Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XXIII

Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 6p. 233-355).

LIVRE XXIII.

SOMMAIRE.


Canning nommé gouverneur-général. – Lord Amherst lui succède. — Description de l’empire birman. — Institutions politiques des Birmans. — Relations des Anglais et des Birmans. — La mésintelligence se met entre eux. – Déclaration de guerre. — Rassemblement de l’armée anglaise. — Prise de Rangoon. – Marchands anglais et américains. — Description de Rangoon. — Escarmouches à Kernendiree. — Situation de l’armée anglaise. – Affaire de Joazong. – Arrivée d’un parlementaire birman. — Isolement de l’armée. — Prise de Kernendiree. — Prise de Cheduba. — Position de l’armée anglaise. — Attaque et prise du camp fortifié de Kummeroot. — Les frères de l’empereur se rendent à l’armée. – Les invulnérables. – Attaque des postes anglais par ces derniers. — Mahe Bandoolach. — Son caractère, ses services antérieurs. – Son corps d’armée traverse l’empire dans sa longueur. — Maladies dans l’armée anglaise. — Négociations avec les Siamois ; leurs dispositions. — Marbaban. — Prise de Marteban. — Situation morale des Anglais. — Armée de Bandoolach. — Lettre de ce dernier interceptée. — Situation respective des deux armées. – Affaires de Rangoon. — Attaques des lignes de Bandoolach. — Mouvement rétrograde des Birmans. — Corps d’armée siamois. — Marche de différents corps de l’armée anglaise. – Détachement du général Colton. — Donoobow. — Situation des armées dans le voisinage de Donoobow. — Les Birmans font un mouvement rétrograde. — Mort de Bandoolach. — Marche d’un corps d’armée anglais sur Prome. — Description de Prome. – L’armée anglaise se dispose à y prendre ses quartiers d’hiver. — Mesures d’administration. — Disposition de la cour d’Ava. — Fin de ! a première campagne.
(1823 — 1825.)


Séparateur


À son arrivée au trône, Georges IV n’oublia pas les injures du prince de Galles. La reine, sa femme, d’une si triste célébrité, voulut rentrer en Angleterre et donner le scandale de s’asseoir sur le trône. M. Canning, à qui furent remises plus tard les destinées de l’Angleterre, comptait alors parmi les ministres. Des dissentiments sérieux éclatèrent entre lui et ses collègues, sur la marche politique à suivre à l’égard de la princesse qui s’obstinait à reparaître en Angleterre. Il ne voulait pas de ce long procès dont il prévoyait peut-être l’étrange scandale ; il déposa sa démission aux pieds du roi ; ce dernier la refusa, mais engagea le ministre à s’abstenir de toute intervention personnelle dans le débat qui allait s’engager. Pendant toute la durée de ce fameux procès, Canning s’absenta d’Angleterre ; il n’y revint qu’à sa conclusion, et comme chef du bureau du contrôle, offrit de nouveau sa démission au roi : cette fois elle fut acceptée ; la cour des directeurs s’empressa de lui témoigner tous ses regrets de le voir quitter cette haute situation. Sur ces entrefaites, le gouvernement de l’Inde étant devenu vacant, par le retour du marquis de Hastings, elle se hâta de donner la preuve de sa sincérité à ce sujet ; elle lui conféra, à l’unanimité en mars 1839, les fonctions de gouverneur-général.

Canning accepta volontiers un poste dont les fonctions qu’il venait de remplir lui faisaient comprendre toute l’importance. L’immensité du théâtre où il allait paraître se trouvait en rapport avec ses grandes facultés. Occupé de ses préparatifs de départ, ayant rassemblé tous les documents dont il pouvait avoir besoin, il se disposait à quitter l’Angleterre. Alors mourut le fameux marquis de Londonderry. L’avenir politique se montrait chargé de nuages ; les révolutions éclataient à Naples, dans le Piémont, en Espagne ; la France se trouvait dans un moment de crise ; l’Angleterre songeait à s’écarter, à renoncer au système de politique extérieure suivie par elle depuis longues années. De tous côtés la voix publique appelait M. Canning aux affaires. Il n’en continua pas moins ses préparatifs de départ, et se rendit à Liverpool, d’où il devait s’embarquer. Il touchait déjà au moment de mettre à la voile dans les premiers jours de septembre ; mais alors arriva sa nomination au ministère des affaires étrangères ; il résigna par conséquent, entre les mains des directeurs, la commission qu’il venait de recevoir. La perte de cet esprit puissant, que moissonnèrent avant le temps les poignantes émotions de la tribune, fut sans doute grande pour l’Inde. Deux concurrents se présentèrent immédiatement pour la remplacer, le comte Amherst et lord William Bentinck. Lord Willam se mettait franchement en avant ; ses services passés dans l’Inde lui semblaient d’incontestables droits aux fonctions de gouverneur-général. Lord Amherst fut pourtant préféré ; il se rendit dans l’Inde, et entra en fonctions le 1er août 1824. M. Adams avait rempli cet emploi depuis le départ du Bengale du marquis de Hastings. Peu de mois après, il eut à s’occuper de mesures importantes pour la guerre avec les Birmans. Les causes de cette guerre, qui éclata peu après, remontaient bien au-delà de son arrivée dans l’Inde.

L’empire birman en 1823, était situé entre le 9e et le 27e degré de latitude nord, et entre le 91e et le 99 e de longitude est. Il comprenait les provinces d’Ava, de Pégu, de Munnipoor, d’Arracan et de Tenasserim, qui, de royaumes indépendants qu’elles formaient dans l’origine, s’étaient successivement fondues dans l’empire birman. Il était borné au nord par le Thibet à l’est par la Chine et Siam, à l’ouest par la baie du Bengale et les établissements britanniques ; au midi, il confinait à Malacca. Cet immense territoire est arrosé de nombreuses rivières pouvant rivaliser, pour l’étendue de leur cours, pour leur adaptation au commerce et à la navigation avec toutes celles de l’Orient. Les principales sont l’Irrawaddy, le Thaluyein et le Sitang. La première prend sa source dans les montagnes du Thibet, coule dans toute la longueur de l’empire birman, et se décharge dans la baie du Bengale. Comme le Gange, l’Irrawaddy à deux cents milles de la mer donne naissance à deux rivières, la Lyne et la Bassein ; celles-ci, courant au sud-est et au sud-ouest, forment un delta entrecoupé par une multitude de petits ruisseaux, trop nombreux et trop insignifiants pour être parfaitement connus. L’Irrawaddy lui-même continue sa course au midi jusqu’à l’Océan ; les Européens ne l’ont pas exploré jusque là, mais les récits des indigènes s’accordent à le représenter comme n’ayant rien perdu de sa majesté jusqu’à ce dernier moment. La Thaluyein prend aussi sa course dans les montagnes du Thibet ; elle coule à travers la province chinoise de Yunan, forme la frontière entre Ava et Siam, et enfin se jette dans la mer à Martaban. Le royaume de Pegu est une plaine parfaitement unie ; il s’étend depuis les montagnes de Yomadoung, qui bordent Aracan, jusqu’à la rivière de Thaluyein à l’est. Prome et Tonghoo sont ses villes frontières au nord ; elles appartinrent successivement aux Birmans et aux Peguins. On l’appelait le grenier d’Ava ; ses plaines fertiles, arrosées par les inondations annuelles de l’Irrawaddy, produisent avec la plus grande abondance du riz, que la rivière sert à transporter dans les parties de l’empire moins favorisées. Aracan est sépare du Pegu et d’Ava par les Montagnes Yomadoung, qui s’étendent du cap Negrais à Chitagong, au nord d’Ava. Assam figura autrefois dans les pages de l’histoire orientale comme un état de quelque importance. Le reste de l’empire des Birmans peut être rangé sous le nom d’Ava ; il confine au Pegu, à Prome, et diffère peu de ce pays, excepté par la nature montagneuse du territoire.

La loi d’hérédité et la succession à la couronne est reconnue chez les Birmans ; ils portent même si loin leurs idées touchant la pureté du sang royal, qu’il faut que l’héritier du trône appartienne à ce sang par sa mère, aussi bien que par son père. La forme du gouvernement d’Ava est le pur despotisme ; cependant il n’est pas dépourvu de quelque discussion. À côté du trône se trouve en effet le lootoo, ou conseil d’état ; il est composé de quatre woonghees, quatre woondeeks, quatre saradohees et quatre nakhandohs. Les woonghees viennent immédiatement après les princes de la famille royale ; leur nom signifie littéralement portefaix, ce qui s’entend du fardeau de l’État. Les woondeeks, qui viennent après, donnent leur opinion sur les cas qui tombent sous la discussion, mais ils n’ont aucun vote dans le conseil ; cependant ils peuvent décider dans quelque cas, durant l’absence du woonghee, quand il s’agit de choses de peu d’importance. Les saradoghees sont les secrétaires du conseil ; les nakhantohs les rapporteurs des affaires ; les uns et les autres n’agissent qu’en ces qualités respectives, ne prennent aucune part à la délibération et à la discussion des affaires. Le lootoo tient une séance tous les jours, dans le palais du roi. Un autre conseil, qu’on peut appeler le conseil privé, siège auprès de lui, et jusqu’à un certain point en contrôle les décisions : ce conseil consiste en un nombre indéfini, illimité d’attweynwoons ou ministres de l’intérieur, qui ont un constant accès auprès du roi, et dont le pouvoir et l’influence souvent plus considérables que ceux des woonghees, quoique leur rang officiel soit inférieur. Un de ceux-ci, par les fonctions de sa charge, ne quitte pas le roi ; il est accompagné d’un sandozain, ou écrivain royal. Le roi donne-t-il quelque ordre, il l’adresse à l’attweynwoon, qui sur-le-champ le transmet à son sandozain : ce dernier le met immédiatement par écrit, et le transmet à un nakhandoh, dont il y en a toujours un de service pour cette besogne, et celui-ci au lootoo ; les woonghees délibèrent, et lorsqu’ils approuvent le contenu de l’ordre royal, il devient loi, puis est publié dans l’empire. D’après cette forme de gouvernement, il y a donc une sorte de barrière permanente établie contre la toute-puissance du souverain ; quoique la loi émane de lui, elle est sujette à la sanction de deux conseils, qui, dans le cas où ils désapprouvent l’ordre donné, adressent au roi de respectueuses remontrances : « La parole du roi, disent-ils suivant la formule consacrée, ne profiterait pas au pays. » Dans le cas où le roi ne cède pas à ces remontrances, l’ordre donné n’en est pas moins exécuté. Ces formalités seraient sans doute de nature à présenter par elles-mêmes de grands avantages ; elles obligent le souverain à examiner à diverses reprises, et de sang-froid, telle ou telle mesure prescrite, peut-être dans un moment de colère et d’impatience. Par malheur, on se doute bien qu’il n’arrive pas souvent aux membres des conseils de mettre en doute la sagesse royale. D’un autre côté le souverain demeure en général dans une profonde ignorance sur tous les actes de son conseil des ministres.

La prééminence d’Ava sur les autres royaumes au-delà du Gange date seulement du milieu du dernier siècle. Alomprah, qui en fut le fondateur, fut aussi le contemporain de Clive : il établit son autorité sur le Pegu, la même année où ce dernier gagnait la bataille de Plassy ; la plupart des conquêtes sur les Siamois, séparés des Birmans par d’anciennes haines nationales, eurent précisément lieu à l’époque où le Bengale, Bahar et Orissa passaient sous la domination anglaise. Les successeurs d’Alomprah, continuant son œuvre comme ceux de Clive, conquirent successivement les provinces de Merguy, Tavoy et Tenasserim, Le royaume d’Aracan, après une courte résistance, se soumit en 1783 et devint une province de l’empire Assam, Munipoor, tous les autres petits États situés dans cette direction suivirent cet exemple en 1821 ; la principauté d’Ava, de simple province de Pegu, acquit ainsi en moins de trois quarts de siècle un développement immense. Elle donna son nom à un nouvel empire qui vint confiner à la fois au Thibet, à la Chine, à Siam, à Malaca, à la baie et aux frontières du Bengale, en contact de ce côté avec le territoire anglais depuis Goolpara sur la Burrampoota (rivière) jusqu’à Tekuaaf, petite île de la mer qui sépare Chittagong d’Aracan.

Cet empire qui s’élevait au-delà, en même temps que l’empire anglais en-deçà du Gange, ne pouvait manquer d’attirer l’attention de ce dernier. Le gouvernement prit, en effet, des mesures pour connaître le pouvoir réel et les ressources de ces nouveaux voisins. Ce fut le sujet de plusieurs ambassades. La première eut lieu dans les circonstances suivantes. En 1794, trois Birmans, qui se trouvaient en opposition avec leur gouvernement, s’enfuirent d’Aracan et se réfugièrent sur le territoire de Chittagong ; ils furent poursuivis par des chefs birmans à la tête d’une armée de 4 à 5,000 hommes. Le général birman, en entrant sur le territoire anglais, donna les ordres les plus sévères de ne pas molester les habitants ; il fit connaître aux autorités britanniques que son seul but était la capture des fugitifs. Le général Erskine, qui commandait en cet endroit, ne le somma pas moins d’évacuer le territoire britannique ; il obéit sans difficulté à cette injonction. Il se rendit même, peu après, de sa personne dans le camp anglais, et les choses s’arrangèrent à l’amiable. À cette même époque, un commerce considérable existait entre Rangoon et les ports des Anglais dans l’Inde. Ces circonstances se joignant au désir de connaître exactement les ressources de la cour d’Ava, sir John Shore, depuis lord Teigmouth, envoya en mission auprès de cette cour le capitaine Symer, du 76e régiment, accompagné du docteur Buchanan et de l’enseigne Wood. Ils étaient chargés de négocier un traité de commerce, dont le principal article était la demande de l’admission d’un résident anglais à Rangoon, pour surveiller les intérêts commerciaux de l’Angleterre. L’objet de cette mission fut rempli. Le capitaine Symer, à son retour, publia d’excellents renseignements sur cet État ; l’enseigne Wood exécuta une carte fort exacte de l’Irrawaddy ; le docteur Buchanan se livra à de nombreuses recherches d’histoire naturelle, de géographie et de botanique. L’année suivante le capitaine Hiram Cox se rendit à Rangoon en qualité de résident. Mais des difficultés sans cesse renouvelées ne tardèrent pas à manifester la ferme intention de la cour d’Ava d’éluder dans ses détails le traité qu’elle avait signé. Dix années s’écoulèrent avant que de nouvelles relations s’établissent entre le gouvernement anglais et les Birmans. À cette époque, un officier de mérite, le capitaine Canning, fut de nouveau envoyé à Ava, où il fut reçu avec déférence. Chargé d’une autre mission quelques années plus tard, il se rendit à Rangoon ; mais cette fois les autorités de cette ville trouvèrent le moyen de l’y retenir et de l’empêcher d’atteindre la capitale.

Pendant plusieurs années les Birmans respectèrent les frontières des possessions anglaises ; toutefois, à l’époque même où commença la guerre avec les Goorkhas, la cour d’Ava laissa percer dans une occasion importante des dispositions hostiles aux Anglais. À cette époque, le marquis de Hastings reçut une lettre du maywoon d’Aracan, dans laquelle celui-ci mettait en avant le droit des Birmans à la possession du Bengale ; il le sommait de leur restituer cette province. Le marquis de Hastings, sans paraître ressentir l’insulte, envoya la lettre à la cour d’Ava ; il exprimait son étonnement qu’un tel acte eût pu être commis par ce chef ; il en demandait la punition. L’affaire traîna en longueur. Les armes britanniques, après quelques revers passagers, ayant obtenu un plein et entier succès, les Birmans comprirent que l’occasion de les attaquer était perdue au moins momentanément. Quelques années s’écoulèrent sans qu’il se passât rien de nouveau. Mais, en 1823, il devint facile de voir qu’une rupture ne tarderait pas à devenir inévitable. À l’embouchure de la Teknaaf se trouve une petite île nommée Shapuree, sur laquelle se trouvaient cantonnés quelques Cipayes : ce petit coin de terre, assez insignifiant en lui-même, n’en devint pas moins l’occasion d’une guerre sanglante et désastreuse. À la fin de 1823, un parti de Birmans débarqua en effet, tout-à-fait à l’improviste et pendant la nuit dans cette île ; il chassa les Cipayes qui l’occupaient et en prit possession. En même temps, de nombreuses bandes de pillards, sorties d’Assam et de Munipoor, enlevèrent des chasseurs d’éléphants anglais, et ravagèrent quelques villages des possessions britanniques ; toutefois, ils se retirèrent devant un petit détachement envoyé à leur rencontre. Tout se borna, de ce côté, à quelques coups de fusil échangés.

L’île de Shapuree, d’un autre côté, ne demeura pas long-temps aux mains des Birmans. Elle fut reprise sans difficulté ; puis un brick de la Compagnie vint mouiller dans son voisinage avec mission de la protéger. Par malheur, le commandant de ce brick, au sujet de quelques querelles survenues entre les avant-postes de deux nations, voulut avoir une conférence avec les chefs birmans. La conférence eut lieu, mais il y fut fait prisonnier, sous un prétexte évidemment futile, et envoyé à Aracan ; il y subit un emprisonnement de quelques semaines. Devenus dès lors plus hardis de jour en jour, les Birmans poussèrent différents partis dans le Sylhet ; plusieurs escarmouches eurent lieu où l’avantage demeura aux Anglais. Mais ce succès facile produisit par malheur chez eux un mépris de leurs adversaires qui leur devint fatal. Le lieutenant-colonel Bowen, à la tête de 1,500 hommes et avec 2 pièces de 6, chassa quelque temps devant lui les avant-postes des Birmans. Ceux-ci prirent position, au nombre de 2,000 hommes, sur la frontière de Sylhet ; ils construisirent une forte palissade à un lieu appelé Deodputlee, où ils attendirent l’arrivée des Anglais. Le lieutenant-colonel Bowen se présenta le 22 février devant cette position ; il essaya de l’enlever d’assaut, mais fut repoussé, après avoir perdu 5 officiers et 150 hommes ; il alla prendre une position défensive à quelques milles de là. Satisfaits de l’avantage qu’ils venaient de remporter ; les Birmans évacuèrent le fort deux jours après. Mais cet événement devait amener une conclusion. Le gouverneur-général, dans le conseil, publia un long manifeste dans lequel se trouvaient exposés les griefs du gouvernement anglais contre les Birmans. Il terminait par une déclaration de guerre en forme.

Des ordres furent donnés pour le rassemblement et l’équipement, d’une force de 5 à 6,000 hommes dans les présidences du fort William et du fort Saint-George. Les deux divisions reçurent l’ordre de s’assembler au port Cornwallis, dans la grande île d’Adaman. De là, les troupes réunies sous le commandement de sir Archibald Campbell devaient s’emparer de Rangoon, le principal port de mer de l’empiré birman. La division du Bengale s’embarqua à Calcutta vers le milieu du mois d’avril ; elle procéda immédiatement à la place du rendez-vous général, où elle arriva à la fin du même mois. Mais là il y eut quelques jours de repos, les troupes de la présidence de Madras n’étant pas encore arrivées. Les officiers de cette division employèrent leurs loisirs à faire quelques incursions dans l’île, mais tous les efforts pour communiquer avec les habitants demeurèrent inutiles. Encore à l’état sauvage, ils fuyaient l’approche de l’homme civilisé. Souvent ils garnissaient le rivage, décochaient leurs flèches sur les embarcations qui prenaient terre, puis s’enfuyaient aussitôt dans l’intérieur de l’île. Le 4 mai, les troupes de Madras arrivèrent ; l’armée se trouva ainsi au complet. La division du Bengale consistait en deux régiments d’infanterie du roi, le 30e et le 38e, plus deux compagnies d’artillerie. Celle de Madras, aussi en deux régiments européens, l’un du roi, le 41e, un autre à la Compagnie ; outre plusieurs bataillons d’infanterie indigène. L’armée se trouvant réunie, la flotte mit à la voile dès le lendemain ; elle arriva le 10 à la barre de la rivière de Rangoon.

L’apparition de cette flotte anglaise à Rangoon parut avoir été tout-à-fait inattendue par les Birmans. Les autorités civiles et militaires furent jetées dans la plus extrême confusion ; différents signaux communiquèrent cette nouvelle dans tous les sens ; la nuit, de nombreux feux préparés sur différents points furent allumés. Il devenait important pour l’armée anglaise de ne pas perdre de temps pour se présenter devant la ville, dont la capture devait la mettre en possession des nombreuses ressources du pays. Rangoon passait pour contenir de nombreux bateaux : quelques uns croyaient même qu’il serait possible de s’en servir pour transporter les troupes dans le voisinage de la capitale et amener ainsi tout-à-coup la conclusion de la guerre. Le matin suivant, la flotte, favorisée par un bon vent, remonta la rivière ; quelques coups de fusil, tirés çà et là par les corps-de-garde qui bordaient la rivière, furent le seul obstacle qui se présenta. Cependant, les difficultés de la navigation contraignaient les vaisseaux à raser de fort près un rivage couvert de bois, où un très petit nombre de tireurs exercés eussent été suffisants pour causer de grands ravages à bord des Anglais. La flotte, précédée par le Lifty, monté par le commodore, vint se placer devant la principale batterie de Rangoon ; les voiles furent ployées, le tambour battit, chacun prit son poste de combat. Mais alors il s’ensuivit une pause de quelques minutes. Les Anglais hésitaient à attaquer à l’improviste, au dépourvu, une immense capitale remplie d’une foule inoffensive et désarmée ; en même temps, ils s’attendaient à recevoir les offres d’une capitulation. De leur côté, les Birmans demeuraient immobiles et mèche allumée auprès de leurs canons ; ils hésitaient à commencer un combat inégal. Excités cependant par les menaces et les ordres de leurs chefs, ils commencèrent le feu de leurs faibles batteries contre la flotte ; la frégate ne tarda pas à les réduire au silence. Incapables de résister aux bordées meurtrières de ce bâtiment, ils s’enfuirent dans tous les sens ; les troupes anglaises débarquèrent et prirent possession de la ville, mais déserte. Dès l’entrée de la flotte dans la rivière, le gouverneur de la place, sachant l’impossibilité de la défendre, assembla les habitants et les força d’en sortir ; il les fit conduire sous forte escorte dans les jungles du voisinage. Chez les Birmans, comme chez certaines nations européennes, toute la population mâle, classée en bans et arrière-bans, est à la disposition du gouverneur en temps de guerre. Les femmes et les enfants deviennent dès lors autant d’otages qui doivent répondre de la bonne conduite des hommes et de leur présence sous les drapeaux. Cette mesure fit éprouver à l’armée anglaise de grands embarras au milieu de son triomphe. Au moment où la mauvaise saison commençait, elle se trouva dépourvue de moyens de transports, soit par terre, soit par eau ; elle n’avait d’autre ressource qu’une longue résidence dans la ville de Rangoon, sans autres vivres que ceux qui lui étaient procurés par des détachements qui fouillaient le pays avec beaucoup de peines et de fatigues ; encore ces vivres se bornaient-ils à quelque peu de riz recueilli çà et là dans des huttes abandonnées. Les chefs birmans avaient trouvé le moyen de faire détruire ou d’enlever tout ce qui pourrait être de quelque utilité à une armée envahissante.

