Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre VIII

Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 2p. 393-507).

LIVRE VIII.

SOMMAIRE.


L’état des affaires du Bengale attire l’attention des directeurs. — La cour des directeurs veut supprimer le commerce intérieur. — Elle prohibe la réception des présents. — Popularité de Clive en Angleterre. — Opinion de William Pitt sur sa conduite au Bengale. — Clive est fait pair d’Irlande sous le nom de baron de Plassey. — Inimitié de Clive et de Sullivan, président de la cour des directeurs. — Clive fait tous ses efforts pour empêcher la réélection de celui-ci à la présidence. — Il échoue. — Sullivan aussitôt nommé l’attaque au sujet de son jaghire. — De mauvaises nouvelles du Bengale arrivent en Angleterre. — La cour des propriétaires fait offrir à Clive le gouvernement ; il refuse, et motive son refus sur la présidence de Sullivan. — Celui-ci n’est pas réélu, et Clive accepte le gouvernement. — On lui adjoint un comité de quatre personnes. — Arrivée de Clive à Calcutta. — État d’anarchie où était tombé le gouvernement. — Lettre de Clive et de la cour des directeurs. — Le commerce intérieur est défendu, la réception des présents prohibée, etc. — Organisation d’un monopole pour le sel. — Complot militaire déjoué par Clive. — Nouvel arrangement financier avec le nabob. — Le monopole du sel est aboli par la cour des directeurs. — Avantages du monopole dans la situation du gouvernement. — Clive croit avantageux de conserver l’ombre de pouvoir demeuré au nabob. — Retour de Clive en Angleterre. — État des affaires au Carnatique. — Le nabob cède à la Compagnie cinq circars du nord. — Discussion entre Hyder et Mahomet-Ali. — M. Verelts succède à Clive, M. Cartier à M. Verelts. — Billets tirés de l’Inde sur la Compagnie. — Hyder sous les murs de Madras. — Il entre en négociation avec les Français. — Traité de paix avec Hyder. — L’empereur se joint aux Mahrattes. — Il entre en campagne avec eux contre les Rohillas. — Traité de paix. — Guerre entre Hyder et les Mahrattes. — Hyder sollicite les secours de la présidence. — Sir John Lindsay envoyé du roi d’Angleterre à Madras. — Discussion entre lui et la présidence. — Famine terrible dans l’Indostan.
(1765 — 1771.)


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Les directeurs et les propriétaires s’étaient bornés jusque là au simple rôle de spectateurs pour tous les grands événements qui s’étaient passés dans l’Inde ; le détrônement de Meer-Jaffier, l’élévation de Meer-Caussim, les avaient peu préoccupés. Ils furent pourtant émus de la guerre avec le dernier nabob, du massacre de Patna, de l’esprit de mutinerie qui se développait de plus en plus parmi les troupes. Ils condamnèrent aussi dans les termes les plus sévères l’esprit de cupidité, de rapine qui se manifestait parmi leurs serviteurs, et qui, à vrai dire, menaçait d’une ruine complète leurs établissements. Le 8 février 1764, dans une lettre au gouverneur et au conseil du Bengale, les directeurs écrivaient : « Une des grandes causes des querelles, des mal-entendus, des discussions qui s’élèvent sans cesse avec les gouvernements du pays, prend évidemment sa source dans le commerce fait pour leur propre compte par les agents de la Compagnie, dans la conduite cupide et sans frein de leurs gostomahs, agents, sous-agents, etc. Cette conduite fait tort tout à la fois à l’autorité et aux revenus du nabob ; dans cette partie du pays, elle enlève à ses sujets le commerce intérieur auquel nous n’avons aucun droit, nous ni aucune autre personne employée sous nos ordres. Dans le but d’arrêter ces abus, nous ordonnons positivement qu’à compter de la réception de cette lettre tout commerce intérieur soit immédiatement abandonné quant au sel, au bétel, au tabac, en un mot à tout autre article produit ou consommé dans le pays. » Dans une assemblée générale des propriétaires, tenue en mai de la même année (18 mai 1764), il fut cependant soutenu par un grand nombre de membres que les employés de la Compagnie ne devaient point être privés d’avantages aussi précieux. Cette opinion fut partagée par la majorité qui adopta la résolution : « qu’il serait recommandé à la cour des directeurs de prendre de nouveau en considération les ordres récemment envoyés au Bengale relativement au commerce particulier des agents de la Compagnie quant au sel, au bétel, au tabac ; que ladite cour serait priée de faire régler ces points importants, soit par des restrictions et des règlements faits en Angleterre, soit en les remettant à l’autorité du gouverneur et du conseil du fort Williams. » En conséquence, la cour des directeurs se borna, dans une lettre du 1er juin (1764), à inviter le gouverneur et le conseil à s’entendre avec le nabob pour régler d’une manière équitable le commerce intérieur.

La cour des directeurs porta aussitôt toute son attention d’un autre côté ; elle s’occupa des présents reçus par les employés du nabob ou des autres chefs indigènes. Les présents ont joué de tout temps un fort grand rôle dans les transactions politiques de l’Orient. Ils sont même d’usage dans les relations privées : un inférieur n’aborde jamais un supérieur, une personne à laquelle il croit devoir quelque considération, autrement qu’un présent à la main. Les Anglais, ayant alors réuni dans leurs mains à peu près tout le pouvoir politique de l’Inde, les présents devaient s’adresser à eux ; quelques listes en ont été publiées, qui ne sont pas un des moins curieux documents de l’histoire de cette époque. Mais on comprend combien cette habitude pouvait avoir d’influence, et d’une manière fatale, sur le gouvernement. Les nabobs, les gouverneurs, les autres grands personnages de la contrée devenaient sujets à des exactions infinies ; ils ne pouvaient rien posséder en sûreté ; soumis eux-mêmes à des exactions continuelles, ils ne pouvaient y satisfaire qu’en agissant de même à l’égard de ceux qui dépendaient d’eux. Cette coutume des présents contribuait ainsi à l’oppression des sujets indigènes. Elle empêchait en outre la Compagnie d’être bien servie : ce n’était plus le soin de ses intérêts qui préoccupait les employés, c’étaient les occasions de gratifications. Les révolutions les plus considérables pouvaient n’avoir pas d’autre but. Ne pouvant pas abolir cet usage, la Compagnie fit mieux : elle résolut de s’en appliquer le bénéfice. Les nouveaux règlements datés de mai (1764) que nous avons déjà rapportés, et qui s’appliquent aux employés civils et militaires, leur ordonnent de verser dans la caisse de la Compagnie tous présents, gratifications, indemnités, reçus des indigènes sous une forme du sous un prétexte quelconque, au-delà de 4,000 roupies ; ils leur ordonnent de plus de ne pas accepter de présents de 1,000 à 4,000 roupies sans en avoir obtenu l’autorisation préalable du président et du conseil. On le voit : la Compagnie réservait tout entière pour elle-même, à son profit, la faculté qu’elle enlevait à ses employés. Mais il était à croire que ces employés ne déploieraient pas pour le compte de la Compagnie autant de rapacité qu’ils l’avaient fait pour eux-mêmes ; les résultats de ces nouveaux règlements ne pouvaient donc manquer en définitive d’être avantageux au bien du service et au bien-être des indigènes.

Clive, en arrivant en Angleterre, trouva dans toutes les bouches la prise de Calcutta et de Chandernagor, la bataille de Plassey, le détrônement de Suraja-Dowlah, l’élévation de Meer-Jaffier ; le récit en était orné de détails merveilleux, auxquels se prêtaient naturellement le lieu et l’éloignement de la scène. La circonstance politique où la nouvelle de ces grands événements avait atteint l’Angleterre était de nature à les faire accueillir avec plus d’enthousiasme et d’avidité. L’esprit public, abattu sous le coup de plusieurs campagnes malheureuses, se prenait avec avidité aux événements de l’Inde, comme à ceux qui pouvaient rendre au nom anglais son éclat. Le roi ne parlait du héros de l’Inde, comme on appelait Clive, que dans les termes les plus flatteurs. Lord Ligonier lui demandant un jour au roi pour le jeune lord Demmoor la permission d’aller servir, comme volontaire, dans l’armée du roi de Prusse, le roi refusa ; lord Ligonier renouvela sa demande pour l’armée du duc de Brunswick : « Pshaw ! dit le roi, que diable ira-t-il faire là ? S’il veut apprendre la guerre, qu’il aille rejoindre Clive. » Un suffrage plus honorable encore et plus flatteur pour Clive était sans doute celui de William Pitt. Ce grand homme d’État, dans un discours sur le bill pour la sédition (muting bill), après avoir raconté les dernières disgrâces des armes anglaises, disait : « Partout, excepté dans l’Inde, nous avons perdu gloire, honneur, réputation ; là s’est trouvé un homme qui n’avait jamais appris l’art de la guerre, dont le nom ne s’était jamais trouvé parmi ceux de nos illustres généraux engraissés dès long-temps de l’argent du peuple, et cet homme était vraiment un général ; on l’a vu avec une poignée d’hommes attaquer et défaire une nombreuse armée[1]. » Après ce préambule, William Pitt racontait en détail les événements du Bengale, au milieu des applaudissements de ses auditeurs. À son premier voyage en Angleterre, en 1753, Clive était entré au parlement ; tout entier aux affaires de l’Inde, il s’occupa fort peu de questions politiques du moment ; il acquit cependant dès lors quelque influence. À ce second voyage, il se flattait d’entrer à la chambre des pairs ; mais il n’obtint qu’une pairie irlandaise, avec le titre de baron de Plassey. Au reste, en dépit des grands services qui semblaient lui valoir cette distinction, Clive ne s’en prend point à ce mécompte, à l’ingratitude des hommes, au malheur du génie méconnu, mais seulement à sa mauvaise santé. Il écrit à un de ses amis : « Si la santé ne m’avait pas déserté dès mon arrivée ici, je serais suivant toute probabilité pair d’Angleterre, au lieu de l’être seulement d’Irlande, etc. » Ce seul trait ne suffit-il pas à peindre tout un caractère[2], toute une destinée ?

