Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 5/Période de l’Empire/Chapitre 2


CHAPITRE II
D’AUGUSTE À DOMITIEN

bibliographie

Pour les auteurs dont il ne reste que des fragments ou des ouvrages de peu d’étendue, voir les notes bibliographiques au bas des pages.

Diodore de Sicile. — Manuscrits. Sur les mss. de Diodore, consulter la préface de Dindorf (édition de 1828) et ses additions dans son édition de la Biblioth. Teubner. Le principal, pour les parties conservées dans leur entier, est un ms. de Vienne (Vindobonensis 79). Les autres parties proviennent des recueils de Constantin Porphyrogénète (De insidiis, ms. de l’Escurial ; de virtutibus et vitiis, ms. de Tours ; de legatis, ms. de Munich ; de sententis, ms. du Vatican). Voir, plus loin, les notes bibliographiques du texte. — Éditions. Après celle d’Henri Estienne, in-fol. 1559, les principales sont : celle de P. Wesseling, avec trad. lat. de Laur. Rhodoman et les annotations de divers savants, 2 vol., Amsterdam, 1746, ; celle de Eichstaedt, qui n’est guère que la reproduction de la précédente, 2 vol., Halle, 1800 ; l’édition de Deux-Ponts, par Eyring, qui a également pour fondement celle de Wesseling ; les trois éditions de L. Dindorf, savoir : celle de 1828-1831, dite editio major. Leipzig, 5 vol. in-8o ; celle de la Biblioth. Didot, enrichie de fragments nouveaux par C. Müller, Paris, 1842 ; celle de la Biblioth. Teubner, en 5 vol. Leipzig, 1867 ; nouvelle édition dans la même Biblioth. Teubner, par Fr. Vogel, commencée en 1893. — Les fragments avaient été publiés à mesure qu’ils étaient retrouvés ; ceux du ms. de Tours par H. de Valois, Paris, 1634 ; ceux du ms. de l’Escurial par Feder, Darmstadt, 1848 ; ceux du ms. du Vatican par A. Mai, 1829 (Scriptor. veter. nova collectio, t. II).

Traductions françaises de Terrasson, Paris, 1737, 7 vol. in-12, (très inexacte) ; de Miot de Mélito, Paris, 1834 ; de Hoefer, Paris, 1846.

Denys d’Halicarnasse. — Manuscrits. 1o  Ouvrages de rhétorique. Les ouvrages de rhétorique de Denys sont dispersés dans des mss. nombreux et très incorrects, qui n’ont pas encore été l’objet d’une étude d’ensemble définitive. On trouvera des indications partielles dans la préface de H. van Herwerden, en tête de son édition des Epistolæ criticæ tres ; dans celle de Usener, en tête de son édition du De imitatione ; dans un travail du même savant (Neue Jahrb. f. Philologie, t. CVII, p. 145) ; dans celui de L. Sadée, De Dionysii Halic. scriptis rhetoricis quæstiones criticæ, Strasbourg, 1878 (extrait des Dissertationes philologicæ Argentoratenses) ; et surtout dans l’excellente préface de A. M. Desrousseaux à son édition du Jugement sur Lysias. Les deux principaux mss. pour les ouvrages de rhétorique sont l’Ambrosianus D 119 suppl., du xve s., et le Laurentianus F (pl. Lix, 15), du xiie s.2o  Histoire romaine. Étude des ms. par Kiessling en tête de son édition. Pour les dix premiers livres, les plus importants sont un Urbinas (xe s.) et un Chisianus (même temps) ; le 11e livre nous a été conservé seulement par des mss. plus récents. Les fragments des neuf derniers livres proviennent des recueils d’extraits de Constantin Porphyrogénète, conservés dans les mss. cités plus haut à propos de Diodore de Sicile. Un ms. de la bibliothèque Ambrosienne, de Milan, a fourni à A. Mai l’Abrégé qui permet de suppléer en quelque mesure aux livres perdus (Scriptor. vet. nova collectio, t. II). Sur l’état du texte, consulter Cobet, Observationes crit. et palæogr. ad Dion, Halic. antiquitates romanas, Leyde, 1877.

Éditions. Les œuvres complètes ont été éditées pour la première fois en grec par Rob. Estienne, Paris, 1546. Les principales éditions qui ont suivi sont : celle de Sylburg, avec traduction latine, Francfort, 1586 ; puis celle de Reiske, 6 vol. in-8o, Leipzig, 1774-1777. Cette dernière a été reproduite, avec les fragments découverts par A. Mai, dans la petite édition de la biblioth. Tauchnitz, Leipzig, 1823. — L’Histoire romaine a été publiée séparément par A. Kiessling dans la biblioth. Teubner, Leipzig, 1860-70. Une nouvelle édition, due à Jacoby, a été commencée en 1889 dans la même collection. — Pour les ouvrages de rhétorique, dont le texte était particulièrement défectueux, des éditions partielles étaient indispensables. Il faut citer les suivantes : Dionys. Halic. epistolæ criticæ tres (duæ ad Ammæum, una ad Cn. Pompeium), de H. van Herwerden, Groningue, 1861 ; Première lettre à Ammée, texte grec annoté par H. Weil, Paris, 1878 ; Dion. Halic. librorum de imitatione reliquiæ epistulæque criticæ duæ (Lettre à Cn. Pompée et lettre à Ammæos sur Thucyd.), de Herm. Usener, Bonn, 1889 ; Jugement sur Lysias, texte et traduction française avec un commentaire critique et explicatif, par A. Desrousseaux et Max Egger, Paris, Hachette, 1890 ; Dionysii Halic. quæ fertur ars rhetorica, par Herm. Usener, Leipzig, 1893. Enfin, on peut rappeler pour mémoire le très médiocre travail de E. Gros, Examen critique des plus célèbres écrivains de la Grèce par Denys d’Halicarnasse, texte, traduction et notes, Paris, 1826-27, 3 vol. in-8o.

Strabon. — Manuscrits. Étude générale de Kramer dans la préface de son édition. Ces mss. sont très corrompus et généralement incomplets. Le meilleur, qui est le Parisinus 1397 (A), ne contient que les neuf premiers livres. Il doit être suppléé, pour les huit autres livres, par le Parisinus 1393, qui contient tout l’ouvrage, avec d’assez graves lacunes. — Divers abrégés et listes de chapitres nous ont été conservés. L’Epitome Palatina se trouve dans le ms. 398 de Heidelberg (xe s.) ; l’Epitome Vaticana, dans le ms. 482 du Vatican (xive s.) — Sur l’état du texte, A. Meineke, Vindiciarum strabonianarum liber, Berlin, 1852. — Éditions. Édition princeps (en grec), Alde, 1516. Les éditions à mentionner sont : celle de Casaubon, Paris, 1620, dont on cite communément la pagination, celle de Coraï, Paris, 1815-19 ; puis l’édition critique de Kramer, Berlin, 1844-52, qui a marqué un progrès important dans l’établissement du texte ; celle de Meineke, dans la Biblioth. Teubner, Leipzig, 1853, faite sur la précédente, avec un assez grand nombre de corrections ; celle de C. Müller et F. Dübner, dans la Biblioth. Didot, avec trad. latine et 15 cartes, Paris, 1858. — Les Fragments historiques ont été publiés par C. Müller, dans ses Fragm. Hist. gr., t. III, p. 490. — Traduction française par Am. Tardieu, Paris, Hachette, 1873.

Philon. — Manuscrits. Étude d’ensemble dans les Prolégomènes de Cohn et Wendland. Les livres de Philon semblent avoir été rassemblés par Clément d’Alexandrie et Origène. Nos mss. dérivent d’un exemplaire de la bibliothèque de Césarée, copié et corrigé au ive siècle. Les principaux sont le Laurentianus 10, 20 (du xiiie s.), le Vaticanus 381, les Monacenses 459 et 113. — Éditions. L’édition princeps, donnée par Turnèbe, Paris, 1552, était encore très incomplète. Divers opuscules furent mis en lumière dans la fin du xvie siècle et dans le courant du xviie s., notamment par Hoeschel. Au xviiie siècle, parut l’importante édition de Thomas Mangey, avec traduction latine et commentaires, Londres, 1742, 2 vol. in-fol. Angelo Mai publia à Milan, en 1816 et 1818, plusieurs opuscules jusque là inédits. En 1822 et 1826, le Lazariste J. B. Aucher y ajouta en latin, d’après une traduction arménienne, les opuscules Sur la Providence (I et II), Sur les animaux, quatre livres Sur la Genèse, deux Sur l’Exode, et d’autres encore. C’est le texte de Mangey, ainsi complété, qui a été reproduit par Holtze dans la petite bibliothèque Tauchnitz, Leipzig, 1851-53. Il sera heureusement remplacé par celui de la grande édition critique de L. Cohn et Wendland, dont le tome I a paru à Berlin, en 1896.

Fl. Joseph. — Manuscrits. Sur les mss. de Joseph, consulter les préfaces des tomes I, III, V, VI, de la grande édition de Niese (voir ci-après). L’Antiquité juive semble avoir été ordinairement divisée en deux parties, la première contenant les l. i-x, la seconde les livres xi-xx avec l’Autobiographie. — Les mss. de la première partie paraissent dériver d’un archétype : datant du second ou du troisième siècle. Ils se divisent en deux groupes. Le premier, qui représente une tradition plus pure, comprend aujourd’hui deux mss. : R, Parisinus gr. 1421 (xive siècle) et O, Bodleianus, Miscell. gr. 186 (xve siècle). L’autre renferme tous les autres mss. et dérive d’un exemplaire qui a été corrigé et remanié ; ils sont donc plus éloignés de l’archétype, bien que plus corrects parfois en apparence. — Les mss. de la seconde partie et de l’Autobiographie remontent, eux aussi, probablement, à un archétype du second siècle. Le plus voisin de l’original, malgré ses fautes, est P, Palatinus 14, de la biblioth. vaticane (ixe ou xe siècle). — Nous possédons en outre un abrégé de l’Antiquité juive en grec, qui semble avoir été composé, au xe ou au xie siècle, par un Grec instruit, et qui peut servir quelquefois à corriger le texte original. Voy. Niese, éd. citée, t. I, p. xviii et suiv. Cet abrégé a été utilisé par Zonaras, dans la composition de sa chronique, au xiie siècle. — Pour la Guerre des Juifs, les meilleurs mss. sont le Parisinus 1425, du xe ou du xie siècle (P de Niese), et un Ambrosianus (A de Niese), du même âge. Toutefois, les autres mss. semblent avoir conservé, çà et là, une tradition indépendante et meilleure. Ces mss. sont décrits dans Niese, t. VI, Præfatio. — Les mss. du Contre Apion dérivent tous, selon Niese (t. V, Præfatio) du Laurentianus LXIX, 22.

Éditions. Les ouvrages de Joseph furent d’abord édités en latin. L’édition princeps en grec parut à Bâle, en 1544, par les soins d’Arlen. Les xvie, xviie et xviiie siècles, très épris de l’historien juif, multiplièrent les éditions de ses œuvres. Il suffira de mentionner ici : celle de Thomas Ittig, Cologne, 1691 ; celle de Havercamp, La Haye, 1726, qui a établi la division traditionnelle du texte ; celle de Dindorf (Bibl. Didot), Paris, 1845. — La meilleure édition aujourd’hui est celle de B. Niese, en sept  vol. in-8o, Berlin, 1887-95, avec un apparatus critique très complet. On doit au même savant une editio minor, plus riche que la grande en conjectures et en corrections. — L’édition de la Bibliotheca Teubneriana, due à Naber, donne à peu près le même texte ; l’annotation critique est plus abondante que dans la petite édition de Niese.


sommaire.
I. Disparition des royaumes grecs. Rome, centre du monde ; son influence. — II. L’historiographie grecque à Rome : Diodore de Sicile. — III. Premiers symptômes de renaissance d’un art littéraire. Grammairiens de Rome et d’Alexandrie au premier siècle de l’empire. Les rhéteurs : Appollodoréens et Théodoréens. — IV. Denys d’Halicarnasse. Sa société. Ses écrits de théorie et de critique littéraire. Leur mérite. — V. Son Histoire primitive de Rome. — VI. Cécilias. L’auteur inconnu du Traité du Sublime. — VII. Strabon. Ses Études historiques et sa Géographie. Géographes secondaires : Ménippe de Pergame et Isidore de Charax. — VIII. Les historiens de second rang et l’érudition historique : Nicolas de Damas ; Juba ; Arion ; Pamphila. — IX. La philosophie. Néopythagorisme ; écrits apocryphes. Les Sextius ; Sotion ; Moderatus ; Apollonios de Tyane. Le Tableau de Cébès. — X. Le stoïcisme. Cornutus ; Musonius. — XI. Littérature gréco-judaïque. Philon le juif. Sa vie, ses écrits. Sa méthode et sa doctrine. Son mérite d’écrivain, son influence. — XII. L’histoire juive ; son heure sous les Flaviens. Joseph ; sa vie. La Guerre des Juifs ; l’Antiquité juive ; Autobiographie ; Contre Apion. L’historien Justus de Tibériade. — XIII. La poésie du premier siècle. Anthologie de Philippe. Poésie dramatique ; Philistion de Pruse. Poésie didactique.


I

La période que nous considérons dans ce chapitre s’étend depuis le milieu du ier siècle avant J.-C. environ jusqu’à la mort de Domitien (96 ap. J.-C.). Elle embrasse donc un peu plus d’un siècle. C’est, comme nous l’avons dit plus haut, une période de transition. L’art alexandrin disparaît, avec les idées qu’on peut appeler hellénistiques. De nouvelles idées commencent à apparaître, en morale, en religion, en littérature, et aussi une conception différente de la société. Pour les traduire, un art nouveau cherche à se constituer ; mais rien de tout cela ne se dégage encore nettement. Ce sera seulement à partir du règne de Nerva, et dans le cours du second et du iiie siècle, qu’on verra s’épanouir successivement, comme autant de productions caractéristiques de l’âge impérial, la philosophie morale sous la forme que lui donneront Dion de Pruse, Épictète, Plutarque, Marc-Aurèle, la sophistique avec Polémon, Hérode Atticus, Ælius Aristide, Maxime de Tyr, l’historiographie renouvelée par Arrien, et Appien, puis continuée par Dion Cassius, Hérodien, le pamphlet social et religieux avec Lucien, l’apologie et la théologie chrétiennes avec Justin, Athénagoras, Clément, Origène, enfin le néoplatonisme avec Plotin et Porphyre. En attendant, on essaye de tout, sans avoir encore bien clairement conscience de ce qui est appelé au succès.

La Grèce propre, devenue la province d’Achaïe, n’a qu’une très petite part dans ce mouvement. Affreusement dévastée par les guerres de Mithridate, puis par les guerres civiles, elle végète alors pauvrement et se refait par de longs efforts. Ce n’est que dans la période suivante qu’elle recommencera à jouir de quelque prospérité[1]. Au contraire, Alexandrie, très riche et très brillante, bien qu’elle ait cessé d’être la capitale d’un royaume indépendant, demeure la plus grande ville du monde après Rome ; avec son Musée, ses écoles de grammaire, ses bibliothèques, et aussi son importante communauté de juifs hellénisants, elle entretient un actif mouvement d’idées et d’études. Son rôle propre sera de fondre ensemble l’hellénisme et le judaïsme, et déjà elle y travaille activement avec Philon. À côté d’elle, la Judée, sous les Hérode, s’ouvre aux influences grecques, et, si le peuple en masse y reste hostile, la cour de Jérusalem du moins devient un foyer d’hellénisme : nous y trouverons l’historien Nicolas de Damas. Moins heureuses, les provinces grecques de Syrie et d’Asie Mineure, fort appauvries aussi par les guerres, semblent avoir perdu pour quelque temps leur vie propre. C’est seulement vers la fin du ier siècle, sous les Flaviens, que les écoles de Smyrne, d’Éphèse, de Pergame recommenceront à sortir de leur obscurité. Celles de Syrie ne grandiront qu’à partir du second ou du troisième siècle. Pour le moment, ces provinces se contentent d’envoyer à Rome ce qu’elles produisent d’hommes actifs, intelligents et ambitieux.

Rome est en effet devenue, par le fait de l’établissement de l’Empire, une ville unique, qui attire tout à elle et dont l’influence se fait sentir partout. C’est à Rome que la littérature grecque va, pour ainsi dire, se transporter, jusqu’au temps où la Grèce et l’Orient grec auront retrouvé, dans des conditions de vie meilleures, une certaine indépendance intellectuelle. La conséquence immédiate de cette émigration, c’est que les Grecs de ce temps écriront souvent pour les Romains, autant ou plus que pour leurs compatriotes. Devenus leurs clients et désireux d’être approuvés d’eux, les critiques se proposeront de leur faire mieux connaître les grands écrivains qui sont considérés comme des maîtres par les deux peuples également ; les historiens rassembleront et résumeront pour eux les annales des royaumes qu’ils ont soumis ; les philosophes approprieront à leurs besoins l’enseignement traditionnel de leurs écoles.

Cette situation nouvelle aura ses inconvénients et ses avantages. L’inconvénient le plus apparent, et le plus grave à coup sûr, c’est que toute cette littérature, ainsi dépaysée et souvent trop protégée, manquera absolument d’originalité, de hardiesse, faute d’être alimentée et encouragée par un sentiment national indépendant. Un autre, c’est que, pour satisfaire à la curiosité un peu puérile de ses protecteurs, elle donnera parfois trop d’importance à des futilités[2]. Nous trouverons dans la littérature grecque de ce temps mainte trace de cette influence déprimante et rapetissante.

Mais, d’autre part, on ne peut nier que Rome, en attirant à elle les Grecs, et en leur imposant quelque chose de son esprit, ne leur ait rendu service à bien des égards.

D’abord, elle leur a offert des moyens de travail qu’ils auraient difficilement trouvés ailleurs. Elle a mis à leur disposition ses bibliothèques[3], ses archives publiques et privées ; elle a tourné leur attention vers son histoire, ses mœurs, ses institutions, ses monuments ; elle les a mis en relations avec les héritiers et les représentants de ses grandes familles ; elle leur a fait voir de près sa force et ses moyens de gouvernement. Ce que des historiens, même d’un génie médiocre, ont dû tirer de là d’informations et de vues nouvelles, on le devine aisément.

En second lieu, elle a certainement donné occasion, à quelques-uns au moins d’entre eux, aux plus intelligents, à un Strabon surtout, de voir les choses de plus haut. Il était plus facile de se représenter le monde en son ensemble, de Rome, qui en était le centre, que, d’Amasée dans le Pont. Vues du voisinage du Capitole, les petits pays semblaient petits comme ils l’étaient réellement, tandis qu’ils auraient risqué de paraître plus grands qu’ils n’étaient à des gens qui n’en seraient jamais sortis.

En troisième lieu, l’esprit romain, avec ses qualités pratiques, a tempéré heureusement, pour un temps au moins, ce qu’il y avait de trop spéculatif dans l’esprit grec. La philosophie morale des Sextius, des Musonius, et par conséquent celle d’Épictète, qui en est issue, si elle est grecque par la tradition dogmatique, a cependant subi fortement l’influence de la vertu romaine. Et il n’y a pas lieu de le regretter, ni au point de vue moral, ni au point de vue littéraire, puisqu’il s’en est dégagé quelque chose d’original, qui ne peut être confondu ni avec le stoïcisme d’un Chrysippe, ni avec l’ascétisme mystique des néoplatoniciens. Enfin, pour ne parler que du goût, le génie des Romains répugnait plus que celui des Grecs à l’afféterie, au verbiage vide et sonore ; il avait quelque chose de solide et de sain ; et nous allons entendre les Grecs eux-mêmes reconnaître que son influence n’a pas peu contribué à cette renaissance de l’atticisme dont nous aurons à nous occuper presque immédiatement.

II

Le premier écrivain qui se présente à nous, moins pour raison de chronologie que parce qu’il tient très étroitement à la période antérieure, c’est Diodore de Sicile. Abréviateur des historiens qui l’avaient précédé, ce n’est pas assez de dire qu’il dépend d’eux, car en réalité son œuvre n’existe que par la leur, dont elle n’est, à proprement parler, qu’une appropriation. Mais, d’autre part, cette œuvre est née à Rome, et, dans une certaine mesure, elle est marquée de l’empreinte romaine. Par là, elle se prête à être regardée comme la première où se révèle le caractère, médiocrement original d’ailleurs, du premier siècle de l’Empire.

Né vers l’an 90 à Agyrium en Sicile[4], Diodore, grec d’origine, y apprit de bonne heure le latin (Hist. i, 4). Dès qu’il eut conçu le projet de sa grande œuvre historique, il s’y prépara par de longs et pénibles voyages à travers l’Europe et l’Asie[5]. Cela laisse supposer qu’il jouissait d’une assez large fortune pour être libre de son temps et ne pas regarder à la dépense. Un de ses voyages le conduisit en Égypte dans la 180e Olympiade (60-57 av. J.-C.). Il fit aussi de nombreux et longs séjours à Rome, où il trouva, nous dit-il, les ressources de travail nécessaires à sa grande entreprise (i, 4). Celle-ci lui demanda trente années de préparation (Ibid.). Elle semble avoir été achevée et publiée vers le début du règne d’Auguste, car il y est fait allusion à l’apothéose de César (i, 4, 7) ; on s’explique que l’auteur d’où Suidas a tiré sa notice ait fait vivre Diodore sous Auguste, si c’est alors en effet qu’il se fit connaître. D’autre part, il est peu probable que l’ouvrage ait été publié plus tard, car il n’y est fait aucune allusion aux événements postérieurs à l’an 30 ; d’ailleurs, Diodore ne devait plus être jeune, lorsque l’empire fut établi. Le titre authentique de l’ouvrage paraît avoir été Bibliothèque historique (probablement Ἱστοριῶν βιβλιοθήκη)[6].

Persuadé de l’utilité de l’histoire, surtout de l’histoire universelle, qu’il vante dans sa préface, et, sans doute aussi, ambitieux d’attacher son nom à une grande œuvre, Diodore se proposa surtout de réunir en un exposé synthétique, sous une forme claire, la masse de faits que ses contemporains étaient obligés de chercher dans des ouvrages divers, et dont ils avaient peine par suite à saisir la concordance. L’idée première de cette œuvre lui avait été certainement inspirée par les histoires universelles déjà tentées, en particulier par celles d’Éphore et de Polybe. Mais la sienne devait dépasser toutes les autres en étendue[7] ; car il se proposait d’y faire figurer tous les siècles, depuis les origines fabuleuses jusqu’à son temps, tous les peuples, aussi bien les barbares que les Grecs et les Romains, et enfin toutes les parties de la connaissance historique, géographie, histoire des institutions et des mœurs, des arts et des lettres. C’était une véritable encyclopédie historique qu’il avait en vue, et on ne peut nier qu’il n’y eût dans ce projet même une certaine grandeur et un sentiment juste des besoins du temps.

Pour constituer le plan de cet immense exposé, Diodore, pénétré de l’importance d’une bonne composition, voulut avec raison associer l’ordonnance chronologique à une combinaison raisonnée qui grouperait les choses de manière à en faciliter l’intelligence[8]. Attentif à suivre d’une manière générale l’ordre des temps, et soigneux de fixer dans le détail les dates précises en établissant la concordance entre les divers systèmes de chronologie usités jusque-là, il se refusait pourtant à morceler son récit par années, et il entendait le diviser en périodes assez larges, dans lesquelles il exposerait, l’une après l’autre, les diverses séries d’événements parallèles. Telle était du moins son intention ; il l’avait conçue et mûrie à la lecture d’Éphore ; et elle était excellente en elle-même[9]. Voici comment il la réalisa.

Lui-même nous donne, dans sa préface, comme la table sommaire de sa bibliothèque[10]. Divisée en quarante livres, elle embrassait une période de onze cent trente-huit ans, sans compter les temps antérieurs à la chronologie, laquelle commençait pour Diodore à la guerre de Troie[11]. Ces livres étaient répartis en trois groupes :

Premier groupe, période mythique antérieure à la guerre de Troie : six livres, dont trois pour l’histoire primitive des barbares et trois pour celle des Grecs : — l. I, en deux parties, Égypte ; — l. II, Assyrie, Chaldée, Médie, Inde, Scythie, Arabie, Îles de l’Océan ;l. III, Éthiopie, Peuples d’Afrique, Amazones, Atlantes, Généalogie des dieux issus d’Ouranos ;l. IV, Mythologie grecque ;l. V, Histoire primitive des Îles ; îles de la Méditerranée ; îles de l’Océan, Bretagne, et incidemment les Celtes, les Celtibères, les Ligures, les Tyrrhéniens ; îles de l’Océan Indien, et notamment Panchæa ; enfin, îles de la mer Égée, parmi lesquelles la Crète avec ses légendes ; — l. VI, Fin de la mythologie grecque. — De ces six livres, nous ne possédons plus que les cinq premiers avec quelques fragments du sixième.

Second groupe, de la guerre de Troie à la mort d’Alexandre : onze livres. D’abord quatre, presque entièrement perdus, savoir : l. VII, de la guerre de Troie au commencement des Olympiades (1183-776 av. J.-C.) ; — l. VIII, fondation de Rome, colonisation grecque, guerres de Messénie, etc. ; l. IX, suite des rois de Rome, Solon et les Sages, Crésus. Phalaris, Cyrus, Pisistrate, etc. ; — l. X, derniers rois de Rome, Pythagore, fin de Cyrus et Cambyse, les fils de Pisistrate, première guerre médique. — Puis, sept livres, qui subsistent en entier et qui embrassent la plus importante période de l’histoire ancienne, de 480 à 323 ; savoir : l. XI, de 480 à 451, seconde guerre médique ; la Grèce, la Perse, l’Égypte, la Sicile dans les dix-neuf années suivantes ; — l. XII, de 450 à 416, développement de l’empire d’Athènes sous Périclès ; suite de l’histoire de la Sicile et de la Grande Grèce, Charondas ; les décemvirs à Rome et la loi des douze tables ; première partie de la guerre du Péloponnèse ; — l. XIII, de 415 à 405, fin de la guerre du Péloponnèse ; guerre des Carthaginois en Sicile ; — l. XIV, de 404 à 387, les trente tyrans à Athènes et leur renversement, Denys tyran de Sicile, expédition de Cyrus le jeune, et retraite des dix mille, les Grecs en Asie Mineure, Denys et les Carthaginois, guerre de Béotie, Agésilas, invasion des Gaulois en Italie ; — l. XV, de 386 à 361, Évagoras et la Perse, la cour de Denys à Syracuse et la fin de son règne, succès des Thébains, révolte de l’Égypte, affaires de Thessalie et de Macédoine ; — l. XVI, de 360 à 336, règne de Philippe de Macédoine et faits contemporains, en Sicile particulièrement (expédition de Timoléon) ; — l. XVII, de 335 à 323, Alexandre et son temps.

Enfin, les vingt-trois derniers livres embrassaient seulement deux siècles et demi, de la mort d’Alexandre au commencement de l’expédition de César contre les Gaulois[12]. — De cette série, nous ne possédons plus que les livres XVIII, XIX et XX, qui vont de 323 à 302, contenant par conséquent l’histoire complète des successeurs d’Alexandre, celle d’Agathocle et la suite des guerres du Samnium. Les vingt autres livres sont perdus, à l’exception d’un assez grand nombre de fragments[13]. En somme, sur un total de quarante livres, quinze seulement subsistent, c’est-à-dire un peu plus du tiers de l’ouvrage.

Lorsqu’on embrasse du regard ce vaste ensemble, si justement dénommé « bibliothèque », il est difficile de ne pas éprouver quelque admiration pour la force de travail de celui qui l’a exécuté et quelque reconnaissance pour le service qu’il nous a rendu par là. Son ouvrage a été dès son apparition, et il est devenu de plus en plus, à mesure que d’autres disparaissaient, la plus abondante source d’informations pour l’histoire des peuples anciens. Beaucoup lu sous l’empire, il valut à son auteur une renommée méritée[14]. Cette renommée s’est perpétuée jusqu’aux temps modernes ; mais elle y a été vivement contestée. Dès l’époque de la Renaissance, Diodore a rencontré à la fois des admirateurs et des critiques[15]. Et, mieux on s’est rendu compte des vraies conditions du travail historique, plus, il faut l’avouer, on s’est montré sévère à son égard. Juste au fond, cette sévérité a été quelquefois exagérée, et nous devons essayer de la ramener ici à la vraie mesure. Il est certain d’abord qu’une entreprise comme celle de Diodore offrait des difficultés de plusieurs sortes, dont il ne paraît pas s’être douté, et dont, en tout cas, il était hors d’état de se tirer. La première était celle de la chronologie. Diodore ne semble avoir eu aucune pratique raisonnée du calcul des temps ; il a cru qu’il suffirait, pour ce qu’il voulait faire, de mettre à profit les travaux antérieurs. La chronique d’Apollodore lui servit, pour ainsi dire, de canevas chronologique pour toute la première partie de son histoire, et sans doute même au delà[16] ; mais, en outre, il emprunta tout simplement à chacun des historiens qu’il dépouillait sa manière propre de compter le temps, bien que les uns comptassent par années solaires, d’autres par saisons, d’autres encore par olympiades ou par années attiques ; et il le fit, sans se préoccuper de les concilier ; de là, malgré son exactitude apparente, quantité de divergences gênantes dans le détail des faits. De plus, il a voulu superposer la chronologie romaine à la chronologie grecque, sans se rendre compte des obscurités de la première et sans remarquer que l’année grecque ne coïncidait pas avec l’année romaine[17].

Cela, toutefois, n’aurait donné lieu qu’à un défaut accessoire. Une autre difficulté, bien plus grave parce qu’elle touchait au fond même des choses, était de faire la critique de témoignages multiples et parfois contradictoires, soit pour les concilier, soit pour choisir les meilleurs en connaissance de cause. Cette critique, Diodore ne paraît pas avoir cherché sérieusement à l’exercer. L’étude de ses sources a permis peu à peu de discerner sa méthode et de constater à quel point elle est loin d’être scientifique[18]. Pour chaque partie de son exposé, il suit un auteur principal, qu’il ne nomme pas, mais que l’on peut ordinairement reconnaître. Il le choisit le plus souvent, moins pour son renom de véracité, que pour certains caractères de son récit : il aime la multiplicité des détails, la variété, les tableaux éloquents, plus encore les histoires d’ensemble toutes faites, qui simplifiaient sa tâche : c’est ainsi qu’il a négligé Thucydide et Xénophon, pour se servir d’Éphore, parce que celui-ci avait simplifié les récits de ses prédécesseurs et que d’ailleurs sa nature d’esprit convenait mieux à celle de Diodore.

Ses principales sources semblent avoir été : pour l’histoire primitive de l’Égypte, Hécatée d’Abdère (I, 37, et 46) ; pour celle de la Perse, Ctésias (II, 32 et XVI, 46) ; pour La période mythologique de la Grèce, Denys le Cyclographe (III, 52 et 66) ; pour l’histoire grecque jusqu’à Alexandre, Hérodote (II, 15 et 32 ; XI, 37), Éphore et Théopompe, qu’il cite fréquemment, Anaximène de Lampsaque (XV, 76 et 89), Callisthène (XIV, 117) ; pour celle d’Alexandre, Clitarque (II, 7, 3) ; Pour La période des Diadoques, Douris de Samos (XV, 60). L’histoire de la Sicile, qui tient une grande place dans son récit, est écrite surtout d’aprés Philistos (XIII, 103 et XV, 89) et Timée (citations fréquentes). Pour celle de Rome, il dépend de Ménodote de Périnthe et de Sosylos d’Ilium (XXVI, 4), de Polybe et de Posidonios. Beaucoup de ces auteurs semblent avoir été suivis par lui pas à pas, le plus souvent abrégés, quelquefois copiés, ou peu s’en faut. Jamais, il ne s’est avisé de remonter au delà, de les contrôler par les monuments, les archives, les inscriptions, ou simplement par un sens ferme de la probabilité. D’un bout à l’autre, sa bibliothèque est donc, non seulement un ouvrage de seconde main, mais presque une série d’extraits, légèrement arrangés. Il est vrai que ce manque même d’originalité lui donne en un certain sens une valeur spéciale, puisqu’elle nous a ainsi conservé une sorte de reproduction de beaucoup d’ouvrages perdus.