Les Anglais s’étonnèrent bientôt de ne rencontrer aucun des marchands européens établis à Rangoon. On craignait qu’ils n’eussent été victimes de quelque catastrophe tragique ; il s’en fallait de peu que cette crainte n’eût été réalisée. À l’approche de la flotte anglaise, tous les étrangers sans exception avaient été saisis, enchaînés, conduits à la maison de douane, puis à la salle de justice. Là, ils furent interrogés par le gouverneur et ses agents, sur l’expédition anglaise, le lieu de son départ, sa force, etc. Parfaitement ignorants de toutes ces choses, ils ne purent donner le moindre renseignement. Le gouverneur ne voulait pas croire à la réalité de cette ignorance. Il les accusait, non seulement d’être instruits de l’arrivée des Anglais, mais de s’être entendus avec eux pour l’attaque de la ville. Les prisonniers protestèrent de leur innocence. Il n’était pas probable, disaient-ils, qu’ils fussent demeurés dans un pays qu’ils eussent su au moment d’être envahi, qu’ils se fussent exposés, en y restant sciemment et de gaieté de cœur, à risquer leur fortune, leur liberté, leur vie peut-être. Ces raisonnements, tout concluants qu’ils fussent, ne touchèrent point le gouverneur. Le pouvoir de ces grands fonctionnaires, dans les provinces éloignées de la capitale, est absolu, tyrannique ; cruels par nature et par habitude, la corruption seule peut parfois arrêter leurs actes de violence capricieuse. Les malheureux Européens n’avaient rien à attendre d’un tribunal semblable ; l’avarice des juges, enflammée par la convoitise, ne leur laissait pas d’espoir. Leur mort fut donc résolue. On les envoya à la maison de douane pour attendre la sentence prononcée contre eux ; elle leur fut communiquée. Les soldats chargés de leur garde prirent un sauvage plaisir à étaler devant eux les instruments du supplice ; ils aiguisèrent les sabres, creusèrent le sable, firent tous les préparatifs nécessaires pour l’œuvre de mort. Ils demeurèrent plusieurs heures dans cette terrible incertitude ; mais ce que n’avaient pu ni la pitié ni le remords, la crainte le produisit sur l’esprit du gouverneur : effrayé de la loi du talion, se flattant peut-être que par le moyen de ses prisonniers il pourrait prévenir le débarquement des troupes, il différa pendant quelques heures l’ordre fatal. Le Lifty, en commençant son feu contre la place, allait sans doute amener le fatal dénouement ; mais un boulet de 32 venant à tomber sur le lieu où les autorités se trouvaient assemblées, suspendit leurs délibérations ; elles se dispersèrent ; les chefs principaux évacuèrent la ville presque immédiatement, les prisonniers furent dirigés vers l’intérieur du pays, avec une escorte peu nombreuse. Les troupes anglaises ayant poussé en avant, cette escorte s’effraya, et après avoir enfermé les prisonniers dans deux maisons auprès de la grande pagode, prit la fuite. Les postes avancés de l’armée anglaise les y découvrirent le lendemain.

Rangoon a été bâtie sur la rive gauche de la rivière, en commémoration d’une victoire remportée en ce lieu par le grand Alomprah. La forme de la ville est ovale elle est entourée par une palissade profondément enfoncée dans le sol, et s’élevant en quelques endroits jusqu’à la hauteur de vingt pieds. Ces pieux sont réunis à leur extrémité par des traverses placées horizontalement ; de quatre pieds en quatre pieds se trouve une ouverture qui donne à cette palissade l’apparence d’une ancienne fortification. Un fossé assez profond entoure la place de trois côtés ; le quatrième est protégé par la rivière. La ville est divisée en quatre rues principales qui se coupent à angles droits, et des deux côtés desquelles sont rangées avec une sorte de régularité les maisons, ou pour mieux dire, les huttes des habitants. Celles-ci faites seulement de terre et de bambous, sont bâties sur des pilotis élevés de deux ou trois pieds au-dessus du sol, c’est-à-dire du marais sur lequel Rangoon est bâtie ; ce qui permet le passage à l’eau dont la ville ne manque jamais d’être inondée après une grande pluie. Le peu de maisons en briques qu’on voit çà et là sont la propriété des étrangers. Le gouvernement interdit ces constructions solides, comme pouvant servir à des projets de révolte ou de résistance : aussi leurs habitations sont-elles vraiment misérables, plus semblables à des prisons qu’à des maisons. De fortes barres de fer garnissent les fenêtres ; les escaliers communiquant d’un étage à l’autre sont en dehors. Deux seules maisons différaient quelque peu des autres c’étaient le palais du maywoon ou gouverneur, et le palais de justice ; elles étaient en bois. Les résidents étrangers à Rangoon formaient l’assemblage le plus hétérogène qu’on pût imaginer : il s’y trouvait des Anglais, des Français, des Espagnols, des Portugais, des Arméniens, des Persans, des Arabes, des Grecs ; plusieurs entraient au service de l’empereur birman, et fréquemment parvenaient à des postes de quelque importance. La population de la ville et des faubourgs réunis montait de 40 à 50,000 âmes parmi laquelle se trouvaient 1,500 prêtres attachés aux différentes pagodes. 4 ou 500 hommes formaient toute sa garnison ; ils étaient attachés au bayhoon, ou collecteur du revenu, dépositaire de toute autorité pendant l’absence du gouverneur. Rangoon est une place commerciale fort importante ; c’est le grand marché du bois de construction qui croît en abondance dans les montagnes d’Ava ; elle expédie en outre annuellement une immense quantité de poissons secs, de riz, etc, etc. Les Anglais se hâtèrent d’envoyer de nombreuses proclamations dans tous les sens. Ils invitaient les indigènes à revenir dans leurs maisons, leur donnant l’assurance que leur vie et leurs propriétés seraient respectées. Les ordres les plus sévères avaient été donnés en effet pour prévenir le pillage. Un Birman ayant réclamé quelques têtes de bétail dont on s’était emparé pour l’usage de l’armée, elles lui furent immédiatement restituées. Cependant la ville continua à demeurer déserte ; mais on put espérer qu’une fois revenus de la terreur que ne pouvait manquer de produire cette irruption d’ennemis inconnus, ses habitants ne tarderaient pas à y rentrer.

À deux milles au nord de Rangoon, sur le sommet le plus élevé d’une chaîne de petites collines, se trouve une pagode fameuse dans toute l’Inde ; on l’appelle Shoe-Dagon-Prah, ou le Dragon d’or. Une route bordée de mangliers, de cocotiers et d’autres beaux arbres, parsemés çà et là de monastères et de tombeaux d’une grande antiquité, conduit de la ville à la pagode ; çà et là on voit aussi de gigantesques figures de griffons ou d’autres monstres qui gardent l’entrée de divers temples de moindre importance. À l’extrémité de la route apparaît Shoe-Dagon-Prah. Deux terrasses de briques, superposées l’une sur l’autre, en forment la base ; elle s’élève au milieu de la seconde toute dorée, étincelant au soleil, éblouissant les yeux. Un bel escalier de pierre, protégé par une toiture élégante, conduit à la terrasse supérieure ; deux canons placés au-dessus de cet escalier enfilaient la route, mais la fuite des Birmans les rendit inutiles. Aux dernières marches de cet escalier, on traverse une petite porte donnant entrée sur la terrasse supérieure à cinquante verges de la pagode, qui apparaît tout-à-coup dans toute sa splendeur. Elle est entourée de toute une population de griffons, de sphinx, d’images des divinités adorées par les Birmans. Octogone à sa base, mais prenant bientôt la forme d’un ballon ou dôme, elle monte ainsi jusqu’à une hauteur considérable, évaluée à trois cent trente-six pieds. À son sommet se déploie une sorte d’ombrelle ou de vaste parasol en fer, curieusement travaillé, aux bords duquel sont suspendues une multitude de clochettes en métal qui s’agitent avec une sorte d’harmonie au moindre souffle de vent. Ce n’est pas du premier coup que la pagode est venue atteindre à ses gigantesques dimensions ; plusieurs rois l’ont tour à tour enrichie, embellie, agrandie. Au dire du peuple, une grande chambre toute remplie d’or, de pierreries, de diamants, occupait le centre de l’édifice. Cette croyance se trouva dénuée de fondement.

Faisant face aux quatre points cardinaux, mais unis à la pagode, sont de petits temples en bois tout remplis d’images colossales de Boudha. Le style général est celui de l’architecture chinoise. L’une de ces statues n’a pas moins de douze pieds de hauteur ; le dieu est représenté assis, les jambes croisées au-dessous de lui, les mains sur ses cuisses ; sa contenance est riante ; ses cheveux sont laineux ou frisés, ce qui pourrait faire croire que Boudha était d’origine mauresque, à moins que ce ne soit une perruque dont le sculpteur ait voulu lui couvrir la tête. Tout autour de la pagode sont rangées de petites colonnes de pierre, dont l’emploi est de soutenir des flambeaux les jours de fête ; autour de chacune sont de larges pierres et des vases de bois, destinés à recevoir les offrandes offertes au dieu par les dévots. La terrasse supportant la pagode a neuf cents pieds de long sur six cent quatre-vingt-cinq de large ; elle s’élève au-dessus de la terrasse inférieure d’une hauteur de quinze pieds ; celle-ci ayant de son côté la même hauteur au-dessus de la route. Le manque de matériaux pour bâtir, la nécessité d’occuper promptement la pagode et d’en faire un poste militaire, rendirent nécessaire de l’occuper immédiatement par des troupes. On vit les soldats anglais nettoyer leur fusils, fumer leurs cigares dans ce même sanctuaire jusque là impénétrable à tout autre qu’aux prêtres des dieux ; un shakos ornait sacrilégement la tête de Boudha, tandis que ses bras étaient chargés de havresacs, d’habits rouges, et de toutes autres pièces de l’accoutrement d’un soldat. Le fondateur de cette pagode et la date de sa fondation demeurent également inconnus, ou du moins sont enveloppés de mystérieuses fictions. Selon les Birmans, elle avait été d’abord commencée par des esprits, puis continuée par les hommes sous leur direction. La route qui conduit de Dagon à Rangoon est ornée, garnie de maisons de bois où habitent les prêtres qui desservent le temple.

Le 15, des bateaux envoyés en reconnaissance reçurent quelques coups de feu, qui partaient de l’intérieur d’un ouvrage en terre élevé auprès du village de Kemundine. Le jour suivant, sir Archibald Campbell envoya le capitaine Birch avec la compagnie de grenadiers du 38e régiment, pour chasser l’ennemi de ce point. Il se trouvait deux petits forts en terre ; le premier fut enlevé sans difficulté, mais au second les Birmans se défendirent avec résolution. 22 hommes furent tués ou blessés du côté les assaillants ; la perte des Birmans fut plus considérable. On trouva parmi les morts une pauvre jeune fille qui respirait encore ; elle était belle et ne paraissait pas avoir plus de dix-huit ans ; une balle lui avait traversé les deux cuisses. Le temps manqua pour l’emporter ; les soldats se virent obligés de l’abandonner à sa destinée. Suivant ce qu’on apprit plus tard, c’était la femme du gouverneur de Rangoon. Un peu plus loin s’élevait un troisième ouvrage en terre qu’on enleva avec moins de difficulté que le second. Le général Mac Beans, pendant que cela se passait à Kemundine, exécutait à la tête d’un millier d’hommes une reconnaissance dans l’intérieur du pays. Il rencontra le gouverneur à la tête d’une escorte considérable ; mais ce dernier prit la fuite, laissant dans les mains du général anglais deux ombrelles ou parasols dorés, signes caractéristiques de son rang, symboles de son autorité. En exécutant cette opération, les Anglais eurent lieu d’observer les résultats de la cruauté apportée par le gouverneur dans ses mesures de défense. La route était parsemée de cadavres, les uns mutilés et abandonnés dans les champs, les autres pendus aux arbres ; c’étaient autant de victimes punies de relations qui leur étaient attribuées avec les Anglais, et qui, en effet, n’avaient jamais existé. Après le débarquement de l’armée, aucun indigène ne s’était joint à elle, aucun rapport, même le plus fortuit et le plus accidentel, ne s’établit jamais entre un soldat anglais et un Birman.

Jusqu’à ce moment la cour d’Ava n’opposait aucune résistance à l’envahissement de l’empire. Mais comme les moyens de défense dont elle disposait ne laissaient pas que d’être fort considérables, il n’y avait pas à douter que l’ennemi ne parut bientôt en force quelque part. Cependant il ne s’était pas encore montré, lorsque les pluies commencèrent avec une extrême violence. En peu d’heures le pays se trouva mondé de manière à rendre impossible toute marche par terre, tandis que les moyens de transport par eau manquaient d’un autre côté complètement. Le temps manqua pour construire des bateaux ou pour remettre à l’eau ceux que l’ennemi en avait tirés ; enfin le nombre des matelots ne pouvait suffire à manœuvrer ceux qu’on s’était déjà procurés. Le seul parti à prendre consistait donc à demeurer sur la défensive à Rangoon jusqu’à la fin des pluies. Pendant ce temps l’escadre ne laissait pas que de courir de fréquents dangers. Les Birmans, toujours invisibles, se servaient, en effet, contre les vaisseaux d’un moyen de destruction singulier et ingénieux. C’était un long et large radeau formé de poutres de longues pièces de bois, attachées les unes aux autres par des liens lâches et flexibles, de manière à pouvoir s’éloigner les unes des autres sans cesser de se tenir. Porté par le vent et la marée contre un navire, ce radeau s’étendait de droite et de gauche de façon à l’entourer, à l’étreindre, pour ainsi dire ; alors des pièces d’artifice, des matières inflammables, dont il était garni, prenaient feu ; il s’embrasait et menaçait de consumer sa proie. Pas un jour ne se passait où la flotte n’eût à lutter contre ce péril. La plupart de ces radeaux avaient été construits et lancés à Kemundine. La rivière faisant par bonheur un coude au-dessous de ce dernier lieu, au-dessus de la station de la flotte, en arrêtait le plus grand nombre au passage. Sans cette circonstance, pas un seul des navires anglais n’en eût probablement échappé.

Dans le voisinage de la pagode se trouvait une petite éminence couronnée par deux ou trois maisons : c’était un des postes avancés de l’armée, occupé par deux compagnies du 38e régiment et une pièce d’artillerie. De ce lieu, on aperçut, dans la matinée du 27 mai, un petit détachement ennemi composé de 10 à 12 hommes, qui semblait observer ce qui se passait dans les lignes anglaises. Un officier anglais, à la tête d’une vingtaine d’hommes, s’avança vers eux ; les Birmans prirent la fuite et se réfugièrent derrière une palissade placée sur la route et flanquée des deux côtés par une profonde ravine. La palissade fut emportée, mais ses défenseurs s’échappèrent dans les bois au nombre de 60. Sir Archibald Campbell croyant que ce n’était là qu’un poste avancé, se détermina à faire une reconnaissance en personne. Arrivé à la palissade qui avait été emportée et en partie détruite le jour précédent, il la trouva occupée par un détachement de Birmans qui s’employaient à la réparer ; ils prirent la fuite à la vue du détachement anglais ; celui-ci se mit à leur poursuite dans les bois. À la distance de deux milles de la pagode, sir Archibald entra dans le petit village de Kokim, brûlé dans la matinée. Quittant la forêt en cet endroit, la route passait par un marais traversé par un pont de bois d’une centaine de pieds de long ; à l’extrémité de ce pont, les Birmans semblaient se préparer à en disputer le passage ; quelques obus les éloignèrent. Mais la pluie commençant à tomber par torrents, il fallut se séparer de l’artillerie, qu’on laissa sous la garde de quelques Cipayes ; le reste du détachement, poussant en avant, entra dans une vaste plaine couverte de riz. La terre était tellement inondée que les soldats avaient de l’eau jusqu’aux genoux. Bientôt on aperçut un corps considérable d’ennemis commandé par deux chefs à cheval.

Le détachement anglais continua à avancer. Une compagnie d’infanterie légère qui éclairait la marche ne tarda pas à découvrir une palissade fortifiée ; elle occupait un lieu nommé Joazung, ayant sur son front un ravin plein d’eau. Le commandant de cette compagnie, passant aussitôt ce ravin, où les soldats avaient de l’eau jusqu’à la poitrine, marcha délibérément sur la palissade. Les Birmans le laissèrent approcher jusqu’à une trentaine de verges ; ils commencèrent alors un feu bien nourri, accompagné d’un grand bruit de tambours de tam-tams, de cloches et d’autres instruments. D’ailleurs, pas un des fusils du détachement n’était en état de faire feu ; les Birmans bien à couvert, avaient au contraire leurs armes en bon état. Les Anglais, essuyant ce feu sans y répondre, parvinrent au pied de la palissade ; elle se trouva trop haute pour être escaladée sans échelles, et ce détachement s’en trouvait dépourvu. Après bien des efforts, les Anglais en enlevèrent néanmoins l’une des faces. Se réfugiant à l’autre extrémité de l’enceinte et ne donnant aucun signe de crainte, les Birmans reprirent leurs rangs ; ils attendirent sans bouger la charge à la baïonnette des assaillants. Dispersés après ce combat, qui ne dura que peu de minutes, pas un seul ne demanda quartier. L’un d’eux, désarmé, saisit le mousquet d’un soldat anglais par la baïonnette, et le frappa à la figure de l’autre main. Leur mépris de la mort semblait vraiment inconcevable. Pendant ce temps, un autre détachement anglais s’était présenté devant une seconde et plus large palissade, qui fut de même emportée. 300 Birmans périrent dans les deux retranchements. Ces ouvrages consistaient en un parapet en terre, soutenu par des pièces profondément enfoncées en terre ; la terre du parapet provenait d’une tranchée intérieure d’environ trois pieds de profondeur située sous lui, et dans laquelle on se trouvait parfaitement à couvert du feu des assaillants ; de larges bambous, fixés sur la palissade, formaient des espèces de meurtrières à travers lesquelles les défenseurs faisaient feu. Tout autour régnait un abatis construit avec des branches d’arbres aiguisées à une extrémité, et de l’autre fortement enfoncées dans le sol. Le lendemain, le général Mac Bean retourna à Joazong, à la tête d’un millier d’hommes. Les Birmans avaient opéré un mouvement rétrograde. Se vengeant d’abord sur les morts de ce premier revers, ils déterrèrent quelques soldats anglais et mutilèrent leurs cadavres.

La situation élevée de la terrasse de la grande pagode en faisait un lieu d’où l’œil dominait facilement toute la contrée voisine : c’est de là qu’on observait tous les mouvements de l’ennemi. Les nuages de fumée qu’on observait çà et là indiquaient les lieux où les Birmans élevaient des palissades et plaçaient leurs postes ; leurs travailleurs étaient tellement voisins des lignes anglaises, que pendant la nuit on les entendait abattre les arbres et s’appeler les uns les autres. Le 30 mai, un grand nuage de fumée fut aperçu dans la direction de Kemundine : c’était le nom d’une position s’étendant un demi-mille le long des bords de la rivière, et occupée par un poste considérable. Il parut que les Birmans se fortifiaient de ce côté. Une compagnie légère, envoyée en reconnaissance, chassa l’ennemi d’une palissade encore inachevée. Pendant les trois dernières semaines, les Birmans avaient élevé beaucoup de palissades, une entre autres à Kemundine. Le 3 juin, sir Archibald Campbell prit la résolution de les chasser de ce poste : il se mit en marche à la tête du 41e régiment, formant avec le reste de ses troupes trois divisions de 800 hommes chacune ; la flotille suivait par eau. Une de ces divisions, sous les ordres du major Frith, devait marcher sur Joazong et intercepter l’ennemi dans cette direction ; les colonels Smith et Hodgson, à la tête des deux autres divisions, devaient attaquer la palissade. Mais ces deux colonnes se trompèrent de route, leur attaque fut manquée, et elles se retirèrent après avoir laissé sur le champ de bataille une centaine d’hommes. Sir Archibald, n’étant pas soutenu par ces troupes, se vit dans l’obligation de se retirer. Il fit débarquer de la grosse artillerie, pour pratiquer une brèche dans la palissade, avant de lui donner l’assaut ; il voulait en même temps l’investir d’assez près pour ôter à l’ennemi toute possibilité d’échapper. Mais le 9, on vit arriver, sous pavillon parlementaire, deux bâtiments, montés chacun d’une cinquantaine d’hommes. L’un portait un des grands fonctionnaires de Rangoon, qui s’y trouvait employé à l’époque du débarquement des Anglais. Il demanda en substance aux Anglais : « Ce qu’ils étaient venus faire à Rangoon, et ce qu’ils demandaient. » Il n’avait aucune lettre de créance. Il parut que sa visite n’était que de pure curiosité ; mais, dans le but d’amener l’ennemi à des négociations sérieuses, le général anglais ne l’en fit pas moins traiter avec beaucoup de distinction. D’ailleurs, l’isolement de l’armée continua de demeurer tout aussi complet que précédemment. D’abord on attribua l’absence des habitants de la ville à la crainte de se trouver au milieu d’une armée envahissante ! On se flatta que cette terreur panique une fois dissipée, ils s’empresseraient de revenir dans leurs foyers. Il n’en fut rien : les généraux birmans avaient établi des corps-de-garde, des postes de surveillance sur toutes les routes qui conduisaient aux cantonnements anglais ; toute communication de l’intérieur avec la ville fut soigneusement interrompue ; tout individu surpris à vouloir forcer cette ligne de postes était immédiatement mis à mort. Des précautions semblables empêchaient les proclamations anglaises de se répandre dans l’intérieur du pays. Le résultat de cet espèce de blocus fut d’épuiser promptement les vivres des Anglais en les mettant dans l’impossibilité de s’en procurer de nouveaux. Au commencement de juin, les troupes, les hôpitaux eux-mêmes en étaient réduits à la viande salée. On ne pouvait même se procurer aucun légume pour neutraliser la fâcheuse influence de cette nourriture essentiellement malfaisante, surtout en raison du climat.