À l’arrivée de Clive en Angleterre, M. Sullivan se trouvait à la tête de la cour des directeurs. Ce dernier avait pour lui la majorité des directeurs, mais contre lui une nombreuse opposition parmi les propriétaires. À cette opposition se ralliaient un grand nombre d’employés du Bengale et du Carnatique, qui lui reprochaient sa partialité en faveur de ceux de Bombay où il avait servi. M. Sullivan avait plus d’une fois manifesté son mécontentement de l’esprit d’ambition et d’entreprise inspiré par Clive au gouvernement du Bengale. Leur manière de voir les affaires de la Compagnie était différente en toutes choses. M. Sullivan voulait resserrer le pouvoir du gouverneur dans l’Inde, et Clive l’étendre. Ce dernier voulait que les affaires ne fussent transportées qu’en petit nombre à la cour des directeurs, qu’elles fussent abandonnées pour la plupart à la décision du gouverneur : M. Sullivan voulait réduire incessamment le pouvoir du gouverneur et les appeler toutes à Londres. Leur opposition ne se bornait point aux choses, elle passait aux hommes ; il en résultait que les employés de la Compagnie protégés par l’un ne trouvaient dans l’autre que des dispositions malveillantes. Sous l’empire de ce sentiment d’inimitié, Clive, aux élections de 1763, employa toute son activité, tout son savoir-faire à renverser M. Sullivan. À cette époque, il suffisait de posséder 300 livres sterling dans les fonds de la Compagnie pour avoir le droit de voter : il dépensa 100,000 livres sterling, et improvisa 200 électeurs qui votèrent contre le président ; néanmoins ce dernier l’emporta ; alors, sans perdre de temps, à peine remis du choc qu’il venait de repousser, il prit à son tour l’offensive ; il attaqua Clive au sujet de son jaghire.

Par le neuvième article du traité passé en 1757 entre la Compagnie et Meer-Jaffier, certains territoires au midi de Calcutta avaient été cédés à la Compagnie par le nabob ; il ne s’en était réservé que la suzeraineté, plus une rente de 30,000 livres sterling, qui fut payée au nabob jusqu’en 1759. À cette époque, en considération des grands services qu’il venait de recevoir de Clive, le nabob lui transféra cette rente comme un gage de sa reconnaissance. La donation fut alors revêtue de toutes les formalités en usage dans le pays ; Clive en avait paisiblement joui pendant quatre ans. Mais à peine les élections furent-elles terminées, qu’une défense fut faite au gouvernement du Bengale de payer cette rente à l’avenir. La cour des directeurs, sous l’inspiration de Sullivan, prit en outre la résolution de poursuivre de Clive le remboursement des sommes déjà touchées par lui à ce titre. La cour des directeurs justifiait cette décision en disant : que la Compagnie pouvait d’un moment à l’autre être appelée à compter avec le grand Mogol pour l’argent de ce jaghire ; qu’en conséquence Clive, son employé, son serviteur, en était aussi responsable vis-à-vis d’elle-même ; que si le nabob Meer-Jaffier avait un droit à concéder ce jaghire, ce ne pouvait être que sur ses propres revenus, mais que Meer-Jaffier ayant été plus tard déposé par la Compagnie, sa chute entraînait l’annulation du don qu’il avait fait sur les revenus de la Compagnie. Cette dernière raison ne manquait pas de force : généralement, quand on tue un homme, ce n’est pas pour payer ce qu’on lui devait. Les gens de loi consultés par la cour des directeurs donnèrent en général raison à Clive. Il était bien évident qu’au point de vue purement légal la Compagnie ne pouvait s’affranchir d’une charge inhérente à la propriété qu’elle avait acquise. Fort de ce qu’il croyait son droit, Clive n’hésita pas ; il intenta aux directeurs un procès en chancellerie ; mais de nouveaux événements donnèrent bientôt un autre cours à toute cette affaire.

Dans le mois de janvier 1764, d’importantes nouvelles de l’Inde se répandirent tout-à-coup en Angleterre : la rupture avec Meer-Caussim, la mort de M. Amyat, l’échec éprouvé par M. Ellis dans sa tentative sur Patna. Publiées dans un journal par ordre de la cour des directeurs, ces nouvelles jetèrent une grande agitation parmi les actionnaires de la Compagnie. Trois assemblées générales ou cours de propriétaires furent tenues à peu d’intervalle l’une de l’autre. Dans la dernière cette résolution fut prise : « C’est le désir de la Cour générale que lord Clive soit prié d’accepter la présidence du Bengale et le commandement des forces militaires de la Compagnie. » Clive, présent à la réunion, répondit : « Que si la cour des directeurs était aussi bien disposée pour lui qu’il l’était à son égard, il n’avait aucune objection pour décliner cette commission ; mais que, jusqu’à ce qu’il sût à quoi s’en tenir à cet égard, il priait l’honorable assemblée de vouloir bien le dispenser de faire connaître sa résolution définitive. » Peu de jours après, la cour des directeurs lui envoyait une copie de la délibération de l’assemblée générale ; elle ajoutait que, partageant le vœu exprimé par celle-ci, elle se trouvait toute disposée à prendre les mesures nécessaires pour le réaliser. Clive, dans sa réponse à la cour des directeurs, exprimait toute sa reconnaissance des bonnes dispositions qu’elle montrait ; toutefois il évitait de donner une réponse positive, n’acceptait ni ne refusait précisément l’offre qui lui était faite. Cette lettre fut communiquée peu de jours après à la cour générale des propriétaires : ceux-ci sollicitèrent de nouveau lord Clive d’accepter immédiatement ; sa seule réponse fut qu’il ferait connaître sa résolution définitive aussitôt après l’élection des directeurs ; l’époque où se faisait cette élection était alors rapprochée. Diverses motions se succèdent alors, qui toutes ont pour but de prier les directeurs d’aviser aux meilleurs moyens à prendre, dans l’état critique où se trouvent les affaires, pour obvier aux inconvénients du refus de lord Clive. Ses amis répandent alors dans la foule que cette résolution n’est peut-être pas inébranlable ; on le presse de nouveau, on le prie du moins d’expliquer la cause de son hésitation ; alors il répond : « Qu’il ne saurait accepter la commission qu’on lui offre tant que le président actuel conservera ses fonctions. » Ce dernier, M. Sullivan, se hâte de déclarer que nul ne peut être plus disposé que lui-même à fournir à lord Clive une coopération franche, entière, amicale. Clive demande alors un délai de quelques jours, pour réfléchir mûrement à ce qu’il doit faire. Huit jours après, il adresse enfin sa réponse définitive aux directeurs. Dans cette réponse, il rappelait les dissidences d’opinions qui n’avaient jamais cessé d’exister sur les affaires de l’Inde entre M. Sullivan et lui, les tentatives de réconciliation déjà plusieurs fois tentées. Il aurait vivement désiré, continuait-il, cette réconciliation dans l’intérêt de la Compagnie ; dans ce but, il avait examiné les choses de sang-froid, sous toutes leurs faces, dans l’absence de toute passion, s’efforçant de ne consulter que sa propre expérience des hommes et des affaires. Il n’en concluait pas moins que, dans le cas où les propriétaires jugeraient convenable de conserver M. Sullivan à la tête de la direction, il ne saurait accepter les fonctions qui lui étaient proposées. Dans le cas contraire, il était tout prêt, disait-il, à se mettre à la disposition des propriétaires ; alors, sa résolution ne changerait pas, quelles que fussent les premières nouvelles ; il ne s’effraierait pas de voir les affaires du Bengale dans une situation aussi désespérée qu’au temps de Suraja-Dowlah.