Cette manière de faire suffit à dénoter une médiocrité d’esprit, qui apparaît plus vivement encore dans le travail proprement littéraire. Enchaîné à ses auteurs, Diodore n’a pas même su suivre le plan qu’il s’était tracé à lui-même. Après avoir répudié, comme on l’a vu, la méthode annalistique, qui morcelle le récit par années, il y revient dans une grande partie de son exposé. Comment en serait-il autrement ? Les vues générales qui lui auraient seules permis de constituer dans l’histoire universelle des groupes de faits vraiment homogènes, il ne les a pas. Nulle idée du progrès ou de la décadence des peuples, des causes qui les ont mis en contact les uns avec les autres, des emprunts qu’ils ont pu se faire mutuellement, ni de la marche de la civilisation. La constitution des grands empires, le développement de la puissance romaine, en un mot les faits dominants qui englobaient tous les autres, ne semblent pas l’avoir frappé. Il n’a point de philosophie. Il est vrai qu’il voit partout l’action de la providence ; mais cette action, telle qu’il la conçoit, se réduit à une puérile distribution de récompenses et de peines. Du reste, il n’est ni homme d’État, ni homme de guerre. Même l’histoire des lettres et des arts, à laquelle il a eu la bonne idée de faire une place çà et là, est étrangement traitée par lui, selon le hasard de ses informations : il parle de Philoxène et de Timothée (XIV, 46), et il a raison ; mais il ne nomme pas Euripide, et il ne mentionne Eschyle qu’à propos de son frère.

Comme écrivain, son principal mérite est d’être clair. Il écrit avec une facilité banale, dans une langue sans couleur[19]. Sans cesse, il se sert des mots abstraits et vagues qui remplaçaient alors dans l’usage les manières de dire précises et vivantes d’autrefois. Dans l’exposé des faits, il est plutôt sec ; dans ses préfaces, lorsqu’il énonce des considérations générales, il n’est pas exempt d’emphase. Louons-le du moins de n’avoir pas abusé des harangues (XX, 1).

En somme, Diodore nous fait sentir très vivement à quel point la littérature grecque avait alors besoin de se relever par le sentiment de l’art. Ce sentiment est chez lui aussi faible que possible ; il n’était pas plus fort chez la grande majorité de ses compatriotes. Mais une réaction commençait à sc dessiner ; et nous avons maintenant à en suivre le développement, d’abord lent et obscur, puis rapide et décisif.

II

On a vu combien l’art d’écrire avait été négligé par les philosophes et par un certain nombre d’historiens dans la fin de la période précédente, et d’autre part quelle fâcheuse tendance se manifestait dans la rhétorique d’alors. L’éloquence dite Asiatique avait paru quelque temps devoir prédominer dans tout le monde grec, et on l’avait vue, à Rome même, se faire accueillir d’un certain nombre d’orateurs, préoccupés de suivre la mode. Mais, en général, le bon sens romain avait résisté. En résistant, il rendit aux Grecs le service de leur ouvrir les yeux sur leurs propres ridicules. Dès les dernières années de la République, la réaction est manifeste, et elle s’accentue, d’une manière décisive, dans les premières années de l’Empire.

Cicéron, un des maîtres du goût romain, avait éloquemment recommandé, dans un grand nombre de ses ouvrages, l’étude des meilleurs écrivains classiques et décrié le mauvais goût contemporain. Sénèque le père, dans ses Controverses, atteste que l’opinion des écoles, au temps d’Auguste, opposait à la frivolité prétentieuse de la déclamation grecque la vigueur plus saine de la déclamation latine[20]. De tels jugements devaient rappeler les Grecs à eux-mêmes : leurs propres témoignages nous apprennent que cette influence fut efficace[21].


Si les études proprement grammaticales ne semblent pas avoir eu d’action bien marquée sur cette renaissance du goût littéraire, elles y contribuèrent du moins indirectement en perpétuant l’étude des auteurs classiques. Toutefois, elles n’eurent pas assez d’éclat sous le règne d’Auguste et de ses premiers successeurs pour que nous puissions nous y arrêter longtemps. Nous n’en dirons que quelques mots.

C’est toujours entre Rome et Alexandrie qu’elles continuent alors à se partager. Presque tous les grammairiens de ce temps, comme ceux de la précédente génération, procèdent d’Aristarque et se proposent de continuer ses travaux. Ce sont, comme lui, des critiques et des commentateurs. Ils s’attachent, comme lui, aux textes classiques, particulièrement à ceux des poètes, et de préférence à Homère. Accessoirement, ils s’occupent aussi de travaux plus généraux sur la langue, et déjà quelques-uns d’entre eux cherchent à établir l’usage attique, sans être toutefois dominés encore par les préoccupations de purisme qui prévaudront un peu plus tard. Quant à la théorie grammaticale, ils semblent se soucier médiocrement de la faire progresser : elle restera jusqu’au temps d’Apollonios Dyscole ce que Denys le Thrace l’avait faite.

Beaucoup de ces grammairiens ne peuvent être ici que mentionnés en passant : tels Apollonidès de Nicée, Philoxène d’Alexandrie, Zénon, Polybe, contemporains de Tibère et admis à sa cour, Sotéridas, qui vivait sous Néron, Alexion, Archibios de Leucade, Héracléon, Héraclite de Milet ; tel encore Épaphrodite de Chéronée, qui enseigna à Rome sous les règnes de Néron, Vespasien, Titus et Domitien, et mit à profit les ressources de sa riche bibliothèque pour commenter Homère, Hésiode, Pindare, Callimaque et les poètes comiques[22]. — Quelques autres, sans avoir eu peut-être un mérite supérieur, ont un peu plus d’importance néanmoins, parce que leurs ouvrages nous sont mieux connus. Théon, par exemple, qui probablement tint école de grammaire sous Auguste, doit une certaine notoriété à ses scolies, souvent citées, sur les poètes tragiques et comiques ainsi que sur Apollonios de Rhodes, et à son Lexique de la tragédie et de la comédie. Il semble avoir été un de ceux avec qui commença cette littérature de lexiques spéciaux, qui va se continuer à travers toute la période impériale[23]. — En ce genre, un des plus notables grammairiens des débuts de l’Empire, est Pamphilos d’Alexandrie, un peu postérieur à Théon. Son ouvrage Sur les expressions rares (Περὶ γλωσσῶν ἤτοι λέξεων), immense recueil en 95 livres, était une sorte de monument élevé par l’érudition à la littérature classique ; et nous voyons, en fait, que les philologues des siècles suivants n’ont cessé d’y puiser comme dans un trésor[24]. — Très au dessous de lui, on peut nommer aussi Érotien, qui composa sous Néron un Lexique d’Hippocrate, venu jusqu’à nous[25].

Dans le groupe plus intéressant des commentateurs d’Homère, mentionnons d’abord : Ptolémée d’Ascalon, qui semble avoir vécu et enseigné à Rome au temps de César[26] ; Séleucos, surnommé « l’Homérique », un des grammairiens attitrés de Tibère[27] ; puis les auteurs de Lexiques homériques, Apollonios, fils d’Archibios, Apion, Hérodore. Le Lexique d’Apollonios est venu jusqu’à nous, du moins en abrégé[28] ; celui d’Apion paraît s’être fondu, par suite de remaniements, avec celui d’Hérodore, de façon qu’ils n’ont plus formé qu’un seul ouvrage, souvent cité dans nos scolies[29]. Apion, du reste, s’est plus adonné à l’érudition historique qu’à la grammaire proprement dite, et nous aurons à revenir sur lui un peu plus loin, quand nous parlerons de l’historiographie du premier siècle. — Enfin, il faut surtout distinguer, comme le plus important pour nous des « homéristes » d’alors, Aristonicos d’Alexandrie, probablement contemporain d’Auguste[30]. Sa notoriété lui vient de ses deux traités Sur les signes de l’Iliade et Sur les signes de l’Odyssée (Περὶ σημείων Ἰλ. καὶ Ὀδ.), où il expliquait la signification et la raison d’être des signes qu’Aristarque avait mis en marge des deux poèmes. C’était en réalité un double commentaire, dans lequel les remarques d’Aristarque étaient critiquées et complétées. Les fragments qui nous en restent en attestent encore la valeur[31].

En dehors de ce groupe, mais toujours parmi les auxiliaires de la littérature qui ne sont pas eux-mêmes des littérateurs, on peut nommer encore Héliodore, connu surtout par ses travaux sur la métrique d’Aristophane, bien qu’il se soit, lui aussi, occupé d’Homère[32]. Héliodore a continué, comme métricien, la tradition qui avait commencé avec Aristophane de Byzance et qui allait se continuer jusqu’à Héphestion ; la valeur de cette méthode a été appréciée plus haut.

Tous ces spécialistes ont eu leur rôle et leur mérite. Mais il n’y a parmi eux ni un homme supérieur, ni un novateur, ni un écrivain. Ils n’intéressent l’histoire de la littérature que d’une manière indirecte.


On peut en dire autant des maîtres de rhétorique contemporains.

Lorsque le fils de Cicéron étudiait à Athènes, en 44, il prit des leçons d’éloquence grecque auprès d’un certain Gorgias[33]. Quintilien nous le signale comme l’auteur d’un traité en quatre livres Sur les figures de rhétorique, qui fut traduit en latin et abrégé par Rutilius Lupus[34]. L’original est perdu, mais l’abrégé nous reste[35] ; il suffit à nous montrer que Gorgias était un Attique décidé et qu’il faisait étudier l’art de la parole d’après les œuvres des grands orateurs du ive siècle.

Plus célèbres que lui furent les deux rhéteurs Apollodore de Pergame et Théodore de Gadara, qui fondèrent les deux écoles rivales des Apollodoréens et des Théodoréens[36]. Apollodore donnait des leçons au jeune Octave à Apollonie d’Épire, en 44, lorsque celui-ci fut rappelé à Rome par le meurtre de César. Théodore, notablement plus jeune, enseignait encore à Rhodes, quarante ans plus tard, au temps où Tibère, irrité contre Auguste, s’y retira dans une sorte d’exil volontaire. Apollodore, d’après Quintilien, avait écrit un Traité de Rhétorique, dédié à Matius ; ses préceptes furent exposés en grec, sans doute sous une forme plus développée, par Atticus. Les œuvres de Théodore étaient plus nombreuses[37]. La plus intéressante à noter ici est son livre perdu Sur la puissance de l’orateur. Son principal disciple fut un certain Hermagoras, que quelques contemporains de Quintilien avaient encore pu connaitre[38], et qui ne doit pas être confondu avec le premier Hermagoras, dont il a été question plus haut.

Les discussions des Apollodoréens et des Théodoréens ont rempli et passionné les écoles de rhétorique grecque pendant tout le premier siècle de notre ère et au delà. Bien qu’il soit impossible aujourd’hui de formuler avec une précision absolue les doctrines des deux sectes rivales, il apparaît assez clairement que le différend portait sur la valeur des règles et des classifications. Les Apollodoréens, héritiers peut-être de l’esprit rigoriste et stoïcien des grammairiens de Pergame, considéraient la rhétorique comme un art immuable, et ils n’admettaient pas qu’on dérogeât à ses préceptes traditionnels ni qu’on prétendît se mettre à l’aise avec ses divisions ou sa nomenclature. Les Théodoréens, plus libres d’esprit, moins doctrinaires, concevaient une rhétorique plus souple, plus changeante, obéissant à l’expérience et se modifiant avec les circonstances. Il ne paraît guère douteux aujourd’hui qu’ils ne fussent en cela beaucoup plus près de la vérité[39].

Mais deux hommes surtout, en ce temps, eurent le mérite de dégager déjà la critique littéraire de l’enseignement purement technique et de la mettre au service d’un goût passionné pour les belles œuvres classiques. Ce furent Denys d’Halicarnasse et Cécilius.

III

Denys, né à Halicarnasse et fils d’un certain Alexandre, vint à Rome en l’an 30, après la fin des guerres civiles[40]. Probablement jeune encore en ce temps, il y apprit le latin, étendit ses connaissances en tout genre, et se mit par là en état de profiter du séjour qu’il comptait y faire[41]. Ce séjour semble s’être prolongé autant que sa vie. En tout cas, il durait depuis vingt-deux ans, lorsque Denys, en l’an 8 avant J.-C., écrivait la préface de son Histoire primitive de Rome ; et la façon dont il s’y exprime montre assez que, peu à peu, il s’était attaché de cœur à sa nouvelle patrie[42]. La vie semble en effet lui avoir été agréable dans le milieu où il avait été transporté. Très laborieux, il trouvait à Rome des ressources abondantes el précieuses pour composer la grande histoire qui fut son œuvre de prédilection. En outre, il s’y était fait une société selon ses goûts : un certain nombre de Grecs savants et lettrés, maîtres de rhétorique ou simples amateurs, Cécilius, qu’il appelle son « très cher ami »[43], Zénon, qui peut-être le mit e n relations avec Cn. Pompée[44], Démétrius, à qui est dédié son Traité de l’imitation[45], Ammacos surtout, probablement son premier protecteur, esprit ouvert et curieux ; qui s’intéressait à toutes les questions littéraires[46] ; puis, quelques Romains de moyenne condition, tels que Cn. Pompée, sans doute un affranchi lettré sorti de la maison du grand Pompée ; enfin, plusieurs membres de l’aristocratie, Rufus Melitius, dont le jeune fils fut son élève, Q. Aelius Tubero, l’historien, d’autres encore. Rien ne prouve que Denys ait tenu école de grammaire ou de rhétorique, à proprement parler : les seules allusions de ses écrits qui pourraient le faire croire semblent se rapporter plutôt à un enseignement privé ; c’est ainsi qu’il donnait au jeune Rufus Melitius des leçons quotidiennes de littérature, lisant et étudiant avec lui les grands écrivains grecs, poètes ou prosateurs[47].

Dans ce cercle intelligent, on causait littérature ; et Denys, avec son érudition, ses lectures variées, son goût juste et ses qualités critiques, y était fort écouté. Beaucoup de ses écrits naquirent de ces conversations. Les uns sont des consultations littéraires, adressées à quelques amis absents ; d’autres sont des explications, à propos de tel ou tel point débattu et resté douteux ; le plus petit nombre seulement consiste en de véritables traités, composés à loisir. Quels qu’ils soient, tous ont cet intérêt, de nous représenter très fidèlement la vie intellectuelle de cette petite société érudite, pédante et batailleuse, qui, après tout, ne doit pas être considérée comme un élément sans importance dans la grande société romaine du temps.

L’horizon des idées y était étroit, comme il l’est naturellement dans les écoles qui n’ont point d’ouverture sur la rue. Les grandes choses du monde touchaient médiocrement ces petits professeurs grecs. Ils vivaient en dehors de la vie réelle, dans leurs livres ; et il leur manquait à tous cette largeur de vues, cette liberté d’esprit, cette faculté de juger de la valeur réelle des choses, qui ne se forment que par une ample expérience de l’humanité. Nulle philosophie en eux, ni spontanée, ni acquise. Un dogmatisme médiocrement intelligent, et des passions de bibliothécaires. Vivant sur le passé, habitués à commenter des textes et à les critiquer devant des élèves, exclusifs dans leurs admirations, entêtés dans leurs jugements, ils se querellaient tous les jours sur des questions de goût, qu’ils interprétaient petitement. Une exagération provoquait une exagération contraire : les uns ne juraient que par Platon, les autres lui en voulaient furieusement de ce qu’il n’avait pas écrit comme Lysias ; quelques-uns faisaient de Thucydide le modèle même de l’histoire, et d’autres au contraire se scandalisaient de sa subtilité puissante et même de son admirable sens de la vérité[48]. Tous ces partis-pris se heurtaient, se chamaillaient, s’évertuaient à s’accabler mutuellement sous une grêle de citations, qu’on prenait à pleines mains dans les commentaires, accumulés depuis deux ou trois siècles par les grammairiens. Car l’érudition de ces lettrés querelleurs semble avoir été souvent une érudition d’emprunt. Grands lecteurs d’un petit nombre de livres, où ils enfermaient leur idéal, il est bien probable qu’ils relisaient rarement ceux qu’ils décriaient.

Denys n’était pas une nature assez puissante ni assez personnelle pour réagir bien vivement contre l’influence de ce milieu. Ce qu’il faut dire en sa faveur, c’est qu’il y avait apporté une sincérité, une modération et une honnêteté naturelles, que le mauvais exemple ne réussit pas à pervertir complètement. Conservateur et profondément classique, par tempérament et par éducation, c’était une peine pour lui que d’avoir à toucher aux réputations établies[49]. Le malheur était que, malgré cela, il ne réussissait pas à se détacher assez des préjugés ambiants pour étudier avec liberté les grands auteurs qui ne répondaient pas à son idéal. Frappé de ce qu’il croyait voir de défectueux en eux, il se sentait tenu en conscience de le dire, « car la première chose, écrivait-il, c’est de ne pas tromper volontairement et de ne pas souiller sa conscience[50]. » Le critique à ses yeux avait en effet charge d’âmes ; c’était son rôle que de prévenir une imitation irréfléchie qui aurait altéré le goût[51]. Voilà comment il s’autorisait lui-même dans ses partis pris et se croyait obligé de les soutenir, sans ménagements et sans compromis.

Les Études sur les anciens orateurs (Περὶ τῶν ἀρχαίων ῥητόρων ὑπομνηματισμοί) semblent être le plus ancien des écrits de Denys qui soient venus jusqu’à nous[52]. La préface, écrite avec une ardeur où se trahit encore la jeuesse, est une sorte de manifeste contre la rhétorique asiatique : on y sent la passion d’un homme qui entre pour la première fois dans la lutte. D’ailleurs, il ne s’agit pour lui que d’achever la victoire, car il considère l’ennemi comme déjà vaincu. Le meilleur moyen de l’accabler, c’est de mieux faire connaître les vrais modèles. Dans ce dessein, Denys choisit six grands orateurs, qu’il répartit en deux groupes : première génération, Lysias, Isocrate, Isée ; seconde génération, Démosthène, Hypéride, Eschine. Nous ne possédons que la première partie, mais la seconde fut certainement écrite et publiée[53]. Dans les trois études conservées, le plan suivi par l’auteur est uniforme : d’abord, une esquisse de la vie de l’orateur ; puis les caractères distinctifs de son style (ὁ λεκτικὸς χαρακτήρ) ; ensuite ceux qui touchent à la composition et à la manière de traiter les diverses parties du discours (ὁ πραγματικὸς χαρακτήρ)[54] ; enfin un choix de morceaux, donnés comme exemples à l’appui des jugements émis. L’étude sur Lysias est particulièrement intéressante et tout à fait propre à faire apprécier le sens critique et le bon goût de Denys.

Le Dinarque est indépendant du précédent ouvrage, mais s’y rattache pourtant par le dessein et a dû le suivre d’assez près. L’auteur veut compléter sa première série d’études (c. 1). Toutefois, sa méthode est un peu différente, en raison même du sujet. Dans les Observations sur les anciens orateurs, Denys était préoccupé principalement de dire ce qu’il fallait admirer et imiter chez ses auteurs : ici, l’authenticité de beaucoup de discours attribués à Dinarque étant douteuse, il s’attache à bien établir les caractères qui permettront à ses lecteurs de reconnaître ce qui est de lui.

On peut rapprocher de ces écrits la Première lettre à Ammæos, dont la date est incertaine. C’est une simple discussion de chronologie, provoquée par un incident de dispute littéraire. Un philosophe péripatéticien s’était fait fort, en présence d’Ammæos, de démontrer que Démosthène devait son éloquence aux préceptes d’Aristote. Indigné, Denys le réfute, en établissant que tous les grands discours de Démosthène sont antérieurs à la publication de la Rhétorique. Sa réfutation, fondée sur les témoignages des historiens, est un document capital pour le classement chronologique de ces discours.

Le Traité de l’arrangement des mots (Περὶ συνθέσεως ὀνομάτων), œuvre de la maturité de l’auteur[55], est aussi le plus remarquable de ses écrits. Cette fois, l’auteur s’en prend à tous ceux qui font peu de cas du style, à tous les tenants de la littérature négligée. Pour les combattre, il médite deux traités, qui embrasseront toute la doctrine du style, telle qu’elle avait été constituée depuis Aristote et Théophraste : le premier, sur le choix des mots (ἐκλογὴ ὀνομάτων) ; le second, sur la manière de les arranger dans la phrase (σύνθεσις ὀνομάτων). Il commence par le second, qu’il dédie à son jeune élève, Rufus Melitius, pour son jour de naissance, et c’est le seul qu’il semble avoir rédigé. Dans une première partie (c. 1-20), il montre, par des exemples frappants, l’importance de l’arrangement des mots ; puis, il en étudie les secrets, sans dédaigner d’entrer dans des détails minutieux sur la structure des membres de phrase, sur l’accent et sur le rythme. Une seconde partie (c. 21-24), est consacrée à la distinction des trois genres d’arrangement, d’où résulte le caractère général du style : l’arrangement sévère (αὐστηρὰ σύνθεσις), l’arrangement brillant ou fleuri (γλαφυρά ou ἀνθηρά), et l’arrangement moyen (κοινή)[56]. Enfin, dans une dernière partie (c. 25 — fin), l’auteur étudie les rapports entre la poésie et la prose, relativement à l’arrangement des mots. Plein de renseignements techniques, l’ouvrage, dans son ensemble, se recommande à quiconque veut faire une étude précise du style des écrivains grecs. Il renferme en outre un grand nombre de citations, qui nous ont conservé plusieurs fragments précieux[57].

L’étude Sur la force du style de Démosthène (Περὶ τῆς λεκτικῆς Δημοσθένους δεινότητος), dédiée à Ammæos, est postérieure au Περὶ συνθέσεως ; (cité aux ch. chapitres 49 et 50). Une lacune au début est probablement la cause de certaines difficultés critiques qui ne laissent pas que d’être embarrassantes. L’ouvrage semble avoir fait partie des Études sur les anciens orateurs ; car Denys lui-même, dans des écrits postérieurs, le cite sous ce titre général[58]. D’autre part, il diffère absolument, quant au plan, des études sur Lysias, Isée et Isocrate : c’est un travail bien plus largement conçu, qui comporte de nombreuses comparaisons, et qui devait être complété par une autre étude, de même ampleur probablement, Sur les idées et la composition dans Démosthène (Περὶ τῆς πραγματικῆς Δημοσθένους δεινότητος)[59]. Il est difficile de croire que deux morceaux aussi développés n’aient été que des chapitres de l’ouvrage sur les orateurs. En outre, l’auteur renvoie lui-même à un autre écrit de lui sur Démosthène, où était discutée l’authenticité des discours qu’on lui attribuait[60] ; c’est celui-là, semble-t-il, qui devait faire suite et pendant aux études sur Lysias, Isée et Isocrate. Ces difficultés se résolvent, je crois, assez simplement, si l’on admet que le Traité sur le style de Démosthène est un remaniement du chapitre des Anciens orateurs relatif à Démosthène. Denys expliquait sans doute, dans la préface aujourd’hui perdue, quels motifs l’amenaient à retoucher cette ancienne étude pour lui donner de nouveaux développements. Ces motifs, nous les devinons en partie. Il a voulu entrer plus avant dans l’étude de l’art de Démosthène, faire mieux ressortir par des comparaisons sa supériorité sur tous les autres prosateurs, et en particulier sur Thucydide et Platon, qui avaient l’un et l’autre leurs admirateurs exclusifs. Dans ces développements nouveaux, il a profité des théories sur le style qu’il venait d’exposer dans le traité de l’Arrangement des mots. Nous y retrouvons les qualités critiques de l’auteur ; mais le jugement sur Platon dénote une sévérité étroite, due à d’étranges préjugés de rhéteur. Nous savons par le Traité du sublime (c. 32, 8), que Cécilius, l’ami de Denys, était un « ennemi » de Platon. Denys, lui, proteste de son admiration pour le génie du grand philosophe et même pour son talent d’écrivain ; ce qui n’empêche pas qu’il ne comprend ni son ironie charmante, ni sa fantaisie, ni la souplesse ondoyante de son style.

C’est ce jugement sur Platon qui a motivé la Lettre à Cn. Pompée. Denys y répond à une lettre de Pompée, qui s’était étonné de ses critiques ; il les maintient en les expliquant, et, malgré ses protestations, il les aggrave par là même. Dans la seconde partie de la même lettre (à partir du ch. 3), il expose le plan de son Traité de l’imitation, auquel il travaillait alors, et cite par avance de nombreux extraits de la seconde partie.

Ce traité de l’Imitation (περὶ Μιμήσεως), presque entièrement perdu, dut paraître peu de temps après. C’était en quelque sorte le résumé de tout l’enseignement de Denys. L’imitation méthodique des grands écrivains était, avant lui déjà, une des trois parties cataloguées de l’éducation de l’orateur[61] ; mais il s’était appliqué plus que personne à l’éclairer par des jugements réfléchis : toute sa critique tendait principalement à distinguer ce qu’il fallait imiter en chaque auteur. L’ouvrage, d’après ce qu’il nous apprend lui-même[62], comprenait trois parties. — La première traitait de l’imitation en général : c’était donc une sorte d’introduction théorique, dont il nous reste à peine quelques lignes : le chapitre de Quintilien Sur l’imitation (l. X, c. 2) peut nous donner une idée des questions qui s’y trouvaient débattues. — La seconde partie, probablement beaucoup plus étendue, énumérait les auteurs qui doivent être imités, en donnant une appréciation résumée des principaux caractères de chacun d’eux. Nous en avons encore la préface et deux séries de jugements. Les uns sont cités par Denys lui-même dans sa Lettre à Pompée ; ils nous ont été ainsi conservés textuellement et dans toute leur étendue ; ce sont les jugements sur Hérodote, Thucydide, Xénophon, Philistos et Théopompe, c’est-à-dire sur quelques-uns des principaux historiens. Les autres, abrégés nous ne savons par qui, et réduits parfois à l’état de simples formules, nous sont parvenus avec la préface comme un ouvrage distinct, sous le titre de Jugements sur les anciens (Ἀρχαίων κρίσις). Quintilien, en composant le chapitre premier de son Xe livre, avait sous les yeux le texte complet de Denys, qu’il a suivi de près et quelquefois traduit. — La troisième partie de l’ouvrage traitait de la manière d’imiter (πῶς δεῖ μιμεῖσθαι) ; il ne nous en reste rien.

L’écrit Sur le caractère de Thucydide (Περὶ τοῦ Θουκυδίδου χαρακτατῆρος) fut adressé à Q. Ælius Tubero, sur sa demande, pour motiver d’une manière plus complète les jugements déjà portés sur Thucydide dans l’étude Sur le style de Démosthène et dans le traité de l’Imitation[63]. Aucun ouvrage ne montre mieux les graves défauts de la critique de Denys, à côté de ses qualités. Non seulement les reproches essentiels qu’il fait à Thucydide dénotent une inintelligence absolue du vrai rôle de l’historien et de ses devoirs, mais la manière même dont il juge son style trahit une critique trop peu habituée à tenir compte des temps.

À cet écrit se rattache, de la manière la plus étroite, la Seconde lettre à Ammæos, sur les particularités de Thucydide (Περὶ τῶν Θουκυδίδου ἰδιωμάτων). L’auteur y reprend en son entier un des passages principaux de l’écrit précédent, et, pour répondre à un désir d’Ammæos, il le justifie par des citations. C’est donc en quelque sorte une « leçon » écrite, et c’est ce que Denys indique lui-même en nous prévenant qu’il donne ici à la critique la forme « scolastique », au lieu de la forme « épidictique » (c. 4, fin). Rien ne nous fait mieux voir, d’ailleurs, combien ses jugements étaient estimés dans le cercle de ses amis, et combien on tenait à le faire expliquer en détail sur certaines hardiesses.

Outre ces écrits, venus jusqu’à nous, Denys en avait composé d’autres du même genre, qui se sont perdus. Il cite par exemple (Caract. de Thucydide, c. 2) un traité Sur la philosophie politique, dans lequel il semble avoir opposé la philosophie des orateurs, celle qui est l’aliment naturel de l’éloquence, à la philosophie des écoles, réservée aux gens du métier, et dont il faisait sans doute peu de cas. Çà et là, il annonce des ouvrages en projet ou en préparation, qui peut-être n’ont pas tous été réellement écrits[64]. Le traité Sur le choix des mots, qui est annoncé dans le Περὶ συνθέσεως, a dû être achevé et publié, car il est cité par le scoliaste d’Hermogène[65]. Quintilien (IX, 89), paraît faire allusion à un écrit spécial Sur les Figures. Enfin, il n’est pas impossible que Denys eût composé une Rhétorique[66] ; mais celle que nous possédons sous son nom n’est qu’un assemblage tout artificiel de morceaux de différents âges, dont aucun peut-être ne provient réellement de lui[67].

Il ressort de cette simple énumération que Denys, tout en écrivant beaucoup, n’a jamais su concentrer sa doctrine ni réunir ses observations dans une grande œuvre de théorie littéraire ou de critique, comparable par exemple à l’Institution oratoire de Quintilien. Son Traité de l’imitation, aujourd’hui perdu, semble avoir été ce qu’il composa en ce genre de plus considérable. Ses au- tres écrits ne sont que des études isolées, qui tournent autour des mêmes idées, plutôt qu’elles ne développent une doctrine suivie et personnelle.

Comme théoricien de l’art d’écrire et comme critique, Denys procède de tous ses devanciers, des érudits d’Alexandrie et de Pergame, et aussi des philosophes péripatéticiens. Il a pris aux premiers, outre un grand nombre d’observations de détail[68], les méthodes même de la critique d’authenticité ; aux seconds, leur nomenclature technique et les idées qui s’y rattachaient. Mais, en remontant jusqu’à Aristote et à Théophraste, dont il dut particulièrement mettre à profit les études sur le style, il a donné peut-être à la critique, — autant du moins que nous pouvons en juger aujourd’hui — plus de valeur littéraire. Comme les péripatéticiens, il entrevoit l’importance de l’histoire dans l’appréciation des écrivains et de leurs relations mutuelles ; il fixe des dates, il distingue des âges successifs ; mais, pas plus qu’eux, il ne sait tirer parti de ses connaissances historiques pour étudier dans le détail les transformations morales de chaque auteur, les progrès ou le déclin de son talent, pour le remettre dans son milieu, pour rechercher ce que son œuvre a dû aux circonstances. La psychologie d’ailleurs ne lui fait pas moins défaut que l’histoire. Jamais il ne songe à chercher l’homme dans l’écrivain, encore moins à expliquer l’un par l’autre. Par suite, sa critique reste sèche et scolastique : chaque genre a pour lui des règles (κανόνες)[69] et comporte un certain nombre de qualités, les unes nécessaires, les autres simplement utiles ou agréables, qui sont cataloguées dans sa tête, comme elles l’étaient dans les traités spéciaux. Étudier un écrivain, de la façon qu’il l’entend, c’est donc se poser à son sujet une série de questions, arrêtées d’avance et toujours les mêmes ; c’est dresser son signalement suivant un formulaire, qu’il s’agit simplement de remplir. Comment ce procédé monotone se prêterait-il à une étude vraiment vivante des esprits ? C’est d’ailleurs, il faut le reconnaître, celui de toute la critique ancienne, de Cicéron en particulier[70]. Mais Cicéron atténue les défauts de sa méthode par la largeur de son plan, par la force de ses idées générales, par sa connaissance des hommes, par sa finesse et son éloquence naturelles. Denys, au contraire, les rend souvent plus sensibles par un dogmatisme raide, qui sent l’école, et par une certaine étroitesse de vues, que sa sincérité un peu âpre fait encore ressortir.

