Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre X

Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 3p. 115-250).

LIVRE X.

SOMMAIRE.


Installation du nouveau gouvernement à Calcutta. — Division dans le conseil. — Le général Clavering, le colonel Monson, M. Francis forment une opposition contre le gouverneur-général. — M. Barwell vote avec le dernier. — La majorité et la minorité écrivent séparément à la cour des directeurs. — Enquêtes sur la guerre des Rohillas. — Présent du visir. — Mort du visir, nouveaux arrangements avec son successeur. — Hastings accusé d’avoir reçu des présents. — Nuncomar gouverneur du Hoogley, se fait l’accusateur de Hastings. — Sa déposition devant le conseil ; sa mort. — Nouvelles dissensions dans le conseil. — Hastings accusé par l’opposition d’intelligence avec les ennemis de la Compagnie. — Situation des affaires à Bombay. — Traité avec les Mahrattes (1776). — Situation respective de l’empereur et du nabob de Oude. — Nomination de lord Pigot à la présidence de Madras. — Restauration par lui du rajah de Tanjore. — La mésintelligence se met entre lord Pigot et le conseil. — Paul Benfield. — Nouveau sujet de dissentiment dans le conseil de Madras. — Arrestation et emprisonnement de lord Pigot. — Impression produite par cette nouvelle en Angleterre. — Mort de lord Pigot. — Nomination de sir Thomas Rumbold. — De la collection du revenu ; enquêtes au Bengale sur ce point. — Querelle entre Clavering et Hastings. — Démission supposée de Hastings. — Diverses mesures secondaires. — Situation intérieure des Mahrattes. — Guerre avec eux. — Détachement du Bengale. — Traité avec le rajah de Gohud. — Prise de Gnalior. — Administration de sir Thomas Rumbold à Madras. — Transactions relatives aux circars de Guntoor. — Guerre entre la France et l’Angleterre. — Prise de Pondichéry. — Prise de Mahé. — Hyder-Ali. — Guntoor. — Invasion du Carnatique par Hyder. — Préparatifs de défense. — Détachement sous les ordres du colonel Cosby. — Défaite du colonel Baillie. — Ses suites. — Continuation des dissensions du conseil à Calcutta. — Duel de Warren Hastings et de M. Francis.
(1775 — 1780.)


Séparateur


Le général Clavering, le colonel Monson, et M. Francis, nouvellement nommés membres du conseil, s’embarquèrent pour leur destination le 1er avril 1774 ; ils étaient accompagnés de sir Elijah Impey, magistrat supérieur (chief-justice), et de trois juges. Ils touchèrent à Madras le 21 septembre. Le général inspecta avec soin les divers établissements militaires ; il parut satisfait des fortifications et des travaux divers exécutés pour la défense de la place : « Le plan de défense, écrivait-il aux directeurs, a été formé avec grand discernement et exécuté avec beaucoup de soin et d’attention. » Le 22, les nouveaux membres du conseil firent une visite de cérémonie au nabob du Carnatique. Entrés à Calcutta le 14 octobre, ils annoncèrent aussitôt leur arrivée au président ; le plus ancien membre de l’ancien conseil se rendit auprès d’eux pour les complimenter, et leur présenta les respectueux hommages des membres du gouvernement précédent. Le jour suivant, malgré l’absence de M. Barwell, l’un de ses membres, le nouveau conseil tint sa première séance : une proclamation y fut arrêtée pour être publiée le jour suivant par le shériff ; elle annonçait l’établissement du nouveau gouvernement à compter du 20 octobre. Le shérif, entouré d’une partie de la garnison sous les armes, la lut solennellement dans tous les quartiers de la ville. Cette publication faite, le conseil s’occupa de prendre connaissance des instructions de la cour des directeurs ; elles étaient adressées au gouverneur-général et aux conseillers nommés dans l’acte du parlement. D’après ces nouvelles instructions, les conseillers durent s’assembler deux fois par semaine ; le gouverneur-général était seul chargé de la correspondance avec l’intérieur ; mais toutes les lettres qu’il écrivait devaient être soumises au conseil et ne pouvaient être envoyées à destination sans en avoir été approuvées ; toutes celles qu’il recevait devaient de même être soumises au conseil immédiatement après leur réception. Les autres présidents ne pouvaient déclarer la guerre aux puissances indiennes sans l’autorisation du gouvernement suprême : le gouvernerment devait donc, avant tout, se mettre parfaitement au courant des intérêts, des relations des États et des princes les uns avec les autres, avec la Compagnie, avec les autres puissances européennes. Un bureau était nommé pour s’occuper spécialement des affaires commerciales de la Compagnie. Les dépenses militaires s’étaient accrues, suivant l’expression des directeurs, jusqu’à un taux intolérable : il était recommandé de faire une sévère enquête sur les causes de cet accroissement de dépenses. Les fonds affectés à l’entretien, à la réparation ou à l’érection de fortifications ou d’ouvrages militaires étaient fixés pour l’avenir : ils ne pouvaient dépasser dans l’avenir 100,000 livres sterling par année. La réduction de la dette du Bengale fut fortement recommandée au conseil ; le système de location des terres de Bengale, Bahar et Orissa était approuvé ; la recherche des abus passés était soigneusement recommandée comme un moyen d’en empêcher le retour.

Des discussions s’étaient fréquemment élevées entre le gouverneur et le commandant en chef par rapport à l’étendue de leurs pouvoirs respectifs, et ces discussions tournaient au détriment du service. Dans le but de les prévenir pour l’avenir, la cour des directeurs envoya au gouverneur-général une commission qui l’instituait gouverneur et commandant en chef de la forteresse et de la garnison du fort William et de la ville de Calcutta. Elle nommait en même temps le général Clavering commandant en chef des forces de la Compagnie. Par ces nouvelles instructions, il était interdit au commandant militaire de quitter le Bengale sans l’autorisation du gouverneur-général et du conseil. Le commandant en chef, quelle que fût la résidence où il se trouvât, avait de droit le second siège au conseil, mais ne pouvait voter que sur les affaires politiques et militaires. Ses appointements comme commandant en chef étaient fixés à 6,000 livres, outre les 10,000 livres sterling dont il jouissait comme membre du conseil. Les mesures naguère prises par rapport à Cooch Bahar étaient supprimées ; cependant la cour exprimait de nouveau ses intentions de ne pas s’étendre au-delà des territoires alors possédés. Il était encore recommandé au général Clavering de visiter les présidences de Bombay aussitôt que ses occupations au Bengale lui en laisseraient la faculté ; de transmettre à la cour des directeurs un rapport circonstancié de l’état des troupes dans chacune de ces deux présidences ; d’assister leurs conseils respectifs dans tous les règlements, dans toutes les dispositions qu’il jugerait propres à tenir les forces de la Compagnie sur un pied convenable. La cour des directeurs terminait ses instructions en prêchant l’union et la bonne harmonie entre eux à tous les membres du nouveau gouvernement.

Dès le premier jour, quelques signes de désaccord entre les membres du gouvernement avaient déjà paru. Les membres récemment arrivés d’Angleterre et ceux qui se trouvaient au Bengale n’étaient pas en dispositions très conciliantes les uns à l’égard des autres. Les premiers crurent apercevoir dans les manières du gouverneur-général une réserve, une froideur qui ne tardèrent pas à se transformer, pour des esprits prévenus, en procédés humiliants, en négligences étudiées. Voulant se donner le loisir de préparer les vues et les projets qu’il comptait soumettre au conseil, il avait fait renvoyer la seconde séance au 25 : elle trouva les esprits dans les dispositions que nous venons de dire. Il exposa néanmoins la situation financière et politique du pays, proposant de maintenir le système du revenu public tel qu’il était alors, mais se déclarant prêt à se rallier à tout autre système qu’il plairait au conseil d’adopter. Dans cet exposé des affaires, la guerre des Rohillas attira surtout l’attention du conseil ; à la vérité, les auditeurs les moins prévenus contre Warren Hastings n’auraient pu manquer de vouloir approfondir un sujet semblable ; cette guerre se trouvait, en effet, en opposition formelle avec les fréquentes recommandations des directeurs d’éviter toute guerre offensive, de se renfermer strictement dans la défense des territoires possédés. À cette époque, la nouvelle du traité avec Fyzoolla-Khan n’était pas encore parvenue à la présidence. Malgré les dispositions pacifiques des nouveaux venus et les instructions récentes de la cour des directeurs, ils se trouvaient donc tout-à-coup appelés à sanctionner une guerre. Avides de renseignements positifs, ils demandèrent communication de la correspondance du gouverneur-général avec le commandant des troupes et le résident anglais auprès du visir : mais ce dernier ne voulut communiquer qu’une partie seulement de cette correspondance, restriction contre laquelle les membres du conseil se laissèrent aller à témoigner hautement leur mécontentement. Peut-être ne dissimulèrent-ils pas entièrement des soupçons offensants pour Hastings. À leurs invitations constantes de produire ces lettres, la réponse de Hastings qu’elles étaient confidentielles, privées, sans rapport aux affaires publiques, aurait à peine pu satisfaire des gens très bien disposés en sa faveur ; or cette réponse s’adressait à des hommes dont les dispositions étaient absolument contraires. Ces deux circonstances, la guerre avec les Rohillas et la suppression de la correspondance, ou du moins d’une partie de sa correspondance avec M. Middleton, devinrent ainsi comme une base sur laquelle s’assit dès ce moment une opposition qui se forma tout aussitôt dans le conseil contre le gouverneur-général ; le général Clavering, le colonel Monson, et M. Francis la composaient. M. Barwel se rangea seul du côté du gouverneur-général. Le conseil n’étant composé que de cinq membres, l’opposition eut ainsi tout d’abord la majorité, et, chose singulière, Hastings se trouva ainsi privé de tout pouvoir par l’acte même qui avait eu pour but de constituer ce pouvoir plus fortement et de l’affermir dans ses mains.

La majorité du conseil protesta contre la suppression de la correspondance avec M. Middleton ; elle vota qu’à l’avenir les lettres de cet agent seraient adressées au conseil, non au gouverneur-général ; non contente de cette mesure, elle décréta son rappel immédiat. Hastings fit de vives représentations : il dit comment cette mesure mettrait les indigènes au courant de leurs dissensions intérieures, comment elle embrouillerait à jamais les idées du visir, qui, ainsi que tous les Orientaux, ne savait comprendre le pouvoir que dans les mains d’un seul, non de plusieurs. La majorité du conseil passa sans l’écouter à un autre sujet : elle rédigea en outre, toujours malgré Hastings, pour le commandant en chef, des ordres où il lui était enjoint de demander au visir le paiement des 40 lacs de roupies dont celui-ci était débiteur envers la Compagnie, toutefois de se contenter de 20 si le visir ne pouvait faire plus ; elle enjoignit en outre au commandant en chef d’évacuer à la tête de l’armée le pays Rohillas, pour aller prendre position dans la province d’Oude. Dans le cas où le visir se refuserait aux demandes précédentes, le commandant anglais devait lui retirer toutes les troupes de la Compagnie, puis se retirer avec celles-ci au-dedans des limites des possessions anglaises, toutes choses qui devaient être exécutées dans le délai de quatorze jours. Ces dépêches n’étaient pas encore parties, lorsqu’arriva la nouvelle de la terminaison de la guerre par un arrangement avec Fyzoolle-Hhan, du paiement de 15 lacs par le visir, de son retour à sa capitale dans le but de s’occuper du paiement de 25 autres lacs, reliquat de sa dette, enfin de la marche de l’armée anglaise sur une petite ville des Rohillas toute voisine de la frontière d’Oude. Fort de cette nouvelle, le gouverneur-général proposa de suspendre l’envoi des dépêches projetées. Mais la majorité, soupçonnant cet avis d’être intéressé, persista dans son premier projet ; les ordres, tels qu’ils avaient été d’abord rédigés, furent envoyés au commandant en chef ; seulement injonction lui était faite d’accompagner le visir à sa capitale, et de ne compter le délai de la réception à la mise à exécution des ordres du conseil que du jour où il en aurait donné connaissance au visir. Le gouverneur-général fit, contre la précipitation de cette demande, de nouvelles objections ; il se prononça fortement contre ce rappel si prompt des troupes, qui n’était autre chose, en effet, qu’une violation formelle du traité, plus encore qu’une déclaration que tout engagement pris avec le visir était annulé. Or, le résultat évident, c’était de conduire celui-ci à éluder tout paiement de ses dettes à la Compagnie. Loin de là, le propre intérêt du visir l’eût au contraire poussé à payer, s’il eût pu voir en cela un moyen de s’assurer pour l’avenir l’alliance et la protection de la Compagnie. Les bonnes raisons persuadent rarement des adversaires politiques : les membres du conseil conservèrent chacun leur opinion. D’abord le conseil s’était montré unanime sur la nécessité de rendre compte de cette affaire à la cour des directeurs ; toutefois le même esprit de division qui avait éclaté dans leur discussion les empêcha de tomber d’accord sur la rédaction de cette dépêche. La majorité et la minorité prirent le parti d’en écrire séparément.

Le 30 novembre, le général Clavering, le colonel Monson et M. Francis rendirent compte à la cour des directeurs de leur divergence d’opinions avec le gouverneur-général sur la guerre des Rohillas et sur plusieurs autres sujets de politique et d’administration. Ils passaient de là à un autre objet, plus frivole en apparence, mais qu’en réalité ils avaient peut-être plus à cœur, et qui plus que le reste semblait avoir déterminé leur animosité subite contre le gouverneur-général. Ils se plaignaient amèrement que des honneurs convenables ne leur avaient pas été rendus à leur arrivée ; que le salut du fort et de la rade n’avait pas été du nombre de coups convenable ; que les troupes n’avaient pas été mises sous les armes à leur débarquement ; que M. Hastings les avait reçus dans sa propre maison, non dans la salle du conseil ; qu’il avait mis un délai inutile à la publication de leur commission ; que la proclamation de l’installation du nouveau gouvernement n’avait pas été accompagnée d’une assez grande pompe, d’une suffisante solennité ; qu’après la première séance du conseil, qui avait eu lieu le jeudi, le gouverneur-général les avait ajournés pour la seconde séance au lundi, intervalle pendant lequel ils étaient demeurés dans la situation la plus pénible et la plus disgracieuse ; que dans cet intervalle ils avaient appris par le bruit public la nature de l’entreprise où se trouvaient engagées les troupes de la Compagnie, qu’alors leurs inquiétudes ne pouvaient être égalées que par celles que la cour elle-même ne manquerait pas d’éprouver à la réception des mêmes nouvelles. Passant alors à la peinture de l’état du pays à leur arrivée, ils la terminaient par ces paroles : « Nous vîmes les provinces privées d’un tiers de leurs défenseurs ; vos instructions, rapport à la conduite à tenir à l’égard des princes de l’Indostan, transgressés de tous points ; en un mot, tout le système de votre sage et pacifique politique complètement renversé. » Après cela venaient de nombreuses accusations contre le gouverneur-général et Barwell, au sujet de présents que la majorité les accusait d’avoir reçus.

Warren Hastings, de son côté, adressait à la cour une apologie générale de toute sa conduite. S’il n’avait pas rappelé M. Middleton, dont il était à même d’apprécier les services, c’était, disait-il, parce que l’opposition s’était hâtée de le condamner sans connaissance de cause. Il faisait l’énumération de toutes ses mesures financières, qui avaient abouti à la diminution de la dette, à l’accroissement du revenu. Il montrait que la campagne de 1773 avait eu pour but le recouvrement du Corah et l’application du revenu de cette province aux dépenses de la Compagnie ; que la dernière campagne avait été suivie du plus complet succès, le district de Ramghur soumis ; que l’expédition de Cooch-Bahar avait produit les meilleurs résultats, c’est-à-dire l’organisation de la collection du revenu de cette province. La majorité formée contre lui, ajoutait-il, ne tenait pas à un accident fortuit, mais à une combinaison permanente, ce qu’il savait à n’en pas douter. Toutefois, s’il plaisait à la cour de le continuer dans son poste, il n’était pas homme à céder le terrain : dans le cas contraire, il ne pouvait que se soumettre respectueusement et sans murmure aux ordres de la cour. Dans tout le cours de ses opérations militaires et politiques, il ne s’était jamais départi un seul instant de l’obéissance à laquelle avaient droit les directeurs ; plus que personne il était partisan du principe d’éviter toute extension de territoire, mais ce but ne pouvait être atteint qu’autant que les troupes de la Compagnie auraient la faculté de se porter, dans telle occasion, au-delà des limites de la présidence. Il ajoutait : « Si l’on avait permis aux Mahrattes de prendre possession de Corah et d’Allahabad, de s’allier avec les Rohillas ou de s’établir de force dans le pays de ceux-ci, de prendre paisiblement leurs cantonnements sur les frontières du territoire du visir, le fidèle allié de la Compagnie ; si on leur avait laissé le temps de préparer à loisir leur invasion, tout cela eût pu être conforme à la lettre, mais, sans aucun doute, osait-il affirmer, contraire à l’esprit des ordres de la Compagnie. Si l’empire anglais dans le Bengale avait été acquis et pouvait être maintenu, était-ce par cette prudence timorée ? Qui ne sentait et ne comprenait le contraire ? Quant à sa correspondance, il n’avait fait que suivre l’exemple de ses prédécesseurs en ne la couchant pas sur les registres. » Passant aux plaintes des nouveaux conseillers sur le manque de cérémonie à leur réception, Hastings se sentait tout honteux d’être obligé d’occuper la cour de futilités semblables. « Je suis ennemi du cérémonial, ajoutait-il, je n’en use que le moins possible. » Toutefois d’aussi grands ou de plus grands honneurs, ajoutait-il, leur avaient été rendus qu’à aucune autre personne de leur rang, des honneurs semblables à ceux rendus à lord Clive ou à M. Vansittart, « ces hommes à la mémoire immortelle dans l’Inde, » lorsqu’ils arrivèrent pour la première fois comme gouverneurs. Arrivant enfin au reproche qui lui était fait d’avoir laissé un intervalle de quatre jours entre la première et la seconde séance, il s’en disculpait sur la nécessité d’attendre le retour de M. Barwell, alors absent.

La majorité du conseil accusait hautement Hastings de complicité dans les cruautés qui avaient signalé la guerre contre les Rohillas. Il proposa qu’une enquête sévère fut faite à ce sujet auprès de l’officier commandant et des autres officiers ; il offrit de déposer sur le bureau sa correspondance avec le colonel Champion, pourvu que celui-ci voulût bien y consentir. En conséquence, un grand nombre d’officiers parurent devant le conseil. À l’un d’eux, le colonel Leslie, le général Clavering adressa cette question, fort extraordinaire en elle-même, et plus encore dans la bouche d’un militaire interrogeant un autre militaire : « L’armée considérait-elle la guerre où elle était engagée comme de nature à faire honneur au nom anglais ? » Leslie répondit : « Je n’ai pas mission de parler pour les autres. » L’enquête ne put prouver d’aucune façon la participation directe ou indirecte de Hastings à des ravages, à des actes d’oppression et de tyrannie qui n’étaient que trop ordinaires aux guerres des peuples de ce pays. Les Rohillas n’étaient d’ailleurs eux-mêmes qu’une tribu conquérante ; à peine furent-ils en fuite, que les ryots ou cultivateurs étaient retournés à leurs charrues. Une offre de 7 lacs de roupies faite par le visir pour l’armée devint un nouveau sujet de contestation dans le conseil, le prétexte d’une nouvelle attaque contre Hastings, qui avait accepté cette offre. La majorité du conseil considérait la réception des présents de toutes sortes comme formellement interdite par le parlement. Toutefois, comme elle craignait de mécontenter l’armée en refusant l’argent du visir, elle se décida à le recevoir comme un dépôt, se réservant de consulter sur l’emploi à en faire la cour des directeurs ; elle le fit dans les termes suivants : « Nous ne pouvons que nous affliger sur la difficile et déplorable situation dans laquelle les mesures de la dernière administration ont placé notre gouvernement. Nous nous trouvons entre la stricte prohibition de la loi et le désir de l’armée. Les conséquences d’une guerre offensive telle que celle entreprise contre les Rohillas doivent être funestes de plusieurs manières : un peuple innocent a été violemment dépouillé de ses biens ; une partie de l’armée conquérante se gorge de butin, l’autre n’a que des dégoûts ; la langueur et le découragement succèdent. Nos troupes rentrent enfin dans leurs cantonnements, et ce devient alors une terrible difficulté pour le gouvernement civil que de décider entre les prétentions de ces troupes et les prohibitions légales. »

La santé du visir Suja-Dowlah, depuis longtemps mauvaise, le devint davantage encore après l’expédition contre les Rohillas ; il mourut au commencement de l’année 1775. Un fils légitime qu’il avait lui succéda sans opposition sous le titre d’Asoff-al-Dowlah, M. Middleton étant retourné à Calcutta, M. Bristow, nommé résident auprès du nouveau nabob-visir, conclut avec ce dernier un nouvel arrangement ; les conditions en étaient : « que la Compagnie lui conserverait les provinces de Corah et d’Allahabad ; que, de son côté, il cèderait à la Compagnie le territoire du rajah Cheyta-Sing, zemindar de Bénarès, dont le revenu était de 221,000 roupies ; qu’il porterait à 260,000 roupies son allocation actuelle pour la solde et l’entretien de la troisième brigade de la Compagnie ; enfin qu’il paierait les dettes de son père aux échéances stipulées. » Les provinces de Corah et d’Allahabad avaient déjà été payées par le père ; les revendre au fils, c’était ce que le dicton populaire appelle tirer plusieurs moutures d’un même sac. Bien plus, en agissant ainsi, la majorité du conseil se considérait comme libre par la mort du visir, des engagements qu’elle avait contractés à son égard ; en même temps qu’elle considérait le fils du visir comme obligé à tenir les engagements de son père. Cette considération détermina Hastings à refuser sa sanction à cet arrangement : il le représenta comme inconséquent par rapport au dernier traité avec le visir, extorqué par la violence, enfin comme tendant à exiger du jeune nabob plus que celui-ci ne pouvait donner. Il Yen fut référé à la cour des directeurs, dont la conduite sur ce sujet fut fort contradictoire. Le 15 décembre 1775, à propos de la résolution prise par le conseil de se considérer comme dégagé par la mort du nabob des conditions du traité conclu avec lui, les directeurs écrivaient : « Quoique la mort de Suja-Dowlah puisse rendre nécessaire un nouvel arrangement avec son successeur, nous ne pouvons tomber d’accord avec le conseil que notre traité avec l’État d’Oude soit rompu par la mort du nabob. » Mais le 24 décembre de l’année suivante (1776), ils n’en écrivaient pas moins : « C’est avec une grande satisfaction que nous voyons le soin donné à nos intérêts par nos employés ; c’est avec un plaisir particulier que nous leur exprimons notre entière approbation du dernier traité conclu avec Asoff-al-Dowlah, fils et successeur de Suja-Dowlah, traité où se trouvent des conditions qui nous promettent pour l’avenir de solides et durables avantages. » C’est que, dans l’intervalle de la première lettre à la seconde, les directeurs avaient appris l’augmentation de revenu, la nouvelle allocation aux troupes, résultats immédiats de la rupture de ce traité, qu’ils s’étaient d’abord proposé de continuer. Dans ces dépêches, la cour des directeurs exprimait son opinion sur les diverses mesures de l’administration de Hastings qui avaient été l’objet des deux rapports envoyés par les deux fractions du conseil. Les directeurs, contestant à l’empereur, en vertu du traité qui le liait à la Compagnie, le droit de céder aux Mahrattes les provinces de Corah et d’Allahabad, approuvaient sur ce point la conduite de Hastings : le principe de la conservation personnel exigeait impérieusement que ces provinces ne fussent pas dans les mains des Mahrattes. Les directeurs admettaient que les Rohillas, par leur refus de remplir leurs engagements avec le visir, avaient justement attiré sur eux les calamités de la guerre ; ils blâmaient cependant l’aide donnée au visir par la présidence, comme une mesure fondée sur une mauvaise politique, surtout comme contraire aux recommandations répétées de la cour qui défendaient de laisser sortir les troupes des limites du territoire de la Compagnie. Le rappel des troupes ordonné par la majorité du conseil était approuvé, mais la manière hâtive dont ce rappel s’était exécuté sévèrement blâmé, comme de nature à entraîner de fâcheux résultats. Les directeurs pensaient que la correspondance du gouverneur aurait dû être placée tout entière devant le conseil. Enfin, quant au don de 7 lacs de roupies fait par le visir aux troupes, tout en désapprouvant en général toute donation aux troupes, ils promettaient de solliciter un acte du parlement qui autoriserait celle-ci. La cour approuvait complètement le maintien de la troisième brigade de ses troupes dans le territoire d’Oude, et finissait par recommander l’union, l’harmonie aux membres du conseil. L’on touchait, au contraire, à des événements qui devaient faire éclater plus violemment que jamais les sentiments de haines et d’hostilités réciproques dont ceux-ci étaient animés.

