Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XI

Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 3p. 251-388).

LIVRE XI.

SOMMAIRE.


Délibération du conseil suprême sur les événements du Carnatique. — Envoi d’un secours d’hommes et d’argent à la présidence de Madras. — Prise d’Arcot par Hyder. — Immobilité de l’armée anglaise. — Pagode de Chilembrum. — Bataille de Porto-Novo. — Suites de la bataille de Porto-Novo. — Combat de Pollilore. — Combat de Sholingur. — Lord Macartney gouverneur de Madras, ses projets. — Prise de Negapatam. — Arrangement du gouvernement suprême du Bengale avec le nabob du Carnatique. — Difficultés de la situation de lord Macartuey. — Dissentiment entre ce dernier et sir Eyre Coole. — Difficultés financières au Bengale. — Goddart renforcé d’un détachement de Bombay entre en campagne. — Traité avec Scindiah. — Le rajah de Bénarès. — Arrangement entre le rajah et la Compagnie. — Nouvelles exigences de la Compagnie. — Voyage du gouverneur-général à Bénarès. — Le rajah mis aux arrêts par le gouverneur-général ; il s’échappe. — Insurrection populaire à Bénarès. — Détrônement du rajah, remplacé sur le trône par le fils d’une fille de Bulwant-Sing. — La mère du rajah assiégée dans Bidgagur, n’obtient d’en sortir qu’après avoir été fouillée. — Traité avec les Mahrattes et Scindiah. — Représentations de la présidence de Bombay au gouvernement suprême à l’occasion de ce traité. — Ravitaillement de Velore. — Siège de Tellicherry. — Combat de la flotte anglaise et de la flotte française dans la baie de Praya. — Le cap de Bonne-Espérance sauvé par Suffren. — Le colonel Brathwait fait prisonnier par Tippoo. — Combat entre les deux flottes, le 12 avril 1782. — Mouvement de l’armée anglaise. — Ouvertures de paix faites par Coote à Hyder. — Combat entre les deux flottes du 4 juillet. — Opérations navales subséquentes. — Le colonel Humberston Makensie. — Mort de Hyder-Ali et ascension au tronc de Tippoo. — Dissentiment entre le général Stuart et la présidence de Madras. — Prise de Bednore par les Anglais. — Division dans l’armée ; mort du colonel Humberston Mackensie. — Reprise de Cuddalore par les Anglais sur les Français. — Bussy. — Opérations navales. — Nouvelle de la paix conclue en Europe entre la France et l’Angleterre. — Arrestation du général Stuart. — Opérations du colonel Fullarton ; prise de Palacatcherry, de Coimbutore, etc., etc. — Tippoo assiégé dans Mangalore. — Fragments des mémoires de Tippoo. — Paix conclue avec Tippoo sur la base d’une restitution mutuelle de conquêtes. — Tribus sauvages du midi de la Péninsule. — Suprême cour de justice à Calcutta ; ses empiétements, etc. — Éclat entre elle et le gouvernement suprême. — Arrangement entre Hastings et sir Elijah Inprey. — Il est annulé par le parlement.
(1780 — 1784.)


Séparateur


La perte du détachement de Baillie était le revers le plus funeste qu’on eût encore éprouvé dans l’Inde. Ce désastre dut être attribué à la résolution que prit sir Munro de diviser ses forces ; s’il eût rejoint Baillie à la tête de l’armée entière, la défaite de Hyder était certaine ; mais se diviser devant un ennemi déjà supérieur en nombre, c’était se rendre, de toute nécessité, plus faible sur le point où l’on serait attaqué. Le général était d’ailleurs mal informé des mouvements de Hyder ; il payait trop peu ses espions ; il ne savait ni récompenser ceux qui lui donnaient de bonnes nouvelles ni châtier, pour l’exemple, ceux qui le trompaient. La veille même du jour où il se mit en marche pour essayer de rejoindre le détachement, un hircanah (messager) lui remit une lettre de Baillie ; Munro la fut ; il parut enchanté de ce qu’elle contenait, et fit donner au porteur deux pagodes (20 francs). L’Indou porta tour à tour les yeux sur cet argent et sur deux larges blessures par où coulait son sang, et il sourit avec une incroyable expression de dédain. Hyder savait, au contraire, dans le plus grand détail et à point nommé, ce qui se passait chez ses ennemis ; sans doute les bonnes dispositions des habitants à son égard l’aidaient en cela ; mais il employait encore un autre moyen. Nous avons dit comment, parmi les nombreuses tribus de l’Inde, il en est une dont le vol est la loi, la profession ; c’est la Sparte de l’Orient. Hyder avait enrôle à son service un grand nombre de gens de cette tribu, qui se glissaient chaque nuit jusqu’au milieu du camp anglais, où rien ne se pouvait faire sans qu’ils s’en aperçussent. Les Anglais marchaient en aveugles, comme à tâtons, dans le Carnatique, tandis que Hyder les surveillait de dix mille yeux toujours ouverts.

Le 25 septembre (1780), la nouvelle de l’invasion du Carnatique par Hyder, de la défaite du corps de Baillie, de la retraite de l’armée anglaise dans les environs de Madras, fut reçue à Calcutta. On apprit en même temps le manque de ressources de la présidence, la dévastation du pays par Hyder. Le gouverneur-général ne se dissimula pas la situation critique des affaires ; il proposa au conseil suprême : 1° d’envoyer 15 lacs de roupies et un corps considérable d’infanterie et d’artillerie au secours de Madras ; 2° de solliciter sir Eyre Coote de se charger de la tâche de rétablir l’honneur des armes de la Grande-Bretagne ; 3° d’envoyer aux Mahrattes un officier chargé de propositions de paix. M. Francis se récria contre l’importance de la somme accordée : il proposait de ne donner que la moitié de cet argent, et encore après la conclusion de la paix avec les Mahrattes, et de plus, refusait tout secours de troupes. Les propositions du gouverneur-général, qui avait alors la majorité, n’en furent pas moins acceptées ; seulement il fut convenu que ce serait sir Eyre Coote, et non le gouvernement de Madras, qui aurait le maniement et la disposition de la somme d’argent envoyée de Calcutta. Sir Eyre Coote s’embarqua de Calcutta pour Madras le 13 octobre. Son corps d’armée se trouvait composé de 330 hommes d’infanterie européenne, 200 artilleurs européens formant deux compagnies, 630 Lascars, enfin 40 ou 50 volontaires. Plusieurs bataillons de Cipayes durent rejoindre par terre, leurs préjugés religieux empêchant de les embarquer ; mais il fallut attendre pour cela que la saison des pluies fût passée. Enfin sir Eyre Coote portait une décision du conseil qui suspendait le gouverneur du fort Saint-Georges. Après une heureuse traversée, il débarqua à Madras le 5 novembre ; le 7, il prit son siège dans le conseil. La première séance fut orageuse. Sir Eyre Coote ayant produit un décret de suspension du général sir Hector Munro, celui-ci se récria sur l’illégalité et l’injustice du décret ; il déclara la résolution du suprême conseil injuste, précipitée, dépassant son autorité légale ; il soutint que dans sa conduite rien ne pouvait fournir de prétexte à ce châtiment que le conseil s’arrogeait le droit d’infliger. La majorité du conseil se rangea pourtant au décret de suspension ; il fut forcé de se soumettre.

Depuis la fâcheuse tournure des affaires, la présidence de Madras ne cessait de solliciter des secours du nabob ; mais ce dernier se trouvait lui-même dans un état de gêne, dans une pénurie de finances qui le mettait hors d’état de satisfaire à de semblables demandes. Le colonel Brathwait, nommé au commandement de Tanjore, avait été chargé de lever un corps de cavalerie dans ce pays. La présidence restitua au nizam le circar de Guntoor : en lui écrivant, elle cherchait à se faire un mérite d’accéder aux désirs qu’il avait manifestés à ce sujet ; elle excusait tous ses délais à prendre ce parti, toutes ses lenteurs à payer le tribut ; en revanche, elle répondait de son exactitude à s’acquitter immédiatement après la cessation de la guerre. Le nizam haïssait et méprisait Hyder, comme un parvenu, un homme de rien ; il fut touché des soumissions de la présidence. Ces sentiments, joints à sa faiblesse naturelle, au dénuement de ses finances, le tenaient dans l’inaction au moment d’une guerre que lui-même avait vivement excitée ; circonstance singulièrement heureuse pour les Anglais, car les circars du nord se trouvaient alors dans une situation à devenir une proie bien facile à son ambition. À l’exception des garnisons des trois places les plus importantes, les troupes qui s’y trouvaient avaient été rappelées par la présidence, en même temps que celles de Guntoor. Au moment où il s’était agi d’embarquer les Cipayes, ces soldats s’y refusèrent et se révoltèrent ; il fallut les laisser à Masulipatam et Visigapatam. À Masulipatam l’ordre fut rétabli : mais à Visigapatam la révolte fut complète : ils tuèrent plusieurs de leurs officiers, pillèrent la place, et désertèrent avec armes et bagages. On put craindre que cet exemple ne fût suivi par les troupes indigènes des circars voisins ; il y eut à craindre aussi que les zemindars ne voulussent profiter de cette occasion pour se soustraire au joug. Sittaram-Raz, ce favori du gouverneur Rumbold, se tenait à l’écart, comme s’il méditait quelque dessein de ce genre ; il semblait attendre que ces germes de rébellion fussent grandis pour se déclarer. Au contraire, Vizeram-Raz, son frère, qui avait tant et de si légitimes sujets de plaintes contre les Anglais, s’empressa de combattre la sédition ; moitié par la force, moitié par la persuasion, il parvint à faire mettre bas les armes aux séditieux.

Après la retraite du général Munro sur Conjeveram, le premier soin de Hyder fut de faire parcourir tout le pays par sa cavalerie pour en ramener le bétail ; il le fit en même temps ravager, pour ôter à l’ennemi toutes ressources. Le but fut tellement atteint, que le manque de bœufs d’attelage devint dès lors une des difficultés principales que l’armée anglaise eut à surmonter. La plupart des forts du Carnatique se rendirent sans coup férir : ils avaient pour garnison des troupes du nabob, dont les principaux officiers étaient vendus à l’ennemi ; à peine si quelques uns d’entre eux attendirent les premières sommations, pour sauver les apparenees. Après ces opérations préliminaires, Hyder marcha sur Arcot. La place avait pour garnison des troupes du nabob et un corps de 150 Européens, entre lesquels la discorde ne tarda pas à éclater. Hyder fit exécuter les travaux du siège à l’européenne ; son artillerie était aussi fort bien servie. Après six semaines de tranchées ouvertes, deux brèches ayant été faites au corps de place, l’assaut, quoique donné sans vigueur, n’en réussit pas moins et la place fut emportée. Le fort était susceptible d’une longue résistance, mais le traitement plein d’humanité dont Hyder avait usé à l’égard des habitants de la ville disposait en sa faveur les troupes indigènes qui l’occupaient. Elles se rendirent sans essayer de résistance. Hyder s’occupa tout aussitôt de fournir de garnison et d’approvisionnements les forts dont il s’était emparé ; il releva surtout avec grand soin les fortifications d’Arcot, et le mit dans un excellent état de défense. Il éleva encore des redoutes et des postes retranchés sur la principale route aboutissant à Madras, couvrit le pays de sa cavalerie ; interceptant à la fois les vivres, les convois et les nouvelles. Il fit investir en même temps Velore, Wandeswah, Permacoil et Chinglaput.

Le général se proposait de commencer les opérations de son plan de campagne par secourir les forteresses les plus importantes du Carnatique. Trois officiers généraux qui servaient sous ses ordres, le général sir Hector Munro, lord Mac Leod et le brigadier-général Stuart, adoptèrent cet avis ; il en fut de même du comité spécial de Madras ; Wandeswah se trouvant dans le danger le plus immédiat, c’est à son secours qu’il fut décidé qu’on marcherait d’abord. « Il n’est pas probable, dit sir Hector Munro, que Hyder laisse passer la Paliar sans coup férir ; mais, sous notre général atuel, ajouta-t-il galamment, un engagement décisif est plutôt à désirer qu’à craindre. » L’armée anglaise, comme nous l’avons déjà dit, s’était d’abord retirée à Marmelong ; plus tard, elle avait été dispersée en cantonnements. Les pluies, qui cette année furent très violentes, la firent beaucoup souffrir ; de plus, firent manquer les vivres en couvrant d’eau toute la contrée. Après avoir quitté leurs cantonnements, les troupes se trouvèrent pourtant assemblées au mont Saint-Thomas le 15 décembre ; l’armée était composée de 1,400 Européens, 5,000 Cipayes, 800 hommes de cavalerie noire ; son artillerie consistait en 60 pièces de canon. Le général sir Eyre Coote fit halte le 18 janvier sur la rive méridionale de la Paliar, à 4 milles de Chinglaput. Hyder, effrayé de la réputation de Coote et du renfort de Bengale, ne voulait rien tenter en ce moment ; il ne s’opposa pas au passage de la rivière. Dans la nuit du 19, il détacha le capitaine Davis, avec trois bataillons de Cipayes, avec mission de s’emparer de Carangoly, à dix milles de distance ; le détachement n’arriva qu’en plein jour. Après avoir laissé un bataillon en réserve et placé quelques compagnies pour riposter au feu de la place, il avança délibérément vers les remparts ; ceux-ci se trouvaient entourés d’eau de toutes parts, à l’exception d’une chaussée pratiquée devant la porte d’entrée. Davis enfonça, celle-ci à coups de canon, mais une seconde porte se présenta, qu’il fallait enfoncer de même et sans perte de temps. Les artilleurs se trouvaient là resserrés dans un étroit espace, ils étaient exposés à une pluie de balles de tous les côtés de l’ouvrage ; la porte résista, mais il se trouva facile de faire une brèche à la muraille. Alors une partie de la garnison se rendit et déposa ses armes, l’autre s’enfuit par le côté opposé de la place, où il y avait peu d’eau dans le fossé. Elle se montait à 1,200 hommes, dont 300 seulement demeurèrent prisonniers. Quatre officiers du détachement furent blessés, dix artilleurs et quatre-vingts Cipayes tués ou blessés ; la place renfermait une grande quantité de grains. Les Anglais s’occupèrent immédiatement de la réparer et de la mettre en état de défense.

Dans le mois de décembre, Mheer-Saheb, un des lieutenants de Hyder, à la tête de 12,000 chevaux et de 4,000 fantassins, avait mis le siège devant Wandesvah ; il ouvrit une batterie de 4 canons de vingt-quatre, à trois cents verges de la muraille. Le feu du fort était fort bien dirigé. Au bout de dix jours, les assiégeants avaient à peine démoli une partie du parapet, que la garnison eut bientôt remplacée avec des gabions et des troncs de palmiers. Les murailles, comme cela arrive souvent aux forts de ce pays, étaient d’une pierre tellement dure que le boulet n’y pouvait faire de brèche, ou du moins ne le faisait qu’avec de grandes difficultés. Le 10 janvier, une partie de la garnison fit une sortie sous les ordres d’un officier indigène ; elle surprit la batterie et encloua les canons, dernière opération qui réussit tellement bien qu’ils demeurèrent pour toujours hors d’usage. Mheer-Saheb fit une autre tentative, il éleva sur le bord du fossé une batterie de quatre canons. La place était commandée par un officier anglais du nom de Flint, qui montra une grande énergie dans sa défense. Au moyen d’une profonde coupure, il détacha du reste des fortifications, un angle du fort qui se trouvait plus élevé que les autres ouvrages, il y monta des canons, y établit des magasins ; obligé d’abandonner la place, il aurait pu se défendre plusieurs jours dans cette sorte de citadelle. La nécessité de tenir ses communications libres avec ses propres États avait déterminé Hyder à entreprendre en même temps le siège de Velore.

Mahomet-Ali, un autre lieutenant de Hyder, fut chargé du siège de Velore ; située à l’entrée de la vallée d’Amboor, aboutissant elle-même à l’une des principales entrées du royaume de Mysore, Velore commandait toute cette vallée. Les convois mysoréens qui se dirigeaient par cette voie, et c’était le plus grand nombre, ne pouvaient manquer d’être aperçus du haut de ses murailles ; c’était donc chose importante pour Hyder que de s’en emparer. Sa garnison consistait en 250 Européens, 500 Cipayes, plus quelques troupes du nabob ou des polygards voisins. Elle était défendue par des murailles de pierres dont la dureté pouvait presque défier le boulet ; par des fossés de 200 pieds de large, sur 15 ou 20 de profondeur. À deux milles et à droite de la place se trouvaient trois collines fortifiées à leurs sommets ; ce fut vers ces collines que les Mysoréens dirigèrent leur première attaque ; mais au-dessus du roc qui en était la base, la terre présentait si peu de profondeur qu’il fut impossible d’ouvrir la tranchée ; il leur fallait marcher couverts par des murailles ambulantes de gabions, et, pour remplir ces gabions, aller chercher de la terre dans la plaine au-dessous, où plusieurs fragments de rocher leur barraient le passage : ils en firent sauter quelques uns à l’aide de la mine, ils en roulèrent d’autres au bas de la montagne ; ils évitèrent, au moyen d’un détour, ceux dont ni l’un ni l’autre de ces deux moyens ne pouvaient les défaire. Après avoir surmonté en trois semaines la plus grande partie de ces obstacles, ils élevèrent deux batteries : l’une d’elles démolit assez rapidement un des angles du fort, l’autre commandait toute la place, sur laquelle elle fit un feu meurtrier. Les assiégés, n’ayant que du canon de petit calibre, ne pouvaient répondre au feu des assiégeants : en revanche, ils travaillèrent avec ardeur à séparer du corps de place un angle du bastion déjà à demi démoli ; ils pratiquèrent derrière cette brèche un large fossé et un parapet élevé. Dans la nuit du 1er janvier, les Mysoréens tentèrent deux attaques : toutes deux échouèrent ; une troisième aurait eu sans doute plus de succès, mais, à cette époque, les mouvements de l’armée anglaise déterminèrent Hyder à lever les sièges de Wandeswah et de Velore. Il concentra momentanément toutes ses forces dans les environs d’Arcot.

Une flotte française, composée de 7 vaisseaux de ligne et de 4 frégates, se montra à la hauteur de Madras. Dans le but de s’opposer à un débarquement, sir Eyre Coote alla aussitôt prendre position à Carangoly ; là, à égale distance de Madras et de Pondichéry, il lui était loisible de se porter avec une égale rapidité sur l’une ou l’autre de ces deux villes. Au bout de douze jours, la flotte française ayant fait voile vers le midi, fut jeter l’ancre devant Pondichéry ; et sir Eyre Coote se dirigea lui-même vers cette ville. Hyder suivit de près l’armée anglaise, et, lorsqu’il la vit sous les murs de Pondichéry, marcha en toute hâte vers Cuddalore. Le général anglais, qui devina cette intention, fit aussitôt ses préparatifs pour l’y devancer. D’abord il détacha sur-le-champ deux bataillons pour disputer le passage de la rivière d’Ariancopang ; une partie de l’armée étant déjà dans la ville, quelque temps fut nécessaire pour la rassembler ainsi que les bagages. Les deux armées cheminèrent alors vers Cuddalore sur deux routes différentes, mais distantes d’un mille l’une de l’autre. Hyder fit tirer toute la nuit ; en raison de la mobilité du but, les boulets, portant ou trop haut ou trop bas, allaient se perdre dans les champs de riz au milieu desquels marchait l’armée ; toutefois le brisement de la paille produisait, dit-on, au milieu de l’obscurité, le bruit le plus effrayant. Le général Coote arriva à Cuddalore au point du jour ; il avait perdu pendant la route 20 hommes et 1 officier ; mais, ce qui était essentiel, il était arrivé le premier au but de leur course. Le projet de Hyder était en effet de se couvrir d’une haie-rempart assez éloignée de la place, qui lui servait de défense ; dans ce cas, le général anglais se serait trouvé dans l’obligation de l’attaquer avec désavantage, ou bien de lui livrer la place. D’ailleurs la situation des Anglais ne laissait pas d’être critique, les vivre s’étant au moment de manquer ; tout ce qu’ils avaient emporté de Madras était consommé, à peine si le pays pouvait fournir pour un jour de riz à la subsistance de l’armée. Par bonheur la flotte française qui manquait de vivres, d’eau, de beaucoup d’autres choses, fut contrainte de s’aller approvisionner ailleurs ; la mer demeura libre, et ils ne tardèrent pas à recevoir des approvisionnements de Madras. Dès le lendemain du départ de la flotte, sir Eyre Coote fit ranger son armée en bataille en dehors de la haie rempart ; pendant trois jours de suite il offrit la bataille à Hyder. On voyait sir Eyre Coote, bouillant d’impatience et d’ardeur, parcourir à cheval les rangs de sa petite armée ; il félicitait les soldats d’en venir bientôt aux mains, et d’être enfin parvenus au terme de leurs fatigues. Mais Hyder, jugeant la position des Anglais trop forte, refusa le combat avec la même persistance qu’il lui était offert ; il continua sa marche au midi, et l’armée anglaise se renferma dans son camp. Bientôt le manque de vivres et de moyens de transport l’empêcha d’en sortir. Le riz venant de Madras était bien en abondance dans le camp, mais le bœuf et le mouton manquaient complètement : l’ennemi avait enlevé tout le bétail ; les détachements pour s’en procurer, service confié aux seuls Cipayes, étaient à la fois fatigants et meurtriers. Trois ou quatre bataillons sortaient du camp une ou deux heures après le coucher du soleil, ils marchaient toute la nuit ; parvenus le lendemain matin à l’endroit sur lequel était dirigée l’expédition, ils rassemblaient à la hâte tout le bétail qu’ils pouvaient trouver, se reposaient une heure tout au plus, et se remettaient en route tout aussitôt pour le camp, où ils arrivaient le lendemain matin : ils avaient quelquefois marché trente-six à quarante-huit heures sans un moment de repos. Ce n’était pas tout ; de petits corps de cavalerie ne cessaient de les harceler ; de nombreuses embuscades leur étaient dressées, et cette rude marche était de temps à autre interrompue par de sanglants combats. Tout le long du jour de gros corps de cavalerie roulaient, pour ainsi dire, autour du camp anglais, essayant de trouver l’occasion de le surprendre. Les Anglais, de ce camp où ils étaient assiégés, faisaient bien quelques sorties, mais sans, succès, ne pouvant parvenir à joindre l’ennemi. Pendant ce temps, Hyder se rendait maître d’Amboor et de Thiagar, enfin de tout le royaume de Tanjore, excepté de la capitale. Le général anglais outre la difficulté de se mouvoir, ne manquait d’ailleurs pas de bonnes raisons pour conserver la position : en demeurant à Cuddalore, il attirait l’attention de Hyder vers le midi, il le tenait éloigné de Madras, et l’empêchait de s’occuper des renforts journellement attendus du Bengale.

Dans le mois de mai, le général sir Eyre Coote, sortant quelques instants de son immobilité, se porta sur Trivedi ; il y resta deux jours, puis retourna tout aussitôt dans son ancien camp de Cuddalore. Cependant, comme les renforts du Bengale étaient enfin arrivés dans le Carnatique, il était à supposer que Hyder ne tarderait pas à les attaquer vivement ; aussi le général Coote se mit-il définitivement en marche. Le deuxième jour, il prit position à Chilembrum, pagode fortifiée à 30 milles au sud-ouest de Cuddalore. Autour de la pagode s’étend une ville assez considérable, défendue par un mur en terre ; 2 ou 3,000 hommes en formaient la garnison. Dès le même soir, le général fit attaquer cette ville par trois bataillons. Les défenseurs, après avoir répondu assez faiblement au feu des Anglais, se réfugièrent dans la pagode, où ils s’enfermèrent ; un bataillon anglais les avait poursuivis jusque là, quoique sans en avoir reçu l’ordre. Les portes de la pagode étant fermées, les Anglais font avancer une pièce de douze. Au second coup, la porte cède ; une autre porte intérieure se présente, et on recharge à la hâte ; mais, pour faire feu, on ne retrouve plus ni mèche ni refouloir. Donnant l’exemple d’une singulière présence d’esprit, un officier se fait alors un refouloir d’un fusil, puis, en déchargeant ce fusil, met le feu au canon. Au bout de trois coups la seconde porte à une ouverture, mais qui ne permet qu’à un seul homme de passer à la fois. Les Cipayes se précipitent ; ils sont entassés pendant quelques minutes dans l’espace assez étroit qui sépare les deux portes. Entre ces deux portes se trouvait un escalier conduisant sur les remparts. La garnison, qui s’attend à un assaut, demande quartier, mais tout-à-coup ses cris sont étouffés dans un grand tumulte qui s’élève. Des monceaux de paille, abandonnés dans le voisinage de la porte, s’enflamment ; les Cipayes, dont les habits prennent feu, fuient, cherchant à éviter la flamme ou la fumée, qui s’épaissit d’instant en instant ; ils se pressent, se poussent, se renversent les uns sur les autres. La garnison, qui aperçoit ce désordre, fait sur cette multitude entassée un feu meurtrier. Les Cipayes se retirent en désordre, laissent derrière eux la pièce de douze, 6 officiers et 150 hommes tués ou blessés. Le général fait alors avancer quelques pièces de canon pour battre les murailles de la pagode ; mais comme le terrain était défavorable, elles ne firent pas d’effet. Le projet de s’emparer de vive force de la pagode fut alors abandonné. On envoya demander de la grosse artillerie à Cuddalore ; en même temps le général, abandonnant Chilembrum, se porta sur Porto-Novo pour en protéger le débarquement, car elle devait être mise à terre à Chilembrum.