Admirateur passionné de Démosthène, il le considère volontiers comme la règle même du style oratoire. C’est de lui qu’on doit apprendre le choix des mots et l’art de les assembler[71]. Jugement fondamental en quelque sorte, sur lequel reposent tous ses jugements particuliers. Et non seulement cette superstition d’un orateur unique l’empêche d’être juste pour les autres, mais elle nuit même à l’appréciation qu’il fait de celui-là. Ses vues sur Démosthène, dominées par son parti pris, manquent de variété, et par conséquent aussi d’un certain degré de vérité. Il semble, à l’entendre, que le génie du grand orateur soit fait surtout d’une combinaison étonnante de petits calculs et d’une prodigieuse série de réussites partielles. Ainsi, ce qui nous frappe le plus en lui, c’est-à-dire la vie, le mouvement, la puissance de la dialectique, sensibles jusque dans les moindres détails de la phrase, voilà justement ce que Denys fait le moins ressortir.

Ces défauts, il faut l’avouer, sont de nature à rebuter un lecteur moderne. Mais il ne semble pas qu’ils aient été aperçus de même par les contemporains, ni, à plus forte raison, par les rhéteurs des âges suivants. Les uns et les autres appréciaient avec raison l’érudition de Denys, la justesse de son esprit, sa finesse dans le discernement des ressemblances et des différences, la solidité de sa doctrine, son goût dans le choix des exemples. De plus, ils se sentaient touchés, comme nous et plus que nous, par la vivacité de ses admirations, par cette sorte de foi communicative, qui faisait de lui le défenseur des traditions classiques. Ainsi s’explique la grande autorité dont il semble avoir joui dans son milieu et qui s’est perpétuée ensuite dans les écoles[72]. Quant à son influence immédiate, qu’il ne faut pas exagérer, elle fut certainement utile. Il contribua, pour une certaine part, à cette amélioration générale du goût et à cette sorte de restauration du souci de bien écrire, qui se manifesta alors dans le monde grec[73].

IV

Persuadé qu’il possédait à fond les secrets du style, Denys eut l’ambition de les mettre en pratique dans une composition historique de longue haleine. Ce fut sans doute la raison principale qui lui fit écrire son grand ouvrage intitulé Antiquité romaine (Ῥωμαϊκή ἀρχαιολογία), c’est-à-dire Histoire primitive de Rome.

L’histoire de Rome était devenue, par suite des événements qui avaient changé la face du monde, le plus grand et le plus beau sujet historique qu’il y eut alors. D’autres Grecs, comme on l’a vu, avaient déjà raconté, depuis un siècle et demi, la série de victoires qui, à partir des guerres puniques, avaient fait du peuple romain le maitre du monde. Mais l’histoire des premiers siècles, si curieuse, si riche d’enseignements, si nécessaire à l’intelligence des temps ultérieurs, aucun d’entre eux encore ne l’avait retracée en détail[74]. Denys comprit qu’il y avait là matière à une grande œuvre, et il crut pouvoir l’accomplir.

Le plan qu’il conçut était aussi large que possible. Partant de la fondation de Rome, son récit s’élendait jusqu’à la première guerre punique, c’est-à-dire jusqu’au temps où commençait celui de Polybe[75]. Il embrassait donc cinq siècles ; et, dans cette longue période, l’auteur se proposait de mener de front l’histoire des institutions et des mœurs avec celle des guerres et des traités. Il voulait que son ouvrage fût utile aussi bien aux hommes d’État qu’aux hommes de guerre, et qu’il fournit en outre une lecture pleine d’intérêt à tous les esprits curieux[76].

Pénétré de l’importance de sa tâche, Denys, malgré ses préoccupations littéraires, voulut s’y appliquer sérieusement. De l’an 30 à l’an 8 avant notre ère, il fut à l’œuvre constamment pour réunir ses informations, les comparer et enfin les faire passer dans son récit[77]. Il déclare lui-même qu’il a lu et extrait les annalistes romains les plus renommés, Caton, Fabius Pictor, Valérius d’Antium, Licinius Macer, les Ælius et les Gellius, les Calpurnius, et beaucoup d’autres[78] ; et en effet, toute la substance historique de l’ouvrage de Denys est empruntée à leurs écrits. Il a, par là même, une valeur documentaire incontestable, puisqu’il nous a conservé, plus complètement que Tite-Live, une foule de témoignages précieux, qui représentent les traditions romaines, telles qu’elles s’étaient conservées ou créées peu à peu. Seulement, s’il a fait preuve d’exactitude dans ce travail, il n’en a pas moins manqué des qualités de jugement qui lui étaient indispensables pour le mener à bien. Rien chez lui de cette intelligence vive et intuitive qui aurait pu suppléer en quelque mesure à l’absence d’une véritable méthode critique. Il rapporte les vieilles fables, sans y croire, il est vrai, mais sans se montrer capable de deviner ce qu’elles contiennent de réalité. Les combinaisons mythiques qui plaisent à son patriotisme rencontrent chez lui une indulgence puérile : il ne veut pas douter que les Romains ne soient les descendants d’anciens colons grecs établis dans le Latium. Nulle recherche personnelle sur ces questions d’origine ; suivant pas à pas les vieux annalistes, il refait leur récit à sa manière, sans avoir plus qu’eux le sens exact de l’évolution naturelle des choses. Ses exposés de mœurs et d’institutions, clairs et bien composés, sont sans profondeur et sans cohésion. Incapable de profiter des exemples de Polybe, il se montre aussi dénué qu’on peut l’être de philosophie politique et de vues originales, dans une entreprise qui ne pouvait s’en passer. Sa chronologie même, fondée sur le synchronisme des consuls de Rome et des archontes d’Athènes, prouve qu’il n’a pas aperçu les difficultés de sa tâche ou qu’il se les est dissimulées volontairement. On a l’impression, en le lisant, qu’il n’a jamais eu le sens de la vérité historique : satisfait des recherches faciles, qui ne demandaient que des lectures, il s’est arrêté devant celles qui auraient exigé un effort personnel, et il s’est satisfait lui-même avec des combinaisons spécieuses, d’une justesse purement apparente, capables de tromper seulement des regards peu attentifs.

Ces graves défauts sont bien loin d’ailleurs d’être compensés, comme chez Tite-Live, par le mérite littéraire. Le récit de Denys, correct et médiocre, semble une série d’amplifications, tantôt narratives, tantôt oratoires, composées selon les règles de l’école. Ce qui y manque le plus, c’est un accent personnel quelconque. Jamais rien qui ressorte, qui saisisse, qui émeuve ou qui fasse penser. Tout, dans cette longue composition monotone, est dit du même ton, tous les personnages y tiennent le même genre de discours, toutes les scènes y ont même couleur. En vain, on y chercherait quelque chose de romain. L’auteur ne semble pas s’intéresser avec force à la croissance de ce peuple, qu’il admire assurément, mais auquel il est si étranger par le caractère. D’ailleurs, comme il ne se rend pas compte des causes profondes de cette croissance, il ne sait pas en marquer les grandes phases. Nulle part l’organisation de la famille, celle de la cité, celle de la religion ne sont mises en relief comme des faits de première importance. Nulle part n’apparaît la continuité de la politique, personnifiée dans le sénat. Le lecteur suit mollement le cours du temps, assistant à un défilé d’événements que n’enchaîne aucun lien intime ; il n’a pour guide, dans ce long voyage monotone à travers les siècles, qu’un honnête professeur de rhétorique, homme simple et pieux, dont toute la philosophie consiste en une croyance banale à une providence sans desseins, qui châtie ou qui récompense de temps en temps, mais qui ne conduit rien. Ses préférences politiques, s’il en a, sont discrètes. Il aime une aristocratie sage, une démocratie tempérée, une liberté qui se modère, une autorité qui se contient, comme il aime le bon goût en littérature ; ce qui revient à dire qu’il n’aime rien fortement. Il n’y a ni passion dans son cœur, ni saveur dans son récit[79].

V

Ami de Denys et appartenant à la même société, Cécilius aurait mérité sans doute, lui aussi, d’être distingué par la postérité entre les critiques du temps d’Auguste, si ses œuvres étaient parvenues jusqu’à nous[80].

Tout ce que nous savons de sa vie, c’est qu’il naquit à Calé-Acté en Sicile, peut-être de parents juifs et esclaves ; qu’il s’appela d’abord Archagathos ; qu’il vint ensuite à Rome, qu’il y professa la rhétorique grecque sous Auguste, et qu’il fut lié d’amitié avec Denys[81]. Si incomplets que soient ces renseignements, ils nous permettent au moins de replacer Cécilius dans son milieu, puisqu’ils nous le représentent comme un membre actif de la petite société littéraire que nous avons décrite plus haut. D’ailleurs, nul plus que lui ne manifesta le tour d’esprit et de caractère qui était propre à cette société. Ses passions de critique étaient singulièrement vives, et elles lui dictaient parfois d’étranges jugements. « Il aimait Lysias plus que lui-même, nous dit l’auteur du Traité du sublime, mais il détestait Platon plus encore qu’il n’aimait Lysias[82]. » Voilà un trait qui définit un homme. Au demeurant, plus lettré qu’aucun autre, et, autant qu’on peut en juger, supérieur à Denys en hardiesse et en variété d’aperçus[83].

Comme critique, Cécilius semble avoir pris à tâche de faire connaître, d’expliquer, de louer et d’enseigner l’atticisme. Il avait signalé les mérites de la langue attique dans une sorte de lexique raisonné (Ἐκλογὴ λέξων κατὰ στοιχεῖον), qui semble avoir porté aussi le titre de Καλλιρρημοσύνη[84]. Sa grande passion pour Lysias et sa haine de Platon pourraient faire craindre, il est vrai, qu’il n’ait compris l’atticisme d’une manière étroite, à la façon de Licinius Calvus et de Brutus. Mais il faut remarquer qu’une certaine malveillance à l’égard de Platon était alors chose commune chez tous les rhéteurs ; rivaux des philosophes dans l’éducation, il leur était désagréable qu’on leur proposât, comme modèle d’écrivain, un philosophe. Et quant à Lysias, tout en l’aimant avec une sorte de prédilection, Cécilius pouvait ne pas méconnaître en quoi il était resté inférieur aux orateurs de la génération suivante. Ce qui doit faire croire qu’il pensait ainsi, c’est qu’il s’occupa dans ses écrits, non de lui spécialement, mais de tous les orateurs attiques, et plus particulièrement même de Démosthène. Dans un traité Sur les dix orateurs attiques (Περὶ τοῦ χαρακτῆρος τῶν δέκα ῥητόρων), il avait dû essayer de noter avec précision, selon la méthode que nous avons vue appliquée aussi par Denys, les caractères distinctifs de chacun d’eux[85]. Dans un autre, plus synthétique, il essayait de dégager la définition même de l’atticisme, et il opposait l’éloquence attique à l’éloquence asiatique (Τίνι διαφέρει ὁ ἀττικὸς ζῆλος τοῦ Ἀσιανοῦ). Peut-être, suivant une ingénieuse conjecture, était-ce là encore le sujet de son écrit contre les Phrygiens (Κατὰ Φρυγῶν), où il aurait donné à sa doctrine la forme d’une sorte d’invective contre les orateurs de l’Asie[86].

Démosthène devait naturellement tenir sa place dans ces écrits. Mais, de plus, Cécilius lui avait consacré plusieurs études spéciales. L’une avait pour objet de discerner, entre les discours qui portaient son nom, ceux qui étaient authentiques et ceux qui ne l’étaient pas (Περὶ Δημοσθένους, ποῖοι αὐτοῦ γνήσιοι λόγοι καὶ ποῖοι νόθοι). Une autre était une comparaison développée entre lui et Eschine, considérés comme les deux princes de l’éloquence attique (Σύγκρισις Δημοσθένους καὶ Αἰσχίνου). Enfin, dans une autre encore, Cécilius, par une initiative digne d’être notée chez un Grec, n’avait pas hésité à toucher à la littérature latine, en comparant le maitre de l’éloquence grecque au maître de l’éloquence romaine, Démosthène à Cicéron (Σύγκρισις Δημοσθένους καὶ Κικέρωνος). Il est vrai que cette tentative est jugée sévèrement par Plutarque, qui laisse entendre que Cécilius en cela avait mal mesuré ses forces[87]. Quoi qu’il en soit, l’idée même de cette comparaison impliquait à tout le moins une liberté d’esprit et une intelligence de l’histoire littéraire qui n’étaient pas communes dans le milieu où il vivait.

Professeur en même temps que critique, Cécilius avait écrit sur diverses parties de la rhétorique, notamment un Traité des Figures (Περὶ σχημάτων), qui est plusieurs fois cité par Quintilien et par les rhéteurs qui se sont occupés du même sujet[88]. Son livre Sur le Sublime (Περὶ ὕψους) donna plus tard naissance à l’ouvrage bien connu sur le même sujet, dont nous parlerons tout à l’heure. D’après les témoignages du faux Longin, Cécilius s’y attachait trop à définir le sublime, et ne se préoccupait pas assez d’enseigner les moyens de l’atteindre. Avait-il vraiment tort en cela ? Il est permis d’en douter. Il étudiait les sources artificielles du sublime, c’est-à-dire le choix des mots, les figures (particulièrement les métaphores), la construction des phrases ; par contre, il négligeait ses sources naturelles, notamment la passion, peut-être parce qu’il estimait sagement que ce n’était pas là matière à enseignement. Il citait de nombreux exemples, et, en les appréciant, faisait preuve d’un goût qui paraît avoir été parfois un peu timide ou étroit ; mais, après tout, son atticisme, rendu très sévère par le dédain qu’il professait pour les orateurs de la décadence asiatique, avait souvent raison contre la fausse rhétorique et le bel esprit des Timée et des Théopompe[89]. Au fond, la pensée générale de Cécilius, dans ce livre, semble avoir été de montrer à ses contemporains que la vraie grandeur, en matière de style, était toujours simple et raisonnable, qu’elle excluait tout ce qui était contourné, démesuré, paradoxal, les néologismes, les mots extraordinaires, les accumulations de métaphores. On ne peut nier que ce ne fût une leçon opportune et sensée.

Cécilius, de même que Denys, avait peut-être composé des ouvrages historiques. On l’a cru ; mais il faut avouer que les témoignages à cet égard sont insuffisants et pourraient bien se rapporter simplement à un écrit didactique Sur l’histoire (Περὶ ἱστορίας)[90]. La question reste donc douteuse. En tout cas, ces ouvrages, s’ils ont existé, n’ont rien ajouté à la réputation de leur auteur. Celle-ci reposait uniquement sur le rôle qu’il avait joué comme critique. Ce fut un homme de goût et d’esprit, qui eut son influence, et qui méritait de l’avoir par bien des qualités assez rares.


À cette littérature critique il faut rattacher un ouvrage renommé, et vraiment remarquable, qui semble dater de la seconde moitié du premier siècle. C’est le traité Du Sublime, faussement attribué à Longin[91].

Le nom de l’auteur nous est inconnu ; mais certains indices permettent de conjecturer en quel temps il vivait. Une chose frappante, tout d’abord, c’est que, tout en aimant vivement les grands écrivains attiques, il n’a lui-même dans son style aucun scrupule d’atticiste. Cela n’était guère possible qu’avant le siècle des Antonins. Sa manière d’écrire est très voisine de celle de Plutarque dans ses premiers ouvrages. D’autre part, dans le dernier chapitre, il reproduit et discute une opinion récemment exprimée par un philosophe[92] : à savoir que l’éloquence a besoin de la liberté. On ne peut pas ne pas songer, en lisant ce passage, à la discussion que l’auteur du Dialogue des orateurs a placée en 78, sous Vespasien. L’analogie des idées indique probablement que les deux auteurs ont puisé à une source commune, qui doit être un écrit d’un philosophe de ce temps : car c’est surtout sous le règne de Vespasien que l’éloge, au moins théorique et indirect, des institutions républicaines semble avoir été à la mode chez un certain nombre de philosophes[93]. D’ailleurs, les allusions à la sophistique naissante et la définition même de l’esprit contemporain, telle que la donne l’auteur, semblent convenir aussi à ce moment[94]. Et enfin, il faut ajouter que l’auteur pourrait bien avoir entendu les leçons de Théodore, et qu’il se rattache encore au mouvement antiasiatique du règne d’Auguste[95].

L’ouvrage même, dont un quart environ est perdu, a été inspiré par la lecture de l’écrit de Cécilius sur le même sujet (ch. 1). Celui qui l’a composé était, comme Cécilius, un critique de profession. Il fait allusion à plusieurs écrits qu’il a publiés (ch. 9), en particulier à un traité en deux livres, Sur l’arrangement des mots (ch. 39 et 40), et peut-être aussi à un autre Sur l’usage oratoire des passions (ch. 4)[96]. Tout en rendant justice au mérite de Cécilius, il lui reproche de n’avoir pas fait un livre assez pratique (ch. 1). Son but à lui est de réunir des observations et des exemples qui puissent suggérer à des orateurs politiques, d’ailleurs bien doués, le sens de la grandeur et les mettre en garde contre les défauts voisins (ch. 1 et ch. 5).

Le mérite propre de l’ouvrage n’est pas dans l’originalité de la doctrine. L’auteur ne se fait même pas une idée très nette de son sujet. Ce qu’il appelle τὸ ὕψος, c’est tantôt le sublime proprement dit, tantôt la simple élévation des pensées ou des sentiments, tantôt la force de l’expression, tantôt l’éclat des images, ou la puissance de l’effet dû à la composition[97]. Évidemment, il y aurait là, pour une critique plus exacte, bien des distinctions à faire, qu’il ne fait pas. En outre, le plat général de son traité ainsi que la plupart de ses idées sont empruntés à une rhétorique traditionnelle. Tout ce qu’il enseigne sur les figures, sur l’arrangement des mots, rappelle d’assez près ce qu’on pouvait lire dans beaucoup d’écrits antérieurs. C’est la même nomenclature, et ce sont les mêmes théories.

Mais si cet inconnu n’est ni un esprit très puissant, ni un novateur, ce n’est pas non plus un rhéteur quelconque. Il s’en faut de beaucoup. Et il a même une personnalité intéressante, qui se marque dans plusieurs traits caractéristiques.

En premier lieu, un esprit naturellement large et très ouvert. Point de préjugé national. Il a lu les écrivains latins et il les admire : il compare Cicéron à Démosthène (ch. 12), et il apprécie fort bien ses qualités propres. Chose plus surprenante : il n’est même pas étranger à la littérature judaïque : c’est le premier Grec, à notre connaissance, qui ait senti la grandeur des premiers versets de la Genèse (ch. 9). Point de timidité scolaire non plus. L’école incline toujours à mettre la correction au-dessus de tout. Il estime, lui, qu’il n’y a point de grandeur sans défaut, et il n’admet pas que les écrivains impeccables puissent être égalés à ceux qui tombent parce qu’ils s’élèvent (ch. 33)[98].

En second lieu, un sentiment littéraire très vif, très sincère, très ardent même par moments, qui donne à toutes ses appréciations, et aussi à son style, quelque chose de vivant et de personnel[99]. Il sent avec force la beauté d’une peinture de passion, telle que celle du célèbre fragment de Sapho qu’il nous a conservé (ch. 10) : et quand il commente certains traits admirables d’Homère, d’Eschyle ou de Démosthène (ch. 9, 15, 46), s’il n’est exempt ni de recherche ni de bel esprit, son enthousiasme a pourtant quelque chose de communicatif. D’ailleurs, la finesse, la grâce, l’ironie légère le touchent aussi ; et, bien qu’il mette avec raison Hypéride au-dessous de Démosthène, il a défini son talent en termes excellents (ch. 34).

Enfin, une certaine générosité morale, qui révèle l’honnête homme dans le professeur. Nul, mieux que lui, n’a compris et dit à quel point la grandeur littéraire est liée à celle du cœur et de l’esprit (ch. 9). Et c’est un honneur pour ce Grec distingué de s’être rencontré en cela avec Tacite, et d’avoir expliqué comme lui la décadence de la littérature en son temps par l’affaiblissement des caractères et l’amollissement des mœurs (ch. 41).

Nous ne savons guère quel fut le succès de ce traité dans l’antiquité. Mais il a été grand depuis la Renaissance, et il méritait de l’être. Non seulement, les humanistes modernes ont été heureux d’y retrouver quelques beaux fragments d’ouvrages perdus, mais presque tous ont été charmés des jugements de cet ancien sur les grands écrivains de l’antiquité. Casaubon l’appelait un livre d’or »[100]. Il fut traduit en latin au xvie siècle, puis en français au xviie par Boileau, et cette traduction, accompagnée de Remarques, n’a pas peu contribué à augmenter chez nous la renommée de l’ouvrage[101]. La Harpe, un siècle plus tard, l’analysait dans le second chapitre de son Cours de littérature, immédiatement après la Poétique d’Aristote, comme une des sources de toute bonne doctrine littéraire. Si de nos jours, il a cessé d’occuper à ce point l’attention, c’est surtout parce que la critique historique s’est substituée de plus en plus à la critique esthétique. Il a vieilli brusquement, avec beaucoup d’autres œuvres de même nature, sans que son mérite propre ait été pour cela méconnu des juges éclairés.

De tout ce qui précède, on est en droit de conclure que la critique littéraire, au premier siècle de l’Empire, fut sur le point de se constituer à l’état de genre distinct ; sous une forme étroite, il est vrai, faute de vues historiques, mais vivante pourtant et adaptée aux besoins du temps. Ce mouvement aboutit chez les Latins à l’Institution Oratoire de Quintilien. Il se perdit chez les Grecs dans la sophistique du siècle suivant.

VI

Les événements qui avaient eu pour terme la fondation de la monarchie impériale semblaient de nature à favoriser l’histoire, en un certain sens du moins. Sans doute, c’était un grave inconvénient pour elle que la suppression de la liberté. Mais, d’un autre côté, l’unité romaine permettait d’apercevoir bien plus clairement la solidarité naturelle des nations, la convergence longtemps latente des événements, et cette lente évolution qui peu à peu avait fait passer les races humaines d’un état primitif de dispersion et d’hostilité à un état final de communauté. Déjà, Polybe, avec une admirable clairvoyance, avait entrevu ce rôle nouveau de l’histoire. Le spectacle de Rome absorbant peu à peu tous les peuples lui avait donné l’idée de cette sorte d’histoire supérieure et largement humaine. Un siècle et demi plus tard, quand Auguste, maître du monde, l’organisa d’une manière qui devait paraître alors définitive, combien cette même idée ne dût-elle pas prendre de force, de netteté, d’évidence pour les esprits ouverts et réfléchis ! Imaginons en ce temps un homme de génie, observateur et philosophe, un Grec doué, pour les spéculations libres et hardies, élevé par les traditions de sa race au-dessus du point de vue annaliste el administratif où s’enfermaient trop les Romains, un écrivain et un penseur, un Thucydide ou un Aristote, et représentons-nous l’admirable tableau qu’il aurait pu nous donner s’il eût voulu retracer à grands traits la marche inconsciente des races humaines vers l’unité morale et politique.

Il faut croire qu’une si large synthèse était plus difficile alors à réaliser qu’elle ne le paraît aujourd’hui. Peut-être n’avait-elle pas été assez préparée encore par les études de détail ; peut-être aussi manquait-il aux hommes de ce temps, pour la concevoir et l’entreprendre, cette sorte d’excitation intellectuelle, de confiance joyeuse et d’audace, qui, en certains siècles, doublent la puissance du génie. Quoi qu’il en soit, il ne fut donné à aucun d’entre eux de la réaliser. Tout au plus peut-on dire qu’elle a été comme un idéal confus et latent, dont l’influence s’est fait sentir plus ou moins à tous ceux qui ont touché alors à l’histoire, même aux compilateurs, même aux simples érudits. Cet idéal certainement se laissait entrevoir déjà dans la Bibliothèque de Diodore. Il n’était pas entièrement étranger non plus à Denys d’Halicarnasse, quand il racontait les origines de la ville qui avait conquis le monde. Nous allons le retrouver chez Strabon, chez Nicolas de Damas, chez tous les historiens du règne d’Auguste et de Tibère.


Entre tous, c’est Strabon assurément qui a été le plus près de le dégager et de le saisir. Son œuvre, tout incomplète et insuffisante qu’elle est, apparaît néanmoins, en son genre, comme la plus grande de ce temps[102].

De l’homme même, nous ne savons que fort peu de chose[103]. Né à Amasée dans le Pont, vers l’an 60 avant J.-C., il appartenait à une famille grecque qui avait eu autrefois des relations avec les rois du pays. Sa fortune lui permit, non seulement de recevoir une éducation libérale et complète, mais, plus tard, de voyager à son gré. Il fréquenta, — sans que nous puissions dire à quelles dates précises ni dans quel ordre, — les écoles de Nysa en Carie, de Rome, d’Alexandrie. Il eut pour maîtres, d’abord le grammairien et rhéteur Aristodème de Nysa ; puis son compatriote, le savant philologue Tyrannion d’Amasée, amené à Rome par Lucullus, et à qui Cicéron confia la première éducation de ses fils ; enfin le philosophe péripatéticien Xénarque de Séleucie. Il est impossible de dire aujourd’hui quelle fut en lui la part d’influence de chacun de ces maîtres. Strabon d’ailleurs en eut d’autres encore, dont nous ignorons les noms, mais auxquels il dut peut-être davantage : car il se donne partout pour stoïcien, et nous ne savons pas qui l’initia au stoïcisme[104]. Ajoutons qu’à n’en pas douter il se forma en grande partie lui-même par ses lectures et par ses voyages. Un instinct d’historien et de géographe le poussa à visiter une grande partie de l’Empire[105]. Il vit l’Asie Mineure jusqu’à l’Arménie, les îles grecques, peut-être la Syrie, fit un long séjour à Alexandrie, parcourut l’Égypte, vers l’an 20, avec son ami Ælius Gallus qui en était gouverneur, traversa la Méditerranée, une partie de la Grèce, visita l’Italie, et séjourna sans doute plusieurs fois à Rome. Mais, s’il aimait à voir, il semble qu’il ait aimé encore davantage à lire. Polybe et Posidonios furent ses véritables maîtres, et ils le firent ce qu’il a été. Toute sa vie semble avoir été absorbée par ses travaux. Riche et dénué d’ambition, il recueillit des matériaux et les mit en œuvre dans deux grands ouvrages, ses Études historiques et sa Géographie. Il vit tout le règne d’Auguste et une partie de celui de Tibère : il semble être mort peu avant l’an 25 de notre ère, en tout cas après le roi Juba de Mauritanie.

Son premier ouvrage, intitulé Études historiques (Ἱστορικὰ ὑπμνήματα), est aujourd’hui perdu[106]. Il dut le composer dans la première partie du règne d’Auguste, c’est-à-dire au temps où Denys d’Halicarnasse écrivait son histoire primitive de Rome, mais dans un tout autre esprit. Ces Études remplissaient quarante-sept livres. Les quatre premiers formaient une sorte d’introduction, où l’auteur rappelait peut-être les principales époques de l’histoire du monde jusqu’au second siècle avant notre ère[107]. Les conquêtes de Rome, du moins les premières, devaient y être brièvement résumées, car l’auteur n’avait pas voulu refaire le récit de Polybe. Le sien commençait proprement à la date où Polybe s’était arrêté, c’est-à-dire à la destruction de Carthage en 146, et, à partir de là, se développait jusqu’à la fondation de l’Empire, en quarante-trois livres, dont l’ensemble constituait ce qu’il appelle lui-même la Suite de Polybe (τὰ μετὰ Πολύβιον)[108].

Comme le titre l’indique, c’était plutôt une série continue « d’études » ou de « notes » qu’une histoire proprement dite. Strabon lui-même a défini son dessein : il avait voulu faire, nous dit-il, un ouvrage utile « à la philosophie morale », où tout le monde pût trouver à s’instruire ; et, pour cela, laissant de côté les menus détails, il s’était attaché seulement aux hommes et aux choses dignes de mémoire[109]. Il s’adressait, non aux érudits, ni aux spécialistes, mais à tous les esprits qui aimaient à juger et qui voulaient connaître les grands traits de l’histoire, Grecs ou Romains indifféremment, en particulier à ceux qui exerçaient des charges (τοὺς ἐν ταῖς ὑπεροχαῖς), parce qu’ils avaient plus besoin que les autres de cette sorte d’expérience humaine ; et il se proposait de leur donner des leçons pratiques, faciles à retenir, au moyen de récits qui se liraient agréablement.

Ce point de vue large, élevé, vraiment universel, Strabon le devait à la fois à Polybe, son maitre, et à l’influence de son temps. C’était peut-être par là que son ouvrage se distinguait à première vue de l’ouvrage analogue de Posidonios (Ἱστορία ἡ μετὰ Πολύβιον), qui semble avoir été plus annalistique, plus abondant en détails d’érudition et de curiosité morale[110]. D’ailleurs le récit de Posidonios n’embrassait qu’une cinquantaine d’années ; celui de Strabon s’étendait à plus d’un siècle. Il est probable, en outre, — et les fragments confirment cette conjecture, — qu’il avait insisté justement sur les événements de la dernière période, dont Posidonios ne parlait pas, sur les guerres de Lucullus et de Pompée en Asie, sur les affaires du Pont, d’Arménie, de Syrie, événements qui l’intéressaient lui-même personnellement. Plusieurs citations faites par Fl. Joseph prouvent qu’il avait donné de bien curieux renseignements aussi sur les Juifs, leurs établissements en Égypte et en Cyrénaïque, et leurs rapports avec Rome[111]. Pour composer ce grand ouvrage, Strabon avait lu et dépouillé un grand nombre d’histoires, partielles ou générales, notamment les écrits de Timagène, d’Asinius Pollion, d’Hypsicrate[112] ; mais on peut croire qu’il avait su choisir et proportionner ses emprunts, en restant fidèle à son dessein original.

Toutefois, ce ne sont pas ces Études historiques qui ont fait vivre le nom de Strabon ; sa réputation est fondée sur un second ouvrage, la Géographie ou Études géographiques (Γεωγραφικά, sous-ent. ὑπομνήματα), qui nous a été conservé presque en entier.

Par le dessein fondamental, ce second ouvrage, composé dans les premières années du règne de Tibère[113], ressemblait sensiblement au premier : mais il en différait par le cadre et par la proportion des éléments dont il était fait. Dans ses Études historiques, Strabon avait voulu faire connaître l’ensemble du monde par son histoire, et il en avait surtout défini l’état présent, en montrant comment il s’était transformé depuis un siècle. Dans ses Études géographiques, il se proposait également de faire connaître l’ensemble du monde, mais par la géographie, et il en définissait aussi l’état présent ; mais en rappelant comment il se rattachait au passé : S’adressant toujours au même public, il devait employer la même méthode : laisser de côté tout ce qui n’intéressait que les spécialistes, négliger les détails minimes ; choisir et condenser, dans un exposé clair et rapide ; ce que tous les hommes bien élevés avaient besoin de savoir, surtout ceux qui participaient aux affaires publiques[114]. Il fallait pour cela se servir discrètement de la géographie mathématique, en lui empruntant seulement quelques grandes notions préliminaires, qui permettraient de définir la forme du monde et d’asseoir ensuite sur un fondement solide les mensurations et les déterminations de climats ; — puis, s’attacher à la géographie physique, décrire les continents et les mers ; le relief du sol et le cours des eaux, faire ressortir ce que chaque région avait de propre et les conditions qu’elle imposait à la vie des hommes ; — enfin (et ce devait être là le principal), dans le cadre ainsi tracé, distribuer les races humaines, expliquer d’où procédait leur état présent, rappeler à grands traits ce qu’elles avaient fait du sol qui leur appartenait, quelles villes elles avaient fondées, quels grands travaux exécutés, quelles voies de communication ouvertes, et même, en quelques mots, comment elles s’étaient illustrées. La géographie ainsi conçue tendait à se rapprocher de l’histoire. C’était une géographie philosophique et humaine, qui prenait pour point de départ l’univers et la terre, mais qui aboutissait à l’homme, comme à son terme naturel. Elle devait utiliser, chemin faisant, la science astronomique et géodésique des Alexandrins, celle des Ératosthène et des Hipparque, les relations des voyageurs, des commerçants et des généraux, plus encore les récits des historiens, et en somme demander son unité et son achèvement à la réflexion personnelle de l’auteur. Voilà quel fut en gros le dessein de Strabon, inspiré à la fois, ici encore, par la lecture de Polybe et par le spectacle de l’empire romain. On ne peut nier que ce dessein n’eût en lui-même de la grandeur. Essayons de montrer ce qui en a été réalisé et aussi ce qui a manqué à l’exécution.