Dans le mois de décembre 1774, une pétition fut présentée au conseil par la ranna de Burdwan. On désignait sous ce titre la veuve de Tillook-Chund, récemment décédé, après avoir été pendant toute sa vie, avec le titre de rajah, zemindar du district de Burdwan. Ses ancêtres, comme les représentants des anciens rajahs, avaient joui de cette dignité pendant toute la durée du pouvoir des Mahométans. Le fils de la ranna, enfant de neuf ans, avait été nommé à la succession de l’office de son père, tandis qu’elle-même, sous le nom de l’enfant, exerça la réalité du pouvoir. La tutelle du jeune rajah lui fut retirée plus tard, et passa dans la main des Anglais. Or, c’est contre l’administration quelle venait porter plainte au conseil ; elle accusait de plus le résident anglais d’être complice de la mauvaise administration du dewan ou ministre des finances du jeune rajah. La majorité du conseil accueillit ces plaintes : la ranna de Burdwan fut appelée à Calcutta avec son fils, et le dewan, provisoirement remplacé dans son emploi, dut rendre compte de son administration. Le gouverneur-général et M. Barwell s’opposèrent à ces résolutions. Le gouverneur-général représenta les inconvénients que pourrait avoir la présence de la ranna à Calcutta ; il la peignit comme une femme intrigante et d’un caractère violent ; il soutint qu’il n’était pas permis d’ôter sa place au dewan lorsque le délit dont on l’accusait n’était encore nullement prouvé. Le 6 janvier 1775, le conseil reçut une lettre du résident anglais dont se plaignait la ranna. Ce dernier repoussait vivement toutes les accusations de la ranna, s’étendait longuement sur son propre désintéressement, se disait tout prêt à soumettre sa conduite à l’examen le plus sévère. Toutefois il demandait que la ranna fournît caution pour une amende dans le cas où elle ne pourrait produire la preuve de ses accusations. Cette dernière prétention fut repoussée par la majorité du conseil. La ranna fit tenir au conseil le compte de plusieurs sommes considérables payées par le dewan aux employés de la Compagnie, soit pour l’obtention de l’office de dewan, soit pour le compte du jeune rajah. Le résident et le banyan du résident étaient désignés pour avoir reçu ces sommes. Hastings lui-même était porté sur l’état général pour une somme de 15,000 roupies, son banyan pour celle de 4,500 ; la totalité de l’argent distribué parmi les employés de la Compagnie, depuis la mort de l’ancien rajah, ne montait pas à moins de 936,497 roupies. L’authenticité de ces comptes fut violemment récusée par ceux qu’ils concernaient ; elle demeure douteuse pour l’historien, car elle n’est affirmée que par des Indous, à qui le mensonge est habituel. À la lecture de ces accusations, Warren Hastings sortit de son calme ordinaire : il accusa la majorité de vouloir le dépouiller de l’autorité, d’aspirer à s’emparer du gouvernement ou à le briser dans ses propres mains ; il appela les membres de cette majorité ses accusateurs, les récusant comme juges. Il déclara qu’il ne présiderait pas un conseil où l’on conspirait sa ruine ; que s’ils voulaient se livrer à des investigations sur sa conduite, ils chargeassent de ce soin un comité, ménageant ainsi son caractère et sa situation. Il termina en déclarant sa ferme résolution de dissoudre le conseil toutes les fois qu’il s’en élèverait contre lui une accusation quelconque. L’occasion ne tarda pas à se présenter. La majorité adopta, séance tenante, la résolution de complimenter solennellement la ranna de Burdwan à son entrée à Calcutta. Hastings vit une insulte personnelle dans cet hommage rendu à son accusatrice ; il ajourna le conseil, et quitta le fauteuil de la présidence. L’opposition, c’est-à-dire la majorité, se maintint en séance. Elle vota qu’une résolution d’ajournement, aussi bien que toute autre, ne pouvait passer qu’à la majorité des voix présentes ; qu’en conséquence le plus ancien membre du conseil occuperait le fauteuil, et que la délibération serait continuée.

À cette affaire en succéda promptement une autre de nature analogue. Un indigène se présenta devant le conseil, en affirmant que sur les 72,000 roupies payées par la Compagnie au phousdar d’Hoogly, celui-ci était obligé d’en remettre 36,000 à Warren Hastings et 4,000 à son banyan, se trouvant ainsi réduit à un salaire de 32,000 roupies. Or lui-même venait solliciter cette charge, déclarant se contenter de cette dernière somme, ce qui procurait un bénéfice net de 40,000 roupies à la Compagnie. À ce nouvel incident, le gouverneur éleva des doutes sur la compétence du conseil pour en connaître. Il prétendit qu’il devait être référé à la cour de justice, et fit la motion qu’à l’avenir le conseil n’admettrait aucune accusation contre un de ses membres. La majorité, repoussant cet avis, décida de commencer l’investigation ; Hastings déclare alors : « qu’il ne souffrira pas qu’une enquête légale soit dirigée sur sa conduite dans un conseil qu’il préside ; » en conséquence, il lève la séance et se retire. Comme précédemment, la majorité déclare que le conseil n’en continue pas moins d’être légalement constitué, et poursuit sa délibération. Des lettres du phousdar sont examinées, on interroge deux témoins, lui-même est mandé ; d’abord il s’excuse, diffère de paraître en présence du conseil, refuse de déposer sous serment, alléguant que c’est une sorte de dégradation pour les personnes de son rang. Hastings l’encourage dans ce scrupule ; la majorité s’en offense et destitue le phousdar de son office qu’elle confère à un autre, mais seulement aux appointements de 36,000 roupies. Mais une accusation en appelle une autre. Le 2 mai 1775, M. Grant, résident à Moorshedabad, transmet au conseil une série de comptes relatifs aux affaires du nabob, comptes qu’il tenait d’un indigène alors à son service après avoir été employé long-temps dans les finances du nabob : il paraissait par ces comptes que Munny-Begum, depuis sa nomination à la surintendance des affaires et de la personne du nabob, avait reçu 967,693 roupies qui ne se trouvaient portées sur aucun état de dépenses. Le chef des eunuques de la Begum, apprenant que ces papiers se trouvaient dans les mains de celui qui les livrait aux Anglais ; avait fait plusieurs démarches pour les ravoir. Il n’avait épargné dans ce but ni caresses, ni promesses. Il lui offrait les plus grands avantages pour retourner au service de la Begum. De nombreuses démarches avaient été de même tentées auprès de M. Grant pour en obtenir la restitution de ces papiers. En raison de toutes ces circonstances, la majorité les jugea dignes de créance ; elle prit la résolution d’envoyer à Moorshedabad, pour faire les enquêtes nécessaires, un agent de la Compagnie ; elle résolut, en même temps de suspendre de ses fonctions la Begum, puisqu’aucun témoignage ne pourrait se faire entendre contre elle quand elle les retiendrait. Le gouverneur-général nia l’authenticité des papiers et repoussa la proposition d’une enquête. La majorité maintint sa décision, et l’enquête sembla établir l’authenticité des papiers. La Begum, pressée sur l’emploi de l’argent, prétendit avoir donné 150,000 roupies au gouverneur lors de son voyage à Moorshedabad, lorsqu’il la préposa à la tutelle du nabob, plus 150,000 roupies à M. Middleton. Aucun reçu n’avait été donné de ces sommes, Hastings, après avoir commencé par nier la chose, finit par prétendre qu’à l’époque en question l’acte du parlement relatif aux présents n’avait point encore été passé ; qu’en recevant cet argent il n’avait fait autre chose que suivre les usages du pays ; qu’il n’avait profité personnellement en rien de cette somme ; qu’il était obligé de faire au nabob, d’après la coutume, un présent de 1,000 roupies par jour toutes les fois que celui-ci venait à Calcutta ; que l’argent avait servi à cela ; que s’il ne l’avait pas eu, il aurait été obligé de charger d’autant la dette de la Compagnie. Hastings prétendait encore que ce n’était pas comme cadeau, mais pour frais de voyage, qu’il avait reçu cet argent. On lui objecta que la Compagnie lui avait fourni 30, 000 roupies pour ce même objet. Toutefois, cette affaire ne fut pas poussée plus loin ; seulement la Begum perdit sa charge. La majorité pensa qu’en raison de son importance il n’était pas convenable qu’elle fût remise aux mains d’une femme.

Un certain Nuncomar, personnage plus important, se présenta alors parmi les accusateurs de Hastings. Nuncomar avait été phousdar de Hoogly, ministre du nabob Jaffier-Khan, et l’agent de Hastings dans la persécution de Mahomet-Rheza-Khan ; il avait un fils, conduit, et dirigé par lui, remplissant le poste de dewan dans la maison du nabob. Par l’intermédiaire de M. Francis, il présenta une lettre au conseil le 11 mars 1775 : dans cette lettre, il accusait le gouverneur-général de s’être prêté à cacher de vastes dilapidations de part de Mahomet-Rheza-Khan, au moyen d’un présent de 354,105 roupies qu’il aurait reçu de ce dernier ; il l’accusait d’avoir reçu ce présent comme le prix de la nomination de la Begum et de Goordass dans leurs emplois respectifs. Deux jours après, Nuncomar écrivit une nouvelle lettre, où, s’en référant à sa précédente, il témoignait le désir d’être entendu en présence du conseil et du gouverneur ; tout ce qu’il désirait, selon lui, c’était le bien de la Compagnie, puis il s’exhalait en plaintes amères contre M. Hastings qui d’abord l’avait caressé pour se faire mettre au courant des affaires du pays ; puis, ce but atteint, était devenu son implacable ennemi. La majorité décida d’entendre Nuncomar. Hastings déclare aussitôt qu’il ne paraîtra pas en accusé devant le conseil ; qu’il ne saurait regarder comme ses juges les membres de ce conseil qui se sont déclarés ses ennemis, ses accusateurs ; que rien au monde ne saurait le contraindre à siéger dans une assemblée où l’on verra des gens sortis de la lie de la populace venir déposer, à l’instigation d’un Nuncomar, contre le gouverneur-général. Il propose de nouveau l’institution d’un comité spécial, devant lequel il s’engage à donner toutes les explications qui pourront lui être demandées sur sa conduite. M. Barwell se joint à l’avis de Hastings ; il va même plus loin et prétend que c’est seulement devant un tribunal que doit être portée une semblable affaire. Malgré les efforts de Hastings et de Barwell, la majorité persiste à entendre Nuncomar ; elle veut d’abord s’assurer, à ce qu’elle dit, de la nature et de la force des témoignages que ce dernier se propose de produire à l’appui de son accusation. Après avoir renouvelé ses protestations, Hastings abandonna le conseil. M. Barwell fait remarquer qu’il est cinq heures du soir, qu’il considère le conseil comme dissous, et que, à moins de recevoir sommation dans la forme ordinaire, il ne prendra pas part au débat ; il rejoint Hastings.

La majorité décide, comme d’ordinaire, que le gouverneur-général n’a pas le droit de dissoudre le conseil, qu’à la majorité seule appartient de prononcer un ajournement. Le général Clavering occupe le fauteuil, la séance continue, et Nuncomar est introduit. Le président lui demande quelle preuve il a de ce qu’il avance ; il répond : « Je ne suis pas un homme ayant un caractère officiel pour porter des plaintes, mais ma dignité personnelle, qui m’est plus chère que la vie, a été méconnue par le gouverneur général. Il a reçu en sa présence deux indigènes de bas étage, en même temps qu’il me refusait une audience ; alors j’ai trouvé convenable d’écrire ce que je voulais dire. Tout ce que je puis dire est contenu dans la lettre que je vous ai fait parvenir. » Pressé de nouvelles questions, il donne une lettre qui lui a été écrite par la Munny-Begum, dans laquelle celle-ci parle de 2 lacs de roupies qu’elle aurait donnés à M. Hastings en reconnaissance de ce que ce dernier l’avait nommée à la tutelle du nabob. Nuncomar témoigne alors le désir de se retirer ; le secrétaire du conseil va en avertir M. Hastings, et le prie de reprendre le fauteuil. Le gouverneur-général refuse de reconnaître le messager, comme venant d’un conseil selon lui illégalement constitué ; il envoie ses compliments au général Clavering, au colonel Monson, à M. Francis, s’excuse de les rejoindre sur l’heure avancée, leur fait donner l’assurance qu’aussitôt qu’il lui sera possible de convoquer un conseil complet il le fera ; il ajoute qu’il espère avoir l’honneur de les rencontrer le jour suivant au département du revenu. La majorité, qui continue à délibérer, décide que la somme de 3 lacs 40,000 roupies a été reçue par le gouverneur-général, que cette somme appartient de droit à la Compagnie, et que M. Hastings sera invité à la faire rentrer dans ses coffres. Le secrétaire retourne vers ce dernier, et lui donne communication de cette résolution ; Hastings refuse de recevoir cette communication, par la raison qu’elle émane d’une assemblée, dont il ne reconnaît pas l’existence légale, et, par la même raison, refuse de répondre. Après nouvelle délibération, la majorité, à laquelle cette réponse est communiquée, déclare que les papiers fournis par Nuncomar seront déposés dans les mains de l’attorney de la Compagnie ; que celui-ci sera consulté sur les meilleurs moyens de mettre à exécution l’avis du conseil.

Alors la scène change tout-à-coup. Nuncomar est cité devant la cour de justice comme accusé de conspiration contre le gouverneur-général et d’autres fonctionnaires ; de fabrication d’une pétition mensongère, injurieuse au caractère de ce personnage ; de contrainte exercée à regard d’un certain Commaul-ad-Dien-Khan, pour lui avoir fait apposer, malgré sa volonté, sa signature sur cette pétition. Warren Hastings écrit au général Clavering qu’obligé de se rendre devant les juges il le prie de présider le conseil en son absence, et d’expédier les affaires courantes. Le général répond que le conseil vient d’être averti de ce qui se passe ; qu’une affaire assez sérieuse pour rendre nécessaire le témoignage du gouverneur-général et de M. Barwell paraît au conseil d’une telle importance, qu’il s’est déclaré en permanence jusqu’à la fin de l’affaire. Dans sa réplique, Hastings regrette que le conseil ait cru devoir se déclarer en permanence : le salut et les secrets de l’État ne sont point en jeu, il ne s’agit que d’une conspiration contre sa personne, c’est uniquement pour cela qu’il a reçu une assignation de se présenter devant les juges en qualité de témoin. Les témoins à charge contre Nuncomar étaient Hastings, Barwell, M. Vansittart, le banyan de Hastings, et le Roy-Boyan, un indigène, agent des finances. Après le débat, M. Barwell, le banyan de Hastings et le Roy-Boyan revinrent sur leurs témoignages ; Hastings et Vansittart persévérèrent. Les juges demeurèrent en séance de onze heures du matin à onze heures du soir. Nuncomar et un certain Joseph Towkes, accusé d’être son complice, furent renvoyés pour être jugés aux prochaines assises ; ils durent fournir caution. Sur cette nouvelle, le général Clavering, le colonel Monson et M. Francis se rendirent chez Nuncomar pour lui faire une visite de cérémonie, honneur qu’ils ne lui avaient jamais rendu jusqu’à ce moment. Peu de jours après, une nouvelle accusation, venue cette fois d’un indigène, surgit tout-à-coup contre Nuncomar : il est enfermé dans la prison commune, comme prévenu de faux. À peine en prison, Nuncomar s’adresse au conseil pour se plaindre de l’impossibilité où il est d’accomplir ses ablutions dans le lieu où il est enfermé, par conséquent de prendre aucune nourriture. Il se plaint encore que ce lieu étant habité par des gens de religion différente de la sienne, il ne peut y rester sans souillure en conséquence, il demande à être placé dans un autre endroit. La majorité du conseil décide d’envoyer au président de la cour la requête de Nuncomar. Le général Clavering ajoute qu’on ne saurait prendre trop de précautions pour sauver la vie du rajah, devenue précieuse pour le public, puisqu’il lui est réservé de prouver la véracité du gouverneur-général. Hastings, rentré dans son impassibilité ordinaire, se borne à répondre que le moment n’est pas convenable pour des attaques ou des injures personnelles. M. Francis propose d’envoyer le shériff, de la part du conseil, solliciter du président du tribunal quelque soulagement pour le prisonnier ; le colonel Monson et le général Clavering se réunissent à cette proposition. Le gouverneur et M. Barwell s’y opposent : selon eux, cette demande doit être adressée par le prisonnier lui-même au magistrat, non par le conseil, c’est-à-dire par le gouvernement. Déjà sir Elijah Impey, avant le message du conseil, informé du refus de nourriture de Nuncomar, avait donné des ordres pour que son emprisonnement fût quelque peu élargi. Les pundits sont mandés devant les juges pour examiner le local où se trouve Nuncomar : il consistait en deux chambres, habituellement occupées par le geôlier, qui les avait cédées au prisonnier. Après un long et minutieux examen, ils décident que Nuncomar peut y boire, y manger, y accomplir ses ablutions sans perdre caste, mais seulement en encourant une pénitence ou purification. Sir Elijah Impey (chief-justice) communique cette décision au conseil, ajoutant que s’il agit ainsi, ce n’est pas qu’il soit tenu à cette déférence, mais seulement par bon procédé. Il adresse en même temps au conseil la prière de ne plus accueillir à l’avenir de semblables pétitions, qui ne doivent être adressées qu’à lui seul. La majorité répond qu’elle doit toute sa protection aux indigènes. Nuncomar parut enfin devant la cour suprême : un jury anglais rendit contre lui un verdict de culpabilité ; il fut condamné à être pendu, et subit ce supplice avec ce courage impassible habituel aux Indous.

Le crime dont Nuncomar était accusé remontait à une date de cinq années. Nul n’avait cherché à en réveiller le souvenir avant qu’il se fût fait accusateur du gouverneur-général ; encore, si ce souvenir fut évoqué, ne fut-ce qu’après l’inutilité reconnue d’une autre accusation. Ni la loi indoue, ni la loi musulmane ne punissaient de mort ce crime ; la loi anglaise n’était point applicable aux indigènes ; en thèse générale, on a dit, avec quelque apparence de raison, que pendre un Indou pour fait de faux ou pour polygamie, c’était tout un. Il est vrai de dire cependant que lorsque le cas légal fut porté devant le parlement en Angleterre, les jurisconsultes se trouvèrent unanimement du côté de sir Elijah Impey : ils pensèrent que Nuncomar ayant habité plusieurs années Calcutta, possédant des propriétés sur le territoire anglais, en relations perpétuelles d’affaires avec les Anglais, ayant choisi, en un mot, de vivre sous la protection de leurs lois, était exposé à la pénalité de ces lois. Dans toute autre circonstance que celle où l’on se trouvait, Warren Hastings aurait sans doute fait suspendre l’exécution jusqu’à ce que le bon plaisir du roi eût été connu. Mais le moment était critique et l’autorité du gouverneur-général au moment d’être brisée ; des accusations de même nature, qui ne pouvaient manquer d’être accueillies par la majorité du conseil, menaçaient de se multiplier à l’infini. La mort de Nuncomar les effraya, les arrêta, et l’autorité du gouverneur-général fut raffermie par le choc qui avait menacé de la briser. C’en était fait de l’autorité anglaise dans l’Inde, si l’idée venait aux indigènes qu’ils pouvaient sans danger se faire les accusateurs, se poser en ennemis des principaux fonctionnaires de la Compagnie. Ces considérations étaient de nature à agir sur l’esprit de Hastings ; l’exécution de Nuncomar, si elle l’exposa comme homme à de sévères censures, sauva du moins l’autorité du gouverneur-général : il n’hésita pas. Mais aucun acte de sa longue administration n’attira sur lui de plus amères, et, il faut le dire, de plus légitimes récriminations.

Le khilaut est le cadeau de bienvenue que, d’après les usages de l’Inde, le gouvernement était dans l’usage de faire aux hôtes de distinction qui venait à Calcutta : jusque là il avait été déterminé, quant à sa quotité, par le gouverneur-général. Le conseil, à propos de la ranna de Burdwan, entreprit de délibérer sur ce sujet ; Hastings, qui ne voulait pas conférer de khilaut, se hâta de dissoudre le conseil. Dans une autre séance, la majorité se déclara en droit d’intervenir dans la nomination des membres des conseils provinciaux. Suivant la majorité, l’expérience de chaque jour ne prouvait que trop la nécessité de détruire la formidable combinaison qui mettait ces conseils en mesure de se soutenir mutuellement, combinaison d’intérêts à laquelle elle accusait le gouverneur-général de s’être prêté volontairement, parce qu’il en tirait de grands avantages personnels. « La preuve de ces faits, continuait la majorité, n’est pas complète ; toutefois la probabilité s’y trouve. Nous croyons pouvoir, sans crainte de nous tromper, ajouter foi aux rapports volontaires qui nous ont été faits par des gens qui n’ont pas le courage de se déclarer ouvertement contre l’administration. Dans les dernières opérations du bureau du revenu, il n’est aucune espèce de prévarication dont l’honorable gouverneur-général ait trouvé convenable de s’abstenir[1]. » C’est dans de tels termes que la majorité jugeait convenable de s’expliquer ouvertement, officiellement, sur le compte du gouverneur-général. Hastings répliquait : « C’est insulter à ma situation que de dire qu’il faut du courage pour se prononcer ouvertement contre la dernière administration ; si le courage est nécessaire quelque part, c’est assurément dans le cas contraire. Personne ne l’ignore : la bienveillance, l’appui, la faveur de la majorité du conseil, c’est-à-dire du gouvernement lui-même, sont acquis à quiconque se montre l’accusateur ou l’ennemi du gouverneur-général ; refuser, s’abstenir de le faire, est le moyen non moins infaillible de s’attirer leur animadversion. Les membres de la majorité ont souvent employé les promesses et les menaces pour obtenir des dénonciations contre moi ; dans l’affaire Nuncomar ils l’ont fait plus ouvertement que jamais. » L’animosité de la majorité contre Hastings ne s’arrêta pas là ; sous un prétexte assez futile, elle alla jusqu’à l’accuser presque ouvertement de trahison.