Le bruit s’était répandu que Clive ne voulait que d’une cour des directeurs et d’un président qu’il aurait nommés lui-même. Il se hâta de faire répondre par ses amis qu’il n’en était rien ; que, loin de mêler aucun intérêt personnel à cette affaire, toutes ses objections s’adressaient au seul M. Sullivan ; les opinions de celui-ci sur les affaires des Indes étaient, disait-il, diamétralement opposées aux siennes et ne lui paraissaient pas moins contraires aux vrais intérêts de la Compagnie. Les élections annuelles eurent lieu dans cette disposition des esprits : M. Sullivan ne fut point nommé ; et la cour des directeurs, en donnant à Clive cette nouvelle, lui demandait de vouloir bien faire connaître sa détermination définitive. Clive se rendit auprès de la cour dès le lendemain : il déclara sa résolution d’accepter, se hâtant d’ajouter que son seul objet, sa fortune personnelle étant maintenant faite, était le bien de la Compagnie. En conséquence, le 30 avril 1764, il fut reconnu gouverneur du fort Williams et commandant en chef des forces de la Compagnie au Bengale. La cour lui adjoignit un comité de quatre personnes, dont il était président. D’ailleurs, quoique la cour lui recommandât de consulter ce comité, elle ne lui en faisait point une obligation, et le laissait libre d’agir seul et de son chef en toutes occasions. Ce comité n’avait qu’une existence provisoire, et devait cesser du moment que cesseraient les circonstances extraordinaires où l’on se trouvait ; il était composé de MM. Summer, Harry Verelts, Francis Sikes, et du brigadier-général Carnac, tous amis de Clive et partageant ses idées. Lord Clive savait que les grandes entreprises veulent de grands pouvoirs, des pouvoirs qui ne soient pas sans cesse remis en question ; il commença par s’assurer ces pouvoirs avant de se décider à reparaître sur le théâtre de ses premiers exploits.

Les choses ainsi réglées, lord Clive partit d’Angleterre le 4 juin 1764, et arriva à Madras le 10 avril de l’année suivante. Il reçut là des nouvelles favorables du Bengale : l’expulsion de Meer-Caussim, la réduction de ses partisans, la résolution de l’empereur de se placer sous la protection des Anglais, enfin la mort de Meer-Jaffier. Clive comprit tout aussitôt l’importance de la situation ; on le voit par ce passage d’une lettre écrite en ce moment à un de ses amis : « Nous voici enfin au moment critique que je prévoyais depuis fort long-temps : je veux dire ce moment où il s’agit de décider si nous devons prendre, oui ou non, le tout sur notre compte. Jaffier est mort, et son fils naturel est mineur ; je ne sais s’il a été déclaré son successeur. Suja-Dowlah est chassé des provinces de sa domination, nous les possédons, et c’est à peine une exagération de dire que l’empire du grand Mogol sera demain en notre pouvoir. Nous le savons par expérience, les habitants de ces contrées n’ont d’attachement pour aucun gouvernement ; leurs troupes ne sont ni payées à l’égal des nôtres, ni commandées, ni disciplinées ; on ne saurait douter qu’il suffit d’une armée européenne convenablement nombreuse pour nous maintenir les maîtres du pays ; non seulement elle nous mettrait à l’abri des entreprises de tout prince indigène, mais nous rendrait tellement formidables que ni Français, ni Hollandais, ni ennemi quelconque n’oserait songer à nous tourmenter. Vous comprendrez avec moi, je l’espère, qu’après la carrière que nous avons déjà parcourue, les princes de l’Indostan doivent croire nos prétentions absolument illimitées ; nous leur avons donné tant et tant de preuves de nos projets ambitieux, qu’ils ne sauraient nous supposer capables de modération. Le nabob dont nous prendrons le parti ne peut manquer de devenir jaloux de notre pouvoir ou envieux de nos possessions ; l’ambition, la cruauté, l’avarice ne cesseront de conspirer notre ruine ; chaque victoire ne nous donnera qu’une trêve momentanée ; le détrônement d’un nabob sera suivi de l’intronisation d’un autre, lequel, aussitôt que l’état de ses finances lui permettra d’entretenir une armée, ne manquera pas de suivre la même route que son prédécesseur, c’est-à-dire de se brouiller avec nous, etc. Il faut donc que nous-mêmes soyons nabob, au moins de fait, sinon de nom… peut-être même de nom aussi bien que de fait, sans le moindre déguisement. Mais sur ce dernier point je ne saurais prononcer avant mon arrivée au Bengale. » Il était difficile de mieux juger la situation politique de la Compagnie. Le même jour, il écrivait à un de ses agents d’affaires : « Tout ce que j’ai d’argent dans les fonds publics et ailleurs, et tout ce qui pourra être emprunté en mon nom, mettez-le, sans perdre une minute, dans les fonds de la Compagnie des Indes. Parlez à mon homme d’affaires, faites-lui savoir que je désire vivement que mon argent soit ainsi placé ; surtout poussez-le à conclure l’affaire aussitôt que possible. » Clive attachait ainsi de plus en plus sa fortune à celle de la Compagnie. Les dernières nouvelles devaient, suivant toute apparence, faire monter les fonds. Clive sentait, de plus, que les affaires venaient de traverser une crise dont il espérait une heureuse issue, grâce à son bonheur et à son habileté.

Lord Clive arriva à Calcutta le 3 mai 1765, accompagné de deux membres du comité de gouvernement, MM. Summer et Sykes ; les deux autres membres étaient absents, le général Carnac se trouvait à l’armée et M. Verelts à Chittagong. Les circonstances en raison desquelles la Compagnie avait constitué le nouveau mode de gouvernement n’existaient plus : le comité eut d’abord à délibérer s’il assumerait le pouvoir qui lui avait été donné dans d’autres prévisions, ou bien s’il attendrait de nouvelles instructions d’Angleterre. Les membres présents prirent le premier parti. Quatre jours après son arrivée, quoique les deux membres absents n’eussent pas été consultés, le comité se déclara constitué ; il assuma tous les pouvoirs civils et militaires. Les membres s’engagèrent par serment, ainsi que leur secrétaire, à garder le plus profond secret sur les délibérations du conseil ; la grande corruption qui régnait alors dans le gouvernement avait poussé Clive et ses deux collègues à la résolution qu’ils venaient de prendre. Lord Clive en parlait en ces termes : « Peu de jours se sont écoulés depuis notre arrivée, mais tout ce que nous avons déjà appris nous engage à ne pas hésiter un instant sur la nécessité de nous prévaloir du pouvoir qui nous a été confié ; tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons n’est qu’anarchie, confusion, et, qui pis est, corruption. » Quatre jours paraîtront peut-être un bien court délai pour avoir mis Clive à même de prononcer d’aussi nettes accusations sur des preuves suffisantes. Le désir d’assumer promptement un grand pouvoir, suivant quelques personnes, avait conduit Clive à mettre quelque empressement à accueillir ces preuves ou du moins ces indices. Dans la supposition où le gouvernement eût continué d’être constitué comme par le passé, le titre de gouverneur n’eût en effet donné qu’une ombre d’autorité ; or Clive n’était pas homme à s’en contenter. Malgré tout, l’expression de la vérité ne s’en trouve pas moins dans les paroles citées.

Dans une lettre écrite aux directeurs peu de mois après, Clive, revenant sur l’état des choses à son arrivée, disait encore : « À mon arrivée, je suis fâché de le dire, j’ai trouvé vos affaires dans un état bien voisin d’être désespéré ; il n’est pas un de vos employés qui n’en eût été alarmé depuis long-temps, si tout sentiment d’honneur, de délicatesse, tout souvenir de leurs devoirs envers la Compagnie n’eussent pas été étouffés en eux ; si leurs seules préoccupations n’étaient pas leurs intérêts personnels. Les rapides et presque toujours condamnables fortunes qui se sont élevées ici ont introduit le luxe partout, sous toutes ses formes, dans ses plus pernicieuses conséquences. Toutes les énormités se donnent la main dans l’étendue de la présidence ; il n’est, pour ainsi dire, pas un seul de vos serviteurs qui en soit à l’abri. Chaque employé inférieur ne tend qu’à acquérir de l’argent, afin de pouvoir se livrer à des profusions qui sont actuellement la seule distinction existante entre son supérieur et lui-même ; ainsi a cessé toute gradation de rang : d’une certaine façon, on peut dire que tous les fonctionnaires de la Compagnie sont égaux. Mais ce n’est là qu’une partie du mal : cette avidité, ce besoin, cette sorte d’émulation de richesses détruit nécessairement pour chacun toute proportion, entre le goût et le besoin qu’il a du luxe et les moyens honnêtes qui sont à sa disposition pour y satisfaire. Dans cette contrée l’argent est abondant, la crainte est le seul principe de gouvernement, nos armes n’ont jamais cessé d’être victorieuses : ce sont là autant de moyens de se satisfaire dont il n’est pas à s’étonner que l’avidité des employés se soit promptement saisie. Il n’est pas étonnant non plus que ceux-ci se prévalent de leur autorité pour satisfaire leur rapacité, tantôt se bornant à recevoir, tantôt allant jusqu’à extorquer : des exemples de ce genre donnés en grand nombre par les supérieurs ne pouvaient manquer d’être suivis par les inférieurs, autant qu’il leur était possible de le faire. Le mal a été contagieux, a parcouru rapidement tous les degrés de la hiérarchie civile et militaire, et descendu jusqu’à l’écrivain, jusqu’à l’enseigne, jusqu’au simple marchand. »

