Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 5/Période alexandrine/Chapitre 6


CHAPITRE VI
LES DERNIERS ALEXANDRINS ; LES GRECS À ROME

sommaire.
Introduction. — I. Les sciences. Astronomie : Hipparque. Médecine : Héraclide, Asclépiade. — II. La grammaire et la philologie. Denys de Thrace. Tyrannion (l’ancien et le jeune). Didyme. Tryphon. — III. L’Histoire. Apollodore d’Athènes, Métrodore de Scepsis, Alexandre Polyhistor, Castor de Rhodes. — IV. La philosophie. Panaitios. Posidonios. Phèdre, Philon de Larisse, Apellicon de Téos, Philodème. Énésidème. — V. La Rhétorique. École de Pergame ; école asiatique nouvelle ; école de Rhodes.


En 146 avant J.-C., la Grèce fut réduite en province romaine ; elle prit officiellement le nom d’Achaïe, et Corinthe devint la résidence d’un préteur. L’indépendance des cités grecques, plus nominale que réelle depuis près de deux siècles, achevait de disparaître, et leurs interminables querelles s’apaisaient enfin dans leur commune sujétion à un empire dont les contemporains de Philippe et d’Alexandre avaient à peine connu le nom. Cette conquête de la Grèce par Rome est un fait capital dans l’histoire de l’Europe et les conséquences générales ou lointaines en furent immenses ; mais les conséquences immédiates, dans l’ordre littéraire surtout, n’en furent pas aussi sensibles qu’on pourrait le croire. La vie des cités grecques, sous la domination romaine, ne fut pas très différente de ce qu’elle était depuis deux siècles : la grande politique était morte depuis longtemps ; la vie municipale continua, presque pareille à elle-même, un peu moins agitée seulement, et les esprits les plus actifs continuèrent de se tourner vers les travaux intellectuels. Or, dans ceux-ci, l’influence de Rome ne pouvait guère s’exercer d’abord très fortement : Rome était ignorante ; les Grecs étaient des maîtres pour elle, et des maîtres très fiers de leurs traditions. Il fallait le génie politique d’un Polybe pour renouveler l’histoire en découvrant, du premier coup d’œil, l’intérêt extraordinaire de cette « barbarie » occidentale qui entrait en scène. D’ailleurs, en dehors de la Grèce propre, l’Orient grec restait indépendant, pour quelques années encore : à Pergame, à Alexandrie, rien n’était changé provisoirement. Rome, évidemment, grandissait de jour en jour, et les regards se tournaient plus souvent vers elle ; on venait davantage dans la « Ville », on y résidait même, on y enseignait, on y faisait des affaires, mais on y restait étranger ; la différence des races était trop forte. Quelques-uns ouvraient les yeux sur le monde romain ; très peu subissaient l’action de l’esprit romain. C’est peu à peu seulement, par une infiltration lente et irrégulière, que certaines idées romaines, certaines manières de sentir, certaines formes de goût se glissent çà et là dans les esprits grecs et annoncent, sur quelques points isolés du domaine littéraire, une transformation partielle. Cette transformation ne fut jamais bien profonde : le génie grec a trop de vitalité pour se laisser absorber ; et il est trop personnel pour sortir aisément de lui-même. Il était impossible pourtant qu’il restât tout à fait réfractaire. Ce sont ces premiers et très légers symptômes de changement que nous avons à démêler, au milieu d’une production abondante et d’ailleurs assez semblable, en ses traits essentiels, à celle des deux siècles précédents. Les écrivains continuent d’être nombreux, mais l’originalité, sinon le talent, reste rare. C’est toujours la curiosité qui domine ; les sciences et l’érudition sont exubérantes : elles poussent même des branches nouvelles. La philosophie, fort riche aussi, au moins par le nombre des écrits, fait entendre çà et là des accents nouveaux, et dans la rhétorique, enfin, on discerne, au milieu de beaucoup de choses traditionnelles, quelques traces d’une évolution.