Un certain Kureem-Alla, qui s’intitulait vackel de Caussim-Ali-Khan, adressa une pétition au conseil dans laquelle il sollicitait le gouvernement de s’interposer pour faire payer à son maître une somme due à ce dernier par un indigène. Le gouverneur-général présenta cette pétition au conseil. Caussim-Ali-Khan, comme il a été dit, avait été jadis un ennemi de la Compagnie. Le gouverneur-général proposa au conseil de soumettre la question au conseil légal du gouvernement, pour avoir son avis sur la manière convenable d’agir en cette circonstance. Là-dessus, le colonel Monson interpelle le gouverneur-général : il lui demande si Kureem-Alla, serviteur de Caussim-Ali, c’est-à-dire d’un ennemi, a obtenu la permission d’être à Calcutta. Hastings répond qu’il n’a pas cette permission, qu’il ne sait pas quand Kureem-Alla est venu, qu’il croit cependant que celui-ci est à Calcutta depuis plusieurs années. Le colonel Monson demande si le gouverneur-général sait avec qui il a vécu, qui l’a soutenu. Hastings ignore ces deux choses ; il ajoute que, l’ayant rencontré peu de jours auparavant, en considération de son extrême misère il lui avait donné quelques secours d’argent ; que d’ailleurs il ne répondra plus à aucune autre question avant d’être informé du but que se propose le colonel Monson. Ce dernier reprend : « Je répondrai à la question du gouverneur-général par une autre question : Je lui demanderai s’il croit qu’un prince prescrit soit en droit d’envoyer un vackel résider à la présidence. Le but que je me propose est de laver la conduite du gouverneur-général de toute imputation qui pourrait lui être faite ; personne n’ignore en effet les relations intimes qui ont existé entre le gouverneur-général et Caussim-Ali-Khan. Il sera d’autant plus curieux de voir clair en cette conjoncture, que j’aperçois beaucoup d’adhérents de Caussim-Ali, ennemis déclarés des Anglais, se mettre en avant comme les partisans de l’ancienne administration ; que je les vois recevoir beaucoup d’avances et de politesses des personnages les plus distingués de cette province. » M. Hastings décline devoir beaucoup de reconnaissance au colonel Monson des soins pris par ce dernier pour son honneur et sa réputation. Les vues que pouvait avoir le colonel Monson en faisant des questions semblables ne lui avaient point échappé ; aussi lui paraîtrait-il insolite et inconvenant d’y répondre dans sa situation actuelle. Kureem-Alla fut appelé devant le conseil et interrogé. La seule somme qu’il eût jamais reçue de M. Hastings consistait en une centaine de roupies que celui-ci lui avait données trois ou quatre jours auparavant. Nous avons dit le but du colonel Monson ; il espérait pouvoir imputer avec quelque raison au gouverneur-général l’acte impardonnable de soutenir le vackel ou ministre de confiance d’un prince banni, prescrit, et de vouloir rester ainsi en communication avec ce prince. Dans une lettre aux directeurs, Warren Hastings, rendant compte de ce projet de ses ennemis, se plaignait de nouveau de tous les dégoûts, de toutes les contrariétés qu’il lui fallait essuyer. Mais tout cela ne le faisait pas fléchir. « Également poussé, disait-il, par le devoir et la reconnaissance, je continuerai à jouer mon rôle dans cette scène embrouillée ; et si Dieu me prête vie, j’en verrai le dénouement. »

Le détachement envoyé par la présidence de Bombay au secours de Ragobah, en conséquence de la résolution déjà mentionnée, le rejoignit au fort de Copperwang, dans les environs de Cambay, Ce détachement était composé de 80 artilleurs européens, 160 artilleurs lascars, 500 européens fantassins. et 1,000 Cipayes, avec un train d’artillerie de 12 pièces de canon, 2 mortiers et quelques obusiers, en tout 2,500 hommes, sous le commandement du colonel Keating. L’armée des ministres (mutseddies) était fort supérieure en nombre ; Ragobah n’en marcha pas moins à sa rencontre. Après quelques escarmouches insignifiantes, les Anglais résolurent de se diriger au midi, de manière à pénétrer dans le Deccan ; ils se proposaient d’arriver à Poonah avant la saison des pluies. L’ennemi ayant deviné cette intention, dévasta le pays, incendia les villages et détruisit les sources. Prenant ensuite l’offensive, il attaqua vivement le détachement anglais, qui soutint ce choc avec une grande bravoure ; par malheur, un des officiers de Ragobah le trahissant, donna passage à une partie de la cavalerie ennemie dans l’intervalle qui séparait les lignes de Ragobah de celles des Anglais. À cette vue, une compagnie de grenadiers commença son mouvement de retraite, et cet exemple fut suivi par le reste de ses troupes. Les Anglais, un moment ébranlés, se rallièrent promptement ; par le feu de leur artillerie, ils tinrent l’ennemi éloigné, et, grâce à leur inébranlable fermeté, demeurèrent maîtres du champ de bataille. À la vérité ils avaient perdu 7 officiers, 80 Européens et 200 Cipayes, ce qui était payer la victoire en quelque sorte plus qu’elle ne valait ; le manque de cavalerie les empêchait d’en profiter en poursuivant l’ennemi. Au passage de la rivière de Nerbudda, ils attaquèrent de nouveau et avec succès l’arrière-garde des ministres ; mais l’indiscipline et la sédition se montrèrent parmi les troupes de Ragobah : elles refusèrent de passer la rivière avant d’être payées des arrérages qui leur étaient dus, ce qui obligea à suspendre les hostilités jusqu’à la fin de la saison des pluies. Les Anglais prirent leurs cantonnements à Dherbog, ville fortifiée ; Ragobah et son armée à Bellapoor. Une alliance fut alors conclue entre Ragobah et Futty-Sing, dans le mois de juillet. Goving-Row, satisfait des promesses de Ragobah, consentit de son côté à un arrangement : il sanctionnait toutes les concessions faites aux Anglais dans le Guicawar par Ragobah ; il promettait à ce dernier le tribut habituel, et son appui au durbar de Poonah ; enfin, ce qui dans les circonstances actuelles était de la plus haute importance, il s’engageait à payer 26 lacs de roupies dans le délai de deux mois. Les Anglais et Ragobah se trouvèrent ainsi en mesure de marcher sur Poonah dès la saison suivante, avec un grand accroissement de forces.

Mais le moment d’entrer de nouveau en campagne n’était point encore arrivé, que l’ensemble des affaires prit une nouvelle face. Une dépêche du gouvernement suprême de Calcutta, adressée à la présidence de Bombay, exprimait une violente censure de toute la conduite de celle-ci, dans ces derniers temps surtout de ses relations avec Ragobah. La dépêche contenait, de plus, l’injonction formelle de laisser les affaires dans l’état où elles se trouvaient, de faire rentrer immédiatement les troupes dans leurs garnisons. Elle donnait encore à entendre qu’à moins d’une prompte obéissance de la part de la présidence de Bombay le conseil du Bengale se chargerait de faire par lui-même les affaires de la Compagnie dans cette présidence, aussi bien qu’à Calcutta ; en vertu du dernier acte du parlement, il avait effectivement ce pouvoir. Le gouvernement suprême écrivait en même temps aux chefs de la confédération de Poonah ; il les prévenait que la présidence de Bombay avait agi dans toutes ces transactions, sans droit, sans pouvoir légal ; c’était tomber, à l’égard de la Présidence de Bombay, dans cette faute dont le gouvernement suprême devait se plaindre souvent de la part des directeurs ; c’est-à-dire de vouloir prononcer sur des choses que l’éloignement empêchait de connaître à fond. Le conseil suprême fit plus encore ; il envoya à Poonah un plénipotentiaire pour convenir en son nom d’un arrangement avec les confédérés. La présidence de Bombay réclama vivement contre les démarches du gouvernement suprême. Elle expliquait de nouveau l’état des affaires, les raisons qui l’avaient déterminée ; elle faisait valoir tous les avantages déjà conquis ; toutefois, en raison du peu de secours dont avaient été les troupes de Ragobah, elle sollicitait de nouveau du conseil suprême un supplément d’hommes et d’argent : avec ce secours, elle se faisait fort d’assurer pour toujours ce qui venait d’être acquis. Le conseil de Bombay écrivit dans les mêmes termes et pour le même objet à la présidence de Madras. Cependant, peu après le départ de la dépêche dont nous venons de parler, la nouvelle du traité conclu entre Ragobah et Futty-Sing, qui avait abandonné le parti des ministres, parvint à Calcutta ; circonstance qui changea complètement la face des choses. Le général Clavering, le colonel Monson et M. Francis persistèrent, il est vrai, dans la résolution d’enlever à Ragobah les troupes de Bombay ; ils voulaient de plus défendre à Madras de fournir aucun secours. Mais Hastings, au contraire, en apprenant ces événements, modifia tout aussitôt son opinion : les changements heureux tout-à-coup survenus dans la situation de Ragobah lui parurent de nature à légitimer les secours qui lui avaient été accordés. Cette mobilité lui attira les plus amères récriminations, les remarques les plus désobligeantes de la part de ses adversaires. Il n’en persévéra pas moins dans ce nouvel avis, ainsi que la majorité dans le sien.

Le colonel Upton, agent désigné par le conseil de Calcutta pour traiter avec les ministres à Poonah, avait dans ses instructions d’insister sur la cession de Salsette et Bassein ; c’était le préliminaire indispensable de tout arrangement. Ses lettres de créance étaient adressées à Siccarum-Baboo, chef du parti ministériel à Poonah ; d’ailleurs il emportait encore au fond de son portefeuille une autre lettre destinée à être présentée à Ragobah, dans le cas où ce dernier obtiendrait un succès sur lequel on ne comptait plus. Les instructions du colonel Upton lui enjoignaient encore d’exiger certaines stipulations en faveur de Ragobah. Le conseil suprême, malgré la rupture du traité avec ce dernier, autorisait la présidence de Bombay à retenir les districts récemment cédés par Futty-Sing. Des lettres du colonel Upton datées du 5 janvier 1776 et reçues le 12 février à Calcutta, annoncèrent son arrivée à Poonah, où il se félicitait d’avoir rencontré une favorable réception. D’autres lettres qui suivirent de près celles là, firent ensuite connaître les difficultés que rencontrait la négociation : « Les ministres, écrivait Upton, ne peuvent s’imaginer que dans mes négociations avec eux je suive mes instructions sans les dépasser. Ils ne veulent pas croire à mes protestations d’honneur et de bonne foi. Ils me demandent une centaine de fois par jour pourquoi, si nous désapprouvons la guerre entreprise par la présidence de Bombay, nous voulons pourtant conserver les avantages acquis par cette guerre. » Dans cette situation, où beaucoup d’autres ambassadeurs s’étaient trouvés avant lui, le colonel se décida à se relâcher sur Bassein ; les ministres n’en demeurèrent pas moins inflexibles sur Salsette, dont ils continuaient à exiger la restitution avec la même fermeté. Au milieu de ces négociations, Upton ne laissait pas que d’être frappé de l’extrême faiblesse du gouvernement de Poonah ; il écrivait : « Si trois ou quatre compagnies d’Européens, un petit détachement d’artillerie et deux ou trois bataillons de Cipayes étaient embarqués au Bengale pour Bombay, nous pourrions bientôt dicter nous-mêmes la paix aux conditions qui nous conviendraient. » Le conseil suprême du Bengale, décidé à ne pas abandonner Salsette, prit le parti, sur ces observations du colonel Upton, de faire des préparatifs de guerre, d’embrasser la cause de Ragobah, d’agir de tous les côtés à la fois ; il se flattait d’arriver bientôt à la fin de la guerre par des mesures promptes et décisives. C’était revenir à l’avis de la présidence de Bombay, c’était imiter Hastings après l’avoir blâmé, et changer comme lui d’opinion avec les circonstances.

Toutefois, un traité, fut conclu entre le gouvernement suprême et les Mahrattes, sans qu’il eût été nécessaire d’en venir à ces extrémités. Les Anglais, par ce traité, renoncèrent à leurs prétentions sur Bassein ; ils s’engagèrent en outre à renoncer à la cession du Guzerat faite par Futty-Sing, s’il était prouvé que ce dernier l’eût faite sans en avoir eu le droit. De leur côté, les Mahrattes abandonnèrent donc le district de Salsette dont le revenu montait à 350,000 roupies ; ils renoncèrent encore au tribut sur la province de Baroah. Le traité stipulait le licenciement de l’armée de Ragobah ; il lui accordait en revanche un revenu de 3 lacs de roupies par an, et un corps de 1,000 chevaux. À la vérité, le lieu de la résidence de ce dernier devait être fixé par les ministres ; eux-mêmes devaient aussi recruter et payer les soldats de ce petit corps, ce qui en faisait en définitive ses gardiens, ses geôliers. Déclarant qu’il n’accepterait jamais ces conditions, Ragohah demanda à la Compagnie un asile à Bombay ; il lui fut accordé. Cette grâce irrita les ministres, qui s’en plaignirent au conseil suprême avec menaces ; la majorité les crut disposés à rompre le traité, à recommencer la guerre ; elle s’en effraya. Après longues délibérations elle passa un vote de condamnation sur l’offre de protection faite à Ragobah par la présidence de Bombay ; elle défendit de la recevoir dans aucun des établissements de la Compagnie. Celui-ci prit alors le parti de se retirer à Surate, avec 200 soldats qui lui étaient restés fidèles. À son tour, la présidence de Bombay n’épargna pas d’amères objections à ce traité ; à l’entendre, la concession des Mahrattes par rapport à Baroah était illusoire, car ils abandonnaient un droit qu’ils n’avaient pas ; le territoire cédé n’étant point un jaghire, c’est-à-dire une terre déchargée de tout tribut à l’égard des Mahrattes, ne serait autre chose qu’une source de guerres et de troubles ; enfin, l’abandon de la province de Guzerate était un acte de faiblesse qui donnerait au Guicaswar un intérêt à méconnaître, à abandonner son droit. Par toutes ces considérations, la présidence de Bombay déclarait ce traité contraire à la réputation, à l’honneur, aux intérêts de la Compagnie. Après des délais assez considérables, le traité fut pourtant signé, et transmis par le colonel Upton à Calcutta.

La situation de l’empereur et celle des chefs voisins était, à cette époque, de nature à solliciter l’attention du gouverneur suprême. Azoff-al-Dowlah, nouvellement nabob de Oude, était d’un caractère faible, sans énergie. Ayant commencé son règne avec des finances épuisées, il se trouvait hors d’état de satisfaire à ses engagements avec la Compagnie. Dès son avènement au trône, les ministres de son prédécesseur, immédiatement congédiés, avaient été remplacés par des favoris sans expérience des affaires ; le désordre était dans toutes les parties de son administration, ses troupes se mutinaient sans cesse. Profitant de ces circonstances, des parties considérables de Mahrattes apparaissaient çà et là sur les frontières ; le bruit se répandit même qu’une ligue s’était formée entre l’empereur, les Mahrattes, les Sykes et les Rohillas, dans le but d’envahir ses états. Pour prévenir le danger d’une telle association, le gouverneur-général s’empressa de contracter une alliance avec Nujeef-Khan, généralissime de l’armée impériale dans l’expédition contre Zabita-Khan. Après cette expédition, Nujeef avait obtenu de l’empereur la conduite d’une guerre contre les Jaats, à la condition de conserver pour lui la moitié du territoire conquis, en en cédant l’autre moitié à l’empereur. Au moment où l’empereur se joignit au visir dans la guerre contre les Rohillas, il avait déjà pris possession du fort et de la ville d’Agra. À l’issue de la guerre contre les Rohillas, il recommença la guerre contre les Jaats ; il mit le siège devant la forteresse de Deeg, qui se rendit après une opiniâtre défense. La situation des États voisins, à l’époque où nous sommes parvenus, faisait une loi aux Anglais de s’allier à lui ; toutefois ils lui imposaient, comme condition préliminaire de toute alliance, le renvoi de Sumroo, dont nous avons déjà longuement parlé, et celui de quelques aventuriers français entrés à son service. Cette dernière condition lui répugnant, la conclusion de l’arrangement en fut quelque temps retardée. Azoff-al-Dowlah n’avait pas encore reçu le titre de visir, et il l’attendait avec grande impatience : tout dépouillé de pouvoir qu’était l’empereur, ce n’en était pas moins la source des honneurs et des distinctions. D’ailleurs, de puissants compétiteurs, entre autres le nizam, lui disputaient ce titre ; de plus, les dispositions de l’empereur ne lui étaient pas favorables. Azoff-al-Dowlah, espérant les modifier à son profit, envoya à l’empereur un corps d’armée composée de 5,000 hommes et quelque artillerie, et cela dans un moment difficile pour l’empereur : Zabita-Khan, ayant refusé le tribut pour les provinces qu’il occupait, avait pris les larmes, gagné une victoire importante, et déjà menaçait Delhi. L’arrivée des troupes d’Azoff-al-Dowlah sauva cette ville. En reconnaissance de ce service, l’empereur envoya immédiatement un messager chargé de conférer solennellement à Azoff-al-Dowlah le titre de visir, c’est-à-dire de le revêtir du khelant d’honneur. Zabita-Khan eut, de son côté, l’adresse de gagner le commandant du détachement envoyé par Azoff-al-Dowlah. L’empereur, de nouveau à la merci du rebelle, se vit dans l’obligation de lui accorder le territoire qu’il occupait, même l’arrérage de tribut qu’il se trouvait devoir.

La nouvelle du détrônement du rajah de Tanjore et de la prise de possession de ses États par le nabob du Carnatique fut reçue à Londres dans le mois de mars 1774. Plusieurs vaisseaux, depuis cette époque, étaient arrivés dans l’Inde sans apporter aucunes réflexions de la cour des directeurs sur cet événement. Le même silence fut observé le reste de cette année, et jusqu’au commencement de l’année suivante, époque où les affaires de Tanjore firent naître beaucoup d’agitation dans les esprits. Autrefois gouverneur de Madras, lord Pigot avait été créé baronnet, puis pair d’Irlande ; il était riche, avait de nombreux amis, ne dissimulait pas l’ambition de continuer le rôle de Clive, et depuis long-temps se mettait sur les rangs pour obtenir le gouvernement du fort Saint-Georges, La cour des directeurs le nomma à ce poste. Grâce à ses nombreuses relations, à de l’argent adroitement distribué, la cour des propriétaires confirma cette nomination. Le traité de 1762, qui avait assuré le trône au rajah de Tanjore, était l’œuvre de lord Pjgot ; c’était même l’acte de son gouvernement auquel il attachait le plus d’importance : aussi était-il opposé à la révolution qui avait changé cet état de choses. Un grand nombre de propriétaires, par ses insinuations ou celles de ses agents, adoptèrent la même opinion. Le jour étant venu de s’assembler pour procéder à l’élection de nouveaux directeurs, la majorité des propriétaires exprima son blâme des événements de Tanjore, qu’elle considérait comme contraires aux intérêts de la Compagnie. Les directeurs eux-mêmes représentèrent la conquête de Tanjore comme directement contraire à leurs instructions : ces instructions avaient été souvent exprimées en termes fort ambigus ; ils affirmèrent toutefois qu’elles avaient toujours été très positives sur ce point ; la défense absolue de tout accroissement de territoire, soit au profit de la Compagnie, soit à celui du nabob. Ils prodiguèrent le blâme à la première expédition (1771) ; elle n’était pas fondée, disaient-ils, le gouvernement n’avait pas à s’interposer entre le rajah et les Marawars. Ils ne l’épargnèrent pas davantage à la seconde expédition, parce que le rajah n’avait commis aucun grief contre la Compagnie, parce que son détrônement avait ajouté de nouveaux dangers à ceux qui la menaçaient déjà ; en conséquence, ils décrétaient la destitution de M. Winch, alors président à Madras, et adressaient une sévère réprimande aux membres du conseil. Après ce retour sur le passé, les directeurs donnèrent pour l’avenir des instructions qui se réduisaient à ces deux objets : 1° la restauration du rajah de Tanjore ; 2° l’arrangement définitif des possessions de la Compagnie sur la côte de Coromandel, c’est-à-dire dans les circars du nord et leurs jaghires dans les environs de Madras.

Le gouverneur avait pour mission d’entourer, dès son arrivée, d’une grande sûreté le roi de Tanjore et sa famille, de lui témoigner toutes sortes d’égards. Il devait en outre procéder aussitôt au rétablissement de celui-ci dans les territoires possédés par lui avant 1762, toutefois aux conditions suivantes : recevoir une garnison dans le fort de Tanjore ; assigner certaines terres pour l’entretien de ces troupes ; payer au nabob le même tribut qu’avant ces derniers événements, lui fournir le contingent de troupes demandé par la Compagnie ; ne contracter aucun traité sans l’agrément des Anglais, ne fournir des secours à leurs ennemis ni directement, ni indirectement. Après ces arrangements, la présidence devait nommer, d’après les recommandations des directeurs, un comité de circuit chargé d’étudier la situation financière et administrative des jaghires et des circars du nord. Ce comité aurait pour mission de faire un rapport circonstancié des produits des circars, du nombre de leurs habitants, de l’état des manufactures, de la somme des revenus, de leurs sources, de leurs modes de collection, de la quotité des tributs perçus tous les ans par les rajahs et les zemindars, de ce qui restait au cultivateur pour produit de son travail, etc. La cour demandait une enquête spéciale des moyens propres à assurer dans l’avenir la sécurité de la propriété et la régularité de l’administration de la justice ; elle exprimait en outre son sincère désir d’assurer aux rajahs et aux zemindars leur revenu annuel, tout en les délivrant de la nécessité d’entretenir une armée. La cour voulait surtout que l’impôt fût assis d’une manière définitive, de manière à ce que le fermier fût assuré de jouir en toute sécurité de la portion qui lui était laissée comme prix de son travail. Il s’agissait, en un mot, d’exécuter à Madras une partie de ce que Clive avait fait au Bengale pendant son second gouvernement.

Lord Pigot était parti tout plein de cette idée. Le 11 décembre 1775, il prit son siège dans le conseil de Madras, et fut reconnu président et gouverneur du fort Saint-Georges. L’injonction des directeurs était des procéder immédiatement à la restauration du roi de Tanjore ; cependant le conseil et le gouverneur employèrent beaucoup de temps à préparer graduellement le nabob à cette résolution ; on savait qu’elle lui serait fort pénible. Plusieurs entrevues ayant en lieu dans ce but entre le nabob et lord Pigot, ce dernier lui dit enfin que la Compagnie ne jugeait pas convenable de laisser Tanjore sous sa direction. Le nabob eut recours à tous les moyens de persuasion imaginables pour faire changer cette détermination : il s’efforça d’établir son droit incontestable à la possession de Tanjore ; il exalta la grandeur et l’importance des services qu’il avait rendus à la Compagnie, il parla de son dévouement pour elle, il s’étendit sur la désaffection que nourrissait le rajah contre tout ce qui était anglais ; il en appela à l’amitié que le roi d’Angleterre lui avait fait témoigner par un envoyé tout exprès, sir John Lindsay. Il se plaignit de ne rien entendre à la politique de la Compagnie, qui faisait une chose dans l’Inde par ses employés, puis la défaisait à Londres par ses directeurs. Depuis la prière jusqu’à la menace, il essaya tous les moyens de persuasion. Il faisait l’offre de placer une garnison anglaise dans le fort de Tanjore ; en un mot, il était prêt à tous les sacrifices ; il avait placé sa vie et son honneur, la vie et l’honneur de ses enfants dans les mains de la Compagnie. Mais à cette proposition d’abandonner les provinces de Tanjore et de Tullojee, d’appeler la honte sur lui-même… « Que puis-je faire ? disait-il ; j’ai été long-temps l’ami de la Compagnie, mon père lui a sacrifié sa vie, j’ai dépensé mes trésors pour son service, et maintenant tout ce que je demande c’est qu’on ait quelque pitié pour mes cheveux gris. » Les personnes les plus indifférentes auraient été touchées de plaintes aussi amères ; pourtant une haine invétérée contre le rajah de Tanjore, une soif toujours ardente de pouvoir et d’accroissement, étaient, au fond, les seuls sentiments qui fissent parler le nabob. Lord Pigot n’en insista pas moins à suivre ponctuellement les ordres des directeurs, et à se charger lui-même de leur exécution, ce qui fut unanimement approuvé par le conseil. Comme la récolte était encore sur pied et que le moment de la moisson approchait, il fut convenu qu’on procéderait à cette opération sans perdre de temps. Une proposition fut faite au conseil par sir Robert Fletcher, pour que deux membres du conseil fussent adjoints au président ; elle fut repoussée, mais de lui-même, de son plein gré lord Pigot s’empressa de se les adjoindre. Il quitta Madras le 30 mars (1776), arriva à Tanjore le 8 avril, et le 11 il fit une proclamation annonçant aux habitants la restauration du rajah. « J’aurais mille langues, lui répétait sans cesse ce dernier, que ce ne serait pas assez pour vous exprimer toute ma reconnaissance. » Sur l’invitation de lord Pigot, le rajah demanda que les troupes anglaises, au lieu de n’être employées qu’à la garnison du fort de Tanjore, le fussent à la défense de tout le pays ; il consentit en outre à donner une somme nette de 4 lacs de pagodes par année pour leur entretien, au lieu de terres montant à un revenu semblable, mais dont la perception du revenu donnait lieu à mille difficultés. Le 5 mai, lord Pigot était de retour à Madras. Ce même jour, il présenta au conseil un rapport circonstancié de l’expédition et de ses résultats ; le conseil répondit par un vote unanime de remerciement et d’approbation.

