Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 5/Période alexandrine/Chapitre 5

CHAPITRE V
POLYBE


BIBLIOGRAPHIE

Manuscrits. Les cinq premiers livres de Polybe nous ont été conservés dans leur intégrité par divers mss., dont le principal et le plus ancien est le Vaticanus 124 (du xie siècle) ; les autres (Laurentianus, deux Monacenses, Parisinus 1648) sont récents et inférieurs, mais méritent d'être consultés à cause de certaines leçons de provenance ancienne. — Les livres vi-xviii nous sont connus par une suite d’extraits conservés dans un ms. d’Urbin (Urbinas 102), qui contient aussi des extraits analogues des cinq premiers livres. — Pour les derniers livres, enfin, en dehors des citations anciennes, nous en sommes réduits à des extraits disposés logiquement, dans la compilation que Constantin Porphyrogénète (xe siècle) avait fait faire des principaux historiens grecs. Cette compilation comprenait 53 sections dont chacune répondait à un ordre spécial de sujets. Il nous reste deux de ces sections : περὶ πρεσϐειῶν (peri presbeiôn), et περὶ ἀρετῆς ϰαὶ ϰαϰίας (peri aretês kai kakias), conservées surtout dans deux mss. de Munich (Monacenses 185 et 187) et dans un ms. de la Bibliothèque de Tours. Des fragments des autres sections ont été retrouvés dans divers autres mss. : un palimpseste du Vatican (Vaticanus 73) édité par Angelo Mai (περὶ γνωμῶν (peri gnômôn)) ; un ms. de l’Escurial, édité par Feder (περὶ ἐπιϐουλῶν (peri epiboulôn)) ; un ms. du mont Athos (retrouvé par Minas, et aujourd’hui déposé à la Bibliothèque nationale, suppl. gr. 607), publié par Wescher, Poliorcétique des Grecs, Paris, 1867. Un certain nombre des fragments provenant de la compilation de Constantin Porphyrogénète sont extraits des premiers livres de Polybe, dont nous avons le texte complet.

Éditions. Les principales éditions sont celles de : Hervagius, Bâle, 1549 ; Casaubon, Paris, 1609 ; Schweighäuser. Leipzig, 1789-1795 ; Bekker, Berlin, 1844, 2 vol. ; Dübner (Bibl. Didot), Paris, 1839 (1865) ; Dindorf (Bibl. Teubner), 1866-1868 ; et surtout les deux plus récentes : la grande édition critique de Hultsch, Berlin (Weidmann), 1867-1871, 4 vol., et la révision de l’édition Dindorf par Buttner-Wobst, 1882.

Lexique. Schweighauser a publié à part (Oxford, 1822) le Lexicon Polybianum contenu dans le tome viii de son édition.

Traductions. Polybe a été traduit en français par Félix Bouchot (Paris, Charpentier, 1887 ; 3 vol.) — Trad. allemande de Haakh et Kraz, Stuttgart, 1858-1875.



sommaire.
Introduction : grandeur originale de Polybe. — I. Biographie. — II. Ses œuvres. Plan de son Histoire ; état actuel ; questions critiques et chronologiques. — III. Sa conception théorique de l’histoire : l’histoire pragmatique ; les devoirs de l’historien. — IV. Comment il s’est préparé à remplir ces devoirs : § 1. Sa connaissance des choses. Sa connaissance des livres ; sa critique et son impartialité. § 2. Sa philosophie historique. — V. Méthode d’exposition. — VI. Son art d’écrivain. Composition. Dissertations ; narrations; portraits ; discours. Style. — VII. Applications et exemples. — VIII. Conclusion.


Pendant que les beaux esprits d’Athènes et d’Alexandrie s’amusaient à faire des vers ou de l’érudition, Rome était en train de conquérir le monde, et les lettrés me semblaient pas s’en apercevoir. L’originalité de Polybe fut de voir ce fait immense, de le comprendre pleinement, d’en saisir les causes profondes et d’en mesurer les conséquences. L’homme qui sut faire ces choses semble être d’une autre race que ses contemporains : au milieu de tant de cénacles curieux, bavards et frivoles, il est sérieux, pratique, capable d’action et de réflexion ; c’est un politique et un homme d’État ; il y a en lui du Romain. L’apparition de son œuvre marque une date considérable dans l’histoire de l’esprit grec : c’est la première fois que cet esprit prend vraiment contact avec Rome, c’est-à-dire avec le monde de l’avenir ; et, bien que le génie politique de Polybe soit nécessairement un fait exceptionnel, on peut dire qu’avec lui commence une période nouvelle, où la pensée grecque, trouvant en face d’elle-même quelque chose d’autre et d’également grand, sera conduite à y regarder de plus près.

I

Polybe était fils de Lycortas, l’ami et le disciple de Philopémen, et qui fut stratège de la ligue Achéenne après la mort de celui-ci[1]. Il naquit à Mégalopolis, en Arcadie, entre 210 et 205 sans doute[2]. Il est probable qu’il reçut une éducation littéraire et philosophique digne de sa naissance : on trouve en effet dans ses œuvres la preuve qu’il avait beaucoup étudié Isocrate et les philosophes du ive siècle[3]. Mais la vie pratique et politique le saisit de bonne heure, comme il était naturel dans ce milieu et à cette date, près de Philopémen et de Lycortas. En 190, il semble avoir fait ses premières armes dans une armée de secours envoyée par les Achéens à Eumène menacé par les Galates[4]. En 183, après la mort de Philopémen, c’est à lui qu’échut l’honneur de rapporter les cendres du héros, victime des Messéniens[5]. En 181, n’ayant pas encore l’âge légal d’être ambassadeur, il est cependant chargé d’accompagner son père en Égypte, pour renouer une alliance avec Ptolémée Épiphane[6]. On le trouve ensuite étroitement mêlé, par la parole et par l’action militaire, à toute la vie politique de la ligue Achéenne, pendant la lutte de Rome et de la Macédoine (171-168) : il est du parti de la neutralité, en 174, avec son père[7] ; mais en 169, quand la ligue se décida, malgré l’avis de Lycortas, et peut-être sur l’avis de Polybe lui-même[8], à se déclarer en faveur des Romains, il fut nommé hipparque, Archon étant stratège[9]. On le voit alors négocier avec les généraux romains sur l’envoi d’un contingent et trouver finalement des prétextes pour ne pas l’envoyer[10]. Peu après, comme la ligue, conformément à l’avis de Lycortas et de Polybe, se disposait à intervenir dans les querelles des rois d’Égypte, les Romains l’en empêchèrent[11]. Dans toute cette période, la politique de Polybe et de son père est une politique essentiellement achéenne et prudente, sans empressement à l’égard de Rome, mais sans hostilité téméraire ; c’est la politique du parti aristocratique, très vivement combattu par Callicrate et le parti démocratique, qui recherchent au contraire à tout prix l’alliance romaine pour écraser leurs ennemis intérieurs. Aussi, après la défaite définitive de Persée, en 168, Rome ne manqua pas de récompenser le zèle de ses partisans fougueux en accordant toute satisfaction à leurs haines politiques. Elle réclama des otages : sur la désignation de Callicrate, mille Achéens, choisis parmi les plus nobles, furent envoyés à Rome ; Polybe était du nombre[12]. Il avait alors environ quarante ans. Il était dans toute la force de sa maturité, instruit par vingt ans de vie politique et militaire. Il arrivait à Rome à ce moment unique de son histoire que Cicéron considérait comme l’âge d’or de la République : moment d’équilibre intérieur admirable, d’expansion vigoureuse au dehors, de fidélité persistante aux vieilles maximes, avec un commencement déjà d’élégance et de raffinement. Il fut émerveillé : tout ce qu’il avait cherché vainement en Grèce, il le trouvait chez les vainqueurs de la Grèce : une aristocratie forte et éclairée, une organisation puissante, une tradition qui n’était pas routinière, un sens pratique et moral, un esprit de discipline qui doublaient la force matérielle. Il y avait, pour ainsi dire, harmonie préétablie entre l’esprit vigoureux de Polybe et ce monde nouveau ; personne n’était mieux que lui en état de le comprendre et de l’apprécier. La loi de la guerre l’obligea d’y rester seize ans comme otage, et, par une chance heureuse, il se trouva presque aussitôt à la meilleure place pour bien voir le spectacle qui s’offrait à lui.