I

C’est à cette période de l’Alexandrinisme finissant qu’appartient l’honneur d’avoir produit le plus grand astronome de l’antiquité, Hipparque, de Nicée en Bithynie[1]. Le temps de la vie d’Hipparque est déterminé avec une grande certitude par la date connue de ses observations astronomiques[2], comprises entre 161 et 126. La plupart de ces observations ont été faites à Rhodes, dont le nom commence dès lors à paraître fréquemment dans l’histoire des choses intellectuelles. On ne sait s’il vécut longtemps à Alexandrie. Hipparque fut un travailleur infatigable. Il avait beaucoup calculé, et beaucoup écrit. De ses ouvrages, il ne nous reste qu’un Commentaire des Phénomènes d’Aratos, en 3 livres, qui est considéré en général comme un ouvrage de jeunesse[3]. Mais ses principales découvertes nous sont assez bien connues par Strabon, par Pline, surtout par Ptolémée. Les savants modernes sont émerveillés de la hardiesse de ses entreprises, de la sûreté fréquente de sa méthode, de la grandeur des résultats qu’il obtint avec des ressources si faibles[4]. Il est astronome, mathématicien, géographe. En astronomie, s’il eut le tort de continuer, après Aristarque de Samos, à mettre la terre au centre du monde, il fit d’admirables recherches sur la marche du soleil et de la lune, et essaya d’en calculer la distance à la terre : pour la lune, ses calculs sont presque entièrement exacts. Il découvrit la précession des équinoxes et commença sur les étoiles fixes des études étonnamment précises et fécondes. En mathématiques, il invente la trigonométrie. En géographie, il proclame la nécessité de s’appuyer avant tout sur le calcul des longitudes et des latitudes et essaie de donner à la cartographie une méthode plus rigoureuse[5]. Rien de tout cela, à vrai dire, ne relève proprement de la littérature, il n’est cependant pas inutile, pour apprécier l’esprit alexandrin, de songer qu’il a pu produire un Hipparque à côté d’un Archimède. Car ces grands noms sont bien exclusivement alexandrins : ils expriment en perfection l’épanouissement de cet esprit dans ce qu’il a de plus noble et de plus hardi. Il y avait là une sève qui, pour se détourner de la littérature, n’en était pas moins singulièrement forte et féconde encore. Après eux, la période des grandes découvertes scientifiques est close : on commentera les hommes de génie, on fera des applications de leurs théories, mais on ne retrouvera plus de longtemps cette vigueur originale[6].

En médecine déjà, la décadence est frappante. Nous ne trouvons plus, à la fin du second siècle et au début du premier, un seul homme vraiment grand. Les deux noms marquants de cette période sont ceux d’Héraclide et d’Asclépiade, qui ne sont que des hommes habiles. — Héraclide, né à Tarente, à une date qu’on ne peut préciser, fut surtout remarquable, au dire de Galien, par les progrès qu’il fit faire à la préparation des médicaments[7] : en d’autres termes, il fut un excellent pharmacien, un des inventeurs de la pharmacie. Parmi ses ouvrages, dont nous ne connaissons guère que les titres, il y avait des Commentaires sur Hippocrate[8]. — Quant à Asclépiade, né à Pruse, en Bithynie, vers le même temps qu’Héraclide, c’est surtout un type curieux de médecin beau parleur, inventeur de remèdes nouveaux, de ces remèdes qui font fureur pendant dix ans et ne guérissent que tant qu’ils sont à la mode[9]. Il avait commencé par être rhéteur. Il porta dans la médecine ses qualités et ses défauts de rhéteur, assurance imperturbable, connaissance des hommes, habileté à s’exprimer, facilité à construire de belles théories. Il avait exposé son système dans de nombreux écrits qui sont perdus. En somme, il avait eu, semble-t-il, quelques idées justes au milieu de bien des théories superficielles, et surtout il gagna beaucoup d’argent. Notons encore qu’il vint à Rome et que c’est sur ce nouveau théâtre, devenu le plus illustre du monde antique, qu’il édifia son immense et éphémère réputation[10].

II

La grammaire et la philologie ne sont guère davantage du domaine de la littérature proprement dite. Notons cependant, ici encore, des efforts méritoires et d’incontestables progrès.


