Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre IX

Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 3p. 1-113).

LIVRE IX.

SOMMAIRE.


Le rajah de Tanjore. — Discussion entre la présidence, le nabob et le général Eyre Coote. — Ce dernier retourne en Europe. — Le nabob reçoit des chevaliers de l’ordre du Bain. — Discussion avec le rajah de Tanjore. — Négociations commencées avec ce dernier, mais qui aboutissent à la guerre. — Guerre avec Tanjore. — Traité de paix. — Sir Robert Harland suit les mêmes errements que sir John Lindsay. — Mésintelligence entre lui et le conseil. — Le conseil essaie vainement de séparer en lui le caractère d’amiral de celui de plénipotentiaire ; il s’y refuse. — Expédition contre les polygards de Marawar. — Nouvelle guerre avec Tanjore. — Prise de l’établissement hollandais de Najore. — Situation de la présidence de Bombay. — Situation de Hyder. — Prise de Broach. — Situation intérieure des Mahrattes. — Acquisition de Salsette et de Bassein. — Difficultés financières s’accroissant de jour en jour. — Intervention du parlement. — Le colonel Burgoyne. — Formation de deux comités pour s’enquérir des affaires de l’Inde, l’un secret, l’autre spécial. — Le comité secret chargé d’informer sur les affaires de la Compagnie, le comité spécial d’examiner le côté politique des affaires de l’Inde. — Warren Hastings. — Sa nomination à la présidence du Bengale. — État de l’administration au Bengale. — La Compagnie le charge de l’administration et de la location des terres ; elle se fait dewan. — Mesures pour la suppression du décois. — Suppression de la vente des enfants. — Emprisonnement de Mahomet-Rheza. — La Munny-Begum nommée tutrice du jeune nabob. — Mise en liberté de Mahomet-Rheza-Khan. — Alliance entre le visir et Hastings dirigée contre les Rohillas. — Cession de Corah et Allahabad au visir. — Guerre avec les Rohillas. — Nouveaux arrangements entre l’emμereur et le visir dictés par les Anglais. — Nouveaux arrangements financiers pour le revenu. — Lettre du theshoo lama à Hastings. — Rapport du comité spécial à la chambre des communes. — Motion de Burgoyne tendant à faire restituer par Clive une partie des sommes reçues par lui du nabob. — Discours de Clive. — Résolution de la chambre qui déclare que Robert Clive a rendu à son pays de grands et méritoires services. — Bill pour le meilleur gouvernement des Indes-Orientales. — État financier de la Compagnie. — Mort de Clive. — Son caractère, ses habitudes, etc.
(1771 — 1775.)


Séparateur


Le rajah de Tanjore avait contribué de ses troupes et de son argent pendant la durée de la guerre avec Hyder ; cependant il n’en continuait pas moins à entretenir de secrètes relations avec ce dernier, et cette conduite indisposa contre lui la Compagnie et le nabob, qui en furent instruits. À la conclusion de la paix de 1769, la présidence de Madras avait exigé que Morari-Row, chef mahratte, dont les États avaient été formés aux dépens de Hyder, fût compris dans ce traité. Hyder réclamait la même condition au profit du rajah de Tanjore : les Anglais admirent sans difficulté ce dernier au bénéfice du traité, toutefois comme leur propre allié, leur protégé, non comme celui de Hyder. Plus tard, dans leur embarras d’argent, le nabob et la Compagnie tournèrent plus d’une fois un œil d’envie vers les trésors du rajah, ou du moins vers ceux qu’on lui supposait. Le rajah gouvernait bien en effet une contrée vaste, fertile, épargnée jusqu’alors par les ravages de la guerre ; mais ce n’était d’ailleurs qu’au moyen d’énormes sacrifices d’argent qu’il avait su se garantir des invasions ennemies. Son gouvernement n’était pas plus propre que celui de tout autre prince indigène, à développer parmi ses sujets la richesse et l’industrie ; de plus, il s’était trouvé depuis long-temps dans l’obligation d’entretenir une nombreuse armée. Le rajah devait donc, suivant toute probabilité, à examiner les choses de sang-froid, paraître beaucoup plus riche qu’il ne l’était en réalité. La présidence n’en écrivait pas moins à la cour des directeurs : « Il ne nous paraît pas raisonnable que le rajah de Tanjore possède la portion la plus fertile de ce pays, celle qui peut seule nourrir et approvisionner nos armées, et ne contribuer en rien à la défense du Carnatique. » La présidence ajoutait que, d’après le nabob, les anciens rois de Tanjore avaient toujours paye un tribut de 70, 80, et même 100 lacs de roupies aux nabobs du Carnatique. Elle faisait part à la cour des directeurs de sa résolution d’imposer de nouveau ce tribut au rajah, et, dans le cas où il se refuserait à se soumettre de bonne volonté, de prendre avec le nabob les mesures convenables pour l’y contraindre. L’argent de ce tribut devait être porté en décharge de la dette de ce dernier vis-à-vis la Compagnie. En réponse à cette communication, la cour des directeurs enjoignait à la présidence de ne rien entreprendre contre le rajah de Tanjore ; la difficulté de se procurer de l’argent pour le moment, les dispositions douteuses des Mahrattes et du subahdar, surtout la crainte que le rajah de Tanjore n’eût recours à Hyder, inspiraient ces pacifiques résolutions à la cour des directeurs. De son côté, le rajah de Tanjore se prétendait ruiné par les dépenses de la dernière guerre. Il se refusait à payer le moindre subside, ou sollicitait du moins un fort long délai pour se mettre en état de le faire.

Le conseil de Madras s’était brouillé avec sir John Lindsay, il le fut plus tard avec son remplaçant, il n’était pas mieux avec le major-général Eyre Coote, commandant en chef des forces de la Compagnie. Ayant voulu annoncer à l’armée la nomination de ce dernier, dans un ordre du jour général, il employa des expressions dont il s’était précédemment servi pour celle de Lawrence. Le général Coote fit des objections contre ces expressions ; elles impliquaient, suivant lui, une subordination trop absolue du pouvoir militaire au pouvoir civil. Le conseil fit alors la proposition de remplacer cet ordre du jour par des lettres particulières aux officiers commandants, où ceux-ci seraient prévenus qu’ils passaient, dès ce moment, sous les ordres du général Coote ; celui-ci refusa aussi ce moyen. Il signifia sa résolution de ne pas prendre le commandement au moins pour le moment ; il exigeait que des renseignements fussent d’abord demandés au Bengale sur ce qui s’était passé en circonstance semblable. Le brigadier-général Smith remplit provisoirement les fonctions de général en chef ; Coote, irrité, abandonna Madras, se rendit à Bombay, de là à Bassorah, et enfin en Angleterre en passant par la France. Le conseil et le nabob, le conseil et le commissaire royal ne vivaient pas en meilleure intelligence ; tous les rouages de cette vaste machine de gouvernement ne s’engrenaient les uns dans les autres qu’avec beaucoup de difficulté. Le conseil se plaignait de cette situation à la cour des directeurs dans les termes les plus amers ; celle-ci répondit : « Qu’elle voyait avec inquiétude l’animosité toujours croissante entre le nabob et la Compagnie, qu’elle ne se croyait pas en droit de se prononcer sur la conduite des serviteurs de la couronne ; mais qu’elle faisait tout ce qui lui était possible, en approuvant hautement la ligne suivie par les siens, en sanctionnant toutes les mesures qu’ils avaient jugé convenable de prendre dans l’intérêt de leur propre dignité et de l’indépendance de la Compagnie : indépendance, ajouta-t-elle, dont la base était tout aussi élevée que celle d’un commissaire du roi, puisqu’elle reposait sur des chartes royales confirmées par des actes répétés du Parlement. »

Jusqu’à un certain point, le ministère donna lui-même raison à la Compagnie contre sir John ; quoique en termes obscurs et mesurés, il semblait désapprouver la prétention de ce dernier de forcer le conseil à produire les papiers et documents relatifs à son administration. L’amiral sir Robert Harland avait reçu à son départ d’Angleterre l’instruction positive d’éviter toute contestation avec la Compagnie ; mais il y a des difficultés qui tiennent aux situations, non aux personnes. D’un autre côté, les prétentions du nabob vis-à-vis de la Compagnie avaient reçu à cette époque un encouragement considérable. Sir John Lindsay et le général Eyre Coote ayant été nommés chevaliers du Bain ; le roi d’Angleterre fit prier le nabob de vouloir bien le suppléer pour la réception de ces nouveaux chevaliers ; une instruction détaillée sur la manière d’accomplir cette cérémonie accompagnait cette prière. Dans cette circonstance le nabob était donc mis, encore une fois, de pair avec le roi d’Angleterre ; les employés, quels qu’ils fussent, de la Compagnie, reculaient au contraire au rang de simples marchands, sujets de l’un de ces princes et tolérés dans les États de l’autre. Le conseil n’en luttait pas moins de toutes ses forces contre ces prétentions : il avait toujours pensé, écrivait-il à la cour des directeurs, qu’outre l’autorité qui lui avait été confiée par la Compagnie ; il avait aussi une autorité qu’il tenait du roi et de la nation. Il ajoutait avec toute raison : « La croyance à cette opinion a seule fondé notre influence et notre autorité dans l’Inde ; c’est par cette croyance que vos employés ont pu, à l’aide de beaucoup d’efforts, vous acquérir dans ce pays richesse et pouvoir. »

Dans le mois de février 1771, le rajah de Tanjore prépara une expédition contre un de ses voisins, le polygard de Sanputty, un des Marawars. Le président écrivit au rajah pour lui faire des représentations à ce sujet : il lui faisait observer que Marawar, dépendance du Carnatique, appartenait au nabob. Le rajah ne manquait pas de bonnes raisons à alléguer : Hana-Mantagoody, suivant lui, était un district appartenant au roi de Tanjore et demeuré en sa possession jusqu’à la conclusion du traité de 1763 ; à cette époque seulement il avait été usurpé par le chef marawar, qui avait profité pour cela de l’absence des armées de Tanjore en ce moment en campagne pour le service du nabob ; c’était l’époque où le nabob s’occupait lui-même des préparatifs de son expédition contre Madura. Déjà il lui avait représenté la justice d’enlever ce territoire à celui qui l’avait usurpé ; et le nabob avait seulement demandé que l’exécution de ce projet fût différée jusqu’à la conclusion de son expédition. Il ajoutait qu’ayant exposé au président le projet qu’il nourrissait de recouvrer le territoire en question, le président avait accueilli ce projet et reconnu sa justice ; il concluait : « Par toutes ces raisons, j’avais espéré que le nabob et Votre Honneur donneraient au Marawar les ordres les plus positifs de me restituer mon territoire ; j’en écrivis à mon wackel. Mais ni Votre Honneur ni le nabob n’en ont agi ainsi ; loin de là : des éléphants de Negapatam dont on me faisait présent étant en chemin, Nalcooty[1], sous prétexte que le vaisseau qui les portait avait été jeté sur le rivage par une tempête, s’est emparé de mes éléphants et les a retenus. Je lui ai écrit à ce sujet, ainsi qu’à Votre Honneur, mais aucune réponse ne m’est parvenue. Si je souffre patiemment que Marawar prenne possession de mon pays, que Nalcooty s’empare de mes éléphants, que Tondiman désole mes provinces, ce sera pour moi un grand déshonneur parmi mes peuples. Vous êtes, dites-vous, le protecteur de mon gouvernement ; néanmoins, vous n’avez pas encore arrangé une seule affaire qui me soit personnelle. Or, si je demeure en repos, je ferai un grand tort à la dignité dont je suis revêtu : je marcherai donc moi-même. Dans le traité, il n’est pas spécifié que je ne chercherai pas à reprendre possession du pays usurpé sur moi par Marawar, ou que je n’entreprendrai aucune expédition contre les polygards ; et puisqu’il en est ainsi, cela ne peut être considéré comme contraire au traité. » La présidence répondit qu’il ne lui appartenait pas de se faire justice par ses mains, et le pressait de s’en remettre à sa médiation. Le rajah objectait l’inutilité de cette médiation ; de son côté, le nabob sommait la présidence, en vertu de leurs engagements respectifs, de le défendre contre un sujet rebelle, ainsi qu’il appelait le rajah. Sir John Lindsay, qui se trouvait encore à Madras à cette époque, appuyait fortement les sollicitations du nabob. La présidence se trouvait ainsi environnée de difficultés.

Il eût été difficile de prononcer avec justice sur les prétentions respectives du nabob et du rajah ; les rajahs de Tanjore et les nabobs du Carnatique avaient tour à tour conquis et perdu le territoire en litige. À cette époque le droit du plus fort était depuis long-temps le seul droit public de l’Inde. Le conseil de Madras écrivait, avec toute justice, à la cour des directeurs : « Le pouvoir est le seul arbitre du droit ; les usages et les titres établis ne peuvent empêcher un État de tomber dans la dépendance d’un autre, si les forces de ce dernier sont supérieures, mais aucun ne peut exiger de dépendance d’un autre si la force lui manque. » Les négociations entre la présidence et le rajah occupèrent les mois de février et de mars de l’année 1771. Pendant ce temps la présidence, se préparant à tout événement, quoique déterminée à ne pas commencer les hostilités, rassembla des troupes et des approvisionnements à Tritchinopoly. Alors le nabob cessa tout-à-coup de se montrer disposé à seconder l’expédition, alléguant tantôt le peu de probabilité que les Mahrattes permissent de l’achever sans intervenir, tantôt la difficulté pour lui-même de trouver assez d’argent pour solder les frais de la guerre. Le nabob, dans ses précédentes sollicitations, n’avait eu d’autre but, en effet, que de contraindre les Anglais de s’allier aux Mahrattes. Comme cette alliance ne s’était pas faite, la crainte de laisser ses États exposés aux invasions de ces derniers le rendait maintenant opposé à cette guerre ; en consequence, bien que tout fût prêt pour entrer en campagne, les négociations recommencèrent, au nom du nabob, avec le rajah de Tanjore. D’abord le rajah se montra disposé à accepter la médiation de la Compagnie ; il promettait d’agréer tout arrangement entre lui et le nabob que celle-ci prendrait sous sa propre garantie. Le 29 juillet, les prétentions du nabob furent exposées à un envoyé du rajah, chargé par lui de suivre ces négociations à Madras ; mais comme cet envoyé ne voulait jamais, sur aucun point ; s’engager définitivement sans avoir sans cesse de nouvelles instructions du rajah, il en résultait une grande perte de temps. Pour abréger, le nabob envoya ses deux fils à Tritchinopoly ; l’aîné, Omdut-al-Omrah, était chargé de poursuivre les négociations, le second de pourvoir à la subsistance de l’armée. Malgré la voie pacifique où l’on s’était engagé, la guerre n’en menaçait pas moins d’éclater d’un moment à l’autre ; aussi on ne tarda pas, tant à Madras qu’à la cour du nabob, à se faire cette question : « À qui appartiendra le royaume de Tanjore une fois conquis ? » Le nabob craignait fort que ce ne fût aux Anglais : c’était même un des plus puissants motifs de la répugnance qu’il avait récemment manifestée contre l’expédition. Il offrait à la Compagnie un tribut de 10 lacs de roupies, à condition qu’elle lui abandonnerait cette future conquête. La présidence prétendit laisser la question à la décision des directeurs ; mais ne voulant pas commencer la guerre sans le consentement du nabob, elle se détermina à accepter provisoirement son offre. Sur ces entrefaites, Omdut-al-Omrah abandonna Tritchinopoly, déclarant à la présidence que la force seule pourrait contraindre le rajah à accéder aux propositions qui lui étaient faites. L’armée reçut l’ordre aussitôt d’entrer en campagne (septembre 1771) ; mais le second fils du nabob s’était acquitté de sa mission avec une extrême négligence ; le camp anglais ne possédait pas assez de riz pour la consommation d’un seul jour.

Après les plus grands efforts pour suppléer à cette imprévoyance, le général Smith parvint enfin à entrer en campagne. Il se présenta le 16 septembre devant Vellum, place assez forte, et qui couvrait Tanjore ; il commença à battre en brèche dès le 20 ; la brèche fut praticable le lendemain, et la garnison se retira sans attendre l’assaut. Le 23, Smith, s’étant remis en campagne, fut prendre position devant Tanjore. Les tranchées furent ouvertes le 29. Le 1er octobre l’ennemi fit une sortie vigoureuse, que le courage et le sang-froid des assiégeants rendirent inutile ; toutefois les opérations du siège n’avancèrent que lentement, et ce fut seulement le 27 octobre que la brèche fut reconnue praticable. Pendant la durée du siège, Omdut-al-Omrah continuait ses négociations avec le rajah. Le général Smith lui communiquait les progrès du siège, tandis que lui-même demeurait étranger aux négociations : ses instructions lui prescrivaient d’une manière formelle de cesser les hostilités aussitôt qu’il y aurait chance probable de conclure la paix. Au moment où, dans le camp anglais, tout était déjà prêt pour l’assaut, Omdut-al-Omrah s’avisa de demander au général Smith si la chute de la place était assurée. Le général, homme d’une grande modération, craignant de faire une fanfaronnade, répliqua par excès de défiance de lui-même et de ses troupes : « Je ne peux pas répondre de prendre la place, mais seulement de faire tous mes efforts pour cela. » D’un autre côté, Omdut-al-Omrah avait récemment appris que le butin fait dans les places conquises appartenait de droit aux soldats victorieux ; il voulut racheter à son profit le pillage de Tanjore ; mais la somme qu’il proposait ne fut pas agréée par le général, qui la trouva trop peu considérable. Ce motif l’engagea à reprendre les négociations avec plus d’empressement que jamais, et bientôt un traité de paix fut signé entre lui et le rajah ; traité où il trouvait cet avantage de faire racheter fort cher au rajah le pillage, et de ne rien donner aux soldats ou du moins de ne leur accorder qu’une indemnité qu’il fixerait lui-même ; les soldats cesseraient effectivement d’y avoir positivement droit, puisqu’ils ne se seraient pas emparés d’assaut de Tanjore. La paix fut ainsi signée tout-à-coup, à l’insu du général et sans la garantie de la Compagnie, qui, après avoir fait les frais de la guerre, demeurait comme étrangère à sa conclusion. La présidence de Madras, en apprenant cette nouvelle, en exprima tout haut son mécontentement : les choses en étaient au point que la reddition de la place à discrétion était la seule condition acceptable. Elle envoya immédiatement l’ordre au général Smith de ne pas se dessaisir du fort de Vellum qui devait répondre des frais de la guerre. D’ailleurs, les batteries de siège demeurèrent en état, les canons à leurs places ; on chercha mille prétextes peur rompre le traité, et les Anglais menacèrent de renouveler les hostilités. Cependant, comme ils offraient la paix, à la condition que les districts de Coiladdy et d’Elangad leur seraient cédés, le rajah se vit obligé d’accepter ce nouvel arrangement. L’expédition contre Tanjore n’était pas encore terminée, que déjà le nabob pressait la présidence d’employer ses forces à la réduction des deux Marawars ; celle-ci, jalouse d’étendre le pouvoir de son nabob, y consentit. Ce dernier reprochait aux Marawars de ne lui avoir pas envoyé des secours dans sa dernière expédition. En conséquence, les troupes furent de nouveau rassemblées à Tritchinopoly, et durent se tenir prêtes à marcher aussitôt après la saison des pluies, qui alors commençait.