Tandis que la plupart des autres otages étaient internés dans divers municipes italiens, il obtint la faveur de rester à Rome, grâce à l’amitié de Fabius et de Scipion, les fils de Paul-Émile[13]. Lui-même a raconté avec beaucoup de grâce les origines de cette amitié[14]. Polybe, qui avait peut-être connu leur père dans un voyage que celui-ci avait fait à Mégalopolis, eut l’occasion de leur prêter des livres. On causa des livres prêtés. Une amitié sérieuse naquit et se développa d’abord entre Polybe et Fabius : puis Scipion, plus jeune, moins brillant que son frère, réclama sa part de cette amitié avec une modestie touchante[15]. Polybe s’y prêta volontiers, et devint pour lui comme une sorte de précepteur paternel que l’affection et le respect de son jeune élève ne tardèrent pas à récompenser[16]. Au bout de peu de temps, Polybe était tout à fait de la maison. Il y connut Lælius. Il vit toute l’aristocratie romaine, fut initié à tous les secrets. Pour un observateur tel que lui, c’était un poste incomparable.

En 150, il obtint le droit de rentrer dans sa patrie avec les autres otages[17]. Il usa de ce droit, mais Rome était désormais pour lui une seconde patrie, et il y revint souvent, soit pour y séjourner, soit pour accompagner Scipion dans ses campagnes. Il était auprès de lui en 146, à la prise de Carthage[18]. Il essaya vainement de prévenir par ses conseils la dernière révolte de la Grèce[19]. Après la prise de Corinthe, il usa de son influence en faveur de ses compatriotes et mérita leur reconnaissance[20]. Diverses villes grecques lui élevèrent des statues[21].

C’est dans la seconde période de sa vie, après son arrivée à Rome, qu’il compose ses ouvrages. De nombreux voyages d’études, en dehors de ceux qu’il dut faire par des raisons politiques ou par amitié, se placent dans le même temps, à des dates que l’on ne peut fixer avec certitude. Il alla en Libye, en Espagne, en Gaule, jusqu’à l’océan Atlantique[22]. Nous y reviendrons tout à l’heure.

Il mourut à quatre-vingt-deux ans, vers 125 par conséquent, d’une chute de cheval[23].

II

Les deux premiers ouvrages de Polybe furent une Vie de Philopémen, en trois livres[24], et un Traité de tactique[25]. Cette Vie de Philopémen était, au témoignage de Polybe lui-même, une œuvre de biographie apologétique, où il expliquait minutieusement l’éducation de son héros et justifiait chacun de ses actes : c’était une sorte d’encomion, un éloge oratoire, assez éloigné par conséquent de l’impartialité rigoureuse de l’histoire, d’ailleurs plus précis sans doute et plus technique que ne l’étaient la plupart des écrits de ce genre. Dans les dernières années de sa vie, il composa aussi un récit de la prise de Numance par Scipion (133) ; peut-être avait-il accompagné Scipion dans cette campagne[26]. Enfin on cite encore de lui un ouvrage géographique (Περὶ τῆς περὶ τὸν ἰσημερινὸν οἰκήσεως)[27], qui n’était sans doute qu’un extrait du livre XXXIV de sa grande Histoire. Celle-ci, en quarante livres, est son œuvre capitale, et de celles qui font époque dans l’évolution générale de la science historique. La composition de cet immense ouvrage dut occuper la plupart des années de sa maturité. Il eut le temps non seulement de le finir, mais encore d’y ajouter cette sorte d’épilogue, l’Histoire de la prise de Numance.

Le titre de son ouvrage est Ἱστορίαι. Le sujet, c’est l’histoire des soixante-quinze années qui s’écoulent entre le début de la seconde guerre punique (221) et la prise de Corinthe (146). Mais ce sujet ne commence qu’avec le troisième livre ; Polybe a écrit, en guise d’introduction, deux livres préliminaires sur les événements qui se sont passés de 264 à 221, c’est-à-dire depuis le commencement de la première guerre punique. De cette façon, son histoire fait suite, dans son ensemble, à l’ouvrage de Timée, qui allait jusqu’à l’année 264, et, dans sa partie essentielle, il continue celui d’Aratos de Sicyone, qui s’arrêtait à l’année 221. Ces circonstances, que Polybe rappelle lui-même[28], ont pu contribuer à déterminer le choix de son sujet. Mais d’autres raisons plus fortes, tirées de la nature des choses, devaient l’y pousser. La période dont il a entrepris de conter l’histoire est celle où se dessine clairement la plus grande révolution politique de l’antiquité, la soumission du monde civilisé tout entier aux armes de Rome. En moins de cinquante-trois ans, comme le dit Polybe[29], Rome fait passer sous sa domination presque toute la terre habitable (221-168) ; dans les vingt-deux années suivantes, elle achève la conquête de la Grèce et la destruction de Carthage (168-146). Par une conséquence nécessaire, l’histoire doit changer de nature ; particulière, il faut qu’elle devienne générale ou universelle. Jusque-là, les diverses nations de l’antiquité vivaient chacune de leur vie propre et ne se rencontraient qu’exceptionnellement : désormais, leurs histoires s’enchevêtrent et se mêlent sans cesse, et il faut que le récit qu’on en fera reproduise cette unité, comparable à celle d’un seul corps. Polybe a vu nettement le caractère de cette transformation, qu’il a décrite avec précision dans sa préface[30]. Il a voulu faire non une série d’histoires particulières, mais une histoire générale, qui reproduisît avec vérité la vie totale de ce grand corps qu’est devenu le monde civilisé. Il a suivi son plan avec ampleur et régularité. À partir du IIIe livre, il entre, avec la guerre d’Annibal, dans le cœur de son sujet, menant de front l’histoire de l’Italie et celle de la Grèce. Et ainsi se poursuit jusqu’au bout, à travers ses quarante livres, cet immense tableau de la conquête romaine.

Malheureusement, l‘ouvrage de Polybe n’est pas arrivé intact jusqu’à nous. Les cinq premiers livres sont complets : ils nous conduisent jusqu’à la bataille de Cannes. Pour les treize livres suivants (VI-XVIII), nous avons encore de longs extraits textuels, qui nous ont été conservés dans des manuscrits spéciaux. Pour les vingt-deux derniers, nous n’avons plus que des fragments d’importance et d’étendue fort inégales, dont les plus considérables proviennent d’une compilation faite au xe siècle par Constantin Porphyrogénète[31].

On s’est souvent demandé à quel moment de sa vie Polybe avait conçu la première idée de son histoire et s’il l’avait publiée en une ou en plusieurs fois[32]. Il est clair que la période de cinquante-trois ans qui finit en 168, par la défaite de Persée, est pour lui la période décisive. Il est donc permis d’en conclure qu’il conçut l’idée de son ouvrage peu après son arrivée à Rome, et que le récit des vingt-deux années suivantes lui fut suggéré après coup par la marche ultérieure des événements. D’autres indices particuliers conduisent d’ailleurs à la même conclusion[33]. Il est possible aussi que Polybe n’ait pas attendu l’achèvement complet de son ouvrage pour en offrir certaines parties à la curiosité de ses contemporains. Mais il est certain qu’il le publia lui-même sous sa forme définitive, car on trouve, jusque dans les premiers livres, des allusions précises aux quarante livres qui en formèrent l’étendue totale[34]. Prenons-le donc comme un tout, et essayons d’en dégager la physionomie de Polybe historien.

III

Ce qui le distingue profondément de tant d’autres de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, simplement érudits et curieux, ou éloquents, c’est d’avoir voulu faire une histoire pragmatique, c’est-à-dire tournée tout entière à la connaissance précise et presque technique des choses qui font la matière de l’histoire, la politique et la guerre. Il parle dès le début du « caractère pragmatique » de son livre[35]. Il y revient sans cesse et explique abondamment son intention[36] : il veut être utile aux hommes d’État ; c’est un enseignement positif qu’il leur apporte, une sorte de « traité » (πραγματεία)[37] des choses de la politique, mais un traité non théorique, un traité en action, pour ainsi dire, et en récits, fondé sur une analyse précise et compétente des faits. Il ne s’agit pas pour lui de plaire au lecteur par la rhétorique, qui blâme ou qui loue[38], par la curiosité savante, qui raconte des généalogies, par l’imagination romanesque, qui trace le tableau des migrations et des fondations de villes[39]. Il s’en tient aux actes politiques[40], qu’il veut expliquer « scientifiquement[41]. » Peu lui importe de paraître à certains lecteurs « sévère et monotone »[42] : il ne vise qu’à obtenir l’approbation des esprits sérieux qui cherchent dans l’histoire des leçons pratiques et effectives[43].