Un incident singulier se présenta. Parmi les employés de la Compagnie d’un grade inférieur se trouvait un certain Paul Benfield. Au départ de lord Pigot pour Tanjore, il lui donna une assignation sur le revenu de ce royaume pour cette année, c’est-à-dire pour la moisson encore sur pied ; l’assignation montait à 405,000 pagodes ou 162,000 livres sterling : il la tenait du nabob auquel il prêtait fréquemment de l’argent. Paul Benfield présentait de plus, pour argent prêté à de simples habitants de Tanjore, une autre assignation de 180, 000 pagodes. La somme était forte pour avoir été prêtée par un simple employé de la Compagnie, aux appointements de quelques cent livres par an. Paul Benfield voulait que lord Pigot se chargeât du recouvrement de ces sommes ; ce dernier répondit qu’il ne pouvait qu’en référer au conseil. Peu de jours après le retour de lord Pigot, le conseil s’occupa de cette affaire. Paul Benfield fut sommé de produire les pièces justificatives de transactions aussi considérables ; il ne put le faire. La majorité du conseil ne voulut point entrer dans cette affaire, et adopta cette résolution : « Que le rajah de Tanjore ayant été rétabli dans la pleine domination de ses États par les ordres exprès de la Compagnie ; il n’était pas en leur pouvoir d’accéder à la requête de Paul Benfield. Elle ajoutait : « qu’en premier lieu, ces réclamations contre des individus n’avaient aucun rapport avec le gouvernement, qu’elles n’étaient pas assez éclaircies pour mettre le conseil à même de former son opinion sur ce sujet ; qu’en second lieu, les assignations du nabob sur le rajah n’étaient point admissibles. » Cette résolution fut passée le 29 mai, mais, le 3 juin, un des membres de la majorité fit une nouvelle motion pour qu’on prit de nouveau le sujet en considération ; la majorité se prononça dans ce sens. Le 13 juin ; quoique lord Pigot demandât la confirmation pure et simple de la motion précédente, elle n’en fut pas moins annulée par une majorité de sept voix contre cinq. De fortes sommes avaient été promises, dit-on, à plusieurs membres du conseil sur le produit de l’assignation. Le jour suivant, le président fit une nouvelle motion : il demandait que le conseil déclarât les transactions de Paul Benfield affaires privées, non publiques ; c’est-à-dire pour que sa demande fût considérée comme non avenue. Mais un membre réclama la priorité pour une motion qu’il avait annoncée le jour précédent. Ce membre demandait que la récolte semée pendant la durée de la possession de la province de Tanjore par le nabob fût déclarée la propriété du nabob ; qu’en conséquence, son assignation sur cette moisson fût déclarée valable. La motion de lord Pigot ayant été débattue après celle-là, la majorité déclara qu’en tant que les affaires en question concernaient Paul Benfield elles étaient privées, qu’elles étaient publiques en tant qu’elles concernaient le nabob.

La mésintelligence qui venait de se manifester ne pouvait tarder à éclater de nouveau entre le président et le conseil ; la restauration du rajah de Tanjore, que lord Pigot venait d’opérer, était en effet le renversement de tout le système politique suivi jusque là par le conseil ; le conseil, de son côté, devait faire ses efforts pour annuler ou contrarier les résultats de cette mesure. Les moindres incidents devaient suffire à manifester les dispositions hostiles. Jusqu’à ce moment, Velore était considéré comme le point militaire le plus important de la présidence ; aussi était-il la résidence du commandant militaire en second. Ce commandant, en ce moment le colonel Stuart, sollicita que cette résidence fût transférée à Tanjore ; cette prière, accueillie par la majorité, ne tarda pas à faire surgir de grandes difficultés entre le président et le conseil. M. Russell, le résident à Tanjore, était tout dévoué à lord Pigot ; le colonel Stuart au contraire appartenait à l’opposition qui votait contre lord Pigot. Le rajah de Tanjore, bien que rendu à la liberté, était bien éloigné d’exercer pleinement l’administration de ses États ; les Anglais s’étaient réservé d’y prendre momentanément une grande part. La question était donc de savoir à qui reviendrait cette part, de M. Russell, ou du colonel Stuart ; ou bien en d’autres termes, du président ou de l’opposition. L’opposition, qui était aussi la majorité, essaya d’un expédient pour trancher la question. M. Russell faisait partie du comité de circuit récemment nommé par la cour des directeurs : elle décida que ce comité commencerait immédiatement ses opérations. Le président remontra que rien ne pressait à ce sujet, que tout ce qui pressait c’était l’arrangement des affaires de Tanjore, que leurs dissensions intérieures jetaient le doute et l’anxiété dans l’esprit du nabob ; il proposa que deux membres du conseil qui, employés au-dehors, n’avaient pas été mêlés à leurs querelles, fussent appelés à en juger. La proposition fut rejetée. Le président se borna à demander que M. Russell parût quelques jours à Tanjore, pour conserver les apparences de consistance dans les délibérations du conseil et calmer les indécisions du rajah ; cela fut aussi rejeté. De violentes inimitiés, des haines profondes se cachaient sous ces discussions en apparence peu importantes ; toutefois, comme les hostilités du conseil contre lord Pigot se renfermaient jusque là dans les formes légales, ce dernier n’avait plus qu’à se décider entre ces deux partis : obéir à la majorité, ou lui résister. Il se décida pour ce dernier parti. Se trouvant placé dans une position analogue à celle de Warren Hastings au Bengale, il était naturel qu’il se fit des raisonnements analogues. Lord Pigot mit donc en avant cette doctrine, que le président était une partie intégrante, nécessaire du conseil ; que le conseil ne pouvait exécuter aucun acte de gouvernement sans le concours du président ; qu’en conséquence ce dernier avait le droit de se refuser à l’exécution de toute résolution votée malgré lui par la majorité.

Sur ces entrefaites, un conseiller fit la motion qu’une copie des instructions du colonel Stuart, rédigées par le commandant militaire, fût examinée dans le conseil. Le président ne voulut pas consentir à mettre aux voix cette motion ; la majorité, étonnée de cette résolution laquelle elle ne s’attendait pas, l’ajourna pour avoir le temps de se consulter. Le jour suivant, la même motion étant reproduite essuie le même refus de la part du président ; la majorité passe outre, examine les instructions, les approuve, et prépare un projet de lettre pour l’officier qui commandait à Tanjore ; elle lui ordonne de remettre aux mains du colonel Stuart le commandement de la place. Le président se refuse à signer ; il déclare, en outre, que sans sa signature cet ordre n’a aucune valeur, et enjoint à la majorité de se désister de sa résolution. La majorité, embarrassée de nouveau, prend le même parti que précédemment : elle s’ajourne. Dès le lendemain elle produit une déclaration où elle nie la nécessité du concours du président pour constituer un acte de gouvernement ; elle affirme que le vote de la majorité suffit, que cette double prétention du président ou de refuser de poser une question devant le conseil ; ou de se dispenser de mettre à exécution les décisions de la majorité, est le renversement même de la constitution. Le président propose de s’en remettre à la décision des directeurs, et de laisser en attendant les choses sur le même pied ; la majorité repousse la proposition ; bien plus, elle fait écrire par le secrétaire du conseil, au nom du conseil, les instructions du colonel Stuart et la lettre au commandant de Tanjore. La majorité délibère sur le contenu de ces lettres, et, après les avoir approuvées, commencent à signer. Deux de ses membres l’avaient déjà fait, lorsque lord Pigot arrache le papier des mains de celui qui le tenait dans ce moment, le met en pièces, tire un papier de sa poche, et déclare qu’il a une accusation à porter contre deux des membres du conseil. Il nomme ces deux membres, qui se trouvent précisément être ceux ayant déjà signé. Lord Pigot les accuse de vouloir renverser l’autorité du gouvernement et introduire l’anarchie dans la présidence, en signant les instructions de Stuart et la lettre au commandant anglais de Tanjore. Cette manœuvre était à la fois habile et hardie. Par la constitution du gouvernement, tout membre du conseil contre lequel s’élevait une accusation ne pouvait voter sur le sujet de cette accusation : par l’exclusion de ces deux membres, le conseil se serait trouvé partagé en deux parties égales ; mais, au moyen de son vote décisif, le président se serait rendu maître des délibérations. La suspension de ces deux membres est votée, et le conseil s’ajourne au jour suivant. Le président triomphant devait se croire alors une majorité permanente. Mais les membres de l’ancienne majorité, à peine le conseil dissous, s’assemblent de nouveau, rédigent à la hâte une protestation contre la conduite du gouverneur, se déclarent le seul gouvernement légal, et enjoignent l’obéissance à tous les employés de la Compagnie, à tous les habitants de Madras. Cette protestation est envoyée à tous les officiers des troupes, à tous les fonctionnaires publics. De son côté, lord Pigot réunit la partie du conseil qui lui est dévouée, et qui vote la suspension de tous les membres qui ont signé la protestation. La majorité, loin de s’effrayer ou de demeurer en arrière, répond en se déclarant investie de tous les pouvoirs du gouvernement ; elle fait plus : elle prend la résolution de faire arrêter lord Pigot, et, au défaut de sir Robert Fletcher, alors malade, donne le commandement des troupes au colonel Stuart. Ce dernier est chargé de s’assurer de la personne du président. Cachant ce projet, Stuart se rend à une maison de campagne de ce dernier ; il déjeune, dîne, passe la journée avec lui au jeu et en conversation. Le soir venu, Pigot offre à son hôte de le reconduire dans sa voiture à Madras, et l’engage à souper ; le colonel accepte, mais il avait fait ses dispositions. Par ses ordres un détachement de troupes était embusqué auprès de Madras. Pigot fut arrêté avant d’être rentré dans son hôtel, et renfermé dans la prison du Mont.

La majorité, ayant pris dès lors le gouvernement, invita l’amiral à se rendre auprès d’elle, c’est-à-dire du conseil ; elle voulait l’instruire des circonstances extraordinaires dans lesquelles on se trouvait. L’amiral demanda une copie de la proclamation du conseil et de l’acte constitutif du gouvernement de Madras. Le 27, il écrivit au conseil pour lui témoigner son étonnement et sa douleur de ce qui s’était passé. D’ailleurs l’amiral concluait par la déclaration qu’étranger à tous les partis, à leurs dissensions intérieures, il ne donnerait pas moins son concours au conseil ainsi constitué dans toutes les circonstances où le requerraient le service du roi et les intérêts de la Compagnie. Le même jour, d’après un désir manifesté par lord Pigot, il écrivait pour demander que ce dernier fût transporté à son bord. Le conseil délibéra sur cette demande le 4 septembre ; il somma l’amiral de déclarer s’il se rendait responsable de lord Pigot dans le cas où ce dernier lui serait remis ; l’amiral refusa de répondre à aucune question avant d’avoir reçu une réponse à sa lettre du 27 août. Un accusé de réception de cette lettre lui fut remis aussitôt. Le 5 septembre, l’amiral écrivit de nouveau : dans cette lettre il disait que la réquisition qu’il avait faite que lord Pigot lui fût remis, ayant été faite au nom du roi, ne pouvait souffrir qu’aucune condition lui fût imposée ; il pouvait seulement demander et requérir encore une fois qu’un sauf-conduit fût délivré à lord Pigot pour se rendre à bord de l’amiral. Le conseil répondit : « En loyaux sujets de Sa Majesté, en serviteurs fidèles de la Compagnie, nous serons toujours disposés à montrer la vénération la plus profonde pour le nom sacré de Sa Majesté, et le plus grand respect pour le pavillon britannique ; mais nous n’avons aucune preuve que Sa Majesté ait donné pouvoir à un de ses officiers de requérir l’éloignement de Madras d’un fonctionnaire public dans une situation analogue à celle de lord Pigot, de le soustraire au gouvernement de la Compagnie. Nous croyons que c’est une raison suffisante pour que nous ne rendions pas à la prière sa seigneurie. » À cette communication du conseil l’amiral faisait, non sans raison, l’observation suivante : « J’ai été fort étonné de vous entendre dire que vous n’aviez aucune preuve du pouvoir donné par Sa Majesté à un de ses officiers de requérir l’éloignement d’un employé de la Compagnie dans une situation analogue au celle de lord Pigot. Il me semble qu’il n’y a eu jusqu’ici aucun exemple d’une situation semblable ; mais je me rends au fond du cœur cette justice, que j’ai rempli mon devoir à l’égard du roi et de mon pays en faisant cette réquisition. Ce sera à vous d’assumer les déplorables résultats de votre résolution. »

Le conseil de Bombay se montra disposé à soutenir lord Pigot ; mais le suprême gouvernement du Bengale se décida reconnaître la majorité du conseil de Madras comme formant un gouvernement légalement constitué. Une copie de cette délibération fut envoyée à lord Pigot. Bien plus, le gouvernement suprême écrivit à la présidence de Bombay dans les termes les plus forts, pour lui faire sentir tout le danger de sa résolution et le mauvais effet que pourrait produire la moindre apparence de désunion entre cette présidence et celle de Madras. Le gouvernement de Madras, c’est-à-dire la majorité du conseil, se sentant soutenue de la sorte par les autres présidences, suspendit les membres du conseil qui avaient voté avec lord Pigot. Toutefois elle s’arrêta là, sans oser poursuivre la mesure dont la discussion au sein du conseil avait été la première origine de tout ce désordre ; après avoir voté que la moisson sur pied au moment de la restauration du rajah appartenait au nabob, qu’il pouvait donner une assignation sur cette moisson, elle n’osa pas troubler le rajah dans la jouissance de sa possession. La dette, vraie ou fictive, réclamée par Benfield ne fut point acquittée. Quant à lord Pigot, on lui témoigna tous les égards compatibles avec une surveillance rigoureuse, mais la majorité du conseil persista dans ces mesures.

Peu de nouvelles de l’Inde excitèrent plus d’intérêt et piquèrent plus vivement la curiosité, non seulement des actionnaires de la Compagnie, mais de la nation entière, que celle du dernier événement de Madras. Dans la cour des directeurs, les voix étaient balancées entre lord Pigot et la majorité du conseil. Une cour générale des propriétaires fut convoquée le 26 mars 1777 ; une majorité de trois cent quatre-vingt-deux voix contre cent quarante se prononça en faveur de lord Pigot. La cour des directeurs fut invitée à prendre les mesures nécessaires pour sa réintégration au fauteuil de la présidence ; il lui fut, de plus, enjoint de faire faire une enquête sur la conduite des principaux acteurs de cette révolution. Sur cette invitation, la cour des directeurs s’étant assemblée, adopta la résolution de réintégrer lord Pigot et ses amis dans la plénitude de leurs pouvoirs, de suspendre de leurs fonctions les membres du conseil, qui à l’aide de la force militaire avaient renversé le gouvernement. Dans la même séance, un vote de blâme fut à la vérité prononcé sur la conduite de lord Pigot, auquel on reprochait dans plus d’une occasion de la violence et de l’irritabilité. Ces résolutions ne passèrent à la cour des directeurs qu’au moyen du vote décisif du président. Peu de jours après, le rappel immédiat de lord Pigot et de la majorité du conseil fut l’objet d’une motion dans la cour générale des propriétaires ; la proposition fut adoptée à une majorité de 414 voix contre 372, comme fournissant le seul moyen de faire une enquête convenable sur tout l’ensemble de cette affaire. En conséquence une commission fut préparée qui contenait la réintégration de lord Pigot dans ses fonctions de président ; il était en même temps invité à résigner le gouvernement, au bout de quelques semaines, aux mains d’un successeur qui lui était désigné, et à revenir en Angleterre par un des premiers vaisseaux qui partiraient de Madras. Les membres du conseil ayant fait partie de l’opposition étaient immédiatement rappelés ; les officiers qui avaient exécuté leurs ordres, soit pour arrêter, soit pour tenir emprisonné lord Pigot, traduits devant un conseil de guerre. Après le départ de lord Pigot, sir Thomas Rumbold devait occuper le fauteuil de la présidence, John Witchill la seconde place, et le major-général Hector Munro, commandant militaire, la troisième : ce dernier ne pouvant dans aucune circonstance en occuper une supérieure. M. Witchill fut le premier membre de la nouvelle administration qui se présenta dans l’Inde : il débarqua à Madras le 31 août 1777. Le tombeau était déjà entre lord Pigot et tous les événements de la terre, honneurs ou disgrâces, victoires ou défaites. Les années, l’insalubrité du climat, ses sentiments blessés, l’avaient dérobé à l’espèce de triomphe qui venait de lui être décerné ; il avait succombé dans le neuvième mois de son emprisonnement. John Witchill conserva donc provisoirement le fauteuil de la présidence, jusqu’à l’arrivée de sir Thomas Rumbold, dans le commencement de l’année suivante.

L’anarchie régnait alors au Bengale aussi bien qu’à Madras. Les terres avaient été louées pour une période de cinq années ; mais ce terme n’était pas expiré qu’il était devenu évident que les fermiers avaient contracté des engagements trop onéreux pour qu’il leur fût possible de les remplir. Dès la première année, les collecteurs du revenu n’avaient pu tenir leurs engagements. La majorité accusa avec violence Hastings d’avoir trompé les directeurs en leur donnant l’espérance d’une quotité de revenu qu’il ne pouvait obtenir. Les raisons de ce dernier pour défendre son plan ne manquaient pas de poids : il était naturel, disait-il, de supposer que les indigènes étaient familiers avec la valeur des terres et les sources du revenu ; leurs propres intérêts devaient les préserver de s’engager au-delà de ce qu’ils pouvaient payer. On lui répondait qu’il existait une classe de gens qui n’avaient rien à perdre ; que pour eux le maniement des revenus, le pouvoir sur les contribuables, étaient choses fort désirables, ne fût-ce que pour une seule année ; que ces gens-là, précisément parce qu’ils n’avaient aucune intention de tenir, étaient faciles à beaucoup promettre. D’autres motifs contribuaient encore à faire tomber les recettes au-dessous des évaluations. Les terres avaient été, pour la plupart, affectées aux zemindars : or, parmi ces derniers, une concurrence animée s’était manifestée ; ça avait été à qui n’abandonnerait pas une situation devenue pour leurs familles une espèce de souveraineté. Et par cette raison, ils avaient affermé les terres au-delà de leur valeur. Ils se trouvèrent ainsi en peu de temps réduits à la ruine et à la pauvreté. D’un autre côté, les nouveaux concurrents qui leur avaient succédé, ne pensant qu’à un profit du moment, exerçaient contre les ryots ou cultivateurs toutes sortes d’exactions et de vexations ; encore parvenaient-ils rarement à remplir des engagements fort supérieurs aux produits réels des terres. De là un désordre et une confusion dans l’administration du revenu auxquels il était urgent de remédier au plus vite ; aussi plusieurs débats très animés eurent lieu sur ce sujet dans le sein du conseil.

Le gouverneur-général proposa d’envoyer aux directeurs séparément les opinions de chacun des membres du conseil sur cette matière, afin de les mettre en état de faire un choix. Le 28 mars, il proposa ses propres idées à ce sujet, auxquelles se ralliait comme de coutume M. Barwell. Les bases principales du projet de Hastings étaient celles-ci : louer ou affermer les terres pour une ou deux vies ; et les affermer de préférence aux anciens zemindars, aussi souvent que leurs offres ne seraient point inférieures à celles de leurs concurrents. Les autres membres du conseil n’ayant point encore formulé leurs projets, se bornèrent à protester en général contre ce système. Ce plan de Hastings, tout-à-fait pratique, ne touchait à aucune théorie générale ou politique. Le 22 janvier 1776, M. Francis en proposa un autre, d’une espèce toute différente ; il posait d’abord en principe ces deux choses : 1° que l’opinion qui attribuait au souverain (le grand Mogol avant sa délégation à la Compagnie) la propriété des terres était erronée ; 2° que cette propriété des terres appartenait aux zemindars : ces deux propositions, à la vérité, il les affirmait plutôt qu’il ne les prouvait. Les zemindars ainsi considérés comme propriétaires des terres, M. Francis proposait de les soumettre à un impôt qui serait fixé une fois pour toutes, pour ne plus varier à l’avenir. Il proposait aussi de protéger les ryots contre les vexations des zemindars, au moyen de certaines formes de baux fixés d’avance. Passant ensuite au sel et à l’opium, il proposait d’en laisser le commerce libre, à la charge aux commerçants d’acquitter un droit à l’égard du gouvernement. Rien ne put être décidé, en raison de la division existante dans le conseil. Mais, sur ces entrefaites, dans le mois de novembre 1776, le colonel Monson vint à mourir ; l’opposition se trouva donc réduite à deux membres, le général Clavering et M. Francis, contre le parti du gouvernement aussi de deux membres, M. Hastings et M. Barwell. Or, en sa qualité de gouverneur, le premier avait une voix prépondérante ; il avait donc encore une fois la majorité, et recouvrait subitement la toute-puissance. La mort de Monson ne produisait rien moins qu’une révolution tout entière dans le gouvernement de l’Inde.

Le 1er novembre, Warren Hastings demanda, comme le préliminaire indispensable de tout nouveau plan pour la collection des revenus, qu’une enquête serait provisoirement faite : il s’agissait de s’assurer des sources du revenu, de sa quotité, etc., etc. Le gouverneur-général insistait sur la nécessité de reconnaître avec autant d’exactitude que faire se pourrait la valeur des terres ; il proposait de confier cette enquête à deux agents assermentés de la Compagnie, ayant sous leurs ordres un certain nombre d’agents subalternes pris parmi les indigènes. Ces fonctionnaires auraient eu pour mission d’obtenir des conseils provinciaux, des zemindars, des ryots, toutes les informations possibles, puis de classer, d’ordonner les matériaux qu’ils se seraient procurés, seul moyen praticable d’affermer les terres en proportion de leur revenu. Mais cette proposition venait du gouverneur-général ; aussi fut-elle vivement combattue et repoussée par le côté opposé, qui soutint que le comité de circuit était en mesure de faire tout ce qu’il pourrait y avoir à faire à ce sujet. Le général Clavering accusa le gouverneur-général de vouloir dépouiller le conseil de l’arrangement, emménagement ou gouvernement des acquisitions territoriales. À toute cette opposition Hastings avait sans doute une bonne raison à répondre : c’est que, pour agir, le mieux à faire c’est de s’être rendu compte de ce qu’il y a à faire ; c’est que, pour marcher, il faut autant que possible savoir où l’on peut aller. D’ailleurs, le pouvoir était maintenant entre ses mains. L’enquête fut donc ordonnée ; des instructions spéciales furent données en conséquence aux conseils provinciaux, et des agents indigènes envoyés pour rassembler les renseignements et prendre des informations dans les districts. On appela ces agents aumils. Par malheur ils avaient des rapports forcés avec des zemindars dont ils se plaignirent, et qui à leur tour se plaignirent d’eux ; ces plaintes furent transmises au conseil, où elles donnèrent naissance à de nouvelles discussions, le gouverneur-général prenant le parti des aumils, l’opposition celui des zemindars.

L’opposition accusait Hastings de n’avoir jamais avoué clairement le but de l’enquête ordonnée ; elle en contestait la légalité : le but du gouverneur, selon elle, était d’élever le revenu aux dépens des zemindars, qu’il était accusé de vouloir priver de l’héritage de leurs pères. Hastings désavouait ces motifs : « J’ai droit à être cru, disait-il, car je suis certainement le meilleur juge de mes propres intentions. D’un autre côté, il serait souverainement imprudent à moi de faire une déclaration solennelle qu’il dépend de ma propre volonté de faire ou de ne pas faire, si réellement je voulais me mettre en contradiction avec mes paroles. Mais je ne veux pas n’arrêter à repousser en détail les projets qui me sont attribués ; je déclare que mon plus sincère désir, dans l’enquête que j’ai instituée, c’est d’arriver à une répartition égale et facile du revenu public ; de le percevoir par les zemindars là où ils sont en situation de le faire, par d’autres là ils ne sont pas dans cette situation ; de plus, de réserver aux zemindars une part fixe sur le produit net des terres. » Le général Clavering répliquait que M. Hastings passait sous silence les choses auxquelles il ne pouvait répondre, et présentait les autres sous un faux jour ; que l’art avec lequel son projet était rédigé pouvait cependant tromper jusqu’à un certain point ceux qui n’avaient pas le loisir de comparer les documents, qu’en conséquence, il se croyait, lui général Clavering, obligé de déclarer que la conduite de M. Hastings, combinée avec ses déclarations, ne tendait à rien moins qu’à une subversion complète du gouvernement ; que, quant à lui, il se ralliait à l’opinion d’un personnage éminent qui, en lisant la défense de la guerre des Rohillas de l’honorable gouverneur, se prit à dire : « Voici des arguments qui ne seraient point indignes de mistriss Rudd. » Mistriss Rudd était une femme compromise alors comme complice dans un crime de faux qui amena la condamnation de quelques uns de ses coaccusés, tandis qu’elle-même y échappa. Hastings répliquait avec un imperturbable sang-froid : « Ceci est au-dessous d’une réponse. Au reste, que le général Clavering continue à m’insulter dans un langage aussi grossier, ou plus grossier si-cela est possible, c’est un des inconvénients de ma situation que je doive le supporter ; et il le sait bien[2]. »

Cependant la cour des directeurs n’avait approuvé ni le projet de Hastings d’affermer les terres à vie, ni celui de M. Francis d’établir un impôt invariable. Elle décréta que jusqu’à nouvel ordre les terres seraient louées à l’année, et que la préférence serait donnée aux indigènes quand ils seraient sur les lieux ; qu’enfin aucun Européen ni banyan d’Européen ne pouvait entrer dans ces affaires. En conséquence, le 15 juillet 1777 un plan fut adopté, dont les principales dispositions étaient : d’affermer les terres aux anciens zemindars au même taux que les années précédentes ; de recevoir des soumissions cachetées pour les terres qui n’auraient pas trouvé de fermiers ; d’affermer le monopole du sel de même sur soumissions cachetées, toutefois de donner la préférence aux zemindars sur les terres desquels le sel était recueilli ; de n’exiger aucun cautionnement des zemindars, mais de vendre, s’il y avait lieu, une partie de leurs terres pour le balancement de leurs comptes. L’enquête ordonnée sur le revenu des terres n’avait pas eu l’approbation des directeurs. Ils parlaient de la surprise et du chagrin qu’ils avaient ressentis en apprenant, par la communication du gouverneur-général, qu’après sept années d’investigations sur le revenu, les connaissances qu’on avait recueillies étaient encore tellement incomplètes qu’elles nécessitaient de nouvelles investigations. Ils remarquaient qu’en 1769 des inspecteurs (supervisors) avaient été envoyés ; qu’en 1770 des conseils leur avaient été substitués ; qu’en 1772 un comité de circuit avait été formé pour le même objet. Ils s’étonnaient de l’inutilité de toutes ces mesures ; puis (pour comble d’embarras) ils concluaient par désapprouver le pouvoir que s’était arrogé sur ce point le gouverneur-général. Ce dernier n’était, dans aucun cas, disaient-ils, autorisé à agir sous sa propre responsabilité. « Nous avions espéré, disaient-ils, que la connaissance que vous aviez de nos sentiments touchant la conduite de la dernière administration, lorsqu’elle a délégué des pouvoirs séparés au président, nous aurait délivrés de tout embarras ultérieur dans de semblables occasions ; cependant, nous le voyons à notre grand chagrin, à peine, par la mort du Colonel Monson, le conseil s’est-il trouvé réduit à un nombre de voix qui rendait décisive la voix prépondérante du président, qu’il s’en est aussitôt servi pour s’investir d’un degré de pouvoir illégal dans l’affaire du revenu, pouvoir qu’il n’aurait pu obtenir d’aucune autre autorité. » Ce nouveau mode de location des terres que nous venons d’indiquer, renouvelé d’année en année, fut suivi jusqu’en 1782, où un autre mode de collection lui fut substitué.