Le 24 juin, l’escadre de sir Edward Hughes se montra : elle portait un train d’artillerie de siège. Des radeaux furent préparés pour la faire entrer dans la rivière de Chilembrum. Trois jours se passèrent à ces préparatifs ; le matin du quatrième, avant que le jour parût, un grand bruit de trompettes se fit entendre en avant et à une petite distance du front du camp ; le soleil, en se levant, montra aux yeux surpris des Anglais la plaine toute couverte, à la distance de plusieurs milles, des tentes de l’armée mysoréenne. Hyder avait d’abord marché sur Tritchinopoly dont il comptait faire le siège ; mais ayant changé de résolution à la nouvelle de l’échec éprouvé par les Anglais à Chilembrum, il venait tenter la fortune à Porto-Novo. Ce moment, qu’il avait si long-temps désiré, de détruire ses ennemis à la fois, d’abattre tout d’un coup la puissance anglaise, ce moment il le croyait venu. Après avoir fait soixante-dix milles en deux jours, il vint camper à Mootipollam, à quatre milles de Porto-Novo. L’ardeur de Hyder était partagée par son armée ; des détachements de sa cavalerie venaient caracoler auprès des avant-postes des Anglais, tantôt les raillant de leur inaction, tantôt leur recommandant de ne pas sortir de leurs postes et de ne pas s’aventurer dans la plaine, s’ils tenaient à revoir Madras et leurs familles. Quand les détachements anglais s’avançaient pour faire le fourrage, les cavaliers mysoréens se retiraient, leur cédant le terrain et leur criant ironiquement : « Avancez, avancez ; ne craignez rien : nous nous garderons bien de faire du mal à des prisonniers de Hyder-Ali ; » raillerie rendue plus cruelle par le spectacle qui de tous côtés frappait les yeux. Le camp mysoréen couvrait une immense étendue de terrain, où de nombreux corps de cavalerie et d’infanterie étaient sans cesse en mouvement ; ceux des Anglais échappés de Permibacum retrouvaient là Hyder tout aussi formidable qu’il leur avait jamais paru ; à sa vue, le souvenir de cette terrible défaite se réveillait triste et lugubre dans tous leurs esprits. Il est probable que Hyder n’avait pas moins de 70 à 80,000 hommes.

La petite armée anglaise, Européens et Cipayes, cavalerie, artillerie, infanterie, ne montait pas au-delà de 7,500 hommes ; elle semblait comme perdue au milieu de cette multitude ; mais la discipline des troupes était bonne, le commandant sir Eyre Coote avait toute leur confiance : c’était à la fois un général habile et hardi, ayant de l’expérience, de l’impétuosité, brûlant de combattre ; il sentait toute l’importance de cette glorieuse mission dont on l’avait chargé, de relever l’honneur du nom anglais dans le Carnatique. D’un autre côté, le souvenir des triomphes remportés sur de nombreuses armées, malgré les derniers revers, remplissait encore les imaginations des Anglais. Or, à la guerre, la confiance du succès, c’est le succès. Enfin l’artillerie anglaise était parfaitement servie : un officier de cette nation[1] raconte avec complaisance qu’un homme qui s’était fait un grand nom militaire par la défense de Pondichéry, M. de Bellecomhe, l’avait proclamée supérieure à tout ce qu’il avait vu dans ce genre en Europe.

Au point du jour, le 1er juillet (1781), le général Eyre Coote se décide à prendre l’offensive. Il laisse un petit corps à la garde du camp et de la multitude indisciplinée qui, dans l’Inde, ne manque jamais de suivre les armées ; il se met en marche avec le reste de ses troupes. Les brouillards du matin, en se dissipant, laissent voir en face des Anglais une nombreuse cavalerie sous laquelle disparaît toute la plaine. L’armée anglaise, formée sur deux lignes, continue à s’avancer en ordre de bataille ; à l’aide de son artillerie, elle écarte promptement ce nuage de cavalerie qu’elle avait devant soi ; en s’écartant il laisse voir une ligne de redoutes à cheval sur la route où marchaient les Anglais. Derrière cette ligne, la débordant par la droite et la gauche, et s’étendant à perte de vue, se trouvait l’infanterie mysoréenne. À huit heures, l’artillerie des redoutes commence à tirer, mais de trop loin pour que les effets en fussent meurtriers. Hyder se tenait immobile : son projet était évidemment de combattre dans la position où il se trouvait ; les Anglais ne pouvaient l’aborder qu’après avoir essuyé le feu de son artillerie, et il espérait les faire charger avec succès par sa cavalerie dans le premier moment de désordre qui en serait résulté. Le général anglais, comprenant ce danger, à son tour demeure immobile ; il espère que cette inaction forcera Hyder à renoncer à ses projets et à prendre lui-même l’offensive. Il réunit en un conseil de guerre ses principaux officiers. Le champ de bataille n’était pas favorable aux Anglais : à droite était la mer, à gauche des collines sablonneuses difficiles à traverser, en avant les batteries ennemies dont le feu ne pouvait manquer de devenir très meurtrier si l’on s’avançait directement ; enfin, quatre jours de vivres portés par les soldats étaient les seules ressources de l’armée. Le conseil durait encore, lorsqu’un officier envoyé en reconnaissance en revient et raconte qu’il a trouvé un chemin et travers les monticules de sable. Quelques sentiers existaient en effet de ce côté ; Hyder les avait fait élargir : il comptait faire déboucher par là une partie de sa cavalerie et charger les Anglais par leur gauche, tandis que ceux-ci seraient occupés soit à l’attaque des redoutes, soit à repousser d’autres charges de cavalerie sur leur front. Espérant profiter de cette circonstance, Coote se met en mouvement par sa gauche, se forme en colonne, et s’engage dans le défilé.

Hyder, qui voit son stratagème découvert, imite cette manœuvre ; il se met en marche dans la même direction et parallèlement à l’armée anglaise. Les Anglais cheminent avec difficulté à travers des sables brûlants, où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe ; après beaucoup d’efforts, ils parviennent pourtant à franchir la ligne des collines sablonneuses. Ils sont sur deux lignes, la première composée de l’infanterie européenne et de 6 bataillons de Cipayes divisés en deux corps, la seconde de 4 bataillons de Cipayes ; à la droite de la première ligne se trouvait un demi-régiment de cavalerie, un autre demi-régiment à la gauche de la seconde. Au sortir du défilé, la première ligne se forme en bataille ; elle essuie le feu de 40 pièces de canon que Hyder a ôtées avec grande hâte de leur situation première, et ne riposte pas un seul coup ; les canons anglais demeurent attelés comme si la marche devait continuer. Encouragé par cette immobilité, Hyder croit que les Anglais n’osent pas engager la bataille et méditent de faire retraite ; il fait approcher son artillerie, dont en ce moment aucun coup n’est perdu. Cependant Coote parcourt les rangs ; il exhorte chacun à la patience, il renouvelle l’injonction de ne pas tirer avant que les ordres soient donnés : il attendait des nouvelles de la seconde ligne, commandée par le général Stuart. Un aide-de-camp de ce dernier accourt et lui apprend que ce général a pris position sur le sommet des collines qu’ils viennent de dépasser. Certain alors de ne pas être pris en queue, Coote marche en avant. L’artillerie est mise en batterie, et les artilleurs, dont l’impatience a été long-temps enchaînée, se surpassent eux-mêmes : leur feu devient tellement meurtrier que rien ne lui résiste ; l’infanterie mysoréenne fait à peine une décharge avant de se rompre ; la cavalerie fait plusieurs tentatives pour charger, autant de fois elle est brisée par la mitraille avant d’arriver jusqu’à la ligne anglaise. Pendant que Hyder dirigeait tous ses efforts sur la première ligne, Tippoo, avec son corps d’armée, et secondé par le corps européen de M. de Lally, attaquait la seconde non moins vigoureusement. Tippoo voulait déloger cette ligne des collines, et pénétrer entre elle et la première de manière à prendre celle-ci en queue. Le général Stuart forme en carré ses bataillons de Cipayes, et soutient sans broncher le choc de Tippoo. Cependant le désordre commençait à se mettre dans les rangs mysoréens ; sir Eyre Coote, qui s’en aperçoit, donne à la seconde ligne l’ordre de charger. Elle exécute ce mouvement avec impétuosité ; tout cède devant elle ; cavalerie, infanterie, artillerie, se précipitent en désordre les uns sur les autres. Mais la cavalerie des Anglais était insuffisante pour recueillir tout le fruit de leur victoire : Hyder put sauver son artillerie et ses magasins. La perte des Anglais ne monta qu’à 400 hommes tués ou blessés ; celle de l’ennemi fut plus considérable, quoiqu’il eût combattu à distance. Les conséquences de cette victoire furent immenses, elle rendait aux Anglais l’initiative de la guerre ; dans le cas où ils eussent été rompus, il leur était au contraire impossible de se rallier en présence de la nombreuse cavalerie mysoréenne. Ils perdaient pour longtemps, pour toujours peut-être, l’empire du Carnatique. On sut depuis que Hyder avait donné l’ordre de ne faire aucun quartier. Contraint par cette défaite d’abandonner son projet sur les provinces du midi, il se retira dans les environs d’Arcot.

L’armée anglaise, dont la difficulté de se mouvoir était toujours la même, demeura plusieurs jours à Cuddalore ; elle marcha ensuite vers le nord pour se joindre au détachement envoyé du Bengale. Leur jonction se fit au commencement d’août, dans les environs de Pulicat. À son départ du Bengale, ce détachement montait à 5,000 hommes ; mais les fatigues, les maladies, les désertions l’avaient singulièrement affaibli : à peine comptait-il alors 2,000 hommes sous les armes ; il était commandé par le colonel Peirce. Cette jonction opérée, le général sir Eyre Coote alla mettre le siège devant Trippasoor, petit fort à trente milles au nord-ouest de Madras, défendu par une forte garnison, mais n’ayant pour toute artillerie que quatre vieux canons. En deux jours la brèche fut praticable ; et le fort se rendit. Les Anglais en avaient à peine pris possession qu’ils aperçurent à l’horizon l’armée mysoréenne : Hyder accourait en toute hâte pour faire lever ce siège. Le pavillon anglais qui flottait sur les remparts, quelques coups de canon tirés sur son avant-garde lui apprirent qu’il était trop tard. Il tourna bride aussitôt, et se dirigea sur Percimbalicum. De là, à la façon des chevaliers européens, il envoya, dit-on, un cartel à sir Eyre Coote ; il le sommait de venir le combattre sur ce même terrain où il avait vaincu le colonel Baillie. Cette situation était forte par elle-même ; mais c’était, dit-on, moins cette considération que l’idée que ce lieu lui était favorable qui inspirait à Hyder le désir d’y rencontrer de nouveau l’ennemi. Comme tant de grands capitaines, il croyait aux jours et aux endroits ; il sentait que s’il devait être heureux quelque part, c’était en ce lieu ; Napoléon aimait, dit-on, à retrouver sur ses champs de bataille le soleil brillant d’Austerlitz. Coote, impatient de combattre, décidé à saisir les occasions partout où elles se présentaient, acceptant le défi, quitta Trippasoor et marcha à la rencontre de l’armée mysoréenne.

L’avant-garde s’avança donc sur la route de Trippasoor à Conjeveram. À cheval sur cette route, Hyder occupait trois villages. Son front et ses ailes étaient couverts par des marais, des cours d’eau, et de larges tranchées qu’il avait pratiquées ; plusieurs ouvrages de campagne entouraient son artillerie, couverte par de larges parapets élevés avec de la terre prise de ses tranchées. Derrière tous ces obstacles naturels et artificiels, l’armée mysoréenne déployait sa ligne de bataille ; car Hyder avait vraiment le génie de la guerre : nulle position ne pouvait être mieux choisie. Aussitôt que l’avant-garde anglaise fut à portée, l’artillerie de Hyder commença son feu. Le général Coote se hâta de se porter en tête de la colonne pour examiner la position de l’ennemi. À dix heures la canonnade devint générale. Les Anglais avançaient, mais lentement ; les Mysoréens ne tenaient nulle part, cédaient doucement le terrain. D’ailleurs ce terrain, couvert d’obstacles, présentait à chaque pas de nouvelles difficultés ; il ne permettait pas à l’artillerie de se mouvoir, Cependant les Anglais emportèrent peu à peu les ouvrages de campagne élevés par Hyder, et avant le coucher du soleil il n’y en avait plus un seul qui ne fût en leur pouvoir. À la vérité la position des Anglais n’était pas bonne, ils ne pouvaient avancer ; Hyder avait éloigné son artillerie du champ de bataille pour être plus à même de se mouvoir, tandis que lui-même demeurait dans leur voisinage. Des espions rapportèrent au général anglais qu’il devait être attaqué à minuit ; les troupes, déjà exténuées d’une si rude journée, passèrent la nuit sous les armes. La nouvelle était fausse, Hyder l’avait fait répandre pour mieux cacher ses projets : il profita, en effet, de l’obscurité pour s’éloigner. Maîtres du champ de bataille, les Anglais enterrèrent leurs morts, recueillirent leurs blessés, et tirèrent le canon en signe de triomphe ; mais comme le lendemain ils retournèrent à Trippasoor, Hyder prétendit de son côté qu’ils fuyaient, et proclama sa propre victoire avec toute la pompe orientale. 6,000 Mysoréens demeurèrent sur le champ de bataille, morts ou blessés ; la perte des Anglais monta à six cents hommes. Un même coup de canon emporta une jambe au général Stuart et une au colonel Brower, pendant qu’ils causaient ensemble au commencement de l’engagement ; le colonel mourut peu de jours après ; le général, au contraire, se trouva au bout de peu de semaines en état de continuer la campagne. Les opinions furent beaucoup divisées sur l’opportunité de ce combat : beaucoup était à perdre pour les Anglais par une défaite, peu à gagner par une victoire. La situation de l’ennemi était très forte, on ne pouvait l’en déloger qu’avec beaucoup de peine, et, cela fait, le manque de provisions aurait empêché de profiter du succès. Le général fut aussi fort blâmé pour la résolution d’attaquer de front la position de l’ennemi, au lieu de l’avoir tourné par l’une des ailes ; à la vérité, on pouvait dire aussi en faveur de ce dernier que, en raison de la célérité de ses mouvements, on ne pouvait combattre Hyder que lorsqu’il le voulait bien ; qu’en conséquence il fallait profiter de l’occasion ; la discipline européenne donnant presque nécessairement la certitude du succès, bien que ce succès pût se faire payer plus cher un jour que l’autre. En ce moment les affaires se trouvaient effectivement dans une assez pénible extrémité : l’armée n’avait pas de vivres ; Madras était menacé de famine ; Velore, tellement épuisé de provisions et de munitions, qu’on pouvait à peine se flatter de la voir résister quelques jours à un nouveau siège. Cependant le sort du Carnatique tout entier dépendait en grande partie de Velore. Après ce second combat, l’armée se retira dans les environs de Madras : les plus grands efforts furent faits pour la mettre en état de rentrer en campagne. Le 27 septembre, en effet, elle se trouva de nouveau en face de Hyder.

Celui-ci se trouvait en ce moment au défilé de Sholingur, sur la route de Velore ; il y avait pris position depuis deux jours. Le général anglais, après avoir reconnu cette position, envoie une brigade pour s’emparer d’un terrain rocailleux et élevé qui domine la droite de ce camp ; il fait avancer en même temps toutes ses troupes sur une même ligne. Étonnés de cette attaque soudaine, les Mysoréens ploient à la hâte leurs tentes ; à peine ont-ils pris leurs rangs que l’armée anglaise était déjà à portée de fusil. Cependant Coote s’arrête, comme s’il voulait camper ; les pavillons indiquant les diverses parties du camp sont plantés ; Hyder hésite, balance, il ne sait à quoi se décider : doit-il abandonner une position avantageuse et attaquer les Anglais ? doit-il demeurer si près d’eux pendant toute une nuit ? Cependant il ne pouvait opérer sa retraite que par sa gauche, pour gagner la route d’Arcot, et une brigade anglaise s’était mise en marche pour aller occuper cette route et la lui fermer. Le reste de l’armée continue son mouvement de front, pour prendre possession du terrain qu’il abandonne. Hyder voit clairement qu’il faut tenter un effort décisif contre un ennemi résolu à le combattre : il divise sa cavalerie en trois corps ; puis ces trois corps, sous la conduite d’officiers en qui il a la confiance la plus intime, s’élancent aussitôt et attaquent les Anglais par trois côtés à la fois. Ils reçoivent d’abord une décharge à mitraille qui jette le désordre dans leurs rangs, sans pourtant les décourager ; mais un feu de mousqueterie vif et bien nourri les empêche de fournir une charge à fond. Quelques centaines de cavaliers, n’osant ni retourner en arrière, ni se précipiter sur les soldats, s’élancent à travers les intervalles des bataillons ; un grand nombre de petits combats presque individuels, s’engagent entre eux et les soldats de l’arrière-garde. Cependant, ne sachant pas ce que deviendra cette attaque, le général anglais envoie à la seconde brigade l’ordre de s’arrêter : il veut l’avoir sous la main, en cas que toutes ces attaques simultanées de la cavalerie mysoréenne ne finissent par avoir quelque succès. Cette brigade, qui n’était plus qu’à un demi-mille de la route d’Arcot, suspend sa marche. Mettant cette circonstance à profit, Hyder se hâte d’exécuter son premier plan, et fait filer son artillerie sur la route d’Arcot. Cette opération est à peine achevée que l’armée mysoréenne, où chacun ne pense plus qu’à sa propre sûreté, se débande et se disperse. Coote la poursuivit pendant le reste de la journée. Au coucher du soleil, les deux armées assirent leurs camps à deux milles l’un de l’autre. Les Anglais eurent 50 hommes tués ou blessés ; Hyder laissa 700 morts sur le champ de bataille, et perdit une pièce de canon, trophée dont se glorifièrent les vainqueurs ; c’était le premier de ce genre obtenu par une armée européenne sur le vieux Hyder.

Après ce combat, Hyder eût peut-être été contraint d’évacuer le Carnatique si les Anglais avaient eu suffisamment de vivres et de moyens de transport pour aller mettre le siège devant Arcot ; loin d’être en mesure de le faire, l’armée n’avait dans ses magasins que pour deux jours de riz. Heureusement qu’un des rajahs les plus puissants parmi ceux qui dépendaient de celui d’Arcot, Bom-Rauze, vint alors à son secours. Le domaine de ce rajah était entouré de hautes montagnes, un petit nombre de défilés y donnaient accès ; l’intérieur en était très fertile et fort bien cultivé ; les habitants, grâce à l’isolement de ce district, y vivaient dans une paix profonde, ils n’avaient jamais vu la face d’un ennemi. À son arrivée dans le Carnatique, Hyder avait sommé Bom-Rauze de suivre son étendard ; celui-ci s’y était d’abord refusé. À la chute d’Arcot, il avait envoyé un secours, dans le but de sauver son pays du pillage ; plus tard, il suivit Hyder avec un nombreux corps de ses propres soldats. Profitant du désordre de la retraite précipitée des Mysoréens, il s’était ensuite esquivé pour rentrer dans ses États. Le rajah permit à ses sujets d’apporter des vivres au camp anglais ; toutefois comme ces vivres arrivaient de loin, les moyens de transport étaient à peine suffisants pour subvenir à la consommation journalière de l’armée. Des provisions de grains pour trois mois, amassées avec la plus grande difficulté, furent jetées dans Velore qu’il était essentiel de ravitailler avant la saison des pluies. Au commencement de novembre, l’armée alla mettre le siège devant Chittore, résidence d’un frère du nabob qui l’avait défendue quelques jours contre Hyder. N’ayant pas l’espoir d’être secouru, il s’en était échappé pendant la nuit ; son successeur, après une défense d’une quinzaine de jours, se rendit. Hyder en donna le commandement à un homme d’une grande résolution ; mais ce dernier n’ayant pas d’artillerie, et la brèche étant praticable au bout de deux jours, force lui fut de capituler. Un bataillon de Cipayes fut laissé à la garde de ce fort ; l’armée anglaise se mit ensuite en marche, puis, le 16 novembre, alla prendre position devant Trippasoor, alors investi par un corps détaché de l’armée de Hyder. Elle n’avait que pour un jour de riz ; un supplément de sept jours lui arriva fort heureusement pendant la durée de sa marche. Les pluies commencèrent alors à tomber avec une grande violence ; elles étaient accompagnées d’un froid excessivement vif ; çà et là on rencontrait sur la route, au pied des arbres et des buissons, des familles entières, hommes, femmes, enfants et vieillards, expirant de froid et de faim. Le passage de deux rivières qu’il fallait traverser pour arriver à Trippasoor présenta de grandes difficultés ; il fallut abattre quatre éléphants et une centaine de chevaux. À son arrivée devant Trippasoor, l’armée n’avait plus que pour deux jours de vivres. La place était assiégée depuis trois semaines par Tippoo ; ses défenses extérieures étaient démolies, une brèche existait au rempart ; toutefois, à l’approche de l’armée anglaise Tippoo, se vit dans l’obligation de lever le siège. Au commencement de décembre, l’armée anglaise rentra dans ses cantonnements aux environs de Madras.

L’état des affaires de l’Inde donnait beaucoup d’inquiétude à la Compagnie. Sir Thomas Rumbold, et deux conseillers qui l’avaient soutenu dans les mesures que nous venons de raconter, furent renvoyés du service ; et alors une nouveauté commença. Jusqu’à ce moment, tous les fonctionnaires employés dans l’Inde, depuis le plus élevé jusqu’aux plus inférieurs, avaient été choisis parmi les employés de la Compagnie : or, à cette occasion, la motion fut faite dans la cour des propriétaires que le champ où s’exerçait ce choix fût agrandi, et que le gouverneur-général pût être choisi en dehors de ces employés. Cette motion, qui d’abord rencontra une assez vive opposition, finit par triompher : une majorité de soixante-dix-neuf contre soixante décida que des hommes étrangers au service de la Compagnie pouvaient être employés dans l’Inde ; cette opinion était aussi celle de la cour des directeurs. Lord Macartney, qui venait de conclure avec la Russie un traité de commerce avantageux à l’Angleterre, était alors fort en évidence ; c’était même par rapport à lui que cette disposition générale avait été prise. Il fut nommé gouverneur et président du fort Saint-Georges, et, après une traversée de quatre mois, prit terre à Madras le 22 juin 1781. L’invasion par Hyder du pays qu’il venait gouverner fut la première nouvelle qu’il apprit. Les circonstances étaient critiques, mais l’arrivée d’un nouveau gouverneur, dans une situation nouvelle, rendit du ton aux esprits et prévint le découragement. Un emprunt considérable fut réalisé sur-le-champ. Lord Macartney, qui savait à son départ d’Europe la rupture de l’Angleterre avec la Hollande, se proposa d’enlever sur-le-champ tous les établissements hollandais qui se trouvaient à sa portée. Dans la première semaine qui suivit son arrivée, il somma Sadras qui se rendit sans résistance. Pulicat était une place de plus grande importance : un corps de l’armée de Hyder se trouvait dans ce voisinage ; d’un autre côté, la garnison de Madras était tellement affaiblie, tellement peu nombreuse, qu’il était difficile d’en extraire un détachement. Lord Macartney mit la milice en mouvement, et se plaça lui-même il sa tête ; Pulicat se rendit, sous la seule condition que les propriétés particulières seraient scrupuleusement respectées.

Comme il était d’usage d’annoncer aux princes indous la nouvelle de l’arrivée de tout gouverneur, lord Macartney s’empressa de faire connaître la sienne à Hyder ; il se flattait de profiter de la circonstance pour entrer en relation avec ce dernier. La perte de la bataille de Porto-Novo et de celles qui avaient succédé, l’annonce d’un secours considérable qu’on attendait incessamment d’Europe, tout cela faisait supposer à lord Macartney que Hyder accueillerait favorablement des ouvertures de paix : il en fit donc quelques unes. L’amiral qui commandait en ce moment la flotte et le général sir Eyre Coote, pensèrent comme lord Macartney, et signèrent la lettre. Hyder répondit en ces termes : « Les gouverneurs et sirdars qui font des traités, au bout d’un an ou deux retournent en Europe ; leurs paroles et leurs actes demeurent nuls et sans effet ; de nouveaux gouverneurs et de nouveaux sirdars se présentent avec de nouvelles conditions. Avant votre arrivée, le gouverneur et le conseil de Madras s’écartèrent de l’observation de nos traités d’alliance et d’amitié ; j’envoyai mon wackel pour conférer avec eux, et leur demander la raison de ce manquement de foi : leur réponse fut que ceux qui avaient fait les conditions que je réclamais étaient retournés en Europe. Vous dites que vous arrivez avec l’autorisation du roi pour arranger toutes choses ; j’en suis charmé, je vous l’assure. Vous êtes un homme sage, mylord, vous comprendrez les affaires, ce que vous jugerez bon et convenable, vous le ferez. Vous m’annoncez que des troupes sont déjà arrivées et arrivent journellement d’Europe : je n’en fais aucun doute ; moi, c’est sur Dieu seul que je compte. » Lord Macartney, non content de cette démarche vis-à-vis Hyder, entrait en même temps en négociation avec les Mahrattes. Dans une dépêche qu’il leur fit parvenir, il s’offrait à devenir médiateur et garant de tout traité, de tout arrangement conclu entre ceux-ci, le gouverneur général et le conseil suprême du Bengale. Dans cette dépêche, signée, comme la précédente, par sir Edward Hughes et sir Eyre Coote, aussi bien que par lui, il se montrait favorable à la restitution de Guzerate, Salsette et Bassein.