Le grand grammairien de ce temps est Denys de Thrace, le véritable organisateur, sinon le fondateur, de la science grammaticale dans l’antiquité. Cette science, nous l’avons vu, avait débuté au ve siècle, avec les premiers sophistes. Elle avait ensuite été cultivée par les écoles philosophiques, surtout par les stoïciens, et avait dû de nouveaux progrès aux philologues alexandrins. Mais c’est Denys de Thrace qui l’a codifiée, pour ainsi dire, et qui lui a donné sa forme définitive pour de longs siècles. — Denys était né à Alexandrie, d’une famille d’origine thrace[11], un peu avant le milieu du iie siècle. Il fut l’élève d’Aristarque. Puis il s’établit à Rhodes, devenue un centre philosophique, littéraire et artistique très brillant, et y enseigne la « grammaire », au sens grec du mot, c’est-à-dire la philologie tout entière[12]. Il composa probablement divers écrits exégétiques analogues à ceux de son maître Aristarque, dont on voit qu’il critiqua parfois les idées[13]. Mais l’ouvrage qui a fait sa gloire est un Traité de grammaire, une Τέχνη γραμματική, qui fut le premier essai tenté pour coordonner la science grammaticale jusque là éparse, et pour en présenter un exposé systématique, court, facile à étudier[14]. Le livre eut un succès prodigieux. Pendant douze siècles, il fut reproduit, commenté, abrégé, amplifié, traduit[15]. Nous en possédons des rédactions et des traductions partielles dans des manuscrits datant du xe siècle environ. Le texte original, dans un ouvrage de cette sorte, était particulièrement exposé à subir des altérations variées : c’était un « Lhomond » sans cesse remanié. On y voit cependant encore le genre de mérite de Denys. La rédaction est précise et claire. Les termes techniques, très nombreux, y sont nettement définis. On y reconnaît l’esprit classificateur et subtil de la Grèce. Le défaut de cet esprit, parfois logique à l’excès, se révèle dans l’exposé des formes (par exemple dans la conjugaison du verbe τύπτω), où le grammairien, fidèle aux théories d’Aristarque sur l’analogie, ne résiste pas au plaisir de conjuguer des formes verbales logiquement correctes, mais inusitées. Il est difficile aujourd’hui de dire exactement quelle était dans tout cela la part vraiment personnelle de Denys ; mais son mérite d’arrangeur au moins n’est pas douteux.


Mentionnons encore, à côté de Denys, son disciple Tyrannion l’ancien[16], amené à Rome par Lucullus, et le disciple de celui-ci, Tyrannion le jeune, qui vécut aussi à Rome. — Tyrannion l’ancien, souvent cité par Hérodien pour ses commentaires sur la poésie homérique, est surtout connu pour ses travaux sur les copies des ouvrages inédits d’Aristote, qu’Apellicon de Téos avait récemment exécutées, et que Sylla venait de transporter à Rome[17]. — Tyrannion le jeune avait commenté à son tour certains écrits de son maître.

Vers le même temps, la philologie proprement dite a pour représentant principal Didyme, né à Alexandrie, et surnommé Χαλκέντερος, « aux entrailles d’airain », à cause de sa prodigieuse activité littéraire[18]. Il vécut, dit Suidas, au temps de Cicéron et d’Antoine, et jusque sous Auguste. Si l’importance littéraire des écrivains se mesurait au nombre des ouvrages, Didyme serait peut-être le premier des écrivains grecs. C’est par milliers que l’on comptait ses écrits, commentaires des classiques, études grammaticales et lexicologiques, études sur les mythes et les antiquités. Beaucoup des observations de Didyme nous ont été conservées par les scholiastes. C’était à coup sûr un prodigieux érudit. Mais, quand on a loué comme il convient son activité infatigable, il semble bien qu’on soit quitte envers sa mémoire.

Nous en dirons à peu près autant de son contemporain (un peu plus jeune peut-être), Tryphon d’Alexandrie[19], qui s’était renfermé plus strictement dans l’étude des mots et de la grammaire, mais qui, dans ce domaine particulier, avait conquis une maitrise souvent célébrée. Nous possédons les titres et des fragments d’une trentaine de ses ouvrages.

III

L’histoire proprement dite, dans la période qui suit immédiatement Polybe, est remarquablement stérile. Jusqu’à Diodore de Sicile et Nicolas de Damas, qui appartiennent au temps d’Auguste, on ne rencontre que des polygraphes, des curieux qui touchent certains points d’histoire en passant, par occasion, ou qui explorent des provinces voisines, et par exemple la mythologie. Aucun d’entre eux ne fait à proprement parler figure d’écrivain.