Cependant, le 11 octobre 1776, la cour des directeurs reçut une lettre d’un gentleman fort connu comme ami et agent de Hastings. La lettre était ainsi conçue : « Messieurs, M. Warren Hastings, croit la nécessité de l’unanimité dans le conseil suprême du Bengale pour la conduite des affaires de la Compagnie, de même que pour l’établissement d’un système de gouvernement propre à assurer le bien-être et la prospérité de ce pays ; il pense que la malheureuse division qui s’est mise dans le conseil suprême rend impossible cette unanimité ; il a fait tout ce qui dépendait de lui pour le bien des affaires de la Compagnie, mais, en raison de ces circonstances, il l’a fait sans succès ; par ces motifs, il m’a autorisé, donné le pouvoir, pour mieux dire ordonné de vous faire connaître son désir de résigner ses fonctions de gouverneur-général du Bengale, et de requérir de vous la nomination de son successeur à la place vacante que cette retraite va faire dans le conseil suprême du Bengale. » À l’époque du départ de Mac Lean pour Londres, Warren Hastings lui avait effectivement remis une lettre qui autorisait cette démarche. En ce moment les adversaires de Hastings étaient tout-puissants ; la guerre des Rohillas lui avait attiré des censures de la part des directeurs et des propriétaires ; la cour des directeurs avait même pris la résolution de demander au roi son rappel. Elle l’eût fait si une cour des propriétaires, convoquée à ce sujet, ne s’était montrée opposée à cette mesure et n’avait voté que la résolution de la cour des directeurs serait de nouveau prise en considération. L’affaire en était restée là pendant quelques mois, lorsque tout-à-coup, la lettre que nous venons de citer fut transmise à la cour des directeurs ; aussi frappa-t-elle d’abord d’étonnement. La cour des directeurs prit d’abord la résolution de s’assurer si M. Mac Lean était bien et dûment autorisé à agir ainsi qu’il l’avait fait. Introduit devant la cour, il affirme de nouveau qu’il a ce pouvoir, il offre de montrer la lettre de Hastings qui le lui confère ; mais, comme ce sujet se trouve mêlé à plusieurs choses de nature confidentielle, il demande qu’un comité de trois membres soit formé pour en prendre communication ; et là-dessus se retire. La cour nomma, pour former ce comité, le président, le vice-président et un autre de ses membres. Ces derniers, ayant conféré avec M. Mac Lean, après cette conférence déclarent que celui-ci n’a pas outre-passé les pouvoirs donnés par Hastings ; ils ont vu une lettre de la main de ce dernier qui l’y autorise ; dans cette lettre, il déclare : « qu’il ne veut plus continuer ses fonctions dans le gouvernement du Bengale, à moins que certaines conditions spécifiées par lui ne soient accomplies ; » or, les commissaires ne voient aucune probabilité qu’elles le soient jamais. D’un autre côté, M. Georges Vansittart leur a déclaré qu’il était là lorsque M. Hastings a donné ces instructions à M. Mac Lean ; M. Stuart ajoute, que M. Hastings lui a dit les avoir données. La cour se décide alors à accepter la démission de Warren Hastings. Elle lui donne pour successeur dans le conseil M. Wheler, dont le roi confirme le choix. Par une autre commission, elle confère au général Clavering la charge de gouverneur-général.

Ces nouvelles arrivent au Bengale le 20 juin 1777. M. Barwell, se rendant à la chambre du conseil, reçoit, chemin faisant, un avis signé du secrétaire du conseil, avis qui l’avertissait de vouloir bien se rendre au conseil par ordre du général Clavering, gouverneur-général. Au même instant, Hastings recevait de Clavering une autre lettre, dans laquelle le général le requérait de lui remettre les clefs du fort William, ainsi que celles de la Trésorerie. Hastings répond qu’il n’a pas résigné ses fonctions, qu’il ne connaît aucun acte qui autorise à le croire, qu’en un mot il est décidé à demeurer gouverneur-général. Il envoie tout aussitôt au colonel Morgan, commandant du fort William, l’injonction de n’obéir aux ordres de qui que ce soit, excepté aux siens ; il signe : Warren Hastings, gouverneur-général. Le secrétaire du conseil est averti de n’envoyer de sommations pour le conseil que de sa part seulement. Il invite alors M. Francis à se rendre au conseil, convoque et somme les juges de donner leur opinion sur le cas extraordinaire qui se présente, c’est-à-dire de prononcer entre ses droits et ceux du général Clavering. M. Barwell demande communication de la lettre des directeurs où se trouvent leurs instructions au nouveau gouvernement ; cette demande est rejetée par le général Clavering. Des instructions rédigées en toute hâte par Hastings sont expédiées aux commandants de Bankipore, de Dinpore, et au résident à Moorshedabad : elles enjoignent à ces officiers de n’obéir qu’à lui, qu’à lui seul, les menaçant d’une terrible responsabilité dans le cas contraire. La lettre de la cour des directeurs, les papiers relatifs à toute cette affaire sont remis aux juges de Calcutta ; ce sont eux qui doivent prononcer en dernier ressort. Leur opinion unanime est favorable à Warren Hastings : ils prononcent qu’il est clair que M. Hastings n’est pas mort, qu’il n’est pas absent, qu’il n’a pas résigné ; que la lettre donnée au colonel Mac Lean contenait, non pas une résignation, mais l’expression d’un désir de résigner ; que M. Wheler était nommé à une charge qui serait vacante, non qui l’était déjà ; en un mot, que la résignation de Hastings avait bien été projetée, non effectuée. Clavering, qui ne se tient pas pour battu, fait une proclamation comme gouverneur-général de la présidence et du fort William. Le conseil, sous la présidence de Hastings, répond par la déclaration que le général Clavering en essayant de se mettre en possession des fonctions de gouverneur-général, a résigné ses fonctions de second membre du conseil et celle de commandant en chef ; c’était une destitution : en outre, Hastings porte une plainte contre le secrétaire du conseil, comme coupable d’avoir agi en cette qualité sans instructions émanées de lui, gouverneur-général. Les choses en étaient venues à ce point qu’il s’en fallait de peu que la guerre civile n’éclatât dans les rues de Calcutta. Toutefois, le parti qui soutenait le général Clavering se sentait inférieur, soit en droit, soit en force, à celui de Hastings. Dans un nouveau conseil où se trouvaient Hastings, M. Barwell et M. Francis, ce dernier prit la parole en ces termes : « Tout est ébranlé, tout menace ruine, et, je le crains, par la passion, la violence, la précipitation. Tout peut s’arranger par la prudence et la modération. J’ose croire que je donne à la fois l’exemple de toutes les deux, non seulement par mon implicite adhésion à la décision des juges, mais encore par ma présence ici. Permettez-moi d’avoir l’honneur et le bonheur de devenir médiateur entre tout le monde. » Hastings répondit d’une manière aussi conciliante, en proposant cette résolution : « Que, sur l’avis des juges, le conseil adopte le parti de revenir sur les décisions passées depuis le 20 ; qu’en conséquence ; toutes les parties se trouveront placées dans la situation où elles se trouvaient avant la réception des derniers ordres. » Cette résolution, unanimement adoptée, mit un terme à une situation qui fut au moment de jeter le trouble et la confusion dans toute l’Inde.

La mésintelligence n’en continua pas moins entre les membres du conseil, entre le conseil et la cour des directeurs. M. Middleton, résidant à Oude, avait toute la confiance de M. Hastings : l’ancienne opposition lui avait retiré ces fonctions ; et nommé pour le remplacer M. Bristow. Hastings ayant recouvré le pouvoir, s’en servit aussitôt pour rappeler ce dernier, et M. Middleton reprit son ancien emploi. M. Hastings s’empressa de même de rappeler un fils de M. Fowkes, son adversaire, surtout dans l’affaire de Nuncomar, et nommé par la cour des directeurs résident auprès du rajah de Bénarès. Ces deux procédés attirèrent au gouverneur-général des reproches de la part de ces derniers ; ils lui enjoignirent même de rétablir M. Fowkes dans sa situation de résident à Bénarès ; ils nommaient de nouveau M. Bristow résident à Oude. Hastings, à la réception de ces ordres, demanda au conseil d’en suspendre l’exécution, exécution qui équivalait, dit-il, à sa résignation du service. Une partie du conseil fut pour l’exécution de ces ordres ; mais, à l’aide de son vote décisif, Hastings l’emporta, car il dominait alors le conseil. Ce fut pour peu de temps ; la place devenue vacante par la mort de Monson fut remplie par M. Wheler, qui d’ordinaire votait avec M. Francis, celui-ci avec le général Clavering. La majorité était donc encore une fois contre Hastings, mais, par un hasard heureux pour lui, le général Clavering vint à mourir à la fin d’août 1777, et, par son vote décisif, le gouverneur-général devint de nouveau maître des décisions du conseil.

Le nabob approchait alors de l’âge de la majorité ; il écrivit le 23 juillet une lettre au conseil : « Grâce à Dieu, il se trouvait, disait-il, à cet âge de la vie où les lois de son pays l’appelaient au gouvernement de ses propres affaires. Il se plaignait de la manière dont il était traité par son tuteur, et demandait à être délivré de cet état de sujétion et de dépendance. » MM. Wheler et Francis furent d’avis que les réclamations du nabob fussent adressées à la cour des directeurs, afin qu’ils en décidassent ; le gouverneur-général et M. Barwell répondirent que la demande du nabob était juste, et que la justice n’admettait point de délai. « La demande du nabob, dit Hastings, est fondée sur des droits positifs, qui n’admettent pas de discussions. Il a un droit incontestable à diriger ses propres affaires ; il a un droit évident au nizamut, puisque c’est son héritage. (On appelait nizamut l’ensemble des fonctions qui constituaient le pouvoir, l’autorité du nabob.) Par toutes ces raisons, je suis d’avis qu’il soit fait droit aux réclamations du nabob. » À considérer les choses sous ce point de vue, à reconnaître aussi explicitement les droits du nabob, peut-être aurait-il fallu, pour être parfaitement conséquent, lui rendre aussi la dewany, car la dewany était soumise au nizamut ; et de cela il n’était pas question. De nouvelles lettres du nabob demandaient que sa belle-mère prît sur elle l’administration du nizamut, sans l’intervention d’une personne quelconque. En conséquence, Mahomet-Rheza-Khan fut éloigné, Muny-Begum replacée dans son ancienne situation ; Gourdass nommé dewan de l’intérieur du palais, sous l’autorité de la Begum, et un certain Sudder-al-Hok appelé à la surintendance du département judiciaire. Cependant, la Muny-Begum étant complètement incapable d’occuper cet emploi, le gouverneur-général ne tarda pas à sentir les inconvénients de cette incapacité. Peu de temps après cet arrangement, il écrivait au nabob : « Les affaires sont dans une confusion épouvantable ; les vols et les meurtres se multiplient dans toute la province d’une manière effrayante. » Les directeurs, sachant combien le nabob était peu propre à gérer ses propres affaires, n’approuvaient pas les dispositions prises en sa faveur ; leur politique était d’ailleurs de lui rendre le moins de pouvoir possible. Dans, une lettre du 4 février 1778, ils donnèrent en conséquence au gouverneur-général l’ordre le plus positif de rétablir immédiatement Mahomet-Rheza-Khan dans son ancienne situation.

Le colonel Upton resta à Poonah jusqu’au commencement de l’année 1777 ; il partit cependant avant qu’aucune des stipulations du traité eût encore été exécutée. Bientôt un navire français arriva dans un port mahratte ; quelques passagers se rendirent à Poonah ; se prévalant du nom du roi de France, ils furent bien reçus. Cet incident éveilla la crainte et la jalousie des Anglais. Déjà se manifestait, en effet, la probabilité d’une rupture entre la France et l’Angleterre, et il était hors de doute que, dans ce cas, la France ne s’efforçât de reprendre son influence dans l’Inde. Or, une alliance avec les Mahrattes était le meilleur moyen d’y parvenir. Un agent français, nommé Saint-Lubin, fut reçu par eux avec quelque faveur. La présidence de Bombay s’en alarma ; elle pressa le gouvernement suprême du Bengale de prévenir ce danger en soutenant la cause de Ragobah. Une lettre de la cour des directeurs à la présidence de Bombay l’enhardissait dans cette politique qu’elle partageait. Sur ces entrefaites, une rivalité entre deux chefs, Siccarum-Baboo et Nana-Furnavese, produisit une scission dans le conseil de Poonah ; une partie des ministres, Siccarum-Baboo à leur tête, prirent la résolution de se déclarer pour Ragobah, en même temps qu’ils sollicitèrent l’alliance et le secours des Anglais. La présidence de Bombay se mit en mesure de leur donner sa coopération. Ce sujet, mis en discussion au Bengale, produisit la scission ordinaire. M. Francis et M. Weler condamnèrent la résolution de la présidence de Bombay : ils lui reprochaient d’être illégale, en ce qu’elle était prise sans le concours de l’autorité suprême ; injuste, en ce qu’elle blessait le traité ; impolitique, en ce qu’elle provoquait la guerre. En revanche, le gouverneur-général et M. Barwell l’approuvèrent. Suivant eux, elle était autorisée par l’imminence de la circonstance ; parfaitement fondée en justice, en tant que prise sur l’appel d’une des parties contractantes du traité ; politique, enfin, puisqu’en prévenant un danger elle augmentait les revenus de la Compagnie, et lui promettait une influence permanente dans les conseils des Mahrattes.

Un corps d’expédition fut formé et rassemblé à Calpee, il était composé de six bataillons de Cipayes, d’une compagnie d’artilleurs indigènes et d’un corps de cavalerie, commandé par le colonel Leslie. Ce corps devait se diriger immédiatement vers Bombay, et se considérer, dès son entrée en campagne, sous les ordres de cette présidence. Ce détachement, en raison des dispositions malveillantes de certains chefs mahrattes, éprouva d’abord quelque retard dans sa route. Pendant ce temps, le parti de Siccarum-Baboo était victorieux à Poonah ; ce qui donnait à craindre qu’il ne voulût plus du secours des alliés que lui-même avait appelés. Dans le conseil suprême, l’opposition se servait de cet argument pour demander le rappel du détachement ; mais Hastings ne l’en laissa pas moins continuer sa marche. En cas de guerre avec la France, Bombay était l’endroit faible, et qu’il était avant tout urgent de protéger, au moyen d’alliances solides avec les puissances indigènes ; c’est ce que comprenait Hastings ; aussi aurait-il voulu s’entendre dès lors, et dans ce but, avec le rajah de Berar. Or, deux moyens se présentaient de gagner l’amitié de ce prince ; l’un, de l’aider à recouvrer les provinces dont l’avait dépouillé Nizam-Ali ; l’autre, d’appuyer ses prétentions au trône de Poonah. Le légitime mais faible rajah de Sattabah venait de mourir récemment dans sa captivité, sans laisser de postérité ; le rajah de Berar, comme appartenant à la maison de Sevajee, avait quelques droits à faire valoir sur cette succession. Le conseil suprême décida de lui envoyer une ambassade. En ce moment, le parti de Siccarum-Baboo était de nouveau renversé ; le parti contraire l’emportait par la puissante coopération de Madajee-Scindia, et ce parti penchait pour les Français. Le parti de Siccarum-Baboo n’en avait que plus d’ardeur à se servir des Anglais pour le soutien de Ragobah. La présidence de Bombay avait le même désir ; elle adopta une résolution à ce sujet le 21 juillet 1778, mais elle ne put procéder immédiatement à l’exécution, et la nouvelle de l’emprisonnement à Poonah des principaux membres du parti dont elle attendait assistance ne tarda pas à se répandre. Cependant, au commencement de novembre, un traité fut conclu avec Ragobah, auquel fut faite une avance considérable d’argent ; puis, comme on ne tarda pas à apprendre que le parti dominant à Poonah avait pénétré ce dessein et se mettait en mesure de s’y opposer, il fut décidé qu’un corps d’armée se mettrait immédiatement en campagne. Ce corps montait à 4,500 hommes. Il commença effectivement son mouvement au commencement de décembre. Il achevait l’ascension des montagnes le 23 de ce mois et prenait position à Condola.

Après avoir établi un poste fortifié à la tête des ghauts (montagnes), les Anglais commencèrent leur marche sur Poonah ; ils avaient des vivres et des munitions pour vingt-cinq jours. Un corps ennemi considérable, qui leur était opposé, se retirait à mesure qu’ils avançaient, mais, les enveloppant de tous côtés, les harcelait sans cesse et s’emparait de leurs traînards. Aucun chef important ne se déclarait en leur faveur, ainsi qu’ils s’en étaient flattés sur la promesse de Ragobah ; aucun ami de ce dernier ne se joignait à eux. Ils continuent d’avancer, et le 9 janvier 1779 se trouvent à 16 milles de Poonah, en face d’une armée qui intercepte le chemin de la ville. Un comité composé du colonel Egerton, de M. Carnac, du comité spécial de Bombay, et de M. Mostyn, ancien agent de la présidence à Poonah, était chargé de la direction de l’armée et de la conduite de l’expédition ; à la seule vue de cet obstacle inattendu, ce comité ne tarda pas à se troubler ; il restait en magasin des vivres pour dix-huit jours, mais sans cavalerie il était difficile de protéger le bagage. Cette dernière considération décida le comité, il ordonna la retraite qui commença la nuit suivante. Mais les Mahrattes ont aperçu ce mouvement : au point du jour ils attaquent l’armée anglaise, lui tuent 300 hommes, s’emparent d’une grande partie de son bagage, et continuent à la harceler jusqu’à quatre heures qu’elle arriva enfin à Wargaum. Alors le commandant des troupes, s’effrayant lui-même, déclare au comité qu’il ne croit pas possible de ramener l’armée jusqu’à Bombay. Le comité envoya une députation aux Mahrattes, pour savoir s’ils veulent traiter et à quelles conditions. Ceux-ci, comme préliminaire indispensable, demandent que Ragobah leur soit livré ; ce chef infortuné, qui s’attendait à cette exigence, s’était mis en correspondance avec Seindia, auquel il avait déclaré vouloir se rendre si la nécessité exigeait que cette mesure fût prise à son égard. Le comité accepte sans hésitation ; mais cette condescendance honteuse, loin de satisfaire les Mahrattes, redoubla leur exigence ; ils se hâtent de protester que cette reddition de Ragobah est chose pour eux fort indifférente. Allant plus loin, ils reprochent aux Anglais la violation du traité conclu avec le colonel Upton, l’envahissement du territoire mahratte ; ils ajoutent qu’à moins d’un nouveau traité sur des bases différentes, l’armée anglaise doit se préparer à courir les chances de la guerre. Le comité déclare qu’il n’a aucun pouvoir de traiter. L’officier commandant le détachement prétend, de son côté, qu’essayer de se faire une retraite de vive force, c’est vouloir l’entière destruction de l’armée. Un brave officier, le capitaine Hartley, invoque des mesures plus énergiques ; il répond de ses hommes et offre un plan de retraite qu’il propose d’effectuer. Mais, dans ces moments de découragement, ce sont les conseils pusillanimes, quoiqu’au fond les plus dangereux, qui ne manquent pas de prévaloir. On se résigna donc à accepter les conditions qu’il plairait aux Mahrattes d’imposer ; par un nouveau traité, les Anglais cèdent les acquisitions de territoire faites par eux dans ces provinces depuis leur traité avec Madhoo-Row en 1756 ; ils abandonnent Baroach à Scindia, et lui livrent Ragobah ; enfin, deux Anglais de distinction demeurent en otage jusqu’au parfait accomplissement de toutes ces conditions. La présidence de Bombay, refusa de ratifier ce traité et ce refus fut approuvé par le gouvernement suprême. La cour des directeurs non seulement le blâma vivement, mais elle renvoya du service les deux officiers qui avaient successivement commandé le détachement. L’un des membres civils du comité était mort, le survivant fut destitué de ses fonctions de membre du conseil du gouvernement de Bombay et de membre du comité de gouvernement.

Le détachement parti du Bengale s’était avancé jusqu’à Chatterpore, une grande ville du Bundelcund, dans les premiers jours de juin ; il s’y arrête jusqu’au milieu d’août pour laisser passer la saison des pluies. Le colonel Leslie, qui le commandait, employa ce temps à entrer en négociation avec les chefs voisins, malgré la défense formelle qu’il en avait reçue ; on attribua à des motifs d’avidité cette conduite qui amenait délai sur délai dans la marche du corps d’armée. La présidence de Bombay ayant appris la nouvelle du commencement de la guerre entre la France et l’Angleterre, écrivit à Leslie pour le presser d’arriver ; une autre lettre suivit promptement celle-là, exprimant les mêmes instances et de plus vives encore. Le 31 août, le conseil suprême s’était décidé à lui demander compte de cette longue inaction ; mais il s’était enfin mis en route vers le milieu du mois, et, le 17 septembre, était arrivé à Rajegoor, où il s’arrêta de nouveau. Écrivant de là au conseil suprême pour rendre compte de sa conduite, il expliquait ses retards par la nécessité de laisser passer la saison des pluies ; il se félicitait d’avoir conclu des arrangements avantageux avec quelques princes du pays ; il disait encore que l’annonce d’une ambassade anglaise faite par lui avait comblé de joie le rajah de Berar. Cet ambassadeur était mort en route ; après quelques hésitations, et malgré cette communication de Leslie, le conseil se décida à ne pas le remplacer, mais à attendre les événements. Le conseil ne pouvait s’empêcher de montrer son mécontentement de la lenteur des mouvements des troupes anglaises ; le parti opposé au président, et par conséquent à cette expédition, en triomphait ; il en prenait texte pour solliciter un ordre de retour. Hastings lui-même ne savait comment défendre le commandant. Il fut enfin décidé que ce dernier serait remplacé par le colonel Goddart ; des ordres furent expédiés en conséquence. Au reste, quelque chose d’inexplicable et de mystérieux demeure encore sur toute la conduite de Leslie : il avait montré jusque là une ardeur et une activité qui ne s’accordaient guère avec sa lenteur et son indécision dans ces dernières circonstances ; et enfin, on l’entendait souvent se plaindre hautement du gouverneur-général, comme si ce dernier n’eût pas rendu justice à une conduite qu’il devait connaître. Quoi qu’il en soit, il mourut avant l’arrivée des ordres expédiés de Bombay. Le commandement du détachement échut à Goddart par son rang dans l’armée, avant qu’il eût reçu les ordres de Calcutta qui l’en investissaient. Le 22 octobre, Goddart informa le gouverneur-général de la marche du détachement vers la Nerbudda, frontière du Berar ; il reçut l’autorisation d’entrer en négociation avec Moodajee-Bhonsla. En même temps, on recevait à Calcutta l’annonce d’une nouvelle révolution à Poonah ; et, d’un autre côté, Moodajee-Bhonsla écrivit une lettre évasive, mais dans laquelle il était facile de voir qu’il voulait se mêler le moins possible aux querelles des Anglais et des Mahrattes. Goddart ayant passé la Nerbudda, envoya un agent à Nagpore pour sonder les dispositions du rajah. Aucune alliance ne fut conclue ; seulement on put s’attendre à un traitement amical de la part de ce chef tant que les Anglais demeureraient sur son territoire.