Le principal établissement des Hollandais dans cette partie de l’Inde était Negapatam. À peine arrivé, lord Macartney s’était montré ambitieux de cette conquête. Il fut alors arrêté dans l’exécution de ce projet par les objections du général en chef : celui-ci lui représenta l’avantage de recouvrer Arcot d’abord, et de ne marcher qu’après cela sur Negapatam. Le président voulait profiter de la présence de la flotte dans son projet sur Negapatam, car sans l’assistance de cette flotte l’entreprise devenait impossible, et il n’y avait, comme on sait, qu’une seule saison où la flotte pût demeurer sans danger sur la côte. Le général en chef, après avoir échoué dans sa tentative sur Arcot, n’en continua pas moins à séjourner dans le nord-ouest de la province ; il ne parut nullement disposé, soit à marcher sur Negapatam ; soit à détacher pour cette expédition une partie de ses troupes. Lord Macartney songea dès lors à atteindre son but en se passant de l’assistance du général ; il déclara que, convaincu comme il l’était de l’importance de l’entreprise, il n’hésitait pas à en assumer toute la responsabilité. Il ne demanda pas un seul homme au général, dont les objections devenaient sans cesse plus multipliées ; mais le colonel Brathwait, commandant à Tanjore ; reçut l’ordre de concourir à cette attaque avec tout ce qu’il aurait de forces disponibles : Le choix du chef de l’expédition présenta quelques difficultés. Le général sir Hector Munro était en ce moment à Madras pour remettre sa santé ; son grade le désignait à ce commandement ; mais ayant eu quelques discussions avec un membre du conseil, M. Sadler, il refusait d’obéir à toutes instructions où ce dernier aurait pris part. C’était refuser d’obéir au conseil. Le conseil fit alors preuve d’une modération fort rare en pareil cas : il consentit à ce que le général reçût ses instructions du seul président. Le général et l’amiral reçurent en même temps du conseil l’autorisation de prendre tout arrangement de politique ou d’administration qu’ils jugeraient convenable. Grâce à cette condescendance du conseil, le général sir Hector Munro eut le commandement de l’expédition. Les marins et les troupes de la marine débarquèrent le 21 octobre ; le 30, elles emportèrent les lignes et les redoutes de l’ennemi ; le 3 novembre, la tranchée fut ouverte au nord de la place et poussée avec une grande activité ; le 6, une batterie de dix canons de dix-huit ouverte contre la place, et sommation faite au gouverneur. Il fit deux sorties courageuses. Mais le 12, une brèche ayant été pratiquée à la face du bastion attaqué, il envoya un parlementaire. La place se rendit. La garnison était de 6, 551 hommes, beaucoup plus nombreuse par conséquent que l’armée assiégeante. Une grande quantité d’approvisionnements de bouche et de guerre ainsi qu’une immense quantité de marchandises de toutes sortes se trouvaient dans la place ; les vaisseaux hollandais qui devaient en faire l’exportation n’étaient point encore arrivés. Avec Negapatam, les autres établissements hollandais de la côte de Coromandel tombèrent dans les mains des Anglais ; Trincomalee, dans l’île de Ceylan, suivit le même sort.

Malgré ces succès, l’administration de lord Macartney devait rencontrer un grand nombre d’obstacles. Lord Macartney, sous l’empire du préjugé universel, ne pouvait croire à la pauvreté, devenue bien réelle, du nabob ; il ne cessait de lui demander avec les plus vives instances des secours pécuniaires. Le gouvernement du Bengale non seulement semblait l’approuver en cela, mais voulait pousser les choses beaucoup plus loin. Le conseil suprême disait : « Aussi long-temps qu’une partie quelconque des États du nabob se trouve dans les mains d’une puissance étrangère, aussi long-temps que le nabob ne peut chasser par lui-même cette puissance, qu’il ne peut même la combattre qu’avec le secours de la Compagnie, le nabob ne saurait être considéré comme le propriétaire et le souverain du pays. Un concours de circonstances semblables non seulement justifie, mais exige impérieusement l’emploi de tous ses revenus pour défrayer les dépenses de la guerre. » Long-temps le nabob ne répondit aux propositions de lord Macartney qu’en se laissant aller à des plaintes amères, à de violentes récriminations. Un jour, enfin, il s’expliqua plus catégoriquement et répondit : « Les contributions que je dois payer à l’avenir sont spécifiées par un traité que je viens de passer avec le gouvernement du Bengale ; je ne paierai rien de plus, ni sous une autre forme. » L’assertion parut fort étrange, elle n’en était pas moins d’accord avec la vérité. Par l’intermédiaire d’un agent qui avait toute sa confiance, le nabob était entré depuis long-temps en négociation avec le conseil suprême du Bengale, à l’insu de la présidence de Madras ; M. Sullivan, qu’il avait nommé son agent, et son propre dewan ou trésorier, se trouvaient depuis le mois de mars 1781 au Bengale, où ils avaient suivi cette affaire. Le nabob sollicitait la reconnaissance solennelle de son droit à la souveraineté du Carnatique ; la non-intervention de la Compagnie dans les affaires de son gouvernement ; l’exemption de toute charge pécuniaire au-delà de l’entretien de dix bataillons de Cipayes employés à son service ; la faculté de désigner un successeur de son propre choix, car il nourrissait le projet de déshériter son fils aîné en faveur du cadet ; la promesse de l’adjonction à ses États de certains domaines encore possédés par Hyder, et de rentrer dans la possession de Tanjore ; enfin l’aide de la Compagnie dans un arrangement définitif à prendre avec ses créanciers européens. Ces ouvertures avaient été reçues cordialement par la présidence du Bengale : elle n’avait répondu, à la vérité, qu’en termes vagues sur ce qui regardait l’indépendance du gouvernement du Carnatique ; d’ailleurs elle consentait à ce que les contributions ne montassent pas au-delà, de l’entretien de dix bataillons ; elle reconnaissait le droit du nabob à nommer son successeur ; elle déclarait aussi désirable pour la Compagnie que pour le nabob lui-même l’adjonction au territoire du nabob des districts envahis par Hyder. Cependant elle ne pouvait promettre la restitution de Tanjore, chose qui dépassait le pouvoir de la Compagnie. Quant à l’arrangement du nabob avec ses créanciers européens, la présidence proposait que les intérêts échus depuis le 21 novembre 1781 fussent ajoutés au capital ; que, parmi ces créances, celles qui, par suite de ventes ou de transactions quelconques, ne se trouveraient plus dans les mains des créanciers primitifs, subissent une réduction d’un quart ; que la Compagnie fît des bons pour la totalité de ces sommes, dont elle paierait les intérêts au moyen de certaines allocations prises sur les revenus du nabob et affectées à cet objet. À ces conditions, la présidence proposait au nabob : 1° d’abandonner tous ses revenus à la Compagnie pendant la durée de la guerre ; 2° d’en faire faire la collection par des percepteurs pris à nombre égal parmi les agents de la Compagnie et parmi les siens ; 3° de faire distraire de la totalité du revenu les sommes nécessaires aux dépenses personnelles du nabob et de sa famille. Cet arrangement fut transmis à la présidence de Madras, qui reçut l’injonction de l’observer comme un traité ; mais, de plus, ce même M. Sullivan, député par le nabob auprès du gouvernement du Bengale, retourna auprès du nabob en qualité de chargé d’affaires du gouverneur-général et du conseil du Bengale auprès de ce souverain.

Lord Macartney n’était sans doute pas exempt de vanité ni d’ambition, mais il avait en même temps beaucoup de modération dans le caractère et d’urbanité dans les manières. Il ne témoigna aucun ressentiment de l’extension que la présidence du Bengale avait donnée à ses pouvoirs en traitant avec le nabob ; il se borna à remontrer et à faire remontrer au gouverneur et au conseil du Bengale que, dans son opinion, il ne se croyait pas en droit de se dépouiller des pouvoirs dont ses mandataires l’avaient investi ; qu’en conséquence, il se croyait en mesure de considérer le plan d’arrangement qui lui avait été envoyé par le gouverneur du Bengale comme des projets d’arrangement, plutôt que comme un engagement formel, définitif, et de nature à le lier à tout jamais dans l’avenir. « Les expressions, disait lord Macartney, par lesquelles le suprême conseil semble sanctionner l’indépendance du nabob étaient ambiguës, évitant la question ; elles avaient le grand inconvénient d’ajouter à ses prétentions ; de plus, elles se trouvaient en contradiction avec les instructions directes de la Compagnie, car ces instructions recommandaient formellement à la présidence du Bengale de s’opposer par tous les moyens en son pouvoir à cette indépendance que le nouvel arrangement reconnaissait au nabob. » D’ailleurs, il y avait dans le gouvernement du Carnatique certains points auxquels il était de toute impossibilité que le gouvernement de la Compagnie demeurât étranger ; cependant aucune réserve n’était faite sur ce point par le traité. L’article qui regardait les troupes conférait au nabob un pouvoir que la cour des directeurs s’était toujours montrée fort jalouse de lui enlever. Lord Macartney ajoutait : « Si le nabob peut avoir des troupes dans tous les cas sur sa simple réquisition, il pourra tout aussitôt exécuter ce que la cour des directeurs lui a jusqu’à présent empêché de faire, ce qu’elle nous a spécialement recommandé de ne jamais lui accorder ; il attaquera les principaux rajahs tributaires de la couronne et de la Compagnie. »

Lord Macartney s’abstenait de discuter la faculté réclamée par le rajah de nommer son successeur, c’est-à-dire d’enfreindre la règle de primogéniture. Quant au mode proposé pour la collection des revenus par le concours d’agents du nabob et d’agents de la Compagnie, il le regardait comme propre à produire des discussions sans fin entre les deux parties, comme devant fournir de nombreux prétextes aux agents du nabob de demander sans cesse des défalcations, en raison des diminutions qui surviendraient nécessairement dans le revenu, et qu’on ne manquerait pas d’attribuer aux agents de la Compagnie. Sur l’arrangement du nabob avec ses créanciers, lord Macartney donnait l’assurance de son plus sincère désir de ne point paraître être en opposition avec la volonté du gouvernement suprême et les intérêts de ses créanciers ; mais il avouait sa crainte que les créanciers ne trouvassent pas cet arrangement avantageux pour eux. Il ne croyait pas davantage que la Compagnie consentît jamais à se porter garant d’une somme aussi forte que la totalité des dettes du nabob. D’après l’arrangement proposé, les revenus du nabob une fois livrés à la Compagnie, les dettes du nabob devaient être en effet converties en billets sur la Compagnie. Beaucoup de négociations eurent lieu : il fut enfin convenu que la totalité des revenus du nabob serait transférée à la Compagnie pour une période de cinq années ; que le sixième en serait réservé pour ses dépenses personnelles et celles de sa famille, et le reste porté en balance de son compte avec la Compagnie ; que les collecteurs du revenu seraient tous à la nomination du président, sans que le nabob se mêlât en quoi que ce fût de ces nominations. Par ce traité, passé le 2 décembre 1781, l’espèce de double gouvernement, de gouvernement mixte au nom du nabob et à celui de la Compagnie, qui existait alors, fut aboli ; chose désirable, car il n’avait cessé d’engendrer la négligence, la rapacité, la profusion. À la vérité, il ne suffisait pas de l’abolir pour détruire du même coup tous ces résultats funestes.

Lord Macartney devait trouver encore d’autres désagréments, d’autres difficultés dans l’accomplissement de ses fonctions. La part d’autorité indépendante qui avait été faite au général, toujours sir Eyre Coote, n’était pas sans inconvénients. Le général avait une susceptibilité de caractère, une irritabilité de nerfs qui, jointe au grand âge, à ses mauvais succès récents, le rendait extrêmement facile à fâcher ; se croyant sans cesse offensé, il s’emportait comme un enfant. D’ailleurs on était en guerre, et la guerre a pour résultat nécessaire d’amoindrir et d’annuler l’autorité civile. Ce n’était pas chose dont pût s’arranger un homme du rang et des prétentions de Macartney. Au moyen de formes aimables et polies, il parvint néanmoins à cacher long-temps tout ce que cette situation avait de désobligeant ; mais, comme il avait manifesté sa ferme résolution de s’emparer de Negapatam malgré l’avis de Coote et en se passant de sa coopération, dès ce moment ce dernier ne garda plus de mesure, refusa de se rendre aux séances du conseil, et censura toutes les mesures qu’on y prenait. Bien plus, il écrivit au gouverneur-général pour réclamer des pouvoirs tout-à-fait indépendants, annonçant sa résolution de quitter le commandement s’ils ne lui étaient pas accordés. De son côté, le gouvernement de Madras se plaignait des dépenses de l’armée qui le ruinaient, et sur lesquelles la jalouse autorité du général ne lui laissait aucun contrôle. Lord Macartney comprenait cependant de plus en plus les avantages, ou, pour mieux dire, la nécessité de l’union pour le bien du service ; il avait une profonde estime pour la réputation, la gloire de Coote, et beaucoup de déférence pour son âge ; il n’avait aucune idée de songer à le dépouiller de son autorité. Loin de là, long-temps il s’étudia à demeurer en bons termes avec lui, à force de politesse et de courtoisie. À cette époque, écrivant à un de ses amis, il parlait ainsi du général : « Je ne relève jamais aucune des expressions offensantes qui se trouvent dans ses lettres ; en vérité, je le courtise comme une maîtresse, je l’amuse comme un enfant ; mais, avec tout cela, j’ai une sincère estime pour lui et je l’honore hautement. Je suis vraiment affligé de voir, à l’époque de la vie où il se trouve, un homme de sa réputation militaire ainsi tourmenté par ceux qui devraient faire tous leurs efforts pour lui rendre l’existence douce et paisible ; de le voir, en dépit du grand caractère public dont il est revêtu, se faire de la sorte l’instrument de la malignité privée et de l’avarice désappointée. De ma part, cependant, tout est bonne humeur et bon procédé[2]. »

Avant la guerre du Carnatique, les finances de la Compagnie se trouvaient déjà dans un fort mauvais état ; les ressources de Bombay, en temps ordinaire, suffisaient à peine aux dépenses de l’état de paix ; le Bengale lui-même, malgré la profonde tranquillité dont il jouissait à cette époque, n’ayant d’autres charges que l’entretien du détachement de Goddart, était complètement épuisé, Dans le mois d’août 1780, le conseil suprême fut obligé d’avoir de nouveau recours à des emprunts. À la fin de la même année, dans la nécessite où le mit l’invasion de Hyder d’envoyer des secours à Madras, il annonça la suppression probable pour cette année de tout chargement pour l’Europe. Le conseil suprême adopta en outre la résolution de faire immédiatement des tentatives de paix auprès des Mahrattes, le rajah de Berar devant être l’intermédiaire de ces négociations. Une minute du traité fut délibérée au conseil suprême. Les Anglais consentaient à abandonner leurs conquêtes, et l’exception du fort de Gualior, qui devait être donné au rajah de Gohud, et de la partie du Guzerate cédée à Futty-Sing. Dans la supposition que le fort de Bassein serait pris par les troupes anglaises avant la conclusion de l’arrangement définitif, on proposait d’abandonner, à la condition de le garder, le territoire et le revenu acquis par le traité de Poorunder. Une copie de cette minute fut envoyée au rajah de Berar, pour servir de base à la médiation réclamée de lui ; en même temps, des lettres furent écrites au Nizam-Ali, au peschwah, à Scindia, au conseil des ministres à Poonah, pour leur faire connaître les conditions auxquelles le gouvernement anglais était prêt à traiter de la paix. Le 16 octobre, le général Goddart, renforcé, comme nous l’avons dit, par un détachement envoyé de Bombay, entra en campagne, de Surate où était son cantonnement. Les routes étaient encore toutes couvertes d’eau, les rivières débordées. Ce fut seulement le 12 novembre 1780 qu’il ouvrit la tranchée devant Bassein. La place étant bien fortifiée, Goddart ne voulut agir qu’avec prudence et régularité. Une batterie de 6 canons et de 6 mortiers fut achevée dans la matinée du 28, à 900 verges de la place ; sous sa protection, les approches furent continuées jusqu’à 500 verges des remparts. À cette distance on éleva une nouvelle batterie de 9 pièces, le 9 décembre ; enfin, une dernière batterie de 20 mortiers ouvrit son feu le même jour. Le 10, la brèche était déjà praticable. Le fort demanda à capituler. On ne tomba point d’accord sur les termes de la capitulation, le feu recommença pendant la journée, et le lendemain il se rendit à discrétion. Goddart retourna immédiatement à Bombay : il s’agissait de s’entendre avec le conseil sur le plan de campagne à suivre. À cette même époque, la nouvelle de l’irruption de Hyder dans le Carnatique et de la défaite du détachement de Baillie arrivait à Bombay. Les dépêches du Bengale appréciaient les démarches pacifiques tentées avec les Mahrattes ; celles de Madras réclamaient de Bombay qu’une forte diversion fût faite en attaquant par l’ouest le territoire de Hyder. Le général Goddart et le conseil de Bombay étaient d’ailleurs invités par le conseil suprême à pousser la guerre avec vigueur, comme le meilleur moyen de hâter la conclusion de la paix. Le conseil de Bombay décida de conserver Tellichery, comme une place d’où l’on pouvait inquiéter Hyder ; d’occuper les défilés des montagnes, et d’avancer dans le pays des Mahrattes aussi loin que cela serait praticable sans nuire à la sûreté de l’armée. En conséquence de ce plan, l’armée quitta Bassein vers le milieu de janvier 1781.

L’armée des Mahrattes dans le Concan montait à 20,000 hommes, tant cavalerie qu’infanterie ; son artillerie consistait en quinze bouches à feu. Elle avait pris position sur la route de B’hore-Ghaut. Cette route était belle, c’était aussi celle qui conduisait le plus directement du pays occupé par les Anglais à Poonah ; il n’y avait pas à douter qu’elle ne fût suivie par l’armée anglaise. Malgré leur supériorité numérique, les Mahrattes firent peu de résistance dans le pays ouvert ; après quelques faibles escarmouches, les Anglais arrivèrent promptement au pied du défilé par où ils devaient traverser les montagnes. C’était le 8 février. L’armée mahratte, renforcée depuis peu par Holkar, occupait le sommet de la montagne, se préparant, assurait-on, à une vigoureuse résistance, Goddart, voyant qu’il s’agissait d’user d’audace et de promptitude, résolut de prendre l’offensive la nuit même de son arrivée. À minuit, un détachement de grenadiers, sous la conduite du capitaine Parker, attaque le camp des Mahrattes avec une grande détermination ; il les déloge successivement de tous les postes élevés par eux sur le penchant de la montagne, s’empare de leurs batteries, enfin à cinq heures du matin parvient au sommet de la montagne. Les Anglais n’étaient plus qu’à quarante-cinq milles de Poonah. Le 12, un envoyé se présente de la part des ministres ; des pourparlers commencent, dans lesquels il est question du projet de traité déposé entre les mains du rajah de Berar : l’envoyé mahratte affirme que cette copie ne pas été envoyée par le rajah, dont le traité n’avait pas l’approbation. Goddart lui en remet une autre copie. La réponse des ministres ne se fit pas attendre : c’était le rejet pur et simple du traité. Les Mahrattes étaient parfaitement au courant des progrès de Hyder dans le Carnatique ; l’empressement des Anglais à rechercher la paix leur parut une preuve de faiblesse, d’impuissance à continuer la guerre. Au reste, Goddart demeurait convaincu que la possession de la capitale n’avançait en rien la conclusion de la paix ; il savait les Mahrattes décidés à la brûler plutôt qu’à la livrer. Il se contente d’adopter un système de guerre défensive, qui permit aux troupes de la présidence de Madras de retourner dans le Carnatique, où leur présence devenait de plus en plus nécessaire. En outre, leur départ avait l’avantage de diminuer les dépenses de la présidence de Bombay.

Après avoir occupé quelque temps le sommet des Ghauts, Goddart se décide à opérer une marche rétrograde ; il décampe en silence dans la nuit du 17 avril (1781). Au point du jour, les Mahrattes se mettent à sa poursuite. La route était difficile, parsemée de bois, de bruyères, de rochers, on ne peut plus favorable à leur genre de guerre ; aussi ne cessent-ils pas un seul instant de harceler les Anglais. L’armée anglaise n’en exécute pas moins sa retraite avec ordre et précision ; aussitôt qu’elle eut atteint la plaine, les Mahrattes reprirent le chemin de leurs montagnes. La difficulté des approvisionnements et celle d’élever des retranchements de quelque importance avaient empêché Goddart de faire occuper par un détachement le poste qu’il venait de quitter. Les Anglais, demeurés maîtres du Concan, prirent position à Cullien, où ils durent attendre la prochaine mousson ; le détachement de Madras, qui d’abord avait été au moment d’être dirigé sur cette présidence, fut retenu en raison des dernières pertes souffertes par l’armée. Le major Popham et le corps qu’il commandait furent remplacés, malgré leurs éminents services, par le colonel Carnac et son régiment. Au commencement de l’année 1781, ce dernier avait déjà pénétré dans le territoire du rajah de Gohud ; à la tête de cinq bataillons de Cipayes, sur les ordres du conseil suprême, il marcha sur Oogein, la capitale de Scindiah., Ce détachement, ayant atteint Seronge dans le mois de février 1781, fut entouré par des ennemis en grand nombre ; ses convois furent enlevés, il était harcelé de tous côtés. Les chefs du pays, qu’on avait espéré de voir le rejoindre, n’en approchèrent pas. Carnac envoya demander du secours au colonel Muir, qui commandait un détachement à Fyttughur ; ce dernier arriva à Gohud le 29 mars. Mais, à cette époque, le colonel Carnac se trouvait réduit à de grandes extrémités : il avait assemblé un conseil de guerre où l’on devait délibérer sur le parti à prendre.

Le capitaine Bruce, homme de tête et de cœur, qui s’était signalé à l’attaque de Gualior, parla le premier ; il indiqua comme le seul moyen de salut une attaque faite dès la nuit suivante avec hardiesse et décision sur le camp de Scindiah. Cette proposition hardie étonna d’abord les auditeurs, commença par rencontrer quelque opposition, mais finit par être adoptée. Aussitôt le soleil couché, l’armée se mit en mouvement ; elle marcha treize heures sans se reposer, et arriva enfin en vue du camp mahratte. Aucune sentinelle, aucun poste avancé ne donne l’alarme. La surprise fut complète. L’armée mahratte tout entière était endormie, et, suivant l’habitude, une partie livrée à ce sommeil lourd et pesant qui résulte de l’ivresse de l’opium ; des éléphants blessés courent çà et là, renversent les tentes, écrasent les fuyards. Ce fut un tumulte général, un long massacre, après quoi le camp tout entier, avec l’artillerie et d’immenses approvisionnements, demeura aux mains des Anglais. Comme le manque de moyens de transport et quelques autres difficultés retardèrent la marche du colonel Muir, il n’arriva que le 4 avril à Antry : plus ancien que Carnac, le commandement lui échut dès le lendemain. Le rajah de Gohud fut mis en possession de Gualior. Les Anglais, assez forts maintenant pour demeurer sur la défensive dans le territoire de Scindiah, ne l’étaient point assez pour entreprendre d’opérations de quelque importance ; ils s’efforcèrent d’obtenir des secours du rajah de Gohud et de quelques autres chefs. Pendant ce temps, l’armée avait pris position à Sissaï, à plusieurs jours de marche de la frontière de Gohud, dans l’intérieur de la domination des Mahrattes. Scindiah vint camper dans le voisinage ; sa cavalerie, répandue dans toute la plaine ; coupait les vivres aux Anglais, interceptait tous leurs convois, ne leur laissait pas un instant de repos. Les maladies et le manque de vivres firent bientôt de grands ravages dans leurs rangs ; Heureusement que Scindiah avait lui-même épuisé en peu de temps ses propres ressources ; il en était réduit à désirer sérieusement et sincèrement la paix. En conséquence, vers le milieu du mois d’août, des ouvertures furent faites par le rajah de Gohud au commandant anglais ; celui-ci les accueillit. Peu après un wackel de Scindiah, muni de pouvoirs suffisants pour traiter, se présenta au camp anglais. Les négociations commencèrent, durèrent quelques semaines ; pour aboutir enfin à un traité conclu le 13 octobre 1781. Les Anglais restituaient à Scindiah tout le territoire qu’ils avaient conquis de l’autre côté de la Jumna ; en revanche, Scindiah s’engageait à ne pas molester les chefs qui s’étaient alliés à eux, à abandonner toute prétention sur le territoire annexé par ceux-ci aux États du rajah de Gohud ; Scindiah s’engageait encore à faire tous ses efforts pour amener la paix entre les Anglais et leurs ennemis, Hyder-Ali et le peschwah.