L’artillerie étant débarquée le 10 juin à deux heures du matin, le corps d’armée, composé d’environ 3,000 hommes, se mit en marche sur Kemundine. L’artillerie consistait en quatre pièces de 18, plusieurs pièces de campagne et des mortiers de gros calibre ; aucune bête de somme ne se trouvant dans l’armée, elle fut tirée à bras par deux régiments d’infanterie. Ce mode de transport, outre sa lenteur nécessaire, se trouvait encore singulièrement retardé par le mauvais état des routes. À neuf heures, lorsque les têtes de colonnes arrivèrent en face d’une petite palissade, celle-ci commandait la route, de manière à rendre nécessaire de l’enlever avant d’aller plus loin. La brèche fut bientôt ouverte. Un détachement, composé du 41e régiment du roi et d’un régiment européen de Madras, se mit en mesure de donner l’assaut. Un second détachement, composé du 30e et du 38e, dut attaquer par un autre point. Les troupes se mirent donc en mouvement ; elles essuyèrent un feu très vif, mais pénétrèrent pourtant dans la brèche. La perte des assaillants fut de 30 hommes, celle des Birmans de 160. Cette palissade n’était qu’un ouvrage avancé de la grande palissade de Kemundine placée à un demi-mille de là ; les Anglais s’y portèrent immédiatement ; pendant ce temps, la flottille remontait la rivière au-delà de ces ouvrages, afin d’être à même de couper la retraite de l’ennemi par la rivière. La gauche du corps d’armée anglais resta sur le rivage, la droite se mit en mouvement par le nord de la palissade, de manière à l’envelopper dans une sorte de demi-cercle. On vit alors qu’outre l’ouvrage principal il y en avait deux autres sur les flancs, que les Anglais n’étaient point en nombre suffisant pour investir ; il fallut laisser un intervalle d’environ deux cents verges entre la droite et la gauche. La nuit approchait ; la pluie commença bientôt à tomber avec une grande force ; officiers et soldats y demeurèrent exposés sans pouvoir se procurer le moindre abri ; les Birmans profitèrent de ces circonstances pour faire pendant toute la nuit un feu continuel sur les assaillants. Ils accompagnaient le bruit de cette fusillade d’un cri commençant d’abord sur un ton très bas, puis s’élevant graduellement pour se terminer en bruyants éclats répétés par des milliers de voix ; le silence recommençait pour être de nouveau troublé de la même façon quelques moments après. Les Anglais, de leur côté, employèrent leur temps à élever des batteries pour leurs pièces de 18 et pour leurs mortiers. Au point du jour ils se trouvèrent en mesure de commencer leur feu, d’ailleurs sans produire le moindre dommage sur les défenses de l’ennemi : bâties de bambous, elles ne présentaient aucune résistance au boulet qui les traversait sans la moindre difficulté ; mais grâce à l’élasticité de ce bois, le trou se refermait aussitôt. Comprenant l’inefficacité de ce moyen d’attaque, le général ordonna l’assaut ; les détachements commandés pour ce service s’avancèrent aussitôt vers la palissade, et, à leur grande surprise, la trouvèrent évacuée par les Birmans. Les morts et les blessés avaient été soigneusement enlevés : aussi ne put-on rien savoir de l’étendue de leurs pertes. Un régiment anglais fut chargé de la garde de Kemundine ; le reste des troupes retourna dans ses cantonnements. Cette redoute, palissadée sur tous les côtés, avait douze pieds de hauteur ; elle était défendue par cinq pièces de canon. D’énormes poutres de bois se trouvaient rangées derrière le parapet, suspendues à de minces cordes ; elles étaient disposées de manière à écraser les assaillants aussitôt ces cordes coupées.

Un détachement envoyé sous les ordres du brigadier Creagh, pour s’emparer de Cheduba, rejoignit le corps d’armée. Les Birmans, ayant élevé sur ce point une redoute palissadée, y placèrent leurs femmes et leurs enfants, et se préparèrent à la défendre avec vigueur. Force fut de commencer un siège en règle et de battre en brèche ; le brigadier fit en outre lancer dans l’intérieur de la redoute un grand nombre de bombes dont l’effet au milieu de cette foule entassée fut terrible ; la brèche devenue praticable, l’assaut fut donné et la redoute emportée avec une perte de 30 hommes pour les assaillants. Le commandant de la place se fit bravement tuer à la tête des siens l’épée à la main. Sa femme et ses enfants, tombés aux mains des vainqueurs, furent envoyés à Calcutta. Ce point avait paru devoir être d’une grande utilité pour se procurer des vivres et des munitions, mais cette espérance ne se réalisa pas ; à peine en peut-on tirer quelques buffles.

L’armée anglaise était demeurée pendant ce temps à la même position. La pagode de Dagon, qui avait de nombreux édifices religieux, couvents, maisons de pèlerins, etc., etc., fournissait de bons abris aux troupes contre les intempéries de la saison. C’était le point essentiel et comme la clef de la position des Anglais. Le reste de leur corps d’armée occupait les deux routes qui conduisaient de la pagode à la ville. Deux postes détachés complétaient cette position, l’un au village de Puzendoon. où les rivières de Pegu et de Rangoon se rencontrent ; l’autre à Kemundine, pour protéger la flotte contre les brûlots de l’ennemi. Le 1er juillet plusieurs corps de Birmans se montrèrent à la fois ; ils sortirent d’un jungle à la droite et en face de la grande pagode, se dirigeant vers Rangoon dans une direction à peu près parallèle à la position des Anglais. Un détachement considérable se détachant de leur aile gauche se porte sur le village de Puzendoon, s’en empare et y met aussitôt le feu. Pendant ce temps le corps d’armée principal continue de cheminer dans la direction de Rangoon, jusqu’à un demi-mille de cette ville, et là fait halte. Enveloppés d’un nuage de tirailleurs, les Birmans pénétrèrent alors entre deux des postes anglais les plus avancés, gravirent une éminence à une portée de mousquet de ceux-ci ; ils ouvrirent aussitôt leur feu. C’était l’attaque principale ; si elle réussissait, d’autres attaques devaient être tentées le long de la ligne anglaise. Deux pièces de campagne chargées à mitraille arrêtèrent leurs progrès. Au même moment, le 43e régiment d’infanterie de Madras, marchant à eux, les délogea de l’éminence et les força à chercher leur sûreté dans une rapide retraite. Pendant cette attaque, divers autres corps ennemis se montrèrent à la gauche et sur le front de l’armée anglaise ; ils semblaient attendre le signal d’une attaque générale ; mais ce signal, qui dépendait du succès que pouvait avoir leur aile gauche, ne fut point donné ; repoussés sur ce point, ils durent au contraire songer à une retraite générale. La nouvelle de la défaite de l’infortuné woonghee ayant atteint Ava, il fut aussitôt rappelé ; un autre officier, Soomba-Woonghee (second ministre) arrivé avec des renforts considérables prit le commandement de l’armée.

Soomba-Woonghee, en raison des mauvais succès de son prédécesseur, comprit l’infériorité de ses troupes par rapport aux troupes anglaises : aussi se décida-t-il à abandonner toute guerre régulière, toute grande opération offensive. Il se contenta de prendre position à cinq milles de Kemundine, à un endroit de la forêt nommé Kummeroot, d’un abord fort difficile : il s’y entoura de nombreux ouvrages de campagne ; il fortifia de même avec beaucoup de soin un point situé au-dessus de Kemundine, en communication avec son propre camp, et commandant la rivière. Ce point présentait beaucoup de facilités, soit pour construire, soit pour lancer de ces radeaux-brûlots dont nous avons déjà parlé, et à l’aide desquels il se flattait de détruire la flotte anglaise. Enhardis par ces dispositions, les Birmans venaient en détachements nombreux braver les Anglais jusque dans le voisinage de leurs retranchements. Plus audacieux encore après le coucher du soleil, il ne se passait guère de nuit où ils ne vinssent surprendre quelques postes anglais. En ce genre, leur adresse était extrême : se traînant sur les genoux et les mains, ils savaient pénétrer jusqu’au milieu des sentinelles placées tout exprès pour les surveiller ; les sacs et les armes des soldats devenaient à chaque instant leur proie. Pour remédier à ces inconvénients, le général anglais se décida à faire tous ses efforts pour amener le woonghee à une action générale. En conséquence il sortit de ses retranchements le 8 juillet, partagea son armée en deux divisions et se dirigea sur l’ennemi. Il s’embarqua à la tête de l’une de ces divisions pour attaquer du côté de la rivière ; l’autre division devait exécuter son attaque par terre ; elle marcha sur la route de Rangoon.

Le woonghee avait pris, auprès de cette ville, une position remarquablement bien choisie. À environ un mille au-dessus de Kemundine, la rivière se divise en deux branches ; le point de terre où cette division s’effectue est élevé et domine une grande étendue de terrain. Il construisit sur ce point une redoute palissadée déjà forte en elle-même, qu’il pourvut en outre d’une artillerie redoutable et d’une nombreuse garnison. Sur les bords opposés des deux bras de rivière se trouvaient d’autres postes également palissadés, enfilant les approches de l’ouvrage principal, et se défendant réciproquement. Il fallut employer l’artillerie des vaisseaux pour ouvrir la brèche. À 9 heures, un brick et trois autres bâtiments vinrent, à l’aide de la marée, prendre position devant la palissade ; ils ouvrirent contre elle une vive canonnade. L’artillerie des Birmans, quoique passablement servie, ne tarda pas à être réduite au silence par la supériorité du feu des Anglais. Un signal convenu d’avance, et voulant dire brèche praticable, parut sur le vaisseau amiral ; des détachements du 41e d’infanterie royale et du 70e d’infanterie indigène, étaient désignés pour l’assaut. En dépit de quelques difficultés locales, ils débarquèrent assez rapidement et pénétrèrent par la brèche. Après une résistance de quelques instants les Birmans se sauvèrent dans toutes les directions.

Les opérations de la colonne qui avait marché par terre furent également heureuses. Le brigadier-général Mac Bean en approchant de Kummeroot, se trouva au milieu de nombreuses palissades ; leur force et leur étendue ne pouvaient être appréciées qu’approximativement. Dépourvu d’artillerie, il n’avait d’autre parti à prendre que de faire donner l’assaut ; c’est ce qu’il fit. L’ouvrage principal, au centre de la ligne ennemie, était composé de trois palissades distinctes les unes des autres ; dans l’intérieur d’une d’elles se trouvait alors Soomba-Woonghee, le général en chef birman ; plein de confiance dans la force de ces ouvrages et dans la valeur de ses soldats, il s’y croyait en pleine sécurité. Au moment de commencer son dîner on vint l’avertir de l’arrivée des troupes anglaises : « Qu’on chasse ces insolents étrangers, » fut sa réponse. Ses lieutenants se dirigèrent vers leurs différents postes, il continua son repas. Cependant le bruit de la mousqueterie augmentait sur tous les points ; le woonghee, quittant la table, accourut au fort du combat, où il encouragea ses troupes de ses paroles et de son exemple. Bientôt les deux premières lignes palissadées furent emportées avec un grand carnage ; les soldats qui les défendaient s’amassèrent en foule dans la palissade du centre ; ils furent suivis par les soldats anglais, dont le feu produisit un résultat terrible sur cette foule ainsi pressée. Tous les efforts des chefs birmans devinrent inutiles pour rétablir quelque peu d’ordre : la panique se mit parmi eux ; se précipitant vers la seule porte par laquelle on pût sortir, ils ne tardèrent pas à l’encombrer. Les uns s’efforçaient de descendre le long des murailles, mais ils périssaient sous le feu des Anglais ; les autres, cédant à un furieux désespoir, saisissaient leurs sabres à deux mains, se précipitaient sur les baïonnettes ennemies, où ils trouvaient cette mort qu’ils semblaient tout à la fois craindre et chercher. Leurs longs cheveux noirs flottant épars sur leurs épaules, la fureur qui les animait, leur donnaient un aspect étrange et terrible. Quelques uns se réfugiaient dans les tranchées et cherchaient à sauver leur vie en se cachant parmi les morts. 500 Birmans, parmi lesquels se trouvait Soomba-Woonghee, furent tués dans cette palissade centrale. Les autres palissades, au nombre de sept, avaient été défendues et emportées avec la même bravoure, donnant sur un plus petit théâtre la répétition de la même scène. Dans sa retraite précipitée, l’armée ennemie laissa dans les villages voisins un grand nombre de blessés qu’elle n’eut ni le temps ni le moyen d’enlever.

Après cela, un assez long temps s’écoula sans donner naissance à aucun événement considérable. Les pluies étaient continuelles, le pays voisin de l’armée tout-à-fait inondé ; la maladie avait fait de grands progrès parmi les troupes. L’ennemi, de son côté, devenu plus prudent, se bornait à attaquer les détachements envoyés au fourrage. D’ailleurs, on savait que la cour d’Ava redoublait d’efforts pour réparer les malheurs de la guerre. Le général anglais se trouvait ainsi tout-à-fait trompé dans l’espérance de porter l’ennemi à solliciter la paix par quelque opération locale ; il se trouvait, en outre, dénué de moyens pour porter la guerre à une journée de marche dans l’intérieur. Il résolut dès lors d’agir à l’est, et de tenter la conquête des provinces maritimes de l’empire ; il se flattait d’arriver par cette voie au même but, c’est à-dire d’amener la cour d’Ava à demander la paix. La flotte fit, en conséquence, voile de ce côté ; et l’expédition eut un plein succès. Tavoy se rendit, Mergy fut prise d’assaut, toute la côte de Tenasserim se rangea sous la protection britannique. Sir Archibald faisait, pendant ce temps, tous ses efforts pour engager à rentrer dans Rangoon la population qui l’avait désertée. On savait qu’un certain nombre des anciens habitants de la ville se trouvaient, dans les villages voisins, empêchés d’y retourner par de petits corps de soldats birmans. Des détachements furent envoyés pour les délivrer, mais sans succès. La vigilance des chefs birmans ne fut point en défaut. On trouvait çà et là, dans les villages à demi abandonnés, quelques soldats laissés pour la protection des propriétés de leurs habitants. On s’efforça de persuader au petit nombre de ces derniers qui s’y trouvaient encore, d’échapper au gouvernement qui les opprimait, et de chercher un refuge au milieu des Anglais. Ces efforts demeurèrent long-temps à peu près sans résultat. À peine en vint-il d’abord quelques uns ; mais, comme on les traita fort bien, le bruit qui s’en répandit en amena bientôt beaucoup d’autres. Le pays parcouru par ces différents détachements était très fertile en riz ; une grande quantité en était journellement envoyée par la rivière pour la consommation de la capitale et des provinces moins fertiles au-delà d’Ava. Les bateaux qui font ce transport remontent la rivière d’Irrawaddy au commencement des premières pluies qui la font gonfler ; ils redescendent lorsque la rivière est pleine ; alors les vents du sud-ouest leur permettent de résister au courant.

Le courage naturel aux Birmans et leur habitude d’obéissance passive rendirent facile au gouvernement de lever, pendant les premiers temps qui suivirent l’expédition anglaise, autant de soldats qu’il le jugea convenable. Mais bientôt il n’en fut plus de même ; les habitants voisins du théâtre de la guerre se laissèrent aller à la crainte, au découragement ; toute l’autorité des chefs put à peine les tenir rassemblés ; la désertion commença à éclaircir considérablement leurs rangs ; les mesures les plus sévères, même les plus cruelles, suffirent à peine à l’empêcher de devenir générale. Dans ces circonstances critiques, et dans le but de relever le courage du peuple et de l’armée, les princes de Tonghoo et de Sarrawuddy, tous deux frères de l’empereur, quittèrent Ava par ses ordres, pour venir présider aux opérations de la guerre. Le premier établit son quartier-général à Pegu, le second à Donoobew, sur la grande rivière, à soixante milles de Rangoon. Ce dernier lieu, considéré comme place de réserve, comme dépôt pour l’armée, avait été fortifié avec grand soin, et rien n’avait été épargné pour le rendre susceptible d’une grande défense. À l’arrivée des princes à leurs postes, différents ordres pour la levée des troupes furent aussitôt publiés : les déserteurs, tous ceux même qui ne feraient pas énergiquement leur devoir, étaient menacés du châtiment le plus sévère ; les récompenses les plus grandes et les plus flatteuses étaient, au contraire, promises à ceux qui se distingueraient par leur bravoure et leur zèle. De nombreux astrologues accompagnaient ces princes ; ils étaient chargés de déterminer le moment le plus favorable pour le commencement des opérations. Les Birmans de tout rang ajoutent la plus grande foi à ces prédictions ; aucun d’eux ne s’aviserait de mettre en doute l’influence de la lune sur les affaires humaines ; depuis l’affaire la plus ordinaire jusqu’à donner une grande bataille, rien ne se fait sans avoir consulté les astrologues. À la même époque, un formidable renfort vint se joindre à l’armée : il consistait en 5 ou 6,000 hommes, appelés les invulnérables du roi ; ceux-ci sont divisés en plusieurs catégories, dont l’une composée d’environ 300 hommes a surtout un droit spécial à cette dénomination. Ces derniers sont distingués par des cheveux coupés très court, par la manière particulière dont ils sont tatoués ; sur les bras, les cuisses, la poitrine, ils portent des figures d’éléphants, de tigres et d’autres animaux féroces indélébilement tracés sur la peau. Dans leur enfance, on leur enfonce dans la chair, sur la poitrine, dans les bras, en haut des cuisses, de petites lames d’argent, d’or, quelquefois des pierres précieuses, sur lesquelles certaines paroles ont été prononcées. Quand la peau s’est refermée, que la plaie s’est cicatrisée, le charme est censé avoir opéré. Ils sont dès lors considérés parmi leurs concitoyens comme invulnérables ; eux-mêmes partagent cette conviction, ou du moins semblent le montrer par la témérité avec laquelle ils s’exposent aux dangers les plus imminents. Dans toutes les palissades, dans tous les postes il s’en trouvait toujours un ou deux. Leur devoir était d’exécuter au-devant de l’ennemi une sorte de danse guerrière en avant des leurs et en défi de l’ennemi. Par là ils inspiraient le courage et l’enthousiasme à leurs camarades.

La présence des princes à l’armée semblait être l’annonce de grands événements ; mais un temps considérable devait s’écouler entre le moment de leur arrivée et le jour fixé par les astrologues pour l’attaque des lignes. Les Anglais qui le savaient voulurent mettre ce temps à profit. À l’embouchure de la rivière de Pegu, un peu au-dessus de sa jonction avec celle de Rangoon, et à quelques milles de la ville, sont les restes de l’ancien établissement portugais ou factoterie de Syriane. Bâti sur une colline, mais, à cette époque, couverte de broussailles, entourée d’arbres, il demeurait à peine visible aux bateaux qui montaient ou descendaient la rivière. Un corps considérable de Birmans vint occuper ce poste au mois d’août, avec ordre de garder exactement les anses, les baies du voisinage, en un mot de surveiller la rivière. Ce détachement obtint d’abord quelques succès ; il enleva un grand nombre dé bateaux aux Anglais et parvint à leur interdire la pêche ; grand inconvénient pour eux en ce moment, car les hôpitaux regorgeaient de malades, ayant grand besoin de nourriture fraiche, et auxquels on se trouvait réduit à donner de la viande salée. Cette considération, à laquelle s’en joignaient d’ailleurs plusieurs autres, fit prendre au général anglais la résolution de déloger l’ennemi de ce poste. Le 4 au matin, un détachement composé d’une partie du 41e régiment du roi et du régiment européen de Madras, commandé par le brigadier Smith, s’embarqua sur la flottille ; il dut se diriger sur Syriane à l’aide de la première marée. Les troupes débarquèrent ; elles aperçurent alors le vieux fort récemment réparé et mis en état de défense. Suivant un système de défense en usage chez les Birmans, et dont nous avons déjà parlé, un grand nombre d’énormes poutres se trouvaient suspendues sur la muraille ; elles étaient disposées de manière à renverser ceux qui tenteraient l’escalade, à briser leurs échelles.

Une anse assez étroite, mais profonde et non guéable, arrêta d’abord tout court le détachement anglais, précisément à portée de fusil des Birmans. Mais heureusement que parmi les troupes anglaises se trouvaient un certain nombre de marins de la flottille, ils remédièrent promptement à cet inconvénient en peu d’heures ; une espèce de pont fut construit, et le détachement put continuer sa marche. Les défenseurs du poste étaient supérieurs en nombre aux assaillants ; leurs préparatifs de défense semblaient formidables ; toutefois leur résistance ne fut ni longue ni meurtrière. Après avoir dirigé un feu d’artillerie et de mousqueterie assez bien nourri sur les Anglais pendant leur marche, ils évacuèrent le fort aussitôt que ceux-ci eurent abordé le pied des remparts. Le détachement n’eut plus, dès lors, qu’à en prendre fort tranquillement possession ; 8 canons et une quantité considérable de munitions de toutes sortes tombèrent entre ses mains. Après avoir évacué ce poste, les Birmans se dirigèrent en toute hâte sur la pagode de Syriam, suivis de près, la baïonnette dans les reins, par une partie des Anglais. Bâtie sur une éminence, entourée d’une épaisse muraille, la pagode n’était accessible que par un seul côté, où se trouvaient des escaliers en pierre, eux-mêmes d’ailleurs fortement barricadés et défendus. Un grand nombre de canons enfilait les différents sentiers conduisant jusqu’à elle. Au débouché d’un jungle, les Anglais, après avoir repris leurs rangs, s’avancent délibérément vers l’escalier. Pas un coup ne fut tiré pendant que les premiers soldats montèrent les degrés ; les Birmans attendaient froidement le moment favorable auprès de leurs canons ; ils commencèrent enfin le feu. Les soldats anglais comprennent qu’un excès d’audace est le meilleur parti qui leur reste, même le moins dangereux. Ils se précipitent en avant, grimpent sur les épaules les uns des autres et pénètrent ainsi dans la pagode. Déjà découragée par les récits des défenseurs du fort auxquels elle a donné asile, étonnée de la hardiesse des Anglais, la garnison, opéra sa retraite, sans essayer une longue résistance.