Sir Robert Harland était arrivé à Madras, à la tête de son escadre, le 2 septembre 1771. Il se présenta au conseil en qualité de plénipotentiaire du roi, ayant pleins pouvoirs pour maintenir l’observation de l’article 11 du traité de Paris. Il était aussi porteur d’une lettre de la main du roi d’Angleterre au nabob, lettre qu’il remit à ce dernier avec beaucoup de solennité, en présence de toutes les troupes sous les armes. Le 1er octobre, après avoir donné au conseil l’assurance de tout son empressement à le servir dans ses affaires, il mit à la voile et se retira à Trincomalee ; de là il dépêcha un vaisseau pour aller reconnaître une flotte française, assez considérable, en ce moment à l’île de France, Au commencement de décembre, le conseil, ayant quelques raisons d’appréhender une invasion des Mahrattes dans le Carnatique, concentra ses troupes ; le nabob non seulement se montra opposé à cette mesure, mais ne cessa de presser le conseil de contracter avec les Mahrattes une alliance offensive contre Hyder. Le président ne coûtait pas ce projet et d’ailleurs le manque d’argent pour mettre l’armée en campagne eût seul suffi à le faire avorter. Le nabob s’adressa à l’amiral sir Robert : il lui représenta les avantages qu’il comptait retirer d’une alliance avec les Mahrattes, l’impossibilité où il se trouvait d’acquitter sa dette à l’égard des Anglais si cette ressource venait à lui manquer. Il en appelait à la bienveillance du roi d’Angleterre, à la protection qu’elle lui donnait droit d’attendre de son véritable représentant. L’amiral, entrant dans les vues du nabob ainsi que l’avait fait Sir John Lindsay, en écrivit en conseil : il peignait les Mahrattes rassemblent sur la frontière une immense armée, au moment d’entrer dans le Carnatique : « Il n’y avait pas de temps à perdre, disait-il, pour traiter avec eux : c’était à ce prix qu’il y avait possibilité de conserver la paix du Carnatique et d’entretenir la prospérité de la Compagnie, objets bien dignes d’attirer l’attention d’un plénipotentiaire royal. » Et, pour conclure, il disait : « Peut-être, dans l’intérêt de la sécurité des intérêts britanniques, devrais-je m’occuper de la conclusion d’une alliance nationale ; dans ce cas, les affaires de la Compagnie des marchands unis devront être prises en grande considération. Je dois donc vous demander, dès à présent, à vous, leurs serviteurs de confiance, les renseignements qui doivent éclairer mon jugement ; Je vous demanderai surtout de vouloir bien me faire connaître les motifs qui peuvent vous empêcher d’acquiescer à une mesure considérée par le nabob comme la plus favorable aux intérêts de son pays ; j’ajouterai que cette mesure me paraît à moi-même la seule garantie solide que puissent avoir dans cette partie de l’Inde, et dans les circonstances actuelles, les intérêts britanniques. »

Le conseil, après avoir reçu cette lettre, prit le parti, après mûre délibération, d’en agir avec l’amiral comme il avait fait avec sir John Lindsay : il refusa la communication demandée. Le conseil, dans le but de séparer dans sir Robert Harland le plénipotentiaire de l’amiral, écrivit deux lettres : l’une de ces lettres, adressée à sir Robert dans son caractère de plénipotentiaire, contenait les motifs de ce refus : « Le plus grand désir du conseil, disait-elle, aurait été de manifester, dans cette occasion, son inviolable fidélité et son respectueux dévouement à la personne sacrée du roi, ainsi qu’à son gouvernement ; mais le conseil ne pouvait rendre compte de sa conduite à d’autres qu’aux autorités constituées, c’est-à-dire au parlement et aux cours de justice civile. » L’autre lettre s’adressait à sir Robert Harland dans son caractère d’amiral commandant l’escadre anglaise ; elle était ainsi conçue : « Comme plénipotentiaire de sa Majesté, vous nous avez appris que les Mahrattes menacent de détruire le Carnatique par le fer et le feu, dans le cas où certaines conditions qu’ils prétendent exiger de nous ne leur seraient point accordées : ces conditions sont une alliance avec le nabob, une alliance avec les Mahrattes, l’assistance de tous deux contre Hyder-Ali, leur ennemi commun. Les mots sont ordinairement employés pour exprimer des idées, et les mêmes mots ne sauraient convenir à des idées différentes, encore moins à des idées contraires : si donc il arrivait que les Mahrattes recherchassent l’amitié des Anglais pour leur propre avantage et celui des Anglais, comme c’est l’ordinaire pour les États qui s’unissent par des traités, nous entendrions en cela les mots dans leur sens simple et naturel. Alors nous embrasserions volontiers ce parti, faisant tous nos efforts pour le rendre avantageux au commerce de la Compagnie, à la sécurité de ses possessions, tout en nous conformant aux droits qui ont été garantis par nos chartes. Mais ils demandent notre amitié avec force menaces pour le cas où nous ne l’accorderions pas, où nous rejetterions leurs exigences. Les mots changent alors de signification : ce qu’ils demandent, ce n’est plus notre amitié, c’est une abjecte soumission à leurs impérieuses volontés, c’est une soumission dans le genre de celles qui existent dans ce pays, c’est-à-dire entraînant pour l’État soumis et dépendant l’obligation de tenir toujours un certain nombre de troupes à la disposition de l’État dont il dépend. Ce n’est pas encore là tout ; ce n’est pas assez pour eux de cette servile soumission : afin qu’elle soit plus humiliante encore, ils la veulent accompagnée d’un manque flagrant de bonne foi. Dans l’année 1769, un traité l’alliance fut conclu entre la Compagnie et Hyder-Ali-Khan ; Hyder n’a rien fait depuis lors qui soit de nature à porter la moindre atteinte à cet engagement réciproque, ou du moins nous l’ignorons : au contraire, il a rendu à la Compagnie, dans toute l’étendue de ses domaines, les privilèges et avantages de commerce dont elle jouissait avant ces dernières guerres. Les Mahrattes à leurs hautaines demandes ajoutent la condition spéciale que le renfort qu’ils exigent des Anglais et du nabob sera expressément employé à la violation de la parole par eux donnée à Hyder-Ali-Khan. En conséquence, nous exprimons l’opinion formelle que notre acquiescement à une semblable mesure serait grandement dérogatoire à l’honneur de la nation britannique, et contraire aux intérêts de la Compagnie. » Le conseil concluait en indiquant, comme le plus sûr moyen de mettre le Carnatique en sûreté contre les attaques de Hyder, une diversion faite par la flotte sur la côte de Malabar.

Sir Robert Harland refusa nettement de séparer son caractère de commandant en chef de celui de plénipotentiaire du roi. Après avoir répondu point par point aux arguments mis en avant par le conseil pour justifier sa conduite, il écrivait ces belles paroles : « Votre accusation d’agir inconstitutionnellement ne saurait m’atteindre ; je ne fais rien de plus que mon devoir ; mais cette accusation remonte, ce me semble, jusqu’à l’autorité royale, et s’attaque aux droits incontestables de la couronne. Vous prenez sur vous de censurer une mesure évidemment du ressort du droit constitutionnel de la souveraineté, des privilèges sacrés pour nous de la majesté royale. C’est là, permettez-moi de vous le dire, un procédé inconvenant, arrogant, présomptueux ; je ne sais même s’il ne paraîtrait pas criminel aux yeux de la loi, car c’est une incontestable maxime du gouvernement britannique que les droits du prince sont aussi sacrés, aussi inviolables que les libertés des sujets. » À la fin de l’année, l’amiral communiqua au conseil la ferme résolution où il était d’entrer en négociation avec les Mahrattes. Sa lettre contenait quelques expressions désagréables, injurieuses même pour les membres du conseil ; il ferait toujours, disait-il, une grande distinction entre les intérêts réels du plus grand corps commercial qui soit au monde et les vues privées suggérées par les intérêts particuliers de quelques individus. Le conseil repoussa l’insinuation contenue dans ces paroles avec une extrême vivacité. Sir Robert n’en persista pas moins dans sa résolution de traiter avec les Mahrattes ; le conseil, que la cour des directeurs avait récemment engagé à garder une stricte neutralité, continua à repousser obstinément ce projet d’alliance. Sir Robert proposa donc aux Mahrattes, au nom du roi d’Angleterre, une cessation d’hostilités entre eux, les Anglais et le nabob du Carnatique, jusqu’au moment où le bon plaisir de Sa Majesté serait connu ; les Mahrattes acceptèrent, et sir Robert se hâta d’en donner avis au conseil, qui reçut cette communication avec courtoisie ; toutefois ; la mésintelligence, qu’on aurait pu croire un moment assoupie, éclata bientôt avec plus de vivacité que jamais. L’amiral réclama plusieurs déserteurs des troupes du roi qui s’étaient enrôlés dans celles de la Compagnie ; une correspondance s’engagea à ce sujet entre lui et le conseil ; quelques paroles assez vives furent échangées. L’amiral, sur les représentations du conseil, finit par se désister ; mais ce ne fut pas sans caractériser la conduite du conseil d’injustice flagrante et diabolique (Diabolically mischievous and flagrantly injust). Et, comme représailles, le conseil se refusa pour l’avenir à toute nouvelle communication avec sir Robert. L’amiral s’embarqua pour Bombay le 7 octobre 1772. Il ne prit pas congé du président. De son côté, ce dernier s’abstint de l’accompagner sur le rivage, et supprima le salut du fort et de la ville. Avec sir Robert Harland se termina le genre de fonctions dont il avait été chargé, ainsi que sir John Lindsay ; il n’y eut plus de plénipotentiaire du roi d’Angleterre accrédité auprès du nabob et traitant directement avec ce dernier, sans l’intermédiaire des employés de la Compagnie.

Le nabob renouvelait avec plus de force que jamais ses sollicitations auprès de la présidence, pour qu’elle commençât une expédition contre Marawar. Le 13 mai, un corps expéditionnaire se mit en route de Tritchinopoly : il était composé de 400 fantassins et 120 artilleurs européens, 3 bataillons de Cipayes, 6 pièces de canon, et quelque cavalerie appartenant au nabob. Omdut-al-Omrah, chargé par son père de la conduite des opérations de la campagne, commandait ces troupes. Il arriva le 28 à Ramnadoparam, la capitale du plus grand Marawar. Le 2 avril, la batterie de brèche ouvrit son feu, et le soir du même jour la brèche fut praticable. Omdut-al-Omrah et le général anglais firent aux assiégés des propositions que ceux-ci refusèrent ; la place fut emportée d’assaut, mais point pillée ; le nabob, moyennant une somme d’argent comptant, en avait racheté le pillage à son profit. Le polygard, jeune garçon de douze ans, sa mère et son ministre, étaient dans la ville. Le nabob prit immédiatement possession du fort du grand Marawar ; il y mit une garnison de ses propres troupes, et, le 26 juin, l’armée commença sa marche vers l’autre principauté du même nom, le petit Marawar, dont le polygard s’était enfermé dans un fort nommé Caracoil. Des bois épais défendaient les approches de cette place. Le principal corps d’armée du nabob et des Anglais s’achemina vers ce point par la route la plus directe, et pendant ce temps un détachement avait été envoyé par une autre route, dans le but de surprendre l’ennemi, ou du moins de faire diversion à l’attaque réelle. Omdut-al-Omrah entamait en même temps avec le polygard des négociations dont le résultat fut un arrangement qu’il s’empressa de communiquer au général anglais : il l’invitait à suspendre les hostilités. Par malheur, soit trahison, soit négligence, le détachement n’ayant pas reçu d’ordre contraire, continua d’avancer ; la place, se reposant sur la foi des traités, n’était nullement sur ses gardes, aussi fut-elle prise sans seulement essayer de résistance ; et le polygard fut tué en s’efforçant de gagner la campagne. La guerre ainsi terminée, il fallut s’occuper de l’administration du pays ; tâche bien éloignée d’être aisée ; le peuple, étranger aux intérêts qui se débattaient dans la guerre, était demeuré paisible à sa charrue, occupé de ses travaux ordinaires ; mais lorsqu’une administration nouvellement établie voulut percevoir l’impôt, il se souleva et prit les armes de toutes parts. Le nabob, accompagné des Anglais, fut obligé de parcourir le pays dans toute son étendue. À son approche, les champs, les villages, les maisons étaient abandonnés ; il marchait au milieu d’une solitude profonde ; tous les traînards de l’armée étaient égorgés, et tout le bagage demeuré en arrière aussitôt enlevé ; ce dont il se vengeait en brûlant les maisons, en ravageant les moissons. Cette guerre d’attaques partielles et de sanglantes représailles se prolongea avec la même animosité plusieurs mois.

Malgré ces soins nouveaux, le nabob n’avait pas oublié ses anciens projets contre le rajah de Tanjore. Dès le mois de juin, il se plaignit que 10 lacs de roupies lui étaient dus par ce dernier ; il pressait le président, au nom des promesses d’appui et de secours qui lui avaient été si souvent faites par la Compagnie, d’entreprendre une expédition contre Tanjore ; il promettait ; en cas de succès, 10 lacs de pagodes comme prix de la coopération des Anglais. Le nabob, jusque là ennemi implacable de Hyder, se montrait disposé à s’en rapprocher ; il mettait même en avant le projet de se réunir à lui aussitôt après l’expédition, pour contraindre les Mahrattes à demeurer au-delà de la Kistna. Le comité spécial, tout en laissant de côté, comme matière de peu d’importance, la dette du rajah au nabob, délibéra sur la situation, qui ne laissait pas que d’être embarrassante. Le rajah de Tanjore n’avait jamais cru à la durée de la paix avec le nabob ; il savait, de plus, que ce dernier se trouvait momentanément délivré de la tutelle de la présidence ; enfin il connaissait depuis long-temps ses mauvaises intentions à son égard ; c’était donc chose fort naturelle qu’il cherchât à s’en garantir, en s’assurant de l’appui de Hyder et des Mahrattes. En tout cela, la conduite du rajah n’avait rien d’étrange, encore moins de criminel. Mais la situation de ses États le rendait un voisin dangereux pour la Compagnie ; des troubles ne pouvaient éclater dans le Carnatique, qu’il ne devînt presque nécessairement l’allié soit des Français, soit des chefs du pays. Par ces considérations, le comité résolut de profiter de la circonstance pour le mettre hors d’état de nuire dans l’avenir ; son raisonnement pouvant en définitive se traduire ainsi : « Nous avons fait trop de mal au rajah pour qu’il soit jamais notre ami, ce qu’il reste de mieux à faire c’est donc de consommer immédiatement sa ruine. » D’ailleurs le moment était favorable : l’expédition était indifférente aux Mahrattes, et Hyder avait en ce moment d’autres affaires sur les bras. Le plus difficile était de régler avec le nabob le partage du territoire et du butin conquis. Avant de prendre aucun engagement, le conseil exigeait que le nabob fît les avances nécessaires pour les préparatifs de l’expédition ; que tous les approvisionnements qu’elle entraînerait par la suite fussent à sa charge ; qu’à l’avenir, au lieu de 7,000 ce fussent 10,000 Cipayes qu’il eût à sa solde. Dans cette circonstance, comme précédemment, le nabob après avoir vivement pressé l’adoption du projet, montra tout-à-coup une sorte d’indifférence à l’exécution ; mais comme la présidence avait pris sa résolution, ce fut elle qui à son tour pressa le nabob. Il accepta sans difficulté les conditions ci-dessus. Les dernières instructions furent envoyées à l’armée le 6 juillet ; le nabob fit d’avance son marché avec les troupes pour le rachat du pillage de Tanjore, et l’on se tint prêt à entrer en campagne.

Le 3 août (1773), l’armée quitta Tritchinopoly ; le 6, elle prit position dans les environs de Tanjore. Le rajah écrivit alors à la présidence : « L’amitié et l’alliance précédemment offertes par les Anglais à ce pays sont un sujet d’allégresse et de transports pour les Mahrattes, les Rajpootes et autres peuples de l’Inde. Nous avons péniblement accédé aux rudes conditions qu’il a plu au nabob de nous imposer ; ce qu’il a demandé, nous le lui avons donné. Les revenus des terres qui lui ont été cédées ayant éprouvé quelque déficit, pour le paiement de ce déficit aussi bien que pour celui du tribut annuel (quoique celui de la dernière année ne soit pas encore dû) j’ai contracté des emprunts ; je me suis, de plus, engagé envers ces derniers pour une somme additionnelle équivalente à ce qui était dû au jeune nabob, joint au montant de quelques autres moindres dettes ; j’ai pris des billets pour le paiement de la somme totale, et je les lui ai envoyés. Et cependant, voilà le nabob qui prépare une expédition contre moi !… Considérant qu’aucune irrégularité dans ma conduite, qu’aucune dérogation à mes engagements ne saurait m’être imputée, que j’ai fidèlement rempli tous mes engagements par rapport aux paiements auxquels je m’étais engagé, j’ai la confiance que vous ne seconderez pas cette mesure. Ne faudrait-il pas que quelque tort me fût imputé avant qu’une expédition soit ainsi dirigée contre moi ? Ce n’est pas un procédé d’accord avec l’équité que de faire éclater contre moi une injuste guerre, sans aucun fondement, sans aucun motif. Préservez de la destruction cette province qui nourrit une multitude de pauvres gens : ce sera une œuvre grande, honorable, glorieuse. Ne commettez point par vous-mêmes une injustice, et n’aidez point à la commettre. Quant à moi, je ne désire qu’une chose : c’est que ce pays jouisse comme par le passé de la protection des Anglais, et, en la lui accordant, vous recueillerez la gloire due aux bonnes actions. » Malgré ce ton suppliant, la lettre du rajah ne contenait d’ailleurs aucune proposition. La tranchée fut ouverte le 20 août. Le 23, les travaux étaient déjà fort avancés ; mais la position des assiégeants était découverte par la gauche, et le temps avait manqué pour la protéger de ce côté par une redoute. Les assiégés, profitant de cette circonstance, firent une sortie, dans laquelle ils leur firent éprouver une perte assez considérable ; repoussés cependant par une attaque hardie des grenadiers anglais, ils furent promptement rejetés dans la place. Le 27, quelques batteries de siège furent ouvertes, les batteries de brèche commencèrent à jouer. Le 16 du mois suivant, une brèche large de 12 pieds existait déjà au pied des remparts. Dès le point du jour les assiégés s’attendaient à un assaut général, et 20,000 combattants se préparaient à défendre la brèche. L’assaut n’eut pas lieu ; les assiégés ne doutèrent pas qu’il ne fût remis au commencement de la nuit : mais au moment de la plus forte chaleur de la journée, pendant qu’ils cherchaient quelque peu de fraîcheur et quelque repos sous le peu d’ombrage qui se trouvait dans l’intérieur de la ville, les Anglais arrivèrent en silence jusqu’au pied du rempart ; aucun bruit n’avait trahi leur marche, et le succès du stratagème fut complet. La place fut emportée ; le rajah et sa famille faits prisonniers. Les assaillants ne perdirent pas un seul homme.