La terrible secousse imprimée à l’empire par l’invasion de Nadir-Shah avait brisé tous les liens de dépendance et de sujétion qui rattachaient les subahdars ou gouverneurs de provinces au trône impérial. Les plus puissants en profitèrent pour ajouter à leur domination les territoires voisins dont ils purent se saisir. Benarès était le principal siège de la religion et de la science de l’Indostan ; à la première période des invasions musulmanes, elle continua de demeurer sous le sceptre des princes indous : c’était un objet de pèlerinage et de vénération pour tout adorateur de Brahma. Alors elle passa, ainsi que le district qui l’environnait, sous la domination du nabob d’Oude. Sous cette domination nouvelle, à l’exception du droit de battre monnaie en son nom, prérogative long-temps inaliénable de la souveraineté, et du droit de rendre justice criminelle usurpé par le nabob d’Oude, son rajah jouissait, dans l’étendue de sa domination, de tous les privilèges de la toute-puissance. En 1764, à l’époque où la guerre éclata entre les Anglais et le subahdar d’Oude, Bulwant-Sing était ce rajah ; à cela près d’un tribut annuel, il était presque entièrement indépendant de ce puissant subahdar. Mais comme ce dernier méditait déjà la conquête de Benarès, le rajah aurait vivement désiré voir l’autorité des Anglais substituée dans Oude à celle du subahdar, qu’il craignait et haïssait. Il offrit aux Anglais de les assister ; il demandait à tenir le pays à leur égard dans les mêmes termes de sujétion que ceux qu’ils auraient imposés au subahdar. Il rendit effectivement de grands services aux Anglais, la cour des directeurs lui en exprima sa reconnaissance. À la paix, le rajah fut garanti de la vengeance du nabob par un article spécial du traité. Bulwant-Sing mourut en 1770 ; le visir fit aussitôt de grandes dispositions pour déposséder sa famille et prendre possession de ses États. Les Anglais intervinrent : ils forcèrent le visir à laisser passer la succession du rajah à son fils, Cheyte-Sing, et après lui à sa postérité, aux mêmes conditions que l’avait possédée le père, c’est-à-dire d’un petit paiement annuel. En 1773, le même arrangement fut renouvelé. À cette époque le nabob pressa le gouverneur-général de lui permettre d’enlever au rajah deux de ses forteresses ; il offrait de reconnaître cette condescendance par 10 lacs de roupies au-delà des rentes déjà payées par le rajah. Hastings refusa, il voulut que tous les avantages précédemment accordés à Bulwant-Sing fussent conservés à son fils. Le nouveau gouvernement de la Compagnie établi en 1774 résolut de conclure un autre arrangement avec le fils et le successeur du visir récemment décédé. Par suite de cet arrangement, les droits dont jouissait jusqu’alors le visir sur le territoire du rajah Cheyte-Sing furent transférés à la Compagnie. D’ailleurs, les droits du rajah furent maintenus, plutôt même augmentés que diminués ; Warren Hastings insista même et fortement dans le conseil, sur la nécessité que le rajah fût appelé à jouir d’une complète indépendance dans le gouvernement de Benarès. Il fut décidé que le pouvoir du rajah serait désormais mis à l’abri de tout empiétement. La résolution fut adoptée qu’aussi long-temps qu’il tiendrait ses engagements à l’égard de la Compagnie, aucune demande ne lui serait adressée par l’honorable Compagnie ; que, sous aucun prétexte, personne ne serait autorisé à se mêler de son gouvernement. Le droit de frapper monnaie et celui de justice criminelle lui furent accordés, comme la sanction et la garantie de la souveraineté indépendante que le gouvernement du Bengale consentait alors à lui conférer. On alla plus loin encore : dans le-but d’éviter jusqu’à la moindre apparence de sujétion, il fut convenu que le tribut dû par le rajah serait payé à Calcutta, non à Benarès, où il aurait fallu avoir un agent dont la tendance eût toujours été, là comme partout, d’empiéter sur l’autorité du prince. L’arrangement agréé avec ces conditions, le rajah continua long-temps de payer son tribut avec une exactitude fort rare dans l’histoire de l’Indostan. Toutefois, le rajah ne demeurait pas spectateur passif et désintéressé des querelles qui agitaient le conseil suprême. Au moment où la guerre civile était sur le point d’éclater à Calcutta, à l’occasion de la résignation de Hastings niée par ce dernier, soutenue valable par ses adversaires, le rajah accrédita un agent auprès de ces derniers. Cet agent ne parvint pas à sa destination. Arrivé à Moorshedabad, il apprit le dénouement de l’imbroglio, il s’arrêta, et attendit de nouveaux ordres du rajah, qui effectivement le rappela. Cette démarche demeura gravée dans l’esprit du gouverneur-général ; le temps s’écoula sans l’en effacer.

En 1778, au moment où la nouvelle de la guerre avec la France se répandit à Calcutta, le gouvernement suprême eut recours à tous les moyens qu’il put imaginer pour se procurer de l’argent. Le gouverneur-général proposa qu’une réquisition fût faite au rajah pour l’entretien de trois bataillons de Cipayes pendant la durée de la guerre : c’était une dépense évaluée à 5 lacs de roupies. Le conseil, en raison de la difficulté du temps qui ne laissait que ce moyen de se procurer cet argent, accueillit cette proposition ; il ajoutait, toutefois, qu’il ne se reconnaissait pas le droit d’ajouter dans l’avenir aux engagements pris par le rajah. À la signification qui lui fut faite de cette exigence, ce dernier, tout en protestant de son dévouement à la Compagnie, s’efforça d’obtenir une diminution sur la somme exigée ; il finit par l’accorder tout entière, mais en déclarant que ce n’était que pour une année. Warren Hastings, piqué peut-être de cette clause restrictive, insista pour que la totalité de la somme fût du moins comptée en une seule fois. Le rajah, en apprenant l’exigence de Hastings, allégua sa pauvreté, demanda d’abord beaucoup de temps, enfin se rabattit sur un délai de six à sept mois. Non seulement le gouverneur-général ne voulut pas acquiescer à cette demande, mais il s’en offensa. Le conseil suprême se décida à envoyer à Benarès un agent avec la mission de sommer le rajah de solder l’argent qui lui était demandé dans un délai de cinq jours ; tout retard dans le paiement au-delà de ce délai serait considéré comme un refus absolu de paiement. Cette sommation faite, l’envoyé devait s’abstenir de toute conférence subséquente avec le rajah. L’année suivante, une demande de 5 lacs ayant été renouvelée, la résistance de ce dernier fut plus forte. Il représenta ses difficultés financières, l’injustice d’une semblable exaction après le traité formel passé entre lui et la Compagnie ; il rappela ses solennelles protestations à l’époque du dernier paiement, qu’il ne le faisait que pour cette seule année. Le gouvernement du Bengale, dont les besoins étaient plus pressants que jamais, répondit, en renouvelant sa demande, en termes formels ; il menaçait le rajah d’une expédition militaire, dont les frais seraient ajoutés au montant de la somme réclamée. Les troupes se mirent en marche ; le rajah paya les 5 lacs, plus 2,000 livres sterling, pour la dépense de leur déplacement.

En 1780, la même demande fut renouvelée pour la troisième fois par le gouverneur-général. Cette année le rajah envoya à Calcutta un agent de confiance, dans la vue d’attendrir le conseil suprême ; il faisait exprimer, avec les paroles les plus humbles et les plus soumises, tout son regret d’avoir encouru encore le déplaisir de personnes pour lesquelles il nourrissait la plus profonde vénération ; il priait d’excuser des erreurs et des fautes involontaires qui avaient amené ce résultat fatal ; il parlait de tous les efforts qu’il se sentait disposé à faire pour recouvrer une chose aussi précieuse que les bonnes grâces du gouvernement anglais. L’agent du rajah appuyait ces protestations par une offrande de 2 lacs de roupies, que Hastings était bien humblement supplié d’accepter. Au premier moment, celui-ci refusa le présent, il répondit que la contribution devait être payée tout entière ; plus tard il accepta, mais avec le projet, comme il le déclara lui-même, d’en appliquer le montant aux dépenses du service. Malgré ce présent, ce qui prouve du moins que Hastings ne s’en laissa pas corrompre, la contribution fut exigée. Les remontrances, les nouvelles sollicitations du rajah, ne furent point écoutées ; comme l’année précédente, les troupes reçurent l’ordre de marcher, et un supplément de 10,000 livres sterling pour les frais de leur déplacement fut ajouté aux charges déjà imposées au rajah. Cette fois encore, ce dernier se soumit et paya. Mais les exigences des Anglais ne devaient pas tarder à augmenter : le conseil passa la résolution que le rajah, outre sa contribution annuelle et les 5 lacs de roupies devenus d’usage, serait requis de fournir au gouvernement du Bengale un corps nombreux de cavalerie. Le gouverneur-général fit d’abord la demande de 2,000 cavaliers. Le rajah représenta qu’il n’avait à son service que 1,300 hommes de cavalerie, tous employés à la garde des frontières ou à la collection des revenus. Le gouverneur-général réduisit sa demande à 1,500, puis à 1,000 chevaux. Le rajah se soumettant, en partie du moins, rassembla 500 cavaliers et 500 fantassins ; il écrivit au gouverneur-général que ce petit corps d’armée attendait ses ordres, mais celui-ci ne répondit pas.

Le conseil suprême était résolu de tirer meilleur parti du rajah. Personnellement Hastings n’aimait pas ce dernier ; il était irrité des délais, d’ailleurs assez naturels, apportés par lui au paiement des subsides exigés ; il résolut de couper court à tous ces retards. « J’étais décidé, dit-il, à tirer des fautes du rajah les moyens de venir au secours de la Compagnie ; en un mot, j’étais décidé à lui faire acheter chèrement son pardon, ou à en tirer du moins une sévère vengeance. » Le rajah, informé de l’orage qui grondait sur sa tête, essaya de le détourner : il fit offrir au gouverneur-général une somme de 20 lacs de roupies pour les services publics. L’offre fut dédaigneusement rejetée : on demandait 50 lacs. À la même époque, ce qui ajoutait à ses dangers, le nabob d’Oude offrait à la présidence du Bengale une somme d’argent plus forte encore, à condition qu’il lui fût permis de s’emparer des États du rajah. C’est au milieu de ces circonstances que le gouverneur-général, abandonnant momentanément le siège du gouvernement, se mit en route pour Benarès. Il quitta Calcutta le 7 juillet 1781 ; le rajah, aussitôt qu’il en fut informé, se porta au-devant de l’hôte qui lui arrivait. Après avoir offert ses hommages au gouverneur-général dans les termes les plus humbles et les plus respectueux, il demanda une audience confidentielle, « où il manifesta, dit Hastings, beaucoup de chagrin en entendant que j’étais mécontent de lui, beaucoup de repentir d’y avoir donné lieu ; il m’assura que tout ce qu’il possédait était à ma disposition. Il accompagna ces paroles par un acte qui trahissait encore davantage l’agitation de son esprit, ou du moins tout son désir de me convaincre de sa sincérité : il mit son turban à mes genoux. » Les besoins de la Compagnie, peut-être aussi ses dispositions personnelles à l’égard du rajah, empêchèrent Hastings de se laisser persuader par ces démonstrations ; il ne lui fit aucune promesse, et continua son chemin pour Benarès, où il arriva le 14, le précédant de quelques heures. À peine arrivé, le rajah envoie solliciter Hastings de vouloir bien le recevoir dans la soirée ; celui-ci refuse, et lui fait de plus signifier de discontinuer de semblables tentatives. Il lui enjoint d’attendre quelque avertissement de sa part, Le lendemain, un agent du gouverneur-général se présente, en effet, chez le rajah ; il était porteur d’un papier contenant l’énoncé des griefs dont se plaignait la Compagnie, des demandes qu’elle jugeait convenable de former. Le rajah réplique par l’apologie de sa propre conduite ; il sollicite avec de nouvelles instances une entrevue de Hastings. Loin de se rendre à ces supplications, celui-ci, prenant un parti décisif, le met aux arrêts dans son propre palais, où il est gardé par ses propres soldats. Le rajah ne tente aucune résistance. « Pourquoi ces gardes ? dit-il ; à quoi bon ? Ne suis-je pas en toutes choses l’esclave du gouverneur-général ? » M. Marckham, agent de Hastings et chargé de cette expédition, lui rendit compte de sa mission dans les termes suivants : « Le rajah se soumit tranquillement aux arrêts ; il m’assura que, quels que fussent vos ordres, il était toujours prêt à obéir : il espérait que vous lui alloueriez de quoi subvenir à ses besoins. Quant à ses districts ses forteresses, ses trésors, il était tout prêt à les mettre à vos pieds, sa propre vie si vous l’exigiez. Il se montra très cruellement affecté de l’idée que sa situation actuelle lui imprimerait une tache d’ignominie aux yeux de ses concitoyens. Il me supplia de vous assurer de son entière soumission pour l’avenir, espérant que vous voudriez bien avoir quelque indulgence pour sa jeunesse, son inexpérience ; qu’il espérait que le nom de son père vous déterminerait à lui rendre la liberté aussitôt qu’il aurait été à même de vous convaincre de la sincérité de ses paroles. »

Au départ du résident, à la fin même de cette conversation dont il vient de rendre compte, deux compagnies de Cipayes arrivèrent au palais. Les gardes du rajah sont désarmés, il est placé sous la garde des officiers de ces Cipayes. Cet événement produit à l’instant même une rapide et profonde impression sur la population de la ville. Pendant longues années le peuple avait joui, sous le père du rajah et sous le rajah lui-même, d’un gouvernement juste et modéré ; grâce à eux, la ville de Benarès était dans un état plus florissant qu’aucune autre ville de l’Inde ; les provinces de Benarès et de Gazepoor mieux cultivées qu’aucune autre de leur voisinage : leur supériorité en ce genre sur celle de Bahar, qui les touchait, était entre autres singulièrement remarquable. Quelques années plus tard, le capitaine Harper disait, devant le parlement : « Qu’il fallait attribuer cette prospérité à l’industrie des habitants, mais surtout à la douceur du gouvernement sous lequel ils vivaient. » La famille du rajah était donc aimée ; d’autre part, les Anglais étaient plus mal vus dans cette partie de l’Inde que partout ailleurs ; enfin, l’emprisonnement est une chose honteuse, déshonorante, presque infamante, dans l’Inde, pour tout homme d’un rang un peu élevé : l’emprisonnement appliqué à un prince était pour lui le comble de l’outrage. En apprenant ce qui se passe, le peuple se porte en foule dans les environs du palais devenu la prison du souverain. Les Anglais se trouvaient dans une complète sécurité, tellement que les deux compagnies de Cipayes préposées à la garde du prince n’avaient pas de munitions. Deux autres compagnies, qui pour cette fois en étaient pourvues, reçoivent l’ordre d’aller renforcer les premières ; mais les avenues qui conduisent au palais sont remplies, obstruées d’une foule qu’elles ne peuvent traverser. Du milieu de cette multitude quelques voix s’élèvent qui demandent la mise en liberté du rajah ; bientôt ce n’est plus qu’un seul cri dans toutes les bouches : Le rajah ! le rajah ! le rajah ! À ce cri se mêlent des injures et des menaces contre Hastings et les Anglais. Les deux compagnies de Cipayes de renfort s’efforcent de fendre la foule pour arriver jusqu’au palais ; la foule résiste, et bientôt l’on en vient aux mains. Cette multitude indoue, d’ordinaire si calme, si timide même, est devenue intrépide, furieuse, altérée de sang et de vengeance ; elle se fait des armes de tout ce qui lui tombe sous la main, pierres, bâtons, couteaux ; les Cipayes et leurs officiers sont massacrés, à peine s’il en échappe quelques uns. Le rajah, profitant de ce tumulte qu’il n’a pas provoqué, s’échappe du palais par une petite porte dérobée ; à l’aide de turbans liés ensemble et attachés à la muraille, il se laisse couler dans la rivière qui coule au bas, et parvient à gagner la rive opposée. La nouvelle de cette évasion se répand dans le peuple, qui abandonne aussitôt le palais, traverse la rivière, et se porte sur les traces du rajah dans l’intention de le protéger.

Comme toutes celles qui réussissent, cette insurrection fut le résultat du hasard, et non d’une combinaison. Hastings était arrivé à Benarès sans la moindre force militaire, le rajah l’avait vu de ses propres yeux ; s’il l’eût voulu, rien ne lui était plus facile que de faire de son hôte son prisonnier. Plus tard, Hastings disait lui-même : « Si les habitants de Benarès, après avoir délivré Cheyte-Sing, au lieu de courir en foule sur ses pas d’une façon tellement tumultueuse, et de s’entasser au passage de la rivière, s’étaient immédiatement portés chez moi, il est probable que mon sang et celui de trente Anglais qui n’accompagnaient aurait été grossir celui déjà répandu. Le rassemblement se montait à environ 2,000 hommes, furieux et enhardis par le facile succès de leur entreprise ; or, pour toute défense, je ne pouvais assembler et armer plus de 50 Cipayes. » La foule, en effet, avait agi sans réflexion, sans plan arrêté d’avance, en un mot sous l’impulsion du moment ; s’il en eût été autrement, Hastings aurait été coupable d’une haute imprudence en prenant une mesure aussi violente, et de nature à produire un tel effet, sans l’avoir accompagnée de précautions convenables. Quoi qu’il en soit, Hastings dut s’occuper aussitôt de sa défense : il assembla à la hâte 6 compagnies d’un régiment en ce moment commandé par le major Popham, environ 60 Cipayes qu’il avait amenés de Buxar pour la protection de ses bateaux, et un petit nombre de recrues nouvellement enrôlés pour la garde du résident, en tout à peu près 450 hommes, d’ailleurs sans munitions et sans vivres pour un seul jour. Ramnagur était une place, fortifiée appartenant au rajah, située de l’autre côté de la rivière qui la séparait de Benarès, et hors d’état de faire une longue résistance contre de l’artillerie de siège. C’est là que le rajah s’était réfugié. Hastings se décide à l’attaquer immédiatement ; quatre compagnies du régiment de Popham, une compagnie d’artillerie, une compagnie de chasseurs français alors à Mirzapoor, sont mises en marche de ce côté sous le commandement du major Popham. Craignant que le commandement de ces troupes, considérable pour son grade, ne lui fût bientôt enlevé, ce dernier était impatient de se signaler. Sans vouloir attendre l’effet de la canonnade, il marche sur-le-champ à l’attaque du palais où se trouvait enfermé le rajah ; mais les troupes anglaises étaient engagées dans un grand nombre de rues étroites et tortueuses, en un mot dans une position extrêmement désavantageuse ; les gens du rajah en profitent pour exécuter plusieurs sorties meurtrières. Après une assez longue résistance, les assaillants sont forcés de se retirer, bon nombre de soldats et l’officier commandant demeurèrent sur la place, premier succès qui enflamma le courage et l’audace des séditieux.

Le gouverneur-général comprit, sans pouvoir se le dissimuler, toute l’imminence du péril auquel il était exposé : il écrivit lettres sur lettres à tout ce qu’il y avait de commandants militaires à portée de lui envoyer des secours ; la plupart de ces lettres ne parvinrent pas à destination. Le peuple, en proie à une exaspération extraordinaire contre les Anglais, interceptait tous les chemins, occupait tous les villages, dont il avait fait comme autant de postes retranchés. La révolte s’était propagée avec une rapidité inouïe : les cultivateurs, le peuple des villes s’étaient instantanément soulevés, avaient couru aux armes. Il ne restait, pour ainsi dire, pas un seul homme dans toute l’étendue de la domination du rajah qui ne fût armé pour sa délivrance. Une grande partie de la province d’Oude avait suivi cet exemple. Les provinces de la domination britannique donnaient elles-mêmes quelques inquiétudes ; plusieurs des zemindars de Bahar ne cachaient pas leur désaffection de l’autorité des Anglais. Ils faisaient des levées dans cette province pour le compte de Cheyte-Sing. À tous ces embarras du gouverneur-général s’en joignait un autre non moins grave, le manque absolu d’argent : la solde des troupes était arriérée de quatre mois, tout ce qu’il possédait ou trouvait à emprunter ne montait pas à 3,000 roupies ; il ne pouvait songer à se défendre à Benarès, aussi résolut-il de se réfugier dans la forteresse de Ghunar. À la nuit, il s’échappa de la ville, forcé d’abandonner ses blessés, et parvint à atteindre heureusement cette dernière place. Le colonel Morgan commandait à Cawnpore : Hastings lui avait écrit ses embarras et ses dangers, dans une lettre qui fut interceptée ; toutefois la nouvelle des événements était parvenue au colonel. Il mit aussitôt en mouvement la plus grande partie des troupes sous son commandement. La lettre écrite à Lucknow, plus heureuse, parvint à destination, et fut promptement obéie. Le commandant de cette place avait reçu vers le milieu de septembre un lac et demi de roupies, il rassembla promptement un corps d’armée.

Le premier soin du rajah, à peine délivré de prison, avait été de chercher à rentrer en grâce auprès du gouverneur-général. Dans une lettre à ce dernier, il exprimait beaucoup de chagrin de l’attaque faite par le peuple sur la garde qui l’entourait, il parlait de tout son regret pour le sang qui avait coulé, il protestait de son innocence à l’égard de ces sanglants événements. Il les attribuait au hasard, à la violence habituelle, à la multitude, à l’insolence de quelques agents anglais. Il terminait en se disant disposé à se soumettre immédiatement à toutes les conditions qu’il plairait au gouverneur-général de lui imposer. Plusieurs autres lettres du rajah, écrites dans le même sens, suivirent celle-là. Ne se contentant pas d’écrire, il fit répéter les mêmes choses au gouverneur-général par tous ceux à qui il supposait quelque influence sur son esprit, entre autres par Cantoo-Baboo, le secrétaire particulier de Hastings, par Hyder-Bey-Khan, un des ministres du nabob-visir. Hastings ne croyant pas à la sincérité du rajah, ne voulut prêter l’oreille aucune de ces ouvertures, il ne fit aucune réponse. Alors le rajah rassemble ses forces, il publie un manifeste où il expose sa propre conduite et celle des Anglais ; il en appelle à tous les princes de l’Inde, dont, selon lui, il défend la cause aussi bien que la sienne ; il se vante d’avoir amené les Anglais sur le bord de leur ruine. Malgré la hardiesse de cette démarche, s’abstenant de toute agression, il se contenta pourtant de se mettre sur la défensive ; dans ses lettres à Hastings, il persistait même à protester de son désir de la paix. Ce dernier, sans se laisser arrêter par ces protestations à la sincérité desquelles il ne pouvait croire, ne perdit pas un instant pour se mettre en mesure d’attaquer Cheyte-Sing.

Le 29 août, un corps assez considérable des troupes de ce dernier, occupant un poste à Secker, petit fort à peu de distance de Chunar, fut complètement défait. À la suite de ce succès, une quantité considérable de grains tomba entre les mains des Anglais. Le 3 septembre (1781), Hastings, ayant fait les dispositions convenables, se flatta de surprendre le camp ennemi à Pateeta, à environ sept milles de Chunar. Mais le rajah avait été prévenu ; ses troupes rangées en bon ordre à un mille du camp combattirent avec une fermeté qu’elles n’avaient jamais montrée jusque là ; les Cipayes en furent intimidés, toutefois une attaque des Anglais sur l’artillerie de l’ennemi réussit complètement, et celui-ci se vit dès lors forcé d’abandonner le champ de bataille en laissant 4 canons aux mains des vainqueurs. Pateeta était une ville considérable, entourée d’un rempart en terre, qui s’étendait fort au-delà de la ville, jusqu’au pied des montagnes voisines ; elle avait de plus un petit fort carré, bâti en pierre, avec quatre tours aux quatre angles, un rempart élevé, le tout entouré d’un fossé profond. C’est la qu’était rassemblée la principale force de l’ennemi ; le reste se trouvait à Luteefpoor, forteresse en pierres assez considérable, entouré de montagnes et de bois, distant de Chunar d’environ 14 milles. La principale force de ces deux positions consistait dans la difficulté de leurs approches. Néanmoins, Ramnagur fut d’abord attaqué par les Anglais. Ils étaient impatients de venger l’échec éprouvé par leurs armes en ce lieu ; de plus, la réduction de cette place les rendait maîtres de la capitale. Des batteries de canons et de mortiers furent élevées, les autres travaux préparatoires d’un siège commençaient déjà. Mais on comprit le danger de laisser à l’ennemi le temps de se fortifier à Pateeta et à Luteefpoor : rien ne lui eût été plus facile que de rendre ces deux villes inabordables, dans le cas où on lui eût laissé quelques jours de loisir. Les Anglais résolurent, en conséquence, de s’emparer par surprise du défilé qui conduisait à Luteefpoor, en même temps qu’une fausse attaque serait dirigée sur Pateeta. L’armée fut donc divisée en deux corps séparés : l’un marcha sur Sukroot sous le commandement du major Crabb, l’autre se dirigea sur Pateeta sous celui du major Popham.