Quelques semaines s’étaient déjà écoulées depuis l’arrivée des princes à l’armée. Les astrologues de leur suite n’avaient pourtant pas encore trouvé de jour favorable à l’attaque de la position des Anglais. Déjà ceux-ci commençaient à s’étonner de ces longs délais. Toutefois, l’attaque fut définitivement décidée, et la nuit du 30 au 31 août choisie pour l’exécution. Un détachement des invulnérables du roi avait solennellement juré, en face de toute l’armée, de reconquérir la grande pagode cette même nuit. Quelques heures après le coucher du soleil, les invulnérables, armés de sabres et de mousquets, débouchent effectivement d’un jungle qui s’étendait tout autour de la pagode. Les Anglais, qui par quelques prisonniers avaient connaissance de ce projet, se tenaient sur leurs gardes. Leurs postes avancés se replient lentement en bon ordre, se contentant d’engager quelques légères escarmouches avec la tête de la colonne ennemie : aussi celle-ci gagna-t-elle aisément le bas d’un escalier en pierre qui conduisait à la pagode. Au sommet, les Anglais, rangés en bon ordre, attendaient silencieusement l’arrivée des assaillants : ceux-ci s’avancent avec mille injures, mille menaces, mille imprécations contre les étrangers impies qui ont envahi leurs temples sacrés. Guidés par la faible lumière d’une lanterne qu’un des leurs portait en tête, ils arrivent jusqu’au pied du sentier qui conduisait à la porte du nord. Tout-à-coup le sommet des remparts occupés par les Anglais se couronne d’une flamme éclatante, le tonnerre du canon domine pour un moment les bruyantes clameurs des invulnérables. De nombreuses décharges de mousqueterie suivent de près plusieurs volées de mitraille, dont les ravages sont terribles au milieu des rangs pressés des invulnérables. Brisés, rompus, le plus grand nombre demeura sur place ; à peine quelques uns trouvèrent-ils un refuge dans le bois.

Le woonghee et les princes qui le remplacèrent dans le commandement de l’armée avaient réussi jusqu’alors à cacher leurs désastres à la cour d’Ava. Loin de là, ils n’avaient cessé de raconter de nombreuses victoires ; à les entendre, les Anglais étaient sans cesse à la veille d’être culbutés, jetés à la mer. Ces prouesses ne se réalisant pas, la disgrâce et l’exil les avaient successivement atteints. D’ailleurs les circonstances étaient devenues trop critiques pour qu’il fût possible de les tenir cachées plus long-temps. Instruit enfin de la vérité, l’empereur tourna alors les yeux vers un de ses généraux, en ce moment employé dans une autre partie de l’empire, et qui jouissait d’une grande réputation. Peu de temps avant le débarquement des Anglais, il avait pris le commandement de l’armée d’Arracan, destinée à l’invasion du Bengale ; on le nommait Maha-Bandoolach, Bandoolach étant un surnom qui veut dire : « Celui qui se remue avec l’agilité d’un singe. » Né dans une situation obscure, mais doué d’un esprit actif, entreprenant, ce chef était promptement parvenu aux plus hauts emplois militaires, à la faveur de l’empereur, sur l’esprit duquel il exerçait une influence illimitée. À peine à la tête de cette armée d’Arracan, il se hâta de prendre une offensive hardie. Ayant fait percer secrètement certaines routes, élargir quelques sentiers à travers les jungles, il se dirigea tout-à-coup, à l’improviste, à la tête d’une forte division de son armée, sur Ramoo. Les postes anglais, dispersés çà et là, ne s’attendant point a ce mouvement, n’étaient nullement sur la défensive. Ils essayèrent de résister ; mais, écrasés par la supériorité du nombre, furent promptement mis en déroute ; quelques officiers et un petit nombre de Cipayes parvinrent à s’échapper ; le plus grand nombre tomba dans les mains de l’ennemi qui les mit à mort. À la nouvelle de cette défaite, et s’exagérant peut-être la force de l’ennemi, l’officier commandant qui s’avançait au secours de Ramoo se retira pour préparer la défense de Chittagong lui-même, sur lequel on supposait le chef birman au moment de s’avancer. Les rapports exagérés de la force et de la férocité des Birmans, bientôt en circulation, répandirent l’alarme jusque dans Calcutta. Le seul nom de Birman suffisait à répandre la terreur parmi toute la population indigène ; au moindre bruit de leur approche, les cultivateurs des frontières abandonnaient en désordre leurs villages ; les marchands indigènes de Calcutta, tant la crainte exagère les choses, n’osaient plus s’éloigner, eux ou leurs marchandises, au-delà de la portée du canon du fort William. Cependant les Birmans ne se hasardèrent pas au-delà de Ramoo ; ils se bornèrent élever quelques palissades dans les environs : c’était une base d’opérations d’où Bandoolah se proposait de prendre l’offensive au commencement de la saison suivante. La présence d’une force semblable sur les frontières, à une courte distance de la capitale, répandait une extrême anxiété dans tout le Bengale. L’arrivée des pluies ne rassurait qu’à demi contre les craintes d’une invasion. Toutefois, on ne savait à quelle mesure recourir pour l’obliger à la retraite. Mais cet objet fut atteint par les succès de l’expédition de Rangoon ; un ordre de la cour d’Ava rappela Bandoolach et son armée ; dans les derniers jours d’août, il se retira soudainement du district de Chittagong.

On ne sait rien, ou du moins peu de chose de la marche de ce corps d’armée à travers la province et les montagnes d’Arracan jusqu’à l’Irrawaddy ; la distance, par la route la plus courte, n’est pas moins de deux cents milles. À cette époque de l’année, aucun Cipaye, aucun Européen ne pourrait tenir la campagne pendant une semaine. Les jungles malsains, les marais pestilentiels d’Arracan, les nombreux bras de mer ou rivières qui l’entrecoupent en tous les sens, les torrents des montagnes semaient d’obstacles presque insurmontables chaque pas de la route. Le guerrier birman sut pourtant en triompher. Grâce à ses habitudes, à son adresse, les difficultés de ce genre, contre lesquelles échoueraient tous les autres soldats du monde, ne sauraient l’arrêter : on le dirait amphibie de sa nature, tant il passe facilement de la terre à l’eau ou de l’eau à la terre. Il excelle dans la construction des radeaux ; il n’est encombré d’équipage d’aucune sorte ; du riz pour une quinzaine de jours, et qu’il porte sur ses épaules, forme tout son bagage ; il est toujours prêt à obéir à la première sommation de ses chefs. Ceux-ci, lorsqu’ils n’ont pas à redouter la présence de l’ennemi, laissent leurs corps d’armée se subdiviser en petits détachements, pour la plus grande facilité des approvisionnements ; un rendez-vous général est alors fixé, et il est rare que quelques uns y manquent. Ainsi fit Bandoolach dans cette circonstance. Dans l’espace d’une seule nuit, sans éveiller en quoi que ce soit les soupçons des Anglais, il évacua tout-à-coup la position qu’il occupait dans le voisinage de Ramoo. Le lendemain les avant-postes anglais s’étonnèrent de ne plus apercevoir les ennemis de la veille. D’ailleurs aucun indice ne révélait la route suivie par eux ; pas un malade, pas un blessé n’était demeuré en arrière. Un amas considérable de grain, rassemblé sans doute dans l’espérance d’une prochaine invasion du Bengale, était la seule trace de nature à faire soupçonner le séjour récent d’un corps d’ennemis dans les palissades abandonnées.

À son passage à Ava, pour se rendre à son poste, Bandoolah fut accueilli avec de grands honneurs. Les Birmans en attendaient les conséquences les plus importantes. La nouvelle de cette nomination se répandit avec rapidité jusque dans les parties les plus éloignées de l’empire. L’armée reprit une ardeur extrême. Les habitants des campagnes, qui jusque là n’avaient montré que peu d’ardeur à seconder les efforts des autorités locales et du gouvernement, changèrent tout-à-coup de disposition : on les vit accourir sous les drapeaux en grand nombre et de partout. Bientôt des détachements de l’armée d’Arracan, de jour en jour plus considérables, ne tardèrent pas à arriver dans les environs de Rangoon. Plusieurs de ces détachements suivirent les côtes, traversèrent les montagnes dans le voisinage de Prome ; tous arrivèrent enfin au rendez-vous général qui leur avait été assigné à Donoobew. Bandoolach lui-même ne tarda pas à quitter Ava. Une nombreuse flotte de bateaux portant un train considérable d’artillerie descendait la rivière pendant qu’il en suivait les bords. Plusieurs renforts le rejoignirent en chemin. Cette nouvelle armée devait s’assembler dans le voisinage de Donoobew, et de là manœuvrer de manière à joindre les troupes qui se trouvaient alors vis-à-vis des Anglais. Bandoolah était personnellement et depuis long-temps impatient de combattre les Anglais. L’empereur, des Birmans s’étant occupé précédemment de l’idée de conquérir Siam, il avait fait tous ses efforts pour le persuader d’abandonner ce projet et de tourner son ambition vers l’ouest : « Pourquoi, disait-il, ne nous emparerions-nous pas des provinces des Anglais qui sont plus riches et nous offrent une proie plus facile ? J’ai déjà mis en déroute leurs meilleurs soldats ; confiez-moi une armée, et je saurai conquérir leur empire. » Ce projet, qu’il ne cessa de reproduire, fut enfin adopté, et c’est alors qu’il exécuta sur le territoire anglais l’invasion dont nous venons de parler. Il s’était muni de chaînes dorées pour enchaîner le gouverneur-général.

À Rangoon, les Anglais n’étaient point oisifs : le général anglais ne laissait point à l’ennemi le temps de revenir de la première impression de terreur. Il ne cessait de l’attaquer tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Les palissades élevées par celui-ci sur la rivière de Dalha et sur la branche de la Panlang qui se jette dans l’Irrawaddy, furent successivement emportées. La perte des Anglais fut presque nulle, les Birmans souffrirent au contraire beaucoup ; ils perdirent en outre plusieurs pièces d’artillerie. Les pluies continuèrent pendant tout le mois de septembre ; les maladies se multiplièrent dans les rangs de l’armée anglaise à un point effrayant. Une fièvre épidémique qui parcourait alors toute l’Inde éclata parmi les troupes ; n’étant dangereuse que dans un petit nombre de cas, elle laissait ceux qu’elle avait attaqués dans un état de faiblesse et de débilité extrême qui les rendait incapables de toute fatigue. L’armée avait des fruits en abondance ; leur usage dégénérant en abus, amenait une dysenterie qui généralement se terminait par la mort du malade. Les Européens, parmi lesquels la maladie sévissait de préférence, mouraient tous les jours en grand nombre ; les hôpitaux s’emplissaient d’une manière effrayante ; à peine 3,000 soldats restaient-ils disponibles pour la garde des lignes. On construisit de vastes hôpitaux flottants ; la nourriture et les médicaments n’y manquaient pas ; toutefois on n’en obtint aucun résultat favorable ; un changement de climat ou de saison était le seul remède vraiment efficace duquel on pût espérer un prompt retour à la santé. Merguy et Tavoy, alors en la possession de l’armée, parurent aux médecins réunir de grands avantages pour une station de convalescents : ils les désignèrent pour cet usage ; un grand nombre de soldats fut dirigé sur ce point. Le résultat justifia pleinement les espérances des médecins : des hommes qui depuis plusieurs mois vivaient à Rangoon dans un état de faiblesse déplorable, au bout de peu de semaines passées à Merguy et à Tavoy, recouvrèrent pleinement leur vigueur et leur bonne santé.

Une constante inimitié existait entre Siam et les Birmans ; de fréquentes guerres en avaient été le résultat. On put croire que les Siamois ne manqueraient pas de donner secours à ceux qui envahiraient le territoire de leurs anciens ennemis ; le débarquement des troupes anglaises à Rangoon fournissait à la cour de Siam une occasion long-temps cherchée de venger d’humiliantes défaites et de recouvrer ce qu’elle avait perdu. Dans toute autre circonstance, les Siamois auraient sans doute profité avec empressement de cette occasion de s’emparer de Merguy et de Tavoy ; mais l’invasion de ces provinces par une puissance européenne les privait de toute espérance d’acquisition nouvelle de ce côté. Le voisinage de cette puissance ne pouvait manquer de leur être nuisible ; il aurait mis un terme à certaines courses annuelles, dans lesquelles ils enlevaient grand nombre de cultivateurs de ces provinces, trop éloignées du centre du gouvernement pour en être protégées. La cour d’Ava sut mettre ces dispositions à profit. Elle éveilla habilement les frayeurs du roi de Siam, en lui représentant l’expédition anglaise comme le prélude d’une invasion de la presqu’île entière. Elle le sollicitait de joindre ses forces à celles des Birmans contre l’ennemi commun. Mais les Siamois s’étaient résolus à un parti plus pacifique. Ils craignaient, comme nous venons de le dire, l’établissement des Anglais sur les côtes de Tenasserim. Jusqu’au dernier moment ils ne crurent pas au succès de ces derniers. D’un autre côté, la situation de leur capitale sur le bord de la mer leur rendait éminemment redoutable toute guerre avec une puissance maritime. Influencée en sens divers par ces intérêts contraires, la cour de Siam chercha à se tenir également dans de bons termes avec l’une et l’autre des parties belligérantes, sans jamais se compromettre à l’égard de l’une des deux. Le roi de Siam fit en même temps un grand déploiement de préparatifs de guerre ; il voulait se mettre en mesure de tirer parti des circonstances, quelles qu’elles fussent. Les Anglais l’emportaient-ils ; il se flattait d’obtenir d’eux Tavoy, Martaban, ou toute autre portion de territoire à sa convenance, comme récompense de ses dispositions amicales et la promesse des services qu’il leur avait faite ; il se serait en outre trouvé satisfait au fond du cœur de l’abaissement de ses vieux ennemis. La victoire demeurait-elle au contraire aux Birmans ; parvenaient-ils à chasser l’armée d’invasion anglaise, le roi de Siam croyait pouvoir espérer d’être maintenu dans la possession des villes conquises par cette armée dans la province de Tenasserim, soit en les retenant comme un don que lui auraient fait les Anglais, soit en réussissant à s’en emparer à leur évacuation par les Anglais et avant l’arrivée des Birmans. D’ailleurs, quels que fussent les desseins secrets du roi de Siam à l’égard des parties belligérantes, le moment était venu de se mettre en mesure d’agir. En conséquence, il envoya un corps de ses troupes sur la frontière de Martaban, et ce corps dut se mettre en mesure ou d’attaquer Rangoon, ou de se réunir aux Anglais dès l’ouverture de la campagne, en un mot, d’agir suivant les circonstances. Ce mouvement détermina le général anglais à s’emparer de la ville de Martaban dès le 1er octobre : de ce point, une communication directe pouvait être ouverte avec l’armée siamoise, et ses mouvements surveillés.

La ville de Martaban, à cent milles environ à l’est de Rangoon, est située au fond du golfe de ce nom. C’est la capitale d’une vaste province ; elle a de l’importance sous le point de vue commercial ; elle est en outre fort bien placée pour servir de dépôt de vivres et de munitions. Les Birmans, dans leurs guerres avec les Siamois, l’adoptèrent fréquemment comme lieu de rassemblement. De là ils faisaient de journalières excursions sur le territoire conquis, tantôt pour piller, tantôt pour faire des prisonniers. La meilleure partie de la population des provinces voisines fut successivement emmenée en captivité ; enlevée à Cassay, à Arracan, à Assam, on la transporta sur le territoire d’Ava. Sur les bords de l’Irrawaddy, on rencontre des villages entiers habités par des ouvriers en fer, où d’autres métiers, dont les traits annoncent nettement une origine étrangère, quoique leurs habitudes n’aient plus rien qui les distingue des indigènes du pays. Les habitants de la province de Cassay sont recherchés entre tous les autres ; ils sont estimés comme bons ouvriers ; ils sont supérieurs aussi dans l’équitation ; la cavalerie des Birmans en est presque entièrement composée. Sur la frontière de Mattaban, il se faisait une espèce de guerre de frontière continuelle entre les Siamois et les Birmans ; mais en ce moment ces derniers se trouvaient trop sérieusement occupés chez eux pour inquiéter leurs voisins ; le corps d’armée siamois put donc prendre position à quelques journées de marche de la ville, sans être inquiété. Telle était l’état des choses à Martaban lorsque les Anglais se présentèrent.

Le 13 octobre, un détachement de l’armée anglaise, composé du 41e régiment d’infanterie du roi et du 3e d’infanterie légère de Madras, mit à la voile de Rangoon ; il était commandé par le lieutenant-colonel Godwin. Le calme et les vents contraires retardèrent l’expédition ; au lieu de surprendre l’ennemi comme on s’en était flatté, on le trouva tout-à-fait sur ses gardes. Le gouverneur de Martaban était un vétéran hardi et résolu ; il avait fortifié avec habileté toutes les éminences qui se trouvaient aux environs de la ville. La distance d’une vingtaine de milles qui séparait celle-ci de là côte était en outre semée d’obstacles difficiles à surmonter : des forêts, des marais, une plaine de riz, encore couverte de l’inondation amenée par la mousson, rendaient le chemin de terre impraticable ; un banc de sable rendait en même temps la navigation fort difficile sur toute cette côte ; on ne pouvait en approcher sans danger. Ce dernier moyen fut cependant celui qu’on choisit. À force de persévérance et de travail, les vaisseaux vinrent à bout de s’embosser vis-à-vis et à peu de distance de la ville. Le gouverneur refusa tous les termes de capitulation qui lui furent offerts ; un assaut eut lieu. Le détachement chargé de ce service s’empara de la place, ayant essuyé une perte d’une trentaine d’hommes. Les habitants de Martaban, qui étaient en général Tiliens ou Peguins, c’est-à-dire originaires du Pegu, reçurent les troupes britanniques avec toutes les apparences de la satisfaction. Un grand nombre d’entre eux allèrent même jusqu’à offrir de faire cause commune avec les nouveaux conquérants contre les anciens. Ce fut d’ailleurs le seul endroit du Pegu où les souvenirs de l’ancienne nationalité semblèrent encore vivants. La disparition de toute trace de l’ancienne famille royale de Pegu, la politique cruelle des conquérants, qui fit exterminer ou expulser dans un exil perpétuel tout chef ou homme de quelque importance ; leur système fort judicieux d’amalgame, de fusion d’abord forcée, entre la race nouvelle et la race ancienne, toutes ces circonstances réunies avaient fini par effacer jusqu’au souvenir de l’ancienne indépendance du pays. Si un sentiment de regrets avait survécu à cette crise, où le nom même de Pegu fut proscrit, il ne fallait le chercher que parmi les habitants de Martaban, ou bien chez les descendants des familles que la persécution des vainqueurs avait forcé de chercher un asile dans le royaume de Siam ; dans le Pegu lui-même aucun sentiment semblable n’existait plus. Après s’être établi à Martaban aussi fortement que possible, le lieutenant-colonel Godwin envoya un détachement contre Yeh, situé à l’est entre Martaban et Tavoy ; la place se rendit sans coup férir.

La fin des pluies, dans les derniers jours de septembre, semblait devoir marquer le commencement d’une heureuse époque, attendue avec impatience. Par malheur, là comme ailleurs, la plus mauvaise saison n’est pas celle des pluies, mais l’époque qui la suit immédiatement. Les exhalaisons provenant d’un sol inondé, de larges mares d’eau formées par les pluies, sont plus dangereuses que les pluies elles-mêmes ; on en fit une nouvelle et triste expérience à Rangoon. Dans le mois d’octobre, la mortalité fut plus considérable que dans le mois précédent ; en revanche, dès les premiers jours de novembre, une amélioration sensible se fit remarquer dans la santé des troupes. De grands vides se faisaient encore remarquer dans les rangs ; mais au moins la force revenait assez rapidement aux malades échappés des hôpitaux ; on voyait le moment où ils allaient se trouver en mesure de reprendre un service actif. La perspective d’en venir bientôt aux mains avec l’ennemi, et de finir par un grand coup cette pénible campagne, exerçait encore un effet salutaire sur l’esprit des soldats : aussi, dans tous les rangs, depuis les plus obscurs jusqu’aux plus élevés, attendait-on avec une égale impatience l’ordre de se porter en avant. Toutefois, le moment des opérations vraiment décisives n’était point encore arrivé. L’armée d’Ava s’avançait à grandes marches sur Rangoon, sous le commandement de Bandoolach ; mais avant de rien entreprendre, il fallait attendre qu’elle fût dans le voisinage de cette ville. Le pays entier, tout couvert d’eau ne pouvait d’ailleurs permettre aux troupes de se mettre en mouvement avant la fin de janvier ; c’était effectivement par eau que l’armée ennemie s’avançait sur Rangoon. Sir Archibald profita du temps qui devait s’écouler avant l’ouverture des opérations pour solliciter de nombreux renforts. Grâce à ses représentations, les présidences de Madras et de Calcutta usèrent de tous leurs moyens pour mettre sur pied une force aussi considérable que possible. 500 matelots, arrivés à cette époque de Chittagong à Rangoon, furent aussitôt employés à construire des bateaux, propres remonter la rivière. L’armée reçut aussi le renfort de deux régiments anglais, le 1er et le 47e ; quelques bataillons d’infanterie indigène, un régiment de cavalerie, un détachement de chevaux d’artillerie, furent aussi destinés à rejoindre l’armée avant qu’elle se mît en marche. Officiers et soldats étaient occupés de leurs préparatifs de route, lorsqu’on apprit alors la prochaine arrivée de Bandoolach et de son armée.