Le colonel Goddart ne recevait aucune nouvelle du détachement de Bombay en marche sur Poonah ; il se décida à marcher lui-même sur cette dernière ville, où il supposait sa présence le plus nécessaire. Le 22 janvier, il arriva à Charwah. Là, lui parvint la nouvelle de la présence du détachement de Bombay à cinquante milles de Poonah. Deux jours après, une autre lettre du comité de cette armée lui enjoignait de prendre le chemin de Surate, en conséquence des changements survenus dans les affaires, en admettant toutefois qu’il pût se faire jour à travers la cavalerie des Mahrattes. Cette lettre, dont il ne s’expliquait pas le sens, car elle ne lui disait rien de l’événement qui amenait ce changement d’avis, le jeta dans une grande perplexité. Pour comble d’embarras, une autre lettre de Bombay reçue le jour suivant le pressait d’avancer. Goddart prit alors la résolution de marcher sur Boorhanpoor pour attendre là d’autres nouvelles. Arrivé le 30 janvier dans cette ancienne capitale, il reçut le 2 février une nouvelle lettre du comité : cette lettre, datée du 19 janvier, se référait à une autre lettre du 16, à des ordres que le comité n’avait pas compétence pour donner. Goddart, sans avoir reçu la lettre du 16, ne doute pourtant pas qu’elle ne contienne de mauvaises nouvelles. Il se trouvait au milieu des Mahrattes, entouré de dangers, inquiet sur les dispositions de Moodajee, qui ne peuvent manquer de changer si l’armée de Bombay a éprouvé un échec. Il demeure pourtant à Boorhanpoor jusqu’au 5 février. Apprenant alors la nature du désastre essuyé par le détachement de Bombay, il se dirige vers Surate. Le 9, un envoyé du gouvernement de Poonah lui apporte cette lettre du 16 qui lui avait manqué : dans cette lettre, écrite sous la dictée des Mahrattes, le comité lui ordonnait de retourner au Bengale. Goddart répond qu’il se rend à Bombay d’après les ordres du conseil suprême ; que d’ailleurs il est dans les plus amicales et les plus pacifiques intentions à l’égard des Mahrattes. Il continue effectivement sa marche avec la plus grande hâte, ayant soin en même temps d’observer la plus exacte discipline pour ne pas s’aliéner le pays qu’il traverse. Le détachement arriva à Surate le 30, après avoir fait trois cents milles en dix-neuf jours. À Surate, le colonel Goddart reçut du Bengale des pleins pouvoirs pour traiter avec le gouvernement de Poonah. Le conseil suprême, tout en rejetant le traité conclu par le comité de l’armée de Bombay, exprimait le désir d’en venir à un arrangement sur de nouvelles bases ; il insistait fortement sur la condition que les Mahrattes renonceraient formellement à toute alliance avec les Français. Dans le cas où ces derniers se refuseraient à traiter, Goddart, nouvellement promu au grade de général, était autorisé à recommencer la guerre ; il était, de plus, autorisé à former, s’il lui était possible, des alliances avec la famille Guicawar et le gouvernement de Berar. Sans perdre de temps, Goddart entre aussitôt en correspondance avec le parti ministériel à Poonah. Les négociations se nouent, mais bientôt languissent. Les dissensions sont plus fortes que jamais au sein des conseils mahrattes ; on sait que, tout en négociant la paix, ils font des préparatifs de guerre considérables. À la même époque, Ragobah, échappé à leur surveillance, s’était réfugié à Surate, où un asile lui fut accordé. Le 20 octobre, Goddart envoie ses dernières propositions ; il donne un délai de quinze jours, ajoutant qu’il entrera aussitôt en campagne si réponse satisfaisante ne lui est faite. Cette réponse, arrivée le 28, lui signifie comme préliminaire de toute négociation la reddition de Ragobah et celle de Salsette. Goddart rompt la négociation, et se rend à Bombay pour concerter son plan de campagne avec le conseil. Il rencontre là des dispositions hostiles ; les pouvoirs indépendants qui lui avaient été conférés par le conseil suprême du Bengale avaient vivement blessé tous les membres de cette présidence. Pour se dispenser de venir à son secours, ils allèguent l’épuisement de leurs finances. Cependant, comme Goddart leur démontre que le premier objet de ses opérations sera de les faire rentrer en possession d’un riche territoire autrefois possédé par eux, ils consentent à fournir à une partie des besoins de l’armée.

Le 2 janvier 1780, le général Goddart traversa la Tapti ; il voulait tout à la fois s’assurer des bonnes dispositions de Futty-Sing, les encourager, et réduire la forteresse de Dubhoy. Le 19, l’armée parut devant cette place, qui fut évacuée le jour suivant. Le 26, de nouveaux arrangements furent faits entre Futty-Sing et les Anglais : la province de Guzerate dut être partagée entre lui et la Compagnie, celle-ci ayant pour lot la partie anciennement possédée par les Mahrattes. La cavalerie de Futty-Sing se joignit à l’armée de Goddart ; avec ce renfort, le général marche sur Ahmedabad, la capitale de la province : elle fut emportée d’assaut au bout de cinq jours de siège. Mais pendant ce temps Scindia et Holkar, les deux principaux chefs des Mahrattes, ayant réuni leurs armées, s’avançaient eux-mêmes sur Surate à la tête de 40,000 hommes. Par des marches rapides, le général anglais arrive bientôt dans le voisinage de leur campement, auprès de Brodera ; il forme aussitôt le projet de les attaquer dans la nuit du 8 au 9 mars. Mais des lettres qu’il reçoit d’un des otages précédemment laissés entre les mains des Mahrattes le détournent de ce projet, elles lui apprennent le désir des chefs mahrattes d’un arrangement avec les Anglais. Dès le lendemain, les otages, accompagnés d’un envoyé de Scindia, arrivent effectivement au camp. L’envoyé annonce les dispositions où est Scindia de se séparer de ses alliés et de conclure avec les Anglais un traité séparé. Scindia faisait en même temps des propositions de la part de Gowind-Row, frère et ennemi de Futty-Sing, en ce moment dans son camp où il lui avait donné asile. Toutefois, la sincérité des offres de Scindia ne tarda pas à devenir suspecte ; bientôt il ne fut pas difficile d’apercevoir que son but était de gagner du temps, et d’arriver ainsi à la saison des pluies qui aurait suspendu les opérations. Au lieu de s’égarer dans ce labyrinthe d’intrigues familières aux princes de l’Orient, Goddart résolut de contraindre Scindia à une bataille ; mais ce dernier, cédant peu à peu le terrain à l’approche de l’ennemi, eut l’art de l’éviter long-temps. Le général anglais eut alors recours à une surprise nocturne. À la tête de quatre bataillons de Cipayes, quatre compagnies d’Européens, et douze pièces d’artillerie de campagne, il sort silencieusement de son camp à deux heures du matin ; sans avoir été vu, il parcourt les sept milles qui le séparent du camp de Scindia, dans lequel il entre avant que le jour ait paru. Déjà au centre du camp, il n’avait pas encore été aperçu. L’ennemi se réveille avec effroi, essaie quelque résistance, abandonne le camp, fait ses efforts pour se rallier à quelque distance ; les Anglais, sans perdre un moment, les poursuivent vivement. Les Mahrattes achèvent alors de se débander, et les laissent maîtres du champ de bataille et des pays environnants. À la même époque, un détachement sorti de Bombay prit possession de Parseck, Bellapore, Panwell et Callian, le territoire de la présidence s’étendant ainsi le long de la côte et jusqu’aux passages des montagnes dans la direction de Poonah. Le 6 avril, six compagnies d’infanterie européenne et une compagnie d’artillerie, venant de Madras, rejoignirent le corps de Goddart ; peu de jours après, cinq compagnies de Cipayes arrivèrent de Surate. Mais la saison des pluies était venue ; Scindia et Holkar se retirèrent dans leurs provinces, tandis que Goddart plaça ses troupes en cantonnement.

Le rajah de Gohud gouvernait un district montagneux assez considérable, situé entre le territoire de Scindia et celui du nabob d’Oude. Le gouverneur-général voulut conclure avec ce chef un traité offensif et défensif contre les Mahrattes, aux invasions desquels il était constamment exposé. Cette alliance, dans le cas de la continuation de la guerre avec ces derniers, était doublement utile : en même temps qu’elle préservait de toute invasion de ce côté, elle assurait aux Anglais un chemin toujours ouvert pour pénétrer dans leur pays et faire de ce côté une utile diversion à toute entreprise qui serait tentée du côté de Bombay, l’opposition se prononça néanmoins contre ce projet, objectant qu’il fallait avant tout s’abstenir de la guerre ; que d’ailleurs le rajah n’avait que peu de troupes, ce qui empêchait cette alliance d’être avantageuse. Sir Eyre Coote avait succédé au général Clavering comme commandant en chef et comme membre du suprême conseil : il votait d’ordinaire avec le gouverneur-général. On savait que sur cette question il lui était cependant opposé ; mais il était absent au moment où elle fut posée devant le conseil, ce qui fit qu’elle fut décidée par la voix prépondérante du gouverneur. Dès le mois d’octobre ou les premiers jours de novembre, les Mahrattes envahirent le territoire de ce nouvel allié. D’un autre côté, un corps de troupes commandé par le capitaine Popham fut envoyé, au commencement de février 1780, au secours du rajah de Gohud, et les Mahrattes furent promptement expulsés des états de celui-ci. Le capitaine Popham traversa la rivière Sind, entra sur leur propre territoire, mit le siège devant Lahâr, capitale d’un district assez considérable, et, le 20 avril, l’emporta d’assaut, quoique, faute d’artillerie de siège, la brèche ne fût guère praticable. Le détachement du capitaine Popham était trop peu considérable pour qu’il parût possible de tenter quelque opération importante ; en conséquence, le conseil suprême décida qu’une diversion serait exécutée sur un autre point. Trois bataillons stationnés à Cawpore, sous les ordres du major Carnac, et un bataillon d’infanterie légère sous les ordres du capitaine Brown, reçurent l’ordre de menacer d’une invasion le territoire de Scindia et de Holkar. Mais le capitaine Popham ne s’en était pas tenu là : c’était un homme de tête et d’exécution, tout rempli de cette ardeur qui fait les grandes choses. À peine assuré de son premier succès contre les Mahrattes, il tourna toutes ses vues sur la forteresse de Gualior, située sur le territoire du rajah de Gohud, célèbre dans toute l’Inde, et dont les Mahrattes s’étaient emparés depuis long-temps ainsi que de la contrée environnante. Cette forteresse, située au haut d’un rocher gigantesque taillé presque à pic, formant une espèce de pain de sucre à peu près inaccessible, était défendue par une garnison de 1,000 hommes. Dans toute l’Inde elle passait pour être imprenable ; sir Eyre Coote, juge expert en cette matière, avait déclaré que ce serait folie que de l’attaquer avec un détachement aussi faible que celui de Popham. Cependant, aiguillonne par la difficulté même de l’entreprise, Popham, avait pris position à 5 milles de là, au village de Ripore, et ne quittait pas des yeux la forteresse ; il interrogeait tous les espions, cherchait de ses propres yeux quelque endroit par où tenter l’escalade. L’entreprise, quoique fort périlleuse, n”était pas impossible par l’un des côtés de la place : les assaillants devaient descendre dans un fossé profond de 16 pieds, cheminer ensuite à découvert sur un sentier escarpé l’espace de 40 verges, escalader enfin une muraille de 30 pieds de hauteur. « Mais l’objet était glorieux, dit le capitaine Popham, je pris mon parti sur-le-champ. » Au point du jour, il se mit effectivement en mouvement à la tête de sa troupe. Les soldats descendent dans le fossé au moyen d’échelles de bois ; ils touchent au pied de la muraille, que les espions escaladent et au haut de laquelle ils fixent quelques échelles de cordes ; les Cipayes s’y élancent avec une admirable intrépidité. La garnison s’assemble et tente de résister, mais elle est bientôt mise en fuite par le feu des assaillants et ne tarde pas à opérer sa retraite par le côté opposé ; et les Anglais, dont le nombre s’accroît incessamment, demeurent enfin les maîtres de cette forteresse si renommée. Les Mahrattes, auxquels cette victoire semble miraculeuse, sont frappés de terreur ; ils abandonnent en toute hâte les pays environnants.

Sir Thomas Rumbold prit les rênes du gouvernement de Madras en février 1778 ; il procéda sans retard à un ensemble de mesures singulièrement entachées d’avidité, de vénalité. Le comité de circuit, qui avait commencé ses fonctions peu de jours après la déposition de lord Pigot, était alors en tournée, occupé de ses enquêtes. Dès le 24 mars, sir Thomas fit dans le conseil la remarque que, en raison du petit nombre des conseillers, il n’était nullement avantageux au service d’en tenir quelques uns hors de Madras pour ce comité. Il proposait de charger les zemindars du travail confié par la cour des directeurs au comité de circuit, de le supprimer, et, en revanche, d’obliger les zemindars à se rendre tous les ans à Madras ; le gouvernement aurait alors réglé directement avec ces derniers la quotité des rentes, les conditions des baux, etc. La proposition de sir Thomas fut goûtée par le conseil ; mais elle jeta les zemindars dans une extrême consternation. En général, les zemindars étaient pauvres, ne soutenaient leurs familles avec quelque apparence de dignité, qu’avec de grandes difficultés ; la plupart étaient hors d’état de subvenir aux dépenses d’un long voyage, à celles d’un séjour prolongé au siège du gouvernement. Beaucoup étaient endettés envers la Compagnie : les forcer à recourir à des emprunts pour faire ce voyage, c’était les mettre dans une situation qui leur rendrait plus difficile encore de se libérer. Leur absence devait être un obstacle à la collection du revenu ; enfin, comme c’était une charge héréditaire, un certain nombre de ceux qui s’en trouvaient revêtus étaient vieux, infirmes, hors d’état d’entreprendre ce voyage. Toutes ces objections contre le projet nouveau furent exposées au gouverneur et au conseil ; ils persévérèrent dans leur résolution. Un grand nombre de zemindars arrivèrent à Madras et le gouverneur s’entendit avec eux. Il régla, seul à seul avec chacun, la quotité des sommes auxquelles ils s’engageaient pour l’avenir. Le conseil approuva les transactions du gouverneur sans s’être fait enseigner sur quelles bases elles portaient.

Le plus important des zemindars des circars du nord était Vizeram-Raz, rajah de Vizinagaram, et l’étendue du district qu’il administrait, celle d’un royaume ; son pouvoir avait parfois donné de l’alarme à la Compagnie. Vizeram-Raz aimait le plaisir et le repos ; d’ailleurs, on le louait en général de sa douceur et de son équité. Sitteram-Raz, son frère, était subtil, patient, plein d’intrigue, de ruse ; rien ne pouvait l’arrêter dans la poursuite de ses projets ; plusieurs actions criminelles lui étaient reprochées ; il s’était peu à peu emparé du pouvoir qui, de droit, appartenait à Vizeram-Raz. Par ses machinations, il avait encore fait priver récemment de son emploi un certain Jaggernaut-Raz, un de leurs parents allié par mariage avec le rajah, qui se trouvait chargé, en qualité de dewan, des détails financiers du gouvernement. Avant l’arrivée de sir Thomas Rumbold, le conseil avait déjà fait solliciter plus d’une fois Vizeram-Raz de se rendre à Madras : il s’était excusé sur le dommage que son absence ne pouvait manquer de faire à ses affaires ; il offrait de subir toute condition raisonnable qui lui serait imposée. Il se plaignait de son frère, qui, disait-il, machinait sa ruine. Sur l’appel fait aux zemindars, Sitteram-Raz se rendit avec empressement à Madras ; il afferma des terres considérables, et, de plus, sut se faire nommer par la présidence à l’emploi de dewan du rajah. Cette mesure provoqua des plaintes amères et d’instantes réclamations de la part de ce dernier ; la présidence persista. Le rajah écrivit : « Je me regarde comme dépouillé de tout pouvoir en voyant que le conseil m’oblige à agir contre ma ferme détermination, et à faire une chose dont le résultat doit être la ruine de mon pays. » Davantage que le conseil crut voir à se servir d’un homme dont l’habileté était connue lui fit repousser ces plaintes. Le conseil fit plus encore : il contraignit le rajah à se réconcilier avec Sitteram-Raz, à adopter un de ses fils, à faire tous les sous-baux au nom de cet enfant, à en faire figurer le nom dans tous les actes du gouvernement, enfin à accepter pour lui le cautionnement de Sitteram-Raz. Ces transactions parurent un fait extraordinaire à la cour des directeurs ; elle ne pouvait, disait-elle, se les expliquer qu’en admettant que les membres du conseil de Madras se servaient de Sitteram-Raz pour affermer, sous le nom de ce dernier, des terres à leur profit. » Elle écrivait : Nous savons, à n’en pas douter, qu’il serait facile d’obtenir pour la Compagnie le double et plus du tribut stipulé par vous. » D’autres circonstances venaient ajouter aux soupçons de corruption qui planaient sur les membres du gouvernement. Sitteram-Baz, étant à Madras, avait reçu 2 lacs et 1,000 roupies ; et il n’en avait pas payé une seule à la Compagnie, quoiqu’il fût grandement en arrière avec elle. D’un autre côté, d’après la teneur des nouveaux serments imposés aux employés de la Compagnie, tout président possédant dans l’Inde de l’argent, des marchandises, des valeurs quelconques à l’époque de sa nomination, était tenu d’en faire l’évaluation devant le conseil. Aucune déclaration de ce genre n’avait été faite par sir Thomas Rumbold, d’où l’on pouvait inférer qu’il ne possédait rien dans l’Inde à l’époque de sa nomination. Néanmoins, du mois de février, époque de son arrivée à Madras, jusqu’au commencement d’août, il avait fait passer en Angleterre la somme de 45,000 livres sterling ; durant les deux années suivantes, une autre somme de 119,000 livres sterling, en tout 164,000 livres sterling. Or, la quotité de ce qu’il avait pu recevoir comme émoluments, gratifications, etc., ne dépassait pas le chiffre de 20,000 livres[3].

En 1766 et 1768, un arrangement avait été conclu entre le subahdar ou le Nizam-Ali et les Anglais relativement aux cinq circars du nord : il avait été convenu que Guntoor, l’un d’eux, serait accordé comme jaghire à Bazalut-Jung, frère du Nizam ; que ce prince en jouirait sa vie durant, qu’après cela ce circar retournerait à la Compagnie. À la fin de 1774, le conseil fut informé qu’un corps de Français, sous le commandement d’un M. de Lally, neveu de l’infortuné général de ce nom, était enrôlé au service de Bazalut-Jung ; c’était plus qu’il n’en fallait pour exciter sa défiance et sa jalousie. Il s’empressa donc de communiquer l’affaire au conseil suprême du Bengale ; celui-ci lui donna immédiatement l’ordre non seulement d’insister auprès de Bazalut-Jung sur le renvoi sans délai de ces soldats, mais de former un corps de troupes sur ses frontières, de le menacer, en cas de refus, d’une prompte invasion de son territoire. Les négociations furent immédiatement entamées avec le nizam, comme partie principale du traité de 1768, comme garant naturel des engagements contractés avec son frère. On lui demandait : le renvoi du service de son frère de tous les Français qui s’y trouvaient ; et l’abandon de ce circar à la Compagnie, moyennant une rente fixée à l’amiable. Le nizam répondit en termes fort conciliants qu’il avait envoyé une personne de distinction pour engager son frère à renvoyer les Français ; il donnait de nouveau l’assurance que tous les termes du traité seraient fidèlement remplis. Les Français n’en demeurèrent pas moins au service de Bazalut-Jung, ce qui amena une autre délibération dans le conseil, à la suite de laquelle de nouvelles négociations furent entamées avec Bazalut-Jung, cette fois par l’intermédiaire du nabob, non par celui du nizam. En ce moment, ce prince, tout alarmé des dispositions de Hyder, ne demandait pas mieux que de se placer sous la protection anglaise ; il agréa de céder le circar de Guntoor et de renvoyer les Français de son service, de confier la défense de la province aux troupes anglaises.

Le 19 avril 1779, un corps d’armée sous les ordres du général Harpeer fut mis en mouvement pour aller occuper le territoire de Bazalut-Jung. Le nizam haïssait Ragobah et son parti ; il était lié par un traité avec le peschwah mineur ; toutefois il avait gardé la neutralité dans la guerre des Anglais avec les Mahrattes. M. Holland, envoyé comme résident auprès du nizam, fut reçu à Hyderabad, sa capitale, avec toutes sortes d’égards et de respects. Le nizam lui montra un grand désir de cultiver l’amitié des Anglais. Mais le moment vint, à cette audience, d’expliquer au nizam les dernières transactions qui avaient eu lieu, par l’intermédiaire du nabob, entre la Compagnie et Bazalut-Jung ; alors l’émotion du nizam devint manifeste : se saisissant du traité de 1768, dont il lut à haute voix les divers articles, il déclara que ce procédé des Anglais en était une violation ; que la Compagnie n’avait aucun droit d’intervenir dans les affaires de famille ; que les troupes actuellement en marche pour le circar de Guntoor, partie intégrante de ses États, devaient recevoir contre-ordre. M. Holland répliqua que la probabilité d’une attaque immédiate de Hyder-Ali n’avait pas laissé le temps de le consulter. Le nizam prétendit alors que Hyder-Ali n’avait d’autre but que d’envahir encore une fois le Carnatique, de le parcourir en le pillant, tout en évitant la bataille. Le nizam ne disait pas toute sa pensée : la vérité est qu’il craignait que Bazalut-Jung, appuyé d’un corps d’armée anglais, n’aspirât bientôt à se rendre indépendant. Tout en se plaignant des Anglais, il ne laissait pas d’ailleurs de leur donner aussi quelques sujets de plainte : il avait pris à son service les Français renvoyés de celui de son frère. À la vérité il s’efforçait d’excuser ce procédé en donnant à M. Holland ces Français comme un corps sans consistance, débris de l’armée de Bussy, recruté çà et là de déserteurs de toutes les nations.

Dans le mois de juillet, une nouvelle conférence eut lieu entre M. Holland et le nizam. Le premier demandait que le nizam renonçât à 5 lacs de roupies au paiement desquels la Compagnie s’était engagée en échange des circars du nord. Ces 5 lacs étaient déjà dus depuis deux ans ; mais la Compagnie, alléguant tour à tour ou la présence du corps français au service du nizam, ou l’épuisement de ses propres finances, n’en avait encore rien payé. À cette proposition, le nizam, déjà mécontent de tous ces retards, se laisse aller à toute sa colère. Puisque les Anglais avaient résolu de ne pas observer le traité, de son côté il allait, disait-il, se préparer à la guerre. M. Holland, qui, d’après ses instructions, devait communiquer avec le conseil suprême du Bengale, se hâta de lui faire connaître l’état des choses ; il envoya copie de sa correspondance avec la présidence de Madras. Le conseil suprême écrivit sur-le-champ au nizam : il lui donna l’assurance des dispositions pacifiques des-Anglais, l’engagea à ne pas donner une importance exagérée à une fausse interprétation du traité, interprétation qui n’appartenait qu’à la seule présidence de Madras. L’ordre de suspendre les négociations arrivait en même temps à M. Holland. Le conseil suprême, en termes très mesurés, s’efforça de faire comprendre à la présidence de Madras, que sa conduite sortait des bornes de la prudence et de la modération. Le nizam accepta cordialement la médiation du conseil suprême, mais elle fut repoussée par la présidence de Madras. Sir Thomas Rumbold nia le droit du conseil suprême d’intervenir dans une négociation encore pendante ; ce qui lui était permis, c’était seulement, disait-il, d’en approuver ou d’en blâmer les résultats. Il ajoutait que si la suppression des tributs blessait le conseil suprême, c’était lorsqu’il n’y gagnait rien pour ses propres membres ; et à ce sujet, il rappelait avec d’amères réflexions la conduite du conseil suprême vis-à-vis de l’empereur. La lettre de sir Thomas avait été communiquée au conseil de Madras, et approuvée par lui, avant d’être envoyée au Bengale. Non seulement la présidence de Madras prit de Bazalut-Jung le circar de Guntoor à bail ; mais, par un autre bail, elle le transféra pour dix ans au nabob d’Arcot ; elle ne devait cependant pas douter que ce mode d’exaction ne fut sévèrement blâmé par la cour des directeurs.