Les Hollandais possédaient dans les États du rajah le port de Nagore et ses dépendances, qu’ils avaient reçus en échange d’argent autrefois prêté par eux au rajah : les Anglais et le nabob, inquiets de ce voisinage, enhardis d’ailleurs par leur récent succès, songèrent à s’emparer de cet établissement. Comme prétexte aux hostilités, le nabob se plaignait d’une somme fournie par les Hollandais au rajah pendant la dernière guerre ; quant aux Anglais, leur grief contre les Hollandais n’était autre que l’achat même de Nagore, que, selon eux, le rajah de Tanjore n’était pas en droit de leur vendre. La présidence disait : « Le rajah tient ses domaines du nabob ; ce serait donc chose en désaccord avec le système féodal régnant dans l’Inde qu’il eût pu en aliéner quelque portion à une puissance étrangère ; sans le consentement de son seigneur suzerain, c’est-à-dire du nabob du Carnatique. » Au fait, il y avait déjà bien long-temps, trop long-temps pour qu’on pût s’en souvenir, que Madras avait été aliéné au profit de la Compagnie par le nabob du Carnatique, et Calcutta par celui du Bengale, tous deux feudataires du grand Mogol. Le corps d’expédition marcha donc contre Nagore. Les Hollandais n’étaient pas en mesure de résister : après avoir solennellement protesté contre la conduite des Anglais, ils évacuèrent la ville. À l’époque de la première guerre avec Tanjore, le nabob ne voulant pas consentir à ce que les Anglais missent une garnison de leurs propres troupes dans cette capitale, avait proposé d’y placer une garnison de troupes européennes ; cette fois il insista pour qu’elle ne reçût pas d’autres troupes que les siennes. La présidence avait recommandé au général anglais et au nabob d’en user avec humanité envers le malheureux rajah et sa famille, instructions qui furent suivies : le rajah et sa mère écrivirent chacun une lettre au nabob, dans laquelle ils exprimaient leur reconnaissance des bons traitements qu’ils avaient reçus. Le président, transmettant copie de ces deux lettres à la cour des directeurs, disait lui-même : « Nous avons appris avec grande satisfaction, par des lettres du rajah et de sa famille ; qu’ils étaient traités avec beaucoup d’égards et d’humanité dans leur emprisonnement. »

Le président de Bombay, M. Hodges, mourut le 23 février 1771 ; il fut remplacé par M. Hornby. Le 7 mars de la même année, Hyder, complètement battu par les Mahrattes auprès de Coïmbator, se vit dans l’obligation de chercher un refuge dans cette forteresse. Il demanda des secours à la présidence de Bombay. Dépourvue d’hommes et d’argent, celle-ci se trouvait dans l’impossibilité d’en donner ; cependant elle fit offrir à Hyder 5,000 fusils et 4 canons. Hyder, dont le pays était alors occupé par les Mahrattes, en était aux dernières extrémités, ne pouvant lever ni un homme ni une roupie ; dès le mois d’octobre, il demanda de nouveau du secours à la présidence. Comme les Mahrattes, après la conquête des États de Hyder, menaçaient d’envahir le Carnatique et d’attaquer Arcot, la présidence prêta cette fois l’oreille aux prières de Hyder : elle lui promit l’envoi de 500 Européens et 1,200 Cipayes, réclamant en échange les districts de Mangalore et de Pierregur. Hyder ne se refusait pas à cette cession, mais demandait, exigeait qu’un corps expéditionnaire de 1,000 Européens et 4,900 Cipayes se portât sur Bassein et Salsette, pour faire diversion aux attaques dont lui-même était l’objet. Le conseil ne goûta pas cette proposition. Sans allié, sans argent, sans armée, assiégé dans sa dernière forteresse, Hyder se trouvait alors dans la position la plus critique. Grâce à sa bonne fortune aidée de son habileté, il parvint néanmoins à obtenir de ses ennemis une paix tolérable ; mais depuis il ne pardonna jamais aux Anglais de Madras et de Bombay le peu de zèle qu’ils mirent alors à aller à son secours. Sir Robert Harland, en quittant Madras, s’était rendu à Bombay : il produisit ses pouvoirs, que le conseil, suivant la même marche que celui de Madras, refusa également de reconnaître. Cette même année (1771), le nabob de Broach était arrivé à Pondichéry ; le 30 novembre, un traité fut passé entre lui et la Compagnie. Le nabob permettait à la Compagnie d’élever des factoreries dans ses États ; il s’engageait à ne pas soutenir les ennemis des Anglais, à n’entreprendre aucune guerre sans le consentement de ceux-ci ; en cas d’hostilités commencées de concert avec la présidence, il devait recevoir un corps de troupes auxiliaires dont il paierait la solde et l’entretien. Le nabob ayant manqué à l’exécution de quelques unes de ces conditions, le conseil rappela le résident qu’il avait auprès de lui ; il l’y envoya de nouveau peu de semaines après. Mais de nouveaux griefs contre le rajah ne tardèrent pas à s’ajouter à ceux qu’on avait déjà ; et une expédition contre Broach fut résolue dans le conseil de Bombay. Les troupes se mirent en campagne le 9 novembre, sous la conduite du brigadier-général Wedderburn ; elles prirent position devant Broach ; le 16, les batteries ouvrirent leur feu, et le 18 la place fut enlevée d’assaut ; cinq officiers et un cadet y furent tués, deux capitaines et quatre lieutenants blessés. Peu de jours auparavant le général avait été lui-même blessé mortellement dans une reconnaissance des ouvrages de la place. Les revenus de cette province montaient à 7 lacs. Immédiatement après la conquête, les choses furent remises sur l’ancien pied. À la même époque, un résident, M. Mostyn, fut envoyé à Poonah, capitale de l’empire mahratte : sa mission consistait à s’occuper des intérêts généraux de la Compagnie, surtout à négocier l’acquisition de Salsette et de Bassein, ce qui devait amener de nombreux rapports entre les Anglais et les Mahrattes. À compter de ce moment, l’histoire de ces deux peuples commence à se mêler de plus en plus jusqu’au moment où elles se confondent,

Les souverains mahrattes étaient assistés dans leur gouvernement par un conseil de huit brahmes qui se partageaient les principaux offices de l’État. Le chef ou président de ce conseil s’appelait peschwah : c’était un premier ministre, un maire du palais, dont le pouvoir et l’influence s’accroissaient de toute l’indolence, de toute l’incapacité du souverain nominal. Les rajahs ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’il n’est pas facile de reprendre un pouvoir imprudemment confié. Sous le règne du rajah Sahoo, prince adonné à la mollesse et aux plaisirs, Kishwanah-Balajee, d’une humble situation, s’était élevé jusqu’au rang de peschwah, et il exerça sans contestation le pouvoir suprême ; il prit le nom de Row-Pundit, c’est-à-dire chef des pundits ou brahmes. Le rajah le revêtit en grande pompe d’un sirpauh ou robe d’honneur, cérémonie qui fut renouvelée dès lors pour chaque peschwah et devint le signe de son investiture. Kishwanah se trouva en mesure de transmettre sa dignité à son fils Bajee-Row, qui, augmentant, accroissant encore le pouvoir que lui avait transmis son père, ne laissa plus qu’une ombre d’autorité au vrai souverain ; confiné à Sattarah, ce dernier ne fut bientôt plus qu’une sorte de prisonnier d’État. Le peschwah établit au contraire sa résidence à Poonah, qui devint dès lors le centre du gouvernement, la capitale de l’empire. Le frère de Bajee-Row, brahme aussi, était le chef de l’armée : il attaqua les Portugais aux environs de Bombay, les défit, et ajouta à la domination mahratte Salsette et Bassein, depuis ce moment objet constant de l’ambition de la présidence de Bombay. Le voisinage de ces territoires des établissements britanniques mit en contact les intérêts de la présidence de Bombay et ceux des Mahrattes. Plusieurs fois on s’était occupé d’un arrangement commercial entre les deux États, mais toujours sans succès. Bajee-Row laissa un fils tué à la bataille de Paniput, et par son frère deux neveux, l’un appelé comme lui Bajee-Row, et l’autre Ragonaut-Row ; l’aîné de ceux-ci devint peschwah, et, en cette qualité, conclut en 1756 un traité avec la présidence de Bombay. Par ce traité les Mahrattes s’engageaient à exclure les Hollandais de tout commerce dans l’étendue de leur domination ; à abandonner les forts de Vittoria, Hematgure et Bancote, en échange de Gheria, pris par les Anglais sur le pirate Angria. En 1761, Bajee-Row mourut, et laissa deux fils, Madhoo-Bow et Narrain-Bow, tous deux mineurs. L’hérédité ministérielle était alors si bien affermie, qu’aucun concurrent ne se présenta pour disputer aux deux enfants la succession de leur père. Leur oncle Ragonaut-Row, plus connu sous le nom de Ragobah, fut chargé des affaires de l’État pendant leur minorité.

Dans toute l’étendue de la domination des Mahrattes, le gouvernement des provinces était confié à des chefs militaires ; parmi ceux-ci, les plus puissants et les plus éloignés du gouvernement central en secouèrent peu à peu le joug. Le premier parmi eux était Bhonslas, qui possédait la province de Berar tout entière, Cuttack et une partie d’Orissa ; en seconde ligne venait le gouverneur de la province de Guzerate, détachée depuis peu de l’empire du grand Mogol par Pillagee-Gincowar, qui l’avait laissée héréditaire dans sa famille : tous deux vivaient en souverains indépendants. Deux autres familles, celles Holkar et Seindiah, dont il sera parlé longuement plus tard, possédaient encore de vastes dominations, soit dans la province de Malwa, soit dans les contrées voisines des États du rajah de Berar et du nabob-visir ; enfin un petit nombre d’aventuriers d’une moins haute volée avaient acquis ailleurs une sorte d’indépendance. Morari-Row, que nous avons vu prendre une part active aux longues luttes des Français et des Anglais dans le Carnatique, était le plus remarquable de ceux-ci : il était en possession du fort de Gooty, avec un district considérable sur la frontière du Nizam. Tous ces chefs ne se faisaient aucun scrupule de tirer fréquemment l’épée les uns contre les autres ; cependant tous professaient une dépendance au moins nominale à l’égard de l’héritier de Sewajee, fondateur de l’empire. D’ailleurs, la communauté de langue, de religion, et, sous quelques rapports, d’intérêts, les rendait toujours prompts à s’unir contre tout agresseur étranger.

Pendant la vigoureuse administration des derniers peschwahs, les brahmes du conseil avaient été presque entièrement dépouillés de toute autorité ; les temps ordinairement agités d’une minorité leur donnèrent l’occasion de tenter de recouvrer cette influence perdue. Au moyen de la mère du rajah, qu’ils avaient gagnée à leurs intérêts ; ils réussirent à jeter la discorde, à créer la jalousie entre l’oncle et le neveu : l’oncle fut dépouillé de son pouvoir. Cette princesse et les brahmes du conseil accusèrent, d’un commun accord, Ragonaut-Row d’aspirer lui-même à l’office de peschwah, et de nourrir des desseins hostiles contre ses deux neveux. Le régent ne nourrissait pas une moindre inimitié contre les brahmes. Jusqu’à ce moment, toutefois, les membres de la famille des peschwahs avaient toujours vécu en bonne intelligence, et n’avaient cessé de s’entendre pour soutenir le chef de la famille. Pendant l’enfance de Madhoo, la puissance des ministres ne souffrit plus de contrôle et devint illimitée : ils en usèrent pour amasser d’immenses richesses. Le jeune peschwah, en avançant en âge, montra quelque vigueur d’esprit : il fit des efforts pour restreindre le pouvoir du conseil des brahmes ; mais il mourut en 1772. À sa mort, il donna un gage évident de son amitié pour Ragobah, alors emprisonné par ses ordres ; il lui confia la tutelle de Narrain-Row, avec le gouvernement du royaume pendant la minorité du jeune prince, Cependant l’influence des brahmes triompha de nouveau. Ragobah perdit une seconde fois son pouvoir et sa liberté. Sur ces entrefaites, une conspiration, où entraient deux des principaux ministres, se forma contre la vie du peschwah, qui s’était rendu odieux par de continuelles violences, l’officier qui se trouvait de garde au palais était de la conspiration ; il entra le sabre à la main, à la tête de quelques soldats armés dans l’appartement du jeune prince, qui fut massacré. Les ministres accusèrent de ce crime Ragobah, qui leur renvoya l’accusation ; on sut pourtant que deux de ces derniers étaient entrés dans le complot. À la mort de Narrain-Row, Ragobah fut immédiatement reconnu premier ministre ou peschaw ; il reçut le sirpaw ou robe d’honneur de la main du jeune rajah, et fut complimenté par les ministres étrangers, entre autres par le ministre anglais,

Dès sa prise de possession du gouvernement, Ragobah s’attira la haine des ministres ; la première mesure qui les lui aliéna fut de ne nommer aucun d’eux à l’office de dewan, qu’il s’était réservé pour lui-même. Pour se donner quelques moyens de lutter contre eux, il leva une armée considérable. De leur côté, les brahmes ministres oublièrent leurs dissensions pour s’unir contre cet ennemi commun ; ses principaux officiers furent gagnés, séduits. Comme il commençait à sentir le besoin d’argent, il marcha au midi avec le dessein de lever sur Hyder et sur le nabob d’Arcot une partie du chout arriéré. Au moyen d’un arrangement avec Hyder, il lui céda pour 25 lacs de roupies les districts de Mugewarry, Hanscootah et Chunderdroog. Cette expédition achevée, il se mit en marche contre le nabob d’Arcot. Il apprit en chemin que les ministres mettaient une armée sur pied. Les forces du subahdar se joignirent aux leurs ; ils proclamèrent la grossesse de la veuve de Narrain-Row, et, sous prétexte de veiller à sa sûreté, l’enfermèrent dans le fort de Poorunder. Ragobah accourut : par la hardiesse et la prudence de ses mesures, il mit ses ennemis en fuite ; mais apprenant la défection de deux chefs considérables, Holkar et Seindiah, qui jusque là lui étaient demeurés attachés, il fut frappé de terreur, et quitta tout-à-coup son armée pour se réfugier à Guzerate. L’armée de Ragobah se dispersa : les deux chefs, soit qu’ils l’eussent déjà trahi, soit que l’état désespéré de ses affaires les engageât à le faire, se joignirent au parti des ministres. Le bruit fut répandu que la veuve de Narrain était accouchée d’un garçon, et tous les ministres ainsi que leurs partisans s’engagèrent aussitôt à soutenir les droits de cet enfant.

La province de Guzerate, où Ragobah venait chercher un asile, était alors divisée par les prétentions de deux frères, Futty-Sing-Gincowar et Gowind-Row-Gincowar. L’aîné accusait le cadet d’avoir obtenu le trône à son préjudice, par le moyen de présents donnés au premier ministre à Poonah ; tous deux étaient en guerre et le cadet assiégé dans sa capitale. Dans la province de Berar, deux frères se disputaient de même le pouvoir. Il n’était donc aucune des puissances voisines dont Ragobah pût espérer du secours, à l’exception cependant de la présidence de Bombay. En revanche celle-ci se trouvait favorablement disposée à son égard ; elle se flattait d’en obtenir la cession de Salsette et Bassein, qu’elle convoitait depuis long-temps. C’était aussi le but de l’ambition de la cour des directeurs qui depuis long-temps n’écrivait guère de lettres au conseil qu’elle ne lui recommandât de diriger toute son attention sur les moyens d’acquérir ces deux importantes possessions. Dès 1773, un envoyé de la Compagnie avait eu la mission de négocier du peschwah la cession de ces places en échange de quelques autres avantages ; après cela était venue l’expédition contre Broach ; le nabob, comme nous venons de le raconter, avait été ruiné, dépossédé ; et la présidence établit à sa place, dans les mêmes termes avec la Compagnie que lui-même avait été établi, Futty-Sing. Les événements dont Poonah était alors le théâtre parurent favorables à la présidence de Bombay pour l’accomplissement de ses anciens projets ; elle se hâta de donner l’ordre au résident qu’elle avait à Poonah, de ne jamais perdre cet objet de vue. De leur côté les Portugais faisaient de grands préparatifs, dans la vue de recouvrer leurs anciennes possessions de Salsette et de Bassein ; la présidence l’apprit par des lettres de Goa, et prit aussitôt la résolution de prévenir, d’empêcher à tout prix cet événement. Il fut signifié à Ragobah qu’il ne s’agissait que d’une mesure purement défensive ; le résident à Poonah fit la même déclaration au ministre, et lui assura qu’en aucun cas la Compagnie ne retiendrait ces possessions malgré sa volonté. Ces mesures prises, un détachement considérable sortit de Bombay le 12 décembre 1774, et se dirigea vers ces deux villes ; le 28, le principal fort qui défendait Salsette fut emporté d’assaut, et les Anglais, sans éprouver d’autre résistance, prirent possession de l’île. Pendant ce temps les négociations continuaient avec Ragobah. La présidence le considérait comme le légitime peschwah ; elle se flattait de le faire remonter aisément sur le trône, et comptait sur sa reconnaissance de ce service. Rien n’était encore terminé ; lorsque Ragobah se vit forcé de combattre l’armée des ministres ; abandonné dans le courant de l’action par un corps d’Arabes sur lequel il comptait, il s’enfuit en toute hâte à la tête d’un petit corps de cavalerie. Ce désastre n’était pas de nature à changer les dispositions du conseil ; car Ragobah, encore puissant, comptait de nombreux partisans. Quant à lui, la présence d’un corps de troupes anglaises dans son armée lui semblait plus que suffisante pour lui assurer la supériorité sur ses ennemis. Ces dispositions réciproques rendaient facile de s’entendre ; en conséquence, un traité fut conclu à Surate le 6 mars 1775 par lequel Ragobah céda aux Anglais Salsette et Bassein, ainsi que le tribut payé aux Mahrattes par Broach et d’autres cantons de la province de Surate ; le tout montait à un revenu de 22 lacs de roupies. En revanche, le corps anglais se tint prêt à rejoindre incessamment son armée. La Compagnie ne devait donc pas tarder à se trouver engagée dans de nouvelles hostilités avec les Mahrattes.

Les difficultés financières allaient s’accroissant de jour en jour. Le 1er janvier 1771, la présidence du fort William avait tiré des traités pour une valeur de 9,543,855 roupies sur la Compagnie à Londres : celle-ci n’avait en caisse que 3,542,761 roupies ; à la même période, le montant des bons dus au Bengale était de 612,628 livres. Dans toute l’Inde, les revenus étaient donc inférieurs aux dépenses ; un grand nombre de billets étaient en circulation, auxquels la Compagnie ne pouvait faire face ; les directeurs n’en engagèrent pas moins la cour générale ou des propriétaires à se prévaloir de la faculté qui lui avait été laissée dans le dernier bill, d’élever le dividende au taux de 12 p. 100 par année. La cour générale fut unanime pour approuver cette résolution. Le 14 mars et le 25 septembre 1771, la cour des directeurs proposa en conséquence à la cour générale une augmentation de dividende de 6 1/4 p. 100 pour les six mois suivants ; cette proposition fut accueillie par cette assemblée à une grande majorité. Dès le 12 mai 1772, les directeurs résolurent et proposèrent une nouvelle augmentation de 6 1/4 de dividende pour les six mois courants, augmentation approuvée comme la précédente. On conçoit que cette manière d’agir ne pouvait manquer d’amener promptement la crise qui depuis long-temps menaçait les affaires de la Compagnie ; moins de deux mois après cette mesure, le 8 juillet (1772), un déficit de 1,293,000 livres sterling fut en effet constaté dans les caisses de la Compagnie. Le 15 de ce même mois, les directeurs se virent dans la nécessite d’avoir recours à la Banque pour un prêt de 400,000 livres ; le 29 eut lieu un nouvel emprunt de 300,000 livres ; et enfin, le 10 août, le président de la cour des directeurs s’adressa au ministère. Il exposa le déplorable état des affaires de la Compagnie, la nécessité pour elle d’un emprunt au moins d’un million de livres sterling. Ces embarras momentanés dans les affaires de l’Inde, surtout les violentes imputations que ne s’épargnaient pas ceux qui y avaient pris part, tout cela mit l’opinion publique dans un état d’agitation extraordinaire. De toutes parts l’attention fut de nouveau attirée de ce côté.

Le parlement suivit ce mouvement de l’opinion. Dans son discours d’ouverture du parlement, à la session précédente, le roi avait dit, le 21 janvier : « qu’une des branches de l’administration nationale était devenue la source d’un grand nombre d’abus, tant à cause de l’éloignement des lieux que de quelques autres circonstances ; que le besoin se faisait sentir de l’intervention de la législation, et celui de lois nouvelles pour suppléer aux défauts et remédier aux désordres. » Le 30 mars, le président de la cour des directeurs, qu’était aussi membre de la chambre des communes, obtint la permission de présenter un bill pour l’amélioration de l’administration civile et judiciaire dans l’Inde. Les directeurs se plaignaient surtout de la difficulté qu’ils rencontraient à se faire obéir par leurs employés, faute de moyens coercitifs à prendre à leur égard ; ils demandaient à envoyer un magistrat supérieur (chief-justice), avec quelques juges et un attorney (procureur-général), sur le modèle des cours d’Angleterre, pour l’administration de la justice dans toute l’étendue du territoire de la Compagnie. Dans ce bill, le président se proposait encore la régularisation du commerce ; il représentait comme une monstruosité en politique que les gouvernants d’un pays quelconque fussent en même temps des marchands. C’était, selon lui, les exposer à la très grande tentation d’y devenir les seuls marchands ; réflexion parfaitement juste sans doute. Mais cette alliance constituait tellement l’existence de la Compagnie elle-même, qu’il est singulier que la réflexion ne s’en soit pas présentée à l’esprit du député-président. Depuis long-temps de violentes attaques étaient sans cesse dirigées contre Clive. Le gouvernement organisé par lui n’avait pas produit tous les avantages qu’il en attendait ; d’un autre côté, tous ceux qu’il avait arrêtés dans leurs désordres, tous ceux dont il avait redressé les torts ou détruit les espérances, à leur retour en Angleterre, étaient tout naturellement devenus ses ennemis. On sait d’ailleurs que la faveur publique est sujette à d’étranges retours. Clive saisit avec empressement cette occasion de répondre à toutes ces récriminations ; loin de s’en tenir là, à son tour il attaqua avec véhémence les directeurs et leurs employés. « J’attribue, disait-il, le mauvais état de nos affaires à ces quatre causes : le relâchement du gouvernement dans les mains de mes successeurs, la grande négligence de la part de l’administration, la conduite notoirement mauvaise des directeurs, les procédés violents et illégaux de la cour générale. »

Le bill présidé par le député-président fut perdu, pour employer le langage parlementaire, à la seconde lecture. Mais, comme il arrive souvent dans les assemblées délibérantes, un incident sortit de la discussion, qui devait avoir une tout autre importance qu’elle-même. Le colonel Burgoyne représenta l’inconséquence qu’il y avait de voter pour ou contre un bill avant d’avoir examiné d’abord le pays que ce bill concernait : or, aucun renseignement n’était à la disposition de la chambre qui pût la mettre à même de donner ce vote avec connaissance de cause. Burgoyne désavoua tout sentiment d’hostilité envers la Compagnie et ses serviteurs, toute intention de jeter les affaires de la Compagnie dans les mains des ministres ; mais il ajouta que certains faits notoires et à la connaissance de tout le monde rendaient nécessaire une enquête sur les droits et les affaires de la Compagnie, d’autant plus que 15 millions d’hommes s’y trouvaient intéressés. Cette motion passa sans rencontrer d’opposition ; en conséquence, deux comités furent nommés pour faire une enquête sur les affaires de l’Inde : l’un secret, l’autre spécial. Le premier avait pour but de s’enquérir de l’état des affaires de la Compagnie ; il devait se rendre compte des dettes, des effets, du crédit de la Compagnie, de ses profits commerciaux et de ses acquisitions territoriales, de la conduite de ses affaires aux Indes et en Angleterre, des sources de ses revenus, de la somme des billets tirés sur elle, des dépenses de ses différents établissements. Le comité spécial avait une mission plus étendue, celle de s’enquérir de la nature, de l’état, des conditions d’existence de la Compagnie des Indes orientales ; là ce n’était plus seulement des affaires de la Compagnie qu’il devait être question, mais des conditions mêmes de son existence.