Pour la plupart des hommes, l’histoire est avant tout une science de cabinet ou de bibliothèque. Des historiens célèbres ne connaissent que par à peu près les lieux dont ils parlent et n’ont que des idées puériles sur la politique et la guerre, qui remplissent leurs livres. Des trois parties de la science historique, connaissance des livres, connaissance des lieux, connaissance des affaires, ils n’ont que la première[44]. Cela suffit au public. Timée, avec ce seul mérite, passe pour un grand historien[45]. Cette « habitude livresque »[46] n’atteint pourtant pas à la vérité. L’historien de cette espèce est comme un peintre qui ne dessinerait que d’après le mannequin au lieu d’étudier le modèle vivant[47]. Les descriptions géographiques de Timée ont le genre de vérité des décors de théâtre[48]. L’étude des livres est certes indispensable[49] ; mais l’historien ne peut s’en servir avec fruit que s’il connaît par lui-même les choses dont il est parlé dans les livres, c’est-à-dire les affaires politiques et le théâtre des événements[50]. Platon avait dit que les affaires humaines ne seraient bien gouvernées que quand les philosophes seraient rois ou quand les rois seraient philosophes : Polybe, reprenant cette parole, déclare que l’histoire ne sera traitée comme elle doit l’être que quand les hommes pratiques consentiront à l’écrire ou quand les historiens commenceront par regarder comme indispensable à leur tâche la connaissance pratique des affaires[51]. Ainsi, l’ordre habituel des connaissances qu’on exige de l’historien doit être interverti. Aux yeux de Polybe, c’est seulement quand l’historien aura été armé d’expérience par la vie pratique qu’il pourra revenir utilement aux livres pour en dégager la vérité.

On voit combien cette théorie est originale en plein alexandrinisme. Par delà tous les rhéteurs et les compilateurs du siècle précédent, Polybe rejoint d’emblée Thucydide. Il est comme lui un homme d’action, un historien formé par la vie, et il veut faire de l’histoire un enseignement solide, soit pour les hommes d’État proprement dits, soit pour les esprits avides de savoir.

Comment Polybe a-t-il réalisé cette théorie ?

IV

§ 1. CONNAISSANCE DES CHOSES ET DES LIVRES ; CRITIQUE ET IMPARTIALITÉ.

Polybe apporte d’abord, dans sa tâche d’historien, une connaissance des affaires politiques et militaires qui n’a pas besoin d’être démontrée : elle résulte de sa vie tout entière, dont la première partie est remplie par l’action, et la seconde par des entretiens avec tout ce que Rome compte de plus éminent dans la politique et dans la guerre. Polybe, d’ailleurs, n’est pas seulement capable d’apprendre un art par routine : il réfléchit sur ce qu’il fait, et ne cesse d’unir à la pratique l’analyse la plus attentive et la plus méthodique. Il a même le goût de la théorie. Il a l’esprit didactique. Sur l’art de la guerre, il a écrit, nous l’avons vu, un traité spécial ; dans son histoire elle-même, il a des développements étendus, presque un traité, sur l’art du commandement[52]. Sur la politique, il abonde en réflexions.

Pour connaître le théâtre des événements qu’il devait raconter, il a fait de nombreux voyages géographiques ; car il attache, comme on sait, une importance capitale à la connaissance des lieux[53]. Trois livres entiers de son ouvrage (VI, XI, XXXIV) étaient presque uniquement remplis par d’amples exposés géographiques. Strabon cite sans cesse ses descriptions et ses évaluations de distances[54]. Lui-même nous a fréquemment parlé de ses voyages. Beaucoup de ceux-ci avaient eu pour occasion immédiate des expéditions militaires, des négociations diplomatiques, des affaires ; quelques-uns mêmes n’avaient été en principe que de simples déplacements de chasse, surtout en compagnie de Scipion[55]. Mais, en toute circonstance, l’observateur curieux trouvait son compte, et le géographe faisait ses provisions. Il parcourut ainsi, à maintes reprises, la plus grande partie de la Grèce et de l’Italie, l’Égypte, la Sicile, comme on le voit par de nombreux passages de ses récits. Mais il fit mieux encore : il entreprit de véritables voyages d’exploration. Dans un très beau passage du IIIe livre (ch. 58 et 59), il rappelle les difficultés presque insurmontables qui s’opposaient jadis, dans le morcellement et la barbarie universelle du monde ancien, aux lointaines explorations. Désormais, les conquêtes d’Alexandre et celles de Rome ont rendu ce genre de voyages sinon faciles, du moins possibles. Il a donc voulu parcourir des régions nouvelles ou peu connues. Il a visité, non sans danger, la Libye, l’Ibérie, la Gaule jusqu’à la mer extérieure (l’Océan) ; il a parcouru les Alpes, afin de mieux comprendre la marche d’Annibal[56]. Il ne néglige pas l’astronomie, qu’il juge nécessaire en quelque mesure à un bon général[57], et sur laquelle il avait peut-être écrit lui-même[58]. Mais il n’est pas, cependant, un géographe savant de l’école des Pythéas et des Ératosthène : il est avant tout un voyageur et un observateur, plus préoccupé, dans ses recherches géographiques, de guerre et de politique que de géographie pure.

En outre, il a lu les écrits de ses prédécesseurs. Sans croire que l’érudition dispense de tout le reste, il ne méprise pas l’érudition. Polybe a réellement beaucoup lu. Tous les historiens, tous les auteurs d’écrits politiques et militaires qui pouvaient lui apprendre quelque chose, il les a mis à contribution. Leurs noms remplissent son ouvrage, et souvent il y fait allusion sans les nommer. Il s’en sert, mais il les juge. Sa critique est d’une entière indépendance et presque toujours d’un rare bon sens. Elle est sévère, mais non méchante. Il excuse volontiers les erreurs qui viennent d’une ignorance inévitable[59]. Ce qu’il ne pardonne pas facilement, c’est la frivolité de ces beaux-esprits qui croient suppléer à l’intelligence des choses par la rhétorique et qui font de l’histoire un exercice d’école. Pour ceux-là, il est intraitable. On l’excusera, ou plutôt on le louera de cette âpreté, si l’on songe à tout le mal que le manque de sérieux a fait à la Grèce alexandrine dans tous les ordres de choses. Pour lui, son érudition est éclairée avant tout par sa connaissance des affaires et par son bon sens. Il sait très bien, par exemple, qu’un contemporain est d’ordinaire un meilleur témoin qu’un historien postérieur ; mais si ce contemporain est un sot ou s’il raconte des choses impossibles, son autorité de contemporain ne saurait prévaloir contre la raison et la nature des choses[60]. L’érudition de Polybe ne s’en tient pas aux œuvres littéraires : elle s’attache aux documents de première main. Il a recueilli, quand il l’a pu, les informations orales des principaux acteurs, un Philopémen, un Scipion. Il a vu en outre de nombreuses archives[61]. Il cite quelquefois les documents in-extenso[62]. Il en a trouvé lui-même plusieurs d’un vif intérêt et s’en est servi de la manière la plus savante pour redresser les erreurs de ses prédécesseurs ; par exemple quand il énumère, d’après une table de bronze de Lacinium, l’état des forces d’Annibal[63]. Cette érudition précise et solide devient ainsi pour lui un moyen de critique.

Ajoutons enfin qu’il est impartial. Jamais historien n’a eu plus nettement conscience de ses devoirs à cet égard et ne s’en est exprimé avec plus de noblesse. « Dans la vie ordinaire, dit-il, de certains égards sont permis : un honnête homme doit aimer sa patrie et ses amis : il doit s’associer à leurs haines et à leurs affections : mais quand une fois on revêt le caractère d’historien, il faut oublier tous les sentiments de ce genre ; il faut souvent louer ses ennemis et les exalter, ou au contraire convaincre d’erreur et poursuivre des reproches les plus vifs ceux qu’on aime le mieux[64]. » Cette belle profession de foi n’était pas à ses yeux un vain discours : elle fut la règle constante de sa conduite. Comme homme, il lutte pour l’indépendance de sa patrie aussi longtemps qu’elle est libre, et, après la défaite, il rend à ses concitoyens tous les services qui sont en son pouvoir. Mais, comme historien, il juge leurs fautes et leurs erreurs avec une sévérité aussi clairvoyante qu’attristée, de même qu’il dit sans détours son admiration pour Rome.

§ 2. sa philosophie historique.