Apollodore d’Athènes, le premier en date, est un mythographe plus qu’un historien[20]. Élève à la fois des Stoïciens de Pergame et d’Alexandrie, il vécut surtout à Pergame, sous le règne d’Attale II (à qui l’un de ses ouvrages fut dédié), c’est-à-dire vers le milieu du iie siècle. On ne sait rien de sa vie. Parmi ses écrits, quelques-uns se rattachaient à la tradition d’Aristarque, par exemple des traités Sur Sophron, Sur Épicharme, Sur les étymologies. D’autres, comme son ouvrage Sur les courtisanes athéniennes, révèlent déjà chez lui le goût des faits et des anecdotes. Il est probable que son commentaire en douze livres Sur le catalogue des vaisseaux, dans l’Iliade, avait le même caractère. Mais ses deux écrits les plus célèbres se rapprochent davantage de l’histoire proprement dite. L’un était une Chronique rimée (Χρονικά), où il fixait en vers mnémomiques la suite des faits depuis la guerre de Troie jusqu’à l’époque contemporaine ; inutile de dire que la poésie n’avait en cela que peu à voir. L’autre était une Histoire des Dieux (Περὶ θεῶν), en 24 livres[21] ; immense et savant répertoire, où toutes les traditions différentes mises en œuvre par les poètes et les historiens, toutes les opinions même émises sur les dieux par les philosophes, se trouvaient recueillies, classées, interprétées allégoriquement selon la doctrine stoïcienne[22].


Métrodore de Scepsis, né vers le milieu du second siècle, est un polygraphe[23]. Élève de son compatriote Démétrios, puis de Carnéade, il se tourna, dit Strabon, vers la politique et la rhétorique[24]. Mais la politique, à cette époque, ne se faisait plus qu’à la cour des princes. Métrodore, en effet, fut longtemps l’ami de Mithridate Eupator, qu’il finit par desservir auprès de Tigrane, et qui se vengea en le faisant périr[25] (70 avant J.-C.). Métrodore haïssait Rome[26]. C’est peut-être le trait le plus original de son caractère. Quant à la rhétorique, c’est probablement dans son Histoire de Tigrane qu’il en avait déployé les ornements[27]. Par cet ouvrage, d’ailleurs totalement perdu, il avait pris rang parmi les historiens. Mais il avait aussi traité d’autres sujets que l’histoire. On lui attribuait un écrit Sur l’art de la lutte (περὶ ἀλειπτικῆς) et un ouvrage Sur l’habitude (περὶ συνηθείας), où il semble avoir surtout parlé des animaux, mais plutôt en ami des récits extraordinaires qu’en naturaliste[28].


Vers le même temps que Métrodore, mais peut-être un peu plus jeune, vivait Artémidore d’Éphèse[29], dont la Géographie (Γεωγραφούμενα), en onze livres, fut une des sources de Strabon[30].


Alexandre de Milet, surnommé Polyhistor, c’est-à-dire le curieux ou l’érudit, est célèbre par le nombre plus que par la qualité de ses ouvrages[31]. Il vint à Rome comme prisonnier de guerre vers le temps de Sylla, fut esclave pédagogue chez Lentulus, qui l’affranchit, et resta en Italie, où il mourut assez âgé, dans l’incendie de sa maison de Laurente. Nous connaissons les titres et nous possédons des fragments d’un certain nombre de ses ouvrages. C’étaient des monographies historico-géographiques, semble-t-il, sur une foule de parties du monde ; sans compter des Histoires merveilleuses (Θαυμασίων συναγωγή) et une Succession des philosophes (Διαδοχαὶ φιλόσοφων), à l’imitation de tant d’autres écrits analogues de la période alexandrine. Ce qu’il y a peut-être de plus intéressant à signaler dans son œuvre, qui paraît n’avoir été qu’une immense compilation, c’est sa curiosité pour les choses de l’Orient : il avait consacré des monographies à l’Inde, à la Syrie, à Babylone, à l’Égypte. Il avait même écrit un ouvrage Sur les Juifs (περὶ Ἰουδαίων). Il nous reste de ce dernier écrit une vingtaine de fragments, conservés par Eusèbe et par Clément d’Alexandrie : ces fragments ont de l’intérêt par les renseignements qu’ils nous donnent sur les travaux antérieurs qui avaient servi de sources au Polyhistor, mais ils nous montrent en même temps que sa curiosité, toujours attirée vers de nouveaux objets, se contentait en somme de copier et d’extraire, et ne sut jamais faire œuvre originale.

Castor de Rhodes, qui doit son surnom à la cité où il avait étudié, et dont le lieu de naissance est inconnu, est un contemporain de Polyhistor. Sa vie fut un roman[32] : sorti d’une humble condition, il entre par un mariage dans la famille de Déjotarus, prince des Galates ; il rend des services à Pompée, qui lui donne le titre d’ami du peuple romain, et il meurt victime de la vengeance de Déjotarus, qu’il était venu accuser sans succès devant César. Son principal titre à figurer ici consiste dans un ouvrage intitulé Χρονικά, sorte de table ou de résumé chronologique, donnant la date de tous les règnes, de toutes les magistratures éponymes des pays civilisés, depuis le fabuleux Ninus jusqu’au triomphe de Pompée en 61. Ce n’était certainement pas l’œuvre d’un écrivain. Il n’est même pas sûr que ce fut l’œuvre d’un grand savant. Mais c’était un ouvrage commode, assuré par conséquent d’un succès qui a préservé son auteur de l’oubli[33].