M. Cartier, président du Bengale, se retira des affaires à cette époque ; il fut remplacé par Warren Hastings, qui devint plus tard gouverneur-général, et qui dès ce moment avait donné fréquemment des preuves d’une capacité peu commune. Warren Hastings, fils de Pennisson Hastings, naquit à Churchill, dans le comté d’Oxford, le 15 décembre 1732. Embarqué pour le Bengale à l’âge de dix-neuf ans, comme écrivain, il fut d’abord attaché au bureau de la secrétairerie ; puis, après cinq années de service, à la factorerie de Cossimbuzar. Au milieu de circonstances difficiles, il sut montrer dans ce dernier poste une grande habileté et s’attirer toute la confiance du gouvernement. L’année suivante, le nabob ayant mis de nombreux obstacles aux affaires de la Compagnie, Hastings lui fut député conjointement avec un de ses collègues : il était chargé de déclarer à ce prince qu’à moins que le système de vol et de pillage organisé en ce moment contre le commerce des Anglais ne fût arrêté, ceux-ci se retireraient de la province. On s’attendait alors à quelque changement immédiat dans le gouvernement indigène ; Hastings, joignant la ruse à la menace, était autorisé à répandre de l’argent parmi les conseillers du nabob pour s’en faire des partisans ; il réussit auprès du plus grand nombre. Comme Clive, Hastings, à l’époque de la guerre du Carnatique, entra momentanément dans les rangs de l’armée ; à la fin de la guerre, il résigna sa commission pour rentrer dans le service civil. Chargé plus tard d’un plan d’arrangement pour les finances du nabob, où il s’agissait de concilier les droits de ce prince et ceux nouvellement acquis de la Compagnie, Hastings parvint à satisfaire tout à la fois les membres du gouvernement anglais, et le conseil du prince. Il fut obligé de prendre alors des engagements particuliers fort considérables avec des membres du Durbar, mais tous les comptes qu’il rendit eurent la pleine approbation du gouvernement. En 1759, il fut affranchi de tous soins regardant la factorerie, et nomme résident à Moorshedabad. Dans cette nouvelle situation, bien que ses devoirs fussent encore pénibles, nombreux, Hastings trouva pourtant le moyen de se livrer à l’étude de l’histoire, des lois, de la religion des indigènes, même de leurs langues où il fit de grands progrès ; un des premiers parmi les Anglais il sut mêler dès lors les études à la pratique des fonctions politiques. Dans les années qui suivirent, Hastings se trouva mêlé à tous les grands événements qui se passèrent dans l’Inde. Il assistait à la déposition de Meer-Jaffier, à l’élévation de Meer-Caussim. Il fit partie du comité spécial de Calcutta ; il fut chargé de plusieurs missions importantes. Ce fut lui qui, en 1762, fut député vers le nabob pour régler avec lui, et à l’amiable, les différends qui s’élevaient sans cesse contre les marchands anglais et les officiers des douanes du nabob. Après avoir revu l’Europe, où la cour des directeurs fut à même d’apprécier son talent, Hastings fut nommé membre du conseil du fort Saint-Georges. Au bout de peu d’années, les affaires du Bengale attirèrent de nouveau l’attention de la Compagnie ; la cour des directeurs pensa à Hastings ; il fut nommé membre du conseil de Calcutta, avec la commission de gouverneur du Bengale. Sa profonde connaissance des affaires du pays le rendit éminemment propre à ce poste élevé. À peine nommé il se proposa deux choses, affermir au lieu d’étendre la domination anglaise, perfectionner l’administration intérieure ; il se consacra tout entier, à cette œuvre, aussi difficile, plus difficile peut-être, quoique moins brillante, que celle de sa conquête.

L’administration des revenus et celle de la justice qui en dépendait se trouvaient alors dans un état déplorable. Après l’acquisition de la dewany par la Compagnie, deux indigènes, sous le nom de naïb-dewan, avaient été chargés de la location des terres, de la collection des impôts. L’un de ces fonctionnaires, Mahomet-Reza-Khan, résidait à Moorshedabad ; l’autre, Shitabroy, à Patna. Mais aucun système n’avait été suivi dans la location des terres, et le désordre avait mené à l’anéantissement des revenus. Sous le gouvernement du grand Mogol, l’administration de la justice appartenait, quant au criminel, au gouverneur de la province ; quant au civil, au dewan ou intendant des finances. Ce dernier fardeau était revenu au nabob ; mais, tout-à-fait sans pouvoir, il lui était impossible de soutenir l’autorité de ses tribunaux ; le peuple était livré au plus fort. À la fin du gouvernement de Verelts, en 1769, on avait nommé des inspecteurs (supervisors) pour le revenu : c’étaient des employés de la Compagnie répandus dans la province et chargés de surveiller les collecteurs du revenu ; eux-mêmes étaient sous l’autorité de deux conseils, l’un à Moorshedabad, l’autre à Patna. Ils devaient entrer dans toutes les questions qui touchaient à l’impôt, la manière de recevoir, etc. Leur rapport est une peinture fidèle de l’oppression du peuple : « Les gouverneurs, disait-il, extorquent ce qu’ils peuvent des zemindars ou autres grands fermiers, il leur laisse en revanche la liberté de piller plus bas, se réservant à lui-même la faculté de les piller à sa fantaisie quand ils sont supposés s’être suffisamment enrichis des dépouilles du pays. » Quant à l’administration de la justice, ils disaient : « Le cours en est suspendu à peu près partout, mais tout homme l’exerce qui possède assez de force pour obliger les autres à se soumettre à ses décisions. » Sept années s’étaient déjà écoulées depuis l’acquisition de la dewany, et le gouvernement n’avait pas encore la faculté de remédier à ces désordres. La cour des directeurs eut recours à un parti décisif : elle résolut de prendre dans ses propres mains la collection aussi bien que l’administration du revenu ; en un mot de se faire dewan après avoir acquis la dewany. C’était une innovation qui ne tendait à rien moins qu’à renverser et à placer sur de nouvelles bases tout le système de la propriété et aussi toute l’administration du pays. Les révolutions qui jusque là avaient dévasté l’Inde étaient purement politiques ; celle-ci pouvait devenir sociale.

Warren Hastings ayant succédé à la présidence le 13 avril 1772, fut chargé de l’exécution de ces mesures, tâche difficile et délicate s’il en fut. Il abolit d’abord l’office de naïb-dewan, appela à Calcutta les affaires dont ce dernier avait été chargé jusqu’alors ; il s’occupa ensuite de la location des terres. Sur ses avis, le conseil adopta le principe de ne les affermer qu’à de longs baux ; ce mode de location paraissant le plus convenable à un gouvernement de la nature de celui de la Compagnie. Le 14 mai, il fut décrété que les terres seraient louées pour cinq années ; qu’un comité accomplirait l’opération en parcourant le pays ; que les employés de la Compagnie appelés jusque la inspecteurs deviendraient collecteurs ; qu’un indigène, sous le titre de dewan, serait adjoint au collecteur dans tous les districts ; qu’aucun banyan ou agent d’un collecteur ne serait admis à affermer aucune portion de terre, par la raison qu’aucun indigène n’oserait entrer en concurrence avec lui. Les paysans et fermiers étaient souvent réduits à emprunter à des intérêts singulièrement exorbitants, 3, 5, et parfois jusqu’à 15 p. 100 par mois ; pour remédier à cet abus, défense fut faite à leurs collecteurs et à leurs banyans de prêter aucune somme, soit à des agents d’affaires, soit à des fermiers. Le comité chargé de l’opération, qu’on appela comité de circuit, commença bientôt ses travaux ; mais les offres qui lui furent faites paraissant inacceptables, les terres furent affermées aux enchères. Les taxes qui pesaient sur les terres se divisaient en deux espèces : l’une, s’appelant assall, était la rente principale ; l’autre, aboabs, consistait en quelques taxes secondaires, et souvent imposée d’une manière arbitraire par les zemindars, ou même les collecteurs. De ces dernières la plupart furent supprimées, et des titres bien en règle furent délivrés aux fermiers, exprimant la nature et la totalité des taxes auxquelles il était soumis. Les zemindars ne furent préférés, pour les terres qu’ils avaient l’habitude d’affermer, qu’autant que leurs offres furent jugées convenables ; dans le cas contraire, il leur fut alloué une pension et leurs terres furent mises aux enchères.

Nous avons déjà dit comment les zemindars exerçaient à la fois une juridiction criminelle et civile dans leurs districts. Dans sa phousdarie ou cour criminelle, le zemindar infligeait toutes sortes de pénalités, même de punitions capitales, sous la seule condition d’en rendre compte à Moorshedabad ; dans son adaulut, il décidait toutes les questions civiles, tout ce qui touchait la propriété. Aucune loi écrite n’était obligatoire pour lui ; seulement, dans les cas religieux, il se faisait assister, suivant l’occasion, par un cauzee ou un brahme, dont il adoptait le plus souvent l’opinion. Dans l’origine, et, pendant long-temps toutes les questions du revenu avaient été soumises à la juridiction du zemindar ; ce n’était que fort peu d’années avant l’époque où nous sommes parvenus, qu’une partie de ces questions avait été transférée à celle de cet officier nommé naïb-dewan, qui venait d’être supprimé. Le nouveau mode de collection des revenus empiétant sur les fonctions judiciaires du zemindar, il fallut faire des réformes dans l’organisation entière de la justice ; celle qui suit fut définitivement adoptée. Dans chaque district deux cours furent instituées, l’une pour le civil, l’autre pour le criminel ; la cour criminelle appelée Phousdary-Adaulut, composée du collecteur comme président, du cadi ou muphti, et de deux mohlavies ou interprètes de la loi ; la cour civile appelée mofussul-dewance-adalut du collecteur comme président, assisté du dewan de la province et des autres officiers de la cour indigène. On pouvait appeler de ces cours à deux autres cours séant au siège du gouvernement, l’une pour le civil, l’autre pour le criminel. D’abord les crimes capitaux furent portés à ce tribunal, plus tard réservés au gouverneur-général dans son conseil, puis, en raison de la responsabilité qui en résultait pour celui-ci, lui furent de nouveau restitués. Le district de Calcutta eut deux cours de même sorte que celle des autres districts ; dans chacune d’elles, un membre du conseil présidait à tour de rôle. Dans les tribunaux indigènes, le quart de toute propriété en litige appartenait au juge : on appelait cet impôt le chout, il fut aboli. Il en fut de même du pouvoir discrétionnaire exercé par le créancier sur son débiteur ; enfin, toute contestation qui n’excédait pas 6 roupies dut être jugée par le principal fermier du village où se trouvaient les parties.

Le Bengale était désolé depuis plusieurs années par le crime de décoit : on appelle ainsi des vols faits par des bandes de voleurs qui, par leur nombre et leur audace, surpassent dans l’Inde ce que nous pouvons imaginer en ce genre en Europe. Ces voleurs, appelés aussi Kalla-Bantrous, appartiennent à la tribu des Kouroumarous, et forment une corporation où l’art de voler adroitement se transmet de génération en génération. Dès leur enfance ils apprennent de leurs parents la pratique, et, s’il est permis de le dire, la science du vol ; ils s’exercent à mentir obstinément, à souffrir toutes les tortures plutôt que de trahir un secret qu’ils ont intérêt de tenir caché. Ils se font gloire de leur profession, ils aiment à se vanter de leurs nombreux exploits dans ce genre ; ceux qui ont été blessés dans quelques unes de leurs expéditions, ceux à qui les tribunaux ont fait couper le nez, les oreilles ou le poignet, montrent avec orgueil ces mutilations comme le soldat ses blessures : ils sont choisis de préférence pour chefs de la caste. La nuit, ils entrent sans bruit dans les villages, ils se glissent dans l’ombre, rampant à travers les hautes herbes comme la couleuvre et le serpent ; le village une fois entouré, ils placent des sentinelles aux principales avenues, et font choix des maisons qui doivent être attaquées. Quelque nombreux qu’ils soient, ils se gardent bien d’enfoncer les portes, ce qui ne manquerait pas de faire quelque bruit ; mais ils percent les murailles avec des instruments de fer, et, à travers ces murs en terre et souvent peu épais, font en peu d’instants une ouverture assez large pour donner passage à un homme. Une fois dans la maison, ils font promptement main basse sur l’or, l’argent, les effets précieux. Quelquefois, quand leur attente de pillage est trompée, ils enlèvent le propriétaire en prenant la précaution de le bâillonner fortement, et l’entraînent à quelque distance du village ; là, ils le soumettent à d’affreuses tortures pour le forcer à révéler l’endroit où se trouve placé son argent. Surpris, ils se battent avec un grand courage ; si l’un d’eux est tué dans la mêlée, il n’est pas d’efforts que les autres ne fassent, de dangers auxquels ils ne s’exposent pour enlever son cadavre. Dans les cantons soumis à des princes du pays, ces brigandages, tenant à des usages de castes, sont en quelque sorte autorisés ; le gouvernement les tolère, à charge par eux de payer au collecteur d’impôts une partie de la valeur des objets dérobés. Hyder avait dans son armée un grand nombre de kallantrous, avec lesquels il entrait régulièrement en compte pour le prix de leurs déprédations. Les polygards en ont aussi à leur service, pour la même raison. Quelquefois les villages entrent en arrangement avec les chefs de ces bandes, et se rachètent moyennant un tribut qui est d’ordinaire un quart de roupie et une volaille par maison.

À l’arrivée de Hastings, ces kallantrous remplissaient le Bengale. Non seulement ils parcouraient les grandes routes, mais brûlaient des villages et massacraient leurs habitants. Le secret de leurs retraites inaccessibles, la solitude des districts les plus exposés à leurs incursions, les mettaient à même d’éluder toute poursuite. Peu d’années avant, une loi terrible avait pourtant été portée : tous ceux d’entre eux reconnus coupables étaient exécutés dans le village même auquel ils appartenaient ; le village tout entier était ensuite mis à une amende payable par tous les habitants, chacun dans la proportion de sa fortune ; la famille du criminel devenait esclave de l’État, le gouvernement pouvait en disposer à sa guise pour des travaux publics, etc. Cette peine de l’esclavage n’avait pas été admise sans difficulté par le conseil ; elle le fut cependant, comme un des seuls moyens qui semblaient le plus efficaces pour briser cette association et en disperser les membres. Depuis lors le nombre et les excès de ces décoits n’avaient pourtant fait que se multiplier de plus en plus. Dès le mois d’avril 1772, c’est-à-dire dès son arrivée, Hastings s’occupa d’y porter de nouveaux remèdes. Des foudjars (sorte de magistrats militaires), sur sa motion, furent appointés dans différents districts : ils durent veiller à la protection des habitants, s’occuper de la découverte et de la répression des Kalla-Bantrous ; les zemindars reçurent l’ordre de leur fournir toute l’assistance qui dépendrait d’eux ; les Chakarans, c’est-à-dire une certaine classe d’habitants auxquels une petite portion de terre était allouée, à charge à eux de préserver le pays des voleurs et d’y maintenir la paix, furent mis à la disposition des foudjars. Chaque foudjar eut un district limité, dans lequel il était responsable du maintien de la paix.

Les mesures prises à diverses époques pour la police de la ville de Calcutta s’étaient toujours trouvées fort insuffisantes. On sait la multitude de désordres en quelque sorte inhérents aux cités populeuses. Les tribunaux ne pouvaient suffire au grand nombre des affaires ; des crimes capitaux demeuraient impunis pendant plusieurs mois, souvent même ils n’étaient pas jugés ; les prisons regorgeaient. Warren Hastings prit le parti de créer un tribunal de degré de juridiction inférieur, et qui connaîtrait des moindres délits et de plus de toutes contestations entre maîtres et serviteurs ; douze habitants de Calcutta, choisis par leurs compatriotes, formèrent le tribunal. Une autre mesure prise alors par Hastings, mérite entre toutes d’être signalée, elle tendait à abolir pour l’avenir le droit d’esclavage : « Il fut défendu, à compter du 1er juillet 1774, d’acheter ou de vendre un esclave qui ne serait pas tel en vertu d’une précédente vente légale ; tout cauzee qui accorderait une autorisation après cette époque pour le vente d’un esclave quelconque, serait privé de son emploi, et l’autorisation accordée par lui déclarée nulle. » La pratique de dérober des enfants à leurs parents pour les vendre comme esclaves existait depuis long-temps dans l’Inde ; elle s’était accrue depuis l’arrivée des Anglais. L’influence du nom anglais donnait à tout homme qui pouvait s’en prévaloir au moyen du langage, des habitudes ou de l’habit, d’immenses privilèges. Autrefois il existait un usage fort sage sur ce sujet : l’ancienne loi du pays exigeait qu’aucun enfant ne pût être vendu sans une autorisation du cadi attestant le lieu de naissance de l’enfant, les noms de ses parents, ceux du vendeur et de l’*acheteur, le signalement de tous deux, etc. ; mais cette coutume avait été négligée, d’où il résultait que ce commerce avait pris dans ces dernières années une grande extension, et qu’un grand nombre d’enfants avaient été vendus à des Hollandais et à des Français, qui les emmenaient du pays. Aucun moyen n’existait de remédier à ce mal que de le couper à la racine, en abolissant à l’avenir le droit d’esclavage, excepté dans le cas où ne pouvait atteindre l’autorité du gouvernement, c’est-à-dire dans le cas où l’esclave serait déjà devenu une propriété avant la disposition légale actuelle. Les Indous et les Mahométans les plus considérables furent consultés sur ce sujet ; les uns et les autres condamnèrent cet usage comme contraire, soit au Koran, soit au Shaster.

Les directeurs s’étaient livrés à de minutieuses investigations sur les causes de la diminution toujours croissante des revenus. Ils considéraient Mahomet-Rheza-Khan comme en étant la cause principale. Celui-ci était accusé par la voix publique d’avoir extorqué de larges sommes par des moyens violents et oppressifs, d’avoir approprié à son usage une partie des revenus de la dewany, de les avoir distribués parmi ses créatures, ses agents, dans le but de s’en faire des instruments d’oppression. Ces rumeurs, jointes à l’irritation de voir ses espérances toujours déçues, avaient décidé la cour des directeurs à lui enlever l’administration de la dewany, à se substituer à sa place, ce qui déjà avait entraîné la destitution de Mahomet-Rheza. Plus tard la cour ordonna en outre de s’assurer de la personne de l’ancien dewan, de le tenir prisonnier à Calcutta, lui et toute sa famille ; elle abandonnait d’ailleurs à Hastings le choix des moyens qu’il croirait les plus convenables pour porter la lumière dans les plus secrètes transactions de Mahomet-Rheza ; ce dernier n’était pas seulement naïb-dewan, emploi dans lequel il représentait la Compagnie comme dewan ou ministre des revenus ; il était en outre naïb-subah, ou mieux de naïb-nazim, autre emploi dans lequel il représentait le nahob dans toutes les fonctions encore réservées à un prince indigène. En tant que naïb-dewan, il était bien remplacé par le nouveau plan mis en exécution pour la collection de l’impôt, mais il ne l’était nullement en tant que naïb-nazim. Hastings ne s’en mit pas moins en mesure d’obéir aux directeurs ; M. Middleton se rendit par ses ordres à Mootejeyl, pour s’emparer de la personne de Mahomet-Rheza ; toutefois avec injonction d’avoir pour lui tous les égards, toute la déférence qui pourraient s’accorder avec l’exécution de cette mesure. Les précautions les plus minutieuses étaient prises en même temps pour prévenir ou réprimer tout tumulte ; elles furent inutiles. Sur la signification qui lui fut faite des ordres de la Compagnie, Mahomet-Rheza, loin de témoigner quelque émotion, quelque envie de résister, se contenta de répéter le mot sacramentel : « C’est écrit, » et se soumit aussitôt. Il fut embarqué pour Calcutta, et Middleton aussitôt mis en possession de l’office de dewan. M. Graham, un des membres du conseil, qui était allé à Chitpore attendre le prisonnier, lui expliqua plus au long les causes de cette arrestation subite. Mahomet-Rheza-Khan parut désirer vivement qu’aucun délai ne fût apporté dans la production des charges alléguées contre lui. Shata-Roy occupait dans la province de Bahar les mêmes fonctions que Mahomet-Rheza dans le Bengale ; il fut compris dans la même mesure, et, comme ce dernier, envoyé prisonnier à Calcutta. Nuncomad, ancien gouverneur de Hoogley, auquel Mahomet avait été préféré pour l’emploi de naïb-dewan, et depuis lors demeuré son ennemi, se présenta comme son accusateur.