Cette enquête impartiale et critique sur le détail des faits ne suffit pourtant pas encore à l’historien. Il faut qu’il ait une philosophie, c’est-à-dire une conception générale des choses, qui le dirige dans l’étude des faits particuliers. Il reproche quelque part à Timée de manquer de philosophie[65]. La philosophie que réclame Polybe n’est d’ailleurs pas celle de telle ou telle secte spéciale : c’est plutôt un ensemble de vues générales sur les lois qui gouvernent l’enchaînement des faits historiques. On parle quelquefois de son stoïcisme, de ses relations avec Panétios[66]. Il y a quelque vérité dans ces indications ; mais il ne faut pas en exagérer la valeur. L’esprit philosophique, tel que l’entend Polybe, n’est le prisonnier d’aucune secte ; il se réduit à quelques notions très importantes, mais très simples, qui sont plutôt la marque d’une intelligence vraiment scientifique que celle d’un adepte du stoïcisme éclectique de Panétios ou de tout autre.

Ces notions directrices sont les unes plutôt théoriques, et les autres plutôt des conséquences des premières, transportées dans le domaine de l’histoire.

À ses yeux, l’utilité fondamentale de l’histoire réside dans la découverte des causes qui relient les événements les uns aux autres. Si les faits historiques étaient l’effet d’une volonté capricieuse ou d’un hasard inintelligible, la connaissance du passé serait inutile. Ce qui fait que l’histoire est un enseignement, c’est que les faits particuliers dont elle présente le tableau dans le passé sont liés entre eux par des rapports de cause à effet qui ont une valeur permanente et qui intéressent l’avenir comme le passé. Il ne faut pas confondre la cause (αἰτία) d’un événement avec ce qui en fut l’occasion, le prétexte (πρόφασις), ou simplement l’origine (ἀρχή), comme font souvent les historiens[67]. Dans l’occasion, le prétexte, l’origine, il n’y a qu’une coïncidence peu instructive. La cause, au contraire, est liée à l’effet par une loi rigoureuse. Chaque fois que la cause existe, l’effet suit nécessairement. En pareille matière, ce qui est vrai du passé l’est aussi de l’avenir. Voilà pourquoi il importe à l’homme d’État de savoir les vraies causes des événements passés, et pourquoi le premier devoir de l’historien est de les découvrir. Supprimez la recherche des causes, l’histoire pourra encore être une œuvre d’art ou d’amusement ; elle ne sera plus un enseignement ; elle manquera son but essentiel[68]. On retrouve ici la forte tradition de Thucydide, qui avait dit des choses analogues presque dans les mêmes termes[69].

Ces causes nécessaires et permanentes ne doivent être cherchées ni dans la volonté des dieux ni dans la fortune ou la destinée[70]. Ces différents noms, qui correspondent à des doctrines métaphysiques différentes, sont tous également extra-historiques. Comme homme, Polybe peut être stoïcien plus ou moins éclectique et croire en dernier ressort à une action souveraine de l’εἱμαρμένη ; ou épicurien, et croire à la τύχη ; ou enfin platonicien, et croire à la Providence. Comme historien, il laisse de côté tous ces problèmes transcendants ; il ne s’occupe pas de la fin dernière des choses, de leur cause suprême. Il ne s’occupe que des causes secondes et immédiates, de celles qui sont aisément abordables à la méthode scientifique et qui ont une action certaine et mesurable sur les événements concrets de l’histoire. « Qu’on attribue, si l’on veut, à la divinité ou au hasard les événements dont il est impossible ou difficile, pour l’esprit humain, de saisir les causes, pluies, sécheresses, pestes, etc… Il est raisonnable, dans toutes ces conjonctures, de suivre l’opinion commune, faute de mieux, et de faire des sacrifices ou des prières pour apaiser les dieux, d’envoyer consulter les oracles sur ce qu’il convient de faire ou de dire pour hâter la fin de ces fléaux. Mais quand on peut découvrir la cause vraie d’un évènement, il me paraît déplacé d’en rapporter l’origine a la divinité. » Il est à remarquer que Socrate lui-même, au début des Mémorables, ne dit presque pas autre chose. Thucydide, en tout cas, eut approuvé sans réserves. Dans un autre passage, Polybe se moque de ceux qui font intervenir témérairement « dans l’histoire pragmatique » les « dieux » et les « fils des dieux[71]. » Où est, dans tout cela, le stoïcisme proprement dit de Polybe ? Il est difficile de l’apercevoir[72]. Il n’est, à vrai dire, ni stoïcien ni épicurien ; il est historien. Il exclut l’εἱμαρμένη, comme la τύχη, de ses spéculations, bien qu’il puisse lui arriver de nommer quelquefois l’une ou l’autre, quand il est à bout d’explications scientifiques[73] ; mais les seules causes dont il s’inquiète véritablement sont les causes secondes, les causes de l’ordre naturel et positif. Sur celles-là, au contraire, il est très abondant et très précis.

Il est facile de voir qu’il en distingue de plusieurs sortes. S’il s’agit d’un événement particulier, tel que les origines de la seconde guerre punique, il s’attachera surtout à découvrir d’autres événements antérieurs, liés à celui-ci par une relation nécessaire : dans cet exemple spécial, il donne comme la cause immédiate de la guerre la politique d’Amilcar[74]. C’est assez dire la part considérable qu’il accorde à la volonté des individus dans la direction des événements. Et, de même, dans l’issue favorable ou funeste d’une guerre, d’une négociation, il est loin de méconnaître la part immense qui revient au talent ou à la sottise d’un général, au génie ou à l’erreur d’un politique. De là tant de portraits dans son histoire, tant d’attention à mettre en lumière le fort et le faible des hommes qui ont agi sur les événements, un Annibal, un Philopémen. Les volontés ou les talents de ces hommes, à un moment donné, ont été des causes : leurs « pensées », leurs « dispositions », les « raisonnements suscités en eux par les choses[75] », ont produit de grands effets. C’est donc le devoir de l’historien de les étudier, et Polybe n’y manque pas.

Mais ce genre de causes particulières n’exclut pas d’autres causes plus générales, moins communément étudiées jusqu’alors, et auxquelles Polybe attribue avec raison une importance souveraine. Ce sont les « pensées », les « dispositions », non plus d’un homme à un moment donné, mais d’une nation tout entière pendant une période plus ou moins longue, ou d’un groupe considérable d’individus. En d’autres termes, ce sont les idées traditionnelles et les mœurs, mais par dessus tout les institutions politiques et militaires, qui sont, aux yeux de Polybe, la source première des mœurs générales, et par conséquent la plus puissante des causes historiques. « En toute affaire, la plus grande cause de succès ou d’insuccès pour un État, c’est la nature du gouvernement. La constitution est la source de toutes les idées et de tous les actes qui donnent naissance aux entreprises, et c’est elle aussi qui en détermine la fin[76]. » Il serait facile, assurément, de trouver déjà, chez Thucydide ou chez Xénophon, des vues ingénieuses ou profondes sur le caractère d’Athènes et de Lacédémone, sur l’organisation de l’armée spartiate, sur la constitution des deux cités. Il y a pourtant une grande différence entre ces vues un peu éparses et fragmentaires, et la conception si nette de Polybe. Ici, nous trouvons une doctrine, un système, et des applications aussi nombreuses que méthodiques de cette doctrine. C’est là tout autre chose qu’une vue de génie jetée en passant : c’est un progrès considérable et définitif dans la conception même de l’histoire ; c’est une étape dans l’évolution de la science historique, qui a commencé par se dégager lentement de l’épopée, et qui, peu à peu, arrive à se constituer comme une science positive, toujours en mouvement, malgré les périodes de déclin et de somnolence. L’objet final de l’histoire est d’étudier d’une manière de plus en plus délicate et minutieuse la vie infiniment complexe des nations. Ce sens de la complexité vivante des choses se développe aujourd’hui encore sous nos yeux chez les historiens. L’honneur de Polybe est d’avoir attaché son nom à l’un des moments de cette évolution ininterrompue. Le progrès dont il est l’auteur n’est pas, sans doute, une création totale de son esprit : les grands novateurs ont toujours des ancêtres. D’autres penseurs, avant lui, avaient étudié les constitutions et en avaient dit l’importance. Isocrate, l’un des premiers, avait déclaré en termes admirables que « l’âme des cités, c’est leur constitution, qui joue dans chacune d’elles le même rôle que l’intelligence dans le corps des individus[77]. » Les profondes recherches d’Aristote sur les constitutions des cités grecques et barbares avaient ensuite vulgarisé cette notion. Polybe est leur successeur. Isocrate, en particulier, qui lui a tant appris pour le style, est sans doute aussi, en quelque mesure, son principal maître à cet égard. Ce n’en est pas moins un mérite éclatant, chez Polybe, que d’avoir été le premier à faire pénétrer largement cette notion dans l’histoire, et, alors que tant de ses prédécesseurs se perdaient dans une érudition stérile, d’avoir montré par son exemple la voie qui devait conduire aux vérités nouvelles et fécondes. Ses études, demeurées classiques, sur les constitutions de Sparte, de Carthage, de Rome, sur l’organisation militaire des Romains[78], ses considérations sur la phalange[79] sont des monuments admirables de science historique solide et neuve. Ce n’est pas à dire que certaines erreurs, même graves, ne s’y mêlent pas. Il croit trop que les constitutions sont l’œuvre de législateurs presque surhumains, et qu’elles ont, par leur texte seul, une sorte de vertu mystérieuse qui transforme les hommes. Il attribue à Lycurgue une philosophie politique étrangement réfléchie et consciente. Il ne voit pas assez, à notre gré, que les constitutions elles-mêmes sont l’expression d’un état social plus que l’œuvre personnelle d’un homme. Ces erreurs inévitables sont la marque du temps et la rançon nécessaire d’un grand progrès. Elles n’ôtent rien ni à la justesse des vues de détail ni à la profondeur de la conception générale.