IV

La philosophie de cette période, sans s’élever bien haut, est plus intéressante que l’histoire. Ici encore, la grande originalité créatrice manque. Les écoles traditionnelles offrent chacune un corps de doctrine arrêté, qui suffit en général aux besoins des intelligences. La morale, d’ailleurs, continue à être plus goûtée que la métaphysique. Mais il s’opère, sur les confins des écoles, pour ainsi dire, un mouvement d’échanges et d’emprunts qui a sa nouveauté. Dans cet âge d’érudition, l’ardeur des luttes anciennes fait place à une curiosité sympathique et éclectique. De là, sous la diversité des étiquettes officielles, une sorte de philosophie des honnêtes gens, qui doit peut-être quelque chose au peu de goût du monde romain pour les disputes purement dialectiques, et qui, en tout cas, s’adapte mieux ainsi au nouveau milieu dans lequel elle doit se développer. Car c’est à Rome ou en Italie que vivent désormais les philosophes les plus en renom. L’esprit romain, sérieux et pratique, aime les choses morales. Les philosophes sentent le terrain favorable et s’y engagent de plus en plus, en prenant, peut-être par une sorte d’instinct obscur, les précautions nécessaires pour plaire à leurs nouveaux disciples. Comme d’ailleurs quelques-uns de ces philosophes sont des hommes distingués, il vaut la peine d’esquisser rapidement leurs physionomies.

Le premier en date, et l’un des plus remarquables, est le stoïcien Panaitios[34]. Né à Rhodes dans le premier quart du second siècle, il eut pour maîtres, soit à Pergame, soit à Athènes, divers philosophes, et surtout Cratès de Mallos, à la fois stoïcien et grammairien. Il vint à Rome, où il vécut longtemps dans le cercle des Scipions ; il y connut Polybe[35]. Il passa probablement ses dernières années à Athènes. Bien que stoïcien de profession, Panaitios n’est pas un sectateur servile de toutes les traditions du stoïcisme : c’est un esprit libre et délicat, qui prend son bien partout où il le trouve, chez les plus grands esprits de toutes les écoles. Il admire Platon, qu’il appelle l’Homère des philosophes[36], et il accepte beaucoup de ses idées, tout en repoussant les théories du Phédon[37] ; il cite sans cesse Aristote, Crantor, Théophraste, Démétrios de Phalère, auxquels il fait des emprunts[38]. Dans son style aussi, à la différence de la plupart des stoïciens, il vise à plaire et se pique de parler la langue des honnêtes gens[39]. Il avait composé de nombreux ouvrages, notamment Sur le devoir (Περὶ τοῦ καθήκοντος), Sur la providence (Περὶ προνόιας), Sur la politique (Περὶ πολιτείας). On sait combien Cicéron les goûtait et combien il s’en inspira. Il est très regrettable que nous n’ayons plus le moyen de nous en faire une idée sur le peu de fragments qui nous en restent. Mais on ne risque guère de se tromper si l’on imagine l’auteur de ces traités comme une sorte de Cicéron grec, moins orateur probablement et moins « consulaire », mais d’une simplicité très élégante et très agréable, un imitateur habile des modèles attiques.


Posidonios, d’Apamée (en Syrie), fut l’élève de Panaitios[40]. De grands voyages d’exploration, dans l’Occident, l’amenèrent à Rome, où il se lia avec les personnages les plus considérables ; il s’établit ensuite à Rhodes, où il enseigna. Sa réputation fut grande : Cicéron, Pompée, beaucoup de Romains illustres vinrent l’entendre[41]. Ses ouvrages, fort nombreux, se rapportaient aux objets les plus différents, — philosophie, philologie, histoire, géographie, — et partout il laissa le souvenir d’un très savant homme, ami de la vérité, de plus de zèle pourtant que de critique. Stoïcien, mais éclectique, il avait une tendance au mysticisme. Dans l’explication des poètes, il aimait les allégories. En histoire, il croyait au merveilleux. C’est en géographie que sa fidélité à rapporter ce qu’il avait vu l’avait peut-être le mieux servi. Quoi qu’il en soit, son traité Du devoir, ses Histoires, où il continuait Polybe, sa Météorologie, son ouvrage Sur l’Océan, dont il avait exploré les côtes en Espagne et en Gaule, eurent un grand succès. Le De officiis de Cicéron doit quelque chose au premier de ces ouvrages, et les autres ont servi de source à Nicolas de Damas, à Trogue-Pompée, à Tite-Live, à Strabon[42], dans les écrits desquels ils ont probablement passé en grande partie. Si Posidonios n’est pas un très grand esprit, il représente bien ce stoïcisme éclectique, intelligent, ami des Romains, dont Panaitios avait donné l’exemple.