Cette décision de la cour des directeurs amena la nécessité de formuler un nouveau plan pour l’administration des affaires du nabob. La Compagnie avait bien résolu de se faire elle-même dewan, mais il s’agissait de savoir que faire de l’office de naïb-nazim, qui jusque là s’était trouvé dans les mêmes mains. Meer-Jaffier avait laissé un frère, oncle du nabob, dernier mâle de la famille : s’appuyant de ce titre, ce dernier sollicita l’office vacant de naïb-nazim, mais cette demande ne fut point accueillie. Des membres du conseil commençaient dès lors à entrevoir la possibilité d’effectuer par degrés un changement complet dans le gouvernement, au moyen duquel le pouvoir réel qui gouvernait depuis long-temps le pays se substituerait définitivement, même de nom, au pouvoir apparent qui avait été conservé. Ils se décidèrent en conséquence à prendre des mesures pour retenir ouvertement dans leurs mains toute la conduite des affaires, au moins pour le présent. Il s’agissait d’accoutumer au nom de la domination anglaise un peuple qui était déjà accoutumé à sa réalité. Mais il y avait cependant une partie des fonctions du naïb-nazim qui ne pouvait pas passer dans les mains de la Compagnie : c’était la surintendance de l’éducation du jeune nabob, l’administration de la somme consacrée à ses dépenses personnelles, etc., etc. Cette fonction se divisait elle-même en deux parties : l’une consistait dans la tutelle du nabob, l’autre dans l’administration intérieure, la surintendance de sa maison. La tutelle fut confiée à Munny-Begum, seconde femme ou concubine de Meer-Jaffier ; et à côté d’elle fut placée une autre personne chargée de la partie financière de cet office : ce fut Rajah-Goordass, fils encore fort jeune de Nuncodmar, dont il devait être le prête-nom. L’inimitié subsistante depuis long-temps entre Nundcomar et Mahomet-Rheza-Khan l’avait désigné pour cette fonction au choix de Hastings ; ce sentiment d’inimitié avait paru suffisant à ce dernier pour contrarier les desseins de Mahomet-Rheza dans l’avenir, s’il tentait de reprendre de l’influence ; pour effacer même jusqu’à la dernière trace de celle qu’il avait eue précédemment dans la province. Sous l’empire de ces considérations, Hastings présenta donc Rajah-Goordass au choix du conseil ; mais celui-ci se montra d’abord opposé à cette nomination. On reprochait à Nundcomar d’avoir eu en 1762 une correspondance avec le sahazada et le gouverneur français de Pondichéry, d’avoir forgé de fausses lettres dans la vue d’accuser et de ruiner un indigène ; enfin d’avoir conclu en 1764 un traité avec Meer-Caussim, traité par lequel il s’engageait à tenir ce dernier au courant de tout ce qui se passait dans l’armée anglaise, à la condition d’être appointé par lui dewan du Bengale. Malgré ces objections, Hastings persista dans sa présentation du fils de Nundcomar, et peu après ce dernier fut définitivement nommé.

Des embarras et des difficultés de toute nature accompagnaient cette sorte de crise, de transformation intérieure que subissait alors le gouvernement. On peut s’en faire quelque idée par la lettre suivante de Hastings aux directeurs, écrite en septembre 1772. « Je demande la permission de rappeler à votre souvenir que, par un étrange concours de causes imprévues, votre administration doit s’occuper en ce moment de tout ce qui peut mériter l’attention d’un gouvernement, à cela près de la guerre : l’établissement des revenus du Bengale ; la destitution du naïb-dewan et naïb-nizam de cette province, et l’examen de sa conduite pendant ces dernières années ; celle du naïb-dewan du Behar, avec examen de sa conduite ; l’établissement de la dewany sur le plan proposé par l’honorable Compagnie ; l’arrangement de la maison du nabob, la réduction de ses dépenses et de ses allocations ; l’établissement d’une administration régulière de la justice dans la province ; la révision et la réforme des fonctions publiques ; enfin, indépendamment de tout cela, les devoirs ordinaires de la présidence, qui, en raison de l’étonnant accroissement de vos affaires, sont par eux-mêmes suffisants à remplir tout notre temps. À vrai dire, elles exigeraient même plus de temps que nous ne pouvons leur en donner, en raison de l’absence d’un système régulier pour nos occupations, que la rapidité même avec laquelle elles se sont accumulées nous a empêchés d’introduire. De là résulte pour nous la nécessité de laisser en suspens beaucoup d’affaires commencées. Celle qui a réclamé d’abord toute notre attention, c’était l’organisation du revenu : car la saison était déjà avancée ; les campagnes ont souffert une affreuse dépopulation par suite de la terrible famine qui les a désolées ; les perceptions du revenu, violemment remontées à leur taux primitif, ont ajouté à la détresse du pays ; une diminution fort considérable du revenu était imminente, à moins qu’un prompt remède ne pût la prévenir, etc. »

En raison de cette multiplicité d’affaires, ce fut seulement dans l’année suivante que l’enquête touchant les deux prisonniers parvint enfin à son terme. Dans le mois d’août, Rajah-Shatah-Roy fut entièrement acquitté de l’accusation portée contre lui ; en témoignage de son habileté et de sa grande expérience des affaires de finances, le conseil le nomma roy-royan dans la province de Bahar. Le roy-royan était, après le dewan, le principal officier d’une province ; c’était à lui qu’appartenait l’administration des terres de la couronne. Mais il quitta Calcutta dans un déplorable état de santé, et mourut en septembre de la même année, épuisé par les chagrins et les inquiétudes de son emprisonnement. L’innocence de Mahomet-Rheza-Khan fut de même reconnue ; il fut déchargé de l’accusation, remis en liberté, seulement défense lui fut faite de quitter la province du Bengale jusqu’à ce qu’il en eût reçu l’autorisation de la cour des directeurs. À cette époque de nouvelles difficultés surgirent de la situation où se trouvait le nabob-visir de Oude à l’égard des Rohillas et des Mahrattes. Par leurs traités précédents, les Anglais s’étaient engagés à défendre ce territoire contre les Mahrattes ; sir Robert Barker, à la tête d’un fort détachement, fut en conséquence immédiatement envoyé de ce côté. Il était important pour les Anglais d’empêcher les Mahrattes de s’établir au nord du Gange ; il l’était aussi de les empêcher de devenir maîtres du pays des Rohillas, ce qui leur donnait la facilité d’envahir Oude. La ville et le territoire de Oude se trouvaient enclavés, pour ainsi dire, dans leurs propres lignes de défense.

Les forces combinées des Anglais et du visir entrèrent ainsi dans le pays des Rohillas ; elles prirent position en face de l’armée des Mahrattes. Ceux-ci menaçaient à la fois la province d’Oude et celle de Corah ; un large détachement de leur armée, traversant le Gange, détruisit les cités de Morabad et de Sumbul, et continua de ravager le pays jusqu’à la fin de mars. Toutefois, aucune opération considérable ne s’ensuivit. La rivière était entre les Mahrattes et les Anglais : les premiers n’osaient pas la passer en face de l’ennemi, et le général anglais était décidé à ne pas prendre l’offensive. Dès le mois de mai, des troubles intérieurs, fréquents dans le gouvernement des Mahrattes, les contraignirent à retourner chez eux. Le départ permit au nabob-visir de s’occuper de la réalisation d’un projet qu’il méditait depuis long-temps ; c’était de s’emparer de la portion du pays des Rohillas située au nord de ses États, à l’est du Gange : il s’en ouvrit à Hastings, dans une conférence avec ce dernier à Bénarès. Il réclamait, en échange de certains avantages, le secours des Anglais. Le mauvais état des finances de la Compagnie détermina Hastings à prêter une oreille favorable la ces propositions : « La situation de la Compagnie, écrivait-il au conseil, doit nous déterminer à cette mesure, comme importante pour ses intérêts et sa sûreté. Toutes les nouvelles que nous recevons, publiques ou privées, nous représentent la détresse de la Compagnie comme extrême. Les lettres de la cour des directeurs ne cessent de nous prêcher l’économie et d’amples réductions dans notre état militaire ; en même temps, tel est l’état des affaires dans ce gouvernement, que depuis plusieurs années les revenus sont au-dessous des dépenses. » Il fut donc convenu que 40 lacs de roupies seraient donnés par le visir aux Anglais après l’accomplissement de l’entreprise ; que, pendant son exécution, une somme mensuelle équivalente à leurs dépenses serait payée aux troupes engagées dans ce service. Hastings calculait en outre que pendant la durée de l’expédition les dépensés militaires seraient diminuées d’un tiers ; qu’après qu’elle aurait eu lieu, 40 lacs payés par le visir fourniraient d’abondantes ressources avec lesquelles il serait possible de faire marcher le gouvernement pendant long-temps ; enfin qu’il était avantageux que le visir, allié des Anglais, fût en repos dans toute l’étendue de sa domination. Nul doute que le calcul de Hastings ne fût juste ; mais, il faut le dire, les malheureux Rohillas étaient cruellement sacrifiés aux intérêts du visir et à ceux de la Compagnie.

Un autre objet de grande importance fut traité dans cette conférence. Les Mahrattes s’étaient fait céder par l’empereur les provinces de Corah et d’Allahabad ; puis un envoyé de l’empereur, déclarant que la cession n’avait pas été volontaire, plaça plus tard ces provinces sous la protection des Anglais. D’abord on ne s’en était point occupé, mais le besoin qu’avait en ce moment la présidence de faire argent de tout, fit qu’on y songea. Depuis long-temps la Compagnie avait adopté le principe de ne pas vouloir posséder ces provinces en son propre nom : l’éloignement où elles étaient du centre du gouvernement en rendait l’administration difficile et coûteuse ; il s’agissait donc uniquement ou de les rendre à l’empereur ou de les céder au visir. Le droit, la générosité, la justice eussent sans doute parlé pour le premier parti : comme souverain de l’Inde, comme représentant de Timour et de Baber, l’empereur avait un droit incontestable à ces provinces ; la cession faite par ses prédécesseurs aux Anglais des trois grandes et riches provinces de Bengale, Bahar et Orissa, le recommandait en outre à leur générosité. Mais le besoin de se procurer immédiatement de l’argent fit adopter l’autre parti ; car le visir pouvait payer ces provinces, et non l’empereur ; elles lui furent donc cédées pour la somme de 50 lacs de roupies, dont 20 durent être payés comptant, et le reste en deux années, par deux paiements de 15 lacs chacun. La fin de cette négociation ne laissa pas que de modifier un peu les vues du visir sur le territoire des Rohillas : il désirait suspendre l’exécution de ses projets contre ce peuple. C’était pour lui chose impossible de faire face en même temps, tout à la fois aux dépenses de cette guerre et aux derniers engagements qu’il venait de prendre avec les Anglais. Le marché précédemment conclu entre lui et le président ne laissa pas que de tenir ; l’exécution en fut différée, mais il fut de nouveau convenu que l’assistance des Anglais ne lui manquerait pas quand il croirait le moment venu d’agir.

Le visir et le président se séparèrent à Bénarès : le visir s’achemina vers Delhi, avec le projet de réduire quelques forts qui se trouvaient encore occupés par les Mahrattes ; le président devait aller expliquer à ses collègues les transactions effectuées. Il prit effectivement son siège au conseil le 4 octobre. Le conseil félicita le gouverneur sur l’issue de négociations qui paraissaient profitables à la Compagnie ; il lui donna en outre, sur sa demande, le pouvoir de nommer un résident à la cour du visir, en lui laissant la faculté de le rappeler à sa volonté. Les arrangements de Bénarès rencontrèrent pourtant, peu après, quelque opposition dans le conseil. Sir Robert Barker, arrivé peu de jours après cette séance, les blâma vivement comme contraires, au moins dans son opinion, au traité d’Allahabad qui accordait à l’empereur les deux provinces maintenant cédées au visir. Hastings répliqua « que ces provinces n’avaient été d’abord cédées à l’empereur que pour ses propres dépenses, que lui-même les avait cédées aux Mahrattes, mais que la Compagnie ne pouvait pas souffrir des voisins aussi dangereux ; qu’en admettant qu’il fut contraire au traité de prendre ces provinces à l’empereur, il ne l’était nullement de les arracher aux mains des Mahrattes ; que les sunuds, pour le dewany, qui avaient fait la base du traité en question, né dépendaient en rien de la possession de Corah et d’Allahabad par l’empereur. » — « Ces sunuds, interrompit le général, nous ne tarderons pas à les voir dans les mains des nations étrangères. » — « Qu’importe ! reprend Hastings ; ce n’est pas le manque des sunuds de Shah-Alaum qui a déconcerté les projets du duc de Choiseul ; ce ne sont pas eux qui nous défendront contre les Mahrattes. C’est l’épée qui nous a donné l’empire du Bengale, c’est à elle à nous le conserver ; et s’il arrive, ce que Dieu veuille empêcher ! que cet empire nous échappe, ses nouveaux maîtres n’auraient pas d’autre droit que celui-là. Des évènements survinrent qui arrêtèrent ces oiseuses discussions.

Le 18 novembre, le conseil reçut une lettre du visir : cette lettre donnait avis que les Rohillas menaçaient de prendre possession d’Etawah et du reste de la contrée appartenant aux Mahrattes dans le Doab. On appelle ainsi, dans la langue du pays, un espace de terrain compris entre-deux rivières qui s’approchent et se confondent. Le visir réclamait le secours de troupes anglaises qui lui avait été promis ; il renouvelait sa proposition déjà faite de fournir à leur entretien et de payer 40 lacs de roupies après l’expulsion des Rohillas. L’expédition promettait de grands avantages ; elle devait faire des possessions du visir un tout complet, compacte ; leur donner la rivière du Gange comme défense naturelle, des frontières du Bahar aux montagnes du Thibet ; enfin, elle devait rendre le visir plus dépendant de la Compagnie, en lui donnant pour voisins les Mahrattes. D’un autre côté, les circonstances où se trouvaient les Anglais n’étaient pas favorables à l’exécution d’un semblable projet ; la Compagnie étant alors dans un moment d’impopularité ; sa charte touchait à sa fin, le parlement avait le droit de contrôler toutes ses mesures, et il ne fallait pas lui donner pour sujet de ses débats celui d’une guerre légèrement entreprise. Par toutes considérations, le conseil aurait voulu tout à la fois éviter l’expédition, tout en se donnant l’apparence de tenir sa parole au visir. Pour atteindre ce but, il écrivit à ce dernier une lettre en termes vagues, ambigus, contenant plutôt un refus qu’un consentement. Toutefois le visir ne se laissa pas arrêter ; il commença la guerre avec ses propres troupes. D’abord il s’était borné à demander que la brigade, dont le service lui avait été promis, se tînt prête à marcher quand il l’appellerait à son secours pour la défense de ses États. Peu après, il requit la présence de cette brigade ; le subside annuel fut de 2 lacs par mois, 40 lacs devant ensuite être payés à l’issue de l’expédition.

Dans le mois de janvier 1774, les choses ainsi engagées, la seconde brigade reçut donc l’ordre de se joindre au visir. Le colonel Champion fut nommé commandant en chef du corps d’armée expéditionnaire ; il partit de Calcutta vers le milieu de février pour en prendre le commandement. Le 24 février, la brigade arriva dans les provinces du visir ; le 17 avril, les forces du visir et celles des Anglais entrèrent dans le pays des Rohillas. Fyzoolla-Khan, leur chef, montra des dispositions à traiter de la paix ; mais le nabob, proportionnant ses exigences aux craintes de l’ennemi, demanda 2 crores de roupies. L’exagération de cette demande détermina les Rohillas à combattre : ils prirent position sur l’une des rives de la Babul-Nulla, et attendirent l’ennemi. Ils étaient au nombre de 40,000 hommes, sous le commandement de Hafez, qui s’était fait une grande renommée militaire ; tous braves, résolus, combattant pour leurs femmes, leurs enfants, le toit paternel. Prenant eux-mêmes l’offensive, ils attaquèrent les Anglais avec intrépidité ; ils s’efforçaient de tourner les deux ailes à la fois, en même temps attiraient sur le centre l’attention de l’ennemi par un feu vif et bien nourri. Le général anglais s’étonna de la fermeté et de la résolution qu’ils montrèrent en ce moment. Un grand nombre de chefs venaient planter leurs drapeaux au milieu des deux armées, dans le but d’encourager les soldats à les suivre. Pendant deux heures et demie ils soutinrent sans s’ébranler un feu très vif d’artillerie et de mousqueterie, et ne se déterminèrent à la retraite qu’en se voyant chargés de tous côtés. Ils laissèrent 2,000 hommes sur le champ de bataille, et parmi ces derniers grand nombre de chefs distingués. Hafez-Rhamet, leur commandant en chef, se fit bravement tuer à la tête des siens, qu’il avait essayé de rallier jusqu’au dernier moment ; un de ses fils fut blessé mortellement, un autre fait prisonnier sur le champ de bataille, un troisième tomba dès le lendemain dans les mains du visir. Le visir avait agi fort différemment : il était demeuré loin du champ de bataille, entouré de sa cavalerie, d’une nombreuse artillerie, et ne s’était montré qu’après avoir appris la défaite et la fuite de l’ennemi ; alors, il est vrai, ses troupes, réparant le temps perdu, se mirent à piller le camp avec une extrême avidité. Fyzoolla-Khan, avec ses trésors et ses femmes, se sauva vers les montagnes, où il emmena les restes de son armée. Le pays tout entier demeura à la disposition des vainqueurs, qui usèrent du terrible droit de conquête avec une férocité inaccoutumée. Le visir s’était promis d’expulser les Rohillas ou de les exterminer ; les villages qui tombèrent dans ses mains furent brûlés, les femmes et les enfants passés au fil de l’épée. Au dire du commandant anglais, les troupes ne marchaient qu’à la lueur des incendies. Il en écrivit à la présidence ; mais c’était chose convenue entre elle et le visir qu’il ne s’agissait pas seulement de la conquête du pays des Rohillas, mais bien de leur expulsion, de leur extermination. Le visir se montrait aussi terrible dans cette expédition que pusillanime les jours de combat.

L’armée, aussitôt après la victoire, se dirigea sur la ville de Bissouly, qui se trouvait au centre du pays des Rohillas ; le commandant en chef avait l’intention d’y établir ses quartiers d’hiver, pour laisser passer la saison des pluies. Nujee-Khan s’y trouvait, à la tête de l’armée de l’empereur, en conséquence du traité existant entre l’empereur et le visir. La rapidité avec laquelle avaient agi les Anglais l’avait empêché de prendre part à l’expédition ; il n’en réclamait pas moins le partage du pays conquis et du butin. Le visir se refusait à ce partage, prétendant que ce traité supposait que l’empereur entrerait en campagne de sa personne. La présidence, à laquelle il en fut référé par le commandant des troupes, se refusa à prendre part à ce débat : le visir, dont on attendait les 40 lacs de roupies, était pour le moment l’homme le plus à ménager. Fyzoolla-Khan ne tarda pas à envoyer des propositions, avec l’offre de se rendre de sa personne au camp des alliés, sur la parole des Anglais. Il demandait continuer à gouverner, comme tributaire du visir, le district qui avait appartenu à sa famille. Plusieurs fois il renouvela les mêmes offres. Le visir persista à ne vouloir permettre à aucun chef de Rohillas de s’établir de l’autre côté du Gange ; seulement il lui offrit un autre district dans le Doab (province située entre la Jumma et le Gange), récemment conquis sur les Mahrattes. Fyzoolla ne s’en souciait guères ; il faisait observer au visir que les Mahrattes, à leur retour dans la province, ne manqueraient pas de s’emparer de nouveau de ce district. À la fin de juillet, les Anglais et le visir se mettant en campagne, se dirigèrent sur Pattigur, où les Rohillas s’étaient retranchés ; au commencement de septembre, les deux armées se trouvèrent en présence. De ce moment, le visir montra moins d’éloignement pour un arrangement avec les Rohillas, soit qu’il craignît que de nouveaux conseillers, ce qui lui était annoncé, n’arrivassent de Calcutta ; que les Mahrattes et les Afghans ne vinssent au secours de Fyzoolla-Khan, ou bien enfin qu’il redoutât la défense désespérée de ce dernier. De nombreux messages s’échangèrent alors entre eux. Le visir lui proposait la zemindarie, c’est-à-dire la collection des impôts de tous le pays qui avait appartenu aux Rohillas, de lui laisser, de plus, 6 lacs de roupies pour sa dépense personnelle. Cette offre étant rejetée, il y joignit la promesse d’un jaghire de 10 lacs de roupies, mais elle ne fut pas mieux accueillie. Cependant les Rohillas occupaient une forte position ; plusieurs redoutes, qui couvraient leur front, rendaient nécessaire une attaque régulière ; l’armée du visir, mécontente, mal payée, menaçait à chaque instant de se révolter ou de se débander. Les approches furent néanmoins vivement poussées pendant quelques jours. Mais bientôt un nouvel arrangement fut proposé, et cette fois agréé. Fyzoolla-Khan dut recevoir un jaghire de 14 lacs et 65, 000 roupies dans le pays des Rohillas, et, de son côté, il s’engageait à remettre au visir la moitié de tout ce qu’il possédait. Ainsi se termina cette première guerre contre les Rohillas.