La Géographie de Strabon comprend dix-sept livres. L’auteur établit d’abord sa méthode, en disant ce qu’il entend par l’histoire de la géographie, qu’il rattache à Homère, et en rappelant les notions générales dont ses lecteurs ne peuvent se passer (l. I et II) ; — puis, suivant l’ordre adopté déjà par Ératosthène, il commence sa description du monde en faisant le tour de la Méditerranée par le Nord. Il parcourt l’Ibérie (Espagne), qui remplit tout le livre III ; la Celtique (Gaule), la Bretagne avec Ierné (Irlande) et Thulé, les Alpes avec les régions adjacentes (livre IV) ; — l’Italie avec la Sicile (livres V et VI) ; — remontant alors vers le Nord, il décrit plus sommairement les pays barbares entre le Rhin et le Danube, ainsi que le Nord de la péninsule des Balkans, y compris l’Épire, la Thrace et la Macédoine (livre VII[115]) ; — enfin il achève la description de l’Europe en s’étendant assez longuement sur la Grèce et les îles qui en dépendent, dans les livres VIII, IX et X. — De l’Europe, il passe à l’Asie. Partant du Tanaïs, il traverse le Caucase, et décrit d’abord rapidement les régions et les peuples qu’il rencontre jusqu’au golfe Persique, à l’Est du Tigre (livre XI) ; — puis, revenant vers l’Ouest, il s’arrête complaisamment à l’Asie Mineure et aux îles adjacentes (livres XII, XIII, XIV) ; — il retourne alors à l’Est, pour exposer assez brièvement ce qu’il sait de l’Inde et de la Perse (livre XV) ; — et il achève la géographie de l’Asie, en décrivant sommairement l’Assyrie, la Mésopotamie, la Syrie, la Phénicie, la Palestine, l’Arabie et les régions voisines (livre XVI). — Reste la troisième et dernière partie du monde, l’Afrique, y compris l’Égypte, qui forme le sujet du livre XVII.

Le simple exposé de ce plan et la proportion des parties qui le composent dénotent un esprit juste et maître de son sujet. Strabon vise à offrir un ensemble complet, mais il proportionne heureusement ses développements à l’intérêt que chaque région lui paraît offrir à ses lecteurs, et aussi au plus ou moins d’abondance de ses renseignements. La Méditerranée est pour lui le centre du monde. L’Italie, la Grèce, l’Asie Mineure sont les régions où il s’arrête le plus longtemps. Sans doute, au point de vue moderne, nous sommes portés à lui reprocher de n’avoir donné ni à l’Égypte, ni à la Judée, ni à l’Orient en général, l’importance qui leur était due d’après leur rôle dans l’histoire totale de l’humanité. Mais n’oublions pas qu’un contemporain d’Auguste et de Tibère ne pouvait pas voir ces choses comme nous les voyons. D’ailleurs, là même où Strabon est relativement bref, ses indications sont précises, exactes et intéressantes.

Il a mis à profit tout ce qui avait été écrit d’essentiel sur les sujets qu’il traitait, depuis Homère, qu’il aime citer, jusqu’aux auteurs de son temps[116]. Toutefois, ce sont surtout les géographes et les historiens des trois derniers siècles qui lui sont familiers. Il doit à Ératosthène et à Hipparque toutes ses connaissances en géographie mathématique et astronomique ; et, s’il les combat assez fréquemment, c’est toujours avec leurs propres armes, en les opposant l’un à l’autre. Ératosthène lui a fourni, de plus, le cadre même de ses descriptions. Après les savants alexandrins, les auteurs qu’il a le plus étudiés sont Polybe (notamment pour son 34e livre aujourd’hui perdu, qui était entièrement géographique), Artémidore, les historiens des guerres de Mithridate et des Parthes, Posidonios. Toutefois, en les mettant à profit, il s’est toujours réservé de les contrôler, et il faut avouer qu’il les a quelquefois corrigés malheureusement. Ses déterminations de latitude, fondées sur l’observation des climats et des productions des divers pays, sont souvent beaucoup moins exactes que celles d’Ératosthène, obtenues par l’étude des éclipses et l’emploi du gnomon. Mais on peut dire que cette inexactitude même, qui s’explique après tout par une erreur très naturelle, est l’indice d’un désir de vérité qui fait honneur à Strabon. Dans l’ensemble, ses informations sont à peu près les meilleures qu’on pût alors recueillir.

La Géographie a donc une réelle valeur au point de vue scientifique, malgré ses lacunes et ses erreurs. Elle en a une aussi, et très sérieuse, au point de vue littéraire, sans qu’on puisse néanmoins la considérer vraiment comme une œuvre d’art.

Son grand défaut, c’est que la personnalité de l’auteur n’y apparaît pas avec assez de force et d’intérêt, ni avec assez de variété. Cela tient d’abord à ce qu’il y manque un parti pris bien arrêté. Des divers éléments dont il veut constituer un genre nouveau, aucun n’est vraiment prédominant. Il fait de la géographie physique, mais trop peu à notre gré ; de la géographie économique et commerciale, mais en passant ; de l’histoire, mais sans suite. L’idée constitutive et nécessaire de son ouvrage, c’était de montrer ce que la terre, en chaque pays, avait donné à l’homme et ce que l’homme avait fait de la terre. Or cette idée, partout latente, n’apparaît nulle part avec éclat. Strabon, esprit juste, méthodique, mesuré, ne semble pas avoir eu la vigueur d’intelligence qu’il aurait fallu pour en prendre lui-même nettement conscience, ni par conséquent pour la dégager clairement.

Ce parti pris faisant défaut, l’œuvre devait manquer d’unité. Mais elle aurait pu racheter cet inconvénient par des qualités originales dans le détail. Celles de Strabon n’ont rien de supérieur. Ni vivacité, ni couleur, ni grâce, ni éloquence, ni grandeur, ni charme d’imagination. Un exposé nourri, bien conduit, correct et clair, mais toujours sévère, parfois jusqu’à la sécheresse ; peu de descriptions, et en revanche trop de nomenclatures. L’auteur ne se révèle guère que dans le choix des détails, dans la méthode, et surtout dans les réflexions, toujours un peu courtes, mais justes et intéressantes, qui éclairent les parties principales de son œuvre. Ce qui n’est que pittoresque lui échappe. Il ne nous donne jamais l’impression vive des choses ; il ne paraît sentir ni leur beauté, ni leur charme, ni même toujours leur caractère propre : quand il le définit, c’est par réflexion ; il analyse, il ne fait pas voir. Aussi son livre a beau nous intéresser par les renseignements dont il est plein, il ne réussit jamais à nous captiver. Nous y trouvons la matière d’une œuvre littéraire, mais cette œuvre elle-même n’a pas été faite.

Ajoutons que le style de Strabon n’a rien non plus d’original. C’est La langue du temps, sans mauvais goût, mais sans grâce, claire et saine dans les exposés, médiocre dans les réflexions, lourde, et quelquefois obscure, dans les discussions ; d’ailleurs incolore et en quelque sorte indifférente, nullement créée pour le sujet ni délicatement adaptée à ses besoins, monotone et froide, sans caractère, et par conséquent sans beauté.

La réputation de Strabon, comme géographe, paraît avoir été lente à s’établir, peut-être en raison de cette simplicité même. Une telle œuvre dut peu plaire à un siècle qui goûtait la rhétorique d’un Pomponius Méla et l’affectation d’un Pline l’ancien. Il est remarquable que celui-ci, dans la partie de son Histoire naturelle qui est consacrée à la géographie, ne nomme pas Strabon. Cette injustice fut bien réparée dans la suite. Cet ouvrage, qui offrait un tableau si complet du monde au début de l’empire, méritait de devenir classique, et il le devint en effet. Pour les Grecs des derniers siècles, Strabon fut « le géographe » par excellence, ὁ γεωγράφος, comme Homère était pour eux « le poète » et Démosthène « l’orateur ».


À la géographie de Strabon, on peut rattacher les œuvres très secondaires de quelques géographes contemporains, sur lesquelles il n’y a pas lieu d’’insister.

Le bithynien Ménippe, de Pergame, contemporain du poète Crinagoras et par conséquent d’Auguste[117], avait composé un Périple de la Méditerranée (Περίπλους τῆς ἐντός θαλάσσης), qui ne nous est plus connu que par quelques citations et par le remaniement abrégé qu’en fit au ve siècle le géographe Marcien d’Héraclée[118].

Isidore de Charax fut un des ingénieurs chargés par Agrippa d’établir les mesures de distances les plus intéressantes à relever pour évaluer l’étendue de l’empire. Il s’occupa spécialement de l’Orient. Nous avons de lui, sous le titre d’Étapes de Parthie (Σταθμοὶ παρθικοί, en latin Mansiones Parthicæ), une sorte d’itinéraire, de Mésopotamie en Arachosie, qui n’est probablement qu’un fragment d’un ouvrage beaucoup plus étendu[119].

Un écrit anonyme, d’époque byzantine, intitulé Mesure ou Périple de la Grande Mer (Σταδιασμὸς ἤτοι περίπλους τῆς μεγαλῆς θαλάσσης), paraît remonter à un original grec composé à Alexandrie dans les premiers temps de l’empire. C’est une description mutilée, mais intéressante, des côtes de la Méditerranée. Elle se rattache très probablement, elle aussi, au mouvement de recherches géographiques dont l’établissement de l’empire fut l’occasion et dont Agrippa fut le promoteur[120].

VII

Avec ses qualités et ses défauts, l’œuvre de Strabon suffit à définir l’idée de l’histoire, telle qu’elle a été comprise par les Grecs de ce temps. Nous pouvons donc passer plus rapidement sur les écrits d’un certain nombre d’historiens et d’érudits de moindre importance. Contentons-nous de nommer : Dios, auteur d’une histoire de Phénicie, dont Joseph vante l’exactitude reconnue[121] ; — Chérémon, qui avait écrit des Αἰγυπτιακά, dont il nous reste d’intéressants fragments[122] ; — Athénodore de Tarse, le philosophe stoïcien, maître d’Auguste, auteur d’une histoire de sa ville natale[123] ; — Memnon, dont Photius nous a conservé un assez long fragment sur l’histoire d’Héraclée[124] ; — enfin Ménandre d’Éphèse, qui traduisit du phénicien en grec les archives de Tyr et qui est souvent cité par Joseph[125].

Mais, au-dessus d’eux, il faut placer un auteur d’histoire universelle, le Syrien Nicolas de Damas, qui nous introduit à la cour moitié juive, moitié grecque d’Hérode le grand[126]. Né en 64 av. J.-C., à Damas, il était fils d’un certain Antipater, homme actif et disert, qui semble avoir fait fortune comme orateur, soit dans les écoles, soit dans les tribunaux. Par les soins de ce père riche, instruit et intelligent, il reçut une éducation brillante dans les écoles grecques de son pays, et se distingua dès sa jeunesse, ainsi que ses frères, dans cette société frivole autant que lettrée[127]. Il hésitait alors sur la direction future de sa vie, fit des tragédies et des comédies, puis se décida pour la philosophie et embrassa les doctrines péripatéticiennes. Nous ne savons quelle circonstance au juste le mit en rapport avec Hérode, devenu roi des Juifs en 40 par la faveur du triumvir Antoine. Toujours est-il qu’il gagna bientôt sa confiance et finit par devenir son secrétaire, puis son confident[128]. Habile et souple, très instruit, bon à tout, non seulement il servait le roi dans sa politique, mais il se mettait au service de tous ses goûts, passablement changeants. C’est ainsi qu’ils firent d’abord ensemble de la philosophie, puis de la rhétorique, et enfin, Hérode s’étant pris d’une belle passion pour l’histoire, son philosophe domestique se fit historien et composa pour lui une histoire universelle[129]. Grâce à ces dons variés, Nicolas devint un personnage à la cour d’Hérode, où il introduisit son frère Ptolémée. Mêlé à toutes les affaires du roi, il fut envoyé par lui à Rome pour expliquer à Auguste sa conduite à l’égard des Arabes ; et il réussit doublement dans sa mission, car il justifia son maître et gagna lui-même les bonnes grâces de l’empereur. Dans les dernières années du règne d’Hérode, il ne resta pas étranger aux tragédies qui ensanglantèrent le palais de Jérusalem. S’il ne fut pas consulté, quand le roi mit à mort les deux fils qu’il avait eus de Mariamne, ce fut lui du moins qui, un peu plus tard, porta la parole au nom d’Hérode pour accuser un autre de ses fils, Antipater, devant le gouverneur de Syrie, Varus. Après la mort d’Hérode, en l’an 4 av. J.-C., Nicolas, âgé de soixante ans, voulut se retirer. Mais il dut rester encore au service du jeune Archélaos et même se rendre de nouveau à Rome pour y défendre ses intérêts. Il est probable qu’après cette mission, sa vieillesse s’acheva tranquillement, soit en Orient, soit à Rome.

La principale œuvre de Nicolas fut la grande Histoire universelle (probablement intitulée Ἱστορίαι[130]), dont nous venons de parler[131]. Elle comprenait 144 livres et s’é- tendait depuis les origines de l’humanité jusqu’au temps d’Auguste. Par l’ampleur de son plan, elle répondait bien au goût d’un siècle qui aimait ces grands répertoires de faits, faciles à lire et à consulter. Mais les proportions du développement variaient selon les temps. La partie moderne y était traitée avec beaucoup plus d’étendue que la partie ancienne ; car nous voyons que, dès le 96e livre, l’auteur racontait les guerres de Mithridate et de Tigrane[132]. Par conséquent, une cinquantaine de livres au moins, plus du tiers de l’ouvrage, se rapportaient à l’histoire du dernier siècle. Composée pour distraire Hérode, cette immense narration dut être lue, à mesure qu’elle était écrite, c’est-à-dire livre par livre, devant le roi et les Grecs lettrés dont il aimait à s’entourer. Ces conditions obligeaient l’auteur, qui n’était d’ailleurs historien que par occasion, à travailler vite et à se préoccuper surtout de plaire. Lorsqu’il nous parle du labeur d’Hercule qu’il eut à accomplir[133], cela s’entend du dépouillement des ouvrages antérieurs, mais nullement de recherches personnelles. Il ne semble pas cependant qu’il ait copié, à proprement parler, aucun de ses prédécesseurs[134]. Sa méthode, autant que nous pouvons en juger, consistait plutôt à refaire assez librement, en conteur et en moraliste, les récits qu’il venait de lire. Traitant l’histoire, sinon comme un roman, du moins comme une matière littéraire et philosophique, il visait avant tout à composer une narration agréable et instructive : pour cela, il y insérait des discours de sa façon, arrangeait les caractères et les rôles, choisissait entre les traditions, et se plaisait à moraliser élégamment à propos de Crésus ou de Cyrus[135]. C’était en somme la manière de faire de presque tous les historiens du temps, quand ils traitaient des faits anciens, et la seule chose qui distinguât Nicolas de Damas, c’est qu’il semble l’avoir pratiquée avec plus de désinvolture, en sa double qualité de philosophe et de bel esprit. Toutefois, le caractère de l’œuvre dut changer nécessairement, lorsque l’auteur arriva aux événements de son temps. Hérode et sa politique tenait une grande place dans les derniers livres ; et, sur tout cet ordre de faits, Nicolas était lui-même un témoin des mieux instruits. Il est donc certain qu’il se donnait, dans toute cette partie de son récit, l’air d’un homme qui sait le fond des choses ; mais il ne l’est pas moins qu’il les présentait de manière à plaire à son maître. Joseph le traite ouvertement de flatteur[136] ; nous aurions deviné qu’il en était ainsi, quand même on ne nous l’aurait pas dit. Ce volumineux ouvrage était donc, à tous les points de vue, un ouvrage médiocre. Mais il était facile à lire et dispensait de beaucoup d’autres. Cela explique la faveur dont il jouit à Byzance[137].

Outre son histoire universelle, Nicolas de Damas avait encore composé une Vie d’Auguste, une Autobiographie, un Recueil de traits de mœurs, et divers écrits philosophiques.

La Vie d’Auguste (Βίος Καίσαρος), dont il nous reste des morceaux étendus, se compose aujourd’hui de deux grands fragments. Le premier, publié par Henri de Valois (Paris, 1834) d’après un manuscrit de Tours, comprend le récit de la jeunesse d’Octave, de son éducation et de ses rapports avec son père adoptif, Jules César[138]. Le second, emprunté à un manuscrit de l’Escurial, a été copié par E. Miller, qui le signala dans son Catalogue des mss. de l’Escurial (Paris, 1849), puis publié par Feder (Darmstadt, 1850) d’après une copie qu’il en avait faite lui-même antérieurement[139] : c’est le récit de la conjuration contre César, de sa mort, du débarquement d’Octave en Italie et de ses premiers actes, jusqu’aux préparatifs de sa lutte contre Antoine. L’auteur, dans ces pages, se montre aussi flatteur à l’égard d’Auguste qu’il l’avait été dans son Histoire universelle à l’égard d’Hérode. Mais il donne quelques renseignements précis qu’on ne trouve pas ailleurs, et sa narration se lit en somme avec intérêt[140].

De l’Autobiographie (citée par Suidas sous le titre Περὶ ἰδίου βίου καὶ τῆς ἑαυτοιῦ ἀγωγῆς, il nous reste six fragments étendus[141]. Tout ce qu’on peut en dire, c’est que la vanité de l’auteur s’y montre avec la plus amusante naïveté. Poussée à ce point, l’admiration de soi-même désarme la critique.

Le Recueil de traits de mœurs (Ἐθῶν συναγωγή) nous a été conservé par Stobée dans son Florilège. C’est une simple collection de particularités curieuses sur les mœurs d’une cinquantaine de peuples, recueillies sans critique chez un grand nombre d’historiens, de géographes et de voyageurs. Photius nous apprend qu’elle était dédiée au roi Hérode[142].

Les écrits philosophiques de Nicolas semblent avoir été assez nombreux. Ils se rapportaient presque tous à la philosophie péripatéticienne, dont il faisait profession, et la plupart n’étaient même probablement que des commentaires sur diverses œuvres d’Aristote. Nous n’en connaissons que quelques titres[143]. On a supposé de nos jours que le Traité sur les Plantes, en deux livres, qui fait partie de notre collection aristotélique, était l’œuvre de Nicolas[144]. C’est là une simple conjecture, qui n’a pu être sérieusement démontrée ; elle semble peu justifiée par la comparaison entre cet ouvrage et les fragments authentiques de l’ami d’Hérode.


Déjà, chez Nicolas de Damas, à côté de l’historien ou du prétendu historien, nous entrevoyons, ne fût-ce que par le Recueil de traits de mœurs, l’érudit curieux et le collectionneur. C’est qu’en effet, tandis que le goût du temps élargit d’un côté l’histoire en y faisant entrer tous les peuples et tous les siècles, il tend d’un autre côté à la compléter par une foule de menues informations. L’érudition alexandrine survit, très active, et elle suscite des antiquaires, des fureteurs, qui amassent des renseignements sur toute sorte de choses, pour le simple plaisir de les amasser.

Un des plus illustres représentants de cette classe de savants fut un Numide, le roi Juba[145]. Fils du roi de Numidie Juba I, qui avait combattu à Thapsus dans les rangs des Pompéiens et qui s’était donné la mort après la défaite (46 av. J.-C.), il fut emmené tout enfant à Rome et figura dans le triomphe de César. L’éducation très soignée qu’il reçut par la volonté du vainqueur fit de ce barbare un Grec des plus instruits. Tout jeune encore, il combattit avec Octave contre Antoine, et, pour le récompenser de ses services, Octave lui rendit le royaume de son père (29 av. J.-C.) ; il lui donna en outre pour femme Cléopâtre Séléné, fille de la célèbre Cléopâtre et d’Antoine. Quatre ans plus tard, l’empereur lui assignait comme royaume la Mauritanie Tingitane et Césarienne avec une partie de la Gétulie. Le nouveau roi de Mauritanie établit alors sa capitale à Jol, qu’il appela Césarée (aujourd’hui Cherchel). C’est là qu’il semble avoir vécu paisiblement jusque sous le règne de Tibère ; il dut mourir vers l’an 19 ou 20 ap. J.-C.

Ce prince, que Plutarque appelle « le plus distingué des rois », ὁ χαριέστατος βασιλέων[146], fut aussi, suivant un autre mot du même écrivain, « le plus narrateur de tous les rois », ὁ πάντων ἱσστορικώτατος βασιλέων[147], et, comme dit Athénée, un homme d’une instruction des plus variées, ἀνὴρ πολυμαθέστατος[148]. On cite de lui des Recherches sur l’histoire romaine, un ouvrage Sur les Assyriens, un volume de Comparaisons historiques, des écrits concernant la géographie ou l’histoire naturelle (Sur la Libye, Sur l’Arabie, Sur certains phénomènes de la nature, Sur la plante appelée euphorbe, Sur la sève), puis un certain nombre de traités relatifs à des questions de critique, de grammaire ou d’histoire littéraire (Sur les peintres, Recherches sur l’histoire du théâtre, Sur la corruption du style). De toute cette encyclopédie, nous ne retiendrons ici, comme particulièrement caractéristiques, que trois ou quatre ouvrages.

Dans ses Recherches sur l’histoire romaine (Ῥωμαϊκὴ ἱστορία)[149], il se montrait, autant que nous pouvons en juger, grand chercheur de petites choses. L’ouvrage semble avoir été de médiocre étendue ; car il était question de Numance dans le second livre[150]. Il est manifeste, par les citations de Plutarque et d’Athénée, que l’auteur s’y occupait surtout des anciens usages, des étymologies, des particularités de mœurs, des faits singuliers, en un mot de tous les petits côtés de l’histoire, qui étaient ceux qui l’intéressaient le plus[151].

Son ouvrage Sur la Libye (Λιβυκά[152]), où il s’était aidé d’anciens livres carthaginois, comprenait de la mythologie, de la géographie, des descriptions de sites, d’animaux et de plantes, auxquelles la connaissance personnelle du pays que possédait l’auteur donnait plus de précision et d’autorité. Il a fourni à Pline des renseignements intéressants sur l’Atlas et les îles Canaries, dus en partie sans doute aux explorations que Juba avait fait faire ou aux informations qu’il avait recueillies tout exprès[153]. Sa Description de l’Arabie fut composée pour le jeune Caïus César, fils d’Auguste, au moment où il songeait à une expédition en ce pays (1 av. J.-C.)[154]. Elle ne nous est connue que par les citations de Pline et semble avoir contenu un grand nombre de fables.

L’ouvrage Sur la peinture (Περὶ γραφικῆς ou περὶ ζωγράφων)[155], en huit livres au moins, semble avoir eu surtout un caractère biographique. Dans les Recherches sur l’histoire du théâtre (Θεατρικὴ ἱστορία)[156], qui comprenaient au moins dix-sept livres, Juba faisait l’histoire des instruments de musique, des danses, des chants, des rôles et de leur attribution, en un mot de toutes les parties du matériel et de l’organisation du théâtre. Il est probable qu’une partie de la substance de ce livre a passé sans nom d’auteur dans nos scolies et dans le lexique de Pollux. Nous n’en devons pas moins regretter un si précieux recueil de renseignements.

Bon nombre d’ouvrages de ce genre avaient leur principale raison d’être dans le pédantisme des gens oisifs qui formaient alors la société. Un peu plus tard, des recueils tels que les Propos de table de Plutarque, les Nuits attiques d’Aulu-Gelle accuseront plus vivement encore ce goût, qui se développa promptement, quand on cessa de s’intéresser aux affaires publiques. On avait besoin, pour alimenter les conversations, d’une ample provision d’anecdotes, de faits curieux, de bons mots ; les livres qui les versaient ainsi à profusion étaient nécessairement les bienvenus. Mais il faut reconnaître que l’histoire de la littérature n’a vraiment que peu de chose à en tirer. Aussi, entre les nombreux érudits dont on pourrait donner ici la nomenclature, il suffira de mentionner Apion et Pamphila, qui, l’un et l’autre, représentent assez bien cette tendance.

Apion, Grec alexandrin d’origine égyptienne, fut le disciple d’Apollonios et le successeur de Théon dans la chaire de grammaire d’Alexandrie[157]. Il enseigna aussi à Rome, sous les règnes de Tibère et de Claude. Son opiniâtreté d’érudit l’avait fait surnommer Μόχθος, « Labeur ». Aussi vaniteux d’ailleurs que savant, il avait l’ambition de faire le plus de bruit possible dans le monde[158], ce dont Tibère le raillait, en l’appelant « la cymbale du monde[159] ». Son principal ouvrage de « grammairien » fut sans doute le Glossaire homérique dont Eustathe fit grand usage. Nous en avons parlé plus haut. Mais, en outre, il avait fait œuvre d’historien dans un ouvrage qui est cité sous le titre d’Histoire par peuples (Ἱστορία κατ’ ἔθνος)[160]. Cette désignation suggère l’idée d’une sorte de collection historique, dont les parties devaient être plus ou moins indépendantes, et qui probablement ne fut jamais achevée. Il est vraisemblable que ses Égyptiaques (Αἰγυπτιακά), d’où Aulu-Gelle a tiré l’anecdote du lion d’Androclès, n’étaient qu’une section de cette histoire[161] ; on y trouvait mentionné à peu près tout ce qui se voyait ou se racontait de merveilleux en Égypte[162]. Malgré cela, cet ouvrage serait sans doute bien peu connu aujourd’hui, si les imputations injurieuses contre les Juifs, qui en remplissaient le troisième livre, n’avaient donné lieu à la célèbre réfutation de l’historien Joseph. Les citations de celui-ci montrent qu’en touchant à ce sujet, le Grec d’Alexandrie, emporté par la passion antisémitique qui était si ardente dans cette ville, avait fait preuve de beaucoup d’ignorance et de légèreté.

Bien différente de ce grammairien vaniteux et bruyant, la savante Pamphila[163] vécut pendant vingt-trois ans en Grèce à Épidaure, sans quitter son foyer domestique, recueillant, dans les conversations de son mari, Socratidas, que nous avons nommé plus haut, et des hommes distingués qui fréquentaient sa maison, des anecdotes et des faits plus ou moins dignes de mémoire ; elle en forma un vaste recueil, intitulé Notes historiques (Ὑπομνήματα ἱστορικά). L’ouvrage fut composé sous le règne de Néron. Aulu-Gelle le cite fréquemment, et atteste l’estime dont il jouissait.

VIII

Quittons maintenant ces érudits pour jeter un coup d’œil sur la littérature philosophique du même temps.

Si nous faisions ici l’histoire des idées, nous devrions étudier l’évolution des doctrines traditionnelles, leur persistance et leur fusion progressive chez les quelques hommes qui les représentent alors. Nous aurions à insister en particulier sur la renaissance du scepticisme pyrrhonien, qui semble s’être produite à partir du milieu du ier siècle avant notre ère, et qui se formula, d’abord, comme on l’a vu plus haut, dans les écrits d’Énésidème[164]. Mais toute cette philosophie, dont les productions ont d’ailleurs disparu, n’a vraiment aucun titre à figurer dans la littérature proprement dite, puisqu’elle n’a ni créé des œuvres d’un caractère original, ni même préparé des matériaux pour de telles œuvres, ni accusé vivement aucune forme intéressante du goût contemporain. Laissons-la donc de côté, et ne nous occupons que des écoles ou des hommes qui ont eu part, en quelque degré, au mouvement littéraire du temps.

C’est dans les cinquante années qui ont immédiatement précédé l’ère chrétienne, que les écrits néopythagoriciens ont commencé à se répandre dans le monde et qu’ils semblent avoir surtout abondé[165]. L’école pythagoricienne proprement dite avait disparu depuis trois cents ans. Mais une bonne part de l’esprit du maître, sensiblement altérée d’ailleurs, avait survécu dans les mystères orphico-pythagoriciens et dans une discipline traditionnelle qui constituait la vie dite pythagoricienne. Au ier siècle, cet élément se réveilla sous diverses influences. Le Pythagorisme avait pour lui d’être une école d’autorité dogmatique et de discipline morale sanctionnée par une croyance religieuse. Il convenait, par là même, à un grand nombre d’âmes, éprises de règle et de certitude. Sa raison d’être, lorsqu’il reparut, ce fut d’offrir satisfaction à ceux que la philosophie attirait par sa noblesse et décourageait par ses incertitudes. Il leur apporta un enseignement simple et pratique, qui empruntait à Platon, à Aristote, aux Stoïciens ce qu’ils avaient de plus élevé, qui fondait tout cela en une doctrine courte et substantielle, très affirmative, appuyée sur l’autorité prétendue de Pythagore et de ses disciples immédiats, et qui aboutissait à des préceptes de vie précis, sévères, et raisonnables pourtant dans leur austérité.

Il est probable que cette philosophie se forma vers le commencement du ier siècle av. J.-C. à Alexandrie[166]. Nous la voyons admise à Rome, un peu plus tard, dans l’entourage de Cicéron[167]. Sous Auguste, elle attire l’attention du savant roi Juba, qui se met à faire collection de ses œuvres et qui achète naïvement comme anciens beaucoup de livres pythagoriques nouveaux[168]. C’est donc le moment où sa vogue est établie. Elle se maintient ou grandit pendant les deux siècles suivants, puis, vers le milieu du iiie siècle de notre ère, ce néopythagorisme va se fondre dans le néoplatonisme.

Sa place dans la littérature est marquée d’abord par toute une série d’œuvres apocryphes, dont il nous reste des fragments importants, puis par un petit nombre d’œuvres authentiques, presque entièrement perdues.

À la première catégorie appartiennent les Vers d’Or (Χρυσᾶ ἔπη), le traité de Timée de Locres Sur l’âme du monde et sur la nature (Περὶ ψυχᾶς κόσμω καὶ φύσιος), celui d’Okellos de Lucanie Sur la nature du tout (Περὶ τῆς τοῦ παντὸς φύσεως), les écrits faussement attribués à Philolaos, à Archytas[169], à Brontinos, à Théano, à Arésas, et à d’autres, puis des traités moraux qui nous sont donnés comme des œuvres d’Hippodamos, d’Euryphamos, d’Hipparque, de Théagès, de Métopos, de Clinias, de Criton, de Polos de Lucanie, de Dios, de Bryson, de Callicratidas, de Pemphélos, ou de femmes pythagoriciennes, Périctioné et Phintys.

Les Vers d’or nous offrent en quelque sorte les commandements de Dieu et de l’Église, selon la formule pythagoricienne, en 71 vers généralement médiocres ou mauvais. Il n’est pas douteux qu’une partie de ces préceptes ne soient anciens, même quant à la forme. Mais il y a tout lieu de croire qu’ils ont été grossis, arrangés, complétés, probablement vers le temps ou se constituait le néopythagorisme[170]. Sous leur forme actuelle, on sent qu’ils ont été destinés à combler une des lacunes de la morale et de la religion des philosophes, en résumant leurs préceptes les plus essentiels et leurs promesses les meilleures dans quelques formules faciles à retenir. La doctrine en est religieuse et humaine ; elle recommande la piété envers les dieux, le respect des parents, la douceur, la tempérance sans ascétisme, la justice, la résignation aux maux inévitables, la réflexion indépendante sans mépris hautain de l’opinion ; elle invite le fidèle à examiner chaque soir ses actions du jour pour les juger ; elle lui prescrit aussi, mais rapidement, certains rites, certaines purifications ; et, pour prix de cette sage conduite, elle lui promet, dès à présent, une paisible sagesse et, plus tard, une immortalité bienheureuse. En somme, une sorte de memento, mal ordonné, mais contenant en abrégé les règles de la vie, l’essence de la religion et le fonds des plus précieuses espérances. Le beau commentaire qu’en a donné au ve siècle le platonicien Hiéroclès montre qu’on pouvait en tirer sans trop d’effort une philosophie complète ; il témoigne en outre du grand prix que les derniers siècles du paganisme ont attaché à ce résumé bienfaisant, et il explique le titre brillant qu’une reconnaissance et une admiration traditionnelles lui ont donné.