Au commencement de juillet 1778, la nouvelle de la guerre récemment éclatée entre la France et l’Angleterre se répandit au Bengale. La nouvelle, quoique certaine, n’était point officielle ; le conseil suprême n’en résolut pas moins, sans attendre de notifications plus formelles, de profiter de la sécurité où les Français se trouvaient encore. Il s’agissait de s’emparer d’un seul coup de tous leurs établissements dans l’Inde. Chandernagor, ainsi que les comptoirs de Masulipatam et de Karical se rendirent sans coup férir ; le conseil suprême résolut alors de faire une tentative décisive, et sans perdre de temps, sur Pondichéry. Des instructions envoyées de Calcutta à Madras atteignirent cette présidence avec une vitesse inaccoutumée ; sous les ordres du major-général sir Hector Munro, un corps expéditionnaire se mit aussitôt en campagne : le 8, il prit position vis-à-vis Pondichéry, sur une chaîne de collines élevées appelés les Montagnes-Rouges. Le 9, il somma la place ; la réponse étant négative, il s’empara de la haie-rempart et ouvrit immédiatement la tranchée. L’escadre anglaise sortait en même temps de Madras, dans la vue de bloquer Pondichéry par mer : elle était composée d’un vaisseau de 60, d’un vaisseau de 28, d’un de 20, d’un sloop de guerre et d’un vaisseau de la Compagnie des Indes, et commandée par sir Edward Vernon. Elle parut devant Pondichéry au moment même où les troupes de sir Hector prenaient position sur les Montagnes Rouges. Une escadre française, composée d’un vaisseau de 64, d’un de 36, d’un de 32 et de deux vaisseaux de la Compagnie des-Indes, armés en guerre, croisait alors dans les mers de l’Inde ; elle était commandée par M. de Tronjoly. Apprenant le mouvement de l’escadre anglaise, elle se dirigea de son côté. Le 10 août, les deux escadres en présence se livrèrent un combat qui se soutint avec acharnement, et sans avantages décidés, pendant une heure et demie. Alors les trois vaisseaux français de moindre dimension quittèrent la ligne ; un quart d’heure après, les trois autres firent de même. Comme il arrivait d’ordinaire alors, les vaisseaux anglais avaient souffert dans leurs agrès, les vaisseaux français dans leurs coques : aussi ces derniers conservèrent après le combat leur supériorité de manœuvre. Ils arrivèrent la même nuit dans la rade de Pondichéry, sans que les vaisseaux anglais pussent les poursuivre Ces derniers, soutenant mal la voile, contrariés d’ailleurs par les vents et les courants, ne purent reprendre leurs manœuvres avant le 20. Dès le 21, l’escadre française sortit de Pondichéry toutes voiles dehors, et paraissant manœuvrer fort à l’aise. L’absence du vent et les courants contraires empêchèrent pendant la journée les deux escadres de se joindre. À la nuit, l’amiral anglais entra dans la rade de Pondichéry, où il jeta l’ancre : il supposait à M. de Tronjoly le projet de se diriger promptement vers ce côté, dans le but de maintenir ses communications avec Pondichéry. Mais ce dernier avait, au contraire, gagné la pleine mer et ne parut plus dans ces parages.

Le commandant de Pondichéry, habile et brave officier, loin de se laisser aller au découragement, n’en fit pas moins tous les préparatifs d’une longue résistance. Les fortifications de Pondichéry, rasées dans la dernière guerre, avaient été relevées avec beaucoup d’intelligence et d’activité. La garnison se montrait animée des meilleures dispositions. Le 18 septembre, les batteries anglaises, consistant en 28 canons et 27 mortiers, ouvrirent leur feu ; les approches de la place furent conduits avec vigueur, quoique retardées par une pluie qui pendant plusieurs jours tomba par torrents. Les travailleurs enfonçaient jusqu’à mi-jambe dans un terrain devenu sans consistance ; à peine élevés, les ouvrages ne présentaient qu’un amas de boue. La garnison fit plusieurs sorties heureuses ; il lui arriva souvent de détruire en quelques moments l’œuvre de bien des jours de travail. Cependant, grâce à la persévérance des Anglais, les travaux du siège avançaient chaque jour. Le 15 octobre, une galerie était pratiquée au midi dans le fossé du fort ; la brèche était ouverte dans un des bastions ; les faces des deux bastions adjacents étaient détruites, de plus un pont de bateaux déjà préparé pour passer le fossé ; au nord, la face d’un autre bastion était aussi détruite, et des bateaux de même préparés pour passer le fossé. Le commandant anglais résolut de donner l’assaut de trois côtés à la fois, au midi, au nord, et du côté de la mer. Les troupes de la marine et 200 matelots furent débarqués. Le jour fixé pour l’assaut, la pluie tomba avec plus d’abondance que de coutume : elle enfla l’eau des fossés, détruisit la galerie au midi, endommagea le pont de bateaux. Il fallut du temps pour réparer ces désastres. Mais le gouverneur, M. de Bellecombe, avait déjà fait tout ce qu’on pouvait attendre d’un brave et habile officier ; il n’attendit pas l’assaut, dont le succès ne pouvait être douteux, et demanda à capituler. Le commandant anglais tint à se montrer juste appréciateur du courage de ses adversaires ; en ennemi généreux, il conclut une capitulation dont les termes étaient favorables aux Français. La garnison sortit avec les honneurs de la guerre, le régiment de Pondichéry conserva son drapeau.

Mahé, sur la côte de Malabar, était le seul établissement des Français qui restât dans leurs mains ; il n’était pas sans difficulté de l’attaquer. Le corps expéditionnaire chargé de cette entreprise devait accomplir des marches longues et pénibles ; il devait traverser le territoire de princes indous dont les dispositions ne passaient pas pour favorables aux Anglais ; en ce moment la présidence ne possédait pas, en effet, un nombre de vaisseaux assez considérable pour transporter les troupes par mer. D’un autre côté, bien que la possession de Mahé ne fût pas par elle-même d’un grand avantage à la Compagnie, c’était chose périlleuse que de le laisser aux mains de leurs rivaux ; ce point leur suffisait pour fournir à tous les princes qui voudraient lui faire la guerre des officiers habiles, des volontaires intrépides ; de là ils pouvaient débarquer sans cesse dans la péninsule des armes, des munitions, des régiments entiers. Cette dernière considération, et sans doute aussi la gloire d’être parvenu à chasser les Français de l’Inde entière, déterminèrent le conseil suprême. Une expédition contre Mahé fut résolue. Le rendez-vous des troupes fut à Anjenga, où les Européens se rendirent par mer, les Cipayes par terre. Le colonel Brathwait fut nommé au commandement du corps expéditionnaire. Au moment où ce dernier venait de se mettre en route, la nouvelle des désastres éprouvés par le détachement de Bombay se répandit dans Madras. Le conseil délibéra s’il ne le rappellerait pas immédiatement : la crainte que ce parti ne fût attribué à la faiblesse détermina pourtant le conseil à laisser les choses suivre leur cours ; d’ailleurs il attachait une grande importance à ce que le but de cette expédition fût atteint. Brathwait, par la rapidité de sa marche, prévint ou éluda les obstacles. Aucune difficulté ne se présenta. Mahé était défendue par de nombreuses fortifications et dans une situation avantageuse ; mais, dépourvue de vivres, de munitions, d’ailleurs surprise, elle se rendit sans tirer un coup de canon. Les Anglais l’occupèrent jusqu’au 29 novembre, où le colonel Brathwait, d’après de nouveaux ordres de Madras, se disposa à l’abandonner pour marcher au secours de Goddart. Il en fit sauter les fortifications. Au moment de se mettre en route, il reçut une demande de secours de la factorerie de Tellichéry. Cet établissement, ayant donné asile à un naïr qui avait encouru le déplaisir de Hyder, était devenu lui-même l’objet de sa colère ; excités et soldés par lui, plusieurs chefs voisins l’avaient attaqué et le pressaient vivement. Par ses instructions, le colonel Brathwait n’était point autorisé à secourir Tellichéry ; il se décida pourtant à s’y porter à la tête de son détachement. Le conseil de Madras approuva cette détermination ; il envoya d’autres troupes pour renforcer le corps de Goddart.

Hyder-Ali n’était pas homme à demeurer spectateur oisif de tant d’événements. Nous avons dit comment la discorde, au moment même où il se trouvait réduit aux dernières extrémités, se mit tout-à-coup parmi ses ennemis ; il en sut profiter avec son adresse, sa dextérité ordinaires. Peu de temps lui suffit pour recouvrer le territoire qu’il avait perdu. Les années de paix qui suivirent, il les employa à augmenter, à discipliner son armée, à rétablir l’ordre dans la collection du revenu ; en un mot, à donner à sa domination une base plus ferme et plus stable. Bientôt il se trouva plus puissant qu’il ne l’avait jamais été. Les Anglais, prompts à s’alarmer, s’inquiétèrent de ces progrès, surtout de certaines relations nouvellement établies entre lui et les Français. D’un autre côté, en 1777 les Nizam et les Mahrattes se liguèrent pour sa ruine. Les Mahrattes, sous la conduite de Hurry-Pundit et de Purseram, pénétrèrent dans le pays de Bagalout avec une armée de 50,000 hommes. À l’approche de Hyder accourant à leur rencontre, ils se retirèrent dans le district d’Adoni ; un engagement eut lieu là entre eux et les Mysoréens ; ils furent défaits. À cette époque Hyder était fortement irrité contre la présidence de Madras ; celle-ci ne se faisait, en effet, aucune difficulté d’éluder sans cesse les conditions de leur traité ; en 1778, il eut cependant recours à de nouvelles propositions. Harassé par les hostilités continuelles du gouvernement de Poonah, il s’était volontiers déterminé à supporter un prétendant dans la personne de Ragobah ; les Anglais, de leur côté, mêlés à toutes les intrigues de ce gouvernement, étaient aussi engagés à supporter les prétentions de ce dernier. Il leur offrit, en conséquence, de le rétablir dans l’office de peschwah ; il demandait des armes, des munitions ; seulement un corps auxiliaire ; s’offrait à payer le tout ; arrangement d’autant plus avantageux à la présidence qu’il prévenait toute alliance entre Hyder et les Français. Le conseil suprême du Bengale, à qui ce projet fut présenté, lui donna son approbation ; toutefois, occupé en ce moment de la négociation d’une autre alliance avec le rajah de Berar, il modifiait le traité avec Hyder dans ce qui regardait Ragobah. La cause de Ragobah, disait le suprême conseil, n’était qu’un moyen, non pas un but ; ce moyen devenait subordonné à l’issue de la négociation ouverte avec le rajah de Berar. Il fut donc décidé de laisser traîner la chose en longueur, ce qui ne compromettait pas pour l’avenir le succès de la négociation. Hyder ne pouvait en effet cesser d’être porté, par son intérêt personnel, à prendre immédiatement en main la cause de Ragobah comme moyen de faire diversion aux attaques sans cesse dirigées contre lui par le gouvernement des ministres.

Hyder, à la chute de Pondichéry, envoya complimenter les Anglais. Il se prononçait en même temps contre tout projet d’une expédition sur Mahé, dont on commençait dès lors à s’occuper ; il annonçait à la présidence tout le déplaisir que lui ferait éprouver l’exécution de ce projet. Mahé, bâti sur le territoire d’un petit prince vassal et tributaire de Hyder, faisait, en définitive, partie de ses États ; or, les négociants de toutes les nations, ainsi qu’il le déclarait, avaient reçu de lui-même l’autorisation de s’établir dans ses domaines ; il leur avait promis de les traiter, au besoin de les défendre comme ses propres sujets. Ces représentations ne furent point écoutées. Au moment où la présidence prit la résolution d’attaquer Mahé, elle envoya à Hyder un agent chargé de lui en donner la nouvelle ; cet envoyé devait en même temps renouveler au prince l’assurance de tout le désir de la présidence de cultiver son alliance et son amitié. L’envoyé fut reçu avec beaucoup de déférence. Toutefois, les réponses évasives de la présidence sur l’exécution du traité de 1769, les réponses moins nettes encore sur les dernières circonstances, n’en avaient pas moins irrité Hyder ; il menaça d’envahir le Carnatique : ce qui n’eût été, suivant lui, qu’une légitime représailles de la prise de Mahé, qu’il persistait à considérer comme une agression contre son propre territoire. Mais, en ce moment, la présidence de Madras ne croyait pas avoir à le redouter, occupé qu’il était de la conquête du district de Gooty, appartenant à Morari-Row, chef mahratte, et de deux autres districts, Carnoul et Cudapah, au nabob, et relevant du subahdar. Cette expédition empêcha, en effet, Hyder de prendre aucune mesure par rapport à Mahé ; mais il s’occupa tout aussitôt de faire sa paix avec les Mahrattes, afin d’avoir plus tard le champ libre dans ses projets contre les Anglais. Dès ce moment, ceux-ci durent songer à se mettre eux-mêmes sur la défensive, chose fort difficile en ce moment : le trésor de la présidence et celui du nabob étaient également vides ; et la cavalerie de Hyder, en se répandant dans le pays, ne pouvait manquer d’empêcher dans l’avenir toute collection d’impôts. Effrayé de sa situation, le nabob pressa le président d’arrêter l’expédition contre Mahé ; après qu’elle fut faite, il renouvela ses prières pour obtenir la négociation d’une alliance avec le subahdar, ou bien avec les Mahrattes. Le président, sourd à ses instances, forma au contraire avec Bazalut-Jung l’arrangement déjà rapporté.

Le détachement envoyé à Bazalut-Jung, sous les ordres du colonel Harper, essaya de gagner Adoni en traversant une portion du territoire de Cudapah récemment conquis par Hyder. Les troupes de ce dernier lui fermèrent le passage ; le colonel Harper se vit tout-à-coup entouré, et prit le parti de rétrograder pour attendre de nouveaux ordres. Hyder avait écrit à Bazalut-Jung pour protester contre l’arrangement nouvellement conclu par ce dernier avec la présidence de Madras ; selon lui les Anglais n’étaient que des hommes sans foi, sans honneur, dévorés d’une ambition sans bornes, se jouant des traités les plus solennels, n’ayant qu’un seul but, l’envahissement de toute l’Inde. Il protestait de sa ferme volonté de les empêcher de s’établir jamais dans Guntoor, province d’une grande importance par elle-même, voisine d’ailleurs de ses propres États. Joignant promptement l’effet à la menace, Hyder se hâta d’envoyer un corps d’armée de ses propres troupes prendre position dans les États de Bazalut-Jung. S’étant emparé du pays ouvert, il se joignit à Nizam-Ali pour menacer ce dernier d’une ruine imminente, à moins qu’il ne rompît toute relation avec les Anglais. Bazalut-Jung se trouva réduit à contremander la marche du détachement anglais ; il demanda la restitution de Guntoor, comme seul moyen d’apaiser Hyder et son frère, d’assurer son propre salut à lui-même. Après avoir délibéré pour la forme sur cette demande, la présidence prit aussitôt le parti de n’y pas accéder. La possession de Guntoor était chose fort importante pour les Anglais : ce circar situé entre le territoire du nabob, c’est-à-dire le leur, et les quatre circars du nord, était le lien entre leurs possessions du nord et celles du midi ; il plaçait dans leurs mains le port de Mootapilly, seul port appartenant à Nizam-Ali. Par le fait de cette cession, celui-ci n’était plus qu’une puissance purement continentale, car ce circar était le seul point de communication possible entre lui et la mer, c’est-à-dire, les Français. La possession de Guntoor était donc d’une fort grande importance pour la Compagnie. Mais un motif d’intérêt particulier rendait les membres du conseil encore plus sensibles aux mérites de cette possession : par un marché conclu avec le nabob, les terres étaient louées pour dix ans, et, selon beaucoup d’historiens du temps, les membres du conseil avaient un grand intérêt dans ces baux.

Sur ces entrefaites, Hyder et les Mahrattes conclurent un traité auquel Nizam-Ali ne tarda pas à accéder. Ces trois puissances s’engagèrent à un système d’hostilités combinées contre les Anglais. Dans le mois de novembre 1780, le nabob, ordinairement bien informé de ce qui se passait dans l’Inde, en donna avis à la présidence de Madras ; celle-ci transmit aussitôt la nouvelle au conseil suprême du Bengale. Le danger devint de moment en moment plus imminent. Les Anglais ne s’en montrèrent pourtant nullement troublés. Comme un régiment venant d’Europe était prochainement attendu, de nouvelles troupes furent envoyées à Goddart en remplacement de celles demeurées à Tellichéry. La présidence avait assez de troupes pour occuper les principales places fortes du Carnatique ; mais, dénuée de cavalerie, elle ne pouvait songer à défendre le pays plat contre l’innombrable cavalerie de Hyder. Par ces raisons et par d’autres encore, elle ne prit jusqu’au mois de juin aucune mesure pour la protection du pays ; dans ses communications avec le conseil suprême, elle semblait même se flatter encore du maintien de la paix. À cette époque, seulement, le colonel Harper reçut l’ordre de repasser la Kristna à la tête de son détachement, et de se tenir prêt à défendre au besoin le Carnatique. De son côté, Hyder avait quitté Seringapatam, assemblé une nombreuse armée à Bangolore, et venait d’entrer en campagne ; il se proposait de traverser les montagnes et de pénétrer dans le Carnatique par une passe qui s’ouvrait dans le voisinage d’Amboor.

Le 21 juillet, Hyder, à la tête de la plus nombreuse partie de son armée, avait forcé cette passe avec ses deux fils ; il dirigea son artillerie sur la route de Changama. Le commandant d’Amboor se hâta d’en donner avis à la présidence ; d’autres avis venus d’ailleurs, ne tardèrent pas à confirmer celui-ci. Hyder était à la tête de 100,000 hommes, parmi lesquels 20,000 étaient formés en bataillons réguliers et commandés en grande partie par des officiers européens ; sa cavalerie consistait en 30,000 hommes, parmi lesquels se trouvait un corps de 2,000 cavaliers abyssiniens qui lui servaient de gardes-du-corps ; 10,000 étaient de la cavalerie du Carnatique, dont la moitié avait appartenu au nabob et avait déserté ou s’était débandée faute de paie. Il avait 100 pièces de canon, servies par des canonniers européens et des indigènes instruits à l’européenne par des officiers anglais qui s’étaient proposé de les engager au service du nabob. Un corps de 400 Européens, commandé par ce M. de Lally dont nous avons déjà parlé, se trouvait encore dans l’armée de Hyder ; après avoir été long-temps au service du subahdar, Lally l’avait récemment quitté pour celui de Mysore. Il avait une grande influence sur Hyder, qui le consultait volontiers sur ses projets politiques et ses opérations militaires. D’autres officiers français, réunis à Hyder par une haine commune contre les Anglais, avaient des commandements dans ses troupes. Des armes et des munitions de toutes sortes, et en grande quantité, lui étaient arrivées des îles de France et de Bourbon ; enfin son armée, parfaitement organisée, disciplinée, impatiente d’une longue paix, était prête à l’action. Les mouvements de Hyder se firent avec une rapidité extrême : sa cavalerie se répandit comme un torrent sur le plat pays ; la ruine et la désolation s’étendirent tout autour de Madras. Les paysans abandonnèrent leurs habitations et se réfugièrent dans les bois et les montagnes ; les champs demeurèrent en friche, les maisons furent incendiées. À Madras, les alarmes succédaient aux alarmes ; on apprenait les progrès de l’ennemi de tous les côtés à la fois, car c’est le propre des troupes irrégulières de se montrer à la fois sur les points les plus éloignés, et cela jetait le gouvernement de Madras dans de continuelles indécisions sur les mesures à prendre. Au milieu de ces circonstances désastreuses, sir Hector Munro fut appelé au commandement de l’armée.

Le 24 juillet, le conseil de. Madras s’assemble pour tenir tête à l’orage. Deux régiments européens, l’un à Poonamella, l’autre à Velore, un bataillon européen et quatre bataillons de Cipayes en garnison à Pondichéry, le bataillon européen de Madras, un autre bataillon à Tritchinopoly, l’artillerie, reçoivent l’ordre de se tenir prêts à entrer immédiatement en campagne ; les officiers en congé sont invités de rejoindre immédiatement leurs régiments ; les nouvelles de ce qui se passe sont envoyées en toute hâte aux autres présidences ; enfin une pressante demande d’argent est adressée au gouverneur-général. Le détachement du colonel Harper, passé depuis peu sous les ordres du colonel Baillie, était composé de 150 Européens et de 2,000 Cipayes ; d’abord il avait été résolu que ce détachement attaquerait Cudapah, ou quelque autre endroit des possessions de Hyder, pour faire diversion ; mais la difficulté qu’il eut à se procurer des vivres fit changer ce projet ; il reçut l’ordre de rejoindre le reste des troupes à leur rendez-vous général. Conjeveram avait été choisi pour ce rendez-vous en raison de la proximité où se trouvait cette place d’approvisionnements formés par le nabob. Le général sir Hector Munro, quoique nommé au commandement de l’armée, continuait à siéger au conseil à Madras. Lord Mac Leod, qui le remplaçait momentanément, ne goûta point le projet d’assembler les troupes à Conjeveram. Il représenta que les environs de cette ville étaient envahis et dangereux à traverser pour les détachements anglais ; il proposait de former l’armée dans le voisinage de Madras, et de n’entrer en campagne que lorsqu’elle serait assez nombreuse pour tenir tête à la cavalerie de Hyder. Sir Hector Munro persista dans sa première résolution ; il s’offrait pour mettre son plan à exécution. Mais alors une difficulté se présentait ; c’est qu’en abandonnant son siège dans le conseil, il donnait la majorité à une opposition qui lui était hostile. Or, le général alléguait que dans ce cas ses plans n’avaient aucune chance de soutien, que sa réputation comme officier, et même comme homme, était nécessairement hasardée si le pouvoir passait à un parti opposé. Sur ces représentations, la majorité décréta qu’il serait remplacé jusqu’à son retour par une personne de son propre choix. L’opposition se récria ; la majorité répondit avec plus de chaleur ; la querelle s’envenima au point que, non content de cette adjonction qu’elle venait de décréter, elle alla jusqu’à suspendre de son siège un des membres du conseil. Le général lui envoya signifier un cartel, qui toutefois n’eut pas de suite.