Dans une autre lettre au général Carnac, Clive disait encore : « Hélas ! combien le nom anglais n’est-il pas tombé ! Je ne saurais m’empêcher de donner quelques larmes à la renommée perdue (irrévocablement je le crains) de la nation britannique. Cependant, je le jure par ce grand Dieu qui voit les cœurs et à qui nous rendrons nos comptes un jour, je suis arrivé ici avec un esprit supérieur à toute corruption et à toute vénalité, déterminé à attaquer, à détruire ces deux grands fléaux qui règnent ici, ou à périr dans l’entreprise. » De leur côté, les directeurs, loin de se dissimuler la gravité du mal, écrivaient à Clive : « Nous avons la plus intime conviction de l’état déplorable où nos affaires sont sur le point d’être réduites par la corruption et l’avidité de nos employés. Cette corruption universelle dans tous nos établissements, jointe au relâchement général de toute discipline, de toute obéissance dans le civil ou le militaire, nous mène rapidement à une dissolution complète de tout gouvernement. Notre lettre au comité contient notre manière de penser par rapport à ce qui a été obtenu par voie de donation ; à cela nous devons ajouter que notre conviction est que les vastes fortunes acquises dans le commerce intérieur l’ont été par des procédés tellement oppressifs et tellement tyranniques, qu’on n’en saurait trouver d’exemple dans aucun autre siècle, dans aucun autre pays. »

Les instructions de la cour des directeurs, qui défendaient formellement le commerce intérieur, étaient déjà parvenues depuis quelques mois à Calcutta ; il n’en était pas moins fait avec autant de liberté que précédemment. Un des premiers actes du gouvernement de Clive en fut la suppression totale, immédiate, absolue. Nous expliquerons dans un moment le parti qui fut pris à cet égard. Le conseil dut ensuite s’occuper de la question des présents : leur réception se trouvait également défendue par les mêmes instructions, mais que les employés n’en avaient pas moins continué à les recevoir comme précédemment. Le conseil, composé de huit membres en comptant le président, eut à prononcer sur cette question : « La réception des présents est-elle licite, oui ou non ? » Quatre membres du conseil, MM. Burdett, Leycester, Sykes et Johnston se prononcèrent pour l’affirmative ; quatre autres, MM. Verelts, Pleydel, Summer et Clive, pour la négative. M. Leycester, qui naguère avait accepté un présent, chargé de dresser le procès-verbal de cette séance, justifia son vote et sa conduite dans une note conçue dans les termes suivants : « Les intérêts de la Compagnie étant assurés et les ordres du conseil complètement exécutés, il est très vrai que j’ai accepté un présent du nabob : je n’en ai jamais fait un mystère ; les habitudes du pays justifient cette acceptation, et là où les présents n’ont pas été le prix d’un service blâmable, je n’ai jamais entendu de qui que ce soit une seule réflexion désobligeante au sujet de ceux qui les avaient reçus. J’ai toujours pensé que, dans tout pays qui ne sera pas soumis au joug de la tyrannie la plus absolue, chacun pouvait disposer librement de ses propriétés, chacun accepter librement ce qui lui était offert, à condition que la crainte ou la contrainte fussent demeurées étrangères à ces transactions, à condition que les présents ne fussent pas la récompense de services blâmables. L’adoption de l’opinion contraire est en pleine opposition avec les pratiques connues de ceux qui nous ont précédés ; et bien que les ordres contraires, auxquels serait jointe une pénalité, pussent rendre pour l’avenir l’acceptation des présents blâmable et punissable, l’acte n’en demeurait pas moins parfaitement légitime en lui-même. La-dessus, je ne craindrai pas d’en appeler au sentiment de tout le monde : il n’est personne, j’en suis convaincu, qui ne condamne un homme assez absurde pour ne pas profiter de l’occasion qui se présenterait d’acquérir une confortable fortune, lorsqu’il ne l’achèterait d’ailleurs par aucun sentiment déshonorant. »

Les formules du nouveau serment furent signées par les employés de la Compagnie en résidence à Calcutta ; on les envoya à ceux qui s’en trouvaient absents, ainsi qu’aux divers détachements de troupes. Les officiers de l’armée signèrent tous, à une singulière exception près, celle du général Carnac. À la vérité, quelques semaines après le général se rendit à Calcutta et signa sans difficulté : il s’était donné le temps de recevoir de l’empereur, en sûreté de conscience, 2 lacs de roupies. Le nabob était au fond du cœur ennemi de Mahomet-Reza-Khan, qui lui avait été imposé par les Anglais ; il crut voir dans les nouvelles instructions de la Compagnie au sujet des présents une occasion favorable de s’en débarrasser. Il l’accusa d’avoir dépensé, à la mort de Jaffier, 20 lacs de roupies pour se maintenir dans son poste ; il ajoutait que des membres du conseil avaient participé à ces largesses, ce qu’il peignait comme une dilapidation de ses propres trésors. L’accusation du nabob fut traitée avec grande importance : Clive ordonna une enquête. Comme on prétendait que des menaces avaient été faites pour extorquer ces présents, les preuves en furent soigneusement recherchées. Les membres du conseil nièrent solennellement d’avoir eu recours à aucun moyen d’intimidation. Ils furent contredits non moins formellement par un certain nombre d’indigènes appelés en témoignage. Le mensonge est une habitude familière à ces derniers ; les Anglais avaient un intérêt majeur à repousser l’accusation ; aussi l’enquête laissa-t-elle la chose plus douteuse que jamais. Au reste, les présents faits à l’occasion de cette dernière révolution ne pouvaient guère différer de ceux demandés ou reçus dans les révolutions précédentes.

Cette réflexion venait souvent se mêler aux doléances des membres du conseil à l’occasion de la sévérité déployée maintenant par Clive. Ils manquaient rarement l’occasion de lui objecter que lui-même avait reçu dans son jaghire un présent plus considérable que ceux qu’il prétendait proscrire. Dans une séance, où ce jaghire revint souvent dans la discussion, lord Clive s’efforça d’établir la différence qu’il y avait entre ce présent et un autre ; il se plut à faire ressortir, comme éminemment exceptionnelles, les circonstances où il l’avait reçu. Fatigué cependant des allusions perpétuelles qui revenaient sans cesse, il écrivit sur le registre des délibérations du conseil : « Quant aux récriminations concernant mon jaghire, je vais m’expliquer une fois pour toutes. Ce n’est pas là un précédent de nature à être suivi par tout le monde, on ne saurait ignorer que ce jaghire m’a été donné en raison de mes seules fonctions militaires, comme récompense de services rendus au nabob dans une crise dangereuse ; que cette récompense n’était ni attendue, ni requise, ni stipulée par moi. On devrait encore se rappeler que je le reçus sur le champ de bataille de Plassey. J’ajouterai que c’est le seul présent qui m’ait jamais été fait, quoique après cela je sois demeure pendant trois années entières président du conseil et chef d’une armée victorieuse. Or, que le monde impartial juge si ceux qui m’ont remplacé, dans des situations inférieures, avec de moindres succès, se sont conduits avec la même modération, etc., etc. » La cour des directeurs appuyait fortement Clive ; en réponse aux procès-verbaux des différentes séances, elle émettait une désapprobation formelle de la conduite du plus grand nombre de ses agents au Bengale ; elle s’étonnait que beaucoup d’entre eux se fussent permis d’éluder des serments solennels ; elle craignait que M. Leycester n’eût pas seulement exprimé ses sentiments personnels, mais ceux d’un grand nombre de ses collègues, menaçant, dans ce cas, de faire usage de toute son autorité. À propos des derniers présents reçus, la cour disait : « Nous ne pouvons admettre que les larges sommes obtenues en cette occasion aient été des dons volontaires : la dépendance du nabob à notre égard est à elle seule la réfutation de cette allégation. La lettre du nabob à lord Clive et au comité, les témoignages réunis des Seats et de Mahomet-Reza-Khan, ceux de plusieurs témoins examinés dans cette affaire, démontrent jusqu’à l’évidence que ces sommes ont été obtenues des personnages en question comme la condition, le prix de la protection qui leur était accordée. Deux mots ne suffisent-ils pas d’ailleurs à réfuter tout ce que ces messieurs allèguent de plus fort pour leur défense ? La Compagnie était engagée dans une guerre qui, autant que nous en pouvons juger, ne coûtait pas moins de 10 à 12 lacs par mois ; le nabob s’était engagé à en donner 5, pour le paiement desquels il était presque constamment en arrière ; à cette époque, le nabob éprouvait, d’un autre côté, les plus grands embarras pour achever de solder ce qu’il continuait de devoir encore des 30 lacs stipulés pour les restitutions : on ne saurait donc raisonnablement affirmer que, dans des circonstances semblables à celles où se trouvaient le nabob et la Compagnie, aucun des intérêts de cette dernière n’ait été sacrifié pour obtenir les sommes en question. Nous croyons que ces messieurs ont sacrifié tout à la fois, avec leur propre honneur, l’honneur et les intérêts de la Compagnie, l’honneur et les intérêts de la nation[3]. »

Le visir, ayant pris le parti de venir se mettre sous la protection des Anglais, avait été reçu avec la plus haute distinction par le général Carnac. Clive, aussitôt qu’il eut mis quelque ordre dans les affaires de l’interieur, quitta Calcutta ; il voulait avoir une conférence avec le visir. Les territoires récemment conquis sur celui-ci par les Anglais leur coûtaient beaucoup plus à défendre qu’ils ne rapportaient. Il semblait mieux en état de les protéger que ne l’eût été l’empereur ou tout autre chef à qui ils eussent été cédés ; enfin, ils formaient entre ses mains une sorte d’État intermédiaire et comme une barrière entre les possessions anglaises et les mahrattes. Par ces considérations le conseil de Calcutta prit la résolution de rendre au visir la totalité de ses anciennes possessions, à l’exception d’Allahabad et de Corah, ces deux districts devant être réservés pour l’empereur. L’extrême facilité des dernières conquêtes, l’extension subite du territoire qui en était résultée, commençaient à étonner, à effrayer pour ainsi dire ceux-là mêmes qui en avaient profité ; déjà la question du moment, pour les Anglais, était de s’affermir, non de s’étendre. On commençait d’ailleurs à redouter les conséquences de l’esprit de conquêtes, développé par les derniers événements ; le commerce devait, en effet, demeurer le but principal de la Compagnie. C’était surtout l’opinion de Clive : selon lui la domination anglaise devait tendre à se renfermer dans les trois provinces de Bengale, de Bahar et d’Orissa. Les conférences ouvertes avec de telles dispositions, ne pouvaient manquer d’aboutir à un résultat avantageux pour le visir : le territoire qu’il avait possédé précédemment lui fut donc rendu, à charge à lui de payer 50 lacs de roupies pour les frais de la guerre. Mais il ne voulut pas consentir à accorder aux Anglais l’affranchissement des droits de douanes dans l’intérieur de ses États, ni la permission d’ériger des factoreries. Les désordres survenus par ces concessions dans les provinces de Bengale, Bahar et Orissa avaient fait une profonde impression sur son esprit ; toutes les instances et tous les raisonnements de Clive vinrent échouer contre ce souvenir.