Le nouveau système de revenu n’avait pas eu beaucoup de succès : les enchérisseurs, excités par la concurrence, avaient promis plus qu’ils ne pouvaient tenir ; la plupart d’entre eux manquèrent à leurs engagements, ce qui, dès le commencement de 1774, rendit nécessaire un changement dans le système. Les collecteurs européens furent rappelés, mais les districts auxquels présidait chacun d’eux furent maintenus. Chacun de ces districts fut inspecté par un dewan ou aumil ; l’administration de la justice civile fut transférée du collecteur à l’aumil, les parties intéressées pouvant en appeler au sudder dewany, ou au gouverneur en son conseil. Un nouveau comité du revenu, consistant en deux membres du conseil et trois anciens employés, fut institué à la présidence : ce comité dut contrôler toutes les branches du revenu. En outre, des commissaires furent nommés pour visiter certains districts sur lesquels il était à craindre de n’avoir pas d’informations suffisantes. Les trois provinces furent partagées en six grandes divisions : la 1re à Calcutta, la 2e à Burdwan, la 3e à Moorshedabad, la 4e à Dinagapore, la 5e à Dacca, la 6e à Patna ; les districts de Chittagong et de Tipperah furent maintenus sur l’ancien pied. Chacune de ces grandes divisions eut un conseil provincial, composé d’un président et de quatre employés, chargés de décider toutes les questions relatives au revenu ; ces derniers avaient encore pour mission de recueillir le plus grand nombre de renseignements possible sur la matière, et de les transmettre au conseil supérieur, afin de le mettre en état de combiner un système complet d’administration financière. À l’instigation de Hastings, M. Halhead, employé dans le service civil, traduisit en anglais le code de lois mahométan et celui indou, œuvre qui ne devait pas servir seulement aux juges, mais aux employés de la Compagnie, mais à l’Europe tout entière. L’ouvrage commencé en 1774, fut terminé l’année suivante et dédié à M. Hastings, auquel l’auteur attribuait l’idée première de cette entreprise aussi bien que le mérite de l’avoir fait exécuter.

La province de Cooch-Bahar échut à la Compagnie avec le reste du Bengale, en 1765. En 1772, le rajah de cette province, alors mineur, fit proposer par son ministre Nazu-Deo de la placer sous la domination du gouvernement du Bengale, et de lui payer la moitié de ses revenus ; il demandait en revanche que les Anglais le délivrassent de la présence des Boutannéens, qui, sous la conduite d’un de leurs chefs, Dab-Rajah, avaient subitement envahi son pays. Le district de Rungpore, voisin de Cooch-Bahar, avait été souvent exposé aux incursions de ces mêmes Boutannéens ; aussi le conseil prêta l’oreille à la demande du jeune rajah, et lui envoya un corps d’armée expéditionnaire. Le résultat fut heureux, et les Boutannéens furent forcés de se retirer ; alors le rajah du Boutan s’adressant au teshoo lama, le pria de se faire médiateur entre lui et la Compagnie. Le lama adressa la lettre suivante à Warren Hastings :

Le Teshoo Lama au Gouverneur.

« Les affaires de ce pays se montrent de tous côtés sous un aspect florissant. Je m’emploie jour et nuit à l’accroissement de votre prospérité. Ayant été informé, par des voyageurs venus de votre côté, de l’exaltation de votre gloire et de votre renommée, mon cœur, comme la fleur du printemps, s’est rempli de gaieté, de bonheur et de joie. Plaise au ciel que l’étoile de votre fortune continue à s’élever sur l’horizon ! Plaise au ciel que le bonheur et le contentement soient mon partage et celui de ma famille ! Je ne prétends pas à dominer ou à persécuter ; c’est même le caractère de ma religion que je sois prêt à me priver et du sommeil et de toutes choses si, pour en jouir, je devais faire quelque tort au moindre individu qui respire. Cependant je suis informé qu’en justice et humanité vous nous surpassez. Soyez donc à jamais l’ornement du siège du pouvoir et de la justice, afin qu’à l’ombre de votre sein le genre humain soit à même de jouir des bénédictions du bonheur et de l’abondance. Grâce à votre faveur, je suis rajah et lama de cette province, où je gouverne un grand nombre de sujets, particularité dont sans doute vous avez été informé par des voyageurs venus de notre pays. À diverses reprises j’ai été informé que vous avez été engagé en hostilités contre le dah terrea[2], hostilités auxquelles a donné lieu la criminelle conduite du rajah, qui s’est permis de ravager vos frontières. Né d’une race grossière et ignorante, ce n’est pas le premier exemple qu’il donne d’une conduite aussi coupable, à laquelle sa propre avarice l’a déjà fréquemment entraîné. Le pillage qu’il se sera permis sur les frontières de Bengale et de Bahar vous aura décidé à envoyer contre lui votre armée vengeresse. Ses troupes ont été défaites, beaucoup de ses soldats ont été tués, trois de ses forts lui ont été enlevés ; il a rencontré le châtiment qu’il méritait ; Il est plus clair que le soleil que la victoire vous est demeurée, que, si vous l’aviez voulu, vous eussiez pu l’anéantir en moins de deux jours, car il n’avait aucun moyen de vous résister. Cependant je prends sur moi de devenir son médiateur auprès de vous ; en conséquence, je vous dirai que ce dah terrea dépend du Dalee Lama qui régit tout ce pays avec un pouvoir illimité (et comme il est encore mineur, c’est à moi que sont confiés l’administration et le gouvernement) et que si vous persistez à infliger quelques molestations au pays du dah, cela soulèvera à la fois contre vous le lama et tous ses sujets. Par considération pour nos coutumes et notre religion, je vous supplie donc de cesser toute hostilité contre lui, ce qui sera la plus éclatante faveur et la plus grande preuve d’amitié que vous puissiez me donner. J’ai réprimandé le dah pour sa conduite passée. Je l’ai averti de se désister à l’avenir de ses méchantes pratiques, de vous être soumis en toutes choses ; je suis convaincu qu’il se conformera à cet avis. Traitez-le donc avec compassion. Quant à moi, je ne suis qu’un faquir, et c’est la coutume de ma secte de prier, le rosaire en main, pour le bonheur et la paix des habitants de ce pays, pour la prospérité du genre humain tout entier. Et maintenant, la tête découverte, je vous supplie de cesser toute hostilité contre le dah. Il est inutile d’ajouter à cette lettre déjà bien longue ; elle sera portée par un messager, qui vous expliquera toute chose de vive voix. Dans ce pays, l’adoration du Tout-Puissant est la profession de tous ; nous sommes de pauvres créatures qui ne vous égalons en rien. Je n’ai que peu de choses à moi, mais je vous envoie cependant quelques petits présents, que vous accepterez, j’espère, en souvenir de moi. »

Un traité fut conclu, le 25 avril 1774, entre le protégé du lama et la Compagnie. Certains districts furent restitués au Dah-Rajah. Il lui fut imposé, pour la possession de la province de Chitta-Cota, un tribut de cinq chevaux, et les marchands boutennéens obtinrent le privilège d’envoyer tous les ans une caravane à Rungpore. M. Hastings voulut en outre tirer parti de cet incident inattendu pour ouvrir des communications entre le Thibet et le Bengale ; il proposa d’envoyer une ambassade au lama, avec des lettres et des présents, le tout accompagné de quelques échantillons de marchandises les plus propres à devenir des objets de commerce. Le conseil adopta les vues de Hastings. En conséquence, M. Bogle et M. Hamilton, accompagnés d’un chirurgien, furent désignés pour cette mission ; ils partirent en juin 1774.

Les affaires de l’Inde occupaient alors vivement l’attention du parlement, le comité spécial avait cherché à se rendre compte de tous les événements politiques, militaires et commerciaux, dont ce pays et surtout le Bengale avait été le théâtre depuis soixante ans. Il s’était de plus occupé de rechercher les mesures à prendre par les chambres, pour remédier aux abus dont on se plaignait de toutes parts. Le colonel Burgoyne, rapporteur du comité, présenta à la chambre, le 8 et le 21 avril, le 10 mai (1773), une série de rapports embrassant tous ces objets. Burgoyne commençait par se plaindre de la situation désagréable où il se trouvait placé, forcé qu’il était de mettre sous les yeux de la chambre le récit de crimes révoltants pour l’humanité. Entrant alors en matières, l’orateur raconta la révolution par suite de laquelle Meer-Jaffier était monté sur le trône. Il insista longuement sur les circonstances de cet événement ; le traité fictif avec Omichund ; la contrefaçon de la signature de l’amiral Watson, après que l’amiral eut refusé de signer lui-même ; les arrangements subséquents avec Meer-Jaffier ; les immenses sommes reçues par le comité de Calcutta et les principaux fonctionnaires du gouvernement, sous le nom de présents et de dotations, mais extorquées, à ce qu’il assurait, par l’influence de la force militaire, etc. Burgoyne s’étendit avec complaisance sur ce qu’il appelait les énormités mises au jour par l’enquête commencée ; il concluait en soumettant à la chambre les résolutions suivantes : « 1° Que toutes acquisitions faites sous l’influence de la force militaire, ou au moyen de traités avec les princes étrangers, appartenaient de droit à l’État ; 2° que l’appropriation d’acquisitions ainsi faites aux émoluments d’employés civils et militaires était illégale ; 3° que de grandes sommes d’argent, que des propriétés considérables avaient été acquises dans le Bengale, de princes ou de grands personnages de cette contrée, au moyen de fonctions civiles et militaires, et que ces sommes et ces propriétés avaient été acquises par des fonctionnaires publics et appropriées à leur usage particulier. » Si ces résolutions étaient adoptées par les communes, l’orateur annonçait l’intention d’en poursuivre l’application avec vigueur. Il ne se proposait rien moins, disait-il en terminant, que d’obliger à restitution tous ceux qui auraient gagné ou accepté de l’argent de la manière indiquée.

La motion fut secondée par sir William Meredith. « Deux seuls moyens existent, dit sir William, d’apporter la réforme dans les affaires des Indes orientales : la loi et la punition. Quant à la loi, il est difficile de lui donner la force nécessaire à une semblable distance. Le gouvernement actuel du Bengale est à la fois composé de souverains et de marchands. Et quant à la loi suivie par ces rois marchands ; il a déjà été dit en quoi elle consiste : c’est de vendre le plus cher et d’acheter le meilleur marché possible ; Les abus ne sauraient être remédiés, corrigés uniquement par la loi, mais par la punition des coupables. » L’orateur finit par déplorer la tache imprimée au nom britannique par les derniers événements du Bengale. Un autre membre des communes, M. Wedderburn, s’attacha à réfuter une partie des assertions de ceux qui avaient parlé avant lui : il montra l’incompétence des témoignages sur lesquels était fondée une partie des imputations du rapporteur, ce qu’il y avait de faux dans les conséquences qu’on voulait en tirer surtout par rapport à lord Clive. Il attaqua les résolutions présentées aux communes comme engendrées par l’envie, comme conséquences de principes illibéraux, comme étroites, dirigées contre des individus ne proposant aucune réforme essentielle pour l’avenir, chose qui devait être le principal objet d’une enquête. Dans le cours du débat Clive prit plusieurs fois la parole, et se défendit avec force et dignité. Il passa en revue ses services publics et privés ; il réclama les récompenses qui lui étaient dues ; il se plaignit avec amertume des attaques de la presse. Les deux premières résolutions n’en passèrent pas moins sans division, et la troisième ne rencontra qu’une faible opposition.

Appuyé sur cette résolution des communes, organe d’une opinion qui s’était fortement prononcée contre tout ce qui s’était passé dans l’Inde, Burgoyne poursuivit sa tâche. Comme il l’avait annoncé, il voulut faire l’application aux individus des principes généraux qui venaient d’être posés ; c’était par conséquent attaquer Clive, personnage principal de cette histoire de l’Inde. « Si la tâche d’accusateur, disait Burgoyne, n’est jamais agréable, elle n’en est pas moins quelquefois nécessaire. L’envie et la malignité, ces vices des petits esprits, me sont étrangers. Je n’en saurai pas moins obéir, autant qu’il est en moi, aux décisions de la chambre, qui elle-même n’a fait qu’obéir au cri public. Des exemples d’injustice et de rapacité ont eu lieu dans nos possessions orientales qui ne sont restés ignorés de personne. Là, s’est manifeste un désir désordonné de richesse, une soif immense d’argent, qui ont amené des transactions de nature à flétrir tous ceux qui s’y sont trouvés concernés ; le nom britannique lui-même en a eu à souffrir. C’était donc le devoir de la chambre, gardienne née de l’honneur national, de chercher un remède à ces abus ; et comme ces abus ont été publics, il faut que leur châtiment soit public aussi. Le système tout entier par lequel les employés publics ont été, ou, pour mieux dire, se sont eux-mêmes récompensés dans ces dernières révolutions, est fort abusif et fort illégal. Le premier principe que nous avons jugé nécessaire de promulguer été celui-ci : Qu’aucun fonctionnaire civil ou militaire, en faisant un traité avec un prince-étranger, ne pouvait être autorisé à en tirer pour lui-même un gain, un profit quelconque ; or c’est précisément de ce principe qu’on s’est sans cesse départi dans toutes les transactions arrivées dans l’Inde et surtout au Bengale. »

En 1757, continuait Burgoyne, par suite d’événements inattendus, les employés de la Compagnie s’élevèrent du rang de simples marchands à celui de princes et de gouverneurs de provinces. Qu’en est-il résulté ? Le pouvoir placé dans leurs mains a été rudement employé ; les révolutions ont suivi les révolutions ; les trésors des princes se sont épuisés sans satisfaire la rapacité de ceux qui les secondaient. La Compagnie prit alors possession du pays, ne conservant le prince légitime que pour en faire une poupée. Toutes les idées de droit et de justice ont été méconnues. On a beaucoup parlé de la nécessité de la révolution accomplie par lord Clive ; la même nécessité a été alléguée pour toutes celles qui se sont succédé. Par le traité avec Sujah-Dowlah, la compagnie a obtenu la confirmation de tous ses privilèges ; ses factoreries furent restaurées, des indemnités furent données aux individus qui avaient éprouvé des pertes. Sans doute le nabob avait bien le droit d’exiger la neutralité entre toutes les nations ayant des établissements dans sa domination ; cependant, à la déclaration de la guerre avec la France, Chandernagor fut attaqué, malgré le traité récemment conclu. Le comité ne fut pas unanime pour cette mesure : Becker fut pour la neutralité, Drake ne fut ni pour ni contre ; mais les violents conseils de Clive prévalurent. On argua qu’après avoir été si loin déjà il fallait aller plus loin encore ; que le nabob était devenu notre ennemi, et qu’on pouvait être toujours prêt à combattre son ennemi. Mais cependant, quand nous nous sommes mis en guerre avec Sujah-Dowlah, quand nous l’avons précipité du trône, il n’était coupable d’aucun acte d’hostilité déclarée ; tout ce qu’on peut arguer contre lui, c’est qu’il avait l’intention de rompre le traité. » Le colonel Burgoyne, détaillant ici les circonstances de l’intronisation de Meer-Jaffier, spécifia les diverses sommes reçues par Clive, dont le total montait à 2,080,000 roupies, ou 234,000 livres sterling ; il soutint qu’elle n’avaient été reçues qu’en contradiction avec le droit et la justice. Dans l’affaire des Hollandais, il se plaisait pourtant à reconnaître que Clive avait agi avec magnanimité et le plus complet désintéressement.

« Aussitôt après cette première révolution, ceux qui y avaient pris part ayant, fait leur fortune, nous avons eu une importation de nabobs ; circonstance qui aiguillonna davantage encore l’avidité de ceux envoyés alors sur le théâtre de l’action. On eut des hommes nouveaux, un nouveau conseil qu’il fallut enrichir, et les principes de la révolution de 1757 ne furent point oubliés. La nécessité d’une autre révolution fut reconnue : en conséquence, dès 1760, Meer-Caussim fut mis à la place de Meer-Jaffier. Mais Meer-Caussim était un despote qui ne manquait pas d’habileté ; on lui en trouva trop pour n’être qu’un jouet aux mains des membres du gouvernement ; il fut trouvé nécessaire de rétablir Meer-Jaffier. Avec Meer-Caussim, il n’y avait pas de récompenses stipulées ; M. Vansittart était alors gouverneur ; 20 lacs de roupies furent offerts au conseil comme prix de sa bienveillance et de son appui. Les employés de la Compagnie mirent à côté d’eux les trésors proposés, comme César la couronne, je veux le croire ; mais en même temps il fut donné à entendre au nabob qu’après que la Compagnie eut été satisfaite, ses serviteurs n’avaient aucune objection à recevoir ce qui leur était proposé. Il est difficile pourtant de faire une distinction sérieuse entre prendre de l’argent avant ou après le traité ; quant aux conséquences, elles sont les mêmes. Le nabob Najee-Dowlah monta légitimement sur le trône ; la députation qui fut envoyée près de lui dans cette occasion agit conformément aux règles de la justice, elle établit sur le trône le véritable héritier. Les membres de cette députation trouvèrent pourtant le moyen de transformer en révolution cette succession toute légale, c’est-à-dire d’en tirer le même parti ; ils n’eurent pas honte de s’enrichir dans l’accomplissement d’un devoir ordinaire. En tout cela, la conduite des membres du conseil est injustifiable ; ils connaissaient l’existence des serments qui prohibaient la réception de présents, en même temps qu’ils concluaient un marché pour s’en faire-donner. »

L’orateur se dispensait d’entrer dans l’examen du legs de Meer-Jaffier à Clive, transmis par la Begum : les papiers qui le concernaient n’étaient pas encore devant la chambre, mais il résultait des autres papiers que le montant des sommes reçues par Clive était de 2,000,000 de roupies, indépendamment de son jaghire. Il prétendait que cette somme fût remise à la Compagnie pour l’aider à payer ses dettes. Il revenait à flétrir la révolution de 1757, comme le modèle et l’origine de toutes les révolutions subséquentes. La vengeance publique devait donc remonter jusqu’à cette racine de tout le mal. « C’est en vain que l’on objecterait, continuait-il, le temps écoulé depuis lors, la cruauté de dépouiller un homme d’une fortune acquise avec bravoure, dépensée avec générosité. Si le temps peut justifier de semblables procédés, nous n’avons plus qu’à faire une loi qui dise qu’après tant d’années le bien volé devient un bien légitimement acquis. Enfin aucune communication n’a été faite à la cour des directeurs au sujet des sommes en question. On dit qu’il n’y a aucun exemple que les donations particulières aient été signalées ; que néanmoins celles faites à lord Clive lui ont été connues ; mais, comme aucune preuve n’en est donnée, nous sommes autorisé à démentir le fait. Ce qui prouve le contraire, c’est qu’en 1760 la cour des propriétaires a pris la résolution de faire faire de minutieuses enquêtes au sujet des présents. On dit encore que lord Clive a rendu de grands services à la nation : Lawrence, Draper, Monson, quelques autres hommes éminents nous ont délivrés de dangers plus considérables que celui dont pouvaient nous menacer les armées indiennes ; d’ailleurs en présence des graves et sérieuses accusations dont la chambre est maintenant saisie, toute partialité en faveur de l’homme doit être écartée. Il s’agit d’un grand acte de justice nationale ; et cet acte ne saurait être empêché par les richesses ou les relations de celui qu’il concerne, du moins si quelque parcelle de ce feu vital qui a fait vivre la constitution du pays subsiste encore. Imitez les grands exemples de l’antiquité ; frappez comme Manlius là où l’exige le besoin de l’État. »