Les approches de Pateeta étaient difficiles, plus dangereuses que ne l’avait supposé le major Popham ; l’effet produit par ses canons et ses mortiers fut à peu près nul. Craignant cependant qu’un plus long délai ne fit manquer l’opération sur Sukroot, il résolut de tenter la chance d’un assaut. Pendant ce temps, l’autre division de l’armée, sous les ordres de Crabb, était arrivée à travers des chemins à peu près impraticables à un village éloigné d’environ deux milles du défilé. L’assaut donné à Pateeta, sous le commandement du major Robert, eut un plein succès ; après une légère résistance dans les ouvrages extérieurs, l’ennemi abandonna les remparts et se fortifia dans l’intérieur du fort. Les soldats anglais entrèrent dans la ville sans rencontrer de difficultés. Le défilé de Sukroot était gardé par un nombreux corps de troupes et avec trois canons : leur résistance fut vigoureuse ; après avoir éprouvé une perte assez considérable, ils abandonnèrent néanmoins le défilé ; les Anglais demeurèrent maîtres du champ de bataille. Cependant la nouvelle de la prise de Pateeta et de celle de la prise du défilé de Sukroot arrivèrent en même temps à Luteefpoor, où s’était réfugié depuis peu le rajah. Il alla tout aussitôt s’enfermer dans le fort de Bidgagur, son dernier asile ; son armée se débanda, un petit nombre de soldats fidèles demeurèrent autour du malheureux prince. « En peu d’heures, écrivait le gouverneur-général, l’ordre fut aussi complètement rétabli dans cette province que s’il n’y avait jamais été troublé. » Le gouverneur-général se hâte alors de retourner à Bénarès. Dans une proclamation solennelle, il annonce un pardon général pour tous ceux qui ont trempé dans la révolte ; Cheyte-Sing, le malheureux rajah, et son frère sont les seuls exceptés. Un petit-fils de Bulwant-Sing, fils d’une de ses filles, est choisi pour remplacer le rajah sur le trône ; comme celui-ci n’avait que dix-neuf ans, de plus, des facultés moins qu’ordinaires, son père fut nommé pour gouverner en son nom, sous le titre de naïb. Le tribut annuel imposé à ce nouveau rajah fut porté à 40 lacs de roupies. L’administration de la justice criminelle de Benarès et la police de la ville lui furent enlevées ; toutes deux furent confiées à des tribunaux nouvellement institués à Benarès, présidés par un grand-officier choisi parmi les indigènes, mais lui-même responsable devant le gouverneur-général et le conseil. Le droit de battre monnaie, retiré au rajah, fut transféré au résident anglais auprès de cette cour.

Pendant que le gouverneur-général prenait ces mesures à Benarès, l’armée, après s’être mise en possession de Lutteefpoor, marchait immédiatement sur Bidgagur, dernier et précaire asile du rajah détrôné. Ce dernier n’attendit pas l’arrivée des Anglais : au seul bruit de leur approche, il alla chercher un asile auprès d’un des rajahs du Bundelcund, qu’il croyait lui être dévoué. Il laissait derrière lui, c’est-à-dire dans le fort, sa mère, sa femme, ses parents, en un mot tout ce qui restait de la famille de Bulwant-Sing. Le 9 novembre (1781), Bidgagur commença à parler de capitulation. La ranna, veuve du rajah décédé et mère du rajah régnant, tenta aussitôt de stipuler en sa faveur quelques avantages personnels : elle demandait à conserver son argent et ses effets précieux ; suivant ce qu’elle affirmait, tout ce qui appartenait au rajah ayant déjà été emporté. Hastings ne voulut point écouter ces réclamations : l’impérieux besoin d’argent lui fermait le cœur à toute générosité, presque à toute justice ; loin de là, une lettre écrite par lui à l’officier chargé de prendre possession du fort contenait des expressions d’où l’on pouvait inférer qu’il regardait le prix de la spoliation de ces femmes comme la légitime récompense du soldat. Il craignait, disait-il, que la princesse ne s’efforçât de frustrer les vainqueurs d’une partie considérable de leur butin, s’il lui était permis de se retirer sans être fouillée (without examination). Par suite d’un arrangement définitivement conclu, la ranna consentit enfin à sortir du fort. Elle s’engageait à livrer l’or, l’argent, les effets précieux qui s’y trouvaient. En revanche, elle demandait la faculté de sortir, elle et toutes les autres femmes de sa famille, sans subir le déshonneur d’aucune sorte de recherches sur leurs personnes ; l’officier commandant le leur accorda. Mais les expressions de la lettre de Hastings que nous venons de rapporter ne tardèrent pas à se répandre dans les rangs de l’armée ; elles excitèrent une grande fermentation. Quand les princesses se présentèrent aux portes du fort avec leurs femmes et leurs enfants, la capitulation fut violée : elles furent dépouillées, et leurs personnes soigneusement visitées. L’officier commandant, qui depuis le commencement jusqu’à la fin n’avait cessé de se montrer disposé en faveur des princesses, ne prit aucune part à ces honteux procédés ; il fit, au contraire, tous ses efforts pour les garantir des outrages de la soldatesque et de cette multitude désordonnée qui suit les camps. Tout impuissants que furent ses efforts, l’historien aime à lui en tenir compte. L’argent trouvé dans le fort ne s’éleva qu’à la somme de 2,327,813 roupies : c’était peu de chose, comparé aux trésors que les Anglais se flattaient de trouver amoncelés chez le rajah ; cette somme n’était guère, en définitive, que ce qui lui était absolument nécessaire pour défrayer ses dépenses courantes, acquitter son tribut à la Compagnie, etc. De la lettre de Hastings où il exprimait ses craintes que les princesses, se retirant librement, ne privassent les vainqueurs du butin auquel ils avaient tant de droit, l’armée conclut que la totalité du butin lui appartenait ; mais le gouverneur-général expliqua ses paroles, modifia ses expressions ; il fit tous ses efforts pour recouvrer une partie des dépouilles et les appliquer aux besoins de plus en plus pressants du gouvernement. Officiers et soldats se refusèrent à restituer ce dont chacun s’était emparé alors. Il s’efforça de le ravoir sous la forme de prêt, et demanda que cet argent fût prêté à la Compagnie, qui reconnaîtrait la dette par des billets, paierait les intérêts des sommes prêtées, etc. On fut sourd à ces instances. Hastings se vit de la sorte privé des ressources pécuniaires qu’il s’était flatté de trouver dans la capture des trésors du rajah ; jusque-là cette expédition, loin de fournir de nouvelles ressources à la Compagnie, n’avait fait qu’ajouter à ses dépenses ainsi qu’à ses embarras.

Peu après sa retraite à Chunar, le gouverneur-général reçut du colonel Muir la nouvelle des propositions de paix faites par Madajee-Scindiah ; il en éprouva une vive satisfaction. Entre autres objets, il s’était proposé de conférer sur ce sujet avec le ministre du rajah de Berar, qui devait le rencontrer à Benarès : ce ministre était mort avant son arrivée, ce qui rendait plus avantageux, et en quelque sorte nécessaire, de profiter de l’offre d’intervention de Scindiah. Dès 1779, la présidence de Bombay avait recommandé la médiation de Scindiah, comme la seule qui fût de nature à produire quelque résultat satisfaisant. Le colonel reçut immédiatement ses instructions : il fut chargé de conclure un traité d’alliance offensive et défensive, ou bien de simple neutralité, mais à la condition que l’un ou l’autre de ces traités concernerait le peschwah. Le colonel était autorisé à céder toute acquisition faite pendant la guerre, à l’exception du territoire de Futty-Sing, Guicowar, Lahar et la forteresse de Gualior ; à promettre de cesser de soutenir Ragobah-Row, tout en refusant d’ailleurs de livrer sa personne. Il devait faire ses efforts pour retenir Bassein, au besoin, céder, pour la conserver, tout le territoire obtenu par le traité du colonel Upton ; cependant, si les circonstances l’exigeaient impérieusement, Bassein aussi devait être sacrifié à la conclusion de la paix ; Scindiah était alors médiateur entre les Anglais et les Mahrattes ; un agent envoyé auprès de lui par le gouverneur-général, avait plein pouvoir de négocier et conclure la paix, sous sa direction, avec le gouvernement de Poonah ; un autre agent, M. Chapman, fut envoyé auprès du rajah de Berar pour concourir, autant que possible serait, au succès de cette négociation. Les trois présidences anglaises sollicitaient alors la paix avec une égale insistance auprès du gouvernement de Poonah ; ce désir de paix, si unanimement manifesté, ne pouvait qu’être un grand obstacle à ce qu’elle fût promptement accordée. D’un autre côté, le colonel Goddart, n’étant point encore instruit des nouvelles mesures prises par M. Hastings pour la conclusion de la paix, commençait une autre négociation ; il chargea de cette mission M. Watherston.

Les ministres de Poonah comprirent bientôt l’avantage de traiter à la fois avec deux négociateurs agissant d’après des instructions différentes ; ceux-ci ne pouvaient, en effet, manquer de se nuire réciproquement par le désir naturel à chacun d’eux de terminer avant l’autre. Les ministres affectaient donc de se montrer peu désireux de la paix ; de son côté, Scindiah ne dissimulait pas son mécontentement des relations établies entre les Anglais et le rajah de Berar. Cependant, les Anglais consentaient à de grands sacrifices, les ressources du gouvernement de Poonah se trouvaient épuisées par de longues guerres, ces circonstances devaient finir par triompher des obstacles à la paix : les hostilités cessèreht en mars, et un traité définitif fut conclu. Les Anglais abandonnèrent tout le territoire conquis pendant la guerre, la ville d’Ahmedabad, Bassein, toute la partie de la province de Guzerate cédée par Futty-Sing ; ils consentirent à placer les deux frères Guicowar, à l’égard l’un de l’autre et à l’égard du peschwah, dans la même situation où ils étaient avant la guerre. Ils renoncèrent encore à une partie du territoire qu’ils avaient acquis par le traité du colonel Upton, dont le revenu montait à 3 lacs de roupies, et dont ils n’avaient pas pris possession lorsque la guerre fut renouvelée. Tous leurs droits sur la cité et le territoire de Baroach, montant à 200,000 livres sterling, furent cédés à Scindiah au moyen d’un arrangement particulier ; Scindiah obtint la permission de s’emparer du territoire de la ranna de Gohud, territoire renfermant le fort de Gualior. Les projets de ce chef pour envahir le territoire du Grand Mogol, celui de Nujeef-Khan, le territoire de quelques autres chefs dans la province de Delhi ou les provinces voisines, étaient connus, avoués, patents, il fut implicitement convenu qu’aucun obstacle ne serait mis par les Anglais à l’exécution de ces projets. La seule chose stipulée en faveur de Ragobah fut un délai de quatre mois pour choisir sa résidence. Ce temps expiré, les Anglais s’engageaient à ne lui fournir ni armes, ni argent, ni secours d’aucune sorte. Le peschwah insistait sur une condition fort périlleuse pour le fugitif ; il demandait que ce dernier fût obligé de résider dans les États de Scindiah, où une pension de 25,000 roupies par mois lui serait régulièrement payée. Le traité concernait aussi Hyder-Ali : les Mahrattes s’engageaient à le contraindre à abandonner aux Anglais et à leurs alliés tout le territoire et toutes le places fortes dont il s’était emparé pendant la guerre ; et cela dans un délai de six mois, à compter de la ratification du traité. De leur côté, les Anglais prenaient l’engagement de ne faire la guerre à Hyder que dans le cas de défense personnelle. À la vérité, ni les Mahrattes, ni les Anglais, ni Hyder ne devaient beaucoup soumettre en peine de cet article du traité. Comme dernière stipulation, à laquelle les Anglais attachaient la plus extrême importance ; les Mahrattes s’engageaient à ne permettre à aucune nation européenne d’élever ou de conserver des factoreries dans toute l’étendue de leur domination. Cependant exception était faite en faveur des anciens établissements portugais.

Ce traité fut reçu avec beaucoup de défaveur à Bombay ; le conseil de cette résidence se hâta d’adresser ses représentations à la cour des directeurs. Il écrivait : « La totalité de vos possessions dans l’ouest se trouve aujourd’hui réduite au château de Surate et aux revenus qui en dépendent ; comme à l’époque de leur première acquisition en 1759, un voisin puissant et dangereux est maintenant à la porte du territoire qui vous est resté, il le regarde d’un œil envieux et jaloux. Mais il est à la fois inutile et pénible de s’étendre sur un sujet semblable, ou bien sur la valeur de ce que vous avez perdu par le traité ; nous nous réjouirons si l’occasion se présente de raconter les profits que nous en aurons retirés. Cette présidence se trouvera dorénavant dans l’obligation de demander au Bengale un secours annuel pour la défense et la protection des intérêts de la Compagnie qui nous sont confiés. » Après avoir énuméré toutes les charges résultant de la nécessité d’augmenter l’établissement civil et militaire, le conseil ajoutait : « Quand vous prendrez de nouveaux arrangements pour cette présidence, ce sera une question digne d’une sérieuse attention que d’examiner si une force militaire plus considérable que par le passé, entretenue à Bombay, ne serait pas plus avantageuse pour assurer la paix et la sûreté générale des possessions de l’honorable Compagnie, que dans un autre endroit de l’Inde : et aussi si cet accroissement de force à Bombay ne pourrait pas permettre une diminution proportionnelle dans les établissements civils et militaires des autres présidences. C’est là une question, non d’intérêt particulier ; mais d’intérêt général, de la plus haute importance pour le bien de la Compagnie. Si les idées que nous avons sur ce sujet étaient adoptées, l’argent de la Compagnie serait employé de la façon qui pourrait le mieux contribuer à la défense de son territoire, sans égard à cette futile distinction de savoir si l’argent serait dépensé au Bengale, à Madras ou à Bombay. »

Nous avons laissé l’armée au moment où elle prenait ses quartiers d’hiver pour laisser passer la mousson. À ce moment, on apprit à Madras la prise de Chittore ; on apprit encore que, faute d’approvisionnements, Velore ne pouvait tenir au-delà du 11 janvier. Le conseil fit aussitôt les plus grands efforts pour la conservation de cette place importante ; il vida le trésor jusqu’à la dernière pagode. Les ressources n’en demeurèrent pas moins grandement inférieures aux dépenses devenues nécessaires. Le quartier-maître-général de l’armée demandait 35,000 paires de bœufs pour le transport des bagages et des munitions. L’argent manquait pour les acheter ; en tout cas, il n’eût jamais été possible de se procurer en peu de jours une quantité de bétail aussi considérable. D’ailleurs, comment aurait-on pu défendre, protéger contre la cavalerie de Hyder un convoi de cette étendue ? En conséquence le président, sans s’arrêter à cette évaluation du quartier-maître-général, lui ordonna de se contenter pour le moment de 8,000 attelages et 3,000 coolies ou porteurs, qu’il avait à sa disposition. Le général, comprenant l’urgence de la situation, pour la première fois se dispensa d’objections aux projets du président. Quoique très souffrant et d’une mauvaise santé, du moins d’une santé détruite par la fatigue et le climat, il rejoignit l’armée le 2 janvier ; mais le 5, il fut frappé d’une violente attaqua d’apoplexie. L’armée fit halte à Trippasoor. Le jour suivant, le général se trouva tellement bien qu’il insista pour accompagner l’armée ; il donna l’ordre du départ ; bientôt l’on se trouva en vue de Velore. Hyder, en faisant déborder l’eau des étangs, avait inondé la campagne : il fallut traîner les canons à grand peine à travers ce marais improvisé. Sur les derrières apparut l’armée mysoréenne, mais les Anglais avaient traversé le marais avant qu’il fut possible à celle-ci de les joindre. Le convoi atteignit Velore le lendemain matin. Au retour des Anglais, Hyder se montra encore du côté opposé des marais : il semblait vouloir disputer le passage, toutefois il s’en tint à une lointaine canonnade. Deux jours après, le 15, on aperçut son camp à quelque distance. Le lendemain, Anglais et Mysoréens manœuvrèrent chacun de leur côté ; après de mutuels défis, après avoir tour à tour accepté et refusé le combat ; ils se séparèrent en se contentant d’échanger quelques coups de canon. L’armée anglaise continua sa marche sur le mont Saint-Thomas.

Après la capture de Mahé, le détachement anglais qui l’avait opérée était demeuré à Tellichéry ; il était assiégé par les Naïrs tributaires de Hyder. En mais 1781, ce détachement ayant été relevé par un corps de troupes sous les ordres du major Abington, venu de Bombay ; s’était acheminé vers le Carnatique. Un des lieutenants de Hyder vint alors, avec des forces considérables, mettre le siège devant Tellichéry. Le commandant anglais demanda à la présidence de Bombay des secours d’hommes et de vivres ; la présidence répondit par un refus accompagné de regrets. Le major Abington cacha complètement le contenu de cette lettre à la garnison ; en même temps, il fit une nouvelle demande de secours dans les termes les plus vifs et les plus pressants. Cette fois il fut écouté ; une dépêche de Bombay lui donna l’assurance d’un prompt secours. Le major Abington était un officier capable, hardi, entreprenant : à peine eut-il reçu le secours qui lui était annoncé, qu’il se résolut à ne pas se tenir plus long-temps sur la simple défensive. Le 7 janvier (1782), après avoir fait secrètement ses dispositions, il se mit en marche, à la tête de la garnison, au moment où minuit sonnait ; les Anglais traversèrent heureusement et en silence un profond marais, et mirent en défaut la vigilance des postes avancés de l’ennemi. Au point du jour, après avoir enlevé une batterie, ils se forment avec rapidité et marchent vers le camp. L’ennemi surpris fuit en désordre. Par ce coup hardi devenu maître du pays environnant, Abington s’occupa à replacer dans leur ancienne situation les chefs que Hyder avait forcés à fuir ou rendus ses tributaires. Tout cela fait, il se dirigea vers Calicut. Le 12 février, ayant pris position à 200 verges des remparts, il commençait les opérations du siège ; mais, le jour suivant, une bombe tomba sur le magasin à poudre et le fit sauter, ce qui détermina la garnison à se rendre sans attendre l’assaut.

La prise de Pondichéry décida le ministère français à envoyer dans les mers de l’Inde une expédition considérable. Au commencement de l’année 1781, une escadre composée de 5 vaisseaux et de quelques frégates, avec un corps de troupes de débarquement, mit à la voile du port de Brest ; elle était commandée par le bailli de Suffren. À la même époque, une expédition se préparait dans les ports d’Angleterre contre le cap de Bonne-Espérance. La prise de cette riche colonie était d’autant plus désirable pour le ministère anglais, qu’il était probable qu’elle ne tarderait pas à être suivie de celle de Batavia et de Ceylan. La Hollande, en ce moment dépourvue de vaisseaux, en avait appelé à la France pour la défense du cap de Bonne-Espérance : elle lui avait demandé d’y envoyer une garnison de troupes françaises, qu’elle prendrait à sa solde. L’escadre anglaise, sous les ordres du commodore Johnston, destinée à l’entreprise sur le cap, était alors en relâche dans la baie de Praya, dans l’île de San-Yago, une des îles du cap Vert, appartenant aux Portugais ; le besoin de faire de l’eau et de prendre des vivres frais l’avait forcée de s’arrêter en ce lieu. En apprenant cette nouvelle, le bailli de Suffren forme aussitôt le projet d’attaquer les Anglais. Il donne à un convoi qu’il accompagnait l’ordre de continuer sa route, force de voiles, entre dans la baie ; faisant alors le signal au reste de l’escadre d’imiter sa manœuvre, il se dirige sur le vaisseau amiral anglais, arrive à petite portée de canon, laisse tomber l’ancre et ouvre le feu. Il montait le Héros ; l’Annibal, qui le suivait, vint mouiller en avant de lui ; les autres vaisseaux suivent cet exemple. L’Artémise manœuvre pour aller prendre place à côté du Héros ; le capitaine en est tué, ce qui cause une certaine indécision dans les mouvements. Bientôt il dérive au large. Le Sphinx et le Vengeur, après avoir tiré quelques bordées, sont aussi entraînés au large par les courants. Le Héros et l’Annibal demeurent ainsi seuls, exposés au feu de toute l’escadre ennemie ; leur position devenait critique. Après une heure et demie de combat le plus vif et le plus meurtrier, ils coupent leurs câbles et se laissent porter au large. À peine l’Annibal était-il hors de la portée du canon, qu’il démâte de tous ses mâts ; le Sphinx le remorque. Le Héros n’était pas en meilleur état : sa mature était encore debout ; mais criblée de boulets, à chaque instant menaçant de tomber. Johnston met à la voile et essaie de poursuivre l’escadre française, quoique ses vaisseaux ne fussent pas en meilleur état. Dès qu’il l’aperçoit, Suffren lui fait un salut de canon, ordonne de réformer la ligne de bataille, et s’arrête pour l’attendre. Les Anglais avaient l’avantage du vent : ils s’approchent jusqu’à une portée et demie de canon ; mais voyant les vaisseaux français qui les attendent par le travers, ils ne jugent pas à propos de recommencer le combat. Suffren demeura toute la nuit dans la même position, tenant tous ses feux allumés, pour les provoquer soit à le suivre ; soit à renouveler le combat. Johnston était rentré dans la baie pour réparer ses vaisseaux en assez mauvais état, quoi qu’ayant moins souffert que ceux des Français.

Le 2 mai, ce dernier reprit la mer et se dirigea vers le cap de Bonne-Espérance. Mais Suffren, qui l’avait prévenu, avait déjà débarqué les troupes portées par l’escadre ; la colonie se trouvait à l’abri de toute attaque. L’amiral anglais, ainsi que le général commandant les troupes de débarquement, jugèrent inutile d’en faire la tentative ; il s’en dédommagèrent par la prise de cinq bâtiments hollandais. La flotte anglaise se partagea alors en deux divisions : l’une, retourna en Angleterre, l’autre fit voile pour les mers de l’Inde. De son côté, Suffren se dirigea vers l’Île-de-France, où il rejoignit la flotte française sous les ordres de l’amiral d’Orves, qui, depuis quelque temps, se trouvait dans ces parages. L’escadre de Suffren éprouvait des besoins de toute espèce, mais lui-même était plein d’une ardeur qui se communiquait à tout ce qui l’approchait ; administrateurs, chefs, marins, soldats, s’animaient également du zèle et de l’ardeur de leur amiral, et en peu de temps l’escadre fut en état de reprendre la mer. L’escadre anglaise aborda le 2 septembre à l’île de Joanna, pour débarquer ses malades et ses blessés, qui montaient en ce moment au tiers de ses équipages ; le 24 du même mois elle mit à la voile. Des calmes survinrent du 11 octobre au 5 novembre ; à 260 lieues de distance de Bombay, elle fut emportée par le changement de la mousson jusque sur les côtes de l’Arabie-Heureuse ; le 26 novembre, elle mouilla dans la baie de Morabad. Enfin le 6 décembre, les vaisseaux de guerre ayant à bord le général Meadows et le colonel Fullarton mirent à la voile pour rejoindre l’escadre de l’amiral Hughes ; les autres vaisseaux de transport, avec quelques troupes à bord, laissèrent Morabad le 9 décembre, et arrivèrent à Bombay le 22 janvier 1782. L’escadre française, de son côté, avait mis à la voile le 7 décembre, sous les ordres du comte d’Orves ; elle était composée de 11 vaisseaux, 3 frégates et 3 corvettes ; un corps d’armée de terre était réparti sur huit bâtiments de transport portent aussi de l’artillerie et des munitions. Le 19 janvier un vaisseau de guerre, l’Annibal, chassé par l’escadre anglaise, fut pris après un assez court combat. L’amiral d’Orves, atteint d’une maladie fort grave, n’avait entrepris cette campagne que par excès de zèle et de dévouement : son mal redoubla ; le 3 février, il remit le commandement à Suffren, et le 9 expira en pleine mer, au milieu de son escadre. Belle mort pour un amiral, d’un héroïsme plus calme et peut-être plus admirable que la mort de tant de généraux frappés dans la chaleur et l’animation du combat. Que de force de tête et de cœur n’avait pas été nécessaire dans ce corps affaibli, pour venir ainsi chercher ce paisible trépas à 3,000 lieues de sa patrie, au milieu de son escadre, en face de l’ennemi, entre deux combats, au milieu de circonstances qui supposent toute l’énergie de la jeunesse et de la santé ! Cependant on ne s’était point aperçu sur l’escadre de l’affaiblissement graduel de la santé de l’amiral ; ses ordres avaient toujours eu la même netteté, la même énergie.

À la tête d’une armée plus nombreuse que toutes celles qu’il avait commandées jusqu’alors, Hyder avait envahi le Carnatique. Tanjore, Marawar, Madura et Tinivelly étaient menacés à la fois ; le fort Saint-Georges était journellement insulté par des partis de sa cavalerie. La discorde et la pusillanimité n’en régnaient pas moins dans les conseils de Madras. Le colonel Mackensie, qui se trouvait sur la division de l’escadre composée des bâtiments de transport, après être resté six jours à Bombay, mit à la voile pour Madras. Le 9 février, à Aujungo, dans les États du roi de Trevanoor, il apprit les progrès de Hyder dans le Carnatique ; il apprit aussi que la flotte française tenait la mer à la hauteur de la pointe de Galle, que des magasins étaient formés pour elle dans certains ports de Ceylan. Par suite de ces nouvelles et de l’avis d’un conseil de guerre, Mackensie abandonna le projet de débarquer à Madras à la tête de ses troupes ; il résolut, au lieu de cela, de tenter une diversion contre Hyder sur la côte du Malabar. En conséquence, il vint débarquer à Calicut avec un millier d’hommes, et rejoignit les troupes du major Abington, dont il prit le commandement. S’étant mis immédiatement en campagne, il s’empara de quelques forteresses. La mauvaise saison survenue, il retourna à Calicut et plaça sa petite armée en cantonnements.

Le projet du bailli de Suffren était de se porter sur Madras, où il voulait arriver au point du jour, de manière à surprendre les Anglais par une attaque imprévue. Le 14 février, il était à hauteur de ce port. Neuf vaisseaux rang lais étaient mouillés sous les forts de la ville ; Suffren, ne voulant pas les attaquer dans cette position, continue sa route sur Pondichéry. Les Anglais, à la vue des vaisseaux français, lèvent l’ancre et mettent à la voile. Suffren ralentit sa marche. L’intention de l’amiral Hughes était d’aller couvrir Trincomalee, non de combattre ; mais Suffren ne le perd pas de vue. Le 19 les escadres étaient en présence : un engagement commença, auquel le mauvais temps et les brouillards mirent promptement fin ; les Anglais se dirigèrent sur Trincomalee, l’escadre française se rendit à Porto-Novo. Deux des principaux officiers de Hyder, accompagnés d’un agent français accrédité auprès de celui-ci, attendaient l’arrivée de l’escadre : ils étaient chargés de pourvoir aux besoins des troupes qui seraient débarquées par Suffren. Un traité formel fut passé entre Hyder-Ali et l’amiral français : le corps français devait être indépendant, il était considéré comme le fond de l’armée ; 4,000 hommes de cavalerie et 6,000 d’infanterie lui étaient adjoints ; sa solde devait consister en 24 lacs de roupies par an. Ces conditions arrêtées, Suffren débarqua 2,000 hommes ; Tippoo-Saïb les rejoignit aussitôt.