Le rajah de Bulwant-Sing, qui pour les zemindaries de Benarès et de Gauzeepoor dépendait du visir, s’était montré zélé partisan des Anglais ; il était naturel que ceux-ci le prissent sous leur protection. Sur la recommandation de Clive, le visir s’engagea à ne pas l’inquiéter dans la possession de ses anciennes propriétés ; de son côté, le rajah dut acquitter le même tribut que précédemment. Les conférences finirent par la conclusion d’une alliance définitive entre le visir et la Compagnie. Clive s’occupa immédiatement après de régler pour l’avenir les nouveaux rapports entre l’empereur et les Anglais. L’empereur dut renoncer à 30 lacs de roupies qui, en vertu des traités stipulés par ceux-ci au nom de Meer-Jaffier, de Meer-Caussim et de Nujee-ad-Dowlah, lui étaient dus pour sa part des revenus des trois provinces de Bengale, Bahar et Orissa ; il dut encore renoncer, et ce ne fut pas sans objections de sa part, à des jaghires montant à 5 lacs et 1/2, qui lui avaient jadis été assignés sur les possessions de la Compagnie. En revanche, 26 lacs de roupies lui étaient garantis à compter de ce moment pour ses dépenses et celles de sa maison ; de plus, il fut mis en possession immédiate de Corah et d’Allahabad. L’empereur confirmait à la Compagnie la propriété de tous les territoires possédés par elle dans toute l’étendue de l’empire du grand Mogol, y compris le jaghire de Clive ; mais, ce qui était plus important, il accordait encore à la Compagnie la dewany, ou ferme générale des revenus territoriaux et impôts de toutes sortes, des trois provinces de Bengale, Bahar et Orissa. C’était la plus importante de toutes les concessions qui eussent encore été faites à des Européens par la cour du grand Mogol.

Nous venons de dire en quoi consistait la dewany ; on appelait dewan l’officier qui était revêtu de ces fonctions. Le dewan soldait toutes les dépenses de l’armée, de l’administration, et tenait compte à l’empereur de sa part des revenus de la province. Dans toutes les provinces il y avait un dewan, aussi bien qu’un nabob ; seulement, dans ces dernières années, les nabobs du Bengale, profitant de l’anarchie et de la confusion qui régnaient dans l’empire, avaient réuni à leurs propres fonctions celles du dewan. Mais ce qui rendait surtout fort importantes les fonctions de dewan, c’était la constitution même de la propriété dans l’empire mogol à cette époque. L’empereur était le propriétaire légal de toutes les terres de l’empire ; le dewan, le représentant sous ce rapport, distribuait ces terres aux zemindars, qui les subdivisaient ensuite entre des cultivateurs de leur choix ; le dewan touchait des zemindars le prix du fermage des terres, dont il tenait ensuite compte à l’empereur, après avoir soldé toutes les dépenses de l’armée et de l’administration. Le dewan avait de même la ferme générale de tous les impôts, droits de douane, etc. ; c’est à lui qu’appartenaient tous les monopoles du sel, du tabac, de l’opium, etc. Dans l’état de faiblesse et de désordre où était tombé l’empire, le dewan, bien qu’il ne fût que le représentant de l’empereur, s’en était rendu indépendant ; il était de fait plutôt le propriétaire que le fermier des terres de l’étendue de sa juridiction. À la vérité, les zemindars se faisaient parfois aussi indépendants du dewan que celui-ci l’était devenu de l’empereur. La Compagnie au moyen de cette acquisition de la dewany, de cet emploi de l’office de dewan de Bengale, Bahar et Orissa, acquérait donc aussi non seulement la souveraineté, mais encore la propriété territoriale de ces trois provinces. Cette Compagnie de marchands anglais venait d’obtenir sur trois provinces dont la population surpassait celle de l’Angleterre, un pouvoir supérieur à celui des monarques les plus absolus de l’Europe, qui n’appartient qu’au despotisme oriental. Mais ce n’est pas tout ; ce despotisme, illimité en principe, se trouvait du moins à chaque instant et partout limité de fait par sa propre faiblesse ; or il allait cesser de l’être. Pour le mettre en pratique, la Compagnie disposait de toute la puissance de la civilisation européenne.

Clive et le comité spécial, en rendant compte de cette acquisition à la cour des directeurs, lui disaient : « Des difficultés perpétuelles n’ont jamais cessé de s’élever entre les agents du nabob et les nôtres. Nous avons recueilli des preuves innombrables d’une corruption notoirement avouée ; tout cela nous a rendus unanimes, après mûres délibérations, à penser qu’il n’y avait d’autres remèdes à tous ces maux que l’acquisition de la dewany de Bengale, Bahar et Orissa, au profit de la Compagnie. Par cette acquisition, vos possessions et votre influence deviennent permanentes et sûres ; aucun nabob ne pourra jamais posséder assez d’argent pour tenter votre ruine, soit à force ouverte, soit par la trahison. L’expérience des années précédentes nous a convaincus qu’aucune division de pouvoir ne saurait exister sans engendrer la discorde et remettre tout en question. Tout doit être à la Compagnie, ou tout au nabob. Nous vous laissons à juger lequel est le plus convenable dans les circonstances actuelles. » Lord Clive et le comité, dans la même lettre, disaient encore : « Vous êtes non seulement les collecteurs, mais les propriétaires des revenus du nabob dans toute l’étendue de sa domination ; la chose était déjà ainsi de fait, mais il nous était avantageux qu’elle fût consacrée parle droit, qu’elle existât aussi de droit. D’abord, les formes d’un gouvernement dont l’existence date de loin ont toujours de l’empire sur les esprits ; ensuite, dans le cas où les Anglais se seraient mis à percevoir en leur propre nom les impôts, les droits, les revenus des terres, les nations étrangères n’auraient pas manqué d’en prendre de l’ombrage. Des plaintes sans cesse adressées par elles au gouvernement anglais auraient nécessairement amené à la longue de fâcheuses conséquences pour la Compagnie. Les Français et les Hollandais auraient eu grande répugnance à reconnaître la Compagnie nabob du Bengale ; ils ne se seraient pas soumis sans difficulté à payer les droits de douanes sur leurs marchandises, ou les rentes qu’ils devaient sur les terres à eux concédées par des firmans de l’empereur ou du nabob. Il fallait donc, pour le moment, se contenter de la réalité ; au reste, le nom ne saurait manquer long-temps à la chose[4]. »

Lord Clive ayant achevé les nouveaux arrangements avec l’empereur et le visir, vint reprendre son siège dans le comité le 7 septembre ; les questions relatives au commerce intérieur furent examinées de nouveau. La cour des directeurs, par une lettre du 8 février 1764 déjà mentionnée, avait formellement interdit tout commerce intérieur. Le 17 septembre de la même année, le conseil du Bengale prit cette lettre en considération : tout en se conformant quant aux autres articles du commerce aux injonctions de la cour des directeurs, de se conserver pourtant le commerce du sel, du bétel et du tabac ; de ces trois objets le sel était de beaucoup la source de bénéfices la plus considérable. Au reste, cette mesure des directeurs n’avait point reçu l’approbation de l’assemblée des propriétaires ; en conséquence ils écrivirent de nouveau pour engager le comité spécial à s’entendre avec le nabob à l’effet d’adopter un plan pour la régularisation du commerce intérieur. Les directeurs exhortaient le comité à avoir surtout égard, dans la confection de ce projet, aux intérêts du nabob. Ces dernières instructions des directeurs étaient parvenues à Calcutta dans le mois de janvier 1765 ; le conseil avait pris la résolution d’attendre l’arrivée de Clive avant de prendre une détermination à ce sujet. Comme les difficultés de tous genres se multipliaient à l’infini entre les agents du nabob et ceux des Anglais, il devenait de plus en plus nécessaire de prendre un parti. La cessation du commerce intérieur, jointe à l’interdiction de recevoir des présents, était un objet de grande importance pour les employés de la Compagnie. Les salaires payés par la Compagnie étaient fort peu considérables : un conseiller touchait 350 livres sterling, et les autres employés étaient rétribués à proportion ; la Compagnie se montrait peu disposée à augmenter ces salaires, l’esprit et les habitudes du commerce s’y opposaient. Le conseiller, qui touchait 350 livres, était tenu d’en dépenser 3,000 pour vivre conformément à son rang ; il en était de même pour les autres employés. La cessation absolue du commerce intérieur, l’interdiction de recevoir des présents, ne laissaient aucun moyen de combler cette différence. Cependant, force était de trouver quelque moyen d’en venir à bout, sous peine de désorganiser absolument le service de la Compagnie ; force était de régulariser, non supprimer entièrement ce commerce dans les mains des employés de la Compagnie, sous peine de s’exposer à des conséquences pires que celles auxquelles on voulait échapper ; il le fallait même dans l’intérêt des indigènes. « Si l’on n’offrait aucune chance de fortune indépendante, il devenait ridicule d’espérer qu’une vertu ordinaire suffirait à mettre les employés de la Compagnie en garde contre des tentations journalières, et que des hommes tout-puissants s’abstiendraient des dépouilles d’un peuple prosterné à leurs pieds[5]. » Mû par toutes ces considérations, Clive adopta la même résolution que le conseil, il conserva ces trois branches du commerce intérieur, le sel, le tabac et le bétel. Comme ces deux derniers articles n’étaient que secondaires, le commerce en fut un peu plus tard abandonné ; celui du sel, le seul conservé, fut organisé comme il suit.