Les autres écoles philosophiques de ce temps ne comptent pas de représentants aussi considérables que Panaitios et Posidonios. Nous nous bornerons par conséquent à mentionner l’épicurien Phèdre, que Cicéron, dans sa jeunesse, entendit à Rome[43] ; — l’académicien Philon de Larisse, qui fut, en philosophie, le principal maître de Cicéron[44] ; — les péripatéticiens Apellicon de Téos et Andronicos de Rhodes, dont le souvenir se rattache à la publication des œuvres inédites d’Aristote[45]. — Un autre épicurien, Philodème de Gadara, qui vécut aussi à Rome au temps de Cicéron, n’est pas par lui-même un plus grand personnage que les philosophes dont on vient de lire les noms, mais il a eu cette bonne fortune qu’une partie de ses écrits ont été retrouvés dans les fouilles d’Herculanum, et que nous pouvons lire aujourd’hui encore des fragments assez étendus de ses traités Περὶ εὐσεβείας, Περὶ κακιῶν, Περὶ μουσικῆς, Περὶ ῥητορικῆς, etc.[46]. À vrai dire, sa gloire d’écrivain et de philosophe y a peu gagné : outre que ces ouvrages étaient probablement médiocres, il est souvent difficile, dans l’état du papyrus, de saisir la suite du discours ; mais on y trouve quelques faits intéressants, de sorte qu’on les consulte et qu’on les cite. Un autre de ses écrits, dont il nous reste aussi quelques fragments, était intitulé Σύνταξις τῶν φιλοσόφων[47] ; il n’est pas douteux que ce ne fût une source très utile pour l’histoire de la philosophie.

Ajoutons enfin le nom d’Énésidème, le rénovateur du scepticisme, qui vécut également au temps de Cicéron[48]. Son principal ouvrage était intitulé Discours pyrrhoniens (Πυρρώνειοι λόγοι), et comprenait huit livres[49]. Énésidème avait passé par la nouvelle Académie, mais il en était sorti pour pousser jusqu’au scepticisme radical de Pyrrhon, au service duquel il avait mis toute la dialectique et toute la savante méthode de l’Académie. Comme écrivain, Énésidème nous est inconnu, mais — il a toujours sa place dans l’histoire de la philosophie[50].

