or le christianisme, au ive siècle, en Orient surtout, était profondément imprégné de sentiments ascétiques, comme d’ailleurs l’était aussi la philosophie contemporaine ; mais, de plus qu’elle, il répudiait tout le passé de l’hellénisme. Comment n’aurait-il pas bientôt laissé tomber et dépérir cette forme de culture intellectuelle, qu’il avait bien pu adopter un instant, mais dont l’esprit même était en désaccord avec le sien ?

V

Après le ive siècle, cet effet nécessaire se produit rapidement. L’enseignement des écoles semble avoir perdu sa substance même : il devient de plus en plus formel, mécanique, stérile ; il n’a plus de relation directe avec la vie, il n’en est plus l’apprentissage normal. D’ailleurs il faut le reconnaître, les circonstances politiques contribuent aussi pour une large part à ce déclin des études. L’empire d’Orient s’enferme dans son formalisme étroit, dans son despotisme administratif et bureaucratique. Plus d’initiative, plus de débouchés ouverts aux hommes de talent et d’énergie ; tout est réglé, classé, hiérarchisé, prévu et prescrit. L’hellénisme, qui était par essence liberté, activité d’esprit, perd en peu de temps toute possibilité d’existence.

La littérature profane se précipite alors vers son déclin, dans une sorte de survie tout artificielle. La sophistique est de plus en plus creuse et misérable au ve siècle ; elle disparaît à une date indéterminée, comme une chose qui n’a plus sa raison d’être et qui s’éteint faute d’aliment. Il est vrai qu’une poésie inattendue, celle de Nonnos et de son école, surgit alors ; mais il est trop visible qu’elle ne tient à rien, qu’elle ne naît point du sol, qu’elle est le produit éphémère d’une élaboration de lettrés. Elle aboutit tout naturellement à la poésie de cour du vie siècle, à celle des Agathias et autres beaux-esprits du temps de Justinien, pour aller se perdre au delà, sans interruption apparente, dans la versification bavarde des Byzantins. Seule, la philosophie fait encore quelque figure au ve siècle, avec Proclos et l’école d’Athènes. C’est vraiment le dernier reste de l’hellénisme. Mais cette philosophie même tourne de plus en plus au commentaire. Elle vit du passé, qu’elle ne renouvelle qu’en apparence, et qu’elle cesse bientôt tout à fait de renouveler. Elle se prolonge ainsi à travers tout le vie siècle, et au delà, — même après la fermeture officielle de l’école d’Athènes en 529, — par les commentateurs attitrés d’Aristote et de Platon, qui se passent de main en main la chaîne de la tradition. Puis, peu à peu, vers le viie siècle, cet enseignement stérile cesse de trouver des disciples ; les derniers tenants de l’hellénisme ont disparu.

De son côté, la littérature chrétienne, qui aurait pu sembler appelée à de meilleures destinées, n’a guère un sort plus brillant. Elle est entraînée, elle aussi, dans la décadence générale. N’ayant pas su se faire un art qui lui fût propre, elle voit décliner celui qu’elle a emprunté, à mesure que décline l’hellénisme lui-même. Au ve siècle, elle compte encore des historiens de quelque valeur relative, bien que dénués d’originalité, un Socrate, un Sozomène, un Théodoret, et plusieurs autres ; au vie siècle, elle n’a plus, sauf Évagrios, que des moines chroniqueurs et compilateurs, sans idées, sans critique, sans art, dont la série va se prolonger à travers le moyen-âge byzantin. L’homilétique, qui avait fait sa gloire au ive siècle, tombe très vite, elle aussi, après Chrysostome ; sans cause apparente, par impuissance de vivre ; les Antiochus de Ptolémaïs, les Sévérianus de Gabala, les Théodote d’Ancyre, et beaucoup d’autres qu’il est inutile de nommer quant à présent, sont tous des inconnus pour la postérité. La théologie proprement dite montre, il est vrai, un peu plus de vitalité : Théodoret de Cyr et Cyrille d’Alexandrie, au ve siècle, sont encore des penseurs et des dialecticiens. Pourtant, la querelle du Nestorianisme est loin d’avoir, au point de vue littéraire, l’éclat qu’avait eu celle de l’Arianisme au siècle précédent. Et, après eux, la philosophie chrétienne va se perdre obscurément, à travers le mysticisme de quelques moines, dans la scolastique byzantine, qui commence au viiie siècle avec Jean de Damas.

On peut donc dire que, vers le viie siècle, l’hellénisme prend fin, en tant que forme distincte de culture intellectuelle et morale, pourvue de caractères propres. Et même, dès la fin du vie siècle, ce qui en survit n’est presque rien. Voilà pourquoi il n’y a pas d’inconvénient à donner pour terme à cette histoire, d’une manière générale, le règne de Justinien, tout en nous réservant d’indiquer brièvement ce que chaque genre devient au delà, et comment il se relie à ce qui peut se rencontrer d’analogue dans la littérature byzantine.

Ces directions générales permettront sans doute au lecteur de se reconnaître plus aisément dans le détail des faits qui vont suivre. Essayons à présent de les exposer dans leur ordre, en marquant de plus près, pour chaque période, les caractères qui viennent d’être indiqués ici sommairement.