Un autre trait essentiel de sa philosophie historique, c’est la hardiesse avec laquelle il embrasse dans une vue d’ensemble l’évolution totale de ces grands êtres qu’il étudie, les nations et les cités. Polybe sait à merveille que ces formes de gouvernement, dont il analyse avec tant de soin tous les ressorts, sont moins des mécanismes fixes que des organismes vivants, sujets par conséquent à se transformer et à mourir. Une cité n’est pas monarchique, aristocratique ou démocratique à perpétuité. Ces diverses formes se remplacent les unes les autres suivant un rythme régulier[80], et, dans l’évolution de chacune d’elles, il y a des périodes d’accroissement ou de déclin fort importantes à considérer, si l’on veut mesurer avec exactitude les forces respectives des peuples. Au temps de la guerre d’Annibal, Rome était dans sa pleine maturité, Carthage dans son déclin : de là une différence inévitable dans la vigueur de leurs résolutions, toutes choses égales d’ailleurs[81]. Cette loi inflexible d’évolution (ἀνακύκλωσις[82]) s’applique à tous les peuples. Rome elle-même n’y échappera pas : elle est florissante aujourd’hui ; mais déjà les germes de mort sont à l’œuvre, et un jour viendra où ils achèveront de détruire la constitution qui a fait sa force[83]. Ici encore, il est permis de chicaner Polybe sur certains détails de ses théories. Il semble quelquefois trop sûr de son fait. Il attribue à ses lois, trop simples, une rigueur trop « mécanique », selon le mot de Fénelon, et ne tient pas assez de compte peut-être de la complexité des choses et de la variété des circonstances. Il n’en est pas moins vrai que ce puissant effort pour dominer le détail des faits et pour ramener les contingences à une nécessité supérieure, est souvent aussi clairvoyant que hardi. Dans l’ensemble, il a presque toujours raison. À force de croire à l’empire des lois historiques, il devient presque prophète. Même si l’on est tenté de discuter certaines de ses prophéties, on ne peut s’empêcher d’admirer la hauteur sereine de son esprit, et cette foi profonde dans la science (θεωρία), si souvent justifiée par les faits.

D’où lui vient cette manière de penser ? Est-ce du stoïcisme proprement dit, comme le croit Susemihl ? On sait en effet que les stoïciens, à l’exemple d’Héraclite, admettaient des périodes du monde, terminées chacune par une résorption dans le tout, et suivies d’une résurrection des parties. Il me paraît plus vraisemblable que Polybe a puisé ces idées dans le trésor commun de la philosophie. La succession des formes de gouvernement était, depuis Platon et Aristote, un lieu commun de la science politique. Polybe cite formellement Platon dans le passage où il expose sa théorie[84]. Je ne vois pas qu’il fasse autre chose que l’abréger à sa façon. L’originalité de sa conception est moins dans le fond des choses que dans la nouveauté de cette application à des faits concrets et à une histoire « pragmatique. »

V

Les formes de l’exposition historique, au temps de Polybe, se trouvaient à peu près fixées par l’usage, de la manière suivante : longues préfaces, sinon en tête de chaque livre, du moins en tête de chacune des grandes divisions de l’ouvrage : narration suivie, plus ou moins oratoire, encadrée (depuis Timée) d’indications chronologiques minutieuses, coupée de descriptions géographiques parfois fort étendues, de digressions érudites, étymologiques, mythiques, de discussions et d’anecdotes de toutes sortes ; discours enfin, où l’historien, moins préoccupé de vérité que de style, faisait montre de son éloquence.

Polybe, avec son sérieux d’homme d’État et son respect de la vérité, a rejeté de cet héritage plusieurs choses, les digressions simplement curieuses ou mythiques, les anecdotes vaines, et enfin les discours oratoires. Il a gardé tout le reste, en le modifiant parfois quelque peu.

Pour les étymologies, mythes, curiosités simplement amusantes, rien à dire : la chose allait de soi.

La suppression des discours est une réforme beaucoup plus remarquable. Ici, en effet, ce n’est pas seulement l’abus parfois ridicule de ses prédécesseurs immédiats que Polybe rejette : c’est la tradition tout entière de l’histoire classique, depuis Hérodote et Thucydide, qu’il renie. La réforme était si hardie qu’elle ne trouva pas d’imitateurs : après Polybe, on revint universellement à l’usage traditionnel. Pour se décider à la faire, il fallait de graves raisons. Polybe, en effet, en avait de très sérieuses, d’ordre rigoureusement scientifique, et qu’il a nettement déduites. Il ne méconnaît pas l’importance extrême des discours dans la réalité : loin de là, il les considère comme le fondement de l’histoire et l’âme des faits[85]. Mais plus les paroles réellement dites ont d’importance, plus il est nécessaire de les reproduire exactement. Lui-même, quelquefois, en a donné l’exemple[86]. Mais la plupart des historiens n’ont aucun souci de cette fidélité littérale : ils refont les discours suivant un idéal arbitraire, ils les imaginent « tels qu’ils devaient être » (ὡς δεῖ ῥηθἧναι). Ce n’est plus là de l’histoire, c’est-à-dire un exposé fidèle des faits ; c’est un exercice de rhétorique[87]. Dans ce passage, Polybe a en vue Timée, chez qui l’abus en ce genre passait toute mesure. Mais le reproche, au fond, tombait également sur Thucydide, qui n’a pas d’autre règle de vérité, en matière de discours, que cette loi de reconstruction idéale, conformément aux vraisemblances. Le point de vue de Polybe, sur cet important sujet, est exactement celui des modernes, qui considèrent les paroles comme des monuments aussi inviolables que les actes, et ne se croient pas en droit de les inventer. En fait, dans les parties intactes de l’œuvre de Polybe, on ne trouve pas un seul discours à la façon de Timée ou de Thucydide. Mais on y trouve de nombreux résumés en style indirect, qui conservent le sens général des paroles sans prétendre à une restitution trompeuse. Par là, Polybe n’est pas seulement en avance sur ses contemporains : il dépasse toute l’antiquité.

Pour le reste, il est de son temps, du moins quant à la forme. Dans ses supputations chronologiques, exactes et minutieuses, il suit l’exemple de Timée. Dans l’abondance de ses descriptions géographiques, auxquelles nous avons vu qu’il consacrait des livres entiers, il fait ce que beaucoup d’autres avaient déjà fait. De même dans ses longues préfaces, souvent remplies par des polémiques, et dans ses digressions explicatives. La nouveauté, en tout cela, vient moins de la forme que du fond. Il se sert des procédés en usage, mais il s’en sert pour d’autres fins et dans un autre esprit. Les discussions et explications, notamment, sans cesse intercalées au cours de ses récits, sont très neuves par les idées de détail, par la préoccupation didactique et sérieuse ; mais elles devaient rappeler, par le dessin général, la méthode incessamment discursive des Alexandrins. Il faut cependant remarquer la place très considérable qu’elles occupent dans son ouvrage, et qui vient de son souci perpétuel d’instruire. La forme si sévèrement impersonnelle de Thucydide a fait place à une méthode toute différente : ici, l’auteur est toujours en scène, nous conduisant comme par la main, jugeant tout et expliquant tout, prévenant nos erreurs avec une attention infatigable. Au point de vue de l’art, il y aura des réserves à faire. Au point de vue scientifique, qui est celui où nous nous plaçons en ce moment, le procédé a du moins le mérite d’être très instructif, abondamment et clairement didactique.