V

La rhétorique, comme la philosophie, trahit un certain effort vers la nouveauté ; mais ici les noms saillants et les œuvres durables sont rares. La réputation d’Hégésias, si brillante au iiie siècle, avait bientôt décliné : ses concetti, son éloquence à pointes et à facettes, avaient provoqué de divers côtés une réaction, incertaine d’abord, ensuite plus vive. L’école philologique de Pergame, en relations fréquentes avec Athènes, donna le signal d’un retour vers l’atticisme. On a vu plus haut que Cratès de Mallos, l’un des fondateurs de la philologie de Pergame, avait consacré un long ouvrage à l’étude du langage attique. En même temps, Rome entrait en scène : Cratès y fut envoyé comme ambassadeur par Attale ; il fallait discuter avec le Sénat ; le sérieux dut rentrer peu à peu dans l’éloquence[51]. La forme du discours subit le contre-coup de ce changement. On se dégoûta des jeux de mots et des pointes. Presque personne cependant ne se proposa pour modèle la simplicité vigoureuse d’un Démosthène. Les uns, surtout en Asie, se firent une éloquence abondante et fleurie qui visait sans doute à rappeler Isocrate : c’est l’éloquence asiatique contemporaine de Cicéron, celle qu’Hortensius avait transportée à Rome[52]. Cicéron mentionne Eschyle de Cnide et Eschine de Milet, d’ailleurs inconnus, comme les maîtres de cette éloquence dans son temps. — D’autres s’attachèrent à Hypéride, dont la facilité spirituelle et brillante avait plus de séduction que l’âpreté de Démosthène. L’initiateur de ce mouvement paraît avoir été un certain Ménéclès, d’Alabanda en Carie, qui fut le maître d’Apollonios et de Molon[53]. Ceux-ci à leur tour furent les célèbres rhéteurs de Rhodes. Le second surtout doit une partie de sa gloire à ce qu’il fut le maître de Cicéron. Venu à Rome en 81, comme ambassadeur, il y donna des séances oratoires. Cicéron l’entendit et, trois ans plus tard, devint son élève à Rhodes[54]. Molon avait composé des discours, des traités de rhétorique, peut-être des histoires[55]. Il ne nous en reste rien, mais nous savons assez bien, par Cicéron et par Denys d’Halicarnasse, quelle était l’originalité de cette école de Rhodes dont Molon est le principal représentant : elle tenait le milieu entre l’abondance fleurie des asiatiques et la nudité un peu grêle des atticistes de Rome[56] ; elle s’inspirait d’Hypéride et, sans atteindre à sa grâce, n’évitait pas toujours quelque sécheresse[57]. — Il faut encore citer un contemporain plus jeune de Molon, Apollodore de Pergame, qui vint s’établir à Rome, où il obtint une grande réputation. César le choisit pour enseigner la rhétorique au jeune Octave[58]. Apollodore n’avait guère laissé d’écrits, mais il eut une influence considérable par son enseignement et par ses élèves, et il n’est pas douteux qu’il n’ait contribué beaucoup à répandre le goût des grands modèles classiques de l’atticisme[59]. — Avec Molon et Apollodore de Pergame, nous touchons à la victoire du goût classique, achevée par Cæcilius de Calacté et Denys d’Halicarnasse ; il en sera question dans un des chapitres suivants.