Le monopole du sel fut concédé à une société composée de tous les hauts fonctionnaires du gouvernement, tant civils que militaires. Tous les employés civils, à compter du président jusqu’au facteur ; tous les officiers, depuis le général en chef jusqu’au major inclusivement, les chapelains et les chirurgiens militaires, faisaient partie de cette société. Ils étaient tenus de fournir un capital social divisé par actions, et de nommer un comité chargé de l’administrer. Les fonctions de ce comité consistaient à faire vendre sur les différents marchés le sel que les acheteurs devenaient alors libres de revendre où bon leur semblait. La Compagnie, qui en cela remplaçait le nabob, percevait un droit de 35 p. 100 sur le total des ventes. Le bénéfice se divisait ensuite par portions égales, et les actionnaires avaient droit, suivant leur grade, à un certain nombre de ces portions : ainsi le gouverneur en avait 5, le second dans le conseil 3, le général 3, les 10 conseillers et les colonels 2 ; 3 lieutenants-colonels, le chapelain et les 14 plus anciens marchands, chacun les 3/4 d’une part ; 13 facteurs, 4 lieutenants-colonels, 4 premiers chirurgiens à la présidence, 2 premiers chirurgiens à l’armée, 1 secrétaire du conseil, 1 sous-comptable, 1 secrétaire interprète pour le persan, chacun 1/3 de part. Le fonds social, divisé en autant d’actions qu’il y avait de parts de bénéfices, devait être fourni par les actionnaires, chacun fournissant une portion du capital proportionnée à la part du bénéfice à laquelle il avait droit. Les bénéfices de la première année furent fort considérables : lord Clive toucha pour sa part 21,179 livres sterling ; M. Summer, qui venait après lui dans le conseil, 12,607 ; les conseillers 8,000, etc. À la vue de ce résultat, le comité, jugeant convenable d’élever les droits de la Compagnie, les porta de 35 à 50 p. 100. D’un autre côté, Clive, dans ses voyages dans l’intérieur du pays, avait remarqué inconvénient de l’emploi des Anglais dans les fonctions subalternes de ce commerce, et il fit confier ces fonctions à des indigènes.

Dans le gouvernement intérieur et dans l’armée un grand nombre d’abus réclamaient toute l’attention de Clive. Les membres du conseil ne s’assujettissaient plus à la résidence. Plusieurs se faisaient donner des emplois de chefs de factoreries d’où découlait un double abus ; d’abord le titre de conseiller leur était un bouclier derrière lequel se cachaient ou pouvaient se cacher beaucoup d’abus d’autorité ; d’un autre côté, ce titre de conseiller leur valait un salaire plus considérable qu’on ne l’eût accordé à de jeunes marchands. Le nombre des conseillers, de douze qu’il était précédemment, avait été porté à seize, afin de pouvoir fournir des remplaçants à ceux qui s’absentaient. D’autres inconvénients plus graves encore avaient leur source dans les grandes fortunes réalisées au Bengale dans ces dernières années. Leurs propriétaires s’étaient empressés d’en aller jouir en Angleterre ; il en résultait pour la présidence la nécessité de confier un grand nombre d’emplois les plus importants à des jeunes gens sans expérience, accessibles à la corruption, vice général de l’époque. Le comité ne trouvait pas, à cette époque, sur la longue liste des marchands junior, trois ou quatre noms qu’il jugeât convenable de recommander à l’attention des directeurs pour un poste plus élevé. Clive, d’accord avec le comité, prit à cet égard deux mesures hardies : la première fut de forcer les conseillers à résidence, la seconde de faire venir à Calcutta des employés de Madras, qu’il superposa à ceux du Bengale Ce dernier expédient excita dans tous les rangs des employés une fermentation générale. Ils montrèrent leur mécontentement par tous les moyens, sous toutes les formes. Ils prirent entre autres l’engagement réciproque de n’accepter du gouverneur aucune invitation à dîner. « Tout puéril qu’est le fait, écrit-il à la cour des directeurs, il n’en montre pas moins jusqu’à quel point l’insubordination est parvenue. » Quand Clive écrivait ces lignes, il eût été plaisant qu’une anecdote de sa première jeunesse vînt se présenter à son esprit. Peu de temps après son arrivée à Madras, Clive donna quelques sujets de plainte à son chef immédiat, qui s’en plaignit au gouverneur ; le gouverneur ordonna des excuses, dont le jeune homme s’acquitta d’assez mauvaise grâce. Peu de temps après, le chef de Clive, croyant toute irritation passée et voulant cimenter la paix, l’invita à dîner : « Non, monsieur, répondit-il, le gouverneur ne m’a par ordonné de dîner avec vous. »

À ces institutions Clive en avait joint une autre qui pouvait être féconde en résultats utiles. Jaffier, qui mourut pendant le séjour de Clive en Angleterre, n’oublia pas à ses derniers moments l’homme qui avait fait sa grandeur et sa fortune : il lui laissa un legs de 70,000 livres sterling, qu’il chargea sa femme d’acquitter. La veuve du nabob envoya en conséquence à Clive un billet signé d’elle de la valeur de cette somme. Ce dernier pouvait le recevoir, l’acceptation d’un legs n’était pas comprise dans les formules du nouveau serment, où les employés s’engageaient à ne pas recevoir de présents ; il préféra donner à cette somme une plus noble destination. Il déclara au conseil sa résolution de déposer le montant de ce legs dans les caisses de la trésorerie, afin d’en constituer un fonds dont les intérêts seraient applicables, sous forme de pensions, aux officiers et sous-officiers de la Compagnie obligés de quitter le service par suite de blessures ou de maladies, ou bien à leurs veuves, lorsque celles-ci se trouveraient dans de désastreuses circonstances. Le conseil, reconnaissant unanimement que l’acceptation d’un legs n’était pas prohibée par les nouveaux serments, loua beaucoup une donation aussi généreuse que bien placée. Cette transaction n’échappa pourtant pas à toute critique : le legs de Meer-Jaffier avait eu lieu pendant la traversée de Clive aux Indes, en février 1765 ; on prétendit qu’il ne provenait pas de Jaffier, mais de son fils, qu’en conséquence il avait tout le caractère d’un présent. À Londres, des doutes s’élevèrent dans l’esprit de plusieurs sur la légalité de son acceptation. La cour des directeurs consulta plusieurs avocats, mais ces derniers trouvèrent incontestable le droit de Clive. En conséquence, la cour des directeurs fut unanime dans sa résolution : « Que sa seigneurie avait plein pouvoir pour accepter ledit legs ou donation ; qu’elle ne pouvait qu’approuver hautement la générosité de sa seigneurie qui donnait un emploi si charitable à ces cinq lacs de roupies ; qu’en conséquence elle acceptait le dépôt de ces fonds, et donnerait les ordres nécessaires pour que la chose fût faite dans la forme légale et régulière. « Les ennemis de Clive continuaient à prétendre que cet argent n’était qu’un don du nabob, déguisé sous forme de legs ; mais quand cela serait, le noble emploi qu’il en fit n’en légitimerait pas moins l’acceptation.