Grâce aux efforts de la cour d’Ava, toutes les troupes disponibles avaient été dirigées sur Donoobew. Il s’y trouva, dans le mois de novembre, environ 60,000 hommes de toutes armes, tout prêts à entrer en campagne, 35,000 hommes étaient armés de piques et de mousquets, ou d’une sorte d’armes feu nommée ingal : on appelait de la sorte une petite pièce montée sur un affût, manœuvrée par deux hommes, et portant une balle de 6 à 12 onces. La cavalerie provenant de la province de Cassay montait à 7,000 chevaux. Des éléphants portaient les pièces d’artillerie, assez nombreuses et passablement servies. Le reste de l’armée était armé de lances ou piques, troupe qui n’était pas la moins redoutable dans une armée birmane. Doués qu’ils sont d’une grande force physique, armés de cette lance et d’un court poignard, les Birmans, dès que le combat dégénère en mêlée, ont ordinairement l’avantage sur le fusil européen ; avec la longue pique ils atteignent de plus loin, avec le poignard de plus près que la baïonnette. Quelques milliers d’hommes avaient pour mission de creuser des tranchées ou d’élever des palissades. Par une méthode de guerre qui leur est particulière, les Birmans ouvrent en effet des sortes de tranchées, non seulement pour attaquer des ouvrages fortifiés, mais même contre tout ennemi qui se tient sur la défensive, Ces pionniers, marchant derrière les fusiliers ou mousquetaires, défendus par le feu de ceux-ci, s’attachent à la terre, creusent des trous, des sortes de tranchées, où au bout de peu d’instants les soldats trouvent un abri pour tirailler à couvert. Enfin un détachement des invulnérables, pourvus de charmes, de sortilèges qu’on disait tout puissants, mais surtout d’opium, avaient rejoint l’armée. Ceux-ci, au grand étonnement des soldats, dès que les armées se trouvaient en présence, ne manquaient jamais de s’avancer en dehors des rangs ; là ils dansaient une pantomime de défi avec les gestes les plus bouffons, mais aussi avec la plus complète prodigalité de leur personne. Les balles et les boulets pleuvant autour d’eux ne leur causaient aucune sorte d’émotion. Cette armée était sans contredit la plus considérable que les Birmans eussent jamais mise en campagne. D’un autre côté, les succès passés du général, son caractère hardi et entreprenant, ne leur laissaient aucune crainte sur le résultat du conflit qui allait s’engager.

Des bruits confus s’étaient répandus dans l’armée anglaise de l’arrivée des troupes d’Arracan et de leur jonction avec les autres troupes nouvellement levées. On s’était aussi aperçu de leur concentration à Donoobew, et du mouvement de diverses divisions ennemies sur le front des lignes anglaises. Bientôt de nouvelles rumeurs annoncèrent l’arrivée de Bandoolah lui-même à la tête du corps d’armée principal. D’ailleurs les soldats birmans gardaient avec une sévérité extrême tous les chemins qui conduisaient au camp anglais ; ce fut chose impossible que de recueillir pendant toute la durée du mois d’octobre le moindre renseignement sur la force ou la position des différents corps ennemis. On se trouvait déjà en novembre, lorsqu’une lettre de Bandoolah ayant été interceptée, on apprit enfin quelque chose de ses projets et de son armée. Dans cette lettre il s’annonçait comme ayant quitté Prome à la tête d’une invincible armée, pourvue de chevaux, d’éléphants, et de toute espèce de munitions ; il se croyait au moment de chasser les Anglais de Rangoon, il parlait de son projet d’une attaque prochaine. Le général anglais dut faire les préparatifs nécessaires pour le recevoir. Les pertes nombreuses et récentes de l’armée anglaise lui rendaient fort difficile de défendre la position étendue qu’elle occupait. Dans le but de remédier autant que possible à cet inconvénient, on établit à la hâte quelques postes fortifiés, consistant en redoutes et en pagodes défendues par de l’artillerie.

À la fin de novembre, les deux armées se trouvaient en présence. L’armée anglaise prit une position triangulaire ; le sommet du triangle se trouvait marqué par la grande pagode, les deux côtés par deux lignes d’infanterie, la base par la ville même de Rangoon. Cette ville devait former l’extrême gauche dans le cas d’une attaque par l’est, l’extrême droite dans le cas contraire. Deux détachements d’infanterie, l’un placé dans l’intérieur, l’autre à ses pieds, et vingt pièces de canon montées sur les terrasses défendaient la grande pagode. Le 3e régiment d’infanterie légère et quelque artillerie occupaient une hauteur située entre elle et la ville. Un sloop de guerre et une forte division de chaloupes ou bateaux armés protégeaient le poste de Kemundine, point d’une grande importance, en ce qu’il mettait Rangoon à l’abri de toute attaque par eau. Quant à l’armée birmane, elle avait pris position dans l’intérieur d’une vaste forêt, située en avant de la grande pagode. À compter de la rivière, au-dessus de Kemundine, elle allait s’étendant en demi-cercle dans la direction de Puzendoon ; la fumée qui s’élevait au-dessus des bivouacs de ses différents corps dessinait assez nettement cette situation.

Les sentinelles anglaises, pendant la nuit du 30 novembre au 1er décembre, entendirent du côté de l’ennemi des bruits vagues, confus ; tantôt c’était comme un grand nombre de voix s’appelant avec précaution, tantôt comme le bruit d’une foule cheminant en silence et avec précaution le long de la lisière du bois. Dans l’intérieur de la forêt le sourd retentissement de la hache et de la cognée, la chute plus bruyante des arbres, ne cessaient de se faire entendre. On ne put douter que l’ennemi ne se préparait à prendre l’offensive ; toutefois on ne pouvait deviner s’il tenterait une attaque à force ouverte, ou bien s’il s’en tiendrait à son système ordinaire de ne cheminer que pas à pas, de palissade en palissade ; mais bientôt toute incertitude cessa. Le soleil n’avait pas encore paru que les Birmans dirigèrent une très vive attaque sur Kemundine ; un feu animé de mousqueterie et d’artillerie se soutint pendant quelque temps avec égalité, tant de leur côté que de celui des Anglais. De la grande pagode, point important de la position anglaise, les soldats prêtaient une oreille attentive au bruit du combat ; ils se plaisaient à discerner les joyeux hurrahs des marins anglais, lorsque ceux-ci lâchaient leurs volées. L’épaisseur de forêt qui séparait la pagode de la rivière enlevait en effet au reste de la ligne anglaise toute possibilité d’apercevoir ce qui se passait à Kemundine ; un épais nuage de fumée qui s’élevait au-dessus du lieu du combat achevait de le dérober aux yeux. Mais les Birmans, étonnés de la résistance qu’ils trouvaient, après une perte considérable, abandonnèrent l’entreprise ; la fumée du combat ne tarda pas à se dissiper. On put voir de la grande pagode les mâts des vaisseaux qui s’élevaient à leur place précédente au-dessus des arbres de la forêt, ce qui ne laissait aucun doute de l’issue du combat.

Dans l’après-midi, l’armée birmane s’était formée en colonne, manœuvrant à l’ouest de la rivière, se dirigeant à travers les plaines de Dallah, vers Rangoon. Partagée en six divisions, elle exécutait ses mouvements au commandement de plusieurs chefs, avec une grande régularité. Les ombrelles dorées, signes de l’autorité de ces derniers, étincelaient au soleil en raison de leur éloignement de l’armée ennemie, c’était la seule chose qu’il fût possible aux Anglais d’en apercevoir, et ce mystère avait quelque chose d’effrayant. Arrivée sur la rive opposée a Rangoon, la première division des Birmans, quittant ses armes, ouvrit la tranchée, puis commença la construction des batteries destinées à jouer contre la flotte. Le corps principal s’enfonça dans le jungle, abattit des arbres, fixa l’emplacement d’un camp et l’entoura de palissades. Ces préparatifs achèves, plusieurs colonnes débouchèrent de la forêt à un mille à l’est de la grande pagode ; elles se dirigèrent vers Rangoon par un sentier bordant la forêt, portant à profusion des bannières et des drapeaux. Bientôt ces différents corps, ayant pris les postes assignés d’avance à chacun, formèrent une ligne continue, débordant par ses extrémités la droite et la gauche de la position des Anglais, et l’enclavant tout entière. Un intervalle de peu d’heures suffit à cette opération. Les Anglais avaient à peine eu le temps de comprendre, de deviner ce qui se passait, car l’épaisseur de la forêt leur dérobait la vue de l’ennemi, lorsqu’ils se trouvèrent tout-à-coup emprisonnés dans cette ligne de circonvallation. Un seul côté leur demeurait ouvert : c’était un petit canal allant du derrière de leur position à la rivière de Rangoon. Cette circonvallation appuyait sa gauche à la rivière de Puzendon et sa droite à Kermundine ; elle avait son centre à la grande pagode, point le plus important, clef en quelque sorte de la position anglaise. Cette ligne n’avait qu’un seul défaut, inévitable d’ailleurs, en raison de la nature des lieux : elle était coupée en deux par la rivière, ce qui enlevait jusqu’à un certain point à l’ennemi la faculté de manœuvrer et de porter toutes ses forces soit à droite, soit à gauche. En revanche, toute cette opération fut conduite et exécutée avec un ordre, une régularité, dont s’étonnèrent les Anglais. Les différents corps vinrent tous à la fois prendre les postes qui leur étaient assignés d’avance, avec une exactitude qui aurait fait honneur à une armée européenne. La formation étant complétée, le reste de l’armée birmane se mit à ouvrir la terre, comme l’avait fait la première division ; en moins d’une couple d’heures la ligne fut achevée.

Cette ligne dérobait alors aux yeux des Anglais la masse nombreuse qu’ils avaient vue manœuvrer toute la journée. La rapidité avec laquelle les Birmans élèvent leurs fortifications de campagne est, en effet, singulièrement remarquable. La nature de ces ouvrages, la façon dont ils s’exécutent ne le sont pas moins. Un corps de troupes, chargé de cette besogne, se divise par couple de deux soldats ; l’un est armé d’une pelle, l’autre d’une pioche ; tous deux se mettent à l’œuvre et creusent un trou disposé de manière à les protéger tout à la fois contre le mauvais temps et le feu de l’ennemi ; une tranchée commune lie ensemble tous ces trous. Puis on pousse en zigzag cette tranchée, jusqu’à quelques verges seulement du point d’attaque. La profondeur de ces tranchées est calculée de manière à protéger ceux qui s’y trouvent contre la mousqueterie et l’artillerie, jusqu’à un certain point même contre l’explosion des bombes : une bombe qui tombe dans la tranchée ne peut tuer au plus que deux hommes ; elles sont aussi fort bien calculées pour repousser une attaque, étant renforcées par des abatis. Chacun de ces trous est pourvu d’eau, de riz, de bois de chauffage, même d’un lit de paille, où l’un des deux soldats se repose pendant que l’autre veille. S’agit-il de cheminer en avant, on profite ordinairement de la nuit. Les soldats les plus avancés se portent jusqu’au point où doit s’ouvrir la seconde tranchée, et là se mettent de nouveau à l’œuvre. Leurs camarades de la queue viennent prendre leur place, et ainsi de suite progressivement, le nombre des tranchées variant suivant les plans du général ou la nature du terrain, etc. C’est par ce procédé que disparurent les nombreuses légions qu’on avait vues dès le matin : on les eût dites rentrées en terre par enchantement, tant la plaine était devenue déserte et silencieuse. On ne voyait plus un soldat, on n’entendait plus le moindre bruit. Seulement on pouvait discerner de temps à autre, étincelant aux rayons du soleil, l’ombrelle dorée de quelques chefs qui sans doute inspectaient les différents postes.

Dans l’après-dînée, la garnison de la grande pagode fit deux sorties ; elle se proposait de surprendre l’ennemi, qu’elle supposait trop occupé de ses travaux pour se tenir préparé à une semblable visite. Les Anglais arrivèrent effectivement jusque dans les tranchées avant d’être aperçus. Les Birmans ouvrirent un feu trop faible pour les arrêter ; ils forcèrent un passage à travers la tranchée, prirent l’ennemi en flanc, et le chassèrent de ses abris sans essuyer de pertes considérables. Ils détruisirent bon nombre d’armes et d’outils, puis se retirèrent sans être inquiétés par les nombreux corps qui se formaient autour d’eux. Les Birmans, à la vérité, aussitôt cette retraite effectuée, vinrent occuper de nouveau la tranchée, et recommencer leurs travaux comme si rien n’était arrivé. Un corps de réserve considérable prit en outre immédiatement position de manière à protéger les travailleurs contre de nouvelles attaques.

Le mauvais succès de leurs attaques sur Kemundine n’avaient pas découragé les Birmans. La nuit venue, ils firent un nouvel effort, en quelque sorte désespéré. Fatigués des travaux et des combats de la journée, les Anglais étaient au moment de se livrer aux repos ; tout-à-coup une clarté étincelante remplit les airs, illumine la campagne à plusieurs milles à la ronde : c’étaient plusieurs radeaux-brûlots qui descendaient la rivière, tout enflammés, dans la direction de Rangoon. Des décharges de mousqueterie se firent tout-à-coup et au même instant entendre de Kemundine. Les Birmans avaient lancé leurs brûlots sur le fleuve avec le premier flux de la marée, dans l’espérance de forcer les vaisseaux à s’éloigner de leurs stations. Ces brûlots étaient suivis de bateaux de guerre tout prêts à prendre avantage du désordre qui devait s’ensuivre si quelques vaisseaux prenaient feu. Le sang-froid et l’intrépidité des marins anglais prévinrent ce danger : descendant dans des bateaux, ils jetèrent le grappin sur les radeaux enflammés, les conduisirent au-delà du mouillage ou les firent échouer sur le rivage. Du côté de la terre, les Birmans furent de même repoussés avec une grande perte, dans l’effort qu’ils firent pour pénétrer dans l’intérieur du fort.

Au point du jour, le 2 décembre, on voyait des lignes anglaises les ennemis occupés sur toutes les parties de la ligne. Ils s’étaient complétement retranchés sur quelque hauteur et sur le terrain ouvert, à distance d’une portée de mousquet et au nord de la grande pagode, dont ils se trouvaient séparés par un étang très considérable, nommé par les négociants qui fréquentaient Rangoon, le Scotah-Tank. Sur ce point, et dans une vallée boisée située à sa droite, de fréquentes escarmouches eurent lieu. Les Birmans parvinrent à se placer sur plusieurs points d’où leurs canons prenaient d’enfilade la ligne anglaise, d’où leur, mousqueterie portait même sur les baraques occupées par les soldats anglais. Il fallait les en déloger avec d’assez grandes pertes. Ils reprirent souvent quelques uns de ces postes : ce n’était jamais sans un combat obstiné. La bravoure naturelle du soldat anglais était soutenue par la conscience de la nécessité de ce qu’il faisait ; les Birmans, naturellement braves aussi, mais pleins de confiance dans l’espèce de fortifications dont ils étaient entourés, faisaient une grande résistance. Le 3 ou le 4, l’ennemi continua ses approches avec une infatigable activité ; il s’approchait sur tous les points à la fois. À la grande pagode, il avait atteint le bord de l’étang : de là, il faisait un feu continuel sur les baraques des Anglais. Il saluait d’une douzaine de coups de fusil toute tête qui osait se montrer sur les remparts. Du côté de Rangoon, il s’était approché d’assez près pour lancer de temps à autre quelques boulets sur la ville, tout en soutenant une guerre continuelle avec deux petits postes plus rapprochés. De l’autre côté de la rivière, il maintenait jour et nuit un feu très vif sur les vaisseaux anglais mouillés près de Rangoon ; deux des vaisseaux qui se tenaient au milieu de la rivière se trouvaient seuls à même de leur riposter. La garnison de Kemundine ne jouit jamais de deux heures de repos ; quoique épuisée de fatigue, elle n’en continua pas moins de repousser avec une admirable énergie de continuelles attaques. Les Cipayes s’y firent surtout remarquer par une abnégation d’eux-mêmes, une constance dans le danger, qui dépassent toute expression ; ils ne quittaient leurs armes ni jour ni nuit, se contentant pendant plusieurs jours de quelques grains de riz sec pour toute nourriture. Sur la rivière, la difficulté du mouillage, l’approche des brûlots, rendaient quelquefois la position des vaisseaux anglais fort critique ; le courage et le sang-froid des matelots triomphèrent de ces obstacles. Ces circonstances n’en décidèrent pas moins sir Archibald à prendre une vigoureuse offensive.

L’ennemi, ayant transporté hors des jungles les munitions et le matériel de son aile gauche, les avait placés dans un retranchement ; ils s’y trouvaient à la portée des Anglais : aussi fut-ce sur ce point que sir Archibald se décida à diriger son attaque. Dans la matinée du 5, deux colonnes d’attaque furent formées pour l’exécution de ce plan : l’une de 800 hommes, commandée par le major Sale ; l’autre de 500, sous ceux du major Walker. Le major Sale devait attaquer le centre de la ligne ennemie ; le major Walker devait partir d’un poste en avant de la ville, et attaquer vigoureusement de ce côté. Un parti de dragons, débarqué seulement la veille, suivait la première colonne. Dans la même matinée, le commandant des forces navales, le capitaine Chads, s’avança jusqu’à la baie de Puzendoon, à une portée de canon de l’arrière-garde de l’ennemi : il avait avec lui un vaisseau de guerre et une partie de la flottille. Il commença une forte canonnade sur les retranchements de l’ennemi les plus voisins ; son but était d’attirer l’attention des Birmans sur ce point jusqu’au moment où le signal de l’attaque serait donné. Le capitaine Piper, à la tête d’une compagnie du 38e, fit d’un autre côté une diversion en avant de la pagode. Le signal donné, les deux détachements s’avancèrent à la fois. Les troupes sous le major Walker furent engagées les premières ; en approchant des tranchées de l’ennemi, elles reçurent un feu bien dirigé, qui fut fatal à leur brave commandant et à un grand nombre de ses camarades, Elles franchirent néanmoins l’abatis et entrèrent dans les tranchées.

En ce moment, la cavalerie de Cassay déboucha de derrière un bois ; elle se proposait de couper la retraite aux blessés anglais. Un feu de mitraille bien nourri, parti d’un poste appelé la Maison-Blanche, la contraignit à se retirer. De son côté, le major Sale emporta après une faible résistance les ouvrages qui se trouvaient devant lui. Les Birmans furent surpris et enrayés de la marche de l’autre colonne, sous les ordres du major Walker, qui arrivait au secours de celle du major Sale. Ces deux colonnes, après avoir opéré leur jonction, continuèrent de concert la poursuite de l’ennemi ; ce dernier couvrait la plaine, au-delà des retranchements, au nombre de plusieurs milliers. On les apercevait fort distinctement ; mais la rapidité de leur fuite ôtait toute chance de les atteindre. Les Anglais se portent alors sur d’autres retranchements situés en arrière des premiers, occupés par la réserve, et où flottait encore le grand étendard birman. L’artillerie ennemie, garnissant quatre retranchements circulaires, continuait de faire un feu très vif. Il était à craindre que ces retranchements ne fissent une grande résistance ; mais les Anglais ne leur en donnèrent pas le temps. Ils se précipitèrent rapidement dans ces tranchées, dont les défenseurs prirent aussitôt la fuite, abandonnant 30 pièces de canon en bronze, un grand nombre de jingals, plusieurs amas de toutes sortes d’armes. On y fit un grand nombre de prisonniers, qui tous s’attendaient à être mis à mort ; les uns étaient enivrés, d’autres stupéfiés par l’opium, d’autres parfaitement de sang-froid, tous se résignant à leur sort avec un calme imperturbable. On trouva dans ces redoutes un grand nombre de tablettes qui contenaient des ordres du jour, des états de l’armée, etc., et aussi un excellent projet pour l’attaque de Rangoon. On prit encore un grand nombre d’étendards birmans : ils étaient faits de soie, et portaient l’effigie d’une oie ou d’un paon. Le major Sale campa sur les ouvrages dont on venait de prendre possession. Le lendemain 6 décembre, Bandoolach fit tous ses efforts pour rallier sa gauche. Cette défaite ne semblait d’ailleurs ne l’avoir ni abattu ni fait chanceler dans ses projets : en face de la grande pagode, ses troupes continuaient à travailler avec un zèle aussi soutenu que précédemment à pousser leurs approches. Il renforça cette partie de sa ligne par la portion de ses troupes chassées de la plaine le jour précédent.

Encouragé par ce succès, le général anglais se résolut à une action plus décisive : il se mit en mesure d’attaquer vigoureusement la portion de la ligne ennemie faisant face à la grande pagode. D’après ses ordres, quatre colonnes d’attaque furent formées pour exécuter ce projet : elles durent prendre leur point de départ à la pagode, et attaquer à la fois les retranchements ennemis par les flancs et par le centre. Au moment où ces troupes se mettaient en mouvement, une vive canonnade fut ouverte par plusieurs pièces de gros calibre, débarquées le jour précédent. Les Birmans soutinrent ce feu avec beaucoup de fermeté ; ils ripostèrent avec constance, quoique avec désavantage, à l’aide de leur artillerie légère, de leurs mousquets, de leurs jingals. Pendant ce temps, les colonnes s’étaient mises en marche ; sous les ordres du colonel Mallet, la colonne de gauche débouche du jungle sur la droite de l’ennemi ; la colonne de droite, sous ceux du colonel Brodie, se montre sur sa gauche ; les deux colonnes du centre, l’une commandée par le colonel Parlby, l’autre par le capitaine Wilson, descendent les escaliers de la pagode par sa face nord, et se dirigent vers le centre de la position ennemie ; elles se proposaient de l’aborder du côté de l’étang dont nous avons déjà parlé. L’apparition de ces troupes, qui menacent à la fois trois points différents, semble d’abord frapper les ennemis d’étonnement, d’immobilité ; cependant ils reviennent à eux et commencent un feu bien dirigé. Les Anglais continuent d’avancer. Les Birmans avaient reçu l’ordre de viser surtout aux officiers européens. Un de ceux-ci, à la tête d’une des colonnes, attira leur attention par sa taille très élevée ; vingt de leurs meilleurs tireurs le choisirent pour but au même moment ; ils tirèrent, le manquèrent, mais abattirent un grand nombre de soldats à ses côtés. À cette vue, persuadés que celui-ci porte un charme qui le rend invulnérable, ils lâchent pied et s’enfuient immédiatement. Cet exemple est suivi sur d’autres points ; bientôt chassés de la totalité de leurs tranchées, ils se réfugient dans la forêt. En raison de leur petit nombre, de la fatigue des jours précédents, les Anglais ne pouvaient songer à les poursuivre ; ils les laissent exécuter cette retraite à leur guise. Un grand nombre de cadavres couvraient le champ de bataille, tous décorés de quelques charmes chèrement vendus, comme une protection contre tout danger. On trouva dans les tranchées un grand nombre d’échelles préparées pour l’assaut de la pagode.