VI

Le côté faible de Polybe, c’est celui qui relève proprement de l’art d’écrire. Son style est détestable, et sa composition, quoique bien supérieure à son style, présente de graves défauts. Le charme incomparable de la prose classique grecque, c’est de nous offrir, dans toutes ses productions, des œuvres d’art achevées. Chez un Thucydide, chez un Platon, chez un Démosthène, la composition est harmonieuse, le style est vivant et expressif. La langue qu’ils écrivent est d’une fraîcheur savoureuse où l’on reconnaît, sur un fond de parler populaire, d’heureuses trouvailles personnelles. Cette langue est très capable d’abstraction, quand la précision de la pensée l’exige ; mais le plus souvent elle est simple et concrète, et, quand elle recourt à l’abstraction, les mots qu’elle met en œuvre ont la netteté vigoureuse d’une belle médaille toute neuve. La phrase est souple, libre, variée, selon les mouvements d’une pensée qui ne suit aucune autre règle que la recherche passionnée de la vérité. L’œuvre entière est comme un être vivant, ξῷον ἓν ὅλον, qui marche et se meut avec aisance dans la justesse naturelle de ses proportions Chez Polybe, la composition manque souvent d’élégance, et le style est presque toujours fastidieux. Son architecture n’est plus celle d’un temple des Muses : c’est celle d’une usine ou d’une caserne. Son langage n’est plus celui des honnêtes gens d’une cité très artiste : c’est un pêle-mêle de termes incolores, de mots sans relief et sans charme, que charrie d’un train toujours égal une phrase uniformément abondante.

Le défaut essentiel du style de Polybe ne vient pas d’une négligence qui serait excusable chez un homme d’action, et qui pourrait être une grâce. Il s’applique à bien écrire. Il choisit des termes qui, de son temps, devaient appartenir à la langue des gens bien élevés, des termes nobles et savants. Il évite scrupuleusement l’hiatus. Il vise à l’ampleur de la phrase et au nombre. Mais il manque foncièrement d’art. Il n’a que du savoir et de l’acquis, sans aucune délicatesse naturelle d’oreille et de goût, sans ombre d’imagination verbale et de sensibilité.

Le dialecte de son histoire est la κοινὴ διάλεκτος, c’est-à-dire cet attique moderne, un peu artificiel, qu’écrivent tous les prosateurs de son temps. Rien à dire à ce sujet. Mais il l’écrit mal. La langue des gens instruits, au siècle de Polybe, est surchargée de mots abstraits. Les uns sont des termes techniques créés par la philosophie et les sciences ; les autres sont le produit naturel d’un état d’esprit nouveau, plus analytique et réfléchi que spontané ou imaginatif. Polybe a une prédilection visible pour cette manière de s’exprimer, qu’il trouve évidemment distinguée. Il aurait aimé, de nos jours, le jargon parlementaire et le jargon scientifique. Il aurait parlé d’ « agissements », de « compromissions », d’ « aboutissements », de « facteurs » et d’ « organismes ». De deux manières de rendre une idée simple, c’est la plus abstraite qu’il préfère, aussi naturellement que Xénophon préférait la plus concrète et la plus populaire. Il abonde en élégances banales et fanées, en métaphores usées[88]. Chose plus grave, il aime les grands mots vagues et inexpressifs, les épithètes qui s’appliquent à tout, parce qu’elles ne conviennent proprement à rien ; par exemple, cet adjectif ὁλοσχερής (considérable, sérieux), dont il fait un si étrange abus ; ou encore ce προειρημένος, qu’il emploie à tout instant. Pour dire que deux adversaires font trêve sans avoir pu remporter l’un sur l’autre d’avantage décisif (ce que le grec classique aurait dit à peu près ainsi : οὐδετέρων κρατησάντων λαμπρῶς), il écrira : οὐδὲν ὁλοσχερὲς προτέρημα δυνάμενοι λαβεῖν κατ’ ἀλλήλων[89]. Ou encore : Διότι πλείους εἰσὶ πιθανότητες ἐν τῇ κατ’ Ἀριστοτέλην ἱστορίᾳ (en grec classique : πιθανώτερον τὸ ὑπ’ Ἀριστοτέλους λεγόμενον). Et ainsi de suite. Une phrase de Polybe, ainsi bourrée de mots abstraits ou vagues, n’a presque plus l’air d’être grecque : on dirait une traduction médiocre d’un article de journal contemporain.

Et cette phrase est toujours d’une ampleur prolixe et monotone. Pour obtenir l’ampleur, qui semble être la qualité qu’il prise par dessus tout, il a un procédé très simple : c’est de mettre toujours deux mots où un seul suffirait ; il procède par répétitions de synonymes. Ensuite, il assemble ses membres de phrases en périodes qui visent à être isocratiques, mais qui sont surtout fastidieuses : car, n’ayant ni sensibilité ni imagination, n’étant capable que de disserter d’une façon didactique, il va toujours du même pas, sans la moindre variété d’allure, sans le moindre changement de ton. On peut dire sans exagération que la phrase de Polybe n’a vraiment qu’une qualité remarquable, la clarté.

Dans l’ensemble de sa composition comme dans les divers morceaux qu’on peut en détacher (narrations, descriptions, portraits, dissertations), la clarté reste sa qualité dominante. Les choses sont expliquées par lui avec précision. L’enchaînement des faits est bien marqué. La marche du récit est nette et ferme. Cette clarté et cette netteté, cependant, sont plutôt, d’un professeur, qui analyse exactement toutes les parties d’un sujet, que d’un artiste qui fait voir les choses dont il parle. Il raisonne sans cesse, et longuement, sur les faits. Il est toujours prêt à se répandre en considérations épisodiques. De sorte que sa netteté même est souvent prolixe, dans l’ensemble de son exposition comme dans le détail de sa phrase. Ses narrations proprement dites se développent avec une ampleur fort instructive, mais elles sont rarement émouvantes, vives, pittoresques. Ses descriptions de pays sont consciencieuses, mais froides ; et un peu vagues parfois, même quand il parle de visu ; car la topographie de Polybe, comme celle de toute l’antiquité, est toujours une topographie d’amateur, une topographie par à peu près et « au jugé ». Ses portraits manquent étrangement de vie : ils tournent toujours à la dissertation ; s’il veut parler de Philopémen ou d’Annibal, il raisonne sur leurs vertus et sur leurs défauts, qu’il catalogue et discute avec autant de froideur que de conscience. C’est peut-être dans les dissertations proprement dites que Polybe est le plus près d’être un bon écrivain. Non qu’il y parle une langue plus pure, ou que sa phrase y soit plus vivante et plus souple ; il a toujours les mêmes défauts. Mais ces défauts mêmes sont plus tolérables peut-être dans des considérations. De plus, il y porte certaines passions de polémique qui animent parfois son style, ou une bonhomie qui l’égaie. C’est dans des morceaux de ce genre qu’il a rencontré ses plus jolies comparaisons, celles des « mannequins de peintre » et des « décors de théâtre », que nous avons citées plus haut, pour exprimer ce qui manque de vérité aux personnages et aux descriptions de certains historiens.

Au total, Polybe n’a aucune des qualités essentielles d’un grand écrivain. Il manque d’imagination et de sensibilité ; il manque du sens des proportions ; il parle une mauvaise langue. S’il produit pourtant parfois sur son lecteur une sorte d’émotion littéraire qui n’est pas sans charme, cela tient aux qualités fondamentales de son esprit et de son caractère, que toute sa gaucherie d’écrivain ne peut toujours empêcher de transparaître sous l’épais badigeonnage de sa phrase. On sent, malgré tout, qu’on a affaire à un homme de haute valeur, qui s’intéresse à de graves questions, qui s’y applique de toutes les forces de son judicieux esprit, et qui, ayant, sur tous sujets, d’utiles pensées à exprimer, le fait avec un sérieux, une sincérité, une conscience et une conviction dont on ne peut manquer d’être touché, en même temps qu’on est intéressé par le fond des choses. Cela ne suffit pas pour faire de Polybe un grand écrivain, tant s’en faut. Mais cela suffit pour qu’il ait parfois de belles pages, belles au moins par l’inspiration générale et la tenue. Et surtout, cela suffit pour qu’on lui doive de ne pas s’en tenir à son égard uniquement à ce point de vue de l’art, qui ne permettrait pas de le placer à son rang dans la liste des grands historiens. Car, tout compte fait, Polybe est un très grand historien. Voilà ce qu’il faut dire pour être juste, et ce qu’il est aisé de faire voir en rappelant quelques-unes de ses vues historiques.