Le colonel Brathwait, à la tête de 100 Européens, de 1,500 indigènes et de 300 hommes de cavalerie indigènes aussi, était chargé de couvrir Tanjore. Il avait pris position dans une plaine au bord du Coleroon, à 40 milles de la capitale de ce nom : son camp était protégé par plusieurs cours d’eau ; d’ailleurs il se croyait trop éloigné de l’ennemi pour en avoir quelque chose à craindre. Tout-à-coup, au milieu de la plus profonde sécurité, il se voit entouré de la cavalerie et bientôt de l’infanterie mysoréenne. Tippoo accourait, à la tête de 10,000 cavaliers, d’autant de fantassins, avec 20 pièces d’artillerie, ayant de plus un corps européen de 400 hommes sous le commandement de M. de Lally. Brathwait essaie de gagner Tanjore, mais ce projet est deviné et déjoué par Tippoo. Brathwait, homme de courage et de tête, d’un sang-froid remarquable, ne songe plus qu’à faire une vigoureuse résistance : du 16 au 18 février, entouré de tous côtés par un ennemi vingt fois plus nombreux, il en repoussa toutes les attaques. Cette petite troupe formée en carré, son artillerie aux angles, semblait une forteresse inexpugnable. Les boulets de Tippoo faisaient bien çà et là quelques brèches, mais immédiatement comblées ; vingt fois la cavalerie mysoréenne se rua, sans les ébranler, contre ces murailles vivantes. Quelquefois Tippoo la conduit lui-même, le sabre en main ; d’autres fois, courant de toute la vitesse de son cheval derrière les rangs, il tue de sa propre main ceux qui demeurent en arrière. Lorsque la mitraille et la mousqueterie avaient rompu la cavalerie mysoréenne, la cavalerie anglaise, s’élançant par les ouvertures subitement faites dans les faces du carré, la chargeait au milieu de son désordre, puis tout aussitôt revenait chercher protection dans le centre du carré. Le combat se soutint de la sorte, sans relâche ni interruption, pendant 26 heures entières. Un grand nombre d’Anglais jonchent la plaine ; beaucoup d’entre eux, quoique blessés, conservent leurs rangs, mais ils ne manient plus le sabre ou le fusil que d’un bras affaibli. En ce moment, M. de Lally, à la tête de ses 400 Européens et soutenu par un corps nombreux de cavalerie, s’avance au pas de charge, la baïonnette en avant. À cet aspect, la résolution des Cipayes commence à s’ébranler, le désordre se met dans leurs rangs. Les Mysoréens, qui s’en aperçoivent, se précipitent avec une rage redoublée ; ils massacrent tout ce qui se trouve sous leurs mains. M. de Lally, secondé par quelques officiers de Tippoo, se multiplie pour arrêter le carnage ; grâce à ses efforts généreux, le sang cesse de couler, le petit nombre des soldats de Brathwait encore épargnés par le fer et le feu sont faits prisonniers ; on aime à ajouter qu’ils furent traités par Lally avec une humanité extrême.

Les 2,000 Français débarqués par Suffren étaient pour Tippoo un renfort considérable, qui le mettait à même de tenter plusieurs entreprises, Le 3 avril, il s’empara de Cuddalore, place en ce moment fort importante pour lui, car elle fournissait un point de débarquement favorable pour la flotte française. Sir Edward Hughes quittait à cette époque Trincomalee, et arrivait à Madras le 12 mars. Ayant appris qu’une flotte de navires anglais de la Compagnie était en vue de la côte, Suffren quittait aussi Porto-Novo. Sir Edward Hughes, à peine à la voile, rencontra cette flotte : elle était composée de sept vaisseaux de la Compagnie, et de deux vaisseaux de guerre sur lesquels se trouvait un régiment. Il donna ordre baux vaisseaux de guerre de rallier, et voulut s’occuper avant tout d’effectuer un débarquement de soldats et de munitions. Il voulait, dans ce but, éviter le combat ; Suffren, dont les équipages s’affaiblissaient journellement par les progrès de la maladie et le manque de vivres, était au contraire fort désireux d’en venir à un engagement décisif. Les deux escadres se trouvèrent en présence le 8 avril ; les Anglais manœuvrèrent trois jours pour éviter le combat, et les Français pour les y contraindre. Le 12, Suffren, ayant enfin gagné le vent, se couvrit de voiles, et se trouva bientôt à une distance de la flotte anglaise qui ne permettait pas à celle-ci de s’échapper ; elle était tellement rapprochée du rivage qu’un des vaisseaux toucha. Un combat opiniâtre s’ensuivit, plus long et plus sanglant qu’aucun de ceux que s’étaient jamais livrés les deux nations dans cette partie du monde. Les deux vaisseaux amiraux se trouvèrent longtemps engagés corps à corps. L’intrépidité opiniâtre des Anglais contrebalança l’avantage du vent qu’avait Suffren ; après une longue canonnade, les deux escadres se retirèrent : les vaisseaux des Anglais étaient plus maltraités que ceux des Français, leurs pertes en hommes un peu moins considérable. Les flottes avaient tellement souffert qu’elles demeurèrent sept jours en vue l’une de l’autre, mais sans rien tenter, chacune occupée à se réparer. Le 19, l’amiral anglais mit à la voile ; Suffren essaya de l’amener à une nouvelle action, mais sans succès, et sans pouvoir l’empêcher de se rendre à Trincomalee. Les Français entrèrent dans le port hollandais de Battacolo.

L’armée anglaise, après avoir passé quelques mois en cantonnement, était entrée de nouveau en campagne le 17 avril. Elle marcha d’abord sur Permacoil ; mais elle apprit, à son arrivée à Carangoly, la prise de cette place par Hyder : ce dernier, avec ses auxiliaires français, occupait encore une forte position dans les environs de Permacoil. Les Anglais continuèrent d’avancer ; à leur approche, Hyder se transporta dans les environs de Kellinoor. Sir Eyre Coote se décida alors à marcher sur Arnec, où étaient les magasins de Hyder, et il espérait que la nécessité de les défendre l’obligerait à combattre. Le 1er janvier, sir Eyre Coote prit position à 3 milles de cette place ; Hyder exécuta une marche de 43 milles en deux jours, et établit son quartier général à Chittaput. Avant le lever du soleil, les Anglais se mettent en marche sur Arnec ; alors, au point du jour, une vive canonnade les prend en queue, brise leurs rangs, disperse les bagages. L’ennemi ne se montre nulle part, mais on s’attend à une attaque. La cavalerie de Hyder occupe effectivement tout le terrain voisin, d’où elle domine les Anglais cheminant en ce moment dans une plaine unie ; elle les menace de plusieurs côtés à la fois. Mais pendant ce temps Tippoo est entré à Arnec à la tête d’une division considérable : il enlève les trésors, renforce la garnison, et rejoint le gros de l’armée ; ayant ainsi réussi dans son projet, Hyder se retire en cédant peu à peu le terrain à l’ennemi. La réduction d’Arnec étant alors chose sans importance ; sir Eyre Coote rétrograde sur Madras. Pendant la route, l’avant-garde de l’armée, composée d’un régiment de cavalerie européenne, tomba dans une embuscade ; grand nombre de soldats furent tués, le reste fait prisonnier. Le 20, l’armée anglaise rentra dans les murs de Madras.

À la fin de ce mois, la conclusion de la paix avec les Mahrattes fut solennellement annoncée à Madras. Sir Eyre Coote, se considérant comme investi du droit de traiter de la guerre et de la paix, fit, en son propre nom, des ouvertures à Hyder ; sans avoir consulté ni le gouverneur ni le conseil, il proposa à ce dernier d’accéder au traité conclu entre les Anglais et les Mahrattes, de rendre les places tombées en son pouvoir et d’évacuer le Carnatique. Il le menaçait, en cas de refus, des armes des Mahrattes, qu’il représentait comme au moment de se joindre aux Anglais. Lord Macartney fut alarmé de cette démarche hardie de sir Eyre Coote, qui, au fait, n’était rien moins qu’un envahissement complet de tous les pouvoirs de sa présidence. On prétend qu’il fit dissuader Hyder d’accéder aux propositions de Coote, en faisant jeter adroitement des doutes dans son esprit sur la validité d’engagements pris par le général sans la participation du conseil et du gouverneur. Hyder n’était pas homme à s’effrayer beaucoup de la menace qui lui était faite des Mahrattes ; d’un autre côté, il savait trop bien ce qui se passait pour que l’avis donné par lord Macartney pût avoir grande influence sur ses déterminations. Quoi qu’il en soit, le général Eyre Coote quitta Madras le 1er juillet, et se rapprocha de Hyder, afin de suivre les négociations commencées. Mais le général, homme de guerre, d’action, loyal et franc soldat ; appesanti par l’âge ; n’était pas un politique de force à lutter contre Hyder ; ce dernier le retint dans les environs de Wandeswah, jusqu’à ce qu’il eût achevé de combiner avec l’amiral français un plan d’opérations contre Négapatam. Pendant ce temps, l’armée anglaise consuma non seulement ses propres vivres, mais une partie de ceux de la garnison. Hyder demanda ensuite un peu de temps pour réfléchir ; il rappela, sous prétexte de lui donner de nouvelles instructions, le wackel qu’il avait auprès de sir Eyre Coote, puis tout-à-coup disparut, sans que le général anglais pût rien découvrir non seulement de ses projets, mais même savoir ce qu’il était devenu. Sir Eyre Coote, de mauvaise humeur contre les finesses de la diplomatie orientale, n’eut plus qu’à retourner à Madras. D’ailleurs, le plan convenu entre Hyder et les Français pour la réduction de Nagapatam ne put recevoir son exécution. Suffren fit bien voile pour s’y rendre ; mais il fut aperçu par la flotte anglaise, et, bien qu’à son tour il voulût éviter le combat, il y fut contraint par d’habiles manœuvres de l’amiral anglais.

Le 4 juillet, une action générale commença entre les deux flottes. L’amiral anglais, monté sur le Superbe, et l’amiral français, monté sur le Héros, cette fois encore se combattirent long-temps, pour ainsi dire corps à corps. Pendant une heure et demie le feu se maintint des deux côtés avec une égale intensité : la victoire était encore indécise lorsqu’un changement de vent subit vint jeter tout-à-coup le désordre dans les deux lignes. Suffren veut réformer le premier la sienne ; il présente à l’ennemi ceux de ses vaisseaux qui ont le moins souffert et en couvre habilement les autres. De son côté, l’amiral anglais fait tous ses efforts pour rassembler ses navires, la plupart fort maltraités, entre autres celui que lui-même montait. Au moment du changement de vent, le capitaine d’un vaisseau français, le Sévère, qui avait déjà donné quelque preuve de faiblesse, commande d’amener son pavillon ; deux volontaires, auxquels d’abord il donne cet ordre, s’y refusent ; cependant le pavillon est amené par d’autres. Avis de cesser le feu est envoyé dans les batteries : on ne veut pas y croire ; les officiers s’étonnent, s’indignent, montent sur le pont ; l’équipage partage leur indignation. Un d’eux, M. Dien, premier lieutenant, s’adresse au capitaine, lui reproche sa lâcheté ; tous ses efforts sont inutiles. Mais alors l’équipage, donnant un noble exemple d’indiscipline, se refuse à obéir et continue le combat. Le lieutenant prend le commandement, le pavillon est arboré de nouveau, pendant que l’équipage recommence le feu avec de grands houras. En ce moment le Sultan, le vaisseau anglais qui combattait le Sévère, mettait ses canots en mer pour en aller prendre possession. Cependant l’amiral Hughes, parvenant à rassembler ses vaisseaux fortement avariés, s’éloignait lentement ; Suffren resta maître du champ de bataille, hâtant à coups de canon la retraite des vaisseaux anglais. L’escadre française alla mouiller à Karical. Les Anglais, se trouvant au vent, avaient la possibilité de reprendre l’offensive s’ils voulaient recommencer le combat ; l’état de leurs vaisseaux ne le permit pas. Le lendemain, Suffren remet à la voile en se dirigeant sur Gondeloor. À peine l’escadre a-t-elle fait quelques milles, qu’un navire anglais est signalé, sous pavillon parlementaire : il portait un officier qui, montant à bord du Héros, remit à M. de Suffren une lettre de sir Edward Hughes. Par cette lettre, l’amiral anglais réclamait le Sévère comme appartenant au roi d’Angleterre. M. de Suffren ignorait l’accident de la veille ; on prétendit que le pavillon était tombé, parce que les cordages avaient été coupés, mais non amené. Quelques discussions s’ensuivirent. Le point était difficile à éclaircir, car tout cela avait été l’affaire de quelques secondes. L’officier anglais persistait dans son affirmative. M. de Suffren termina en disant gaiement : « Eh bien ! puisque ce vaisseau est à sir Edward, ayez la bonté de le prier de ma part de venir le chercher lui-même. » Henri IV, le héros gai et gascon, n’aurait pas dit autrement.

Suffren à Cuddalore s’occupa avec une activité extrême de mettre sa flotte en état de reprendre la mer. Quelquefois, pour encourager les autres par son exemple ; il travaillait de ses propres mains comme un simple ouvrier. Le bois de charpente était ce qui manquait le plus, ce dont on avait le plus besoin, et on le vit faire lui-même la visite de toutes les maisons, de tous les établissements publics de Cuddalore ; il démolissait une maison pour avoir une poutre qui lui convenait. Un grand nombre de ses officiers lui représentaient le mauvais état de ses vaisseaux, l’insuffisance des approvisionnements, l’impossibilité d’y suppléer dans cette partie de l’Inde ; on le pressait d’aller aux îles de France ou de Bourbon, de se réparer pendant quelque temps dans un bon port : rien de tout cela n’ébranlait Suffren. « Jusqu’à ce que j’en aie conquis un dans l’Inde ; disait-il, je ne veux d’autre port que l’Océan. » Dès le 1er août, la flotte fut en effet en état de reprendre la mer ; elle fit voile pour le midi. On en reçut la nouvelles Madras le 5 du même mois ; Le première division de renforts français était déjà arrivée à la hauteur de la pointe de Galle ; la seconde division était attendue journellement. Le président et le conseil conçurent de vives alarmes sur le sort de Trincomalee et de Negapatam ; ils communiquèrent leurs craintes à sir Edward Hughes, essayant de lui faire sentir la nécessité de prendre la mer. Ces représentations blessèrent l’amiral : il répondit qu’il était le seul juge de ce qu’il était convenable de faire avec la flotte ; qu’il n’était responsable de sa conduite qu’au roi ; qu’il ne prendrait la mer avec l’escadre de Sa Majesté que le jour seulement où il le trouverait bon. Effectivement, on était déjà au 20 août avant que la flotte reprît la mer. Le 25 de ce mois, Suffren avait jeté l’ancre dans la baie, il avait débarqué les troupes ; les batteries de siège avaient été élevées le 29 ; le feu de la garnison fut éteint le même jour ; et la place se rendit le lendemain. L’amiral anglais arriva le 2 septembre, pour assister au triomphe de Suffren, Le lendemain l’amiral anglais était ardent au combat. Il tenait à effacer par une prompte victoire le souvenir de sa défaite de Trincomalee. C’était l’intérêt de l’escadre française de ne pas combattre ; elle s’était assurée d’un port avantageux pour l’hiver, d’un rendez-vous pour les convois : l’ardeur de Suffren lui fit négliger ces considérations. On combattit pendant trois heures avec une égale énergie, sans succès décisif. Un moment Suffren se trouva exposé seul au feu de six vaisseaux ennemis ; trois des plus braves capitaines français se précipitèrent à son secours, le délivrèrent. Les autres, dit un historien anglais, n’étaient pas dignes de servir sous un aussi grand homme de mer. La nuit seule fit cesser le combat. L’escadre française se retira à Trincomalee, les Anglais firent voile pour Madras. La retraite de l’escadre française ne fut pas heureuse : entrant de nuit dans la rade de Trincomalee, un des vaisseaux toucha sur des rescifs et se perdit ; deux autres reçurent des avaries considérables.

Après avoir rompu ses négociations avec le général Coote, Hyder s’était dirigé sur Arnec, où se trouvaient ses magasins. De son côté, l’armée anglaise retourna à Madras. La présidence avait formé le projet de reprendre Cuddalore ; les ordres étaient déjà donnés en conséquence, mais l’amiral, au grand étonnement du président et du conseil, refusa sa coopération pour cette entreprise[3] : il déclara sa résolution formelle d’abandonner la côte, et de se retirer à Bombay pendant la mousson, résolution qui jeta la consternation dans le conseil. En ce moment Hyder était maître absolu du Carnatique, les Français possédaient Trincomalee, où leur flotte avait un abri assuré ; par le départ de la leur, les Anglais étaient encore une fois menacés d’une expulsion totale de cette partie de l’Inde. À ceux-là, se joignaient encore d’autres inconvénients ; les approvisionnements de Madras, fort insuffisants, ne pouvaient être renouvelés que par la mer ; or, s’il arrivait que les convois fussent interceptés par les vaisseaux français, la disette ne pouvait manquer de se faire promptement sentir à Madras. La présidence fit aussi valoir auprès de l’amiral qu’il avait été en sûreté sur la côte pendant la mousson dernière ; une lettre de l’intendant de la marine au Bengale, écrite à cette époque, offrait de conduire les vaisseaux du roi en sûreté dans un excellent mouillage à l’entrée de la rivière. L’amiral ne voulut entendre à aucune représentation Pour comble d’inquiétude et d’embarras, la présidence apprenait à cette époque les préparatifs faits par les Français pour attaquer Negapatam. Un détachement de l’armée du général Coote, commandé par le colonel Fullarton, s’était avancé dans les provinces du Midi ; deux jours après l’arrivée de cette première nouvelle, on apprit que la flotte ennemie était devant Negapatam, et que cette place était déjà attaquée. De nouvelles supplications furent encore adressées à l’amiral ; elles demeurèrent également inutiles, et comme, dans la journée du 15 octobre, se manifestaient les apparences d’une tempête, il mit à la voile, et ne tarda pas à disparaître.

Le lendemain, un spectacle terrible s’offrit aux habitants de Madras. Plusieurs des vaisseaux de l’escadre avaient échoué sur le rivage ; d’autres, ayant rompu leurs câbles, étaient devenus le jouet des vents et des flots ; toutes les barques, dont le nombre ne montait pas à moins de 120, avaient coulé ou s’étaient brisées sur le rivage ; 30,000 sacs de riz, perte irréparable en ce moment, se trouvaient perdus. Long-temps avant ce malheur, la disette de vivres était déjà grande à Madras ; les ravages de Hyder avaient forcé une multitude d’habitants de la campagne à chercher un refuge dans les murs de cette ville. La famine ne tarda pas à éclater avec toutes ses horreurs ; les rues, où errait çà et là une population exténuée de besoin, s’encombraient de morts et de mourants. Bientôt il ne fut plus possible d’enterrer séparément les cadavres : à certaines heures, passaient dans les rues des charrettes où l’on empilait à la hâte ceux du jour ou de la veille, puis on allait les jeter dans de larges fosses à certaine distance de la ville. Alors, en raison du grand nombre des cadavres, de la négligence ou du retard apporté à leur inhumation, l’air se chargea de miasmes et de vapeurs délétères, des maladies pestilentielles éclatèrent : pendant quelques semaines, il mourut jusqu’à deux cents et deux cent cinquante personnes par jour. Lord Macartney lutta avec énergie contre tant de maux accumulés, il s’efforça de faire refluer dans les provinces les moins épuisées une partie de la multitude réfugiée à Madras.

Le quatrième jour après le départ de la flotte, sir Richard Bickerton était arrivé à Madras. Il avait sous ses ordres trois régiments de 1,000 hommes chacun, un régiment de cavalerie légère montant à 340 hommes, et environ 1,000 recrues levées en Irlande par la Compagnie. À peine sir Richard apprit-il le départ de la flotte, qu’il mit immédiatement lui-même à la voile et se dirigea sur Bombay pour y rejoindre sir Edward Hughes. Depuis peu, deux attaques d’apoplexie avaient atteint sir Eyre Coote, à peu d’intervalle l’une de l’autre ; la force de son tempérament avait résisté, mais aux dépens du moral, demeuré fort affaibli. Dans le but de chercher quelque soulagement à ses maux par un changement d’air, il mit à la voile pour Bombay. Le général Stuart prit le commandement de l’armée alors sous les murs de Madras. La solde était de six mois en arrière, et les vivres n’étaient assurés que pour très peu de jours. Au reste, le départ de sir Eyre Coote ne pouvait être qu’avantageux dans les circonstances fatales où l’on se trouvait : le pouvoir qu’il avait reçu de la présidence du Bengale de diriger exclusivement les opérations militaires avait souvent été un obstacle aux bons résultats qu’aurait obtenus lord Macartney ; ce pouvoir ne pouvait appartenir au successeur du général. Le président et le conseil purent dès lors essayer de mettre à exécution divers projets de réforme des dépenses militaires devenues trop considérables : il leur fut encore loisible de tirer un meilleur parti des troupes en les établissant dans des positions plus avantageuses. Un détachement de 400 Européens fut envoyé renforcer l’armée de Bombay ; un autre de 800 dans les circars du nord ; enfin, 500 hommes allèrent renforcer la garnison de Negapatam. Mais la situation déplorable des Anglais se trouva heureusement ignorée de leurs ennemis ; les frégates françaises en croisière pour s’emparer des convois n’eurent pas l’idée de reconnaître la situation de Madras à ce moment. Bientôt après, de nombreux secours, des approvisionnements considérables lui arrivèrent du Bengale et des circars du nord. Enfin, un événement d’une importance bien autre acheva de faire triompher la fortune des Anglais : Hyder-Ali mourut d’un cancer au dos. On cacha quelque temps sa mort ; les médecins qui le pansaient continuèrent à se rendre dans sa tente avec la même assiduité, et répandirent sur son compte des nouvelles variées. Il s’agissait de donner à Tippoo, qui alors se trouvait à la tête d’un corps d’armée séparé, le temps d’arriver.

Hyder avait alors quatre-vingts ans ; né dans une humble situation, il mourait souverain d’un vaste empire. Né avec le triple génie de la politique, de la guerre et de l’administration, il fut, après Dupleix, l’obstacle le plus sérieux que rencontra dans l’Inde la puissance anglaise. Nul n’égala sa dextérité à se mouvoir dans le labyrinthe de la politique orientale : les peuples furent moins oppressés sous sa domination que sous toute autre, et cependant il sut profiter de toutes leurs ressources ; enfin le grand art de la guerre, qu’il avait appris de lui-même, qu’il avait deviné, pour mieux dire, il le pratiqua avec une merveilleuse sagacité. Peu de généraux ont possédé mieux que Hyder l’art de choisir leur terrain, de dérober à l’ennemi le secret de ses marches, d’être toujours là où il n’était point attendu. S’il fut souvent vaincu, la cause en était à cette puissance de la civilisation qui se trouvait du côté de ses adversaires, et contre laquelle le génie d’un homme est impuissant. Que pourrait tout l’art de César ou de Napoléon contre une forteresse qu’un art tout-puissant mettrait en mouvement sur le champ de bataille ? Eh bien, c’est le cas d’un régiment européen marchant en colonne serrée, son artillerie sur les flancs, au milieu d’une armée de l’Orient : il se forme en carré, se ploie en colonne, se déploie en ligne, avec un ensemble, une unité qui en font un seul être, d’une puissance, d’une nature supérieure à tous ceux qui l’attaquent. À ses pieds viennent également se briser le courage, l’impétuosité des soldats, le génie même du chef ennemi. Plus multipliées, les défaites de Hyder ne prouveraient donc rien contre son habileté ; au contraire, c’est à lui que revient le mérite de ses victoires. Avec de plus fréquents secours de la France, il est probable qu’il eût anéanti dans l’Inde la domination anglaise.