Sir Archibald Campbell ne perdit pas de temps pour suivre ce succès ; le soir même de cette journée, un corps de troupes, sous les ordres du colonel Parlby, s’embarqua pour traverser la rivière à l’aide de la marée ; il avait pour mission d’attaquer les retranchements des Birmans du côté du rivage. L’obscurité de la nuit favorisa les Anglais ; ils débarquèrent sans difficulté sans avoir été aperçus, escaladèrent les retranchements avant qu’aucun cri d’alarme n’eût été poussé, et parvenus sur le rempart, eurent le temps d’ajuster avant de lâcher leur première décharge. Cette attaque imprévue jeta la plus extrême confusion parmi les Birmans ; on les vit courir çà et là en désordre, puis enfin évacuer leurs différents ouvrages. Au point du jour, les Anglais se trouvaient dans la pleine et paisible possession de la position de l’artillerie et des munitions de l’ennemi. Le reste de la journée, on vit les Birmans accomplir leur retraite à travers la plaine de Dallah. La pratique constante des Birmans d’enlever leurs morts, le voisinage de la forêt qui leur permettait facilement de le faire, empêchèrent de former un calcul approximatif sur l’étendue de leur perte ; cependant, un nombre assez considérable de cadavres demeurés sur le champ de bataille porte à croire qu’elle dut être très grande. De nombreuses désertions, la défection de plusieurs corps de leurs troupes, suivirent ces combats. En peu de jours, Bandoolach, naguère si fier et si hautain, qui s’avançait avec tant de confiance pour chasser de l’empire les téméraires étrangers qui l’avaient envahi, se vit ainsi trompé dans ses plans, déjoué dans toutes ses espérances. Entouré des débris de son armée, il n’osait se décider ni à un nouvel engagement avec un ennemi dont la supériorité venait de lui être démontrée, ni à une retraite définitive, qui devait lui faire rencontrer la face de son souverain irrité.

Dès le 9, la formidable multitude qui naguère entourait la position anglaise était ainsi dispersée. Bandoolach, s’entourant des troupes d’élite sur lesquelles il croyait pouvoir compter davantage, exécuta sa retraite sur Donoobew, qu’il avait pris soin de faire fortifier d’avance. À peine était-il en chemin qu’il reçut des renforts assez considérables. La hardiesse et l’énergie de son caractère, stimulés par la honte et le désir de la vengeance, reprirent aussitôt le dessus. Il résolut de tenter de nouveau la fortune contre les Anglais. Pendant les opérations de ces derniers jours, un corps de réserve de son armée était demeuré au village de Koleen, distant de quatre milles de la grande pagode. Bandoolach se dirigea sur ce point à la tête de 25, 000 hommes. La jonction de ces deux corps une fois opérée, ils commencèrent à fortifier une montagne sur laquelle était situé le village, avec une activité dont les soldats birmans sont seuls capables. En quelques instants la montagne, quoique fort rapide, se trouva transformée en une vaste palissade entourée d’un large et profond fossé ; les abords du front présentaient l’obstacle ordinaire d’arbres abattus, et dont les branches entrelacées devaient rendre à la fois difficile et dangereuse la marche de l’assaillant. La garnison de l’intérieur de la palissade avait tout le loisir de diriger sur lui un feu très meurtrier, pendant qu’il essaierait de se frayer un passage à travers l’abatis. Au milieu de cette position redoutable, Bandoolach sentit renaître toute sa confiance. Il médita une nouvelle attaque sur les lignes des Anglais ; mais cette fois, ne se fiant pas uniquement à la force, il essaya d’y joindre la ruse et la trahison.

La population de Rangoon, fort considérable en temps ordinaire, s’était beaucoup accrue dans ces derniers temps. À chacune des défaites de l’armée birmane, un grand nombre de déserteurs venaient y chercher un refuge, plusieurs accompagnés en outre de leurs familles. Il était de la politique anglaise de les accueillir avec empressement. Parmi ces fugitifs, beaucoup arrivaient avec des dispositions amicales à l’égard des Anglais, d’autres nourrissaient contre eux des sentiments hostiles. Autant qu’il était en lui, Bandoolach, au moyen des fréquentes communications qu’il entretenait avec l’intérieur de la ville, nourrissait ce dernier sentiment ; il parvint en outre à jeter dans les rangs de ces fugitifs un grand nombre de ses partisans les plus hardis et les plus dévoués. La situation des Anglais devint alors assez difficile dans l’intérieur même de Rangoon : dans tous les coins se trouvaient des assassins, des espions, des incendiaires ; il fallut surveiller pour ainsi dire tous les indigènes. La destruction des magasins et des munitions devenait sans cesse à craindre ; ce ne fut qu’à force de surveillance et d’énergie qu’elle n’eut pas lieu. La ville était construite tout entière de matériaux inflammables ; il suffisait d’un flambeau, d’une torche, d’une maison à laquelle le feu eût été mis, pour allumer un incendie terrible ; l’ennemi, toujours en embuscade, en aurait profité. Pour masquer de plus en plus ses desseins, Bandoolach fit répandre le bruit de l’arrivée dans son camp d’un négociateur venu d’Ava avec plein pouvoir de traiter de la paix. On nommait même ce négociateur : c’était, suivant ce qu’on assurait, un certain Mounshoczar, bien connu comme l’ami, le partisan de la paix. Les émissaires de Bandoolach ne négligeaient rien pour tromper ou endormir l’activité du général anglais. Celui-ci, n’en demeurait pas moins sur ses gardes.

Sir Archibald Campbell, en effet, n’eut pas plus tôt reçu une information détaillée sur le retour, la force et la position de l’armée de Bandoolach, qu’il résolut de l’attaquer. Ce dernier n’en parvint pas moins à mettre en exécution une partie de son plan. Dans la nuit du 12 au 13 décembre, les cris au feu ! au feu ! résonnèrent tout-à-coup à travers la ville ; peu après la ville entière était en flammes. Des incendiaires cachés dans la ville avaient déposé en différents endroits des amas de matières inflammables ; ils y mirent le feu à une heure convenue. Favorisé par un vent très violent, l’incendie s’étendit de maison en maison, de rue en rue, avec une rapidité toujours croissante ; un dôme de flammes s’éleva bientôt au-dessus de la ville ; la contrée d’alentour en fut éclairée à une immense distance. On s’attendait à voir l’ennemi profiter de la circonstance ; une partie des troupes prit les armes et se porta sur les différents points susceptibles d’être attaqués ; une autre s’occupa de lutter contre les progrès de l’incendie. Contre toute attente, l’attaque redoutée n’eut pourtant pas lieu ; le vent tomba, et les Anglais, grâce à la persévérance de leurs efforts, finirent par se rendre maîtres de l’incendie. Tout rentra peu à peu dans l’ordre accoutumé ; aucun des magasins ou établissements militaires n’avait été fort heureusement endommagé ; en revanche, plus de la moitié de la ville était en cendres. Cet événement, auquel on ne pouvait douter que Bandoolach fut étranger, acheva de déterminer sir Archibald à prendre l’offensive ; il résolut de tenter une attaque décisive.

Le 15, un corps de 1,500 hommes chargé de cette opération, se mit en marche dès la pointe du jour ; il arriva sans être inquiété jusqu’à la position des ennemis ; mais en approchant, il put comprendre à la fois l’importance, le danger, en un mot toute la difficulté de la tâche qu’il était chargé de remplir. La palissade à enlever se trouvait située à environ deux milles de la pagode de Dagon, sur la route de Kykloo ; un marais vaste et profond en couvrait le front ; des jungles épais en protégeaient les flancs. Deux attaques simultanées devaient se faire en même temps, l’une en tête, l’autre en queue. Le brigadier-général Cotton fut chargé de celle-ci ; sir Archibald Campbell se réserva celle de face et fit aussitôt ses dispositions pour attaquer la position de l’ennemi. Deux palissades fortement construites en défendaient la droite et la gauche ; six retranchements circulaires bien protégés par un abatis et garnis de nombreux défenseurs en couvraient le front. L’ensemble de ces ouvrages présentait un développement de trois milles de circonférence ; mais l’activité ordinaire des Birmans s’y était pour ainsi dire surpassée ; tout avait été fait dans l’espace d’une quinzaine. Le signal de l’attaque consistait en un coup de canon ; dès qu’il eut été donné, les soldats s’avancèrent délibérément, leurs échelles à la main. Le matin même, Bandoolach en parcourant ses ouvrages les avait déclarés imprenables ; les Birmans partageaient cette confiance : aussi considérèrent-ils, pendant quelques instants, cette tentative d’assaut comme une véritable folie. Ils laissèrent les Anglais gagner le pied des palissades sans daigner ouvrir le feu, mais alors ce fut trop tard. Les assaillants avaient atteint déjà le fossé, où ils se trouvent presque à couvert du feu des remparts ; ils les escaladèrent à peu près sans perte et sans difficulté. Le brigadier-général Cotton fut obligé d’emporter plusieurs ouvrages avancés avant d’arriver jusqu’à la palissade ; il parvint toutefois à y pénétrer. Les premiers pelotons de l’attaque de front ayant franchi la palissade, promptement suivis par les autres, attaquant vivement les Birmans à la baïonnette, les chassèrent promptement de tous les coins du rempart ; ils s’échappèrent bientôt en désordre et s’enfuirent de la palissade ; mais en traversant la petite plaine qui séparait la palissade du jungle, ils furent chassés par la cavalerie anglaise, dont le sabre bien manié en jeta un grand nombre sur le carreau. L’intérieur de la palissade et le fossé demeurèrent encombrés de morts et de mourants. Plusieurs, croyant la fuite impossible, avec ce génie de ruse propre à leur nation, se barbouillèrent de sang et se mêlèrent aux morts ; ils se flattaient d’attendre ainsi la nuit et d’échapper alors, mais le plus grand nombre fut fait prisonnier. Le même soir, les restes de l’armée birmane se retirèrent sur Donoobew, et les troupes anglaises rentrèrent dans leurs cantonnements.

La retraite de Bandoolach laissait les troupes anglaises maîtresses de se porter en avant. Pas un homme ne demeurait en armes dans le voisinage de Rangoon. Un grand nombre d’habitants des campagnes, convaincus désormais de l’incontestable supériorité des Anglais, se réfugièrent dans cette ville, pour s’y placer sous leur protection. L’apparence du plus grand nombre de ces pauvres gens, qui venaient de passer plusieurs mois dans des jungles malsains, exposés à toute l’inclémence d’une saison plus mauvaise que de coutume, était pitoyable. Hommes, femmes, enfants, s’étaient vus contraints de travailler jour et nuit à ces palissades, toujours prises aussitôt terminées. Pendant ce temps les injures, les mauvais traitements de la part d’un grand nombre de petits chefs au pouvoir despotique, avaient été leur lot habituel. Dénués de nourriture, réduits du moins à des herbes et des racines, beaucoup périssaient journellement de misère et de faim ; d’autres étaient incessamment punis de mort sous le plus léger prétexte : chacun de ceux qui revenait avait perdu un parent ou un fils. Toutefois, les Birmans ne sont pas gens à se livrer long-temps à un chagrin de ce genre : ils ne s’en mirent pas avec moins d’ardeur à relever et à réparer leurs maisons ; ils reprirent leurs premières professions. Un petit bazar fut construit, dès les premiers jours ; il ne tarda pas à être approvisionné de venaison, de poissons, de fruits, de toute sorte de légumes car le pays en abondait. Leur religion ne leur permettait pas de vendre du bœuf ; du reste, il y avait grande abondance de buffles pour l’approvisionnement des troupes. Un autre résultat plus important fut encore obtenu ; les indigènes fournirent à l’administration de l’armée des domestiques et des moyens de transport par terre et surtout par eau. Le nombre des bateaux et des bateliers birmans fut d’abord peu considérable, insuffisant au transport des approvisionnements, même dans un voisinage fort rapproché de Rangoon ; mais les bons traitements les multiplièrent en peu de temps, au point qu’ils dépassèrent promptement les besoins du service. De nombreux renforts arrivèrent bientôt de deux présidences. Le général, sir Archibald Campbell, se décida à reprendre l’offensive dès le 10 février. Il ne comptait pas aller au-delà de Prome ; mais la réduction de cette place importante lui semblait un moyen de mettre un terme aux indécisions de la cour d’Ava, et par suite entraîner la conclusion de la paix.

Les formidables préparatifs faits à cette époque par le gouverneur-général, d’un autre côté, étaient de nature à donner l’espérance de finir. Un corps d’armée considérable, bien équipé, bien approvisionné, commandé par le brigadier-général Morrisson, assemblé sur la frontière, n’attendait que le moment de pénétrer dans les jungles insalubres d’Arracan. Le général devait réduire la capitale de cette province ; puis cela fait, traverser la chaîne de montagnes élevées qui sépare la province d’Arracan de celle d’Ava, et venir se joindre à sir Archibald Campbell dans l’Irrawaddy. Sur la frontière du Sylhet, un autre corps d’armée considérable, sous le brigadier-général Shouldham, menaçait de se porter à travers la province de Cassay sur la capitale de l’ennemi. Dans la province d’Assam, le lieutenant-colonel Richard se préparait à attaquer aussi l’ennemi.

Le plan du général anglais consistait à se porter en avant en suivant le cours de la. rivière, sans s’en écarter ni à droite ni à gauche. Les approvisionnements ne pouvant arriver à l’armée que par eau, c’était là le seul moyen de n’en pas manquer. Cette décision prise, sir Archibald songea à s’assurer des dispositions des Siamois ; il fit, en conséquence, demander au général en chef de leur armée sa coopération, le priant de se porter sur Toughoo. Jusqu’à ce moment les Siamois étaient demeurés parfaitement immobiles, et comme étrangers à ce qui se passait. À la réception de ce message, ils se décidèrent pourtant à envoyer à Martaban une ambassade chargée de complimenter, au nom de la cour de Bankok, le général anglais sur ses victoires. Le but réel de l’ambassade était probablement d’observer l’état réel des affaires dans Ava. La lettre portée par les ambassadeurs était conçue dans les termes suivants :

« Le nabob de la contrée de Zally, de Lagoon et de Jumnah ; le magnifique héros, le guerrier renommé ; celui qui possède la splendeur, la richesse, la dignité ; le prince et le gouverneur de cinquante-sept provinces, possédées par nos ancêtres depuis les générations les plus élevées ; le seigneur et le chef de neuf tribus de la nation siamoise ; le prince de haute caste, possédant le plus riche trône de l’Orient, surnommé Ceylon ; le nom du second nabob est Bunzagan-Loom-Yat le nom du troisième Shoom-Zovr-Bunzagan-Lan-Chey. Ces trois nabobs étant présents dans le durbar avec trente-trois wazeers, étant unanimes d’opinion, n’ayant qu’un objet dans l’esprit, représentent ceci à Son Excellence : — Au gouverneur de soixante tribus, au conquérant des royaumes, le héros anglais, le champion du monde, le dompteur d’éléphants, le général vainqueur des Birmans, et cependant doux et miséricordieux. Cette requête est écrite dans l’année de l’hégire 1186, année plus propice qu’aucune autre année ; plus grande qu’aucune de celles vues par nos ancêtres ; année dans laquelle le héros anglais, par les ordres de son roi, vint attaquer les Birmans dont il demeura vainqueur, ne molesta pas les habitants, et permit aux pauvres de demeurer dans leurs villages. Ces nouvelles nous ayant atteint, ont répandu parmi nous une joie générale. Nous avons appris qu’un grand nombre de wazeers et de soldats birmans ont été envoyés dans les régions de la mort par les invincibles combattants. Le héros anglais, qui est assis sur un trône, qui est excessivement bienfaisant, a ordonné qu’aucune vexation, qu’aucun chagrin ne fût infligé à ceux qui demeuraient paisibles dans leurs maisons. Contre votre pouvoir aucun ennemi ne saurait tirer une flèche ; le pauvre et le cultivateur trouvent le bien-être sous votre protection. Nous sommes d’avis que si vous continuez à combattre de la même façon encore un an, ou un mois, aucun vestige des Birmans ne restera ; leur nom même aura péri. Alors le pauvre pourra passer sa vie dans le bonheur ; il aura oublié jusqu’au nom de ces ennemis sans pitié. En conséquence, nous sommes persuadés qu’aucun sujet de chagrin ne peut survenir aux peuples qui vivent à l’ombre de l’étendard de votre clémence. — Le grand nabob Leegab ; le second Bungan-Khoon ; le troisième, Bungan-Khasan-Chey ; Dow-Ghoom-Thuham, le nabob des contrées de Laboom et Jamey tous étant assemblés, étant unanimes, n’ayant qu’un objet dans l’esprit, j’ai écrit ceci au grand héros anglais, et, je désire être informé des circonstances où vous vous trouvez, et de tous les désirs qui peuvent naître dans votre esprit. »

Cette lettre, en dépit de nombreux compliments dont elle était toute remplie, ne laissait espérer aucune chance de secours de la part des Siamois. Le général Archibald fit ses dispositions en conséquence, et se prépara à se porter en avant par la voie que nous avons indiquée. Il divisa son armée en plusieurs détachements. Le plus considérable, dont il prit lui-même le commandement, fut formé de 13,000 hommes d’infanterie européenne, 1,000 Cipayes, deux escadrons de dragons, deux compagnies d’artillerie à cheval, une d’artificiers. Les moyens de transport n’avaient pas permis d’augmenter la force de ce corps d’armée ; à peine était-il en mesure d’emporter des vivres pour plus de douze à quinze jours. Une flottille de canots avait ordre d’accompagner sa marche aussi long-temps que la rivière Lain serait navigable. Il devait se mouvoir dans une direction parallèle à cette rivière, en chassant l’ennemi de tous les points encore en sa possession dans cette direction ; gagner l’Irrawaddy au point accessible le plus prochain et là opérer sa jonction avec un autre détachement venu par eau, sous les ordres du brigadier-général Cotton qui se serait dirigé lui-même de ce côté. 800 hommes d’infanterie européenne, un bataillon de Cipayes et de l’artillerie formaient ce dernier détachement ; la flottille sur laquelle il était embarqué consistait en 60 bateaux portant chacun une, et quelques uns deux pièces d’artillerie ; plus les canots des vaisseaux de guerre demeurant à Rangoon, et contenant une centaine de marins anglais. Ce détachement devait se porter sur Donoobew avec toute la célérité possible. Un troisième détachement, composé du 12e régiment d’infanterie du roi, du 13e de Madras, devait se porter pendant ce temps sur Bassein, afin de s’y réunir aux deux autres après la réduction de cette place. Le manque de moyens de transports fit échouer, comme nous le verrons plus tard, cette seconde partie du projet.

Le 11 février, en conséquence de ces arrangements, la colonne de terre se porta de Rangoon à Mienza, qui en était distante de huit milles. La retraite de Bandoolach laissait le champ tout-à-fait libre aux Anglais. Le 13, le quartier-général joignit le gros de l’armée. La route passait à travers un jungle épais, continuellement intercepté par de nombreux bouquets de pins fort élevés. De Kemundine on aperçut çà et là dans la forêt d’innombrables ouvrages exécutés par les Birmans. Certaines palissades n’avaient pas moins d’un mille de circonférence ; des traces d’éléphants, d’autres signes encore indiquaient la récente présence de l’ennemi en ce lieu, avec d’immenses moyens de guerre ; le campement des Anglais présentait tout au contraire un aspect tout nouveau dans les guerres de l’Inde. Le luxe et même le confort en étaient sévèrement bannis. Les éléphants, les chevaux, la multitude de serviteurs qui d’ordinaire accompagne toute armée dans l’Inde ne s’y montrait nulle part ; à peine apercevait-on çà et là quelque poney ou quelque vache à demi morts de faim, et que leur maître laissait chercher en liberté quelques brins d’herbe. Les officiers de tout grade, même le général, n’avaient pas de tentes ; ils en étaient réduits à se garantir de la pluie et du soleil au moyen de quelques couvertures tendues aux arbres ou fixées sur des piquets. On aurait dit un bivouac de bohémiens égarés au milieu de cette vaste plaine. C’était pourtant une armée destinée à traverser un espace de six cents milles, pour aller menacer un monarque tout-puissant au sein de sa capitale.

Le 14, au son du tambour, à cinq heures du matin, la petite troupe prit ses rangs, paraissant animée du meilleur esprit. La route continuait à passer à travers le jungle, traversant occasionnellement des terrains couverts de riz, mais dénués de maisons et d’habitants. Le petit nombre de villages qui se trouvaient sur cette route avait été détruit par les chefs birmans ; les habitants s’étaient enfuis dans les bois ; le chien sauvage et le tigre, seuls échappés à la persécution, erraient alors çà et là dans la pleine possession du bois et des plaines fertiles. Le corps d’armée, après une marche de huit milles, campa dans la plaine de Mhingladoon ; après avoir fait cinq milles la veille, il arriva à Carianghoon, n’en ayant fait que quatre ce jour-là. On trouva ce village habité par des paysans d’une tribu de Carians, race complétement distincte des Birmans. Ces Carians, aborigènes du sol, habitent des villages écartés les uns des autres, et se livrent à l’agriculture ; paisibles de caractère et d’habitudes dans le cours ordinaire de leur vie, ils demeurent simples spectateurs des querelles qui divisent leurs voisins. Ceux-ci, comme d’un commun accord, ne les contraignent jamais de prendre les armes en leur faveur : seulement ils les obligent tour à tour de les aider dans leurs travaux, constructions de palissades, routes, etc., etc. Ils ne se marient point aux Birmans, mais seulement entre eux ; leur manière de s’habiller diffère de celle de tous les autres habitants du même pays ; leurs armes sont la lance, l’épée et le bouclier, l’arc et les flèches ; mais ces armes dans leurs mains ne sont dangereuses que pour les seuls habitants des forêts. Contre la coutume générale de l’Orient, leurs femmes ne se cachent point le visage. Dans la soirée, trente habitants du village se présentèrent au camp, portant avec eux, comme un présent pour le général anglais, quelques volailles, des œufs, des canards et du riz. Ils se chargèrent volontiers de porter les lettres et de maintenir les communications ouvertes d’un corps d’armée à l’autre.