VII

Et d’abord, c’était vraiment une intuition d’historien que cette idée qu’il exprime dans sa préface et qui inspire tout son ouvrage, à savoir que désormais l’histoire du monde civilisé est une, et que cette unité vient de la prépondérance de Rome, qui tend de plus en plus à être le centre et la capitale des nations. Sa conception d’une histoire universelle repose, nous l’avons vu, sur cette idée, aussi juste et profonde que neuve.

Avec son perpétuel souci des « causes », il ne s’est pas contenté d’énoncer le fait : il en a cherché le pourquoi, et il l’a trouvé dans une analyse admirable des différentes forces en présence : Rome, Carthage, le monde grec.

L’image qu’il nous présente de la Rome de son temps est à coup sûr une des plus belles constructions historiques qu’on puisse contempler. Rien de ce qui fait la grandeur de Rome au iie siècle ne lui échappe : organisation politique puissante et bien équilibrée[90], organisation militaire incomparable[91], soutenues l’une et l’autre par un esprit public tout pénétré de sérieux et de moralité[92]. Il ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur la durée de cette grandeur. Dans la force présente, il découvre déjà les germes encore obscurs de la décadence future et peut-être prochaine. Il sait comment la république périra et comment une forme nouvelle de gouvernement prendra sa place[93]. Il lit dans l’avenir avec une sagacité qui ôte à son admiration présente toute apparence de superstition.

Son étude de Carthage est moins complète. S’il en décrit l’organisation politique avec précision, il semble qu’il passe trop vite sur l’esprit même de la nation et sur ses mœurs. C’est cependant une vue remarquable que d’expliquer sa défaite, dans sa lutte contre Rome, par le progrès même de son évolution, plus avancés alors que celle de sa rivale, et par conséquent plus voisine de la décadence[94].

Sur la Grèce, ses jugements sont d’une clairvoyance effrayants. Le patriote qui a combattu pour elle, l’ami du « dernier des Grecs », du noble Philopémen, se croit tenu, comme historien, de dire à ses compatriotes toute la vérité, et cette vérité est terrible. La Grèce se meurt, et par sa propre faute. Elle manque de moralité[95]. Elle a remplacé l’esprit public par un individualisme féroce, qui entretient chez elle des divisions incurables[96], et qui la dépeuple[97]. Sur ce dernier point, en particulier, il est d’une netteté impitoyable : les familles grecques n’ont plus d’enfants ; elles en élèvent un ou deux, pour qu’ils soient riches et vivent dans la mollesse ; vienne une guerre ou une épidémie, la race disparaît, et quand l’ennemi du dehors se présente, il s’établit sans coup férir dans un pays qui n’a plus de combattants à mettre en ligne : une population intelligente, aisée, cultivée, mais clairsemée, est une proie facile offerte aux races énergiques. — On a reproché à Polybe de manquer de patriotisme, de courtiser le succès : mais le vrai patriotisme ne consiste pas à dissimuler à sa patrie les vices dont elle meurt ; il y a certainement de l’amour dans l’âpreté de ces reproches, et sa vie suffit à le prouver. A-t-il du moins été juste pour le passé de la Grèce ? Ses jugements sur la démocratie d’Athènes et de Thèbes sont sévères[98]qui oserait dire qu’ils soient immérités ? Quelques mots sur la politique de Démosthène semblent plus difficiles à accepter[99]. Il est certain que son esprit positif était peu fait pour goûter, dans une politique généreuse, le côté sentimental, qui nous émeut aujourd’hui encore, et que cette disposition lui a peut-être fermé les yeux sur les mérites, même pratiques, de cette politique. Il faut cependant noter, pour être tout à fait juste, qu’il défend dans ce passage des hommes d’État mégalopolitains, ses compatriotes, violemment attaqués par Démosthène comme traîtres, et que son plaidoyer, d’ailleurs modéré, part d’un sentiment facile à comprendre.

Si nous passons, de ces vues générales et philosophiques, à des sujets plus particuliers, nous trouverons chez lui les mêmes mérites d’historien judicieux et pénétrant. Son récit de la marche d’Annibal, d’Espagne en Italie, est, dans l’ensemble d’une netteté supérieure[100]. Pour l’apprécier pleinement, il suffit de le comparer au récit correspondant de Tite-Live, plus brillant presque toujours, mais bien moins satisfaisant dans le détail, quoique visiblement inspiré par celui de son prédécesseur[101]. Tite-Live est pittoresque, dramatique, oratoire ; Polybe, plus terne, est plus précis, et fait mieux comprendre les choses. Par exemple, au passage du Rhône, comment Annibal peut-il réunir tant de bateaux ? Tite-Live en donne une raison morale : les barbares avaient hâte de débarrasser leur territoire de l’armée carthaginoise. Soit ; mais Polybe nous explique qu’il y avait sur le Rhône une navigation commerciale très active, et que les bateaux ne manquaient pas ; il indique en outre avec précision ce que sont ces bateaux. Dans le passage des Alpes, il y a un endroit difficile où l’armée semble près d’être arrêtée. Dans Tite-Live, la description du lieu est brillante, mais incompréhensible ; dans Polybe, tout est parfaitement clair ; il est évident que Tite-Live, tout en copiant son prédécesseur, a mal saisi l’opération et n’en a donné qu’une idée fort inexacte[102]. — Le récit de la bataille de Cannes prêterait à des observations analogues : celui de Tite-Live, très beau de sentiment et très romain, est bien moins intelligible, quant au détail précis des opérations militaires, que celui de Polybe, où ne manque d’ailleurs pas une sorte de grandeur qui vient des faits plus que des mots[103]. Et c’est ainsi partout : Polybe a toutes les qualités d’un « historien pragmatique », sinon d’un rhéteur, et il arrive quelquefois par surcroît à l’éloquence et à l’émotion, par la force de la vérité clairement déduite.

Nous avons dit plus haut que ses portraits étaient moins des portraits proprement dits que des dissertations sur les mérites de ses héros. Il convient d’ajouter du moins que ces dissertations sont instructives, et nous font, en somme, bien connaître les personnages dont il parle. Son Philopémen[104] et son Annibal[105] ne sont certes pas vivants ; ils ne se dressent pas devant le souvenir avec la netteté d’une image tracée par un Michelet. Mais on sait avec précision, après les avoir lus, ce que l’historien avait pu découvrir de leurs qualités et de leurs défauts, de leurs vertus et de leurs vices : les éléments du portrait ont été rassemblés avec diligence et soigneusement examinés. Vienne maintenant un artiste, il pourra compléter l’œuvre et dresser la statue.

VIII

Polybe a été jugé très diversement. Un rhéteur puriste, comme Denys d’Halicarnasse, devait être surtout choqué de son style et mal comprendre son mérite d’historien. Un délicat, comme Fénelon, tout en rendant meilleure justice à ses sérieux mérites, devait souffrir de le trouver si prolixe, si raisonneur, si attaché à certaines formules qui ôtent quelque chose à la souplesse infiniment complexe de la vie réelle. Au contraire, des historiens philosophes, un Bossuet, un Montesquieu, l’ont honoré de la meilleure manière, en s’inspirant de ses leçons et de ses exemples : ils en ont tiré un profit qui montre, mieux que tout, l’immense mérite de son œuvre. Polybe, en effet, est un grand esprit qui n’est pas artiste. Ce divorce entre la science et l’art, si rare dans la Grèce classique, explique tous les jugements contradictoires dont Polybe a été l’objet. Mais, quand on est irrité de sa manière d’écrire, il convient, pour être juste, de se rappeler deux choses : d’abord que le défaut contraire, l’union d’un très pauvre esprit et d’un art très raffiné, est un défaut beaucoup plus grave, et le défaut ordinaire de son temps ; de sorte que, si on le compare à ses contemporains, c’est encore lui, tout compte fait, qui tient le bon bout ; — ensuite que, si la vraie valeur des hommes doit se mesurer, en définitive, à l’étendue de leur action, le mérite de Polybe doit être estimé très haut, puisqu’il est une des trois ou quatre intelligences qui ont fait faire à l’histoire, dans l’antiquité, un progrès décisif et durable. Ce progrès, bien entendu, ne fut pas immédiat ni définitif. Polybe dépassait trop ses contemporains pour être entièrement compris par eux ; il reste une exception. Sa gloire, aux yeux de la postérité, n’en doit être que plus grande, s’il est vrai qu’il suffise de revenir à ses contemporains plus jeunes et à ses successeurs pour retrouver, comme nous allons le faire dans le chapitre suivant, la même Grèce frivole que lui-même jugeait si sévèrement.