« Au reste, poursuivait Burgoyne, je ne prétends ni appauvrir ni dépouiller lord Clive, ni ceux qui se trouvent compris dans cette motion ; je désire qu’ils demeurent les uns et les autres en possession de récompenses telles qu’un État généreux les doit accorder. Ce que je demande, c’est un bill qui aux dépens de ceux qui ont reçu illicitement de grandes sommes d’argent, vienne au secours des créanciers de la Compagnie ; qui consacre à l’acquittement des créances de ceux-ci une partie de l’argent reçue par les premiers. Après cela, qu’une partie des immenses fortunes dont il est ici question, demeure dans les mains de leurs possesseurs actuels ; j’y souscris volontiers, pourvu toutefois que cette portion soit réglée d’après les usages et les principes de l’Europe. N’oubliez pas, en effet, absolument les exemples qui nous ont été laissés par les meilleurs temps de notre histoire. Où étaient les jaghires et les donations testamentaires du temps roi Guillaume, auquel nos libertés ont de si grandes obligations ? Faites donc un acte qui donne cet argent au moins en principe à celui à qui il aurait du appartenir dès l’origine, c’est-à-dire à l’État. Cette satisfaction donnée à la justice, je ne désire nullement qu’il demeure de l’odieux sur les accusés ; loin de là, je leur fournis l’occasion de dégager leur caractère des nuages qui l’entourent et l’obscurcissent, c’est-à-dire de se justifier à la face de la nation et du monde entier. » Le colonel Burgoyne conclut en présentant cette motion : « Qu’il demeure constaté que le très honorable Robert lord Clive, baron de Plassey dans le royaume d’Irlande, à l’époque de la déposition de Suraja-Dowlah et de l’élévation sur le musmud de Meer-Jaffier, au moyen des pouvoirs dont il était investi comme membre du comité spécial et commandant en chef des forces britanniques, s’est fait donner la somme de 2 lacs de roupies comme commandant en chef ; qu’il s’est fait donner en outre une somme de 2 lacs 80,000 roupies comme membre du comité spécial ; plus, sous le nom de donation particulière, une autre somme de 16 lacs ; lesquelles sommes montant ensemble à 20 lacs 80,000 roupies, c’est-à-dire, en monnaie anglaise, 234,000 livres sterling ; et qu’en agissant de la sorte, ledit Robert lord Clive a abusé du pouvoir dont il était investi, au mauvais exemple des fonctionnaires publics, au détriment et au déshonneur de l’État. »

Cette motion fut d’abord secondée par sir William Meredith. L’orateur s’attacha à la justifier du reproche d’injustice et de dureté qui lui était adressé, sous prétexte qu’elle remontait à des événements écoulés depuis seize ans. D’ailleurs, disait sir William, le temps ne pouvait légitimer une fortune dont l’origine ne pouvait se justifier d’aucune façon. Les présents qui en étaient le fondement auraient été reçus tout aussi illégalement, sous l’empire des anciens serments que sous les nouveaux. D’un autre côté, on ne pouvait considérer ces présents comme le rachat du pillage de Moorshedabad par ses habitants ; car, de quel droit lord Clive aurait-il livré au pillage une ville où lui-même n’entrait pas en conquérant, mais seulement en allié ? Sir William se ralliait, au reste, de grand cœur à la motion du colonel Burgoyne, et voulait qu’on laissât à Clive la récompense méritée par celui-ci. « Cependant, disait-il en terminant, d’autres sont combattu contre des armées européennes, lui contre de misérables Indiens ; je voudrais que ces circonstances ne fussent pas oubliées dans l’appréciation de ses services et de ceux de quelques autres officiers. » M. Weddeerburn, antagoniste ordinaire de sir William Meredith, s’opposa vigoureusement à la motion. La chambre, en se laissant aller à des émotions passagères et mal dirigées, était, selon lui, au moment de commettre une grande injustice à l’égard d’un des hommes les plus illustres de l’Angleterre. Il justifia la réception des présents en général, ajoutant que, dans tous les cas, ceux reçus par Clive faisaient exception ; qu’il s’agissait là d’une grande capitale sauvée des horreurs du pillage et même d’une contribution militaire ; d’un grand service rendu à un prince souverain, qui en avait témoigné sa gratitude par des moyens ordinaires. Il s’étendit longuement sur les grandes obligations que la nation avait à lord Clive. Il soutint que le parlement n’était pas en droit d’accuser un homme de concussion sur le rapport nécessairement partial d’un comité ; qu’agir ainsi, ce serait porter une accusation sans preuve, se rendre coupable d’une flagrante injustice. Un autre membre des communes, sir Richard Fuller, s’empara de cette dernière réflexion pour considérer la question sous un nouveau point de vue : il prétendit que les preuves contre lord Clive étaient loin d’être suffisantes ; il déclara que la dernière partie du rapport du comité était en désaccord avec la vérité. Chef et organe du ministère, lord North se rejeta sur des généralités banales : la vérité, de quelque part qu’elle vînt, le trouverait toujours disposé à prêter l’oreille ; tout abus d’autorité était d’un pernicieux exemple ; la gloire qui entourait les présents ne devait pas, s’ils avaient été illégalement reçus, les faire paraître moins coupables ; plus les exemples venaient de haut, plus ils étaient dangereux etc., etc. Puis, en se rasseyant, et pour ne pas manquer à la petite citation latine alors d’usage au parlement : Jupiter hoc facit, ego homo non faciam.

Clive assistait à ce débat, au milieu de cruelles angoisses. Bien qu’il n’eût pas une grande habitude de la parole, il se décida à prendre lui même sa défense. « Sans me laisser abuser par la vanité, dit-il, je crois, je l’avoue, avoir rendu de grands services à mon pays, j’ai consacré au bien public, surtout au bien-être de la Compagnie, toute une vie d’activité. Que j’étais loin de m’attendre alors qu’elle aboutirait aux procédés dont je suis aujourd’hui l’objet ! Qui m’eût dit, alors, que je me trouverais obligé de défendre un jour, non seulement une fortune légitimement et noblement acquise, mais ce qui m’est plus cher que les biens de la terre, mon honneur et ma réputation ! » Alors, Clive sollicita de l’indulgence de la chambre la faculté de s’étendre longuement sur la rectification de certains faits calomnieux. Il examina les différents chefs d’accusation énoncés par le comité ; il justifia tous ses actes civils et militaires, maintenant que sa conduite non seulement avait été légale, mais qu’elle était inattaquable ; il donna lecture des lettres du nabob au président et à lui-même, des lettres du comité aux directeurs ; les lettres enfin des directeurs au comité ; il entra minutieusement dans tous les détails les plus techniques des ses opérations, priant la chambre de remarquer qu’il avait passé son temps à l’école de la guerre et des camps, non dans celle des philosophes et des beaux esprits ; il arriva bientôt à insinuer que le mauvais état des affaires était le vrai motif de l’accusation dirigée contre lui, sur qui on voulait rejeter tout le blâme. Puis, prenant à son tour l’offensive, il dénonça le manque d’habileté des directeurs l’impardonnable négligence des administrateurs, comme la véritable cause des désordres dans l’Inde. Il blâma tour à tour, avec une ironique amertume, les nouveaux arrangements de la Compagnie avec le ministère ; et l’incurie des directeurs, abandonnant à des subalternes le soin des affaires. Puis il se plaignit de la fatalité qui l’avait conduit à consacrer son épée à la Compagnie, non à la couronne. « Je complimente lord North, disait-il, sur l’habileté qu’il a déployée dans son marché avec la Compagnie : le noble lord s’est fait le lion, et la Compagnie le chakal, c’est-à-dire le pourvoyeur du lion ; le lion a déjà dévoré les trois quarts de la proie, et quand il retournera à sa caverne, pressé par la faim, nul doute qu’il ne s’arrange des quartiers restants. Quant à la Compagnie, je déplore sa situation ; elle a été long-temps en convulsion ; la voilà maintenant au dernier degré de consomption ; et c’est alors qu’elle se jette dans les bras du parlement ; comme dans ceux du seul médecin dont elle espère guérison. Pendant deux ans et plus, les directeurs ont fait les affaires de la Compagnie à la taverne le verre à la main. On dira peut-être comme excuse qu’ils avaient chargé un homme, Samuel Wilkes, du soin de penser pour eux, moyennant 400 livres par an ; les dépenses n’en sont pas moins ridiculement plus fortes qu’elles ne l’étaient à mon départ.

« Je le répète, continuait Clive, j’ai servi fidèlement mon pays et la Compagnie. Que ma bonne fortune n’a-t-elle voulu que je fusse employé par la couronne ? Alors, sans doute, je ne serais pas dans la situation pénible où je me trouve en ce moment ; j’aurais été différemment récompensé ; je ne me serais vu réduit à plaider pour ce qui est pour moi plus cher que la vie… Je le dis encore : mon honneur. Il s’en faut bien, monsieur[3], que ma situation ait été douce pendant ces derniers douze mois ; ma conscience me laisse en repos, mais je n’en souffre pas moins pour ceux de mes amis qui se trouvent partager ma pénible situation et peuvent être enveloppés dans le même blâme que moi-même. Pas une pierre, monsieur, de l’édifice de ma vie n’a été laissée sans être retournée pour que mes ennemis pussent voir si elle ne cachait pas quelque chose de criminel. Vos deux comités ont proportionné l’étendue de leurs recherches à l’importance qu’ils supposaient à la conduite du plus humble de leurs serviteurs, le baron de Plassey ; mais en même temps j’ai pourtant été examiné par le comité spécial plutôt à la façon dont le serait un boutiquier de la Cité, qu’un des membres de cette Chambre. N’en doutez pas, monsieur, si j’avais quelque plaie sur le corps elle eût été visible ; on m’a mis nu, on m’a examiné des pieds à la tête ; on m’a couvert, non pas des cataplasmes émollients de nature à adoucir ou cacher le mal, mais d’emplâtres de cantharides propres à l’irriter et à le rendre apparent. Les registres publics ont été fouillés pour y chercher des charges contre moi. Le député président s’est montré constamment occupé de mes affaires, si constamment, dis-je, qu’en vérité il est à craindre qu’il n’en ait oublié les siennes. Mais, puisqu’on a parlé de punitions à mon égard, je vous communiquerai, monsieur, une idée qui ne saurait manquer d’être goûtée. Les trois têtes jacobites qui s’élevaient au-dessus de Templebar, depuis peu sont tombées à terre ; toutefois, les pieux restent ; or, comme il n’y a guère lieu de croire que des têtes jacobites y soient jamais replacées, car le jacobitisme semble toucher à sa fin (au moins parmi ceux qui le professaient plusieurs se sont singulièrement modifiées dans ces dernières années), je proposerai que les têtes de trois chefs anglo-indous y soient mises à leur place, in terrorem ; que la mienne, pour cause de prééminence, soit au milieu. Puis, enfin, par la raison que Sa Majesté a daigné me donner un droit à des supports[4], je demanderai que celles des deux derniers présidents-députés soient placées l’une à ma droite ; l’autre à ma gauche. »

Alors il examina de nouveau les règlements des ministres par rapport aux affaires de l’Inde, les mesures prises par les directeurs. Il affirma qu’en abolissant toute légale récompense pour de grands services, on livrait le pays à la merci d’une poignée de jeunes gens. Sur les présents, il avait toujours adopté les serments exigés, serments indispensables dans une contrée où tout Anglais était maître. Mais pour qu’ils soient valables, ces serments, ne doivent-ils pas laisser la perspective d’une honorable indépendance ? Autrement, la richesse possédée par la faiblesse sera-t-elle jamais en sûreté à côté de la pauvreté armée de la force ? Quant aux présents en eux-mêmes, en circonstance honorable, il ne saurait y avoir de blâme à les recevoir ; dès les premiers jours de la Compagnie ils ont été reçus ; pendant cent cinquante années il n’y a pas d’exemple qu’ils aient été refusés, soit par les directeurs, soit par leurs employés. « Dans la première partie de ma vie, continuait Clive, mes travaux n’ont été récompensés ni par des émoluments, ni par la gloire, et j’espère que la Chambre n’oubliera pas que je ne devais pas être récompensé par mon pays pour ceux exécutés dans la dernière partie. Lorsque je fus employé pour la première fois par la Compagnie, ses affaires étaient dans une condition déplorable ; la fortune l’avait abandonnée en toutes choses et en tous lieux ; les nabobs regardaient avec un œil jaloux les petits privilèges, les petites possessions dont elle jouissait. Bien plus, cet humble état était pourtant chaque jour au moment de devenir plus humble ou même de lui être enlevé ; de tous côtés se montraient des dangers menaçants pour sa faiblesse. Or, c’est alors qu’il a plu à Dieu de faire de moi l’instrument de sa délivrance. » Alors il traça une rapide et brillante esquisse de la révolution qui avait mis Meer-Jaffier sur le trône. Cette révolution. à la vérité, avait été fatale à Suraja-Dowlah et à Omichund : c’est à eux-mêmes qu’en était la faute. Le premier avait été la victime de son manque de foi, le second s’était étranglé dans ses propres filets. L’amiral Watson, dont la chambre ne saurait récuser l’opinion, avait exprimé son entière approbation de la conduite suivie pendant la révolution. Sa fortune à lui, Clive, était devenue grande, sans doute, mais nullement en proportion de ce qu’elle aurait pu être. « Et quand je me rappelle, disait-il, être entré dans le trésor de Suraja-Dowlah, où il y avait de l’or haut comme cela (et il élevait les mains au-dessus de sa tête), le tout couronné de riches joyaux, de perles et de diamants, si je m’étonne de quelque chose en vérité, c’est de ma modération. » Les habitants de Moorshadabad n’avaient pas donné une pièce de 6 pences pour se racheter du pillage. Ce n’était pas au moment de la révolution, comme on affectait de la dire, mais deux ans après, qu’il avait reçu son jaghire ; une partie de sa fortune était dans les mains des Hollandais, quand il avait attaqué et détruit leur expédition au Bengale. Cette circonstance trahit-elle un manque de zèle pour l’honneur et les intérêts du service ? Beaucoup de gens ont-ils ainsi risqué leur fortune entière ? » Clive fut les lettres de félicitation des directeurs à l’occasion de la révolution dont il venait de parler : « Et certes, monsieur, s’écria-t-il, ce sont là, ce me semble, des certificats suffisants de bonne conduite ; quelque opinion que la chambre se fasse d’elle-même de ma manière d’agir, ils n’en sont pas moins un témoignage en ma faveur, donné par ceux qui m’employaient alors, dont j’étais le serviteur. Il y a plus : Un des derniers ministres (lord Chatam), dont les talents honorent le pays, que cette chambre ne cessera jamais de révérer, je n’en doute pas, se présentera à votre barre. Il vous dira non seulement ce qu’il pensait alors de mes services, mais ce qu’il en pense maintenant. »

Clive passa alors à l’histoire de son second gouvernement, accepté sur le désir exprès qu’en avait manifesté la Compagnie ; il rappela les difficultés qu’il avait rencontrées et vaincues ; il s’étendit longuement sur les félicitations qui lui avaient été solennellement adressées à son retour. Il donna lecture d’une adresse de remerciements qui, à cette époque, avait été votée pour lui par la cour des propriétaires ; puis, continuant son discours : « Certes, monsieur, c’étaient là des circonstances qui me donnaient une grande satisfaction et des motifs de me flatter que ma conduite avait été approuvée dans tous ses détails. Après cela, croyez-vous que je dusse m’attendre à être traduit ici en criminel, à voir les moindres circonstances de ma conduite transformées en crimes d’État ? Seraient-ce là les récompenses aujourd’hui décernées à ceux qui ont rendu de grands services à leur pays ? S’il en est ainsi, je le dis hautement, la conséquence en sera fatale à bien d’autres qu’à moi ; elle le sera pour tous ceux qui se trouvent chargés de fonctions importantes. Le noble lord assis sur les bancs de la trésorerie est doué d’un caractère humain, généreux, que je me plais à honorer ; il n’aurait jamais consenti à la résolution de l’autre soir, j’en suis certain, s’il avait songé aux effrayantes suites qu’elle pouvait avoir. Quant à moi, je ne saurais dire qu’elle me mette à l’aise ; tout ce que je possède se trouve confisqué par cette résolution ; personne au monde ne voudrait m’assurer pour un schelling. Ce sont là de terribles appréhensions, et sous lesquelles il est permis de succomber. La banqueroute est venue visiter ma maison ; rien ne m’est laissé que je puisse appeler mien, excepté ma fortune patrimoniale de 500 livres, qui date de long-temps dans ma famille. Je saurai vivre, sans doute, avec cela, peut-être même jouirai-je alors d’un plus grand, d’un plus réel contentement d’esprit que je n’en ai trouvé dans la précaire jouissance d’une fortune incertaine. Mais, croyez-le, monsieur, après qu’un intervalle de seize ans s’est écoulé, être appelé à venir rendre compte de ma conduite en cette façon ; après une jouissance non interrompue de ma fortune, la voir remettre tout entière en question, voir décider qu’elle ne m’était nullement garantie, c’est chose dure, bien dure, en vérité. Toutefois, je retrouve au-dedans de moi le sentiment de mon innocence ; je me rends dans ma cause cette justice que ma conduite a été irréprochable ; là sera ma consolation au milieu du malheur qui me menace. Que mes ennemis m’enlèvent donc tout ce que je possède ; s’ils peuvent me faire pauvre, je n’en serai pas moins heureux. Et maintenant, avant de m’asseoir, je n’adresserai plus qu’un mot à la chambre ; ce sera pour lui présenter cette requête : quand elle décidera du mien, qu’elle n’oublie pas son propre honneur. »

Le 2 mai, certains témoignages furent entendus sur la motion de Burgoyne ; celui de Clive fut lu à la barre. Lui-même présenta quelques observations qu’il termina par ces mots, « Je le répète, prenez ma fortune, laissez-moi l’honneur ; » et, après ces paroles, sortit immédiatement de la chambre. Quoique concernant très directement Clive, les trois propositions de Burgoyne étaient pourtant conçues en termes généraux ; à l’occasion de quelques abus incontestables, ces propositions énonçaient certains principes ; elles en tiraient certaines conséquences également générales. Les rapports des comités avaient révélé à la chambre une multitude d’actes d’oppression commises dans l’Inde ; et elle avait saisi cette occasion de manifester son mécontentement ; aussi s’était-elle laissé facilement persuader d’acquiescer aux résolutions des comités. Mais lorsque le colonel Burgoyne quitta les généralités pour s’adresser à l’individu, à celui qu’il désignait comme le principal coupable, la question fut changée. La chambre sentit la nécessité d’agir avec une prudente réserve. Les sentiments généreux qui, dans le premier cas, étaient en faveur de la motion, la désertèrent pour se ranger du côté de Clive. Un méticuleux examen des faits allégués, de la conduite et du caractère de celui-ci, devint nécessaire ; de cet examen il résulta que l’accusation était vague, défectueuse, qu’elle n’avait eu égard ni aux temps, ni aux lieux, ni aux circonstances. L’accusé était un des hommes les plus illustres de l’époque ; par ses talents, il s’était élevé rapidement jusqu’au plus haut degré de la hiérarchie sociale ; ses hauts faits sur le champ de bataille avaient été admirés de tous ; par son génie militaire, par son habileté politique, il avait relevé la fortune déchue de son pays. Il avait donné à l’Angleterre la domination d’un vaste empire, l’un des plus riches du monde, acquisition que celle-ci, bien loin de repousser comme souillée de violence et d’injustice, considérait comme la plus noble de ses possessions, admirait comme le plus riche joyau de la couronne britannique. L’accusé avait joui avec honneur et dignité de sa fortune, que personne pendant seize années entières n’avait songé à lui disputer ; enfin cette fortune avait été acquise par des moyens légitimes, sinon en Europe, du moins dans les lieux où elle s’était formée. Toutes ces réflexions firent naître des doutes, de l’indécision dans les esprits. D’un autre côté, on ne pouvait pas se dissimuler la part qu’avaient eue dans l’accusation les sentiments personnels des adversaires ou des ennemis de Clive ; la chambre commençait à craindre de devenir l’instrument de haines et d’injustices individuelles.