En ce moment, Tippoo tenait tête au colonel Humberstone-Mackensie. Cet officier était demeuré à Calicut depuis le commencement de mai jusqu’à la fin de septembre ; à cette époque, il marcha sur Palucotah, forteresse qui commandait la passe la plus importante à l’ouest, entre les deux côtés de la presqu’île. Son corps d’armée consistait en 900 Anglais et 2,000 Cipayes de la présidence de Bombay, plus un corps de 1,200 Cipayes commandés par des Européens et fournis par le roi de Tanjore. Le manque de moyens de transport l’obligeait à n’avoir avec lui qu’un fort petit train d’artillerie. Il demeura devant Ramguzzee depuis le 20 septembre jusqu’au 6 octobre, qu’il s’en empara sans difficulté ; il marcha de la sur Palacatchery. Mais cette place ne pouvait être prise sans artillerie de siège : en conséquence, le 22 octobre, Humberstone fut occuper une position à quelques milles de distance ; dans le but d’attendre qu’il lui en arrivât. Dans ce mouvement de retraite, une manœuvre mal exécutée jeta du désordre dans la marche du détachement. Or, l’ennemi surveillait tous les mouvements des Anglais : il s’embusqua dans un défilé, et, attaquant vivement l’arrière-garde, s’empara d’une grande partie des bagages et des munitions. Les Anglais n’eurent plus qu’à faire retraite sur la côte avec la plus grande hâte. Mais les Mysoréens, tout nombreux qu’ils fussent, étaient pourtant plus mobiles que le petit corps anglais ; ils l’enveloppaient, ne cessant de tirailler sur ses flancs ou sa queue, embusqués derrière tous les rochers, derrière tous les bois qui bordaient la route. Pendant deux jours entiers les Anglais ne prirent aucune nourriture. Ils atteignirent enfin Ramguzzee le 18 novembre. En ce moment, Tippoo marchait lui-même sur cette ville, à la tête de 20,000 hommes que la faiblesse des Anglais dans le Carnatique avait permis à Hyder de détacher de son corps d’armée principal. Tippoo s’avançait à marches forcées ; la retraite des Anglais devint plus difficile. Le 19, Tippoo canonna vivement leur arrière-garde. À la nuit, ils arrivèrent à la rivière de Paniane, qu’il semblait impossible de passer, grossie qu’elle était par les pluies. Au bout de deux heures de recherches, un gué fut trouvé, mais si profond qu’on avait de l’eau jusqu’au menton ; dans l’impossibilité de résister aux forces supérieures de Tippoo, les Anglais durent pourtant tenter ce passage, qu’ils exécutèrent heureusement. Deux femmes noires qui suivaient l’armée, entraînées par le courant, furent les seules victimes de cette entreprise. Tippoo se croyant assuré de sa proie, avait négligé de la surveiller pendant la nuit ; au point du jour il fut étonné et irrité qu’elle lui eût échappé. Le jour suivant, le colonel Humberstone atteignit la ville de Paniane, où il se renferma. Tippoo commença immédiatement les opérations du siège ; le 28 novembre, divisant son armée en quatre colonnes, il attaqua la ville, assez mal fortifiée, par quatre côtés à la fois. D’abord cette attaque parut réussir ; il pénétra sur les remparts, et s’empara de l’artillerie anglaise, mais il fut pourtant repoussé ; ses efforts pour rallier ses troupes n’eurent aucun succès, et il fallut se contenter de continuer le blocus. Une autre attaque aurait sans doute été plus décisive. Mais la nouvelle de la mort de Hyder-Ali arriva en ce moment même au camp mysoréen ; se mettant immédiatement en route avec un corps de cavalerie d’élite, Tippoo se dirigea aussitôt sur Arnec ; le reste de l’armée dut l’y rejoindre. Le corps de Hyder ayant été transporté à Colar, Tippoo, qui avait fait une grande diligence, s’y rendit aussitôt ; il accomplit ses dévotions sur la tombe récemment fermée de son père, puis se hâta d’arriver à l’armée, toujours campée entre Arnec et Velore. Grâce au secret gardé sur la mort de Hyder, ses lieutenants avaient pu maintenir l’ordre et l’obéissance parmi ses troupes ; d’ailleurs, Hyder les avait habituées de longue main à une subordination qui ne pouvait être rompue en un instant. Ayant fait payer immédiatement leurs arrérages, Tippoo monta sans difficulté sur le trône de son père. Aussitôt après, il reçut de grands renforts de Cuddalore : c’étaient 900 Européens, 250 Caffres, 2,000 Cipayes et 22 pièces de canon. À la même époque, les Anglais n’avaient à leur disposition dans le Carnatique que 3, 000 Européens et 12,000 indigènes.

À la mort de Hyder, lord Macartney avait compté sur les scènes de désordres ordinaires aux armées indiennes. En l’apprennant il ouvrit l’avis d’attaquer immédiatement et avec vigueur ; ce ne fut pas celui du général Stuart, successeur de sir Eyre Coote, qui se trouvait ainsi que ce dernier en discussion ouverte avec la présidence. L’armée tout entière, à vrai dire, ne supportait qu’avec une extrême impatience, et qui éclatait de temps à autre, sa subordination au pouvoir civil. Les prétentions d’indépendance de sir Eyre Coote avaient ajouté à ces dispositions, le général Stuart les continua, ou, pour mieux dire, les exagéra. Dès son admission dans le conseil, il fut en opposition et en discussion constante avec la majorité ; les registres des délibérations ne cessèrent de s’emplir de fades et oiseuses discussions sur les privilèges de son grade, la dignité de son rang, la quotité des appointements, etc. Les officiers du roi employés dans l’Inde s’étaient toujours montrés fort mécontents et fort humiliés de se trouver dans l’obligation de recevoir des ordres de la Compagnie ; ils professaient maintenant la doctrine d’obéir ou de ne pas obéir, sous leur propre responsabilité, aux réquisitions, aux sommations qui leur étaient faites par les agents de la Compagnie, chose qui ne tendait rien moins qu’à l’anéantissement du gouvernement même de l’Inde. Peu auparavant, le conseil, appelé à délibérer sur ce sujet, avait déclaré : que le passage des troupes de la solde du roi à celle de la Compagnie rendait leur obéissance aux ordres de celle-ci une condition sous-entendue, mais explicite, de cette situation ; que le roi se réservait le droit de régler l’intérieur, la discipline, l’organisation, etc., etc. des troupes ; mais qu’il ne leur donnait aucune instruction pour leurs opérations ; qu’en conséquence elles étaient laissées à la volonté de ceux qui les employaient. Le général fit une réponse dans laquelle il contestait ce droit ; il continuait à réclamer la faculté de n’obéir que lorsque lui-même le jugerait convenable. Le comité répliqua par une défense formelle au général de donner aucun ordre aux troupes du roi ou de la Compagnie, excepté sur les détails de la discipline et de l’ordre intérieur. Il ne résista pas ouvertement ; il s’en vengeait en ne cessant d’opposer des obstacles à l’exécution de tout ce que voulait faire le comité ou le président. Ainsi, dans les circonstances actuelles, le comité le pressa vivement de mettre l’armée en mouvement pour frapper un coup décisif. Le général affecta d’abord de ne pas ajouter foi à la nouvelle, plus tard il assura que l’armée serait prête en temps convenable. Le fait de la mort de Hyder devint certain, les remontrances de la présidence redoublèrent. L’officier qui commandait à Trippasoor fit donner la nouvelle que le camp ennemi était dans la consternation et la confusion ; le même officier ajoutait qu’une attaque faite avant l’arrivée de Tippoo ne manquerait pas de le disperser. Le général Stuart déclara alors que le dénuement de l’armée, l’absence de moyens de transport, etc., ne lui permettaient pas de se mettre en marche à cette époque de l’année. Il y avait cependant plus d’un mois que le gouvernement lui avait donné l’avis de mettre les troupes à même d’entrer en campagne du jour au lendemain ; assurance lui avait été donnée qu’il serait promptement pourvu, sur sa demande, à tous les besoins de l’armée.

L’armée se mit pourtant en campagne dans le commencement de l’année 1783 ; elle était à Wandeswah le 8 janvier. Le général offrit la bataille à Tippoo aussitôt qu’ils se trouvèrent en présence, mais celui-ci se retira en désordre vers la rivière. Le général Stuart retira les garnisons de Wandeswah et de Carangoly, qu’il était incapable de protéger, fit sauter les fortifications de ces deux villes, et se dirigea sur Velore. Pendant ce temps Tippoo évacuait Arcot, dont il fit sauter une partie des fortifications, et se disposait à quitter le Carnatique : il était pressé d’aller repousser une attaque à laquelle se trouvait exposée en ce moment une autre partie de ses États. Pendant que Tippoo se rendait dans le Carnatique, le corps anglais qui se trouvait alors devant Paniane avait en effet marché sur Merjee, à 300 milles au nord ; le général Matthews, commandant un corps expéditionnaire de Bombay, le rejoignit ; lui-même fut, peu après, renforcé par le reste des troupes employées sur cette côte. Il put dès lors commencer ses opérations. D’abord il s’empara du fort d’Onore, puis se dirigea vers une passe très importante appelée Husseingurry-Ghaut, au haut de laquelle se trouvait un petit fort susceptible d’une vigoureuse défense. Pour parvenir au sommet, il fallait gravir la pente escarpée d’une montagne de 5 milles de hauteur ; le chemin en était étroit, difficile, défendu à chaque tournant par des redoutes et des batteries : les Anglais les enlevèrent successivement. Au sommet se trouvait une vaste et dernière redoute qui paraissait imprenable, et qui peut-être l’eût été si trois compagnies de grenadiers n’eussent trouvé moyen de s’emparer de quelques rochers qui la dominaient : elle fut obligée de se rendre. Les Anglais, ainsi maîtres de ce passage des montagnes, débouchèrent du côté opposé, et allèrent mettre le siège devant Bednore, capitale de la riche province de Canara. Malgré les succès précédents et la rapidité de sa marche, l’armée était au moment de manquer de vivres ; mais le gouverneur de la place, ignorant que Tippoo marchait à son secours, et ne voulant pas courir le danger d’un siège, se hâta d’entrer en négociation. Il offrit d’abandonner la ville, le fort, le trésor public aux Anglais ; il demandait que la vie et les propriétés des habitants fussent épargnées, conditions qui furent acceptées, mais violées peu après.

Par un hasard singulier, un Anglais, Campbell, se trouva le négociateur de ce traité. Campbell s’étant embarqué quelques années auparavant à Goa pour Madras, avait fait naufrage sur la côte de Malabar ; il fut pris par un détachement de l’armée de Mysore, et jeté en prison, où il fut retenu et fort maltraité. Un commandement lui fut offert dans l’armée mysoréenne, il rejeta cette offre, et ce refus aggrava les procédés barbares dont il était l’objet : il fut enchaîné à un compagnon d’infortune ; ce dernier mourut, et son cadavre n’en demeura pas moins attaché à Campbell jusqu’à son entière dissolution. Le moment était venu où sa santé, affaiblie par les souffrances, lui faisait entrevoir la mort comme prochaine. Alors l’armée anglaise se présenta devant Bednore, et le gouverneur eut l’idée de se servir de lui pour ouvrir des négociations avec le général Matthews. Il nous a transmis les impressions que lui fit éprouver cette liberté à laquelle il était rendu lorsqu’il n’osait plus y croire : « Je sortis de la citadelle avec trois hommes qui me servaient de guides. La soirée était délicieuse. En me trouvant en plein air, en embrassant de mes regards l’immense étendue du firmament, en parcourant des yeux les beautés prodiguées par la nature dans ces climats, j’éprouvai des sensations trop sublimes, trop ravissantes pour que je puisse les décrire. Mon cœur battait pour la reconnaissance, il s’élevait avec transport vers la source de tout ce qui existe, et je sentais que l’instinct de l’homme le porte à rendre hommage à la Divinité. Une heure d’un bonheur si pur ne me parut point trop achetée par une année de souffrance. L’avenir s’embellissait pour moi ; mon âme semblait aussi avoir posé ses chaînes, je me sentais léger, je croyais marcher dans les airs. »

Le reste de la province de Carana ne tarda pas à suivre l’exemple de la capitale. Le général Matthews fut aussitôt mettre le siège devant Ananpore ; la ville fut emportée d’assaut le 14 février, la garnison passée au fil de l’épée, les habitants livrés au pillage. Un sérail composé de quatre cents femmes appartenant à Tippoo ne fut point épargné. Les enfants de ce dernier, qui se trouvaient alors dans la ville, échappèrent au carnage en traversant sur un petit bateau la rivière qui en baigne les murs ; ils demeurèrent la journée entière sur la rive opposée, cachés dans des bois d’aloès et de cocotiers, et de là purent contempler à loisir l’incendie qui dévorait leurs riches demeures, leurs somptueux palais. Par l’aide de quelques bateliers, accompagnés de trois ou quatre femmes, ils parvinrent à se réfugier dans la forteresse de Mangalore. Après avoir soutenu quelques jours de siège, cette ville se rendit aussitôt que la brèche fut devenue praticable ; la ville d’Onore avait ouvert ses portes peu de jours auparavant. Au milieu des succès qui signalaient cette campagne, le désordre et les dissensions les plus violentes ne tardèrent pas à éclater parmi les vainqueurs au sujet du butin. À Bednore, on avait trouvé un trésor ne contenant pas moins de 81 lacs de pagodes, c’est-à-dire 801,000 livres sterling. À côté de ces richesses qu’elle venait de conquérir, l’armée ne s’en trouvait pas moins dans une extrême détresse : elle n’avait pas reçu de solde depuis une année et plus ; toutefois, le général Matthews refusa positivement de faire servir au paiement des arrérages l’argent dont on venait de s’emparer. Des murmures éclatèrent hautement dans tous les rangs de l’armée ; ils furent sévèrement réprimés. Frappés de la gravité de ces conjonctures, trois des principaux officiers, le colonel Mac’Leod, le colonel Humberstone et le major Shaw, quittèrent l’armée et se rendirent à Bombay, dans le but d’exposer au conseil et au président la situation de l’armée. Le conseil, accueillant ces représentations, destitua le général Matthews, et nomma pour le remplacer le colonel Mac’Leod, qui le suivait immédiatement. Des nombreuses plaintes s’élevèrent à cette époque contre la violence et la rapacité de Matthews ; toutefois, comme il mourut avant d’avoir eu l’occasion d’y répondre, l’histoire ne doit les accueillir qu’avec quelque défiance.

Le colonel Mac’Leod, accompagné du major Shaw et d’Humberstone, se mit aussitôt en route pour aller prendre le commandement qui venait de lui être conféré. Ils s’embarquèrent sur deux sloops ; mais, peu après être sortis du port ils rencontrèrent une flotte mahratte de cinq gros vaisseaux. La nouvelle du traité passé entre le gouvernement de Poonah et les Anglais n’était pas encore arrivée jusqu’au commandant de cette flotte : il voulut s’emparer des deux bâtiments montés par Mac’Leod. Ce dernier aurait peut-être pu, en employant des moyens de conciliation, faire comprendre aux Mahrattes l’état des choses, ou du moins obtenir d’eux d’être conduit à Gheria, où tout se fût expliqué. Mais c’était un homme d’un caractère hardi, impétueux, impatient de toute résistance ; pressé d’ailleurs de se rendre à son poste, tout délai lui était odieux en ce moment. Il donna à l’équipage des sloops l’ordre de repousser les Mahrattes par la force, si ceux-ci tentaient de disputer le passage. Les équipages des deux bâtiments de Mac’Leod, obéissant à cet ordre, se firent bravement tuer. Les deux bâtiments n’en tombèrent pas moins au pouvoir des Mahrattes. Le major Shaw fut tué, Mac’Leod et Humberstone tous deux blessés, et le dernier mortellement : il mourut à Gheria peu de jours après. Humberstone, qui n’avait que vingt-huit ans, promettait à sa patrie un homme remarquable ; il était tout à la fois passionné pour l’étude de l’antiquité et pour celle des sciences qui se rattachaient à sa profession ; c’était un littérateur et un mathématicien distingué. Quand il avait accompli ses devoirs de soldat et de général, on le voyait dans sa tente un Plutarque à la main, ou bien tout occupé de la solution de quelque problème d’algèbre ou de géométrie.

Depuis la prise de Bednore, de nombreux détachements de troupes ne cessaient d’en partir pour aller soumettre ou rançonner les différentes villes et districts de la province., L’argent était le seul objet de ces excursions, qui ne se rattachaient à aucune grande combinaison militaire ; d’ailleurs l’armée anglaise, parfaitement tranquille, nullement sur ses gardes, croyait n’avoir rien à redouter. Tout-à-coup Tippoo apparut pourtant à quatre milles de Bednore, avant qu’aucune nouvelle de sa marche fût parvenue aux Anglais ; ceux-ci, obligés d’abandenner la ville, ainsi qu’une grande partie des approvisionnements, n’eurent que le temps de se réfugier dans la forteresse. Tippoo en commença le siège, en même temps qu’il envoyait divers détachements parcourir la province et s’emparer des villes secondaires. Les fortifications de la citadelle de Bednore étaient en fort mauvais état ; les Anglais avaient peu de munitions, encore moins de vivres ; les fatigues et les maladies faisaient de nombreux ravages dans leurs rangs ; aussi se rendirent-ils par capitulation dès le 30 avril. Un article de la capitulation portait qu’ils seraient renvoyés sur la côte ; un autre, que le trésor public serait rendu intact à Tippoo : dernière condition parfaitement inexécutable, car une partie du trésor avait été pillée. Tippoo s’en prévalut pour ne pas observer l’autre, ou pour excuser son manque de foi. Les Anglais furent chargés de fers, dirigés sur la citadelle de Mysore, et là enfermés dans d’étroites prisons. On prétendit que le général Matthews avait fait creuser et remplir de pièces d’or les bambous de son palanquin. Quoi qu’il en soit, Tippoo, au lieu de s’endormir sur la prise de Bednore ; se dirigea sans perdre de temps sur Mangalore : ainsi que son père, il attachait un prix immense à la possession de cette ville, la mieux fortifiée et possédant le meilleur port de cette partie de l’Inde. Le 16 mai, il parut sur les hauteurs qui la dominent, à la tête de sa cavalerie ; les avant-postes de la garnison furent repoussés ; en peu d’heures il acheva l’investissement de la place.

Cependant, aussitôt que le général Stuart apprit le départ de Tippoo, il rétrograda avec son armée, et le 20 février vint camper au près du mont Saint-Thomas. Le gouverneur et le conseil formèrent le projet de faire une diversion en faveur de la garnison de Mangalore, par une attaque soudaine au midi et à l’est des États de Tippoo. Le corps d’armée stationné à Tanjore reçut l’ordre de marcher à l’ouest, dans la direction de Velore. Le général Stuart toujours animé de la même mauvaise volonté, déclara ce mouvement impossible ; en conséquence, l’armée demeura immobile, Pendant ce temps, le bailli de Suffren, profitant de l’absence de la flotte anglaise, qui n’était pas encore de retour de Bombay, débarquait à Cuddalore le marquis de Bussy et un détachement de troupes françaises. La reprise de possession de cette place était de la dernière importance pour les Anglais, l’éloignement de Tippoo présentait une occasion favorable pour la tenter ; en conséquence, le président et le conseil sollicitèrent instamment le général de s’occuper de cette entreprise. À toutes ces sollicitations, celui-ci répondait en représentant l’armée comme hors d’état de reprendre la campagne. Après de longs délais, après avoir écrit à l’officier commandant l’armée de l’ouest de venir se réunir promptement à lui, tout important qu’il fût de conserver de ce côtés un corps capable de faire diversion, le général Stuart se mit enfin en route. Le succès dépendait avant tout de la célérité, la distance de Madras à Cuddalore n’est que de cent milles, il ne mit pas moins de quarante jours à la parcourir. L’amiral, à cause du manque des vivres et d’eau ; ne pouvait pourtant rester que peu de temps devant Cuddalore. Le 7 juin, le général Stuart arriva enfin devant cette place. Les Français avaient ajouté aux fortifications de la ville plusieurs ouvrages considérables : le 13, il fut décidé que ces ouvrages seraient attaqués de trois côtés à la fois. Trois coups de canon, tirés du sommet d’une colline, devaient être le signal de l’attaque. Ce signal ne fut point entendu : les attaques furent faites successivement, au lieu de l’être toutes à la fois, et les assaillants furent repoussés. Cette défaite, une des actions les plus meurtrières de l’Inde, fut terrible pour l’armée anglaise ; elle laissa sur le champ de bataille 62 officiers et 920 soldats, presque tous Européens. Les Anglais passèrent la nuit sous les armes : ils s’attendaient à une attaque, qu’ils auraient difficilement soutenue. Les officiers français étaient impatiens de combattre, la destruction complète de l’armée anglaise ne tenait qu’à une attaque faite avec promptitude et vigueur ; mais l’impétueux, le brillant Bussy, toujours d’une admirable bravoure, était devenu un vieillard aux résolutions calmes et lentes : il réprima l’ardeur de son armée. Le général sir Eyre Coote, un des anciens adversaires de Bussy, accourait alors pour le rencontrer de nouveau sur le champ de bataille. Après un court séjour à Calcutta, il s’était embarqué pour revenir prendre le commandement de l’armée de Madras. Une frégate française donna la chasse pendant cinq jours au bâtiment qu’il montait. Le vieux général, pendant ce temps, demeura constamment sur le pont, rien ne put le déterminer à le quitter. L’impétueux rival de Lally, le soldat de Plassey n’était plus qu’un vieillard faible, débile, irritable ; à la vue de cette frégate, qui ne le quittait pas, et que lui-même ne pouvait se décider à perdre de vue, on l’entendait s’écrier à chaque instant : « Après tant de travaux, qu’il est cruel de tomber entre les mains de mes ennemis[4] ! Sir Eyre Coole parvint toutefois à gagner Madras ; mais les émotions de ces derniers temps avaient été trop fortes pour son organisation affaiblie ; il rendit le dernier soupir peu de jours après. Parmi ses contemporains, le chagrin avait mis fin aux jours de Clive, la hache du bourreau à ceux de Lally, Bussy était devenu comme étranger à ce nouveau monde de l’Inde ; ainsi disparaissent, ainsi se succèdent les générations sur ce grand théâtre de l’histoire.

Cependant sir Edward Hughes reparut devant Cuddalore le 16 juin ; presqu’au même moment l’escadre française fut signalée. Le projet de Suffren était de combattre ; celui de sir Edward, au contraire, d’éviter soigneusement tout engagement, afin de demeurer libre de se porter au secours de l’armée anglaise. Dans ce but, il était venu mouiller en vue du camp anglais ; l’apparition des vaisseaux français le contraignit de reprendre la mer. Pendant trois jours les deux escadres en présence manœuvrèrent, tantôt pour prendre, tantôt pour conserver le vent. Les Anglais avaient dix-huit voiles, les Français seize. Le combat commença sur les trois heures et demie. Suffren montait une frégate, la Cléopâtre. Le combat durait depuis une heure, lorsque le feu se manifesta à bord du vaisseau français le Fendant ; le Flamand, qui le suivait, se porta en avant pour le couvrir ; pendant qu’il exécutait cette manœuvre, le Gibraltar tenta de couper la ligne française en traversant l’espace que le Flamand venait de laisser libre, mais celui-ci manœuvra assez à temps pour l’empêcher. La nuit sépara les combattants ; le jour suivant, les Français mouillèrent dans la rade de Porto-Novo. Le 22, les deux escadres se retrouvèrent encore en présence : Suffren offrit de nouveau la bataille ; l’amiral Hughes ne jugea point à propos de l’accepter, et fit voile pour Madras. L’amiral français se rendit alors à Cuddalore, où il débarqua tout ce qu’il put de ses équipages, et concerta avec Bussy de vigoureuses mesures. Un officier anglais faisant partie de l’armée du général Stuart peint ainsi cette ardeur, cette activité infatigable : « La présence d’un tel homme, écrivait sir Thomas Munro, , nous obligeait à faire nos approches avec la plus extrême prudence, à nous entourer de fortes gardes. Il ne cesse de presser M. de Bussy de nous attaquer ; il lui offre de débarquer la plus grande partie de ses équipages et de les conduire lui-même donner l’assaut à notre camp. » Pour la première fois, l’union la plus parfaite existait alors parmi les Français : un même zèle pour le service du roi, un même désir de gloire, animaient Suffren et Bussy. Les difficultés de rangs, les rivalités du service, les questions d’étiquette avaient cessé de se montrer : leur mutuelle ardeur, l’élévation du génie de Bussy, les mettaient bien au-dessus de toutes ces choses. De l’autre côté se trouvait au contraire une armée affaiblie, découragée ; un général mécontent de la présidence, redoutant en quelque sorte un succès qui devait profiter à ses ennemis. Bussy, repoussé dans une première sortie le 23 juin, avait pris une éclatante revanche le 4 juillet ; encore cette fois, les affaires des Anglais commençaient donc à prendre une fâcheuse tournure. En ce moment la nouvelle de la paix récemment conclue en Europe parvint à Madras ; la présidence s’empressa de la transmettre à Bussy et à Suffren ; elle demandait en même temps une suspension d’hostilités jusqu’à l’arrivée du traité qui devait être prochaine. La suspension d’armes fut accordée ; plus encore, le corps français au service de Tippoo dut le quitter. Sur les instances de la présidence de Madras, Bussy, comprenant que tout était fini, se chargea même d’être son intermédiaire auprès de Tippoo pour engager celui-ci à déposer les armes.

Délivrée de ce souci, la présidence de Madras s’occupa de quelques autres mesures. Les deux corps d’armée chargés de la protection des frontières, l’un au nord, l’autre au midi, furent renforcés. Le colonel Fullarton commandait la division du midi : il se trouvait assez fort pour pénétrer jusque dans le cœur du royaume de Mysore, peut-être pour attaquer la capitale elle-même. Assurée de la paix, la présidence saisit cette occasion de se donner satisfaction contre le général Stuart ; elle lui donna l’ordre de venir rendre compte de sa conduite. Les explications entre le gouvernement et le général furent chaudes, emportées ; les prétentions réciproques en restèrent plutôt animées que conciliées. Le gouverneur fit la motion que le commandement serait retiré au général Stuart, que lui-même serait congédié du service de la Compagnie. Ce dernier protesta contre cette décision ; il annonça même la ferme résolution de retenir, malgré le conseil, le commandement des troupes du roi. Après lui, le commandement revenait, dans l’ordre hiérarchique, au colonel sir John Burgoyne ; celui-ci n’en professait pas moins la résolution de continuer d’obéir aux ordres du général. Dans cet embarras, le conseil se décida à une mesure hardie : le général étant à la campagne, sa maison fut investie par un détachement de Cipayes ; il fut fait prisonnier, et enfermé dans le fort Saint-Georges, jusqu’au moment où il se trouva un vaisseau qui fît voile pour l’Angleterre ; alors il fut embarqué de vive force. Par suite des démarches, de Bussy, Tippoo répondit favorablement aux ouvertures de la présidence à l’occasion de la paix. Tippoo paraissait consentir à un traité sur la base d’une mutuelle restitution de conquêtes ; il se montrait, en outre, disposé à envoyer deux ambassadeurs à Madras. De son côté, la présidence se décida à envoyer auprès du sultan trois commissaires. Jalouse, d’ailleurs, de créer en même temps une diversion en faveur de Mangalore, elle donnait au colonel Fullarton l’ordre d’agir le plus promptement et le plus vigoureusement possible.