Les autres écrits qui viennent d’être cités sont dus certainement à des faussaires de bonne foi, dont ils nous révèlent le curieux état d’esprit. Ceux qui composaient ainsi, avec des idées empruntées à Platon, à Aristote, à Chrysippe, des traités, qu’ils attribuaient à d’anciens pythagoriciens, n’étaient pas de vulgaires trompeurs. C’étaient des hommes instruits, qui, dominés par un parti pris, croyaient retrouver chez ces divers philosophes les débris des vieilles doctrines pythagoriciennes et n’hésitaient pas à les rendre à leurs véritables auteurs. D’ailleurs, en reconstituant tout un pseudo-pythagorisme primitif, ils obéissaient à des intentions que leur suggéraient les besoins du temps. Constituer une philosophie complète, mais simple, qui donnât aux contemporains, sous l’autorité d’une tradition antique et vénérée, supérieure par conséquent aux sectes, toutes les idées nécessaires sur Dieu, sur le monde, sur l’homme, sur la société, sur la famille, sur le bonheur et sur la vertu, voilà au fond ce qu’ils se proposaient. Et ce dessein déterminait la forme de leurs œuvres. S’ils s’efforçaient, par une nécessité du genre, d’écrire dans le dialecte dorien qui avait été celui des premiers Pythagoriciens, ils le faisaient du moins avec un remarquable souci de la clarté. À en juger par nos fragments, tous ces écrits, malgré des dissemblances nécessaires, se ressemblaient par une commune méthode d’élocution : une phrase courte, analytique, nettement divisée ; des définitions brèves, des préceptes, des formules, çà et là quelques comparaisons traditionnelles ; d’ailleurs, nulle rhétorique, point d’amplification, peu de dialectique. De vrais « manuels » par conséquent, sans originalité de pensée, mais commodes et pratiques.

C’est probablement à la même littérature qu’appartient le premier fonds de ces collections de Sentences et de Comparaisons pythagoriciennes qui ont été recueillies plus tard par divers auteurs[171]. Quelques-unes étaient anciennes, d’autres furent créées alors, d’autres s’y ajoutèrent plus tard : il est impossible aujourd’hui de les distinguer d’après leur âge relatif ; mais, comme ensemble, elles répondent bien aux besoins et au goût que nous signalons en ce moment.

À côté de ces œuvres anonymes ou apocryphes, il y en eut d’autres qui furent publiées par leurs auteurs sous leur vrai nom. Les principaux pythagoriciens de ce siècle[172] sont les deux Sextius, contemporains d’Auguste et de Tibère[173], Sotion d’Alexandrie, disciple de Sextius le père et l’un des maîtres de Sénèque[174], puis, sous Néron, Moderatus de Gadès[175], Areios Didymos[176], enfin Apollonios de Tyane, qui vécut jusqu’au temps de Nerva[177]. Quelques-uns de ces noms sont connus ou même illustres, mais aucun n’a une grande importance dans l’histoire littéraire.

Sextius le père avait composé en grec quelques écrits de morale demi-stoïcienne, demi-pythagoricienne, qui ne nous sont plus connus que par les éloges enthousiastes de Sénèque[178]. Nous possédons encore un certain nombre de Sentences et la traduction latine d’un Manuel, qui sont ou de lui ou de son fils[179]. Il est possible que le manuel ait été interpolé ; mais quelques additions çà et là n’en ont pas altéré la forme primitive ni l’esprit. Les 427 sentences qui le composent sont presque toutes remarquables, non seulement par l’élévation morale et par le sentiment religieux, mais par un tour plein de vigueur, qui justifie en partie l’admiration de Sénèque[180].

De Sotion, il ne nous reste qu’un petit nombre de passages, conservés par Stobée[181]. Les uns semblent provenir d’un traité Sur l’amour fraternel ; les autres sont empruntés à un écrit Sur la colère. On y trouve, à côté d’anecdotes citées en exemple, le même usage des sentences et des comparaisons que chez les autres pythagoriciens.

Les rares fragments tirés des dix livres de Leçons pythagoriques (Πυθαγορικαὶ σχολαί) de Moderatus[182] se rapportent à la doctrine des nombres et n’ont pas d’intérêt littéraire. — Il en est de même de ce qui nous reste du livre Sur les sectes d’Areios Didymos, qui fut le maître d’Auguste[183]. Si importants pour l’histoire de la philosophie ancienne que soient ces extraits, où l’auteur expose en abrégé la doctrine morale des stoïciens et celle des péripatéticiens, ils n’offrent rien où se marque une personnalité originale[184].

Apollonios de Tyane est célèbre surtout comme un des « saints » du Pythagorisme[185]. Sa réputation s’est faite avec sa légende dans le cours du second siècle, et elle s’est achevée au troisième par la biographie que composa Philostrate. Nous reparlerons de lui à propos de cet écrit. Quant à ses œuvres littéraires, elles étaient peu nombreuses et nous n’en possédons à peu près rien. Sa Vie de Pythagore a été utilisée par Porphyre et Jamblique[186] ; le dernier en analyse même un assez long passage, tout le récit de l’expulsion des Pythagoriciens de Sybaris, qui semble confus et négligé. Le traité de la Divination astrologique (Περὶ μαντείας ἀστέρων), cité par Philostrate, est entièrement perdu[187]. En revanche, Eusèbe nous a conservé quelques lignes d’un écrit Sur les sacrifices[188], qui semble avoir fait partie d’un ouvrage étendu, intitulé Théologie (Θεολογία). Dans ce curieux morceau, animé du plus pur esprit pythagoricien, l’auteur condamne les sacrifices et recommande la prière silencieuse de la raison. Si la pensée est belle en elle-même, le tour est d’un écrivain médiocre. Enfin Apollonios, selon Philostrate, avait écrit un grand nombre de lettres[189], que son biographe déclare avoir mises à profit, et dont il cite en effet un certain nombre ; malheureusement, celles qu’il cite font justement suspecter le recueil tout entier. Nous en possédons 77 d’une autre collection, dont on n’a encore démontré définitivement ni l’authenticité ni la fausseté[190].

À la série des écrits pythagoriciens de ce temps doit être probablement rattachée la courte et célèbre composition allégorique connue sous le nom de Tableau de Cébès (Κέβητος πίναξ). Nos manuscrits l’attribuent au philosophe pythagoricien Cébès de Thèbes, évidemment à celui qui figure dans le Phédon de Platon, et nous voyons par diverses citations de Lucien (Salariés, 42 ; Maître de rhétorique, 6) que cette attribution était admise au second siècle[191]. En réalité, l’authenticité n’en est pas soutenable, bien qu’elle ait été longtemps admise, et même encore de notre temps ; non seulement parce que l’auteur nomme les hédoniques et les péripatéticiens (c. 13) et cite les lois de Platon (c. 33 ; cf. Lois, VII, 808 D, E), mais plus encore à cause du caractère général de l’ouvrage. Quel qu’en soit l’auteur, il est probable qu’il a voulu imiter une composition analogue du stoïcien Cléanthe[192]. Son sujet est la description et l’explication d’un tableau allégorique que deux étrangers admirent dans un temple de Cronos, où il a été consacré autrefois par un Pythagoricien (c. 1 et 2). Ce tableau est une image de la vie humaine, et l’explication qui en est donnée constitue toute une doctrine de salut[193]. L’idée essentielle, c’est que l’homme entre dans la vie, plein d’illusions (c. 5) ; il est séduit par le plaisir ou par la fausse science, et s’il s’y attache définitivement, il est perdu ; il s’y épuise et n’y trouve que le malheur. Heureux, s’il s’en dégage à temps par le repentir (Μετάνοια, c. 10 ; Μεταμέλεια, c. 35) ! car, alors, par une route étroite, en pratiquant une discipline austère (c. 16, Ἐγκράτεια, Καρτερία), il arrive à la vertu, à la vraie science et au bonheur. Tout l’ouvrage est plein d’un profond mépris de l’instruction profane[194], non seulement on peut arriver sans elle à la vraie science, qui est celle du bien, mais c’est à peine si elle y contribue, alors même qu’elle est bien dirigée (c. 33) ; sa principale utilité, c’est d’occuper les jeunes gens, de les détourner des plaisirs (ibid.). Cette conception de la vie est au fond stoïcienne, et elle appartient au stoïcisme de l’empire, à celui d’Épictète. Mais, outre que le livre se donne lui-même pour pythagoricien, il l’est en effet par l’emploi de l’allégorie, par le désir manifeste de résumer tout ce qu’il faut savoir pour bien vivre en quelques traits satisfaisants, faciles à retenir, et de les grouper même en une image. Si l’idée religieuse, familière au néopythagorisme, en est absente, c’est sans doute que l’auteur a voulu surtout faire ici appel aux profanes. Le grand succès de l’ouvrage est attesté à partir du second siècle de notre ère[195] ; nul ne le cite auparavant ; il est probable qu’il a dû naître peu avant ce temps, puisqu’il est d’ailleurs imprégné de l’esprit qui se manifestait alors. De nos jours, l’allégorie, surtout lorsqu’elle est longue et compliquée, a peu d’admirateurs ; celle-ci est sèche, laborieuse, sans grâce ; mais si on la considère comme un moyen de populariser un enseignement essentiel, on ne peut lui refuser tout mérite.

Dans ces divers écrits, s’accuse fortement la tendance profonde du néopythagorisme, celle qui en détermine le caractère essentiel. C’est une école de morale religieuse, très pure, mais inclinant au mysticisme ; une école de recueillement, de tradition, de prière, de vie intérieure harmonieuse et paisible, en union avec Dieu ; digne par conséquent de tout respect, mais peu faite pour la popularité.

IX

Tout autre était le stoïcisme. Armé pour la lutte, il eut l’honneur de constituer sous les mauvais règnes une certaine force de résistance et de représenter la protestation de la dignité humaine. Lorsqu’on se rappelle tant de pages éloquentes de Sénèque, tant de beaux vers de Perse et de Lucain, qu’il a inspirés ; lorsqu’on le voit d’autre part à l’œuvre dans certains récits de Tacite, où il apparaît comme le soutien des plus nobles oppositions et des morts les plus courageuses, on est en droit de penser qu’il a dû se montrer non moins fier ni moins militant dans les écrits grecs du même temps. Or cette attente est déçue par les faits. Pour rencontrer un stoïcien, de culture grecque, qui se soit distingué, comme écrivain et comme homme, par une personnalité tout à fait éminente, il faut aller jusqu’à Épictète, qui appartient déjà presque au siècle des Antonins. Ses prédécesseurs, les maîtres ou les amis des grands Romains du temps de Néron, sont des hommes de second ordre, très recommandables par leur caractère et même par un certain talent, mais qui ne font guère que répéter et transmettre sans éclat l’enseignement traditionnel de l’école. Deux d’entre eux seulement retiendront quelques instants notre attention.

L’Africain L. Annaeus Cornutus[196] est bien connu comme le maître du poète Perse, qui a su dire dans des vers célèbres la douceur de son intimité, sa bienfaisante influence et le charme de sa sagesse socratique[197]. C’était un grammairien autant qu’un philosophe, et un Latin d’éducation autant qu’un Grec. Il avait composé en latin des Commentaires sur Virgile, en 10 livres[198], un écrit Sur la prononciation et l’orthographe[199], peut-être même des tragédies[200], et divers ouvrages de rhétorique, dont un traité Des figures de pensée[201]. Le seul livre grec qui nous reste de lui est intitulé Abrégé des traditions grecques relatives à la théologie (Ἐπιδομὴ τῶν κατὰ τὴν ἑλληνικὴν θεολογίαν παραδεδομένων)[202]. C’est un résumé sans valeur littéraire, mais fort curieux, des interprétations étymologiques et symboliques données par l’école stoïcienne à la mythologie poétique et populaire. L’auteur expose brièvement à un enfant ce que d’autres avant lui avaient développé longuement[203]. Ces ouvrages antérieurs étant perdus, rien ne vaut aujourd’hui ce petit livre pour montrer ce qu’il y avait de puéril et d’arbitraire dans ces explications d’écoles, qui essayaient de concilier les vieux mythes avec la philosophie.

Moins maltraité par le temps, C. Musonius Rufus tient encore sa place entre les moralistes de ce siècle[204]. Chevalier romain, d’une famille étrusque originaire de Bolsène, il fit profession de philosophie, et se rendit célèbre par son enseignement sous Néron. Sa renommée et l’influence qu’il prenait sur la jeunesse le firent exiler en 65. Il fut relégué en Grèce, d'où il revint à la mort de Néron ; il embrassa la cause de Vespasien, qui lui parut celle de l’honnêteté. Dès le début de son règne, il accusa et fit condamner le délateur Celer. Quand Vespasien à son tour, chassa de Rome les philosophes, en 71, Musonius fut excepté de cette rigueur par une faveur spéciale. Le second Pline put encore le voir et l’aimer ; mais il semble être mort avant le règne de Domitien. Sa maison était comme le sanctuaire du stoïcisme à Rome sous Néron et Vespasien. On y voyait venir, entre autres disciples, le jeune Épictète, qui y fut initié à la philosophie[205]. Les conversations privées qui s’y tenaient et quelques conférences publiques en grec que donna Musonius[206] furent plus tard publiées en substance par un certain Pollion, évidemment son disciple, sous le titre de Souvenirs de Musonius (Μουσωνίου ἀπομνημονεύματα) ; recueil dont un assez grand nombre de morceaux nous ont été conservés dans les extraits de Stobée[207].

D’après les témoignages les plus autorisés, notamment ceux d’Épictète et d’Aulu-Gelle, l’enseignement de Musonius était remarquable par sa sincérité vigoureuse et son caractère pratique[208]. Sans dédaigner aucune partie de la doctrine traditionnelle, il s’attachait surtout à la morale. Ses leçons étaient de vives peintures, franches et familières, où chacun se reconnaissait. Volontairement étranger à toute rhétorique, il se proposait d’éveiller la conscience de ses auditeurs, d’y faire naître le reproche secret qui seul rend efficace la parole du maître, et il y réussissait par une précision pénétrante.

Cette impression des contemporains, nous ne l’éprouvons pas complétement en lisant les fragments qui sont venus jusqu’à nous. La faute en est sans doute au rédacteur, qui n’a pas su garder tout ce qui faisait la force et le charme de la parole du maître. Les qualités propres de celui-ci apparaissent davantage dans les mots cités isolément par Plutarque, Aulu-Gelle, Stobée. Mais les fragments étendus nous donnent du moins l’idée nette de l’esprit de son enseignement moral. Ce sont des instructions familières qui touchent à toutes les choses quotidiennes, à la nourriture, à l’habitation, aux vêtements, au mariage, aux droits des parents, aux peines de la vie, à la vieillesse[209]. Les idées viennent de Platon, d’Aristote, de Chrysippe ; ce sont celles que nous rencontrons vers le même temps chez Sénèque et chez les pythagoriciens. Si Musonius se distingue par quelque chose entre les maîtres du stoïcisme, c’est surtout par un remarquable bon sens pratique, qui n’exclut pas l’élévation des sentiments ; il prend la société telle qu’elle est, il ne sacrifie pas la famille à un ascétisme chimérique[210], il donne à la femme sa véritable place au foyer et il élève très haut l’association conjugale[211]. On comprend mieux, en le lisant, quelle influence salutaire exerçait alors la philosophie grecque dans le monde romain. Ses vrais propagateurs étaient des hommes d’une vie exemplaire, qui ne cherchaient pas à faire de brillants discours, mais qui ; avertissaient à propos, signalaient le mal à éviter, montraient familièrement le devoir quotidien, et rappelaient en toute occasion l’idéal prochain qui devait ennoblir la vie[212]. La vénération affectueuse que témoigne Pline le jeune pour la mémoire de Musonius et pour son gendre, le philosophe Artémidore, en dit très long sur le bien que ces sages modestes faisaient autour d’eux.

X

Les autres écoles, platonicienne et péripatéticienne, pourraient être passées ici sous silence, si l’on ne tenait compte que des maîtres obscurs qui représentèrent alors dans la société romaine les traditions de l’Académie et du Lycée, plus ou moins fondues ensemble[213]. Mais à côté de cet enseignement sans nouveauté, une tentative originale, curieuse et féconde doit attirer notre attention : c’est celle du juif alexandrin Philon, qui peut être considéré comme le prédécesseur du néoplatonisme.

La communauté juive d’Alexandrie, nombreuse, active, intelligente, et depuis longtemps hellénisée, n’avait pas pu rester étrangère à la philosophie grecque, régnait partout et sans laquelle il n’y avait pas alors de culture classique[214]. Il a été question plus haut du péripatéticien juif Aristobule, qui, au second siècle, prétendait retrouver dans les doctrines du Lycée une émanation de la sagesse de Moïse et des prophètes. Les documents nous manquent pour suivre le développement, ou tout au moins la transmission, de ces idées dans les écoles juives d’Alexandrie jusqu’au commencement de notre ère ; mais nous ne pouvons pas douter qu’elles ne s’y soient perpétuées, puisque nous les retrouvons chez Philon, qui les traite comme des vérités admises. C’était donc, à n’en pas douter, une opinion déjà ancienne et commune chez les juifs hellénisants d’Alexandrie au temps d’Auguste, que la sagesse grecque ne différait pas essentiellement de la sagesse hébraïque, c’est-à-dire, suivant eux, de la révélation contenue dans les livres saints, qu’elle en était même certainement issue, et qu’elle pouvait en être considérée comme une sorte de commentaire, grâce auquel les données de la révélation étaient mises à la portée de l’intelligence humaine. Toute l’œuvre de Philon procède de là.

Né, vers l’an 20 avant notre ère, d’une famille sa- cerdotale qui semble avoir tenu un haut rang parmi les Juifs d’Alexandrie, Philon reçut dans sa jeunesse une double éducation, hellénique et hébraïque, des plus complètes[215]. Il connut tous les grands écrivains de la Grèce, poètes et prosateurs, mais plus particulièrement les philosophes, et, entre ceux-ci, Platon, dont l’influence le pénétra tout entier[216]. En même temps, il étudia à fond l’Ancien Testament, non seulement en le lisant lui-même, mais en l’entendant commenter dans les écoles juives et dans les synagogues. Devenu homme, il semble avoir vécu constamment dans le milieu où il avait été élevé, aimant la retraite et se donnant avec amour à cette philosophie religieuse qui était tout pour lui. Lui-même comptait alors au nombre des principaux docteurs de la sagesse révélée ; et l’on sent que la plupart de ses ouvrages, avant d’être écrits, ont dû être professés à l’école ou dans le temple. Il vécut ainsi, sous Auguste et sous Tibère, de plus en plus renommé parmi les siens pour sa vertu, pour sa science et pour son éloquence. C’était un homme grave, détaché du monde, que l’on devait vénérer profondément. Sous Caligula, d’abord, puis sous Claude, les Juifs d’Alexandrie, mal vus de la population grecque ou égyptienne, furent en butte à de terribles épreuves. On excita contre eux la colère du prince, on les massacra, on voulut les forcer à introduire dans leurs synagogues les statues des empereurs. Dans ces cruelles circonstances, Philon, déjà vieux, ne manqua, pas à son peuple. Il s’arracha à la retraite qu’il aimait, à ses études chéries, pour remplir le rôle dangereux dont la confiance des siens voulait l’investir. Il se rendit en ambassade à Rome auprès de Caligula, il y retourna peut-être encore sous Claude. Rentré sain et sauf à Alexandrie, il semble y avoir achevé sa vie studieuse en écrivant jusqu’à la fin[217].

Les écrits de Philon étaient très nombreux. Notre collection, quoique fort étendue, n’est pas complète. Elle s’est grossie pourtant, depuis le siècle dernier, de quelques ouvrages, ou parties d’ouvrages, qui ont été retrouvés dans une version arménienne et traduits en latin, et aussi d’un petit nombre de traités et de fragments, découverts dans diverses bibliothèques. Elle peut par suite s’enrichir encore. Telle que nous la possédons, elle soulève des questions d’authenticité, de classement et de chronologie, qui sont loin d’être résolues[218]. Ne pouvant ici entrer dans des discussions qui seraient infinies, nous nous contenterons de quelques indications générales.

Les ouvrages de Philon se divisent assez naturellement en deux groupes. Le premier comprend tous ceux qui se rapportent à l’explication du Pentateuque ; le second, un certain nombre d’ouvrages de propagande ou d’apologie, et quelques traités philosophiques.

Le premier groupe formait une longue série continue. C’étaient d’abord les Questions et Solutions sur la Genèse et l’Exode, dont il nous reste seulement quelques fragments, soit en grec, soit en latin. Venait ensuite le Commentaire allégorique de la Genèse, dont nous possédons la plus grande partie sous divers titres. M. Massebieau a montré comment l’auteur, tout en suivant l’ordre de son texte, en tirait, par l’interprétation allégorique, une « histoire continue de l’âme », depuis sa formation jusqu’au degré de perfection qu’elle peut atteindre et qui était représenté par le type de Moïse[219]. La série se complétait par une Exposition de la loi, qui prenait pour point de départ la création du monde, montrait ensuite la loi réalisée sous une forme vivante dans les biographies d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Joseph[220], et enfin étudiait le décalogue et les lois particulières, de façon à en tirer toute une législation religieuse, morale et politique. C’est à peine si nous possédons la moitié des ouvrages où se développait cet enchaînement de pensées.

Le second groupe offrait presque autant de diversité qu’il y avait d’unité dans le premier. On y trouvait d’abord le Moïse que nous lisons encore en trois livres, avec plusieurs traités qui le complètent (Sur l’humanité, Sur le repentir, Sur la noblesse). Tous ces écrits s’adressaient aux païens qui se sentaient attirés vers le judaïsme. Philon y combattait leurs préjugés et leur ouvrait la voie, soit en leur faisant connaître le législateur d’Israël et sa doctrine, soit en répondant à leurs doutes et à leurs objections. — Dans les Ὑποθετικά, aujourd’hui perdus, il semble qu’ayant un dessein analogue, il en poursuivait l’accomplissement par une méthode un peu différente[221]. — C’était encore une pensée de propagande qui lui avait fait composer cette Apologie des Juifs, à laquelle Eusèbe rapporte le fragment qu’il nous a transmis Sur les Esséniens. Il semble naturel d’y rattacher aussi le traité Sur la vie contemplative, dont l’authenticité a été si vivement discutée, mais qui paraît bien porter son empreinte personnelle. — Le récit de l’Ambassade à Caligula, si intéressant, et l’écrit Sur Flaccus, sont deux ouvrages très voisins des précédents par l’esprit, mais distincts pourtant, et indépendants l’un de l’autre. — Enfin, il convient de mettre dans le même groupe quelques ouvrages philosophiques, qui s’adressent aussi à un public mêlé, aux païens aussi bien qu’aux juifs, et même plutôt aux païens. Tels sont l’écrit perdu Sur l’esclavage de l’insensé, celui que nous possédons Sur la liberté du sage, s’il est réellement de Philon, enfin les Traités sur la Providence et l’Alexandre, traduits de l’arménien, et à propos desquels il convient de faire toutes les réserves nécessaires quant à leur forme primitive.

Cette immense série d’écrits témoigne non seulement d’une merveilleuse activité, mais aussi d’une remarquable puissance d’esprit. On y sent partout de larges pensées et de grands desseins, qui se développent avec ampleur et patience, sans précipitation, sans sursauts, sans interruptions. Les dégager et les examiner en détail est l’affaire de la philosophie. Pour l’objet que nous nous proposons ici, il suffira d’étudier sommairement, dans l’ensemble de cette grande œuvre, l’esprit et le talent de Philon, en marquant à grands traits l’influence qu’il a exercée, soit sur la philosophie néoplatonicienne, soit sur la littérature chrétienne.

La méthode de Philon, dans ses commentaires sur l’Ancien Testament, c’est l’interprétation allégorique pratiquée avec une liberté, ou plutôt une fantaisie, qui nous paraît à nous un défi perpétuel au bon sens[222]. Cette méthode, Philon l’a reçue toute faite. Elle avait été appliquée par la philosophie grecque, par les Stoïciens surtout, à l’interprétation de la mythologie ancienne et à celle des textes classiques, spécialement des poésies d’Homère. Elle était passée de là à Alexandrie, et nous savons par Philon lui-même que ses prédécesseurs en faisaient usage depuis longtemps pour expliquer l’Écriture, qu’ils considéraient pourtant comme révélée. Il n’a donc rien innové à cet égard. Mais, en raison de la conservation de ses œuvres, c’est chez lui que cette méthode nous apparaît le plus clairement. Ainsi traitée, l’Écriture n’est vraiment plus qu’un prétexte. Méprisant le plus souvent le sens littéral, qui lui paraît indigne de Dieu, il fait dire au texte tout ce qu’il veut. Et c’est ainsi qu’avec une assurance sereine et vraiment étonnante, il y retrouve, sans la moindre difficulté, les grandes doctrines de Platon, d’Aristote, de Pythagore, celles des Stoïciens, qui, selon lui, ont été toutes empruntées par leurs prétendus auteurs à la source juive.

La doctrine qu’il tire de là ne peut être indiquée ici qu’en quelques mots[223]. Un dieu unique, qu’il essaye de dégager autant que possible de toute détermination, afin de le rendre plus pur ; un dieu qui est l’être, l’absolu, l’un, mais qui pourtant, par une contradiction nécessaire, se trouve posséder aussi certaines qualités humaines, la bonté, l’activité, la volonté. Puis, pour ne pas mêler ce dieu au monde, pour ne pas être obligé surtout de lui imputer le mal physique et moral, toute une série d’êtres intermédiaires, d’ailleurs insuffisamment définis et classés, des êtres qui sont quelque chose de lui et qui ont pourtant une existence distincte, ses puissances (δυνάμεις), dans la conception desquelles nous reconnaissons à la fois les Idées platoniciennes, les causes aristotéliques, la raison créatrice des Stoïciens, les démons de la mythologie païenne et les anges de la Bible. Parmi ces puissances, la première, la plus constamment en scène, est le Verbe (Λόγος), qui apparaît, dans toute cette doctrine, comme un intermédiaire nécessaire entre le vrai dieu et le monde[224].

Cette métaphysique est dispersée dans tous les écrits de Philon, d’où il faut la dégager ; et justement à cause de cela, elle ne semble pas s’être organisée en un système très complet ni très fortement étudié dans ses détails. D’ailleurs, quelque intérêt qu’elle inspirât à son auteur, elle le préoccupait moins que la morale. Le grand objet qu’il se proposait, c’était la vie spirituelle, pour lui-même et pour les autres : tous ses écrits tendent à définir, à recommander, à célébrer cet idéal. Sa doctrine morale est stoïcienne en son fond ; elle l’est par son ascétisme décidé, par son dédain absolu de tout ce qui ne dépend pas de la volonté, par l’idée qu’elle se fait du sage, par sa notion du progrès (προκοπή), qui est la loi même de la vie. Et pourtant, sous ces ressemblances frappantes, des différences très sensibles éclatent, dès qu’on y regarde de près. La morale de Philon est en réalité pénétrée de l’esprit juif et de l’esprit platonicien, et par là elle est bien plus voisine du christianisme que ne l’était le stoïcisme. Fondée sur la croyance à une révélation et à une inspiration divines, bien loin de faire du sage une sorte de dieu, elle ne conçoit la vertu que comme un don d’en haut, sans cesse renouvelé ; la notion de la grâce lui est essentiellement inhérente. De là vient qu’elle n’a rien de l’orgueil ni de la sécheresse des Stoïciens. D’ailleurs elle ne se complaît pas en elle-même ; son idéal n’est pas humain ; elle est mystique et parfois enthousiaste. Le rêve de l’âme éprise du bien, c’est, pour Philon, de se détacher du corps et de la terre, de s’élever jusqu’à Dieu, de vivre en lui, dans une contemplation pleine de joie et d’amour. Aussi, tandis que les Stoïciens du temps s’attachent minutieusement à régler tous les détails de la vie, à en prévoir toutes les circonstances, lui, au contraire, en méditatif exalté, semble oublier le plus souvent toutes les menues choses d’ici-bas, qui ne l’intéressent ni ne le préoccupent, et sa pensée monte, d’un doux essor, jusqu’à ces hauteurs sereines qu’elle considère comme sa vraie patrie. Si l’extase n’est pas encore pour lui un besoin constant, s’il n’y vise pas, par un dessein arrêté et conscient, comme à l’état suprême où doit tendre la philosophie, on ne peut nier du moins que le mouvement même de ses sentiments ne l’y porte, comme à leur terme naturel.

C’est en cela précisément que consiste la personnalité de Philon ; et cette personnalité, tendre et pieuse, tout animée d’une religion d’amour, est aussi ce qui le rend original et intéressant comme écrivain. Les sentiments qui remplissent ses écrits et la manière dont il les traduit font de lui, au point de vue littéraire, une sorte d’intermédiaire entre Platon et les écrivains chrétiens. Ceux qui disaient de lui, comme le rapporte Suidas[225], qu’il « platonisait », traduisaient ingénieusement une impression juste, mais qui a besoin d’être définie et complétée.

Bien des affinités naturelles rapprochaient Philon de Platon, et il n’avait qu’à suivre son instinct pour se développer, en tant qu’écrivain, sous l’influence prédominante et constante de cet admirable modèle. Il ressemble à Platon par l’abondance facile, par le courant large et libre du style, par une ampleur qui est ordonnée sans être périodique ; il a, comme lui aussi, quoique à un moindre degré, le don d’associer sans disparate la poésie à la prose, l’invention des images, la faculté de rendre vivantes les choses abstraites, celle de mélanger la subtilité de la dialectique à une certaine grâce originale de rêve et de sentiment.

Mais, outre qu’il est très inférieur à son maître par l’imagination, il manque absolument de cet instinct dramatique qui prêtait tant de vie et de variété à la dialectique platonicienne. Son abondance est presque toujours prolixe et devient vite monotone. D’ailleurs, il est bien loin de cette spontanéité charmante, qui n’avait pu se produire qu’en un moment bien court, dans la floraison toute jeune de l’atticisme. Bien qu’il rejette très heureusement le vocabulaire technique et disgracieux des écoles de philosophie contemporaine, il emploie encore trop de termes abstraits, quelquefois aussi des expressions recherchées, dont le sens précis demeure obscur. La rhétorique des écoles, sans le dominer, ne lui est pas non plus étrangère, surtout dans les parties narratives de ses œuvres, où il met en scène des personnages. Il y a donc de l’artifice dans sa manière, comme dans celle des meilleurs écrivains grecs de son temps ; et peut-être, à cet égard, ses écrits les plus soignés, tels que son Moïse par exemple, sont-ils dans l’ensemble de son œuvre les moins réellement platoniciens.

Mais ce serait lui faire tort que de s’en tenir à ce point de vue. Le mérite original de Philon comme écrivain n’est pas d’avoir reproduit quelque chose du langage de Platon ; c’est bien plutôt, à mon avis, d’avoir souvent réussi à traduire des sentiments nouveaux dans une forme appropriée. La Grèce païenne avait peu connu le mysticisme ; du moins, elle ne l’avait exprimé qu’accidentellement dans sa littérature. Philon est le premier prosateur qui ait su s’adresser à Dieu, ou parler de lui aux hommes, avec cet accent de piété ardente et cette sorte de solennité sincère qui allaient devenir ordinaires aux écrivains chrétiens.