La réforme des dépenses de l’armée, qui avaient monté à un taux exagéré dont Clive dut s’occuper, devint la source de grandes difficultés. La Compagnie avait jugé convenable d’accorder aux officiers un supplément de solde pendant la durée des premières campagnes : on appelait cette indemnité batta, mot emprunté à la langue du pays. Après la bataille de Plassey, Meer-Jaffier, jaloux de se procurer la faveur des Anglais, augmenta du double cette indemnité, il leur donna double batta. Le nabob avait assigné à cette dépense le revenu de quelques districts. Mais la cour des directeurs, ne voulant pas continuer dans l’avenir une mesure aussi dispendieuse, envoya les ordres les plus positifs pour la suppression du double batta. Plusieurs fois ces instructions furent répétées ; il arriva chaque fois que les circonstances au milieu desquelles elles furent reçues, empêchèrent le conseil et le gouverneur de les mettre à exécution. La paix, alors établie, parut à Clive un moment favorable pour mettre cette mesure en exécution : en conséquence le double batta fut déclaré aboli, à compter du premier janvier 1766, par ordre du comité de gouvernement. Les troupes cantonnées à Allahabad, en raison de leur éloignement de Calcutta, furent considérées comme sur le pied de guerre, et seules exceptées. L’armée était alors divisée en trois brigades : la première commandée par le lieutenant colonel sir R. Fletcher, à Monghir ; la seconde sous le colonel Smith, à Allahabad ; la troisième sous le colonel sir Robert Barker, à Bankipore. Au jour indiqué, en dépit des remontrances et des murmures d’un grand nombre d’officiers, la réduction ordonnée eut lieu. Mais de fréquents conciliabules s’ensuivirent : les officiers convinrent entre eux de donner leur démission en masse, à un certain jour désigné ; ils s’engagèrent par serment, sous peine d’un dédit de 500 livres, à ne pas accepter de commission à moins que le double batta ne leur fût rendu ; à sauver, ou du moins à tenter de sauver, au péril de leur vie, tout officier condamné pour le fait de ces résolutions par une cour martiale. Des souscriptions furent ouvertes en plusieurs endroits, pour indemniser ceux qui pourraient éprouver de plus grands dommages dans l’exécution de l’entreprise. Les employés du service civil participèrent en grand nombre à ces souscriptions. L’apparition sur les frontières d’un corps d’armée de 50 à 60,000 Mahrattes inspirait pleine confiance aux officiers pour la réussite de leurs projets ; ils pensaient que la Compagnie aurait à ce moment un trop pressant besoin de leurs services pour ne pas accepter les conditions qu’il leur plairait d’imposer.

En mars 1766, rien n’avait encore transpiré de ces projets, bien que le plus grand nombre des officiers de l’armée y participât. Clive et le général Carnac partirent à cette époque de Calcutta, pour régulariser la perception des revenus de Moorshadabad et de Patna pour l’année suivante. À Moorshadabad, Clive reçut, par l’intermédiaire du comité de Calcutta, des doléances, des réclamations des officiers de la troisième brigade au sujet de la réduction du double batta ; elles étaient signées par 9 capitaines, 12 lieutenants et 20 enseignes. Clive refusa de recevoir les réclamations, parce qu’elles n’avaient pas passé entre les mains du colonel, sir Robert Barker. Le 1er juin était le jour fixé pour le renvoi des démissions ; mais un enseigne, Davis (troisième brigade), ayant refusé de livrer sa commission, une querelle s’ensuivit entre cet officier et le capitaine Duff, qui voulait le contraindre à la donner. Cet incident provoqua quelques recherches des officiers supérieurs sur le motif d’une querelle qu’ils ne pouvaient s’expliquer ; le complot fut découvert ; ce que voyant les officiers, ils se décidèrent à avancer d’un mois le jour fixé pour l’exécution de leurs projets. Le 1er mai fut substitué au 1er juin pour le renvoi des commissions. Le 15 avril, une lettre portant pour signature Batta complet fut adressée au capitaine Carnac, alors employé auprès de Clive : on lui communiquait le plan adopté, en le sommant d’envoyer sa commission. Cette lettre fut communiquée à Clive, qui demeura convaincu que la conspiration était générale. Il comprit qu’un tel esprit devait être étouffé dès sa naissance, à moins de se résigner à voir le gouvernement de la province passer dans les mains des soldats. Par ses ordres, les officiers et les cadets des troupes de la résidence de Madras qui n’étaient pas rigoureusement nécessaires pour le service furent embarqués pour Calcutta. Clive écrit en même temps aux commandants des trois brigades : il leur annonce sa ferme résolution de ne pas céder aux réclamations des officiers, et leur prescrit d’en instruire ces derniers. Barker, commandant la troisième brigade, fit arrêter le capitaine Duff, le capitaine Barker et quelques autres qu’il supposait avoir pris le plus de part au complot, et les envoya sous bonne escorte à Calcutta. Clive enjoint à Barker de redoubler de sévérité ; il lui donne l’ordre de faire arrêter tous les officiers susceptibles de passer en conseil de guerre pour mutinerie : « Les meneurs, dit Clive, doivent subir le plus fort châtiment que la loi martiale permette d’infliger, autrement c’en est fait de l’armée et de la Compagnie des Indes. » Il écrit dans le même sens au colonel sir Robert Fletcher et au colonel Smith. Le 4 mai, de nouvelles représentations sont adressées à Fletcher par 42 officiers qui se plaignent de la réduction du double batta et renvoient leurs commissions, lui faisant part en même temps de l’intention où ils sont de continuer leur service jusqu’au 15 du mois. Les officiers de la troisième brigade avaient informé Barker de leur résolution de résigner leurs commissions le 1er mai ; Barker fait de vains efforts pour les en dissuader : ils répondent que, engagés d’honneur avec les officiers des autres brigades, ils ne peuvent reculer. Le 1er mai, les démissions arrivent en effet à sir Robert ; il les leur renvoie, et ne voulant pas employer toute la sévérité de la loi, se contente d’arrêter quatre d’entre eux, qu’il envoie à Calcutta.

Des souscriptions sont ouvertes à Calcutta en faveur des officiers. Elles montent rapidement, à cette époque, à 16,000 livres sterling (400,000 francs). La nouvelle de l’apparition des Mahrattes, au nombre de 60,000 hommes, sous les ordres de Balajee-Row, se fortifiait tous les jours ; on apprend de plus que les officiers en rébellion ont envoyé des émissaires à Madras pour engager les officiers de cette résidence, au nom de leur fraternité d’armes, à refuser de venir les remplacer. Clive, abandonnant en toute hâte Moorshedabad, revient à Calcutta ; il envoie çà et là, dans toutes les directions, avec mission de faire des efforts pour calmer les esprits, les officiers en petit nombre qui lui sont demeurés fidèles ; il intercepte les lettres adressées à Madras. Les officiers persistent dans leur résolution ; Clive est inébranlable dans la sienne de mourir plutôt que de céder. Le 8 mai (1766), il écrivait à sir Robert Barker : « Où s’arrêteront des hommes assez abandonnés de tout sentiment d’honneur pour persévérer de la sorte dans des actes de désordre et de mutinerie ? L’histoire fournit peu d’exemtples de ce qui se passe autour de nous. Quant à moi, il faudra que je sente sur ma poitrine les baïonnettes du soldat avant que je leur cède ; et, si je cède alors, ce sera moins pour mon propre salut que pour le salut temporaire des intérêts de la Compagnie : je dis salut temporaire, car nous devons regarder le Bengale comme menacé du plus extrême danger si nous en sommes réduits à la nécessité de subordonner le pouvoir civil à des hommes dont la conduite portera en Angleterre l’étonnement et l’effroi[6]. » Le conseil, sous l’inspiration de Clive, accepta toutes les démissions données, puis s’adressa aux marchands, leur offrant des grades dans l’armée ; mais, parmi ces derniers, deux seulement acceptèrent ; les autres appuyaient en secret les officiers rebelles.

Le colonel Smith transmit de nouveau à la présidence la nouvelle de l’arrivée des Mahrattes. Dans sa réponse, Clive l’engage à faire ses efforts pour nouer des négociations soit avec les Mahrattes, soit avec les princes voisins, mais à n’entrer sous aucun prétexte, pour aucun motif, en arrangement avec les mécontents. Ce brave officier, s’attendant à être attaqué d’un moment à l’autre, se trouvait dans une situation de plus en plus difficile. Les officiers de sa brigade, bien qu’ils n’eussent pas les mêmes sujets de plaintes faisaient cause commune avec les autres par esprit de corps. Le 6, ils lui avaient formellement signifié leur résolution de quitter le service, le plus grand nombre sur-le-champ, d’autres à compter du 1er juin. Le colonel ordonne aux premiers de se rendre sur-le-champ à Calcutta, aux seconds il dit qu’il ne tient qu’à eux de suivre ceux-ci sur-le-champ ; à tous il fait observer que c’est aux troupes indigènes qu’il appartiendra de sauver l’armée et le Bengale, mais que la honte en rejaillira sur ceux-là seuls qui l’auront méritée. Les officiers s’écrient qu’il attaque leur honneur : Smith répond que l’honneur d’un militaire consiste à demeurer à son poste, à obéir à ses chefs ; il élève la voix, répète l’ordre à ceux qui ont résigné sur-le-champ leur commission de sortir aussitôt du camp, de se mettre en route pour Calcutta. Les officiers en garnison à Allahabad imitent l’exemple de ceux du camp, et déclarent leur intention de partir pour Calcutta le 20 mai ; ils se conduisent, en attendant, d’une manière tellement désordonnée, que le colonel Smith prend le parti de s’assurer de leurs personnes. Craignant de n’être pas obéi des soldats européens, il envoie chercher au camp un bataillon de vieux Cipayes sur lesquels il croyait pouvoir compter. Six des officiers les plus mutins sont envoyés à Calcutta, les autres font des excuses sur leur conduite. Pendant ce temps, le départ de la moitié des officiers mécontents avait aussi permis de rétablir quelque tranquillité dans le camp. Clive se mit en route pour Monghir. Quelques officiers dévoués l’avaient précédé, s’efforçant de faire sentir aux mutins l’énormité de leur conduite, leur reprochant leur ingratitude à l’égard d’un homme qui avait fait à l’armée un don de 60,000 livres sterling. Les officiers répondent que sir Robert Fletcher ne leur a jamais fait connaître ce bienfait de Clive. Ils se prétendent dans l’impossibilité de se rétracter. Ils ajoutent que sir Robert Fletcher est lui-même, jusqu’à un certain point, l’auteur et l’instigateur de leur plan de résistance ; qu’en tous cas il l’a connu dans l’origine. Le 13 mai, les soldats européens, jusque là paisibles spectateurs de toutes ces scènes, prennent les armes à Monghir et se montrent disposés la soutenir leurs officiers ; à la tête des Cipayes, le major Smith parvient à rétablir l’ordre, mais non sans difficulté. Cependant les soldats s’étonnent de voir sir Robert Fletcher leur enjoindre d’obéir : selon eux, le bruit a couru dans leurs rangs que lui-même devait les diriger dans leur révolte pour le double batta. Clive, arrivé à Monghir, s’étonne et s’indigne de la conduite de Flechter ; toutefois il dissimule l’impression qu’il en reçoit. Ayant fait réunir les soldats, il les harangue, leur peint sous des couleurs odieuses, déshonorantes, la conduite de leurs officiers ; il les exhorte à l’obéissance, leur rappelle sa donation à l’armée, les prend tour à tour par la crainte, la reconnaissance, le sentiment du devoir ; il termine en promettant double paie pour les mois de mai et juin. Les mêmes scènes se renouvellent à Bankipore, toutefois avec moins de désordre et de violence : là, les officiers avaient provisoirement continué leurs fonctions en plus grand nombre, et il n’y eut pas d’apparence de sédition ouverte. Clive arriva le 20 ; il rétablit ces officiers dans leurs fonctions, bien qu’ils les eussent déjà résignées.