Fullarton se décida donc à entrer immédiatement en campagne. Son premier soin fut d’augmenter son armée des garnisons de Tanjore, de Tritchinopoly et de Tinivelly. Parti de Dindigul le 23 mai 1783, il se dirigea vers Daroparam, l’armée partagée en deux divisions ; les environs de la place étant inconnus, il fallut se diriger d’après les renseignements des espions indous. L’un d’eux décrivit au colonel Fullarton Daroparam et ses approches, un autre fit un rapport du même genre à l’officier commandant la seconde division. Ces deux divisions se mirent en marche à la nuit ; elles traversèrent une rivière, et, en se guidant sur ces renseignements, vinrent occuper précisément le lieu qui leur était indiqué par les espions ; c’était une très forte position, à quatre cents verges de la place ; on y établit aussitôt des batteries, qui commencèrent à battre en brèche. Certes, c’est quelque chose de remarquable que l’exactitude des renseignements qui permirent d’agir ainsi, au milieu de la nuit, avec une telle précision ; mais les espions indous sont doués en ce genre d’une admirable sagacité, les journaux des officiers anglais en fournissent mille et mille exemples. Dans leurs récits ils n’omettent jamais la plus petite circonstance, le détail le plus minutieux ; d’autres fois, faisant mieux encore, ils font avec de la terre glaise le plan en relief de la ville et du terrain dont ils parlent avec autant d’exactitude que pourrait le faire un ingénieur consommé. Le siège venait de commencer, lorsque Fullarton reçut du général Stuart des ordres, écrits sans la participation de la présidence, qui le rappelaient ; il obéit, et se mit en marche. À peine avait-il fait trois milles, que la nouvelle lui parvint de la suspension des hostilités et de la fin de la guerre avec Tippoo. Le colonel Fullarton employa aussitôt son activité à rétablir l’ordre et l’obéissance dans Madura et Tinivelly, car pendant les embarras du gouvernement de Madras la plupart des polygards s’étaient révoltés. Dans une lettre de la présidence, Fullarton assignait comme la cause principale de cet esprit d’insubordination la conduite oppressive et tyrannique des agents de la Compagnie ; cependant il faisait une éclatante exception en faveur du fameux Mahomet-Jussouf : « Tandis qu’il gouvernait ces provinces, dit Fullarton, toute son administration manifestait de la vigueur et de l’énergie ; sa justice était hors de question, sa parole inviolable, ses mesures si bien conçues et si bien exécutées qu’aucun moyen d’échapper au châtiment n’existait pour le coupable. Je crois, concluait Fullarton, que la sagesse, la vigueur et l’intégrité n’ont jamais brillé chez aucun autre homme avec plus d’éclat. »

Après avoir reçu des renforts de Cuddalore dans le mois d’août, Fullarton se mit en marche du côté de Mysore. Les instructions de la présidence lui ordonnaient de ne rien tenter jusqu’à la conclusion des négociations alors entamées avec Tippoo. Le 18 octobre, les vivres de son armée touchaient au moment d’être épuisés ; il apprit alors que Tippoo venait de renouveler les hostilités contre Mangalore. Long-temps Fullarton avait médité une entreprise contre Seringapatam ; toutefois il n’avait pas osé la tenter, parce qu’il n’avait pas entre les mains de place assez forte pour lui servir d’entrepôt sûr, ou bien de point de retraite en cas de revers. Par cette raison, il se détermina à marcher sur Palacatchéry, l’une des plus fortes places de l’Inde ; elle commande un des passages importants de la chaîne de montagnes qui borne le Carnatique à l’ouest, La marche de l’armée fut entravée par les pluies, les mauvais chemins, par des bois qui n’offraient que peu de chemins praticables ; enfin elle atteignit Palacatchéry le 4 novembre. Fullarton commença sur-le-champ ses opérations avec grande vigueur. La place était forte, la garnison semblait décidée à une ferme résistance, Le 13, les assiégeants ouvrirent deux batteries ; avant le coucher du soleil, le feu des assiégés était déjà fort affaibli. À la nuit, il tomba une forte pluie : le capitaine Maitland en profita pour chasser l’ennemi du chemin couvert ; là, à son tour assailli avec vigueur, il se défendit de même jusqu’à ce qu’il eût reçu des renforts. Effrayé dès lors des suites d’un assaut, l’ennemi capitula. Après avoir pris possession du fort, les Anglais se dirigèrent vers Coimbatore, qu’ils atteignirent le 26 novembre 1783. La place se rendit avant que la brèche fût praticable. La conquête de Seringapatam, celle de l’empire entier de Tippoo, n’avait plus alors rien d’impossible pour Fullarton. Devant Mangalore l’armée mysoréenne avait beaucoup souffert, s’était beaucoup affaiblie, car le sultan s’était obstiné à continuer le siège pendant la saison des pluies ; le corps du colonel Mac’Leod, à l’orient, et celui de Fullarton au midi, pouvaient s’entendre pour combiner leurs opérations ; tous les petits princes de la côte ouest se trouvaient prêts à reconquérir leur indépendance, à rejeter le joug de Tippoo. Les dispositions intérieures du royaume de Mysore étaient elles-mêmes fort inquiétantes pour ce dernier : les Indous ne lui étaient point attachés, et plusieurs brahmes de la plus grande importance s’étaient alors mis en correspondance avec les Anglais ; le souvenir des anciens rajahs commençait à se réveiller dans tous les esprits. Le colonel Fullarton pourvut son armée de dix jours de vivres, augmenta ses moyens de transport, fit les meilleurs arrangements qu’il lui fut possible, et fut bientôt prêt à se mettre en marche pour Seringapatam. Le succès de l’expédition paraissait assuré. Le 28 novembre, il reçut de la part des commissaires qui traitaient avec Tippoo l’ordre de restituer les forts, les places, les pays conquis ; il lui était signifié de se renfermer à l’avenir dans les anciennes limites. Déjà il avait commencé son mouvement de retraite lorsqu’il reçut tout-à-coup l’avis de l’interrompre et de se tenir prêt à recommencer la guerre.

Les divers incidents des négociations alors suivies auprès de Tippoo étaient la cause de ces ordres contradictoires. Les négociateurs anglais avaient rencontré beaucoup de difficultés et subi beaucoup de retards dans l’accomplissement de leur mission. À leur entrée sur son territoire, Tippoo leur enjoignit de rendre sur-le-champ Mangalore ; puis, peu de jours après, de le rejoindre devant cette place. Leur route les fit passer à peu de distance de Seringapatam ; beaucoup d’Anglais prisonniers étaient enfermés dans cette ville : toutefois, aucune communication ne fut permise entre eux et leurs malheureux concitoyens ; les lettres qu’ils écrivirent et celles qui leur étaient adressées furent également interceptées. À leurs plaintes sur ce procédé, on répondit par des récriminations sur la conduite de Fullarton ; malgré leur mission de paix, celui-ci, disait-on, n’en avait pas moins pris et pillé les forts de Palacatchéry et de Coimbatore. Ce fut alors qu’ils envoyèrent à Fullarton l’ordre de restituer les places tombées dans ses mains depuis la date de leur commission. Le voyage des commissaires à travers un pays presque entièrement dénué de routes praticables devint bientôt fort pénible ; quelques uns de leurs domestiques, beaucoup de leurs chevaux et de leurs bêtes de somme y périrent. Ils arrivèrent enfin devant Mangalore.

Le siège durait depuis une année environ ; Tippoo y avait perdu une portion considérable de son armée. Dans le mois de mai de l’année précédente, il avait investi Mangalore à la tête de 60,000 cavaliers, 30,000 Cipayes disciplinés à l’européenne, 600 Français sous le commandement du colonel Cossigny, un corps commandé par Lally, mi-partie d’Européens et d’indigènes, des troupes irrégulières au nombre de plusieurs milliers, enfin un parc d’artillerie d’environ 100 pièces de canon. La garnison, se composait de 696 Européens, officiers et soldats, 2,850 Cipayes, un corps de pionniers, enfin ce qui suit ordinairement les camps et armées. Tippoo agit d’abord avec beaucoup d’activité : Dès le 27 mai il avait élevé une batterie de onze embrasures ; une sortie de la garnison pour la détruire fut repoussée. Le 29, les assiégeants commencèrent à jeter sur la ville des bombes et d’énormes pierres ; ces pierres, aussi lancées par les mortiers, et dont quelques unes pesaient jusqu’à cent cinquante livres, faisaient de grands ravages ; tantôt elles enfonçaient des maisons, que le manque de matériaux empêchait ensuite de relever, tantôt elles se brisaient en innombrables éclats puis retombaient en une pluie meurtrière. Les blessures qui provenaient de ces éclats étaient en général fort dangereuses : ils lacéraient, déchiraient les chairs, et-la gangrène se mettait souvent dans les moindres plaies. Les Anglais repoussèrent à la baïonnette plusieurs attaques contre leurs batteries. Ils firent des sorties heureuses, ils enclouèrent un bon nombre de canons à l’ennemi ; ils éteignirent son feu sur quelques points par la supériorité du leur. Les assiégeants n’en continuèrent pas moins d’approcher de la place : ils jetèrent des fascines dans le chemin couvert, et parvinrent jusqu’à la crête du glacis. Dès les premiers jours de juin la brèche était déjà praticable ; le 4 juillet, Tippoo ordonna un assaut général. Les premiers rangs des assaillants étaient armés, les uns d’espèces de faucilles recourbées propres à attirer à soi l’ennemi, les autres de piques montées sur de longs bambous, pouvant atteindre de fort loin ; malgré ces armes dangereuses, dont ils se servaient avec adresse et courage, ils furent repoussés. Les mêmes tentatives, plusieurs fois renouvelées, n’eurent pas davantage de succès ; mais ces revers ne produisaient en Tippoo ni abattement ni découragement ; c’étaient, au contraire, comme autant d’aiguillons qui l’excitaient à de nouveaux et plus grands efforts. D’un autre côté, les fatigues et les maladies sévissant de plus en plus contre cette brave garnison, l’affaiblissaient cruellement. Elle en était réduite à de cruelles extrémités, lorsque arriva la nouvelle de la paix récemment conclue entre la France et l’Angleterre. Les Français au service de Tippoo reçurent en même temps la défense formelle de coopérer plus long-temps avec ce dernier ; l’envoyé français fit dès ce moment tous ses efforts pour opérer une pacification. Plusieurs suspensions d’armes furent employées à des négociations ; elles n’aboutirent d’abord à aucun résultat ; et, à chaque rupture, Tippoo reprenant les travaux du siège, les poussait avec une nouvelle ardeur. Dans ces occasions les sentinelles indoues avaient, à l’égard des Anglais, un procédé d’une courtoisie qu’on pourrait appeler chevaleresque : lorsqu’elles recevaient l’ordre de recommencer le feu, elles ne manquaient jamais de faire signe aux Anglais de se mettre à couvert.

Les négociations traînèrent jusqu’au 8 août 1783, où une cessation d’hostilité fut enfin convenue pour durer jusqu’à la conclusion d’un traité définitif ; les garnisons d’Onore et de Carwar s’y trouvaient comprises. Aux termes de la convention, un marché abondant devait avoir lieu trois fois par semaine dans Mangalore ; il était en outre signifié que les prix y seraient les mêmes qu’au camp de Tippoo. Dès le début cet article du traité fut peu observé. Les prix s’élevèrent au contraire de jour en jour, à tel point qu’une volaille ne tarda pas à être vendue de huit à douze roupies, et le reste, viande ou légume, dans la même proportion. Bientôt le marché cessa même tout-à-fait. Alors les chevaux, les chiens, les chats, les rats, les souris, les oiseaux de proie, les lézards, les couleuvres, etc., furent promptement dévorés ; les chackals, alléchés par les cadavres récemment enterrés, n’étaient point épargnés : du funèbre repas ils passaient sur la table d’officiers, qui s’en repaissaient avec une affreuse avidité. Tant de privations et tant de maux n’avaient point encore ébranlé le courage des défenseurs de Mangalore, lorsque le 22 novembre une flotte fut signalée : c’était un corps considérable, sous les ordres du général Mac’Leod. Par malheur, au lieu d’aborder, le général se contenta d’entamer, par le moyen de son secrétaire, une négociation avec Tippoo : il stipula la faculté d’approvisionner la place de vivres pour un mois, et, cela fait, remit à la voile. Or, ces vivres, tirés d’un bâtiment de commerce, se trouvèrent eux-mêmes d’une mauvaise qualité : sur vingt pièces de bœuf et de mouton, il ne s’en trouvait pas une, selon l’expression d’un témoin oculaire, dont les chiens eussent voulu. La désertion des Cipayes, la mutinerie des Européens devinrent à craindre. Les deux tiers de la garnison étaient déjà aux hôpitaux, le reste pouvait à peine tenir ses armes, les morts montaient à douze, quinze, vingt par jour. Il en fut ainsi jusqu’au 23 janvier, où le commandant offrit de capituler. Le sultan, qui par le fer, le feu, les maladies et la désertion avait perdu la moitié de son armée, était lui-même pressé de traiter. En conséquence, une convention fut conclue : les Anglais quittèrent avec armes et bagages, et les honneurs de la guerre, ces remparts croulants qu’ils avaient si vaillamment défendus ; ils se dirigèrent sur Tellichéry. Les retards apportés à ce voyage de négociateurs anglais avaient eu pour but de laisser au sultan le temps de conclure. Dans un autre temps, cette manière d’agir n’aurait pas manqué d’irriter la susceptibilité nationale. En ce moment, les affaires étaient dans une fort mauvaise condition, la paix devenue un besoin vivement senti ; enfin c’était un découragement et un besoin de repos universels ; les négociateurs supportèrent donc avec patience les procédés blessants, la mauvaise foi de Tippoo. Pour prix de cette humilité, ils obtinrent enfin, le 11 mars 1784, un traité dont la base principale était une restitution des conquêtes mutuelles.

Tippoo, qui conduisait ce siège, en fut aussi l’historien. Il en parle comme il suit dans ses Mémoires[5] : « Après avoir passé les Ghauts, je m’avançai en cinq ou six jours sur Mangalore ; c’est une excellente forteresse, érigée par Ahmedy-Sircar, et pour laquelle on a dépensé en 25 ans plus de 20 lacs de roupies. Un ingrat coquin, à qui le gouvernement en avait été confié, avait appelé les Nazaréens et la leur avait livrée. J’arrivai, après avoir franchi une autre passe située à quatre milles de ce fort, je campai dans le voisinage de la ville. Le Nazaréen maudit qui commandait dans la place avait élevé une redoute de pièces de gros calibre sur une éminence dans le voisinage du fort ; il s’y trouvait 300 Nazaréens et un millier d’autres soldats. Je pris ma position, et j’envoyai un kushoon[6] pour occuper la ville. Cette division, après avoir franchi la muraille extérieure, fut attaquée par un corps de Nazaréens embusqués en ce lieu : entre eux et mes gens il y eut un conflit acharné, qui dura jusqu’au soir. Pendant ce jour, ayant rassemblé les matériaux nécessaires, j’élevai une batterie dans la nuit, en face de celle des Nazaréens ; j’y plaçai quinze canons. J’envoyai un détachement de deux kushoons pour donner l’assaut ; je les cachai dans un creux, où ils demeurèrent jusqu’à l’heure de la prière du matin. Nous donnâmes le signal par une volée de notre batterie ; et alors, criant de toutes leurs forces Allah gâr (Dieu nous est ami), ils se précipitèrent en avant, et, après un grand carnage, chassèrent ces Nazaréens sans foi de l’éminence qu’ils occupaient. Ils firent beaucoup de prisonniers, et poursuivirent les fugitifs jusqu’aux portes mêmes du fort ; ils s’y maintinrent jusqu’au moment où je pus, avec l’aide de Dieu, les couvrir d’un retranchement. Dans le cours des deux jours suivants toutes choses étant préparées, j’investis la place et j’élevai deux batteries. Le premier jour, un feu très vif eut lieu de part et d’autre ; le second jour, les canonniers de Hydery servirent les pièces de telle sorte que dix canons du fort furent démontés, leurs affûts brisés en morceaux, et bon nombre de Nazaréens envoyés en enfer. À la fin, les Nazaréens abandonnèrent toutes leurs pièces ; ils n’osaient plus se montrer sur les remparts. Mais moi j’élevai trois autres batteries, j’y plaçai six mortiers au moyen desquels je lançai de grosses pierres ; voyant cela, ces Nazaréens sans foi creusèrent des tranchées dans l’intérieur du fort, et ils y cherchèrent un abri.

« À cette époque commencèrent les pluies, qui durent six mois dans cette contrée ; malgré leur violence, à la fin du deuxième mois j’avais poussé mes approches jusqu’au bord du fossé entourant le fort. Les assiégés firent deux sorties à l’heure de minuit. À la première de ces sorties, je me trouvais près de la tranchée, dans une maison où je m’étais provisoirement établi : entendant un bruit de mousqueterie plus fort que de coutume, je me hâtai à travers le brouillard et la pluie, pour arriver au secours de mes gens employés dans la tranchée ; je les repoussai, et je dis aux sirdars de l’armée Usud-Ilhye, qu’avec l’assistance de Dieu je voulais prendre une revanche le jour suivant, que je prétendais, dès le lendemain, couper les têtes de ces chiens maudits au-dedans de leurs murailles, derrière leurs fossés, avec mes seuls fantassins[7], et cela à l’heure où le soleil serait au méridien, non comme eux, qui s’étaient glissés vers nous pendant la nuit, à la façon des voleurs. En conséquence, sous l’assistance de Dieu et la protection du prophète, je formai un détachement de 30 soldats Ehshâm[8], je leur adjoignis 20 autres hommes vraiment hommes, et, les divisant en deux corps, j’envoyai l’un, au nombre de 25 hommes, contre la batterie de la porte dans l’après-midi, et l’autre, en même nombre dans le fossé. Là, ces deux détachements, attaquant à l’improviste ces infidèles, coupèrent au-delà de quarante têtes à ces chiens aux pensées impures ; ceux qui échappèrent au tranchant du glaive s’enfuirent çà et là comme des poussins effrayés, se traînant et rampant pour gagner quelque cache obscure. Pendant ce temps, les hommes de Usud-Ilhye, semblables à des lions, s’en retournaient en sûreté avec les prisonniers qu’ils venaient de faire. Les Nazaréens se virent réduits à de grandes extrémités : un homme de Hyder-Ali ne pouvait plus porter un mousquet à l’épaule qu’on ne les vît aussitôt ôter en grande hâte leurs chapeaux et saluer comme de vieilles guenons[9].

« Un jour, à la pointe du jour, les Nazaréens attaquèrent mes tranchées au bord du fossé, ils y pénétrèrent. En ce moment j’étais à mon quartier, je venais d’accomplir mes devoirs religieux, lorsque, entendant le bruit de la mousqueterie et les cris des guerriers, je pris avec moi une compagnie de Usud-llhye, et je courus à pied à la tranchée. Les Nazaréens combattaient : les soldats de Usud-Ilhye les attaquèrent au sabre et à la baïonnette ; ils en firent un bon nombre prisonniers, et envoyèrent d’autres au fond de l’enfer ; le reste prit la fuite. En un mot, le carnage fut tel des deux côtés pendant trois mois, que les tranchées ne montraient plus qu’un mélange de boue, de sang et de chair humaine. Beaucoup de soldats, obligés de se tenir constamment les pieds dans la boue ; en perdirent l’usage et demeurèrent estropiés. Souvent, pendant les ténèbres de la nuit, à travers l’inondation causée par les pluies, malgré la force du vent, qui dans ce lieu surpasse de beaucoup en violence ce qu’il est dans les autres parties du royaume, il me fallait faire des rondes pour m’assurer que les travaux étaient convenablement poussés et les soldats d’Ahmedy fidèles à leur poste ; à cause de cela, il arriva que deux ou trois sirdars et d’autres tombèrent dans des fontaines qui étaient fort pleines, et devinrent martyrs, sans qu’aucun pût deviner ce qu’ils étaient devenus. À cette époque, l’eau montait au-dessus du genou dans la campagne… »

Le long de la chaîne des montagnes du Malabar il existe plusieurs castes ou tribus encore à l’état sauvage : elles habitent au milieu des forêts, sans se fixer nulle part ; quelques unes de ces peuplades changent de demeure tous les ans. Arrivés à l’endroit qu’ils ont choisi pour leur séjour passager, ces pauvres gens en entourent l’enceinte d’une espèce de haie, et chaque famille choisit un petit espace de terrain, que ses membres labourent à l’aide d’un morceau de bois pointu, durci au feu. Ils n’ont que peu de communications avec les habitants civilisés du voisinage. Moins avancés que les sauvages de l’Afrique ; ils n’ont ni l’arc ni les flèches. Ils se nourrissent au moyen de quelques métiers : il en est qui abattent du bois, d’autres qui tressent des nattes. À peine nés, les enfants sont habitués à la vie dure qu’ils doivent mener. Dès le lendemain de leurs couches, obligées de se mettre à la recherche de leur nourriture, les femmes, avant de s’éloigner de leurs nouveaux-nés, commencent par les allaiter : elles creusent après cela en terre un trou qu’elles garnissent d’une couche de feuilles de l’arbre appelé teck ; feuilles couvertes d’aspérités, qui enlèvent l’épiderme dès qu’on s’en frotte, et font couler le sang. Or, c’est sur cette couche qu’est déposé l’enfant jusqu’au retour de la mère, qui n’a lieu que le soir. Dès le cinquième ou le sixième jour de sa naissance, on l’habitue à prendre des aliments solides ; il est lavé tous les matins dans la rosée très froide qui baigne les plantes. Il est ainsi abandonné tous les jours, seul et tout nu, exposé au soleil, au vent et à la pluie, jusqu’à ce qu’il soit en état de marcher. Leur religion consiste dans le culte de certains fétiches. Quelques unes de ces peuplades, un peu plus rapprochées de la vie sociale, habitent les forêts ; la principale occupation de ceux qui les composent est d’extraire le jus de palmier, dont ils vendent une partie et boivent le reste ; ils montent sur les arbres, eux et leurs femmes, avec une agilité qui le dispute à celle des singes. Les individus de ces castes vont nus, les femmes seules portent à la ceinture un petit morceau d’étoffe.

À son retour du siège de Mangalore, Tippoo rencontra sur son chemin une peuplade de ces sauvages. L’état de nudité dans lequel il les vit le choqua : les Musulmans sont de stricts observateurs de la décence et des convenances sociales, le moindre signe immodeste des femmes les choque en public. Le sultan fit appeler les chefs de la caste, il leur demanda pourquoi eux et leurs femmes ne se couvraient pas plus décemment ; ils alléguèrent leur pauvreté, mais surtout les lois de leur caste. Tippoo répliqua qu’il exigeait qu’ils portassent des vêtements comme les autres habitants du voisinage ; il leur promit de leur envoyer tous les ans la toile nécessaire ; en attendant il leur fit distribuer toute celle dont il put disposer pour le moment. Ainsi pressés, ces sauvages firent d’humbles remontrances : on les vit se rassembler çà et là en groupes pour délibérer. Les vêtements étaient pour eux un terrible embarras, il leur paraissait affreux de s’écarter des usages de leur caste ; l’émigration, la mort même leur étaient préférables. Ils se décidèrent à abandonner la patrie plutôt que de manquer aux lois de la caste, à aller chercher quelques autres forêts où ils pussent vivre en paix. Après s’être long-temps arrêté à écouter leurs remontrances, Tippoo allait se remettre en route ; mais un des chefs de la tribu, parvenant tout-à-coup jusqu’à lui, déposa aux pieds du sultan une pièce de toile qui avait été son partage, et lui dit : « Sultan, tu vis comme tes pères, laisse-nous vivre comme ont vécu les nôtres. » Le sultan n’insista plus.


  1. Sir Thomas Munro.
  2. Lettre de lord Macartney à M. Macpherson.
  3. Nous avons vu des preuves de la bravoure et de l’habileté de sir Edward. On reconnaît ici cette incompatibilité d’humeur qui n’a jamais cessé d’exister, en Angleterre comme en France, entre le service de mer et celui de terre.
  4. Sir Thomas Munro, t. I, p. 62.
  5. Lettres choisies de Tippoo sultan à divers fonctionnaires, mises en ordre et publiées par William Kirkpatrick, lieutenant-colonel.
  6. Division de troupes.
  7. L’infanterie était la troupe la moins estimée dans les armées mogoles ; c’est en signe de mépris de l’ennemi que Tippoo parlait ainsi.
  8. Sorte de soldats d’élite.
  9. Le chapeau fournissant un excellent point de mire, les Anglais l’ôtaient de temps à autre ; c’est sans doute à cela que Tippoo fait allusion.