Pour préciser cette observation, remarquons d’abord qu’il a déjà, quand il parle des œuvres divines, la magnificence à demi poétique, mais en même temps profondément religieuse, des futurs prédicateurs chrétiens :

« Quelqu’un qui entrerait dans une cité bien policée, où toute la vie publique serait ordre et beauté, ne se dirait-il pas aussitôt : Voilà une cité qui a pour la gouverner des chefs excellents ? Eh bien, celui qui arrive dans la cité vraiment grande, je veux dire cet univers, et qui contemple la montagne et la plaine également remplies d’animaux et de plantes, le cours des fleuves qui naissent des sources et celui des eaux torrentielles, les mouvements des mers, l’heureux équilibre de la température et la succession des saisons de l’année, puis le soleil et la lune, ces guides, du jour et de la nuit, et ces révolutions des astres, fixes ou errants, qui tournent comme un chœur de danse avec le ciel tout entier, n’est-il pas naturel, ou plutôt n’est-il pas nécessaire, qu’il conçoive aussitôt un dieu, qui en est le père et le créateur et en même temps le guide suprême[226] ?

Sans doute, l’idée exprimée ici remonte au moins jusqu’à Socrate. Mais il y a, dans l’allure de la phrase et dans la pompe des expressions, une sorte de lyrisme, fait à la fois d’admiration naïve, de conviction ardente, et d’amour, qui prête à cette très vieille idée un accent nouveau.

Et encore, il n’est question dans ce passage que du monde extérieur. Combien Philon ne sera-t-il pas plus original, quand il parlera de cette vie spirituelle qui lui est si chère et dont il a fait son domaine propre ! Écoutons-le, lorsqu’il paraphrase les paroles de Moïse devant le buisson ardent, priant Dieu de se révéler à lui. Ici, le sentiment qui s’exprime est celui de la foi inspirée par l’amour, l’élan de l’âme qui veut connaître Dieu pour le mieux aimer, et qui n’attend que de lui l’illumination dont elle a besoin ; et c’est par conséquent l’une des inspirations fondamentales du christianisme :

« Ah ! Révèle-moi qui tu es en vérité. Car, s’il ne s’agissait que de ton existence, l’univers me l’a enseignée ; il t’a fait connaître à moi, comme un fils fait connaître son père, comme l’ouvrage fait connaître l’ouvrier. Mais ce que tu es en ton essence, voilà ce que j’ai soif de savoir ; et cette science-là, il n’est pas une des parties de l’univers entier qui puisse m’en donner l’accès. Donc, je te prie et je t’implore, pour que tu accueilles la demande d’un suppliant, qui est plein de ton amour, et qui ne veut adorer que toi seul. La lumière ne se manifeste par rien d’étranger à elle-même : elle est sa propre manifestation ; et, de même, toi, tu peux seul te faire connaître à nous. Voilà pourquoi je crois mériter d’être pardonné, si, manquant de maître, j’ai osé me jeter à tes pieds, pour me faire instruire par toi-même[227]. »

À côté de ces passages pleins d’élan, on pourrait en citer plusieurs autres où se laisse pressentir un aspect un peu différent de la littérature chrétienne, la méditation grave et triste sur les peines de la vie, adoucie par la piété qui se réfugie en Dieu. Détachons seulement quelques lignes des pages touchantes où Philon, en gémissant sur les circonstances qui l’ont arraché à sa vie tranquille, laisse deviner la consolation qu’il trouve à revenir, dès qu’il le peut, à ses hautes contemplations :

« Si tout à coup, dans cette tempête de la politique, un instant de calme m’est donné, alors, ouvrant mes ailes, je m’élève au-dessus des flots ; je m’élance presque dans les routes de l’air, porté par les souffles de la science, qui me conseille sans cesse de fuir avec elle, de me soustraire à ce dur esclavage, non seulement des hommes, mas des affaires, qui fondent sur moi de tout côté comme les eaux de l’orage. Et pourtant, dans ces épreuves, il convient encore de remercier Dieu, de ce que, couvert par les vagues, je ne suis pourtant pas englouti. Non, ces yeux de l’âme, que quelques-uns croyaient fermés à jamais par la perte de toute espérance, je les ouvre toujours, et j’y laisse pénétrer la lumière de la sagesse, sans vouloir abandonner toute ma vie aux ténèbres[228]. »

À coup sûr, ce n’est plus là du Platon ; c’est quelque chose de neuf et de personnel, ou la poésie de la Bible se mêle aux souvenirs classiques, sous l’influence prédominante d’un mysticisme qui appartient à un autre âge de l’humanité.

Voila ce dont il faut tenir compte pour apprécier justement l’influence et le mérite de Philon. Comme penseur, il a été le principal promoteur d’un grand renouvellement de la philosophie ancienne ; il annonce déjà le néoplatonisme, et aussi la théologie chrétienne, en ce qu’elle a de commun avec cette doctrine[229]. Mais son influence ne se borne pas là. Philon a été lu par tous les Pères de l’Église grecque, et, comme écrivain, il est un des maîtres dont ils procèdent tous, directement ou indirectement. C’est chez lui que nous voyons apparaître la prose religieuse de l’Orient hellénique, avec ses caractères déjà manifestes, son lyrisme biblique, sa pompe et sa douceur brillante, sa subtilité aussi, ses grâces un peu prétentieuses et molles, son mysticisme enfin et sa spiritualité passionnée[230]. On ne peut nier que ce ne soit là une forme d’art très intéressante en elle-même, dont l’influence s’est perpétuée, par la diffusion du christianisme, jusque dans les temps modernes.

XI

Tandis que la philosophie, dès le temps de Tibère, de Caligula et de Claude, se préparait ainsi à de nouvelles destinées, l’histoire, depuis Strabon, végétait en somme assez misérablement dans des écrits sans relief et sans importance. Les règnes de Caligula, de Claude, de Néron lui furent, comme on l’a vu plus haut, peu favorables. Mais sous la dynastie flavienne, c’est-à-dire dans les trente dernières années du premier siècle environ, elle redevient pour nous un intéressant sujet d’études, grâce à l’écrivain juif Joseph.

Il y avait alors près de deux cents ans que l’histoire du peuple juif était vraiment entrée dans le cercle des connaissances helléniques. Et toutefois aucun grand ouvrage d’ensemble ne l’avait encore mise, comme un tout, à la portée des Grecs instruits et curieux. L’extension du judaïsme à travers le monde gréco-romain rendait une œuvre de ce genre chaque jour plus désirable. On rencontrait les Juifs sur tous les points de l’Empire, partout organisés en communautés, gardant leurs lois, leurs mœurs, leur religion, partout actifs et industrieux. Il était naturel qu’on désirât savoir qui ils étaient, comment ils avaient vécu jusque-là, d’où leur venaient ces lois si particulières, en un mot quel était leur passé, en tant que race et nation. La guerre furieuse qui éclata en Judée sous Néron donna encore à ces questions un intérêt beaucoup plus vif ; et quand le général qui avait commencé cette guerre fut devenu lui-même empereur, quand son fils, Titus, y eut mis fin, en 70, par la prise de Jérusalem après un siège mémorable, il arriva que l’histoire des Juifs se trouva liée jusqu’à un certain point à celle de la nouvelle dynastie, puisque la gloire de Vespasien et celle de Titus provenaient surtout de leur triomphe judaïque.

Or, justement en ce temps, un homme put se croire désigné par les circonstances pour devenir l’historien de la Judée.

Issu d’une famille sacerdotale, Flavius Joseph naquit à Jérusalem en l’an 37 ap. J.-C.[231] Par les soins de son père Matthias, il reçut dans sa ville natale une éducation qui dut être exclusivement juive[232]. De seize à dix-neuf ans, il s’attacha à un ermite, nommé Banous, et vécut avec lui au désert. Rentré dans le monde en l’an 53, il embrassa les principes austères des Pharisiens, qui étaient, comme il l’a dit lui-même, les Stoïciens du judaïsme, et il prit part dès lors aux affaires de son pays. À vingt-six ans, en 63, sous le règne de Néron, il fut chargé d’aller négocier à Rome la liberté de quelques prêtres juifs, qui avaient été jetés en prison pour les motifs arbitraires. Grâce à la faveur de Poppée, non seulement il réussit dans sa mission, mais il revint chez lui chargé de présents.

À ce moment, la Judée commençait à s’agiter. Joseph fut un des agents les plus actifs du conseil sacerdotal de Jérusalem, qui essayait de résister à l’entraînement du peuple, sans se compromettre auprès de lui. Envoyé en Galilée, il dut à la fois négocier et combattre, et y courut les plus grands dangers. À la fin, il fallut en venir à la guerre ouverte avec les Romains (66 ap. J.-C.). Défait par Vespasien, alors général de Néron, à Garis, assiégé par lui dans Jotapata, Joseph fut pris. Mais, s’il faut l’en croire, il eut l’art de prédire à son vainqueur sa grandeur future[233] et gagna ainsi sa bienveillance. Après la chute de Néron, Vespasien, proclamé empereur par ses troupes, emmena Joseph à Alexandrie, puis il le confia à son fils Titus, qui le ramena en Judée et le garda auprès de lui pendant tout le siège de Jérusalem. Joseph assista donc en témoin à la ruine de sa patrie (70 ap. J.-C.), après avoir essayé plusieurs fois, non sans courir de grands risques, d’amener ses concitoyens à cesser une résistance inutile. La ville une fois prise, il s’employa, nous dit-il, à sauver les livres saints et le plus grand nombre possible de prisonniers.

À partir de ce moment, le rôle public de Joseph était fini. Il semble avoir vécu depuis lors à Rome, où la faveur de Vespasien, de Titus et de Domitien lui demeura constante. Vespasien lui conféra le titre de citoyen romain et lui donna, pour l’habiter, la maison qu’il occupait lui-même à Rome avant d’être empereur. En outre, il lui attribua d’importants domaines en Judée, et Domitien exempta ces terres de l’impôt foncier. Joseph dut mourir sous Trajan. Nous ignorons en quelle année exactement.

Son premier ouvrage, qui est aussi le plus estimé, fut la Guerre des Juifs, en sept livres, publié sous le règne de Vespasien. Titus en personne avait pressé l’auteur de l’écrire[234]. Joseph, comme il nous l’apprend lui-même, le composa d’abord en hébreu, et, sous cette forme, l’ouvrage se répandit en Orient ; puis, voyant que la vérité des faits était altérée par les historiens de langue grecque, il le traduisit en grec, en se faisant d’ailleurs aider dans cette tâche, comme il le déclare loyalement[235]. Après avoir rappelé dans le premier livre les événements qui mirent les Juifs en contact avec les Romains, et principalement le règne d’Hérode le Grand, l’auteur passe rapidement dans le second sur tout ce qui suivit et arrive au soulèvement de la Judée sous Néron. À partir du livre III, il fait la chronique de la guerre ; les livres V et VI, qui sont les plus dramatiques, retracent jour par jour le tableau du siège de Jérusalem ; le VIIe expose les derniers mouvements qui suivirent la victoire de Titus. Acteur d’abord dans cette guerre, puis témoin oculaire du siège, Joseph, parfaitement informé de tout, nous apprend qu’il composa son récit d’après les notes qu’il avait prises au jour le jour[236]. L’ouvrage fut offert par lui à Vespasien et à Titus, puis au roi Hérode-Agrippa[237]. Malgré les professions réitérées de sincérité absolue que fait l’auteur[238], il est bien difficile de croire que la préoccupation de plaire à ces augustes lecteurs et de se faire valoir lui-même auprès d’eux n’ait eu aucune influence sur son récit. Joseph s’applique manifestement à rejeter toute la responsabilité de la guerre et des destructions sur un seul parti, celui des zélotes ; et, par suite, il fait constamment l’apologie indirecte de sa propre politique ; en même temps, il disculpe les Romains de toute violence volontaire, et il prête à Titus une sorte de rôle idéal, dans lequel s’unissent toutes les vertus. Ce point de vue, plus ou moins conscient, l’a tout au moins empêché de montrer assez fortement ce qu’il pouvait y avoir de sincérité ardente dans le fanatisme de ceux qu’il appelle « les brigands ». Voilà pourquoi il ne nous représente pas l’âme juive en son entier, telle qu’elle se révéla au milieu de cette crise sanglante et de ces tempêtes. On sent trop dans son récit l’homme du sanhédrin, le pharisien, doublé d’un historiographe officiel. Malgré cela, il est impossible de ne pas reconnaître qu’il excite, en somme, un intérêt des plus vifs. La fermeté générale du dessin, la précision et l’abondance des détails, l’heureux choix des traits de mœurs, mêlés aux descriptions techniques, lui donnent une grande valeur historique et dramatique. L’auteur a cru, il est vrai, en augmenter l’effet, çà et là, par un fâcheux mélange de rhétorique, où se fait sentir l’influence de la sophistique contemporaine[239]. Mais ce sont là, pour ainsi dire, des pièces de rapport, qu’il est facile d’éliminer. L’ensemble, dégagé de ces morceaux à effet, se recommande par des qualités sérieuses et fortes. Quant au style, on a vu qu’il n’appartenait pas entièrement à Joseph, puisqu’il déclare s’être fait aider quand il transcrivit son ouvrage en grec. Toutefois il a été au moins modelé d’après l’original, avec la participation active de l’auteur, et l’on y reconnaît certainement, sous la médiocrité correcte et soignée de la langue hellénistique, la netteté ferme de son esprit[240].

Tout en écrivant cette histoire de la dernière guerre, Joseph avait déjà conçu l’idée d’un autre ouvrage, bien plus étendu, où il ferait connaître aux Grecs l’ensemble des annales de son peuple[241]. Il fut encouragé dans ce dessein par le savant Épaphrodite, Grec instruit, qui jouit d’une haute fortune au temps des Flaviens[242] : et, malgré la difficulté qu’il éprouvait toujours à écrire dans une autre langue que la sienne[243], il se mit à l’œuvre et réalisa ce qu’il s’était proposé. Il nous apprend lui-même que l’ouvrage fut achevé la treizième année du règne de Domitien, c’est-à-dire en 94 : Joseph avait alors cinquante-sept ans[244].

L’Antiquité juive (Ἰουδαικὴ ἀρχαιολογία)[245], en vingt livres, embrasse toute l’histoire des Juifs, depuis la création du monde jusqu’à la douzième année du règne de Néron (66 ap. J.-C.), où elle se relie à la guerre racontée précédemment. Les dix premiers livres conduisent le lecteur jusqu’à la captivité de Babylone. Puis, à mesure que les événements se rapprochent, le récit s’étend. La vie d’Hérode le Grand remplit près de quatre livres (XIV-XVII). Les trois derniers racontent l’histoire des fils d’Hérode et celle de la Judée sous Auguste, Tibère, Caligula, Claude et Néron. Toute la première partie de l’ouvrage n’est guère, comme l’auteur le déclare lui-même, qu’une transcription abrégée de l’Ancien Testament[246]. La seconde a été rédigée d’après des sources variées, parmi lesquelles il faut citer d’une part un certain nombre d’historiens grecs, dont Nicolas de Damas, d’autre part des documents juifs, tels que les listes des grands prêtres[247].

On comprend que les premiers livres aient pu offrir un intérêt de curiosité à des Romains et à des Grecs qui ne lisaient pas l’Ancien Testament. Mais cet intérêt a disparu depuis que la Bible est dans toutes les mains. Le récit de Joseph est une sorte d’« histoire sainte », sans originalité, une pâle et médiocre transcription, qui n’a ni la naïveté, ni la grâce, ni la grandeur du texte original. La rhétorique des écoles s’y mêle plus d’une fois, d’une façon puérile, à la simplicité biblique. Abraham fait un discours à son fils avant de l’immoler, et Isaac y répond, comme dans les tragédies, par de nobles paroles[248]. D’un autre côté, les choses importantes à signaler ne sont pas traitées comme elles auraient dû l’être. Les pages relatives à la législation de Moïse ne sont qu’un exposé médiocre, très inférieur aux éloquents écrits de Philon sur le même sujet. Pour que ce livre révélât vraiment la Judée au monde gréco-romain, il eût été nécessaire que l’auteur eût eu plus fortement conscience du grand rôle que la tradition juive était appelée à jouer dans l’histoire de l’humanité. Joseph, quoique intelligent et croyant, était un esprit trop positif, trop attaché aux choses présentes, pour être capable de ces larges vues. Il fallait interpréter la Bible en penseur et en poète : il s’est contenté de la transcrire en chroniqueur[249]. — Heureusement, cette insuffisance cesse dès qu’il n’est plus enchaîné à un texte vénéré, et voilà pourquoi les derniers livres de l’ouvrage sont pour nous très supérieurs aux premiers. Lorsque Joseph redevient vraiment historien, il retrouve ses qualités. Le caractère et la politique d’Hérode le Grand sont bien étudiés et bien exposés. Le narrateur est un homme de sens, qui comprend les affaires et la politique, qui connaît les passions humaines, sait démêler les intrigues et mettre en lumière les motifs des actions. Son récit, bien qu’un peu long, a du mouvement, parce qu’il est conduit avec ordre et marche constamment à sa fin ; et les tragédies de palais, causées par l’humeur soupçonneuse et jalouse du vieux roi, en rompent dramatiquement la monotonie. Hérode et Mariamne, Antipater et les fils de Mariamne, sont des figures vivantes, qui ont été presque populaires chez nous au xviie siècle, grâce à l’influence du théâtre, inspiré par l’historien juif[250]. En outre, cette partie de l’ouvrage de Joseph nous fournit les renseignements les plus intéressants sur l’histoire morale et religieuse de la Judée, depuis le temps des Asmonéens jusqu’à celui de l’auteur, c’est-à-dire dans la période de son existence où elle s’est le plus transformée. C’est par lui surtout que nous connaissons d’une façon précise les Pharisiens, les Sadducéens, les Esséniens. Il est vrai qu’on a pu lui reprocher avec raison de chercher à helléniser ses compatriotes[251] ». La remarque est excellente, et elle indique bien en quel sens les informations qu’il donne doivent être en quelque sorte transposées. Il n’en est pas moins vrai que, sans lui, toute une partie notable des antécédents judaïques du christianisme serait presque inintelligible pour nous.

En achevant son Antiquité juive, Joseph annonçait l’intention de composer un ouvrage en quatre livres Sur Dieu et son essence et sur les lois (Περὶ θεοῦ καὶ τῆς οὐσίας αὐτοῦ καὶ περὶ τῶν νόμων)[252]. Cet ouvrage n’a probablement pas été écrit. Ce qui semble en avoir empêché la composition, ce fut l’incrédulité soulevée par les récits de l’Antiquité juive. Le public gréco-romain avait son opinion faite sur les Juifs, et il acceptait légèrement beaucoup de calomnies sur leur compte : tout ce que Joseph racontait, d’après la Bible, des origines du peuple élu, de la vocation d’Abraham, de la captivité en Égypte et de l’exode, était naturellement accueilli comme un tissu de fables. Étonné sans doute et affligé de ce jugement sommaire, notre historien comprit qu’il ne suffisait pas à un homme de sa race de raconter pour être cru, mais qu’il était encore obligé de raisonner et de discuter. De là, l’écrit apologétique en deux livres, que nous appelons assez improprement Contre Apion[253].

Joseph s’y adresse à son ami Épaphrodite, et il entreprend à la fois de démontrer aux incrédules la haute antiquité du peuple juif et de répondre à certaines calomnies des écrivains grecs. Rien ne montre mieux que cet ouvrage à quel point les esprits cultivés étaient alors dominés par la superstition de la science hellénique. Il leur semblait réellement impossible qu’il eût existé près de la Méditerranée une civilisation aussi forte, aussi élevée que celle qu’on attribuait à Moïse, sans que les historiens grecs en eussent parlé. C’est à cette objection, exprimée ou latente, que répond surtout Joseph dans son premier livre. Il explique l’isolement des Juifs, il montre avec force la jeunesse relative de la société grecque ; puis il prouve que les Juifs n’ont pas été aussi ignorés qu’on veut bien le dire, et pour cela, grâce à son érudition étendue, il cite des témoignages empruntés aux historiens Manéthon, Dios, Ménandre d’Éphèse, Bérose, Hécatée d’Abdère, qui avaient fait connaître aux Grecs les vieilles traditions de l’Égypte, de la Phénicie et de la Chaldée ; il y ajoute même quelques autres témoignages isolés, qu’il demande à divers écrivains. Si d’ailleurs tant d’autres n’ont rien dit des Juifs, il l’explique par des sentiments de jalousie, dont il trouve la preuve dans les calomnies qui couraient le monde (c. 23), et qu’il se met alors à réfuter (c. 24-fin). — On voit que, dans tout cela, il n’est pas même question d’Apion. Celui-ci fait le sujet d’une partie seulement du second livre[254]. On a vu plus haut (p. 405) qui était ce singulier personnage. Son outrecuidance et sa légèreté expliquent le ton de mépris que prend Joseph dans cette partie de son apologie, où il ne trouve en effet à réfuter que des affirmations sans valeur. Quand il en a fini avec Apion, il entreprend, contre Apollonios Molon et Lysimaque, la défense des lois juives (à partir du chap. 14 jusqu’à la fin) ; et, sans doute, il dut faire entrer dans ces chapitres la substance de ce qu’il s’était proposé de développer dans ses livres projetés sur Dieu et sur les lois.

Cette apologie a dû être opportune et par conséquent intéressante, lorsqu’elle parut. Mais, comme beaucoup d’apologies, elle a perdu une partie de son intérêt en gagnant sa cause. Personne aujourd’hui ne songe à mettre en doute l’antiquité d’Israël ni à considérer les Juifs comme une bande de lépreux chassés d’Égypte. Par suite, nous ne cherchons plus guère dans l’ouvrage de Joseph que l’attestation curieuse de préjugés disparus, et nous y retrouvons avec plaisir un certain nombre de fragments d’historiens perdus. Les derniers chapitres, où il expose et loue la loi de son peuple, sont restés plus vivants. Le sentiment en est fier ; on y voudrait un esprit plus philosophique ; l’auteur a toujours quelque peine à se détacher du détail minutieux et à dégager les idées générales.

Le dernier écrit authentique de Joseph semble avoir été son Autobiographie, qui fut composée peu après l’Antiquité juive et semble y avoir été rattachée. L’auteur nous y renseigne en détail sur son éducation, sur sa vie privée et publique, en complétant sur quelques points ce qu’il avait dit déjà dans sa Guerre des Juifs. L’ouvrage est intéressant à lire, non seulement en raison des faits précis qu’il énonce, mais parce qu’il découvre au mieux le caractère de celui qui se met ainsi en scène. Il y apparaît avec sa vanité naïve, sa pleine satisfaction de lui-même, et en somme une certaine médiocrité de caractère. C’était à coup sûr un honnête homme, dont la conduite dans l’ensemble semble avoir été sage et correcte, mais c’était aussi un politique, qui ne s’élevait jamais complètement au-dessus de ses préoccupations d’intérêt personnel.

Nous avons encore, sous le nom de Joseph, un discours ou plutôt une sorte de déclamation intitulée Les Maccabées ou la Souveraineté de la raison. C’est l’œuvre d’un sophiste judaïsant, où l’on ne retrouve ni l’esprit ni le style de l’historien de la guerre des Juifs.

Le nom de Joseph rappelle naturellement celui d’un autre historien juif, le Galiléen Justus de Tibériade[255], qui fut son adversaire politique, son ennemi acharné, et qui écrivit, peu après l’an 100. Il avait composé une chronique, qui embrassait toute l’histoire nationale, depuis Moïse jusqu’à la mort du roi Hérode-Agrippa II. Photius, qui la lisait encore, loue la concision du style et la rapidité substantielle du récit[256]. Joseph lui reproche formellement d’avoir écrit pour altérer la vérité[257]. Il nous est impossible aujourd’hui d’apprécier jusqu’à quel point ce reproche était fondé.

XII

Il nous reste, pour compléter le tableau de la littérature du ier siècle, à ajouter quelques mots sur la poésie de ce temps.

À vrai dire, on peut se demander s’il y a eu alors une poésie grecque. Une inspiration grande et sincère était impossible chez les Grecs humiliés et devenus les clients des Romains. Il n’y avait plus en eux ni vive fierté nationale, ni sincère attachement aux vieilles légendes, ni religion profonde, ni, d’une manière générale, assez d’indépendance individuelle pour qu’ils osassent exprimer avec éclat des sentiments profonds et hardis sur quoi que ce fût. Dans ces conditions, des hommes d’esprit pouvaient écrire des vers de société avec plus ou moins de race ; mais on eût vainement cherché parmi eux un poète digne de ce nom.

Arrêtons-nous d’abord un instant au recueil d’épigrammes qu’un macédonien, Philippe de Thessalonique, composa sous le règne de Caligula[258]. Thessalonique, capitale de la province de Macédoine, semble avoir été alors un centre littéraire de quelque importance. Philippe se proposa de compléter la Couronne de Méléagre (voy. ci-dessus, p. 257), en y ajoutant un choix des meilleures épigrammes publiées depuis la formation de ce premier recueil. Dans une courte dédicace, adressée à un certain Camille, il énumère les principaux auteurs qu’il avait jugé à propos d’y faire figurer[259] : Antipatros, Crinagoras, Antiphilos, Tullius Lauréas, Philodème, Parménion, Antiphane, Automédon, Zonas, Bianor, Antigone, Diodore et Évènos. Lui-même s’était adjoint à ces poètes ; car, il nous reste de lui environ 88 épigrammes, sans originalité bien marquée.

Les plus intéressants de ces versificateurs sont Philodème d’une part, dont il a été déjà question plus haut et sur lequel nous n’avons pas à revenir, et, d’autre part, Antipatros, Crinagoras et Antiphile.

Tous, bien qu’à divers degrés, se rattachent à Léonidas de Tarente, mais laissent sentir l’influence de la rhétorique, spécialement de la rhétorique asiatique, en opposition avec l’art raffiné des Alexandrins. C’est peut-être même pour nous l’intérêt principal de cette anthologie de Philippe, que de montrer très vivement cette réaction, qui caractérise un temps nouveau.

Antipatros[260], né à Thessalonique comme Philippe, vécut sous le règne d’Auguste et passa probablement une partie de sa vie à Rome. Il eut pour protecteur L. Calpurnius Pison, consul en l’an 15 avant J. C. ; parmi ses épigrammes, la dernière à laquelle on puisse assigner une date fut adressée au roi Cotys après l’an 12 de notre ère[261]. Antipatros était un improvisateur. Une curieuse épigramme (Anth. Pal. vii, 409) nous montre en lui un admirateur passionné de cet Antimaque, que le goût exigeant d’Alexandrie avait autrefois décrié par la bouche de Callimaque. Ses propres poésies semblent dénoter un travail rapide. Il aime les pointes, qui plaisaient tant à tout un groupe de rhéteurs asiatiques ; son style est d’ailleurs banal, nourri d’emprunts, peu personnel. Dans le choix de ses sujets, il s’inspire volontiers de Léonidas de Tarente et de son homonyme Antipatros de Sidon.

Antiphile de Byzance[262], vécut, comme Antipatros, sous le règne d’Auguste. Les cinquante épigrammes qui portent son nom dénotent un art prétentieux et médiocre ; des combinaisons de mots, au lieu d’impressions vraies, une vaine rhétorique, dissimulant la pauvreté de la poésie[263].

Crinagoras de Mitylène[264] est, lui aussi, un contemporain d’Auguste ; et nous voyons par ses épigrammes qu’il fut en relations avec la famille impériale. Plus poète qu’Antipatros et qu’Antiphile, plus sensible et plus délicat, il est souvent, comme eux, contourné, obscur, et il se travaille, comme eux, à poursuivre de vaines antithèses.

D’autres poètes de la même période, que Philippe n’a pas nommés ou qui lui sont postérieurs, figurent aussi dans l’Anthologie : Archias, le client de Cicéron dont il a été question plus haut, l’historien Théophane, ami de Pompée, Alphée de Mitylène et Thallos de Milet, contemporains d’Auguste, Lollius Bassus, sous Tibère, Gætulius, sous Caligula, Léonidas d’Alexandrie, Érykios de Cyzique, Lucilius, contemporains de Néron. Aucun d’eux n’a d’originalité bien marquée.

Les genres dramatiques sont particulièrement délaissés au premier siècle. Nicolas de Damas nous dit bien, dans son autobiographie, qu’il avait composé en sa jeunesse des tragédies et des comédies. Mais il est clair qu’il s’agit là de jeux de lettré, qui n’eurent et ne pouvaient avoir aucun retentissement. Nous savons pourtant qu’on jouait, alors, encore des tragédies grecques, même en Italie[265]. C’étaient presque sûrement des tragédies anciennes ; nulle part, il n’est question de tragédies nouvelles alors mises à la scène, ni d’aucun poète tragique contemporain[266]. D’ailleurs le succès croissant des pantomimes faisait déjà grand tort à la tragédie. Et au début du second siècle, d’après le témoignage de Dion, on ne représentait guère les pièces classiques qu’abrégées, en laissant de côté toutes les parties chantées[267]. Il en était sans doute de même de la comédie. Nous ne connaissons pas non plus de poète comique de ce temps. Mais nous savons qu’on jouait des pièces de la comédie nouvelle en certaines circonstances, dans de somptueux banquets par exemple[268], et sans doute aussi sur les théâtres.

Toutefois, un genre voisin de la comédie, le mime, semble avoir eu alors un regain de succès. Dans la fin du règne d’Auguste probablement, ou sous Tibère, parut un homme, qui sut réunir à un haut degré les qualités de fantaisie, d’invention et d’observation satirique qui font le poète mimique, sans parler des dons propres de l’acteur, qu’il y joignait peut-être. C’est Philistion, de Pruse ou de Nicée, qui, malheureusement, nous est bien mal connu[269]. Suidas nous dit qu’il avait composé des comédies biologiques (κωμῳδίας βιολογικάς), c’est-à-dire sans doute des scènes qui imitaient la vie sous ses aspects ridicules, plutôt que des pièces à proprement parler. C’étaient donc des mimes sous un nom nouveau ; et il paraît en effet que quelques-unes au moins de ces comédies s’appelaient, d’un nom d’ailleurs obscur pour nous : Μιμοψηφισταί[270]. Philistion laissa la réputation d’un auteur à la bouffonnerie irrésistible[271]. Il nous reste sous son nom un assez grand nombre de sentences ; mais beaucoup paraissent provenir plutôt du poète comique Philémon, par suite d’une confusion de noms qui prouve d’ailleurs la notoriété de Philistion[272].

La poésie didactique, si en honneur dans la période alexandrine, continue à végéter au début de la période suivante, sans rien produire de saillant. Il suffit d’enregistrer sans commentaire des œuvres de simples versificateurs, telles que le poème d’Héliodore Sur les merveilles de l’Italie (Ἰταλικὰ θαύματα), dont il nous reste un fragment relatif aux eaux chaudes de Pouzzoles[273], ou encore celui d’Andromachos, médecin en chef de Néron, sur un antidote composé par lui[274]. D’autres, qu’on pourrait y joindre, n’offriraient pas plus d’intérêt[275]. Le danger de la poésie didactique est de devenir une simple forme mnémonique, et il semble bien qu’elle n’y ait pas échappé en ce temps plus qu’en d’autres.