Lorsque la question en vint aux charges directes contre lord Clive, M. Stanley fit la motion que ces mots : « et en agissant ainsi, ledit Robert lord Clive a fait abus des pouvoirs qui lui étaient confiés, au mauvais exemple des serviteurs du public, à la honte et au détriment de l’État, » fussent omis. Il fut secondé par sir Richard Fuller, qui fit lui-même une autre motion plus explicite ; il proposa d’omettre ces autres mots : « par le moyen des pouvoirs qui lui étaient confiés comme membre du comité de gouvernement et comme commandant en chef des forces britanniques. » Un long débat s’ensuivit entre ceux qui supportaient la motion dans sa forme primitive, et ceux qui la voulaient dans une forme nouvelle ; en définitive, elle se présenta sous celle-ci : « qu’il paraît à la chambre que le très honorable Robert lord Clive, baron de Plassey en Irlande, à l’époque de la déposition de Suraja-Dowlah et de l’établissement sur le trône de Meer-Jaffier, avait reçu une somme de 2 lacs de roupies comme commandant en chef, une autre somme de 2 lacs 80,000 roupies comme membre du comité de gouvernement, enfin une autre somme de 16 lacs de roupies comme don particulier ; lesquelles sommes montaient ensemble à la valeur de 20 lacs et de 80,000 roupies, c’est-à-dire, en monnaie anglaise, à la somme de 234,000 livres sterling. » Sous cette forme nouvelle, c’est-à-dire réduite à un fait, purgée de tout ce qu’elle renfermait de blâme et de censure, la motion passa à la majorité de 155 voix contre 95. Alors cette autre motion fut proposée : « que lord Clive, en agissant ainsi, avait abusé des pouvoirs qui lui étaient confiés, au mauvais exemple des fonctionnaires publics. » Elle fut rejetée sans division, et à cinq heures du matin cette dernière motion fut faite : « que Robert lord Clive avait en même temps rendu à son pays de grands et méritoires services ; » et celle-ci passa à l’unanimité.

À la nouvelle inattendue du déficit de la Compagnie, la cour des directeurs dut solliciter un emprunt du ministère. Il reçut cette demande avec froideur, et la renvoya au parlement. Le comité secret fut chargé d’indiquer les mesures convenables à prendre. Les propositions faites par les directeurs étaient celles-ci : autorisation d’un emprunt de l,500,000 livres sterling pour quatre ans, à 4 p. 100 d’intérêt par an ; engagement de leur part de ne pas faire de dividende au-dessus de 6 p. 100 par an, jusqu’à ce que la moitié de ce prêt eût été remboursée ; faculté de l’élever alors jusqu’à 8, et non au-delà, jusqu’à l’entier remboursement ; emploi du surplus des recettes sur les dépenses à l’extinction de la dette ; partage de ce qui demeurerait, après cela, par parties égales entre l’État et la Compagnie ; décharge pleine et entière au profit de la Compagnie, de ses paiements de 400,000 livres par an à l’État, pour ce qui restait encore des cinq années spécifiées par le premier arrangement. Cette proposition fut portée à la chambre le 9 mars 1773. De son côté, le ministère proposait les conditions suivantes : un prêt de 1,400,000 livres sterling à la Compagnie, à 4 p. 100 ; abandon par l’État de l’impôt de 400,000 livres sur le revenu territorial jusqu’à l’extinction de la dette ; abandon par la Compagnie de tout dividende au-dessus de 6 p. 100 jusqu’à entier paiement de cette dette ; interdiction de tout dividende au-dessus de 7 p. 100 jusqu’à ce que la somme des billets de la Compagnie, eut été réduite à 1,500,000 livres ; cette réduction opérée, don à l’État des trois quarts du surplus ; application du quatrième quart à de nouvelles réductions de la dette de la Compagnie, ou à la formation d’un fonds de réserve destiné à faire face aux éventualités de l’avenir. Le ministère s’engageait, au moyen de ces arrangements, à laisser aux directeurs pendant six ans encore la jouissance de leurs acquisitions territoriales. Ces conditions commencèrent par révolter la Compagnie, qui les trouvait difficiles à supporter ; elle s’en plaignit dans plusieurs pétitions. Celle concernant le territoire, lui paraissait entre autres singulièrement menaçante ; la prétention du gouvernement à disposer a l’avenir des acquisitions territoriale de la Compagnie s’y trouvait, en effet, assez nettement exposée. D’ailleurs, les représentations de la cour des directeurs devaient produire peu d’effet. L’influence ministérielle était alors toute-puissante, et la Compagnie dans un moment d’impopularité. Elle essayait bien d’arguer à son profit du droit de propriété, mais l’esprit public se refusait à accepter cet argument. Le public, quoique assez confusément peut-être, comprenant que les règles de la propriété individuelle ne pouvaient être appliquées dans ce cas avec toute leur rigueur. Il s’agissait, en effet, non seulement d’un corps collectif, mais d’un corps dont les transactions se faisaient sur de telles proportions que la sûreté de l’État et la prospérité publique s’y trouvaient fortement intéressées.

L’enquête parlementaire, commencée en 1772, aboutit à un acte parlementaire généralement appelé bill régulateur. Ce fut la première mesure du parlement qui institua et définit un système de conduite à suivre pour les affaires de la Compagnie. Dans cet acte, le ministère ne s’en tint pas aux mesures précédentes. Il modifia la constitution même de la Compagnie, il lui donna de nouvelles bases. Les directeurs étaient alors élus d’année en année ; ils étaient choisis par ceux des propriétaires possédant depuis six mois au moins une action de 500 livres, et le serment était exigé sur ce dernier point ; mesure qui avait pour but d’empêcher qu’un certain nombre d’électeurs ne pussent improviser la veille d’une élection. Le nouveau bill fixa à quatre années la durée de l’office du directeur, et à l’expiration de ces quatre années leur interdit la réélection avant le terme d’un an. Le cens pour voter fut doublé, c’est-à-dire porté à 1,000 livres sterling ; et la durée de la possession avant le vote porté à douze mois au lieu de six. Par ce nouveau bill, le nombre de votes fut proportionné à la quantité du fonds possédé : ainsi 1,000 livres donnaient un vote, 2,000 livres deux votes, 6,000 livres trois votes, enfin 10,000 livres quatre votes, ce qui était le maximum de votes que pût avoir la même personne. La constitution du gouvernement dans l’Inde fut aussi altérée : un gouverneur-général et quatre conseillers furent nommés pour le Bengale ; ils durent demeurer en place cinq années. Cela constitua le gouvernement suprême de l’Inde ; les présidences de Madras et de Bombay en dépendirent. Les directeurs furent tenus à transmettre à l’un des secrétaires d’État et au lord de la trésorerie, dans le délai de quatorze jours, copie de tous les avis, de toutes les pièces, de toutes les lettres ayant rapport aux affaires de la Compagnie qui leur parviendraient. Dès cette époque donc, les ministres du roi furent en mesure d’être complètement informés de tout ce qui se passait dans les diverses présidences ; à la vérité, ils n’avaient pas le pouvoir d’intervenir dans les mesures prises par les directeurs, ni dans les ordres ou les instructions qu’ils jugeaient convenable de donner à leurs employés.

Pour la première fois, le gouverneur-général et les conseillers étaient nommés par le parlement ; après cela, ils devaient l’être par la cour des directeurs, mais sous l’approbation de la couronne. En cas de mort on d’absence, le gouverneur-général était remplacé de droit par le plus ancien conseiller. Sa Majesté devait être suppliée de nommer à Calcutta une cour de judicature, composée d’un président et de trois juges, dont la juridiction devait s’étendre sur tous les sujets britanniques dans les trois provinces de Bengale, Bahar et Orissa, et servir en même temps de tribunal d’appel pour les tribunaux de provinces. Ce bill garantissant de nouveau le commerce exclusif de l’Inde à la Compagnie, interdisait à tout sujet anglais le trafic du sel, du bétel et du tabac. Il fixait le maximum de l’intérêt de l’argent à 12 p. 100 pour toute sorte de transactions. Tout délit traduit devant la suprême cour devait être jugé par un jury anglais ; tout règlement, toute ordonnance faite par le gouverneur-général et le conseil envoyé en Angleterre. Le dividende pour les propriétaires fut fixé à 6 p. 100 par an. Ce même acte du parlement nommait Warren Hastings gouverneur-général, et lui donnait pour conseillers le général Clavering, l’honorable George Monson, Richard Barwel et Philip Francis.

Cet acte de la législature excita au plus haut degré l’alarme et l’indignation des directeurs et des propriétaires de la Compagnie. Ils firent éclater leurs plaintes dans un grand nombre de pétitions, de brochures, de journaux. En raison de l’élévation du cens, environ douze cents propriétaires, disaient les adversaires du bill, allaient être privés de leurs votes, sans compensation aucune ; violemment dépouillés de leurs droits, ils touchaient au moment d’être exclus pour toujours de toute participation directe ou indirecte à l’administration de leur propre fortune ; les directeurs, ces délégués de la Compagnie, en demeurant quatre années en place, devenaient supérieurs à ceux qui les employaient ; or, n’était-il pas absurde que les gérants d’une fortune devinssent indépendants du plus grand nombre des propriétaires de cette fortune. De quoi s’agissait-il au fond ? de la gestion d’une fortune indivise entre un grand nombre de co-propriétaires, comment donc admettre que la majorité de ces derniers n’eût aucun contrôle sur la nomination du gérant de cette fortune ? Les nouveaux directeurs, disait-on encore, allaient se trouver plus à même que jamais de soigner leurs intérêts aux dépens des propriétaires ; l’influence ministérielle sur les affaires de la Compagnie ne pouvait manquer de s’accroître par la diminution du nombre des votants ; l’impossibilité où se trouvait la Compagnie de punir ou de récompenser ses délégués, tandis que le ministère avait mille moyens de faire l’un et l’autre, livrait nécessairement les affaires de l’Inde aux mains de tous les ministres présents et à venir. On ajoutait que le gouvernement tout entier des établissements dans l’Inde était enlevé à la Compagnie et transféré à la couronne par l’institution d’une présidence générale dont tous les membres pour la première fois seraient nommés par le parlement, puis après cela par la couronne ; qu’enfin, bien que la Compagnie fût ainsi privée de toute autorité sur ses employés, elle n’en était pas moins dans l’obligation de leur payer les salaires qui paraîtraient convenables au ministère. Ces considérations furent souvent présentées aux deux chambres du parlement. La Cité de Londres, la Compagnie, les propriétaires du fonds qui se trouvaient dépouillés de leur vote, multiplièrent à l’envi leurs pétitions. Toute cette opposition n’eut d’ailleurs aucun résultat ; une nombreuse et compacte majorité votait constamment avec le ministère pour tout ce qui concernait les affaires de l’Inde.

L’enquête du parlement sur les affaires de la Compagnie fit connaître les résultats suivants : son avoir en marchandises, billets, etc., au 1er mai 1773, montait à 7,784,689 livres sterling ; son passif à 9,219,114 livres sterling : la balance contre la Compagnie, par conséquent de 1,434,424 livres sterling pour l’Angleterre. À l’étranger, c’est-à-dire aux Indes, à la Chine, etc., l’actif montait à 6,397,299 livres ; le passif à 2,032,306 livres sterling : balance en sa faveur de 4,364,993 livres ; en déduisant de cette somme leur dette en Angleterre, la différence consistait en 2,930,568 livres sterling. Mais comme le capital primitif avait été de 4,200,000 livres, il en résultait que la Compagnie était au-dessous de ses affaires, qu’elle avait absorbé de son capital la valeur de 1,269,431 livres sterling.

De 1744 jusqu’à 1756, le dividende annuel fut payé au taux de 8 p. 100 aux propriétaires du fonds ; à cette époque, il fut réduit à 6, et continua sur ce taux jusqu’en 1766 ; malgré la cour des directeurs, il fut élevé à 5 p. 100 pour la demi-année suivante. Le 7 mai 1767, la cour générale l’éleva à 6 et un quart pour la demi-année suivante, dernière décision qui fut modifiée par une décision du parlement limitant les dividendes à 10 p. 100 par an, jusqu’à nouvelle autorisation du parlement. Il fut continué sur ce taux jusqu’à Noël 1769, où il fut élevé à 11, puis à 12 l’année suivante, puis après à 12 et demi, taux sur lequel il continua pendant dix-huit mois, époque à laquelle, les ressources de la Compagnie se trouvant tout-à-fait épuisées, il fut subitement réduit à 6 p. 100, par suite d’une résolution en date du 3 décembre 1772. De 1744 à 1172, les ventes de la Compagnie étaient montées de 2 millions à 3 millions de livres sterling par an ; ses exportations avaient doublé.

Cette flatteuse motion fut le terme des débats parlementaires où lord Clive se trouva mêlé ; c’était s’en tirer avec bonheur. Mais cette accusation si long-temps menaçante, les charges terribles énoncées contre lui, l’incertitude de l’avenir, tout cela fit une sombre et terrible impression sur cet esprit hautain. Dans le cours des débats il conserva toute sa fermeté ; il déploya toutes les ressources de son intelligence, toutefois il ne recouvra jamais complètement son équilibre intellectuel. Passionné pour la gloire, fier, à juste titre, de tant d’actions qui avaient élevé si haut sa fortune et sa renommée, cette nécessité de plaider publiquement pour son caractère et sa fortune avait été pour lui un amer tourment, une honte cuisante. Après avoir fait et défait des souverains, il ne put se faire à cette position d’un accusé, presque d’un coupable. Ce seul souvenir, involontairement rappelé, suffisait à faire monter la pâleur au front du vainqueur de Plassey. Peu d’hommes, à la vérité, ont rencontré sur leur chemin de plus sévères épreuves, en même temps que sa situation présentait des contrastes qui se sont rarement rencontrés chez un même individu. Sous quelques rapports, il s’était trouvé dans la situation d’un souverain absolu ; il gouvernait despotiquement l’armée, les finances, la politique d’un grand empire ; il faisait le plan en même temps qu’il l’exécutait ; il n’avait de compte à rendre à personne pour des traités faits ou rompus, pour des guerres entreprises ou terminées à sa fantaisie, pour des sévérités exercées à son bon plaisir. À ce point de vue sa situation ne manquait pas d’analogie avec celle de Bonaparte, de Frédéric, de César. Mais en même temps il était aussi un simple citoyen de la Grande-Bretagne, un particulier, un serviteur d’une compagnie de marchands. Les règles qui conviennent à de simples citoyens, à des contrats privés, il les voyait appliquer à ces grandes transactions qui avaient décidé du sort d’une partie de l’Inde. On comprend combien ces différents caractères mêlés ensemble donnaient beau jeu à ses ennemis ; imaginez Napoléon, ou César, ou Guillaume d’Orange, devant un simple tribunal de commerce.

Immédiatement après la clôture du parlement, l’état de sa santé contraignit lord Clive à aller à Bath. Après une courte visite dans ce lieu, les médecins l’envoyèrent sur le Continent. Ces deux sessions pénibles et fatigantes avaient à jamais détruit sa santé. Dans la session suivante, quelques nouveaux efforts furent tentés pour mettre en avant une accusation dirigée contre sa dernière administration ; ils étaient trop faibles pour produire quelque impression sur le public, cependant il s’en irrita, comme on le fait d’une piqûre même après une large et profonde blessure. Il s’éloigna de plus en plus de la société, se renferma chaque jour davantage en lui-même, cessa presque toute correspondance. Il devint indifférent aux jouissances d’une immense fortune, aux soins de sa famille qu’il avait pourtant tendrement aimée. À peine était-il au-delà de la période moyenne d’une vie active ; mais la résidence dans l’Inde, ses fatigues de corps et d’esprit, le souvenir toujours plus cuisant de l’enquête parlementaire, avaient ruiné sa constitution ; il souffrait d’une maladie de foie, dont les violentes attaques étaient suivies de spasmes longs et douloureux. L’opium lui servait à les modérer, secours dangereux en ce qu’il ne soulage le présent qu’aux dépens de l’avenir. Lord Clive en avait poussé loin l’usage : peu de temps après son second retour au Bengale, il écrivait au chef de factorerie de Patna pour lui en demander cinq ou six livres du plus pur ; c’est uniquement pour mon usage personnel, disait-il. À la fin de l’année 1774, un violent retour de cette maladie lui fit employer, et peut-être exagérer son remède ordinaire ; mais les excessives douleurs provenant des pierres qui se formaient dans le foie, combinées avec l’effet de l’opium et son irritabilité nerveuse ; le sentiment, plus cuisant, à ce qu’ont raconté ses amis, à ses derniers moments, de sa dignité blessée, de ses espérances déçues, des attaques dont il avait été l’objet, amenèrent l’événement fatal. Il expira le 22 novembre, dans la quarante neuvième année de son âge.

Clive est sans doute un des personnages les plus extraordinaires qui aient paru sur le grand théâtre de l’Inde ; son nom vivra autant que le souvenir de l’empire anglais dans l’Orient. Il se forma à la meilleure école, celle des dangers et de l’expérience. Il était né général, suivant l’expression de lord Chatam, car il n’eut aucun maître dans l’art de la guerre : mais la nouveauté de ses plans, la hardiesse de leur exécution, déconcertaient les ennemis et enflammaient ses soldats ; avec un grand fond d’ardeur et d’impétuosité dans le caractère, il eut cela de remarquable, de conserver au milieu de ses plus grands succès un imperturbable sang-froid, de ne se laisser jamais enivrer par le succès ; en cela différent de Napoléon, avec lequel il eut quelque analogie par la rapidité de sa fortune, il ne voulut conquérir que ce qu’il se sentait capable de conserver. Après la conquête de ces trois grandes provinces de Bengale, Bahar et Orissa, devenu l’arbitre de l’Inde, une carrière immense, illimitée, s’ouvrait sous ses pas. L’empereur mogol le pressait, le sollicitait de le faire remonter sur le trône de ses ancêtres ; nul projet n’était plus propre à flatter la vaste et noble ambition de Clive, mais il comprit que le temps n’était pas venu, quoiqu’il dût venir, et il sacrifia à cette considération ce que ce projet pouvait lui valoir de gloire et de renommée. C’était un conquérant qui savait prêcher la modération. Gouverner le Bengale et les provinces qui en dépendaient, chose facile avec une petite armée bien disciplinée, lui parut une tâche suffisante pour le moment ; il comprit qu’il fallait s’affermir là, au moyen d’une administration forte et puissante, avant de s’étendre au-dehors. Cette fermeté, dans la modération est, sans aucun doute, un des traits distinctifs de Clive. Beaucoup de soldats auraient gagné la bataille de Plassey, bien peu auraient su s’arrêter après l’avoir gagnée. Les hommes qui demeurent de sang-froid à l’apogée de la fortune m’ont toujours paru les plus remarquables ; ceux-là seuls sont vraiment égaux ou supérieurs à leur destinée. D’ailleurs il s’en faut que ce fût seulement à la tête d’une armée que les talents de Clive fussent remarquables ; ses vues en administration, qu’il ne faut juger que par rapport aux circonstances où elles furent créées, furent grandes, hardies, coupant court aux abus. Son second gouvernement fut aussi remarquable, sous ce rapport, que le premier pour les conquêtes.

À la guerre Clive aimait les marches rapides, les attaques soudaines et imprévues ; il ne permettait à ses armées qu’une petite quantité de bagages ; il se mêlait familièrement aux soldats, et partageait leurs fatigues. Il portait son habit d’uniforme, était toujours à cheval, jamais à palanquin ; sa table était largement servie, mais sans recherche et sans luxe. Le plus souvent il marchait à la tête de la colonne avec ses aides-de-camp, ou bien s’en allait galopant à droite et à gauche. Il était susceptible d’amitié ; on remarque que parmi ses nombreux amis il n’en perdit jamais un seul ; en même temps il était ennemi implacable, ne cédant ni ne revenant jamais. Il était recherché pour la toilette aussitôt qu’il était en ville ; quelques lettres de lui à Orme l’historien, au sujet de commissions de vêtements qu’il lui avait données, ne feraient pas honte à un fashionable de West-End. Il était courtisan assidu. De sa personne, lord Clive n’était ni grand, ni petit, toutefois plutôt au-dessus qu’au-dessous de la taille moyenne. Toute sa contenance inclinait à la tristesse ; des sourcils épais, qui lui recouvraient une partie des yeux, répandaient sur tout son visage une expression de tristesse et de mélancolie. Toutefois, bien que réservé avec les étrangers, au milieu d’amis intimes il était gai, plaisant, aimait le franc rire et la grosse joie. À sa mort, il était lord lieutenant des comtés de Salop et de Montgomery, major-général au service de la Compagnie, et représentant de la ville de Shrewsburry ; il était aussi membre de Société royale, et (trait caractéristique des mœurs anglaises) venait de recevoir le titre de docteur en droit.

  1. Le petit Marawar.
  2. Rajah du Boutan.
  3. On sait que dans le parlement anglais l’orateur s’adresse au speaker ou président.
  4. Supports. Figures d’hommes ou d’animaux soutenant, supportant les armoiries.