  1. Strabon, XII, 4, § 9 ; Suidas, Ἵππαρχος ; Élien, Hist. Anim., VII, 8.
  2. Ptolémée, Almageste, II, 2 ; V, 3 ; VII, 2.
  3. Édition récente, avec traduction allemande et excursus, par C. Manits, dans la Bibl. Teubner (1894).
  4. Cf. C. Manitz, p. 283. V. aussi Susemihl, I, 765-774.
  5. Cf. Marcel Dubois, Examen de la géogr. de Strabon, p. 302-312.
  6. Mentionnons pour mémoire le mathématicien Geminos, de Rhodes, qui vivait au début du ier siècle, et dont il nous reste une Introduction aux Phénomènes d’Aratos (publiée par Petau, Uranologion, Paris, 1630).
  7. Galien, XI, 794.
  8. Cf. Susemihl, II, p. 419-423.
  9. V. surtout Pline, H. Nat., XXVI, § 12 et suiv.
  10. Cf. Susemihl, II, p. 428-440.
  11. Suidas, Διονύσιος.
  12. V., au début de sa τέχνη, l’énumération des parties de la γραμματική.
  13. Cf. Susemihl, II, p. 175, n. 157.
  14. Édition de G. Uhlig, Dionysii Thracis Ars grammatica, Leipzig, 1884, avec prolégomènes, commentaires, index, etc.
  15. Cf. Uhlig, p. VI.
  16. Suidas, Τυραννίων.
  17. Cf. plus haut, t. IV, p. 688.
  18. Suidas, Δίδυμος. Cf. Susemihl, t. II, p. 193-210. — Fragments recueillis par M. Schmidt, Didymi Chalcenteri Fragmenta, Leipzig, 1851. V. aussi Arthur Ludwig, Aristarchs Homertertkritik nach den Fragmenta d. Didymos, Leipzig. 1884.
  19. Suidas, Τρύφων. Cf. Susemihl, t. II, p. 210-214. — Fragments recueillis par Arthur von Velsen, Tryphonis grammatici Alexandrini fragmenta, Berlin, 1838.
  20. Cf. Susemihl, t. II, p. 33-44. — Fragments dans C. Müller, Fragm. Hist. gr., I, p. 428-469.
  21. Un extrait de cet ouvrage, par Sopatros, est analysé par Photios dans sa Bibliothèque, 161.
  22. Apollodore avait eu un devancier dans un contemporain d’Hérodote, Hérodoros d’Héraclée, auteur d’ouvrages mythologiques sur Héraclès et sur les Argonautes (notice et fragments dans C. Müller, Fragm. Hist. gr., II, p. 27-41). Il eut de nombreux successeurs, et notamment l’auteur inconnu de la Bibliothèque, qu’on lui attribuait à lui-même et dont il sera question plus loin. Le texte en a été publié par C. Müller, Fragm. Hist. gr., II, p. 104-179, et dans les Mythographi graeci de R. Wagner (Bibl. Teubner), avec quelques fragments nouveaux. Mentionnons encore Denys de Mitylène, surnommé Bras de cuir (Σκυτοβραχίων), et Palæphatos, qui vivaient au ier siècle avant J.-C., auteurs de Τρωικά et de divers autres ouvrages sur les temps mythiques.
  23. Fragments dans C. Müller, Fragm. Hist. gr., III, p. 202-205.
  24. Strabon, XIII, 609, F.
  25. Plutarque, Lucullus, 22.
  26. Pline, XXXIV, § 34.
  27. Schol. Apoll. Rhod., IV, 131. Il avait aussi cultivé la mnémosique, si utile à l’orateur. Cf. Cicéron, De Orat. II, 88, 360.
  28. Strabon, XVI, p. 115.
  29. Cf. Susemihl, I. p. 693-696.
  30. Cf. Marcel Dubois, Examen de la géographie de Strabon, p. 313-317.
  31. Suidas, Ἀλέξανδρος. Cf. Susemihl, II, p. 356. — Fragments dans C. Müller, Fragm. Hist. gr., III, p. 206-244.
  32. Suidas, Κάστωρ. Cf. Susemihl, II, p. 365. — Fragments recueillis par C. Müller, à la suite de l’Hérodote-Didot.
  33. Il avait aussi composé divers ouvrages de rhétorique.
  34. Suidas, Παναίτιος (où le compilateur distingue à tort deux Panaitios). Cf. Schmekel, Die Philosophie der mittleren Stoa, 1892. — Fragments dans Van Lynden, De Panaetio Rh. philosopho stoico, Leyde, 1802.
  35. Cicéron, De Rep., I, 21, 34.
  36. Cicéron, Tusc. I, 32, 79.
  37. Il allait même, dit-on, jusqu’à nier l’authenticité du Phédon (David, Schol. in Aristot., 30 B, 8 et suiv.). Mais il faudrait savoir de quel ton il disait cela.
  38. Cicéron, Fin. IV, 38, 79.
  39. Cicéron, ibid., et De Offic. II, 10, 35.
  40. Suidas, Ποσειδώνιος. Cf. Susemihl, II, p. 128-147, et Schmekel, Phil. der mittleren Stoa, p. 9-14, 104-154 et 238-290. — Fragments dans C. Müller, Fragm. Hist. gr., t. III.
  41. Plutarque, Cic., 4 ; Pompée, 42.
  42. Sur Posidonios source de Strabon, v. Marcel Dubois, Examen de la géogr. de Strabon, p. 322-328.
  43. Cicéron, Epist. XIII, 1, 2. Cf. Susemihl, II, 264-265.
  44. Cicéron, Brutus, 89, 306 ; Plutarque, Cic., 3. Cf. Susemihl, II, 219-283.
  45. Cf. t. IV, p. 688.
  46. Tous ces fragments out été publiés dans les Volumina Herculanensia, t. I et II de la première série (Oxford) et I-VI de la nouvelle série (Naples). Diverses éditions particulières en ont aussi été données, et notamment, dans la bibl. Teubner, celles du De Musica, par Kemke, des Volumina rhetorica, par Sudhaus, etc.
  47. Diog., X, 3. Fragments publiés par Bücheler, Progr. de Greifswald, 1869, et par Comparetti, Riv. di Filolog., III.
  48. Un de ses écrits était adressé à un Lucius Tubéron (Photius, cod. 212, p. 169 B, 18 et suiv., Bekker), qui semble avoir été le même que l’ami de Cicéron.
  49. Photius, loc. cit.
  50. Cf. Susemihl, II, 340-341.
  51. Cf. Denys d’Halicarnasse, De Orat. ant., préface.
  52. Cicéron, Brutus, 25, 325.
  53. Cicéron, Brutus, ibid. Cf. Strabon, XIV, 655. Apollonios était lui-même fils d’un certain Molon, et le second Molon s’appelle aussi Apollonios. De là des confusions à éviter.
  54. Cicéron, Brutus, 89, 312, et 91, 316.
  55. Cf. Susemihl, II, p. 491-492.
  56. Cicéron, Brutus, 23, 51 ; Orat., 8, 25.
  57. Denys, Sur Dinarque, 8.
  58. Suétone, Octav. 89.
  59. Quintilien, III, 1, 18. Cf. Susemihl, II, 504-507.