  1. Voyez Hertzberg, Hist. de la Grèce sous la domination romaine, traduction Bouché-Leclercq, t. I.
  2. Voyez les renseignements fournis par Suétone sur la cour de Tibère et les questions qu’il aimait à poser à ses grammairiens. Vie de Tibère, c. 56.
  3. Bibliothèque de Pollion, fondée par lui en 40 av. J.-C., dans l’Atrium de la Liberté, avec le butin de sa campagne de Dalmatie (Pline, Hist. Nat. 33, 2 ; Ovide, Tristes, III, 1, 71). — Bibliothèque Octavia, fondée par Octave en 33, dans le théâtre de Marcellus, en l’honneur de sa sœur Octavie (Dion Cassius, l. 49, c. 43 fin. Suétone, Gramm. illustr., 21). — Bibliothèque palatine, fondée par Auguste, en 28, dans le temple d’Apollon au Palatin (Suétone, Octave, 29, 31 ; César, 56 ; Ovide, Amores, II, 18, etc.). — art. Bibliotheken (VII, Bibliotheken des Römerreichs), par Dziatzko, dans l’encycl. de Pauly-Wissowa.
  4. Nos renseignements biographiques sur Diodore sont très pauvres. Une notice de Suidas (Διόδωρος Σικελιώτης), en trois lignes, nous apprend seulement qu’il vivait sous Auguste et auparavant. Photius (cod. 70 et 244) analyse une partie de ses histoires, mais ne nous apprend à peu près rien sur lui. Nos meilleurs renseignements sont ceux que Diodore nous a donnés lui-même. La date approximative de sa naissance ne peut être obtenue que par une déduction résultant des faits que nous relatons dans le texte. Sa Bibliothèque dut paraître vers l’an 30. Il y avait travaillé 30 ans. En admettant qu’il en eût commencé la préparation vers sa trentième année, cela reporte sa naissance à l’année 90. Mais on voit que ce calcul est loin d’être précis. Il concorde toutefois assez bien avec ce fait que Diodore se donne à plusieurs reprises pour un contemporain de Jules César (voir en particulier l. I, c. 21 et 25). Consulter, dans le Diodore de Dindorf (t. V, p. 322), le Brevis tractatus de Diodoro et ejus scriptis de H. Estienne.
  5. I, 4 : Μετὰ πολλῆς κακοπαθείας καὶ κινδύνων ἐπήλθομεν πολλὴν τῆς τε Ἀσίας καὶ τῆς Εὐρώπης.
  6. Pline l’Anc., préf. c. 23. Cf. Scol. Aristoph. Plutus, v. 9, et Suidas, notice citée.
  7. I, 3 ; IV, 1.
  8. V, 1 : Πάντων μὲν τῶν ἐν ταῖς ἀναγραφαῖς χρησίμων προνοητέον τοὺς ἱστορίαν συνταττομένους, μάλιστα δὲ τῆς κατὰ μέρος οἰκονομίας κ. τ. λ.
  9. V, 1 : Ἔφορος δὲ …τῶν βίβλων ἑκάστην πεποίηκε περιέχειν κατὰ γένος τὰς πράξεις· διόπερ καὶ ἡμεῖς τοῦτο τὸ γένος τοῦ χειρισμοῦ προκρίναντας, κατὰ τὸ δυνατὸν ἀντοχόμεθα ταύτης τῆς προαιρέσεως.
  10. I, 4, § 6 et 7.
  11. I, 5, § 1.
  12. Cette limite, que Diodore indiquait dans sa préface (I, 4, 67), n’avait pas été rigoureusement observée par lui ; car il parlait de l’expédition de César en Bretagne (Fr. du l. XL, 7).
  13. Pour les livres 21-26, ces fragments proviennent principalement d’extraits faits au xviie siècle par Hœschel (Eclogæ Hœschelianæ) ; pour les livres 31-40, nous avons les analyses de Photius (cod. 244) et divers extraits provenant des compilations de Constantin Porphyrogénète. Les autres fragments sont des citations dues aux historiens chrétiens et byzantins.
  14. Ps. Justin, Cohortatio ad Græcos, p. 44 B Otto : Ὁ ἐνδοξότατος δὲ παρ’ ὑμῖν τῶν ἱστοριογραφῶν Διόδωρος. Eusèbe, Prép. évang., I, 6 : ὁ Σικελιώτης Διόδωρος γνωριμώτατος ἀνήρ.
  15. Voir dans le Diodore de Dindorf, t. V, l’essai de Gatterer De operis historici a Diodore compositi genera ac virtutibus, où les principaux jugements sur Diodore sont rapportés et discutés (p. 298 et suiv.).
  16. I, 54. Cf. XIII, 103, 4 et 108, 1.
  17. Chronologie de Diodore dans l’édition de Dindorf, t. III, p. XIX, De Chronologia Diodori, où sont reproduites les pages de Clinton (Fasti Hell., t. II, p. XXI) sur ce sujet. Cf. pour la chronologie romaine, Th. Mommsen, Fabius und Diodor (Röm. Forsch., II, p. 221 et Hermes, 1878). Sur ces difficultés, voir Bouché-Leclercq, Manuel des Instit. romaines, p. 590.
  18. Cette étude a été commencée à la fin du dernier siècle par Heyne, dont la dissertation De fontibus et auctoribus historiarum Diodori (1782) se trouve dans les tomes I et II de l’édition de Dindorf. Elle a été reprise et activement menée de nos jours par divers savants. Voir, pour la bibliographie complète de ces recherches, Shæfer, Quellenkrit. II, 87. Citons seulement : Volquardsen, Unters. über bie Quellen d. griech. u. sicil. Gesch. bei Diodor XI·XVI, Kiel, 1868 ; Clason, Die römische Quelle Diodore (Heidelb. Jahrb. 1872) ; Haake, de Duride Samio Diodori auctore, Bonn, 1874 ; G. Kiessling, dissertations sur les sources de Diodore dans le Rhein. Mus., 1876 et années suiv. ; Bornemann, De Castoris chronicis Diodori Siculi fonte ac norma. Lübeck, 1878 ; Unger, Diodore Quellen in der Diadochengeschichte (Acad. de Munich, classe de philol. et hist., 1878).
  19. Il a soin d’éviter l’hiatus : cela faisait presque partie alors du bon ton : Leipzig. Stud., III, 303, dissert. de Kaelker, De hiatu in libris Diodori.
  20. Sénéque, Controv. II, 6, 12. Voir aussi X, 23 et 25, son jugement sur le rhéteur grec Dorien, qu’il considère comme une sorte de fou, « furiose dixit », et sur un autre Grec, Aemilianos, à propos duquel il écrit : « Græcus rhetor, quod genus stultorum amabilissimum est ». Il nous apprend (X, 4, 21) que le célèbre Porcius Latro ignorait de parti pris et méprisait les Grecs.
  21. Denys d’Halic., Orat. Attiques, Préf. 3 : Αἰτία δ’ οἶμαι καὶ ἀρχὴ τῆς τοσαύτης μεταβολῆς ἐγένετο ἡ πάντων κρατοῦσα Ρώμη, πρὸς ἑαυτὴν ἀναγκάζουσα τὰς ὅλας πόλεις ἀποβλέπειν· καὶ ταύτης τ’ αὐτῆς οἱ δυνασ­τεύοντες, κατ’ ἀρετὴν καὶ ἀπὸ τοῦ κρατίστου τὰ κοινὰ διοικοῦντες, εὐπαιδευτοι πάνυ καὶ γενναῖοι τὰς κρίσεις γενόμενοι· ὑφ’ ὧν κοσμούμενον τὸ τε φρόνιμον τῆς πόλεως μέρος ἔτι μᾶλλον ἐπιδέδωκε καὶ τὸ ἀνόητον ἠνάγκασται νοῦν ἔχειν.
  22. E. Luentzner, Epaphroditi Grammatici quæ supersunt, Bonn, 1866. Cet Épaphrodite fut probablement l’ami et le protecteur de l’historien Joseph.
  23. Suidas, Ἀπίων. Cf. Hesychios, Lexique, préface, et Apollon. de Rhodes, Argonaut., p. 532, l. 16 de l’édition Merkel. Giese, De Theone grammatico, 1861.
  24. Suidas, Παμφίλος Ἀλεξανδρεύς. Voir en particulier Athénée, qui l’a mis sans cesse à contribution. Outre divers commentaires, Pamphilos avait écrit aussi un Manuel de critique (τέχνη κριτική), dont il ne reste rien.
  25. Érotianos, τῶν παρ’ Ἱπποκράτει λέξεων συναγωγή, édition de Klein, Leipzig, 1865.
  26. Suidas, Πτολεμαῖος Ἀσκαλωνίτης. Son traité Sur La diorthose d’Homère par Aristarque est souvent cité par Eustathe. Les scolies de l’Iliade se réfèrent aussi, en plusieurs passages, à un écrit de lui Sur l’accentuation homérique. Le titre de son traité perdu Sur l’hellénisme ou l’art de parler correctement (περὶ Ἑλληνισμοῦ ἤτοι ὀρθοεπίας) est intéressant, en ce qu’il montre comment les philologues d’alors avaient à défendre la langue grecque contre l’invasion du néologisme et des mauvaises prononciations.
  27. Suidas, Σέλευκος Ἀλεξανδρεύς. Suétone, Tib. c. 56. Ses commentaires sont cités dans les scolies de l’Iliade et de l’Odyssée. Autres ouvrages mentionnés par Suidas et Athénée (IX, 397) : un glossaire, un traité étendu Sur l’hellénisme (voir la note ci-dessus).
  28. Suidas, Ἀπολλώνιος Ἀρχιβίου ; art. Apollonios, no 80, dans l’Encycl. de Pauly-Wissowa. Éditions du Lexique par Villoison, 2 vol., Paris, 1773, et par Bekker, 1 vol., Berlin, 1833. Travaux critiques ; K. Forsmann, De Aristarcho lexici Apollonii fonte, Helsinfors, 1883 ; L. Leyde, De Apollonii sophistæ lexico homerico, Leipzig, 1885.
  29. Eustathe, Iliade I, 20 ; Ἀπίων καὶ Ἡρόδωρος ὦν βιβλίον εἰς τὰ τοῦ Ὁμήρου φέρεται. Ailleurs et fréquemment : Ἐν τοῖς Ἀπίωνος καὶ Ἡροδώρου. Cf. Lehrs, De Arist., p. 387.
  30. Suidas, Ἀριστόνικος. Strabon, I, 38 ; Ἀριστόνικος ὁ καθ’ ἡμᾶς γραμματικός. Lehrs, De Arist., 1-15. art.  de Cohn, Aristonicos, no 17, dans Pauly-Wissova.
  31. Des fragments importants du premier de ces traités se trouvent conservés dans les scolies de l’Iliade, en particulier dans celles du célèbre manuscrit de Venise ; ils ont été édités par Friedlaender, Aristonici Περὶ σημείων Ἰλιάδος reliquiæ, Gottingæ, 1863. Du second traité, il ne reste que peu de chose dans les scolies, beaucoup moins riches, de l’Odyssée ; O. Carnuth, Aristonici Περὶ σημείων Ὀδυσσείας reliquiæ, Lipsiæ, 1869. Aristonicos avait écrit en outre des ouvrages du même genre sur la Théogonie d’Hésiode et peut-être sur les Travaux et Jours.
  32. Héliodore a dû écrire une Colométrie des parties lyriques des comédies d’Aristophane ; voir la scolie à la fin des Nuées et à la fin de la Paix ; cf. Guêpes, 1282 et Paix, 1353 ; Duebner, Schol. Gr. in Aristoph., Didot, Proleg., p. X. Travaux critiques : Th. Bergk. Heliodorus grammaticus, Rhein. Mus., 1842, p. 374 ; O. Hense, Heliodoreische Untersuchungen, Leipzig, 1870. Fragments de la Colométrie d’Aristophane, éd. C. Thiemann, Halle, 1869. Travaux sur Homère, Schol. Iliad. III, 448 et V, 297 ; Hesych., Lex., Préf.
  33. Cic., Ep. ad div., l. XVI, ep. 21.
  34. Quintil., IX, 2.
  35. Rutilii Lupi Schemata lexeos dans les Rhet. lat. minores de C. Halm, 1863.
  36. Quintil. III, 4, 19. Sur Apollodore, voy. ci-dessus, p. 313.
  37. Suidas, Θεόδωρος Γαδαρεύς.
  38. Quintil., pass. cité.
  39. Voir sur cette querelle l’article Apollodoros (no 64) dans l’Encyclopédie de Pauly-Wissowa (t. I, p. 2886).
  40. Suidas, Διονύσιος Ἀλεξάνδρου. Voir surtout ce que Denys dit de lui-même dans son Hist. primit. de Rome, t. I.
  41. Ibid., I, 7 : Διάλεξτόν τε τὴν Ρωμαικὴν ἐκμαθὼν καὶ γραμμάτων ἐπιχωρίων λαβὼν ἐπιστήμην.
  42. Ibid. Notez les mots : Χαριστηρίους ἀμοιδὰς… ἀποδοῦναι τῇ πόλει. παιδείας τε μεμνημένῳ καὶ τῶν ἄλλων ἀγαθῶν ὅσων ἀπέλαυσα διατρίβων ἐν αὐτῇ.
  43. Lettre à Cn. Pompée, 3.
  44. Ibid., 1.
  45. Ibid., 3.
  46. C’est à Ammaeos qu’est dédié le Traité des anciens orateurs, probablement le plus ancien ouvrage de Denys que nous possédions.
  47. Arrangement des mots, 20. Le jeune Rufus était alors un enfant, ibid., c. 1.
  48. Sur les fanatiques de Thucydide, voyez Denys, Sur le caractère de Thucydide, 2, 34, 31.
  49. Sur le caractère de Thucydide, 2 et 52.
  50. Ibid. 8. Cf. 2, 3 et 4.
  51. Ibid. 4.
  52. La chronologie des écrits de Denys ne peut pas être établie d’une manière tout à fait certaine. Consulter l’essai de Blass : De Dionysii Halicarnassensis scriptis rhetoricis, Bonn, 1863. Le classement qu’il propose ne me paraît pas toujours exact, et j’ai dû m’en écarter assez sensiblement. — Au début de la 2e lettre à Ammaeos, le π. τῶν ἀρχ. ῥητ. est désigné comme un écrit ancien.
  53. J’admets avec Blass (ouvrage cité, p. 11), que le début du Dinarque prouve que le π. τῶν ἀρχ. ῥητόρ. a été achevé. À deux reprises, d’ailleurs, dans le même ouvrage (ch.  xi et xiii), Denys renvoie à « son ouvrage sur Démosthène » (τῇ περὶ Δημοσθένους γραφῇ) ; cette manière de parler indique qu’il n’avait encore composé qu’un seul écrit sur Démosthène : cet écrit, d’après les renvois mêmes, n’était pas celui que nous possédons ; c’était donc le chapitre perdu de la deuxième partie des Observations sur les orateurs.
  54. Sur cette distinction, voyez Lysias, ch. xv.
  55. Dans le préambule, Denys oppose à l’étude de la forme celle du fond, qui doit être réservée à une intelligence en pleine vigueur et à l’âge où les cheveux blanchissent. Celui qui écrit cela est évidemment un homme mûr. D’autre part, cet ouvrage est antérieur au Style de Démosthène, qui le cite à deux reprises (ch. xxxxix et L). Il est vrai que Blass (ouv. cité, p. 8) a cru trouver au ch. xi du π. συνθ. une référence au Style de Dém., ce qui renverserait le rapport chronologique ; mais il y a là, je crois, une simple erreur ; le ch. xi du π. συνθέσ. se réfère, selon moi, aux ch. xxi et suivants du même ouvrage.
  56. Il ne faut pas confondre, comme on le fait ordinairement, les trois genres de σύνθεσις avec les trois genres de style dont il est si fréquemment question dans la rhétorique ancienne et sur lesquels Denys lui-même s’est étendu dans son écrit Sur le style de Démosthène. Le caractère total du style (λέξεως χαρακτήρ) résulte à la fois de l’ἐκλογή et de la σύνθεσις. Celle-ci n’en est qu’un élément.
  57. En particulier l’hymne de Sappho à Aphrodite (c. 23) et une partie d’un dithyrambe perdu de Pindare (ch. xxii).
  58. Lettre à Pompée, ch. ii ; Seconde lettre à Ammæos, ch. i. En outre, dans le traité même Sur le style de Démosthène, il cite le Jugement sur Lysias (1re  partie des Études sur les anciens orateurs) en ces termes : ἐν τῇ πρὸ ταύτης γραφῇ, ce qui semble bien impliquer que les deux ouvrages se faisaient suite.
  59. ch. Lviii, fin.
  60. ch. Lvii, fin.
  61. Rhét. à Hérennius, l. I, ch. ii : « Hæc omnia tribus rebus assequi poterimus, arte, imitatione, exercitatione. » L’imitation est là une sorte d’intermédiaire entre la théorie (ars) et la pratique (exercitatio).
  62. Lettre à Cn. Pompée, ch. iii.
  63. Denys (ch. 1, fin) dit qu’il diffère, pour répondre au désir de Tubéron, l’achèvement de son étude sur Démosthène. Il s’agit évidemment là de la seconde partie de cette étude, περὶ τῆς πραγματικῆς Δημοσθ. δεινότητος.
  64. Par exemple, dans la préface de ses Études sur les anc. orateurs, il annonce des observations analogues sur les historiens. Dans le Jugem. sur Lysias (ch. xii et xiv), il remet certaines discussions spéciales à un autre ouvrage plus technique sur le même orateur. Cf. Isée, 2 ; Première lettre à Ammæos, 3.
  65. Walz, Rhet. gr., t. V, p. 486.
  66. Certaines citations anciennes peuvent se rapporter en effet à cet ouvrage. Quintil., iii, 1, 46, et dans les Rhet. græci de Walz, iii, 611 ; v, 243 ; vi, 17, vii, 45, mais il n’y a rien là de très certain, et on est étonné, si Denys avait composé une Rhétorique, de voir qu’il n’y renvoie dans aucun passage de ses ouvrages subsistants.
  67. On y distingue à première vue trois éléments : 1o  un traité Des formes du discours épidictique (ch. i-vii), dédié à un certain Échécrate ; cet écrit, où il est question de l’orateur Nicostrate, qui vivait sous Marc-Aurèle, semble être de la fin du second siécle ; 2o  deux chapitres Sur le discours figuré (περὶ τῶν ἐσχηματισμένων λόγων), le second (ch. ix) n’étant qu’une réduction plus développée du premier (ch. viii). Rien ne prouve, mais rien non plus n’empêche de croire que ces deux morceaux ne soient une œuvre de la jeunesse de Denys ; 3o  deux morceaux qu’on pourrait appeler les leçons d’ouverture de deux cours de rhétorique. Le premier (ch. x), traite des défauts à éviter dans les exercices oratoires (μελετήματα) ; l’auteur y annonce un Traité sur l’imitation, qu’il a l’intention de composer, et c’est évidemment ce qui a fait attribuer cet écrit à Denys ; en réalité, nous n’y retrouvons ni ses idées, ni sa manière. Le second (ch. xi) est relatif à la méthode critique ; malgré la différence du titre, il offre de nombreuses ressemblances avec le précédent et semble bien être du même auteur.
  68. Voir sur ce point l’Épilogue d’Usener dans son édition du Περὶ μιμήσεως ; et, en général, sur Denys critique, Egger, Hist. de la Crit., p. 257.
  69. Voy. Caractère de Thucydide, ch. xxxiv, fin.
  70. Consulter sur ce point la préface de l’édition du Brutus de J. Martha, Paris, 1892.
  71. Arrang. des mots, ch. xviii : Ὅρος γὰρ δή τίς ἐστιν ἐκλογῆς τ’ ὀνομάτων καὶ κάλλους συνθέσεως ὁ Δημοσθένης.
  72. On a vu plus haut que Quintilien le cite avec honneur. Chez les Byzantins, il était devenu tout à fait grand homme. Un rhéteur du xie siècle, Doxopater, l’appelle Διονύσιος ὁ μέγας, ὁ τῆς ἡμετέρας τέχνης καθηγητὴς καὶ πατήρ ἀγαθὸς γενόμενος (Rhet. gr. de Walz, t. VI, p. 17, 9).
  73. Voyez F. Blass, Die griechische Beredsamkeit in dem Zeitraum von Alexander bis auf Augustus, Berlin, 1865, ch. vi.
  74. Hist. prim. de R., I, ch. viii, fin.
  75. Il formait 29 livres. Nous possédons encore les 11 premiers, à peu près complets, et seulement un certain nombre de fragments des 9 derniers.
  76. Hist. prim. de R., I, viii.
  77. Ibid., I, vii.
  78. Ibid.
  79. Chez les Byzantins, toutefois, l’Hist. romaine de Denys ne semble pas avoir eu moins de réputation que ses écrits de critique littéraire. Voir la notice anonyme jointe à plusieurs mss d’Appien : τὴν τῶν Ἰταλικῶν διήγησιν ἡ τοῦ Ἁλικαρνασσέως Διονυσίου Ρωμαϊκὴ Ἀρχαιολογία πασῶν ἐστὶν ἱστοριῶν ἀξιολογωτέρα (Appien, Tauchnitz, t. IV, p. 235).
  80. Sur Cécilius et ce que nous savons de ses œuvres, voir Frag. Hist. Græc., (Didot-Müller), t. III, p. 330-333.
  81. Suidas, Καικίλιος. Denys, Lettre à Pompée, ch. iii.
  82. Du Sublime, ch. xxxii, p. 8.
  83. Plutarque l’appelle « un homme supérieur en tout », περιττὸς ἐν ἅπασι Καικίλιος (Vie de Démosth., ch. iii, 1).
  84. D’après la notice de Suidas, ingénieusement corrigée par Rohde, Griech. Roman, 396.
  85. Il nous reste de cet ouvrage un fragment sur Antiphon, cité par Photius, Bibl. cod. 259. Les références de Photius montrent que Cécilius, dans cet écrit, avait joint une biographie sommaire à son étude sur chaque orateur. C’est ce que faisait aussi Denys.
  86. Voy. C. Müller, Fr. H. gr., III, p. 331.
  87. Plut., Vie de Dém., ch. iii : Ἐνεανιεύσατο σύγκρισιν τοῦ Δημοσθένους καὶ Κικέρωνος εξενεγκεῖν.
  88. Quint., IX, 3, etc. Walz, Rhet. gr., t. VIII, p. 462, 494, 555, 571, 573, 576.
  89. Pour tout ce qui est dit ici de ce traité, voir Ps. Longin, Sublime, ch. i, iv, vii, xxxi, xxxii.
  90. C. Müller, Fr. Hist. gr., iii, p. 330.
  91. Cette attribution, uniquement fondée sur une conjecture d’un copiste, est inacceptable. Le style de l’auteur est très différent de celui du vrai Longin. Sur l’incertitude de l’attribution dans les mss., voir la notice de Spengel dans ses Rhet. græc., t. I, p. xiii. On y trouve aussi une bibliographie suffisante, en ce qui concerne les manuscrits et les éditions. Les principales sont celles de Robortelli, Bâle, 1554 ; de Manuce, Venise, 1555 ; de Pearce, Londres, 1724 ; de Toupius, Oxford, 1778 ; de Weiske, Oxford, 1820 ; d’Egger, Paris, 1837 ; de Spengel, dans ses Rhet. græc., t. I, Lipsiæ, 1853, seconde édition, 1894.
  92. Ch. xl : ὅπερ ἐζήτεσέ τις τῶν φιλοσόφων προσέναγχος.
  93. Dans le récit, tout légendaire d’ailleurs, de Philostrate (Vie d’Apoll., v. 33), les opinions prêtées à Euphrate sont à noter. Il est incontestable que certains philosophes affectaient alors une grande liberté de paroles. On connaît le rôle de Démétrius (Suet., Vespas. 13). Si Vespasien exila les philosophes en 71, c’est évidemment qu’il sentait chez eux une opposition sourde. Dion. Lxvi, 13.
  94. Ch. 5 : Τὸ περὶ τὰς νοήσεις καινόσπουδον περὶ ὃ δὴ μάλιστα κορυβαντιῶσιν οἱ νῦν. Ch. 15 : ὡς ἤδη νὴ Δία καὶ οἱ καθ' ἡμᾶς δεινοί ῥήτορες, καθάπερ οἱ τραγῳδοὶ, βλέπουσιν ἐριννύας, etc. Cf. ch. 9 et ch. 44.
  95. Ch. 3 : ὅπερ ὁ Θεόδωρος (l’imparfait est à noter). Sur Théodore, voir plus haut, p. 355. — Même chapitre, vive critique des asiatiques Amphicrates, Hégésias, Matris. Cf. ch. iv.
  96. Il n’est pas sûr que cette dernière phrase soit authentique.
  97. Il est curieux de voir que Boileau et La Harpe, qui croient tous deux comprendre parfaitement la pensée de l’auteur, ne sont pas du tout d’accord sur le sens qu’il faut donner au mot sublime (voy. La Harpe, Cours de Littér., ch. ii). Or, il semble bien qu’ils se trompent tous les deux.
  98. Voyez aussi (ch. xxxii) comment il admire Platon et le défend contre Cécilius.
  99. Boileau (Trad., Préface) dit avec quelque exagération : « En traitant des beautés de l’élocution, il a employé toutes les finesses de l’élocution. Souvent il fait la figure qu’il enseigne, et, en parlant du sublime, il est lui-même très sublime. »
  100. Boileau, Préface.
  101. La traduction de Boileau renferme d’assez graves erreurs de sens et elle est d’ailleurs fort libre, selon la mode du temps. Mais elle a un tour très français, qui la rend agréable à lire. Les Remarques, qui étaient de Boileau, ne doivent pas être confondues avec les notes de Dacier. Quant aux Réflexions critiques sur quelques passages de Longin, elles n’ont, comme on le sait, qu’un rapport très lointain avec le Traité du sublime ; les passages de l’auteur grec n’y sont plus, pour Boileau, qu’un prétexte à intervenir dans la querelle des anciens et des modernes.
  102. Consulter surtout sur Strabon l’excellent Examen de la Géographie de Strabon, par Marcel Dubois (Paris, 1891), où sont indiqués et discutés tous les travaux antérieurs. Parmi ceux-ci, mentionnons l’article Strabon de la Biographie générale, dû à Guigniaut, et les Straboniana d’Ettore Païs (Rivista di filologia, t. XV, 3-6).
  103. Marcel Dubois, ouv. cité, ch. 1. Nous n’avons sur Strabon qu’une notice de deux lignes dans Suidas. Toutes les informations doivent être tirées de sa Géographie. Cf. Hasenmüller : De Strabonis vita, Bonn, 1863, et B. Niese, Beiträge zur Biographie Strabo’s, Hermès, XIII.
  104. Selon Athénée, XIV, p. 657, il aurait connu Posidonios. Mais Posidonios avait 84 ans en 31, quand Strabon n’en avait guère que 9 ou 10. À supposer que le vieux stoïcien ait encore vécu quelques années et que Strabon ait eu un peu plus tard l’occasion de l’entendre, il n’est pas possible qu’il y ait eu entre eux des rapports suivis.
  105. Marcel Dubois, p. 76-84. Schrœter, De Strabonis itineribus, Lipsiæ, 18714. — Voir son propre témoignage, Géogr., II, 5, 11.
  106. C. Müller, Fragm. Hist. gr., Cas. III, p. 490-494.
  107. D’après un passage de la Géographie (II, p. 70 : Καὶ ἡμῖν δ' ὑπῆρξεν ἐπὶ πλέον κατιδεῖν ταῦτα ὑπομνηματιζομένοις τὰς Ἀλεξάνδρου πράξεις, on a cru que Strabon y avait raconté, au moins en abrégé l’histoire d’Alexandre. Cela est tout à fait invraisemblable. Le passage de Strabon a été bien expliqué par M. Schwarz (art. Arrianus, dans Pauly-Wissova, p. 1243-1244). Il s’agit simplement de notes que Strabon a prises sur l’expédition d’Alexandre, pour les parties de sa Géographie qui se rapportaient aux pays que le conquérant avait fait connaître.
  108. Suidas, Πολύβιος. Strabon, Géogr., XI, p. 515, et le passage relatif à Alexandre, Géogr., II, p. 70.
  109. Géogr., I, p. 13 : Διόπερ ἡμεῖς πεποιήκαμεν ὑπομνήματα ἱστορικὰ, χρήσιμα, ὡς ὑπολαμβάνομεν, εἰς τὴν ἠθικὴν καὶ πολιτικὴν φιλοσοφίαν. Voir (même passage, lignes précédentes) comment il définit ceux qu’il appelle πολιτικοί : ce mot, sous l’influence du latin civilis, était devenu à peu près synonyme de ἐλεύθεροι καὶ φιλοσοφοῦντες ; il implique pour lui une éducation libérale, en dehors de toute spécialité professionnelle. Strabon ajoute, en parlant de ses Études historiques : ἐκεῖ τὰ περὶ τοὺς ἐπιφανεῖς ἄνδρας καὶ βίους τυγχάνει μνήμης, τὰ δὲ μικρὰ καὶ ἄδοξα παραλείπεται.
  110. Voyez plus haut, p. 309.
  111. Voir surtout fr. 6, les Juifs à Cyrène et en Égypte.
  112. Fr. 9 et 13.
  113. Le livre IV fut écrit en l’an 18 (IV, p. 206) ; les livres V et VI avant la mort de Germanicus, 19 ap. J.-C. (V, fin, et VI, p. 288). Le livre XVII fait allusion à la mort récente du roi de Mauritanie, Juba, qui paraît avoir eu lieu en l’an 20.
  114. Géogr., I, p. 43.
  115. Tout le dernier tiers environ de ce livre manque dans les mss. On y supplée en partie avec les Épitome (voir Bibliogr.) et quelques citations d’Étienne de Byzance et d’Athénée.
  116. Sur les sources de la Géographie de Strabon, voir Marcel Dubois, ouv. cité, toute la deuxième partie, p. 453-332.
  117. Anthol. Jacobs. II, 134. Const. Porph., De them. I, 2, Μένιππος ὁ τοὺς σταδιασμοὺς τῆς ὅλης οἰκουμένης ἀναγραψάμενος.
  118. Étienne de Byz., aux mots Χαλκηδών, Τίος, Ψύλλα, Χαλδία. Sur l’abrégé de Marcien, voir plus loin, ch. vii, sect. 6, et C. Müller, Geogr. gr. min., t. I, p. 515.
  119. Pline, Hist. nat., II, 242-246 ; IV, 9, 102, 121 ; V, 40, 47, 127, 129, 132, 135, 140, 150 ; Athénée, III, 93 d ; Marcien, Epit. peripl. Menippi, 2, Müller, Geogr. gr. min., I, p. , 244.
  120. C. Müller, Geogr. gr. min., I, 427.
  121. C. Apion, I, 17. Cf. Antiq. Juive, viii, 5, 3. Gr. t. XII, p. 495.
  122. C. Müller, Fragm. Hist. gr., III, p. 493.
  123. Ibid. p. 485.
  124. Ibid. p. 525.
  125. Antiq. Juive, viii, 5. 3 ; Contre Apion, 1, 18.
  126. Sources biographiques : 1o  Suidas, Ἀντίπατρος, Νικόλαος ; 2o  fragments d’une autobiographie, Περὶ τοῦ ἰδίου βίου, écrite par Nicolas dans sa vieillesse ; 3o  divers témoignages, chez Strabon, Joseph, Athénée, Photius. — C. Müller, Fragm. Hist. gr., II, p. 343.
  127. C’est lui-même qui nous parle de ses succès. Nous n’avons aucun moyen de contrôler ses dires et nous ne devons pas oublier son extrême vanité, qui se montre partout.
  128. Constantin, De Themat., I, 3 (éd. de Bonn, p. 22) : γεγονὼς ὑπογραφεὺς Ἡρώδου τοῦ βασιλέως. Joseph, Antiq. juive, 16, 7, 1 : ζῶν ἐν τῇ βασιλείᾳ καὶ συνὼν αὐτῷ. Ibid., 17, 5, 4 : φίλος τε ὧν τοῦ βασιλέως καὶ τὰ πάντα συνοιαιτώμενος ἐκείνῳ.
  129. Autobiogr., ch. iv.
  130. Athénée, IV, p. 153 F.