Le 17, la colonne anglaise se présenta devant le fort de Mophee, où l’on s’attendait à trouver quelque résistance. On savait qu’un des chefs des Birmans, Maha-Silwa, s’y était retiré avec environ 2,000 hommes ; les préparatifs étaient déjà faits pour l’assaut : ils furent inutiles, le fort se trouva évacué. Contemporain des beaux jours du Pegu, ce fort a été bâti sur un emplacement fort bien choisi ; il commande à tout le pays d’alentour. Quelques semaines de travail l’auraient rendu d’une capture fort difficile. À côté du fort se trouvait la splendide maison de Maha-Bandoolach : elle avait été bâtie pour lui quand il se rendait à Rangoon dans tout l’éclat de son rang ; il se flattait alors de la voir avant peu remplie de captifs étrangers ; elle était au contraire déserte, et déjà l’herbe croissait dans les cours. La maison de Maha-Silwa, homme de haut rang aussi, n’en était pas éloignée. La forme et l’élévation de chacune de ces maisons indiquaient la position sociale de leurs propriétaires. Chez les Birmans, les rangs sont en effet marqués par l’architecture des maisons ; les différentes classes de la société, les dignités civiles et militaires donnent droit à une maison de forme et de dimension déterminées. Sous peine de mort, aucun Birman ne saurait habiter une maison au-dessus de son rang ; il regarde comme déshonneur d’habiter une maison au-dessous : aussi, quand un personnage important voyage dans l’empire, il faut qu’on lui élève une nouvelle maison à chacune de ses stations. Les villageois sont mis en réquisition pour ce travail ; malheur à eux si un seul bambou est oublié de l’ordre particulier d’architecture auquel le voyageur se trouve avoir droit.

Le 19 avril, le corps d’armée marcha à Meondaga, distant de huit milles de la station précédente. La route, tolérablement bonne, circulait encore, comme les jours précédents, à travers des jungles épais. On traversa plusieurs villages carians, mais absolument déserts ; le passage de l’armée de Bandoolach les avait fait abandonner de leurs habitants. La ligne suivie par cette armée, les lieux de ses divers campements étaient facilement visibles ; on les discernait comme au milieu d’une plaine de blé on le ferait, des endroits où se serait successivement abattue une nuée de sauterelles. Après une marche de vingt milles, l’armée campa le 20 sur les bords d’un petit ruisseau, poussant une forte avant-garde jusqu’à Lain ; le 2 à Keysagain. Ce village, en ruines, comptait pour seuls habitants quelques familles qui s’y étaient réfugiées ; chassées de Rangoon, elles avaient long-temps erré dans les bois, en proie à la misère et au dénûment. Le 22, le corps d’armée joignit l’avant-garde et arriva à Lain. Le terrain jusque là était toujours un jungle entrecoupé çà et là de culture de riz ; les arbres de haute futaie ne s’y montraient qu’en petit nombre ; la plupart des plaines, quoique d’un sol éminemment riche et fécond, étaient incultes et désertes. La contrée ne semblait pas devoir être très peuplée. Lain est dans une situation agréable, sur les bords de la rivière du même nom ; ses habitants l’avaient abandonnée, mais ses maisons nullement endommagées. Capitale d’un assez grand district, il fournissait un millier de combattants pour le service de l’État ; station habituelle des bateaux de guerre, et bien situé pour un établissement de ce genre, il communiquait avec l’Irrawaddy par plusieurs canaux. De Rangoon à Lain on ne rencontra ni vaches ni bœufs ; en revanche le pays abondait en buffles. Par malheur on ne pouvait guère tirer de service de ces derniers animaux ; la lenteur excessive de leur allure aurait retardé, ralenti outre mesure la marche de l’armée ; d’un autre côté la chaleur du soleil les abattait très promptement. Le 24, un partie du corps d’armée se remit en route ; mais deux bataillons de Cipayes demeurèrent à Lain pour remplir les chariots vides des approvisionnements qui ce même jour venaient d’arriver par la rivière.

Le 25, le corps d’armée arriva à Outcan, à quatre milles et demi. Durant ces deux dernières marches, les Anglais avaient cheminé sur la lisière d’une grande forêt appelée Sarrawaddy ; ses nobles arbres, se balançant au-dessus de leurs têtes, formaient un dais impénétrable aux rayons du soleil. De temps à autre la forêt faisait place à de vastes et fertiles plaines ; çà et là se rencontraient des cottages ruinés, maintenant déserts, peu de jours auparavant habités par d’industrieux Carians. Outcan est un grand et long village habité tout à la fois par des Birmans et des Carians ; les premiers avaient fui dans les bois en apprenant la marche de l’armée anglaise ; mais les seconds étaient demeurés dans leurs habitations, vendant aussi cher que possible leurs œufs et leur volaille. Ils aimaient l’argent, mais plus encore les liqueurs spiritueuses ; un verre d’eau-de-vie en tirait plus de service que plusieurs pièces de monnaie. Le 26, l’armée atteignit Soomza, abandonné la veille par son gouverneur ; avant de se retirer, celui-ci, employant un singulier stratagème, avait fait jouer pendant quelques instants, quoiqu’il ne parût pas un seul Anglais, toute son artillerie et sa mousqueterie ; il voulait faire croire, soit à Bandoolach, soit à l’empereur, qu’il ne s’était retiré qu’après une défense obstinée. La découverte de cette ruse lui donna lieu de craindre que sa conduite ne fut punie. Entrant dès lors en communication avec les Anglais, il exprima à différentes reprises le désir de se placer sous leur protection. Entouré d’espions, gardé à vue, il ne put cependant trouver l’occasion de tromper leur vigilance. Sur ces entrefaites se présenta un messager de la part du gouverneur de Sarrawaddy, son supérieur immédiat ; il portait une lettre devant, selon lui, contenir un plein pardon. Mais il n’était lui-même qu’un assassin déguisé ; profitant du moment où le gouverneur de Soomza lisait cette dépêche, il tira son sabre, et d’un seul coup lui abattit la tête. L’armée anglaise s’arrêta deux jours à Soomza pour donner aux deux bataillons indigènes laissés en arrière le temps de rejoindre. Quelques prisonniers faits en ce lieu donnèrent la nouvelle de l’entière dispersion de la dernière armée de Maha-Silwah. Les soldats des provinces inférieures s’étaient retirés chez eux en grand nombre. Mais ceux des provinces supérieures s’assemblèrent en bandes de-maraudeurs, brûlant les villages, dévastant le pays, se livrant aux plus affreuses cruautés. Ils venaient exercer leurs ravages jusque dans le voisinage de l’armée anglaise, mais grâce à leur adresse savaient échapper à toute poursuite.

Le 1er mars, l’armée se remit en marche en se dirigeant sur Theeboon. Cette marche, bien qu’elle ne fût que de douze milles, s’exécuta en grande partie la nuit. Au moment même où le corps d’armée se trouvait engagé dans une épaisse forêt, que n’auraient pénétrée qu’avec difficulté les rayons les plus perçants du soleil, la lune se cacha tout-à-coup ; la colonne, arrêtée à chaque instant par des obstacles naturels, n’avançait qu’avec une extrême lenteur ; les soldats étaient obligés de se tenir par la main pour ne pas perdre l’étroit sentier sur lequel ils cheminaient. Grâce à l’infatigable activité de l’officier chargé de la flottille, des vivres avaient été transportés jusque sur ce point ; les chariots de transport de l’armée furent encore une fois remplis. Là on reçut une note du brigadier-général Cotton : il annonçait la capture de Pantaing et l’immédiate arrivée du détachement embarqué sur la rivière. Le 2 mars, le corps d’armée arriva à Sarrawah ; là on vit pour la première fois le majestueux Irrawaddy qui se précipitait dans l’Océan. Sarrawah était une grande et populeuse ville, le quartier ou dépôt général des bateaux de guerre de l’empereur birman dans le Pegu. Sa population tout entière, hommes, femmes et enfants, avait déjà gagné l’autre côté de la rivière. De là ils considéraient avec une muette frayeur, un indicible étonnement, l’envahissement de leur ville par des étrangers. Dix vieux prêtres étaient seuls demeurés au milieu des rues désertes. Ces derniers furent aussitôt dépêchés vers les fugitifs, pour leur porter des paroles de paix ; les Anglais tentèrent, tous les autres moyens dont ils purent s’aviser pour les engager à rentrer en ville ; tous échouèrent devant la crainte de leurs chefs. On les vit considérer quelques instants avec l’attitude de la douleur, leurs maisons, leurs propriétés, puis leur tourner le dos pour s’acheminer vers une vaste forêt qui se trouvait à quelques milles de là. Ils ne tardèrent pas à disparaître : seulement on en voyait de temps à autre quelques uns apparaître encore de nouveau, comme pour donner un dernier regard à la patrie qu’ils quittaient. Le corps d’armée séjourna dans ce lieu pendant quelques jours ; pas un coup de fusil ne fut entendu pendant ce temps-là. Sur ces entrefaites, Bandoolach avait opéré sa retraite de Donoobew : suivant les uns, il avait marché dans la direction de Bassein, suivant d’autres, il s’était jeté dans les montagnes d’Arracan ; nulle part, au dire des uns et des autres, il n’avait attendu l’arrivée des troupes anglaises. La distance de Sarrawah à Donoobew, en ligne directe, peut être de trente milles. À Sarrawah le corps d’armée, dans une position fort avantageuse, se trouvait à même de couper aux ennemis toute retraite par eau, et de les empêcher de se rallier sur le rivage. À la vérité, il fallait pour cela passer la rivière, ce qui n’était nullement aisé ; à peine pouvait-on disposer pour cette opération d’une demi-douzaine de mauvais canots rassemblés des villages voisins ; le passage, avec de semblables moyens, ne pouvait demander moins d’une semaine. Le général sir Archibald résolut en conséquence d’attendre là des nouvelles exactes de Donoobew. Les choses s’y étaient passées comme nous allons le dire.

Après avoir quitté Rangoon, le brigadier-général Cotton, avec sa division, marcha le long de la rivière de Panlang ; il arriva dans le voisinage de cette ville le 20. Trois palissades récemment construites commandaient le passage de la rivière ; elles furent toutefois abandonnées dès les premiers coups de fusil. Le brigadier-général se présenta devant Donoobew le 4 mars ; il somma Bandoolach ; la réponse de ce dernier fut conforme à la fierté de son caractère : Jusque là, dit-il, les Anglais n’avaient eu à combattre que des paysans ; à compter de ce moment, ils allaient se trouver en face des guerriers birmans. L’ouvrage principal de Donoobew était un carré long, bien palissadé et garni d’abatis d’arbres ; à cinq cents verges, se trouvait sur la rivière un petit ouvrage assez mal construit ; au-delà, une forte palissade entourant la pagode de Donoobew. Le général Cotton se résolut, après avoir reconnu ces ouvrages, à attaquer les trois palissades à la fois ; mais changeant d’avis, dans la crainte de ne pouvoir dans ce cas laisser assez de monde pour défendre la flottille, il prit le parti définitif de les attaquer l’une après l’autre. Le lendemain, c’est-à-dire le 7, à la tête de 500 hommes, il attaqua la palissade de la pagode qui fut emportée, mais non sans avoir été vivement défendue l’ennemi perdit 400 hommes, tués, blessés ou faits prisonniers. Le général fit attaquer alors la seconde palissade ; mais le détachement qui donnait l’assaut fut repoussé après avoir essuyé une perte assez considérable ; l’ennemi pointait aussi quelques canons sur la pagode, où il causa d’assez grands ravages parmi les troupes anglaises : il était plus fort que le général Cotton ne l’avait d’abord supposé. Ne se croyant pas en mesure d’attaquer la grande palissade, quand bien même il aurait réussi sur la seconde, il fit rembarquer toute son artillerie, puis évacua l’ouvrage dont il venait de s’emparer. La perte des Anglais avait été de 5 officiers tués, et 130 hommes tués ou blessés. Les Birmans ne montaient pas à moins de 15, 000 hommes ; ils avaient 150 pièces de canon et 300 jingals.

Le canon de Donoobew avait été entendu dans la division de sir Archibald ; le bruit cessa sur les deux heures après midi ; soldats et officiers ne doutèrent pas qu’elle ne fût tombée au pouvoir des Anglais. Quelques indigènes, échappés des environs de la place, le croyaient également et confirmèrent cette espérance. D’après tout cela ; le général anglais prit le parti de continuer sa marche vers le but définitif de sa campagne ; il voulait surtout empêcher l’ennemi de se rallier en avant de Prome. Le jour suivant, il marcha effectivement dans cette direction, à travers des jungles épais, des terrains incultes, semés çà et là de ruines de quelques villages. Mais le 11, il reçut la nouvelle de l’échec éprouvé par les troupes anglaises ; il apprit que Donoobew ne pouvait être emportée sans de grands renforts. Sir Archibald se décida à se porter au secours du général Cotton et à aller achever l’entreprise commencée par celui-ci. Projet bien calculé. L’armée de Bandoolach était la principale, ou pour mieux dire la seule force qui restât aux ennemis pour continuer la guerre ; la nation mettait en lui son dernier espoir. La colonne commença en conséquence sa marche rétrograde, et le 13 se trouvait de nouveau de retour à Sarrawah. Mais ici se présenta un obstacle de nature sérieuse pour atteindre Donoobew, il fallait passer l’Irrawaddy, une des plus larges et des plus rapides rivières de l’Orient ; il fallait la faire passer à l’artillerie, aux bagages, aux équipages de l’armée : or, l’armée ne possédait pourtant qu’un fort petit nombre de bateaux, qu’elle ne s’était même procurés qu’avec la plus extrême difficulté. L’ardeur des soldats, leur bonne volonté, suppléèrent toutefois, en partie du moins, à ce qui manquait d’ailleurs. Dans le courant du même jour, l’infanterie de la division de Madras traversa la rivière, et, poussant jusqu’à Henzedah, vint occuper une position un peu au-delà. Le lendemain, des radeaux furent construits, et en moins de cinq jours, l’artillerie, les vivres et les bagages de l’armée furent portés de l’autre côté. Le 18, le quartier-général avait rejoint l’avant-garde à Henzedah. Ce même jour des nouvelles furent reçues de l’officier commandant à Bassein : il faisait part de son intention d’opérer sa jonction en se transportant sur des bateaux à Lamina, situé à environ vingt milles au-delà, sur la rivière de Bassein ; de là, dans le cas ou la chose serait possible de se procurer des bateaux, il devrait pousser jusqu’à Henzedah.

Kee-Woonghee, principal ministre du lotoo ou conseil d’État, était venu pendant ce temps prendre position sur la route conduisant de Lamina à Henzedah, à environ quinze milles de distance. Son corps d’armée encore peu nombreux s’accroissait, disait-on, de jour en jour. Le général Campbell, l’ayant appris, détacha aussitôt dans cette direction un fort détachement sous les ordres du lieutenant-colonel Godwin, avec ordre de tenter de surprendre ce corps. La vigilance de l’ennemi ne permit pas d’exécuter ce projet. Des signaux lumineux avertirent les Birmans de l’approche des Anglais. En proie à une sorte de terreur panique, le woonghee ne songea même pas à la résistance. Indifférent à l’honneur, au devoir, au sort de ses soldats, il ne fit pas le plus petit effort pour rétablir quelque ordre parmi ses troupes, ou seulement pour mettre à profit sa connaissance des lieux ; il ne songea qu’à sa propre sûreté. S’étant dépouillé à la hâte des habits qui auraient pu le faire reconnaître, il s’enfuit dans le jungle sous le costume d’un simple villageois ; exemple suivi avec grande ardeur par le reste de ses soldats. Deux secrétaires du ministre furent les seuls morts qui demeurèrent sur la place.

Le 25, l’armée arriva devant Donoobew ; elle fit l’investissement du fort à la distance d’une portée de canon, ou du moins elle essaya cet investissement. L’étendue de la place se trouva trop considérable pour l’entourer par une chaîne de postes détachés. En conséquence, l’armée se contenta de prendre position dans le voisinage, la gauche appuyée à la rivière au-dessus de la palissade, et la droite s’étendant dans une direction circulaire, vis-à-vis le centre de la face de derrière du fort. Pendant l’exécution de ce mouvement, l’ennemi, ne perdant pas son temps, fortifiait ses ouvrages et faisait feu de toute son artillerie. De nombreux parasols dorés brillaient au soleil, indiquant que dans l’intérieur des forts les chefs veillaient aux préparatifs de défense ; au dehors la cavalerie suivait pas à pas les mouvements de l’armée anglaise. La palissade de Donoobew formait un carré long de mille verges de longueur sur cinq cents de large ; elle était bâtie sur les ruines d’un vieux fort. Le pays d’alentour, parfaitement nivelé, avait été soigneusement préparé sur l’étendue d’un demi-mille de long. La rivière baignait le côté est du fort, défendu en outre par une formidable batterie. Des ravelins ou demi-lunes formaient une excellente défense de flanc en avant de chaque porte. Un peu au-dessus, la rivière était divisée par une petite île : là les bateaux de guerre, dont le nombre montait à 70, prirent place. Tout le fort présentait un ensemble de fortifications régulières ; aux quatre coins se trouvaient des petits édifices avec des escaliers en spirale. Les remparts étaient couverts d’une multitude d’hommes armés de lances, de mousquets et de fusils à baïonnette. Au milieu, s’élevait la maison occupée par Bandoolach, parfaitement visible du camp des Anglais ; auprès d’elle, à l’extrémité d’un mat élevé, flottait l’étendard des Birmans. La palissade était composée d’énormes poutres en bois de fer de quinze à vingt pieds de hauteur, enfoncées en terre et serrées autant que possible les unes contre les autres. Derrière cette muraille de bois se trouvait un vieux rempart en briques s’élevant à une hauteur considérable et fournissant à ses défenseurs un champ de bataille solide. 150 pièces d’artillerie garnissaient ces ouvrages. Un grand nombre de traverses et d’excavations fort bien distribuées mettaient la garnison à l’abri de la bombe.

L’armée de Bandoolach, en ce moment, ne montait probablement pas au-delà de 15,000 hommes ; en revanche, c’étaient pour la plupart de vieux soldats ayant appartenu à l’armée d’Arracan, en général très supérieurs par leur habitude de la guerre aux nouvelles levées que les Anglais avaient eu jusque là à combattre. Un fossé d’une profondeur considérable entourait tout le système de défense ; le passage en était rendu difficile par des fers de lances et de piques, fichés en terre, par plusieurs rangées d’épieux ; enfin, en avant de tout cela, un vaste abatis de 30 verges de large, s’étendait autour de la place, excepté du côté baigné par le profond et rapide Irrawaddy, qui présentait une barrière suffisante. Le camp anglais une fois assis, l’ennemi cessa le feu bien nourri qu’il entretenait depuis le matin. Les assiégés, qui jusque là avaient bordé les remparts, en disparurent tout-à-coup ; les petits détachements de cavalerie qui battaient la campagne rentrèrent dans la place ; mais en même temps, on voyait de temps à autre quelque chef venir examiner du haut d’une tour élevée la situation de l’armée anglaise. De cette circonstance et de quelques autres, on pouvait conclure que le calme momentané dont on jouissait ne serait pas de longue durée. Le soldat ne se trompe pas plus à ces sortes de choses que le matelot aux signes précurseurs de l’orage. La nuit venue, les soldats semblaient en effet compter sur une attaque de l’ennemi : on les voyait examiner d’un air attentif toute la campagne, écouter les moindres bruits avec une sorte d’anxiété. La cloche venait de sonner dix heures ; la lune allait monter sur l’horizon ; en ce moment, éclata tout-à-coup le cri de guerre de l’ennemi, mêlé au feu de la mousqueterie. Les soldats, fatigués des travaux de la journée, commençaient à se relâcher de leur surveillance ; quelques uns dormaient déjà. Bientôt tous sont debout, se saisissent de leurs armes, reprennent leur rang. Les Birmans s’avancèrent sur plusieurs colonnes dans une direction oblique à celle de la ligne anglaise, et se dirigèrent vers la droite, avec l’intention de la tourner ; ils faisaient en même temps, quoiqu’à distance, un feu très vif sur la gauche et le centre, dans le but de masquer cette intention. Mais les deux régiments de droite, faisant un changement de front, les accueillirent avec un feu roulant et si bien nourri que leurs colonnes s’arrêtèrent à l’instant. Ils se présentèrent plusieurs fois encore à l’attaque, mais chaque tentative devint toujours plus faible que la précédente, jusqu’à ce qu’enfin ils y renonçassent. L’obscurité de la nuit leur permit d’enlever leurs morts et leurs blessés, qu’on peut supposer toutefois avoir été fort nombreux. La perte des Anglais se borna à 3 hommes hors de combat.