  1. Sur la vie de Polybe, notice de Suidas ; nombreuses indications dans Polybe lui-même. — Cf. Fustel de Coulanges, Polybe ou la Grèce conquise (thèse), Paris, 1858. Cf. aussi Susemihl, II, p. 80 et suiv.
  2. Lui-même nous dit (LXIV, 6) qu’il n’avait pas, en 181, l’âge d’être ambassadeur (probablement trente ans ; cf. XXIX, 9, 6). D’autre part, il devait avoir au moins dix-huit ans en 490, s’il est vrai qu’il fit partie, comme le croit Mommsen (Röm. Gesch., 2e  édit, t. II, p. 449), des νεανίσκοι envoyés par la ligue Achéenne au secours d’Eumène contre les Galates (Polybe, XXI, 9).
  3. Sa connaissance approfondie de Platon et des péripatéticiens pourrait s’expliquer par ses relations ultérieures avec Panétios, qu’il connut à Rome chez les Scipions : mais on voit que plusieurs élèves d’Arcésilas étaient sortis de Mégalopolis, où Polybe a pu les connaître. Cf. Scala, Die Studien des Polybios, Stuttgardt, 1890, p. 51-54. Quant à l’influence d’Isocrate sur Polybe, elle est très profonde, plus qu’on ne le dit peut-être généralement, et semble impliquer une éducation littéraire fondée sur les principes isocratiques.
  4. V. plus haut, note 2.
  5. Plutarque, Philopémen, 21.
  6. V. plus haut, note 2.
  7. Polybe, XXVIII, 3, 1.
  8. S’il est vrai que le Πολύαινον de nos mss. (XXVIII, 6, 8) cache Πολύβιον, comme la suite le rend probable. Cf. Susemihl, p. 83, n. 9.
  9. Polybe, XXVIII, 6.
  10. Polybe, XXVIII, 10-11 (12-13, Hultsch).
  11. Polybe, XXIX, 8 et suiv. (23 et suiv., Hultsch).
  12. Polybe, XXX, 10 (12, Hultsch). Cf. T. Live, XLV, 31.
  13. Polybe XXXII, 9, 5.
  14. id., ibid. 9-11.
  15. En 164, car Scipion avait alors dix-huit ans (Polybe, ibid.).
  16. Cf. Polybe, XXXIX. 6, 3 (καὶ γὰρ ἦν αὐτοῦ καὶ διδάσκαλος).
  17. Polybe, XXXV, 6 (discours spirituel de Caton à ce sujet, et causerie avec Polybe après le vote).
  18. Polybe, XXXIX, 6.
  19. Polybe, XXXVIII, 3.
  20. Polybe, XXXVIII, 6, et 14-17. Cf. III, 5.
  21. Polybe, XXXIX, 14. Une base de statue trouvée à Olympie porte encore l’inscription : ἡ πόλις ἡ Ἠλείων Πολύβιον Λυκόρτα Μεγαλοπολίτην (Dittenberger, Sylloge, 243). Cf. Pausanias, VII, 30.
  22. Polybe, III, 59.
  23. Pseudo-Lucien, Longévité, 22.
  24. Polybe, X, 21 (24, 5-8).
  25. Polybe, IX, 20, 4.
  26. Cicéron, Epist., V, 12, 2.
  27. Geminus, Εἰσαγωγὴ εἰς Ἄρατον, 13 (p. 54, D).
  28. Polybe, I, 3, 2, et 5, 1.
  29. Polybe, I, 1, 5.
  30. Polybe, I, 3, 3-4 ; I, 4.
  31. V. la Bibliographie en tête du chapitre.
  32. Hartstein, Ueber die Abfassungzeit der Geschichte des Polybios, Philologus, XLV, 1886. Cf. Susemihl, I, p. 407-408.
  33. Cf. Werner, De Polybi vita et itineribus, Leipzig, 1877 (p. 31-41).
  34. Polybe, III, 32, 2.
  35. Polybe, I, 2, 8.
  36. V. notamment IX, 1-2.
  37. Polybe, I, 3, 1, etc.
  38. Polybe, XII, 7, 1.
  39. Polybe, IX, 1, 4.
  40. Αὐτὰ τὰ κατὰ τὰς πράξεις (IX, 4, 6).
  41. Μεθοδικῶς (IX, 2. 5).
  42. Αὐστηρόν τι… διὰ τὸ μονοειδές (IX, 1, 2).
  43. Polybe, IX, 2, 5.
  44. Polybe, XII, 25 D, et suiv.
  45. Polybe, XII, 28, 6.
  46. Βυβλιακὴ ἔξις (XII, 25 H, 3).
  47. Polybe, XII, 25 H, 2.
  48. Polybe, XII, 28 A, 1 et 6.
  49. Polybe, XII, 23 E, 5 — 6.
  50. Sur la nécessité des connaissances géographiques précises, v. surtout III, 57.
  51. Polybe, XII, 28, 1-5.
  52. Polybe, IX, 11-19.
  53. Sur la géographie de Polybe, cf. Max Schmidt, De Polybii geographia, Berlin, 1815, et Marcel Dubois, Examen de la géographie de Strabon (Paris, 1894), p. 287-302.
  54. Cf. Dubois, p. 299-300.
  55. Polybe, XXXI, 22, 3 ; XXXII, 15.
  56. Polybe, III, 48, 12.
  57. Polybe, III, 14.
  58. V. plus haut, p. 261.
  59. V. notamment III, 58.
  60. Exemples : III, 9 ; III, 20, etc. V. aussi sa critique toute « pragmatique » d’un récit de bataille de Callisthène, XII, 17-18.
  61. Polybe, II, 12, 3 ; IV, 52 ; XXI, 32, 2-14, etc.
  62. Polybe XXI, 32, 2-14 ; III, 22 (traité entre Rome et Carthage, au temps du consul Junius Brutus, avec mention de la difficulté que présente l’intelligence de ce vieux texte latin).
  63. Polybe, III, 33 (voir surtout la tin du chapitre).
  64. Polybe, I, 14, 4-5.
  65. Polybe, XII, 23, 6 (ἀφιλόσοφος).
  66. Cf. Susemihl, II, p. 96 et suiv.
  67. Polybe, III, 6.
  68. Polybe, III, 31, 12 ; 32, 6 ; VI, 1, 8 ; XII, 25 B, 1 ; etc.
  69. Thucydide, I, 22, 3-4.
  70. Polybe, XXXVII, 9, 1-4.
  71. Polybe, III, 47, 8.
  72. Susemihl (I. p. 100, n. 77) trouve une vue téléologique stoïco-péripatéticienne dans cette idée de Polybe que tout tend dans le monde à la domination de Rome. Mais il n’y a guère de ressemblance entre la domination romaine et le Bien absolu des péripatéticiens, attirant tous les êtres par l’amour.
  73. Par exemple, XXXII, 16, 1-3.
  74. Polybe, III, 9, 6.
  75. Polybe, III, 6, 7.
  76. Polybe, VI, 1, 9.
  77. Aréopagit., 14.
  78. Ces études forment la majeure partie des extraits subsistants du livre VI.
  79. Polybe, XVIII, 28-33.
  80. Polybe, VI, 5-9.
  81. Polybe, VI, 51.
  82. Polybe, VI, 9, 10.
  83. Polybe, VI, 58.
  84. Polybe, VI, 5, 1 (Πλάτωνι καὶ τισιν ἑτέροις τῶν φιλοσόφων).
  85. 'Ωσεὶ κεφάλαια τῶν πράξεων ἐστι καὶ συνέχει τὴν ὅλη ἱστορίαν (XII, 25 A, 3).
  86. Polybe XXXVI, 1, 3. Cf. III, 109 (discours de Lucius Æmilius).
  87. Polybe, XII, 25 A, 5.
  88. Par exemple, πόλεμον ἐκκαίειν, pour πόλεμον ποιεῖσθαι.
  89. Polybe, I, 18, 6.
  90. Polybe, VI, 41-18.
  91. Polybe, VI, 19-42.
  92. Polybe, VI, 53 et 56.
  93. Polybe, VI, 57.
  94. Polybe, VI. 51.
  95. Polybe, VI, 56, 13.
  96. Polybe, XXXVIII, 5.
  97. Polybe, XXXVII. 9.
  98. Polybe, VI, 43.
  99. Polybe, XVIII, 14 (surtout §§ 13-14).
  100. Polybe, III, 39-55.
  101. Tite-Live, XXI, 26-36.
  102. Polybe, III, 84-55 ; Tite-Live, XXI, 5.
  103. Polybe, III, 2 et suiv. ; Tite-Live, 48 et suiv.
  104. Polybe, X, 22-24.
  105. Polybe, IX, 22-26.