  131. Les fragments de Nicolas de Damas sont réunis dans les Fragm. Hist. Gr. de Didot, t. III, p. 346 et suiv., et dans les Historici græci minores, de Dindorf (Bibl. Teubner), t. I, p. 1-156. — Il nous reste un certain nombre de fragments, quelques-uns même fort étendus, des huit premiers livres, grâce aux extraits qu’en fit faire l’empereur Constantin Porphyrogénète ; puis, des fragments plus courts des cinquante derniers livres ; nous n’avons rien du milieu de l’ouvrage.
  132. Joseph, Antiq. juive, I, 3, 6.
  133. Autobiogr., ch. iv.
  134. Il n’y a rien à conclure de ce que les frag. 68 et 69 sont purement et simplement des pages de Denys d’Halicarnasse. Cela doit provenir d’une erreur du scribe qui composait les Excerpta de Constantin Porphyrogénète ; il a mis sous le nom de Nicolas ce qui était de Denys. On ne saurait admettre que Nicolas ait ainsi transcrit littéralement des passages d’un ouvrage tout récent, au risque de se faire démasquer et dénoncer par les lettrés envieux qui ne devaient pas manquer autour de lui.
  135. Voyez les longs extraits qui forment les fragments 60-67 dans les Historici minores.
  136. Antiq. juive, xvi, 7, 1. Voir tout le passage et notamment la fin : οὐ γὰρ ἱστορίαν τοῖς ἄλλοις, ἀλλὰ ὑπουργία τῷ βασιλεῖ ταύτην ἰποιεῖτο. Néanmoins, il lui a fait de nombreux emprunts dans la partie de son Antiquité juive qui se rapporte à Hérode et à ses fils.
  137. L’empereur Constantin Porphyrogénète en fit recueillir de nombreux extraits dans ses diverses compilations. Toutefois Dindorf (Hist. min., Préf., p. IV) pense qu’à ce moment une bonne partie de l’ouvrage avait déjà péri. Photius, pass. cité, semble n’en connaître que la première partie, qu’il appelle Ἀσσυριακὴ ἱστορία.
  138. C’est un extrait tiré du recueil de Constantin Porphyrogénète Περὶ ἀρετῆς καὶ κακίας.
  139. Cf. Frag. Hist. græc., t. III, p. 427, d’après la copie de E. Miller. Ce long et important fragment est extrait du recueil de Constantin Porphyrogénète Περὶ ἐπιβουλῶν.
  140. E. Egger, dans son mémoire Sur les historiens d’Auguste (Paris, 1883), a étudié cette Vie d’Auguste ; mais on n’en connaissait alors que le premier fragment ; ce qui a induit le savant critique à méconnaître le vrai caractère de l’œuvre. — Ch. Müller, ouv. cité, en a bien apprécié la valeur : Multa suppeditant (reliquiæ ejus) quæ aliunde comperta non habemus… ; alia, quæ a Suetonio, Appiano, Plutarcho, Dione, Velleio paucis tanguntur, uberius narrant ; alia alio exponunt ordine.
  141. Les deux premiers sont tirés de Suidas, v. Ἀντίπατρος et Νικόλαος ; les quatre autres du même ms. de Tours, déjà cité, où ils figurent dans les extraits περὶ ἀρετῆς καὶ κακίας.
  142. Photius, Bibl., 189. Il note les emprunts aux historiens d’Alexandre et à Conon.
  143. Simplicius, dans son commentaire d’Épictète, ch. xxxvii, cite un traité Περὶ τῶν ἐν τοῖς πρακτικοῖς καλῶν. Le même auteur, dans ses écrits sur Aristote, cite des traités Sur la philosophie d’Aristote, Sur les dieux, Sur la philosophie première, une paraphrase de la Métaphysique, du traité Sur le ciel et du traité Sur l’âme. Ces fragments ont été recueillis par Roeper (Lectiones Abulpharagianæ, Dantzig, 1844, p. 35-43) — Diogène Laerce (X, 4) cite Nicolas de Damas parmi les philosophes qui ont combattu les doctrines épicuriennes.
  144. Nicolai Damasceni de plantis libri duo, édit. Meyer, Leipzig, 1841 ; voyez la Préface. Zeller (Phil. d. Griech., t. III, p. 98, note 1, y verrait plutôt un extrait remanié d’un ouvrage de Nicolas. — On a aussi attribué à Nicolas le traité pseudo-aristotélique Περὶ κόσμου ; mais cette opinion semble aujourd’hui abandonnée. Voir Susemihl, Gesch. d. Griech. Literat. in der Alexandrinerzeit, t. II, p. 326.
  145. Suidas, Ἰόβας ; Strabon, VI, p. 288 ; XVII, p. 828, 831 ; Plutarque, César, 55 ; Antoine, 87. Pline, V. I, 1. Appien, G. civ. ii, 101 ; Dion Cassius, xli, 15 ; liii, 26. Voir dans Fragm. Histor. graecor. t. III, p. 465, la notice sur Juba, et surtout La Blanchère, De rege Juba regis Jubæ filio, Paris, 1883.
  146. Plut., Antoine, 87.
  147. Plut., Sertor., 9.
  148. Athénée, III, p. 83, B. Cf. Pline, Hist. Nat., V, 1 ; Studiorum claritate memorabilior etiam quam regno. David, Schol. in Aristot., 28a 13 sqq., rapporte qu’il collectionnait les écrits des Pythagoriciens et que d’industrieux falsificateurs cherchaient à lui en vendre de faux.
  149. Ét. de Byzance, Ἀβοριγῖνες et Ὠστία.
  150. Ét. de Byzance, Νομαντία.
  151. Quelquefois jusqu’à la puérilité. Il avait trouvé quelque part et il rapportait que les Sabines enlevées étaient au nombre de 683, tandis que Valérius d’Antium n’en comptait que 527. Plut., Romulus, 14.
  152. Plut., Sent. des femmes, 23. Sur les documents puniques, Ammien Marcellin, cité par Ch. Müller, fr. 29.
  153. Pline, Hist. nat., V, 1, et VI, 36. — Ce fut Jaba qui, le premier, découvrit dans l’Atlas, par les soins de son médecin Euphorbios, la plante qu’il appela euphorbe et sur laquelle il avait écrit un traité.
  154. Pline, XII, 31 : Juba rex in voluminibus quæ scripsit ad Caïum Cæsarem, Augusti filium, ardentem fama Arabiæ. Cf. XXXII, 4.
  155. Photius ; 461. Harpocration, Πολύγνωτος et Παρράσιος. La biographie de Parrhasios faisait partie du livre VIII.
  156. Athén., IV, p. 175 D. Photius, 161, cite le XVIIe livre.
  157. Pauly-Wissowa, Real. encycl., Apion, 3. — Suidas, Ἀπίων ὁ Πλειστονίκου. Sur son origine égyptienne, voir Joseph, C. Apion, II, 3.
  158. Aulu-Gelle, V, 144. Litteris homo multis præditus rerumque græcarum plurima atque varia scientia fuit. Plus loin : … vitio studioque ostentationis loquacior,… in prædicandis doctrinis suis venditator. — Pline, Hist. Nat., préf., 95 : Immortalitate donari a se scripsit ad quos aliqua componebat.
  159. Pline, Hist. Nat., préface, 25 : Tiberius Cæsar cymbalum mundi vocabat, cum propriæ famæ tympanum potius videri posset. — Joseph, C. Apion. II, 1, l’appelle ὀχλαγωγός. Cf. Pline, Hist. Nat., XXX, 6.
  160. Suidas, Ἀπίων.
  161. Section fort étendue, d’ailleurs, puisque le récit en question est tiré du Ve livre : Aulu-Gelle, V, 14. C’est peut-être la seule qui ait été écrite. Cf. Tatien, ad Græc., 38.
  162. Aulu-Gelle, ibid. : Ejus libri non incelebres feruntur, quibus omnium ferme, quæ mirifica in Ægypto visuntur audiunturque, historia comprehenditur.
  163. Suidas, Παμφίλη. Voyez Fragm. Hist. gr., t. III, p. 520.
  164. Zeller (Phil. d. Griech., t. V, ch. 1. Voir plus haut, p. 311.
  165. Sur l’école néopythagoricienne, consulter Zeller, ouv. cité, t. V, p. 79 et suiv. — Les fragments sont réunis dans Orelli, Opuscula græcorum veterum sententiosa, t. II et dans Müllach, Fragmenta philosoph. græcor., t. I et II (Bibl. Didot).
  166. Zeller, p. 98. Cf. Susemihl, Griech. Liter. in der Alexandriner-zeit, t. II, p. 332.
  167. Sur Nigidius Figulus et P. Vatinius, voir Zeller, pass. cité.
  168. Cf. ci-dessus, p. 403, note 3, et t. IV, p. 181 et suiv.
  169. Sur certains fragments peut-être authentiques de ces deux philosophes, cf. t. IV, p. 181.
  170. Müllach (Fragm. phil. gr., I, 413) les attribue à Lysis. Zeller (ouv. cité, t. I, p. 269) me paraît avoir vu beaucoup plus juste.
  171. Le principal recueil est celui de Démophilos, qui semble avoir vécu au second siècle après J.-C. Voir Müllach, t. II, p. XXVI, pour la personne de Démophilos et la bibliographie de son recueil. Ses Comparaisons et ses Sentences sont dans le t. I du même recueil, avec celles qui proviennent d’autres sources (p. 485-504).
  172. Voir Zeller (Phil. d. Griech., V, p. 99 et suiv.
  173. Müllach, t. II, p. XXIX et suiv.
  174. Ibid., p. XXXII. Sénèque, Epist., 108 et Lactance, Instit. div., VI, 2.
  175. Müllach, t. II, p. XXXII. Étienne de Byz., v. Γάδειρα.
  176. Müllach, t. III, p. I.
  177. Sur Apollonios de Tyane, plusieurs notices dans Suidas, v. Ἀπολλώνιος. Biographie fabuleuse par Philostrate, à propos de laquelle nous aurons à revenir sur ce personnage. Pauly-Wissowa, Apollonius, 98.
  178. Sén., Epist., 59, 64, 73.
  179. Müllach, t. I, p. 522 et suiv. L’Enchiridion a été traduit du grec en latin au IVe siècle par Tyrannius Rufinus, prêtre de l’église d’Aquilée, qui avait confondu Sextius le pythagoricien avec le pape martyr du même nom ; erreur dont S. Jérôme le reprend comme d’une folie : « temeritatem, immo insaniam » (Epist., 133, 3).
  180. Gildemeister a publié de nouveau les Sentences de Sextius, Bonn, 1873. Il en met en doute l’authenticité.
  181. Müllach, t. II, p. 47.
  182. Müllach, t. II, p. 18.
  183. Fragments conservés dans les Eclogæ de Stobée ; édités successivement par Müllach, t. II, p. 53-112, et Diels. Doxographi gr., p. 447 et suiv. Cf. les Prolég. du même, p. 69 et suiv.
  184. Sénèque, Ad Marciam, ch. iv, nous a donné la traduction entière d’un assez long fragment de la Consolation qu’Areios avait adressée à Livie après la mort de Drusus (9 av. J.-C.).
  185. Encycl. de Ersch et Gruber, Apollonios ; F. C. Baur, Apollonios und Christus, Tubinger Zeitsch. f. Theol., 1832 ; Gottschwig, Apollonios von Tyana, Leipzig, 1889. Pauly-Vissowa, Apollonios, 96. — On a longtemps admis que Philostrate avait voulu établir une sorte de parallèle entre Apollonios et Jésus-Christ. Ce point de vue est généralement abandonné aujourd’hui. Voir plus loin, ch. iv, à propos de Philostrate.
  186. Porphyre, Vie de Pythag., 2 ; Jamblique, Vie pythagoricienne, 254-264.
  187. Philostrate lui-même ne le connaissait que par Mœragénès (Vie d’Apollon., III, 41).
  188. Eusèbe, Prépar. évangél., IV, 13. Même morceau, Démonstr. évangél., III, 3, sous ce titre ἐκ τῆς Ἀπολλωνίου τοῦ Τυανέως Θεολογίας.
  189. Vie d’Apollon., I, 2 : Ἐπέστελλε δὲ βασιλεῦσι, σοφισταῖς, φιλοσόφοις, Ἠλείοις, Δελφοῖς, Ἰνδοῖς, Αἰγυπτίοις, ὑπὲρ θεῶν, ὑπὲρ ἠθῶν, ὑπὲρ νόμων, παρ’ οἶς ὄ τι ἁμαρτάνοιτο ἐπηνώρθου. Dans ses préceptes sur le genre épistolaire, Philostrate (t. II, p. 237, Bibl. Teubner) le cite comme un des modèles à imiter.
  190. Réunies dans le Philostrate de Kayser, Bibl. Teubner, t. I, p. 356 et suiv., et dans les Epistolog. græci de Hercher, Paris, 1873 (Bibl. Didot).
  191. Voir, pour la bibliographie du sujet, Susemihl, Griech. Lit. in der Alexandrinerzeit, I, p. 25, note 66.
  192. Usener, Épicurea, Préf. LXXI.
  193. Ch. iii : Ἐὰν δέ τις γνῷ, ἀνάπαλιν ἡ μὲν ἀφροσύνη ἀπόλλυται, αὐτὸς δὲ σῷζεται καὶ μακάριος καὶ εὐδαίμων γίνεται ἐν παντὶ τῷ βίῳ.
  194. Cela seul suffit à réfuter l’opinion de Susemihl, dans la note citée, qui est porté à l’attribuer a un rhéteur teinté de philosophie.
  195. Voir Susemihl, même passage. Lucien goûtait vivement cette allégorie, qu’il a imitée deux fois. Il me semble qu’on sent aussi son influence dans les visions d’Hermas.
  196. Suidas, v. Κορνοῦτος. S. Jérôme, Chron., an d’Abrah., 2084. Dion, LXII, 29. Anon. Vie de Perse. — J. von Martini, De L. Annaeo Cornuto, Lugd. Bat. 1825. Otto Iahn, préf. de son édit. de Perse (1844).
  197. Perse, Sat., V, 21-44.
  198. Gell., II, 6, 1. Charisius, I, p. 127, 20 et 125, 16 (Keil).
  199. Cassiodore, p. 2281 (Putsch).
  200. Anon., Vie de Perse. Voir Teutfel, Gesch. d. rom. Lit., 294, n. 2.
  201. Suidas, l. c. ἔγραψε πολλὰ …ῥητορικά. Gell., IX, 10, 5. — Les commentaires sur Perse et sur Juvénal qui portent son nom datent seulement du moyen âge (Teuffel, ouv. cité, 297, n. 6 et 326, n. 7).
  202. Publié par Osann, Goettingen, 1844, d’après une copie de Villoison. Édition critique de C. Lang. Cornuti Theologiae græcæ compendium, Lipsiæ. 1881 (Bibl. Teubner), où l’on trouvera l’indication des mss. et une préface qui établit l’authenticité de l’ouvrage.
  203. Ch. xxxv, fin.
  204. Suidas, v. Μουσώνιος ; Tacite, Annales, XIV, 59 ; XV, 71 ; Histoires, III, 81 ; IV, 10 et 40 ; Philostrate, Néron ; Vie d’Apoll., VII, 16 ; Pline, Epist., III, 11 ; Dion, LXII, 27, 3 ; LXVI, 13, 1.
  205. Épictète, Entretiens, I, 7, 32 ; 9, 29 ; III, 6, 10 ; 16, 1 ; 23, 29.
  206. Plusieurs passages d’Aulu-Gelle prouvent que Musonius enseignait en grec (IX, 2, 8 ; XVI, 1, 1). Le mot cité en latin (XVIII, 2, 1 : Remittere animum quasi amittere est) est probablement une traduction du grec : Ὅμοιον τὸ ἀνιέναι ψυχὴν τῷ ἀφιέναι.
  207. Musonii reliquiæ et apephthegmata, de Peerlkamp, Harlem, 1822. Suidas, Πωλίων.
  208. Gell., V, 1 ; paroles de Musonius contre les sophistes, notamment : Quisquis ille est qui audit, inter ipsam philosophi orationem et perhorrescat necesse est et pudeat tacitus et pœniteat et gaudeat et admiretur…, etc. Épict., Entret., III, 23, 29 οὕτως ἔλεγεν ὥσθ’ ἕκαστον ἠμῶν καθήμενον οἴεσθαι ὅτι τίς ποτε αὐτὸν διαβέβληκεν· οὕτως ἥπτετο τῶν γινομένων, οὕτω πρὸ ὀφθαλμῶν ἐτίθει τὰ ἑκάστου κακά.
  209. Stobée, Florileg. I, 84, περὶ σκέπης ; XXIX, 78, περὶ ἀσκέσεως, sur la nécessité de s’exercer quotidiennement à la vertu ; XVIII, 38, περὶ τροφῆς ; XXIX, 75, Ὅτι πόνου καταφρονητέον, XL, 9, ὅτι οὐ κακὸν ἡ φυγή, entretien avec un exilé sur l’exil ; LXVII, 20, Εἰ ἐμκόδιον τῷ φίλοσοφεῖν γάμος ; LXIX, 23, τί τὸ κεφαλαῖον γάμου ; CXVII, 8, τί ἄριστον γήρως ἐφόδιον ; etc.
  210. Voyez le morceau Εἰ ἐμπόδιον τῷ φιλοσοφεῖν γάμος (Stobée, Floril., LXVII, 20), où il soutient que le philosophe doit se marier.
  211. Morceau intitulé Τί τὸ κεφάλαιον γάμου (Stob., Floril., LXIX, 2 3).
  212. C’est un des principes de Musonius que philosopher, c’est tout simplement bien vivre : Οὐ γὰρ δὴ φιλοσοφεῖν ἕτερον τι φαίνεται ὂν ἢ τὸ ἃ πρέπει καὶ ἅ προσήκει λόγῳ μὲν ἀναζητεῖν ἔργῳ δὲ πράττειν (Stobée, Floril., LXVII, 2, fin).
  213. Il faut cependant accorder au moins une brève mention au platonicien Thrasylle, contemporain de Tibère, qui groupa les écrits de Platon en tétralogies. Nommons aussi Ammonios d’Alexandrie, qui vécut et professa à Athènes sous les règnes de Néron et de Vespasien : il y fut le maître de Plutarque, qui l’a souvent mis en scène dans ses dialogues.
  214. L’ouvrage le plus riche d’informations sur l’état du judaïsme en ce temps est celui de Schürer, Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, 2 vol., 1886.
  215. Sources de la biographie de Philon : Suidas, Φίλων Ἰουδαῖος ;  ; Photius, Bibl., 105 ; puis de nombreux témoignages dispersés ; les plus importants sont ceux de Philon lui-même, notamment dans ses écrits Contre Flaccus et Sur l’ambassade. De nos jours, la biographie de Philon tient naturellement sa place dans tous les ouvrages relatifs à sa philosophie, dont il sera question un peu plus loin. Citons à part les pages que lui a consacrées Renan dans le dernier volume de son Histoire d’Israël. Consulter, comme étude d’ensemble, l’article de Daehne, dans l’Encyclop. de Ersch et Gruber.
  216. Il est curieux de comparer à cet égard l’éducation de Philon à celle de l’historien Joseph, les idées des Juifs d’Alexandrie à celles des Juifs de Jérusalem. À Jérusalem, l’éducation d’un jeune israélite de bonne famille est purement juive ; à Alexandrie, elle est plus grecque encore que juive. Il n’est pas même sûr que Philon sût l’hébreu. En tous cas, il cite la Bible d’après la traduction grecque, « qu’il suit, comme l’a dit E. Havet, jusqu’à en être dupe. »
  217. La légende des rapports de Philon avec l’apôtre Pierre et son disciple Marc ne repose que sur des combinaisons arbitraires, sans valeur historique. Elle semble provenir, comme on peut le conjecturer par le témoignage de Photius (Biblioth., 105), de ce qu’on a cru voir dans les thérapeutes décrits par Philon des cénobites chrétiens.
  218. Entre les nombreux écrits relatifs à ces questions, indiquons seulement les plus importants. Daehne, Ueber die Schriften Philo’s, 1833, et Geschichtliche Darstellung der jud. Alexandrinischen Religionsphilosophie, 1834 ; Gfrörer, Kritische Geschichte des Urchristenthums, 1835 (le t. I est relatif à Philon) ; Grossmann, De Philonis Judæi operum continua serie et ordine chronologico, 1841-42 ; Schürer, ouv. cité ; enfin Massebieau, Du classement des œuvres de Philon, dans la Biblioth. de l’École des Hautes Etudes, sect. des sc. relig., t. I : nous suivons en grande partie les indications données dans cette dissertation. Tout récemment, É. Herriot a repris cette question, avec des vues quelquefois divergentes : Philon le Juif, Paris, 1898.
  219. Massebieau, ouv. cité. Ce Moïse, qui formait le dernier tome de cette série, n’est pas celui que nous possédons, lequel appartient à un autre groupe.
  220. De ces quatre biographies, nous n’avons plus que celles d’Abraham et de Joseph.
  221. Le titre de cet ouvrage est fort obscur pour nous et a été interprété diversement.
  222. Voir, pour plus de détails sur ce point, Zeller (Phil. de Griech., V, p. 347 et suiv.
  223. Zeller ouv. cité. Rappelons aussi l’exposé de Vacherot dans son Histoire de l’École d’Alexandrie, t. I. Cf. Herriot, ouv. cité, l. II, Exposition de la philosophie de Philon.
  224. J. Réville, Le logos, d’après Philon d’Alexandrie, Genève, 1811.
  225. Suidas, Φίλων : Ἐπλούτησε τε λόγον παρόμοιον Πλάτωνι, ὡς καὶ εἰς παροιμίαν παρ’Ἕλλησι τοῦτο χωρῆσαι· « ἢ Πλάτων φιλωνίζει ἢ Φιλων πλατωνίζει. »
  226. De Monarch., I, ch. iv.
  227. Ibid., I, 6.
  228. Des lois particulières, III, ch. 1.
  229. Massebieau, ouv. cité, p. 1 : « La nécessité de connaître Philon, si l’on veut analyser les origines de la pensée chrétienne, est de plus en plus généralement admise. » Photius, Bibl., 105 : ἐξ οὖ εἶμαι καὶ πᾶς ὁ ἀλληγορικὸς τῆς γραφῆς ἐν τῇ ἐκκλησίᾳ λόγος ἀρχὴν ἔσχεν εἰσρυῆναι. Voir particulièrement sur ce sujet le chapitre d’E. Havet sur Le judaïsme alexandrin et Philon, dans le tome III de son ouvrage Le Christianisme et ses origines, Paris, 1878.
  230. Renan, Hist. du peuple d’Israël, t. V, p. 352 : « Le premier, il a dit des mots admirables, à la fois grecs et juifs, exprimant de très belles choses, et qui sont restées dans la tradition religieuse de l’humanité. »
  231. La principale source de la vie de Joseph est son Autobiographie. Voyez aussi les deux notices de Suidas.
  232. Antiq. juive, ch. xii, 2, où il explique comment il n’a pas appris le grec de bonne heure, et où il dit, en parlant de ses compatriotes : Μόνοις δὲ σοφίαν μαρτυροῦσι τοῖς τὰ νόμινα σαφῶς ἐπισταμένοις καὶ τὴν τῶν ἱερῶν γραμμάτων δύναμιν ἑρμηνεῦσαι δυναμένοις.
  233. Guerre des Juifs, l. III, ch. ix.
  234. C. Apion, I, 9. Autobiogr., § 65. Il y mentionne (l. VII) le temple de la Paix, qui fut dédié en 75 (Dion Cass., LXXVI, 15).
  235. G. des Juifs, Préface, I ; C. Apion, I, 9.
  236. Contre Apion, I, 9 et 10.
  237. Ibid. Cf. Autobiogr., ch. lxv, où est citée la lettre de remerciement d’Agrippa.
  238. Notamment G. des Juifs, Préface, § 5, fin : Τιμάσθω δὲ παρ’ ἡμῖν τὸ τῆς ἱστορίας ἀληθὲς, ἐπεὶ παρ’ Ἕλλησιν ἀμελεῖται. Cf. Antiquité juive, Préface, I : τὸν πόλεμον… ἐβιάσθην ἐκδιηγήσασθαι, διὰ τοὺς ἐν τῷ γράφειν λυμαινόμενους τὴν ἀλήθειαν.
  239. Voir, en particulier, le célèbre épisode de la mère qui mange son enfant et le discours ridicule que l’historien a cru devoir lui prêter (l. VI, ch. iii, § 4).
  240. La Guerre des Juifs fut mise en latin dès le temps de S. Jérôme par son contemporain Rufin d’Aquilée. Elle fut également traduite, mais sans aucun souci d’exactitude, par S. Ambroise, qui ajouta et retrancha à son gré. Cette version a été connue au moyen âge sous le nom d’Hégésippe, altération du nom de Joseph.
  241. Antiq. juive, Préf., ch.  11.
  242. Ibid.
  243. Ibid. — Cf. l. XX, ch. xii : Καὶ τῶν ἑλληνικῶν δὲ γραμμάτων ἐσπούδασα μετασχεἷν τὴν γραμματικὴν ἐμπειρίαν ἀναλαβὼν, τὴν δὲ περὶ τὴν προφορὰν ἀκρίβειαν πάτριος ἐκώλυσε συνήθεια. Il veut dire évidemment ici qu’il a fini par acquérir la connaissance de la langue (γραμματικὴ ἐμπειρία), bien qu’il ait peine à la prononcer avec exactitude (ἡ περὶ τὴν προφορὰν ἀκρίβεια).
  244. Antiq. juive, l. XX, ch. xii, fin.
  245. C. Apion, I, 10.
  246. C. Apion, I, 10 : Τὴν μὲν γὰρ ἀρχαιολογίαν ἐκ τῶν ἱερῶν γραμμάτων μεθηρμήνευκα. Cf. Antiq. juive, Préf., 2 ; et C. Apion, I, 1.
  247. Antiq. juive, l. XX, ch. xii, Cf. C. Apion, I, 8.
  248. L. I, ch. xiii, § 3 et 4.
  249. Sa pensée dominante est de démontrer que Dieu récompense matériellement ceux qui lui sont fidèles et punit ceux qui l’oublient : voilà, selon lui, la principale leçon à tirer de ce qu’il raconte (Préface, ch. iii).
  250. C’est au XVIIIe l. de l’Antiquité juive (ch. iii, § 3) que se trouve le passage célèbre sur Jésus. Ces quelques lignes, qui ne se rattachent ni à ce qui précède, ni à ce qui suit, semblent résulter du mélange de plusieurs interpolations superposées. — L’Antiquité juive fut traduite en latin au vie siècle par ordre de Cassiodore, avec les deux livres contre Apion : cette version est venue jusqu’à nous.
  251. Renan, Hist. du peuple d’Israël, t. V, p. 65.
  252. Antiq. juive, l. XX, ch. xii, fin.
  253. Ce titre se trouve déjà dans Eusèbe, H. Eccl., III, 8, 2, ἀντιρρήσεις πρὸς Ἀπίωνα. Porphyre (De abstin., IV, 11) l’appelle bien plus justement Πρὸς τοὺς Ἕλληνας.
  254. Cette partie ne nous est pas parvenue complète, en grec du moins. Pour les ch. v-ix, nous n’avons plus qu’une traduction latine, qui supplée au texte.
  255. Suidas, Ἰοῦστος Τιβεριεύς ; Étienne de Byzance, Τιβεριάς.
  256. Photius, Biblioth., 33.
  257. Joseph, Autobiogr., ch. ix et surtout ch. lxv.
  258. Pour cette date, voir Hillscher, Jahrbüch. f. Philol., Suppl. XVIII, 629 et sqq., qui corrige l’opinion divergente de Jacobs, Anthol. grecque, t. XIII, p. 934 ; celui-ci le plaçait à la fin du ier siècle. Cf. Pauly-Wissowa, art. Anthologia, 1.
  259. Anthol. Palatine (Stadtmüller), section IV, 2.
  260. Pauly-Wissowa, Antipatros, 23. Cf. Anthol. Jacobs, t. XIII, p. 848.
  261. Anthol. Planudea, 75.
  262. Pauly-Wissowa, Antiphilos, 4. Cf. Anthol. Jacobs, XIII p. 351.
  263. Voir par exemple l’épigr. XII, où le poète veut dépeindre l’ombrage d’un chêne : cela n’est ni vu ni senti. Ne compare-t-il pas le couvert de l’arbre à un toit de briques ?
  264. Anthol., Jacobs, t. XIII, p. 876. Strabon, XIII, 918. — Édition spéciale ; Crinagoras Mitylenæus, Epigrammata, de Rubensohn, Berlin, 1888.
  265. Haigh, The tragic drama of the Greeks, p. 456. — Suet., Jul. 39, Octave, 43. Plutarque, Brutus, ch. xxi. Représentations sous Claude, Dion Cassius, Lx, 29. Représentations privées ordonnées par Néron, où des nobles Romains sont obligés de jouer en grec, Tac., Ann., xiv, 15.
  266. Faisons exception pour le premier des Philostrate, celui qui, au dire de Suidas, vivait sous Néron. Le même biographe lui attribue 43 tragédies et 14 comédies. Mais il va sans dire qu’il s’agit là de tragédies et de comédies destinées à être lues devant un auditoire de sophistes et comparables à celles de Sénèque.
  267. Dion Chrysost., Discours XIX, p. 487, Reiske : Τῆς τραγῳδίας τὰ μὲν ἰσχυρά ὡς ἔοικε μένει, λέγω δὲ τὰ ἰαμβεῖα· καὶ τούτων μέρη διεξίασιν ἐν τοῖς θεάτροις· τὰ δὲ μαλκῳτερα ἐξερρύηκε τὰ περὶ τὰ μέλη.
  268. Plutarque, Propos de table, VII, 8, ch. iii et iv.
  269. Suidas, Φιλιστίων, notice manifestement gâtée par des erreurs de plusieurs sortes.
  270. La notice de Suidas donne à penser que ces pièces furent réunies en un volume intitulé l’Ami du rire (ὁ φιλολγέλως) avec cette dédicace burlesque : Au barbier (Εἰς τὸν Κουρέα), sans doute parce que l’auteur entendait lui rendre ce qu’il lui avait emprunté.
  271. Martial, Ep. II, 41, recommande à une femme qui montrait de vilaines dents quand elle riait, de fuir les mimes du facétieux Philistion, « mimos ridiculi Philistionis ». Une épigramme (Anthol. Pal., VII, 155) célèbre son souvenir comme celui d’un des consolateurs de la tristesse humaine.
  272. Γνῶμαι Μενάνδρου καὶ Φιλιστίωνος, sentences à moitié barbares, Anecd. de Boissonade, t. I, p. 147-152, réimprimées dans l’Aristophane, Didot, p. 105 ; sentences dans Stobée, Florileg., Append. Flor., 45, 34 et 16, 33 (voir aussi 3, 13). Nous avons, sous le titre de Comparaison de Ménandre et de Philistion (Σύγκρισις Μενάνδρου καὶ Φιλιστίωνος), un écrit, en deux recensions, qui contient des sentences comparées de Ménandre et du prétendu Philistion (publié par Studemund, Ind. Wratisl., 1837). Il est certain qu’il s’agit ici de Philémon, mais il est probable que le recueil a été grossi de pensées de Philistion ; voir C. Graux, Choricii apologia mimorum, 18, 2 (Rev. de Philol., 1877) et Th. Kock, Comic. attic. frag., t. III, Præfat., p. IV.
  273. A. Meineke, Anal. Alexandrina, 1843, p. 381-385.
  274. Galien, De Antid., 1. Poetae bucol. et didact., Didot, p. 96. art. cap Andromachos, n. 17, de Wellmann, dans Pauly-Wissowa.
  275. Par exemple les Ἰατρικά du médecin Herennius Philon, du milieu du ier siècle, dont il nous reste un fragment à peu près inintelligible (Poetæ bucol. et didact., Didot, 11, 91) ; divers poèmes astronomiques, tels que celui d’Annubion, probablement du même temps (fragm. dans le même recueil, p. 117), ceux de Dorotheos et de Maximos, d’époque inconnue (même recueil, l. III, p. 103 et 115) : ou encore les Λεσχαί en vers iambiques du grammairien Héraclide de Pont, sous Claude et Néron, où il posait toutes sortes de problèmes de grammaire (Suidas, Ἡρακλαίδης Ποντικός) ; ce dernier, d’après le même biographe, avait composé en outre de nombreux poèmes épiques ».