Le 26 mars, aucune communication n’existait encore entre le corps d’armée de sir Archibald et la flottille ; celle-ci se trouvait au-dessous de Donoobew. Un détachement, composé d’infanterie et de cavalerie, fut chargé de l’atteindre. Ce détachement tournant les ouvrages de l’ennemi, tout en s’en tenant à une assez grande distance, réussit à atteindre cet objet sans avoir tiré un seul coup de fusil. En revanche, les Birmans s’assemblèrent en grand nombre sur ses derrières ; ce qui l’obligea à remettre son retour au jour suivant. Un peu au-dessus de Donoobew la rivière forme une île qui servait d’abri aux bateaux de guerre de l’ennemi ; de là, ils tiraient fréquemment sur le camp anglais. Ordre fut donné à un détachement de s’emparer de ce point. D’abord les bateaux parurent vouloir maintenir leur station, mais une pluie de fusées à la Congrève les en dégoûta ; ils l’abandonnèrent. Une vieille pagode, à trois cents verges des ouvrages de l’ennemi, fut choisie comme le point le plus favorable pour ouvrir la tranchée ; les travailleurs se mirent à l’œuvre. Le lendemain 27, la flottille anglaise se montra sur la rivière ; un corps d’infanterie, de cavalerie, et 17 éléphants, portant chacun cinq ou six hommes armés de mousquets et de jingals, sortirent en même temps de la place. Comme celles du jour précédent, leur attaque fut dirigée sur la droite des Anglais. Ceux-ci ne l’attendirent pas ; leur flottille vint se placer devant le fort ; pendant ce temps, la cavalerie chargea les éléphants. Ces derniers, ainsi que leurs conducteurs, soutinrent cette charge avec un courage que les uns et les autres ne montrent que rarement ; les conducteurs furent tués pour le plus grand nombre ; mais alors, se sentant abandonnés à eux-mêmes, ils s’en retournèrent en toute hâte vers la place. La flottille anglaise, après avoir essuyé un feu qui ne lui fit éprouver qu’une perte insignifiante, vint se placer à la gauche de la ligne anglaise. Durant ce combat, Bandoolach s’occupait particulièrement du service de son artillerie. Un officier birman ayant été tué pendant qu’il pointait un canon contre la flotte, les canonniers de sa batterie abandonnèrent aussitôt ce poste dangereux ; le général, qui se trouvait sur ce point, abattit de sa propre main la tête de deux des fuyards. Il ordonna que ces têtes, séparées du corps, fussent exposées au bout de deux piques pour effrayer les autres.

Les travaux du siège continuèrent les jours suivants. Le bateau à vapeur de la flottille anglaise parvenant à remonter la rivière, s’empara de neuf des bâtiments de guerre ennemis. Le 2 avril, à la pointe du jour, les batteries de brèche commencèrent leur feu. Peu d’instants après, deux lascars (matelots natifs du Bengale), depuis peu faits prisonniers par les Birmans, s’échappèrent du fort ; ils arrivèrent en toute hâte aux lignes anglaises, et donnèrent, la nouvelle de la mort de Bandoolach, tué, selon eux, le jour précédent. Aussitôt après sa mort, la garnison, disaient-ils encore, s’était dispersée, aucun autre chef n’avait eu assez d’influence sur les soldats pour leur persuader de rester à leurs postes, assez de pouvoir pour les y contraindre ; dès la nuit précédente la place se trouvait évacuée. L’armée anglaise en prit effectivement possession sans difficulté. L’intérieur offrait de nombreuses preuves du désordre et de la confusion de la retraite de l’ennemi ; pas un seul canon n’avait été mis hors de service ; un immense magasin de grains se trouvait tout-à-fait intact ; la peur de donner l’éveil à l’armée anglaise empêcha les fuyards d’y mettre le feu, quelque précieuse que dût être cette acquisition pour leurs ennemis. Dans l’intérieur du fort on trouva un grand nombre de blessés ; tous confirmèrent le bruit de la mort de Bandoolach ; un d’eux, privé des deux pieds par un boulet de canon, raconta avec quelques détails la manière dont la chose était arrivée : « J’appartenais, dit-il, à la maison de Menghi-Maha-Bandoolach ; mes fonctions consistaient à battre le grand tambour pendu devant la maison du Woonghee. Avant-hier matin, entre neuf et dix heures, tandis qu’on préparait son dîner, il sortit pour faire sa ronde ordinaire des remparts ; il se rendit à son observatoire : c’est une tour élevée, sur laquelle se trouvait un lit de repos ; on ne tirait pas ; il s’assit et donna des ordres à quelques chefs. Tout-à-coup une bombe vint tomber dans son voisinage, et le tua roide d’un de ses éclats. Son cadavre fut aussitôt emporté et réduit en cendres. » Le bruit de cette mort ne tarda pas à se répandre parmi les soldats ; ils refusèrent d’obéir à un autre chef et de combattre davantage ; bientôt chacun ne songea plus qu’à sa propre sûreté.

Bandoolach présentait dans son caractère un étrange assemblage de cruauté et de générosité, de talent naturel et de manque de jugement. Les actes de cruauté qu’il fit commettre sont innombrables : il paraissait jouir d’un plaisir sauvage à assister à l’exécution de ses ordres sanglants ; souvent il faisait voler de sa propre main les têtes de ceux qui avaient manqué de zèle dans l’exécution de ses ordres. Cependant, ceux qui l’approchaient lui étaient sincèrement dévoués ; il leur permettait le pillage et l’oppression, en dédommagement de leur propre servitude. La formation de l’armée des Birmans, au milieu des circonstances les plus défavorables, témoignait d’un grand talent et d’une grande force de caractère la défense de Donoobew, telle qu’il la préparait, ferait honneur aux meilleurs ingénieurs de l’Europe. D’un autre côté, il abandonna les bords des rivières étroites de Paulaing et de Lain, où il pouvait combattre avantageusement ; il accepta le combat sur les bords de l’Irrawaddy, dont les larges plaines étaient favorables aux manœuvres des troupes régulières. Aux batailles de Rangoon et de Kokein, il se tint presque constamment hors de portée, mais lorsque les circonstances l’exigèrent, il donna l’exemple de la plus extrême intrépidité ; il déclara hautement qu’il voulait vaincre ou mourir à Donoobew, et toute sa conduite fut en harmonie avec la hardiesse de ce langage. Au reste, c’était le seul homme qui dans ces graves circonstances pût tenir sur pied une armée birmane ; il était l’âme de cette guerre. Sa conduite vis-à-vis les habitants des campagnes fut souvent cruelle, mais en même temps il traitait les prisonniers beaucoup mieux qu’aucun de ses compatriotes ne le fit jamais. La nouvelle de la mort de Bandoolach et de la chute de Donoobew étant parvenue à l’empereur, l’affecta singulièrement ; il s’enferma dans l’intérieur de son palais et se refusa pendant quelques jours à toute communication ; ses serviteurs les plus dévoués ne parvenaient point à l’approcher.

L’armée anglaise, après s’être assurée de la réalité de la mort de Bandoolach, se remit en mouvement dans la direction de Prome ; elle atteignit de nouveau U-Au-Deet, point d’où elle avait commencé sa marche rétrograde un mois auparavant. Des bandes de fugitifs échappés de Donoobew se montrèrent çà et là pendant cette marche, mais se tenant constamment à une grande distance des colonnes : la plupart ne s’occupaient que de leur sûreté personnelle ; d’autres, dont la guerre était comme l’état naturel, voyaient dans le triste état des affaires publiques une bonne occasion de faire les leurs ; ni les uns ni les autres ne montraient l’envie de tenter de nouveau la chance des combats. Le 19, l’armée arrivée à Huddadoon campa au milieu.d’un paysage dont la beauté pittoresque la frappa ; officiers et soldats en conservèrent long-temps le souvenir. Elle planta ses tentes au centre d’une vaste plaine ; d’un côté s’élevaient en demi-cercle un grand nombre de petites collines, toutes couvertes d’arbres aux larges feuilles élégamment découpées ; de l’autre, les montagnes d’Arracan s’élevaient majestueusement aux extrémités de l’horizon sur la rivière, tous les navires et bateaux de la flottille ornés de pavillons de toutes couleurs, remontaient ou descendaient le courant. Entre celle-ci et le campement, c’étaient des détachements de soldats, de marins, de gens de service, de nation et de costumes divers. Enfin, les cendres de quelques villages, récemment brûlés, qui fumaient encore çà et là dans la plaine, jetaient aussi quelques sombres et mélancoliques teintes sur toute cette grande scène. Dans la soirée, un messager arriva de Prome : c’était un homme d’un certain âge ; il apportait des propositions assez pacifiques de la part des autorités de la ville. Après lui avoir fait la meilleure réception possible, on le fit mettre à table ; le bonhomme trouvant le vin bon, en but un peu trop que de raison pour un diplomate. Aussi oublia-t-il quelque peu son rôle, pour se laisser aller à ses bonnes intentions envers des hôtes qui le traitaient si bien. Se levant de table, il leur dit en parlant de ceux qui l’avaient envoyé : « Croyez-moi, la peur leur a fait perdre la tête, vous en ferez ce que vous voudrez. » Les signataires de la lettre se représentaient comme des conseillers de l’empereur, ayant le pouvoir de conclure un arrangement. La réponse du général exprimait la bonne volonté du gouvernement anglais à conclure la paix ; il ajoutait que, dès l’arrivée de l’armée anglaise à Prome, toute facilité serait donnée à la cour d’Ava pour entrer en négociations.

L’armée, continuant sa marche, atteignit le 24 un village nommé Daringa-Bog. Là, les montagnes voisines de Prome se montrèrent pour la première fois à l’horizon. La flottille mouillait déjà peu de distance de la ville. Après la dispersion de l’armée de Bandoolach à Donoobew, la cour d’Ava regarda Prome comme le seul lieu où il y eût quelque chance d’arrêter l’ennemi. De nombreuses levées, un train considérable d’artillerie, de nouveaux généraux furent dirigés sur cette ville. Les autorités locales déployaient le plus grand zèle pour la fortifier. Elles essayaient, en outre, de gagner du temps par des négociations, et dans ce but elles adressèrent à sir Archibald Campbell une nouvelle lettre en réponse à celle envoyée peu de jours auparavant par lui, par l’occasion du vieux messager. Cette dernière dépêche se trouvait conçue en termes à la fois équivoques et quelque peu insolents. Les chefs des Birmans invitaient les Anglais à s’abstenir d’aller jusqu’à Prome ; on pouvait traiter de la paix sans qu’ils se donnassent la peine d’aller si loin. « Les Birmans, ajoutaient-ils, avaient des armes tout aussi bien que les Anglais ; l’espace était vaste entre la ville et le camp de ceux-ci, on pouvait se rencontrer au milieu, etc. » Tout cela, dit d’ailleurs en termes ambigus, laissait des doutes sur les véritables intentions des auteurs de la lettre. Le général anglais répondit qu’il ne pouvait renoncer à occuper Prome, mais qu’il serait heureux de rencontrer des députés birmans le jour et au lieu qu’ils voudraient fixer. Le lendemain l’armée anglaise, en ordre de bataille, se mit en mouvement avant le jour ; au lever du soleil elle atteignait le pied des éminences qui bordent Prome au midi. Chacune de ces éminences était fortifiée à son sommet ; leur ensemble formait une des dispositions les plus formidables qu’il fût possible de rencontrer. L’ennemi intimidé par des précédents revers, n’en avait pas moins évacué tous les postes extérieurs et Prome elle même. L’armée, poussant en avant, arriva dans l’intérieur de celle-ci qu’elle trouva tout en flammes ; la moitié de la ville était déjà consumée avant qu’il fût possible de les éteindre. La rapidité de la marche des Anglais avait déjoué tout plan de défense. Les Birmans se retirèrent, brûlant tous les villages qu’ils rencontrèrent sur leur route, ravageant, dévastant tout le pays qu’ils traversèrent.

Les débris de l’armée birmane se rassemblèrent à Melloone ; des ordres du lottoo, ou grand conseil, furent envoyés pour la levée et l’équipement de 30,000 hommes destinés à la renforcer. Mais les temps n’étaient plus où les moindres ordres tombés du trône étaient scrupuleusement obéis. On ne voyait plus les habitants des provinces les plus éloignées du royaume accourir en foule autour de l’étendard national. Alors, les moindres ordres du chef, la seule espérance du pillage ou les récompenses suffisaient pour créer des armées. Mais en ce moment la cour d’Ava ne parvenait à se procurer de soldats qu’à force d’argent, et encore en fort petit nombre. La résolution de l’empereur ne fléchissait d’ailleurs nullement ; il se montrait décidé à rencontrer de nouveau sur le champ de bataille les envahisseurs de son royaume. Aucun sacrifice, aucun danger ne semblait devoir le faire reculer. Tout annonçait donc que la guerre ne pouvait manquer de se prolonger bien au-delà du terme qu’on lui avait d’abord assigné. L’armée se trouvait heureusement dans un pays fertile en riz, en légumes de toutes sortes. Prome, jadis le théâtre de grands événements dans les anciennes guerres qui amenèrent la conquête du Pegu, était bien déchue de son ancienne splendeur. Elle se trouvait déserte à l’entrée des Anglais ; mais comme ceux-ci campaient dans le voisinage, les habitants ne tardèrent pas à s’enhardir, et revinrent bientôt occuper leurs maisons. Les Anglais profitèrent du peu de temps qui restait encore avant la saison des pluies pour tirer parti de toutes les ressources qu’elle renfermait. À l’aide de petites colonnes mobiles, ils purgèrent encore de brigands et de bandes de malfaiteurs qui parcouraient tous les environs de la ville ; enfin, un corps d’armée légèrement équipé s’avança dans la direction de Tonghoo, ville située à cent milles de l’est de Prome, séparée de cette province par la montagne de Galadzet.

Ce corps d’armée marcha d’abord pendant les deux premiers jours dans un pays riche et fertile, abondant en riz et en légumes. Mais ces signes de richesse et d’industrie ne tardèrent pas à s’effacer ; la population diminua ; à peine apercevait-on çà et là quelques rares villages disséminés dans la plaine ; le pays était couvert de hautes forêts, de plantes sauvages, de jungles épais, impraticables ; c’était un contraste étrange avec les bords populeux et cultivés de l’Irrawaddy. Les chefs du détachement prenaient de grandes précautions pour empêcher les habitants de s’effrayer de leur approche ; quelques Birmans gagnés les précédaient d’ordinaire, avec mission de faire connaître à leurs compatriotes les dispositions amicales des étrangers qui allaient se montrer. Ce moyen réussit ; dans plusieurs villages, les habitants ne quittèrent pas leurs maisons. On les voyait alors se livrer à un étonnement sans mesure ; les vêtements, les armes, les manœuvres des soldats anglais, tout cela était, en effet, pour eux un spectacle aussi nouveau qu’étrange. Toutefois peu d’instants suffisaient en général à leur inspirer la confiance, même la familiarité. À peine le camp se trouvait-il établi qu’ils accouraient vendre leurs volailles et leurs légumes. Ils acceptaient sans se faire prier un verre de brandy, et considéraient avec une indicible curiosité toute la scène qui les entourait. Les habitations ne présentaient aucune trace de luxe ; loin de là, elles paraissaient même dénuées des objets les plus nécessaires à la vie. L’habitude ne leur en faisait pas moins trouver leur genre de vie fort supportable. Partout où un détachement de Birmans avait précédé le corps d’armée anglais, l’état misérable et désolé du pays ne montrait que trop le chemin suivi par eux. Pillés, rançonnés, maltraités, les malheureux habitants s’étaient d’ordinaire vus contraints d’aller chercher un asile dans les bois du voisinage. À peine apercevait-on de temps à autre, à travers les premiers arbres, quelques sentinelles isolées, qui, à l’aspect du corps d’armée anglais, s’enfuyaient sans doute pour donner l’alarme. Le traitement qu’ils avaient reçu de leurs compatriotes ne leur permettait pas de croire à la pitié chez des étrangers.

Le détachement chemina dans la direction de Tonghoo, jusqu’à quarante milles à l’est de Prome, à un lieu nommé Tagoondine, à l’entrée des montagnes de Galadzet. L’époque avancée de la saison ne lui permit plus d’aller au-delà : les pluies venaient de commencer ; les nombreux ruisseaux dont le terrain est entrecoupé menaçaient de se changer d’un moment à l’autre en larges rivières, en rapides torrents. On se contenta de pousser une reconnaissance dans les défilés de ces montagnes, qui se présentèrent comme susceptibles d’offrir de grands obstacles au passage d’une armée. Ces montagnes de Galadzet sont habitées par une race de paisibles mais hideux montagnards ; les hommes et les femmes se tatouent le visage avec les dessins les plus horribles. Au-delà de ces montagnes se trouve Tonghoo, au dire des indigènes la seconde ville de l’empire, mais alors tout-à-fait inconnue des Européens : aucun ne l’avait visitée. Une forte muraille en briques, un large et profond fossé l’entouraient. Jadis capitale d’un puissant royaume, elle était devenue la jaghire (apanage) du frère du roi, qui portait aussi le nom de prince de Tonghoo. La colonne dut commencer sa marche de retraite sur Prome, donnant sur son passage des assurances des dispositions amicales des Anglais, dans tous les villages qui se trouvaient encore habités ; elle arriva enfin à Prome, et put s’étonner de l’aspect nouveau que présentait alors la ville. Dès le milieu de juin, l’armée entière était confortablement établie dans de spacieux bâtiments construits dans le style birman ; les officiers s’étaient bâti un grand nombre de petites maisons ; naguère encore déserte, la ville avait repris toute l’apparence d’une populeuse et florissante cité. Les rues, nettoyées de toute immondice, étaient macadamisées ; des maisons s’élevaient dans toutes les directions ; un large et long bazar avait été bâti, et toute la population féminine s’empressait d’y porter des fruits, du poisson, du riz, des légumes ; des étoffes, des vêtements de soie, d’autres objets de luxe ornaient la devanture d’un grand nombre de boutiques. Les temples avaient été rouverts. En un mot, la ville de Prome paraissait plus florissante et plus paisible que jamais. Ses environs changèrent bientôt également d’aspect.

Un des premiers soins du général fut la formation d’un dépôt à Prome ; sans cette mesure, l’armée se serait trouvée dans l’impossibilité de se porter en avant, ou même de conserver plus long-temps sa position actuelle. Un paiement libéral est l’appel le plus éloquent aux ressources locales, mais cela devait être surtout vrai dans cette occasion ; habitués qu’ils étaient à ne recevoir aucun prix de leur travail, ce moyen ne pouvait manquer d’avoir plus d’efficacité sur les Birmans que sur tout autre peuple. De nombreuses flottilles de canots dont la construction permettait de remonter les torrents de l’Irrawaddy, furent placées à la disposition de l’administration. Bientôt de vastes magasins de tous les genres furent assemblés à Prome, assez considérables pour pouvoir subvenir aux besoins de l’armée pendant une longue campagne. On s’occupa encore de rassembler assez de chariots et de bétail pour le transport des magasins de l’armée. On savait que le district de Prome et les autres districts plus élevés du Pegu abondaient en bétail de toute espèce ; la religion des Birmans leur interdisant de mettre à mort aucun animal domestique, les vaches et les bœufs sont uniquement employés au labourage et ne meurent que de vieillesse ou de maladie. Aussi les habitants furent à peine établis dans leurs maisons, qu’on vit bientôt sortir de toutes les forêts, qui dans ce pays usurpent plus de la moitié du sol, de nombreux troupeaux des plus beaux bœufs. La même contrée qu’on avait traversée déserte peu de semaines auparavant, qui semblait tout-à-fait dénuée de moyens de nourrir et d’approvisionner l’armée, se trouva tout-à-coup changée en un riche et fertile pays. Les troupes reçurent régulièrement une ration de bœufs vendus par les indigènes.

Le général anglais ne borna pas là ses soins : il s’occupait de garantir contre le désordre et l’anarchie cette ville nouvelle qui, en quelque sorte, se fondait sous leurs auspices ; il s’occupait, en un mot, de créer un nouveau système de gouvernement indigène pour les provinces récemment conquises. L’empire des Birmans est divisé en provinces et districts de grandeur et d’importance diverses : chacune de ces subdivisions est gouvernée par un chef militaire ou vice-roi, nommé Maywoon, lequel est assisté dans ses fonctions par plusieurs chefs ses subordonnés, appelés Raywoon ; le nombre de ces derniers se trouvant proportionné à l’étendue du territoire à administrer. La réunion de ces fonctionnaires forme une sorte de conseil, ou, dans le langage du pays, de lottoo provincial, conseil ayant droit de vie et de mort dans toute l’étendue de sa juridiction. Les lois permettent bien, à la vérité, l’appel de ces sentences au grand conseil ou lottoo siégeant à Ava ; mais les difficultés et les dépenses de cet appel sont telles que cette faculté demeure purement nominale. Le Maywoon et les Raywoons ne reçoivent aucun salaire de la couronne ; leurs émoluments consistent en amendes qui se paient à leur profit, en prélèvements sur diverses taxes. D’ailleurs ils frappent à leur gré des contributions ou réquisitions, dans toute l’étendue de leur juridiction. Quand l’empereur fait la guerre, assemble des armées, où quand le royaume est envahi, les Maywoons lèvent la quantité d’hommes que la province est appelée a fournir ; ils lèvent aussi autant d’argent que faire se peut, pour l’entretien et l’équipement de ces troupes ; et ce sont de précieuses occasions pour leur avidité. En général, ils enrôlent le double d’hommes qu’il n’est nécessaire, puis permettent à une moitié de se libérer moyennant finance. Ils mettent, en outre, dans leurs poches la moitié de la somme nécessaire à l’équipement de l’autre moitié.

L’intérêt de ces sortes de fonctionnaires les liant étroitement au chef de l’empire, il n’était pas possible de songer à les en détacher. Mais il existe encore pour l’administration des provinces birmanes, une autre classe de fonctionnaires qui ne manquent pas d’importance : ce sont des chefs civils, nommés Menthogees ; et dont les fonctions consistent à lever les taxes, à mettre à exécution les ordres des vice-rois ou gouverneurs de provinces, à rendre la justice dans un certain nombre de cas déterminés. Ils ne suivent point les armées ; ils remplacent, au contraire, les vice-rois et les autres chefs militaires, quand ceux-ci sont en campagne. Leur tâche alors est de faire parvenir à l’armée tous les secours en hommes, en argent, en approvisionnements, qu’ils réussissent à se procurer. Inférieurs en situation aux vice-rois ou gouverneurs, ils en sont naturellement envieux ; appelés à les remplacer, ils eh saisissent volontiers l’occasion. Aussi, sur les instances des généraux anglais, instruits de ces particularités, ils se laissèrent facilement persuader de reprendre les rênes de l’administration, en l’absence de leurs supérieurs. On les vit donc sortir des bois les uns après les autres, et reprendre les fonctions qu’on s’empressait de leur restituer. Ils devinrent ainsi comme un moyen terme, un intermédiaire nécessaire entre les conquérants et la population conquise. Grâce à eux les choses ne tardèrent pas à se trouver remises sur l’ancien pied. Sous l’épée de la conquête, le peuple continua de vivre sous la même administration que précédemment, mais dépouillée cependant de la faculté de l’opprimer et de le piller impunément.