Le 2 août, un détachement se mit en route sous les ordres du colonel Cosby : il était formé de troupes tirées de Tritchinopoly et de Tanjore, renforcées par deux régiments de la cavalerie du nabob en garnison à Tinivelli. Le colonel avait pour instructions de s’emparer des défilés par où était passé Hyder, afin d’intercepter ses convois ; il manœuvra pour atteindre ce but, mais avec lenteur indécision. Hyder, qui visitait le Carnatique le fer et la flamme à la main, n’en était pas moins considéré par le peuple comme une sorte de libérateur : les petits princes qui possédaient le Carnatique, sous la suprématie anglaise, opprimaient cruellement le peuple ; ils étaient détestés ; leurs sujets accueillaient partout avec joie l’espérance d’un changement quelconque de domination. Hyder profitait avec habileté de ces dispositions des esprits. Il savait à point nommé tous les mouvements de ses ennemis, il pouvait compter tous leurs pas ; parmi les indigènes, c’était à qui lui donnerait le premier l’avis le plus important. Au contraire, les mouvements que le colonel Cosby croyait avoir le mieux réussi à cacher étaient aussitôt dévoilés ; la nouvelle en volait, pour ainsi dire, de village en village, à travers des espaces immenses. Étonné de ce qui se passait autour de lui, Cosby en rendait compte en ces termes à la présidence : « Il n’y a aucun doute que Hyder a trouvé quelques moyens de s’attacher les habitants. Mes espions m’ont dit que la nouvelle de ma marche de Thiagar a été communiquée sur tout le chemin de village en village jusqu’à Trinomaly ; et hier, dans ma marche, de Tricaloor, le pays étant extrêmement boisé, nous avons été assaillis à différents endroits par des gens armés de fusils, rassemblés, je le suppose, des villages voisins par les partisans de Hyder. » Ainsi assailli de pas en pas, entouré d’ennemis qui l’attaquaient dans tous les endroits favorables, le colonel Cosby ne pouvait espérer d’atteindre son but, c’est-à-dire d’intercepter les convois. Bientôt il dut songer à rejoindre le reste de l’armée. Dans ce dénuement absolu de nouvelles de l’ennemi, il n’agissait et ne pouvait agir qu’au hasard, mais ce hasard finit par lui devenir favorable ; tout en combattant en retraite devant Hyder, sans songer à autre chose, un jour Cosby se rencontra tout-à-coup avec l’armée anglaise : c’était le 12 septembre, près de Chinglaput. Dès le 10 août, un corps nombreux de la cavalerie de Hyder s’était montré jusque dans les environs de Saint-Thomas ; l’alarme se répandit aussitôt dans Madras, les habitants de la ville ouverte se hâtèrent de prendre la fuite. Les inconvénients du lieu du rendez-vous fixé par le général ne tardèrent pas à se faire sentir ; l’absence de tous moyens de transports rendait extrêmement difficile aux troupes de s’y rendre : elles reçurent en conséquence l’ordre de se diriger sur le mont Saint-Thomas, où l’on réunit tout ce qu’il fut possible de trouver de provisions. Le colonel Brathwait commandait à Pondichéry : il renvoya au loin les officiers français qui se trouvaient capables de servir ; il fit jurer aux principaux habitants de ne pas prendre les armes contre les Anglais, et se mit en route pour le rendez-vous général des troupes. Il arriva à Carangoly le 12 août ; 20 Cipayes et un mince officier du nabob en formaient toute la garnison. Il était fort heureux que Hyder n’eût point songé à s’en emparer. Ce point commandait la route par laquelle les troupes de Pondichéry devaient nécessairement passer. Brathwait arriva le 18 à Chinglaput, et de là se rendit à Saint-Thomas.

Jusque là Hyder s’élait montré rapidement sur différents points éloignés, comme s’il n’eût pas eu de plan de campagne bien arrêté, d’objet fixe à atteindre ; mais, le 20 août, il vint tout-à-coup prendre position devant Arcot, dont il commença le siège. Arcot, capitale de la province, contenait en outre tous les magasins du nabob, à la vérité fort peu approvisionnés en ce moment. Tout en exécutant ce mouvement, il détacha un autre corps de ses troupes sur le circar de Guntoor, que sa cavalerie avait déjà en partie envahi ; elle n’avait rencontré de ce côté ni forteresses, ni soldats en mesure de l’arrêter. Les circonstances étaient alors d’une extrême gravité : une armée mahratte n’était plus qu’à quelques marches des quatre circars du nord, demeurés sans défense ; un grand nombre de naïrs ayant fait jonction avec les troupes de Hyder, menaçaient Tellichery et les possessions anglaises sur la côte du Malabar ; enfin une flotte française, qui s’était montrée devant Madras, avait à bord des troupes de débarquement qu’elle pouvait mettre à terre d’un moment à l’autre : ainsi l’annonçait l’amiral anglais, Cependant, non seulement le trésor était vide, mais la présidence n’avait pu réussir à négocier un emprunt ; Tanjore, dévasté par de longues années de guerre, ne présentait aucune ressource ; enfin l’armée du nabob se trouvait considérablement affaiblie par les besoins et l’absence de discipline. Le général sir Hector Munro se hâta de se rendre à Saint-Thomas pour y prendre le commandement des troupes ; celles-ci ne s’élevaient en totalité qu’à 5,200 hommes ; la cavalerie du nabob, dont une partie était commandée par des officiers anglais, à l’exception de 56 hommes, avait refusé de marcher, faute de paiement des arrérages : c’était toute la cavalerie de l’armée. Les moyens de transport manquaient complètement : on n’avait rassemblé du riz pour huit jours qu’avec les plus grands efforts ; les Cipayes portaient leurs vivres pour quatre jours, et c’est à peine si l’on trouvait assez de bœufs pour transporter le reste. Cependant le général persista à s’embarrasser d’une pesante artillerie. Le 26 août, l’armée se mit en marche vers Conjeveram. Une pluie très forte gâtant les routes, rendait la marche des troupes lente, pénible, fatigante. La cavalerie ennemie se montrait partout, en tête, en queue, sur les flancs ; elle n’attaquait nulle part, mais enlevait çà et là les traînards et les blessés. Après quatre jours de marche, l’armée arriva à Conjeveram. Un agent du nabob l’accompagnait ; il était chargé de lui fournir des vivres et de donner des nouvelles de l’ennemi, mais le manque d’argent le rendait également incapable de s’acquitter de ces deux fonctions.

Le colonel Baillie avait ordre d’être rendu à Conjeveram avec son détachement, le 5 septembre, c’est-à-dire le lendemain de l’arrivée de Munro. En mouvement pour exécuter cet ordre, il fut arrêté à environ 5 milles au nord de Trepasoor, par le gonflement subit d’une petite rivière, guéable d’ordinaire en plusieurs endroits, mais que des pluies récentes avaient enflée et fait déborder. À la même époque, Hyder abandonnant Arcot, traversa la rivière de Paliar, et, avec toute son armée, prit la direction de Conjeveram. Le 3, Baillie parvint enfin à passer la rivière qui l’avait retardé ; Hyder se trouvait encore dans les environs de Conjeveram, en face de l’armée anglaise, dont il était séparé par 5 milles. Le 6, il se dirige vers le nord-est ; les Anglais se mettent en mouvement de leur côté et s’avancent de 2 milles environ sur la route de Trepasoor : ils ont l’ennemi sur leur gauche, à la distance d’à peu près 2 milles. Hyder détache alors son fils Tippoo, avec l’élite de son armée et le charge d’attaquer le corps de Baillie, tandis que lui-même, placé entre les deux armées, ferait au besoin tête à Munro. Baillie se trouvait en ce moment à Peerambaucum, à quinze milles de l’armée de Munro ; à la tête de la cavalerie, Tippoo l’attaque vigoureusement, et, après un combat de plusieurs heures, se trouve repoussé. Toutefois la perte de Baillie avait été considérable ; il se trouvait hors d’état d’opérer de vive force sa jonction avec le reste de l’armée, et il en donne aussitôt avis au général sir Hector Munro. La position de celui-ci était assez embarrassante : tous ses approvisionnements consistaient en une petite quantité de riz non dépouillé de sa paille, qu’il avait entassé dans une pagode, et que le moindre mouvement livrait à l’ennemi. Munro adopte alors un de ces partis mixtes, sujets à mille inconvénients, celui de diviser son corps d’armée ; il en conserve une partie avec lui ; il envoie l’autre, sous les ordres du colonel Fletcher, rejoindre Baillie, espérant que ce secours mettra ce dernier à même de se mouvoir. Le 8, à neuf heures du soir, le colonel Fletcher se met effectivement en route avec les grenadiers et les compagnies légères du régiment de Mac Leod, 200 Européens et 900 grenadiers cipayes. Renforcé par ce détachement, Baillie devait marcher toute la nuit, de manière à rejoindre au point du jour le corps d’armée principal. Fletcher avait refusé, comme trop pesante, de l’artillerie que le général voulait lui donner ; afin d’être plus dispos à la marche, les soldats n’avaient pris que pour deux jours de vivres, et laissé leurs sacs avec les bagages. Cependant le corps d’armée de Munro prend les armes, les tentes sont ployées ; on se tient prêt à marcher. Vers le milieu de la nuit, on entend quelques coups de canon ; puis, au point du jour, le bruit de la canonnade devient tout-à-fait distinct. Sir Hector se met alors en marche dans cette direction. Trois indigènes trouvés sur le bord de la route lui sont amenés : il leur ordonne de le conduire vers Baillie, leur promet bonne récompense s’ils y parviennent, les menace de les faire pendre dans le cas contraire. On les place en tête des colonnes, la corde au cou. On s’aperçoit qu’ils éloignent l’armée du bruit du canon, le général s’obstine à les suivre, mais ils parviennent à s’échapper. Munro fait alors tirer quelques coups de canon pour donner le signal de son approche. Une nouvelle canonnade se fait entendre dans la même direction ; l’armée marche gaiement de ce côté, et ne doute pas que Baillie n’ait repoussé l’ennemi ; loin de là, on rencontre à quelques pas un Cipaye blessé, tout sanglant, épuisé de fatigue ; il donne la triste nouvelle de la défaite complète du détachement. Sir Hector Munro en conclut qu’il n’a pas de temps à perdre pour retourner à Conjeveram, veiller à ces dépôts dont la conservation importe à la sûreté de l’armée. Dans la soirée, plusieurs Cipayes, échappés du champ de bataille, confirment la nouvelle fatale.

Par ses espions Hyder avait appris le départ du détachement de Fletcher, le nombre de troupes qui le composaient, l’heure du départ, la route prise, et jusqu’au refus de celui-ci de se charger d’artillerie ; il envoya une forte division de ses troupes, chargée d’enlever ce détachement avant sa jonction avec Baillie. Mais Fletcher, se défiant de ses guides, avait changé de route, ce qui le fit échapper à l’embuscade. Les deux détachements anglais se trouvèrent donc réunis. Comme une partie de l’armée mysoréenne avait été defaite peu de jours auparavant par le corps de Baillie tout seul, l’alarme fut dans le camp des Mysoréens. Hyder hésita long-temps s’il n’effectuerait pas sa retraite ; l’arrivée du général sir Hector Munro pouvait, en effet, le mettre d’un moment à l’autre dans une situation fort critique. Ses espions lui apprennent alors l’immobilité du général Munro à Conjeveram ; ils affirment que l’armée anglaise fait toutes ses dispositions pour demeurer en ce lieu. D’abord il ne veut donner aucune créance à ce récit ; il en est de même des officiers français à son service : cette conduite du général anglais leur semble tellement invraisemblable, qu’ils s’arrêtent à la supposition que les espions lui sont vendus et font de faux rapports. Toutefois Hyder se mit en mesure de profiter au besoin de la circonstance. Le détachement de Baillie avait à traverser une portion de route difficile : il place son artillerie de manière à l’enfiler ; il range la meilleure partie de son infanterie derrière un bois qui borde la route ; il répand sa cavalerie irrégulière dans la direction de Conjeveram, dans le but de surveiller les mouvements et d’attirer l’attention du corps principal de l’armée anglaise. Lui-même, à la tête de la meilleure partie de ses troupes, se dispose à seconder cette attaque. Entre huit et neuf heures du soir Baillie se met en mouvement ; à dix heures son arrière-garde reçoit quelques coups de canon ; le détachements arrête et se forme en bataille. Baillie dirige un détachement de cinq compagnies sur l’artillerie ennemie qui commençait à faire des ravages dans les rangs anglais ; un ruisseau profond qui se trouve sur le chemin de ce détachement l’empêche d’accomplir sa mission. L’armée mysoréenne, effrayée de cette démonstration, ne laisse pas que de s’ébranler ; son feu devient plus irrégulier ; Baillie aurait pu s’en emparer par une charge à fond, mais il demeure immobile, comme enchaîné, jusqu’au matin sur un terrain désavantageux. Ce n’est qu’au point du jour qu’il se met de nouveau en marche. En ce moment, une batterie de six pièces de canon, placée par Tippoo dans une position favorable, commence un feu meurtrier sur le front du corps anglais ; la cavalerie de Hyder se montre sur ses flancs. Baillie continue d’avancer, quatre canons tombent successivement dans les mains des Anglais ; déjà la pagode de Conjeveram, le terme de leurs fatigues et de leurs dangers, se montre à l’extrémité de l’horizon.

En même temps des nuages de poussière s’élèvent de ce côté ; les Anglais se flattent que c’est le reste de l’armée anglaise qui arrive ; mais bientôt l’erreur se dissipe, Baillie reçoit la nouvelle que c’est l’armée de Hyder tout entière. « Eh bien, répond le brave colonel, nous sommes disposés à les recevoir. » Convaincu, en effet, de l’immobilité où se tenait l’armée anglaise à Conjeveram, Hyder accourait avec le reste de ses troupes. Peu de moments après, 60 pièces de canon sont en bataille contre la petite troupe de Baillie. La confusion ne tarde pas à se mettre dans cette multitude qui suit les armées dans l’Inde, et se propage d’abord dans les rangs anglais ; cependant la fermeté du chef, ne tarde pas à rétablir le bon ordre. La nombreuse cavalerie de Hyder voltige autour des Anglais ; son infanterie régulière, soutenue par un corps d’auxiliaires européens, exécute plusieurs attaques sans succès : le bataillon anglais demeure ferme, immobile, en bon ordre. Les vides incessamment faits dans les rangs sont immédiatement remplis ; Européens et Cipayes chargent et déchargent leurs armes avec autant de régularité que s’il s’agissait d’une parade ; et toutes les attaques de l’ennemi sont successivement repoussées. Baillie tente alors de prendre l’offensive ; il fait un mouvement par sa droite pour tourner l’artillerie de Hyder et s’en emparer. À cette vue, celui-ci s’effraie ; cette grande résistance l’a d’abord surpris ; il ne doute pas que Baillie vient d’apprendre l’arrivée de l’armée de Munro, qu’il ne cesse de redouter. Il hésite, il balance un moment s’il continuera l’attaque, ou s’il commencera sa retraite. En ce moment, 2 caissons sautent au milieu des Anglais, leur explosion ouvre une large brèche dans leurs rangs, et, qui pis est, les prive d’une grande partie de leurs munitions. Dès ce moment leur feu se ralentit de plus en plus, leurs lignes demeurent ouvertes en plusieurs endroits. Frappe de terreur, l’ennemi n’osait cependant en approcher. Pendant une heure et demie les Anglais demeurent ainsi exposés à un feu auquel ils ne peuvent plus que faiblement répondre. Hyder se détermine alors à une attaque décisive ; il rassemble sur sa gauche sa cavalerie qu’il sépare en différents corps, entre lesquels il intercale de l’infanterie chargée de les soutenir par un feu bien nourri ; il exécute plusieurs charges dans cet ordre.

De son côté, Baillie forme un bataillon carré de sa petite armée, et gagne une éminence voisine du champ de bataille. Le plus grand nombre des Cipayes était déjà sur le carreau ; les Anglais avaient moins souffert, mais manquaient de munitions ; les officiers combattaient avec le sabre ou l’épée, les soldats avec la baïonnette, tous conservaient leurs rangs. Treize fois les attaques de Hyder sont repoussées par cette poignée d’hommes. Chacun ne songe qu’à mourir ou à se frayer un chemin jusqu’à Conjeveram. Mais Baillie, plusieurs fois blessé, qui s’est montré prodigue de son propre sang dans le combat, Baillie, désespérant maintenant d’être secouru par Munro, songe enfin à épargner le sang des braves soldats qui lui restent encore ; il se décide à entrer en pourparler. Le colonel Fletcher élève un mouchoir blanc au bout de son épée ; blessé au bras, il entoure à la hâte sa blessure, et élève le même signal ; au même moment un éclat d’obus lui ouvre le ventre, ses entrailles s’échappent, il tombe pour ne plus se relever. D’autres signaux sont successivement arborés, Cependant le carnage continue, et peut-être ne se serait-il pas sauvé un seul homme du corps anglais, si M. de Lally, indigné de ce massacre, ne s’était précipité de toute la vitesse de son cheval à la rencontre de Hyder. L’ayant rejoint, il lui fait les plus fortes représentations sur cette barbarie ; il se porte pour garant qu’il n’est pas un seul de ses soldats qui ne soit disposé à devenir le vengeur de ces malheureux guerriers ; il le menace de le quitter à l’instant avec tous ses Français s’il continue à souiller sa victoire. Hyder, qui d’ailleurs n’était point cruel, ordonne de cesser cette boucherie. 250 Européens et environ 1,000 Cipayes étaient encore debout, sanglants, mutilés, épuisés de fatigue ; 2,000 morts ou blessés jonchaient le champ de bataille.

Après sa victoire, Hyder se rendit à Damul, à 6 milles environ du champ de bataille ; le jour suivant il rentra dans son camp, où ses tentes étaient encore dressées, d’où son bagage n’avait pas été mis en mouvement pendant cette courte expédition. Le général Munro quitta enfin Conjeveram, où ses vivres n’étaient plus assurés. Cette provision de riz qu’il voulait conserver avant tout, et pour laquelle il s’était tellement hâté de retourner dans ce lieu, n’avait pu fournir qu’à la consommation d’un seul jour. Il se dirigea sur Chinglaput, qu’il atteignit le jour suivant. Sa retraite se fit avec beaucoup de précipitation ; une partie de son artillerie et de ses bagages tomba entre les mains de la cavalerie mysoréenne. Par un singulier hasard, lord Mac Leod ne fut éveillé que deux heures après le départ de l’armée ; il la rejoignit en toute hâte, mais tous ses papiers, ou pour mieux dire, ceux de l’état-major, tombèrent entre les mains de l’ennemi. Parmi ces papiers se trouvait un plan des États de Hyder et des réductions qu’on comptait leur faire subir dans le cas où la guerre serait favorable aux Anglais. 6, 000 hommes de la cavalerie mysoréenne suivaient pas à pas tous les mouvements de l’armée de Munro, ne faisant jamais une attaque sérieuse, mais tuant ou blessant quelques hommes de temps à autre. La chaleur et la fatigue étaient extrêmes. la faisaient cruellement souffrir ; il lui fallut faire plus de 30 milles sous une chaleur accablante, au milieu d’une immense plaine dépourvue d’eau, couverte çà et là de la flamme et de la fumée des villages incendiés par l’ennemi ; 200 soldats écossais, soldats remarquables par leur bravoure, mais qui n’étaient point encore habitués à ce climat, demeurèrent en chemin. À un mille et demi de Chinglaput, les Anglais rencontrèrent une rivière qu’ils mirent dix heures à traverser ; le passage commencé à onze heures du soir ne fut achevé qu’à neuf heures du matin. À Chinglaput, le détachement du colonel Cosby rejoignit sir Hector ; en pleine marche sur Conjeveram, Cosby avait rencontré quelques Cipayes blessés du corps d’armée de Baillie ; apprenant par eux ce qui s’était passé, il avait changé de route et s’était dirigé de ce côté. Sir Hector, après avoir laissé ses malades et ses blessés dans ce dernier endroit, se mit en marche le 13, à six heures du matin, pour le mont Saint-Thomé. La nouvelle de la destruction du détachement du colonel Baillie et de la retraite de l’armée jeta dans Madras l’alarme et la consternation. Madras était dénuée de vivres, d’argent, d’armes ; elle eut à trembler pour son existence ; si Hyder se fût présenté sous ses murs, nul doute qu’il ne s’en fût emparé sans coup férir. Mais ce dernier était alors tout préoccupé de la nécessité de s’emparer d’Arcot ; il n’abandonna pas ce projet lorsque les circonstances avaient changé, sachant au besoin maîtriser et gouverner son impétuosité naturelle. L’armée anglaise, après avoir fait 36 milles, le 14, sans s’arrêter, sans prendre aucune nourriture, vint camper le 15 dans les environs de Marmelony, village à 6 milles de Madras ; elle devait attendre dans cette position les décisions du conseil suprême du Bengale.

À cette époque, les dissensions de ce conseil menaçaient la puissance anglaise d’un danger non moins considérable que l’invasion de Hyder ; elle avait récemment abouti à une crise importante. Le 20 juillet, à propos d’un sujet assez insignifiant, M. Francis lut la minute d’un règlement d’administration qu’il comptait présenter aux délibérations du conseil. Warren Hastings, après quelques objections, prononça ces paroles : « Je ne saurais croire aux promesses de sincérité de M. Francis, convaincu comme je le suis qu’il en est incapable ; je juge de sa vie publique par la connaissance que j’ai de sa vie privée, où je l’ai trouvé sans franchise et sans honneur. » M. Francis se récria, les membres du conseil réclamèrent à grands cris une explication du gouverneur-général. Ce dernier déclare alors qu’un engagement solennel conclu entre M. Francis et lui a été violé par M. Francis, voici à quel propos : Les fonctions du gouverneur-général et du conseil expiraient en 1778, aux termes de l’acte du parlement qui les avait conférées ; sur la proposition du ministère, M. Hastings avait été continué dans ses fonctions, mais seulement pour une année ; l’administration demeura pour tout le reste telle qu’elle était. À cette époque, des amis communs s’interposèrent entre M. Hastings et M. Francis, les exhortant à faire taire leurs inimitiés et leurs dissensions, du moins à les ajourner jusqu’à la constitution d’une nouvelle administration. Tous deux furent d’avis que les circonstances rendaient leur union, leur accord, même momentané, plus nécessaire, plus indispensable que jamais ; tous deux promirent de sacrifier leurs ressentiments personnels à la considération du bien public. Par l’intermédiaire des amis qui s’étaient interposés entre eux, il avait été convenu qu’à la demande de M. Francis Mahomet-Rheza-Khan, M. Bristow, M. Fowkes, seront réintégrés dans leurs emplois ; en revanche, que la guerre des Mahrattes, dont toute la responsabilité pesait sur le gouverneur-général, serait conduite d’après ses propres plans, d’après ses propres idées ; dernière partie de leur convention que Warren Hastings accusait si hautement M. Francis d’avoir violée. M. Barwell, son constant soutien, était parti pour l’Europe, parce qu’au moyen de cet arrangement l’autorité, malgré ce départ, n’en serait pas moins demeurée au gouverneur-général ; or, ce n’avait été là qu’une fallacieuse promesse de coopération de la part de M. Francis ; il ne l’avait pas tenue, il ne s’en était, au contraire, servi que pour briser l’autorité du gouverneur-général, pour le contrarier dans toutes ses opérations.

M. Francis déclara n’avoir jamais contracté l’engagement cité par M. Hastings, ou imaginé qu’il se trouverait lié par cet engagement ; sa coopération dans les mesures réclamées par la guerre des Mahrattes n’avait été étendue qu’aux opérations exécutées sur la côte de Malabar, mais non aux opérations tentées d’un autre côté contre les Mahrattes. Warren Hastings tira de son portefeuille et lut un papier où se trouvaient les mots suivants : « M. Francis ne s’opposera à aucune des mesures qui seront proposées par le gouverneur général pour la continuation de la guerre où nous sommes engagés avec les Mahrattes, ou pour l’appui du système politique actuel du gouverneur-général. » Hastings affirmait que c’était à ces propres termes de l’agrément passé entre eux que M. Francis avait donné son consentement. Ce dernier répliqua : « Dans une conversation avec M. Hastings en février dernier, il me pria de lire quelques notes de memorandum, parmi lesquelles se trouvait, je présume, la note en question ; je le lui rendis aussitôt après l’avoir lu, en lui déclarant que je ne pouvais adhérer à son contenu ou me lier par ce qu’il contenait. » M. Francis ajouta quelques raisons propres, selon lui, à faire ressortir l’invraisemblance de l’allégation de M. Hastings ; la question en restait ainsi où elle avait commencé, c’est-à-dire à un fait nié d’une part, affirmé de l’autre. Avec un imperturbable sang-froid, Hastings répéta que c’étaient pourtant bien là les conditions auxquelles M. Francis avait consenti. La discussion verbale en demeura là, mais peu après un duel s’ensuivit, où M. Francis fut dangereusement blessé. Aussitôt qu’il fut en état de supporter le transport, il quitta le Bengale et se rendit en Angleterre. Dans cette circonstance, Hastings se montra tout entier. Long-temps nous avons vu l’inébranlable sang-froid avec lequel il avait soutenu les insultes et les provocations du conseil ; bien souvent sa probité, son honneur, sa capacité, sa loyauté, tout ce qu’un homme a de plus cher et de plus précieux, avait été attaqué de la manière la plus violente, on peut dire la plus forcenée : il était demeuré également calme, également imperturbable, l’insulte avait glissé sur cette impassibilité. Mais s’agit-il, entre lui et ses adversaires, d’une mesure où se trouvent liés les intérêts anglais dans l’Inde ; nous venons de voir avec quelle énergie il se montre. L’homme privé avait disparu, chez M. Hastings, dans l’homme public ; Warren Hastings n’avait qu’un but et une idée, qu’un sentiment, l’affermissement et l’agrandissement de l’empire anglais dans l’Inde.


  1. Auber, t. I, p. 489.
  2. Auber, t. I, p. 542.
  3. C’était se faire
    Cent mille francs de rente
    Sur des appointements qui n’étaient pas de trente.
    (École des Vieillards.)