Les principaux meneurs du complot ayant été arrêtés ; pendant qu’ils s’acheminaient sur Calcutta, on prépara tout pour leur mise en jugement. Le repentir de ce qu’ils avaient fait, l’humiliation d’avoir échoué, commençaient à se faire sentir à quelques uns ; d’ailleurs cette union, qui faisait leur force, était brisée ; chacun d’eux comprenait sa propre faiblesse. Plusieurs redemandaient leurs commissions, et Clive les leur remit, se bornant à faire contracter à ceux-ci un engagement de trois ans. D’autres durent se rendre en Angleterre : deux d’entre eux refusèrent d’obéir, se barricadèrent dans leurs maisons, y soutinrent un siège, et furent embarqués de force. Le capitaine Stainforth et le lieutenant Vertu, convaincus d’un complot d’assassinat contre Clive, furent condamnés à la dégradation ; le sous-secrétaire du conseil, accusé de connivence avec les révoltés, fut renvoyé du service de la Compagnie, ainsi qu’un autre employé se trouvant dans le même cas. La situation de sir Robert Fletcher était singulière : après avoir montré beaucoup d’activité à soumettre les séditieux, il fut prouvé qu’il avait trempé dans le complot. Devant la cour martiale, il se défendit par deux raisons non moins étranges que toute sa conduite : il dit qu’il avait été bien aise de profiter de cette occasion pour faire renvoyer, sous prétexte de complot, des officiers dont la conduite était fort mauvaise ; il dit encore que s’il avait paru entrer dans le complot, c’était pour obtenir une connaissance plus complète des projets des officiers, et les déjouer plus sûrement. La cour martiale n’admit pas ces excuses : Fletcher fut déclaré coupable de complot, destitué, et renvoyé du service[7]. La sédition apaisée, Clive se montra tout aussi débonnaire à l’égard des coupables qu’il s’était montré sévère et inflexible pour les réprimer. Il acheva ainsi d’éteindre jusqu’au souvenir d’un événement qui avait fait courir les plus grands dangers aux établissements du Bengale. Forts de leur grand nombre et de leur union, les officiers n’avaient pas douté un moment de faire la loi à la Compagnie ; confiance en leurs propres forces qui, suivant toute probabilité, les fit échouer et sauva le gouvernement : s’ils avaient pressenti la résistance qui se présenta, ils se seraient sans doute assurés de la coopération, pour eux facile à obtenir, des soldats européens et des Cipayes ; en ce cas, c’était toute une révolution qui eût menacé l’Inde. Mais Clive s’était trouvé là dans une des circonstances qui allaient au mieux à son génie : il avait de la hardiesse, de la souplesse d’esprit, un sang-froid imperturbable, un caractère auquel toute crainte était inconnue. De plus, il avait compris que tout était à jamais perdu si la présidence cédait une seule fois aux prétentions d’hommes armés.

En ce moment, libre des soins qui l’avaient préoccupé jusque là, Clive songea à la conclusion d’un nouvel arrangement financier avec le nabob. Najeeb-al-Dowlah étant mort le 8 mai, fut remplacé par son jeune frère Sieff-al-Dowlah, c’est-à-dire que le nom de nabob, depuis long-temps séparé de la réalité du pouvoir, passa à ce dernier. L’administration des trois provinces fut confiée à Mahomet-Reza-Khan, Doolub-Ram et Jugget-Seit, sous des conditions stipulées par la Compagnie, agréées par eux et le nabob. L’action du prince se trouva ainsi resserrée dans des limites fort étroites ; la présidence visait, avant tout, à soustraire l’administration à l’influence de la cour corrompue qui l’entourait. Dès ce moment, il était facile de voir que la Compagnie et le nabob ne pouvaient plus vivre dans l’indépendance l’un de l’autre ; le moment commençait à se montrer, dans un avenir rapproché, où la Compagnie devait anéantir le peu de pouvoir qui restait attaché au nom de ce dernier. Clive ne pouvait pas se le dissimuler ; toutefois il jugeait convenable de maintenir encore les anciennes formes du gouvernement. Au lieu de se laisser aller à la puérile ambition de renverser le nabob, il voulait continuer à couvrir de son nom, du souvenir de son ancienne puissance, la réalité du pouvoir actuel de la Compagnie. Le nabob aurait ainsi formé, comme une sorte de corps intermédiaire entre la Compagnie et les indigènes, qui amortissait leur contact réciproque. À cette époque, Clive résumait ainsi son idée : « Il n’est qu’une seule manière de conserver la sécurité de notre commerce, et même la possession de notre territoire ; elle consiste à nous trouver toujours en mesure de dominer, d’effrayer le nabob ; et en même temps de le défendre cependant contre ses ennemis. » Dans ce but, qu’il ne tarda pas à atteindre d’une manière complète, il représenta au jeune nabob la grande dépense rendue nécessaire par l’armée qu’il devait tenir sur pied ; il lui énuméra, en les exagérant, les sommes considérables dues par le nabob à la Compagnie, comme indemnité des pertes éprouvées par celle-ci pendant la guerre ; il parla du tribut annuel dû à l’empereur, etc., etc. Le nabob, effrayé de la difficulté de se procurer tant d’argent, se trouva fort soulagé quand Clive lui en donna le moyen : ce moyen consistait à livrer ses revenus à la Compagnie, à charge à elle de faire face à toutes ces dépenses et de lui fournir 50 lacs de roupies pour ses dépenses personnelles. Cette proposition parut admirable à ce dernier ; il s’émerveilla de la générosité de Clive, qui d’une main lui rendait quelques miettes de ce qu’il lui prenait de l’autre. Mahomet-Rheza-Khan, doué d’une grande disposition à la défiance, témoigna le désir de rester chargé du paiement de la cavalerie et des Cipayes ; on le lui accorda, mais ce ne fut que pour peu de temps. Clive voulait encore qu’en dehors des 50 lacs réservés pour le nabob, des dotations fussent accordées pour le Begum, le Chutanabob, enfin pour le frère et les neveux du nabob. Cette mesure lui paraissait équitable ; elle était en même temps d’une bonne politique, en ce qu’elle ne pouvait manquer d’imposer silence aux plaintes qui, sans cela, n’auraient pas manqué de s’élever de toutes parts sur l’avidité des Anglais. Au reste, quoique la somme allouée au nabob fût considérable, elle n’en était pas moins inférieure à ses dépenses ; elle ne pouvait donc lui profiter dans le cas où il eût voulu essayer de se rendre indépendant de la Compagnie. Mais il est juste de dire, à l’honneur de Clive, que, dans la lettre au conseil où il rendait compte de cette transaction, il disait : « Je crois que nous sommes engagés sur l’honneur à soutenir l’éclat de la situation du nabob, autant que cela peut être compatible avec les intérêts de la Compagnie. » Quant au jeune nabob, après la conclusion de l’arrangement et avant sa signature, on l’entendit s’écrier plusieurs fois en sautant de joie : « Dieu soit loué ! je vais donc avoir autant de jolies danseuses que j’en voudrai ! »

La seconde année de la société pour le monopole du sel commença en septembre 1766 ; mais à l’époque même de ses premières opérations, arrivèrent des instructions des directeurs défendant plus formellement que jamais le commerce intérieur : « Nous sommes pleinement convaincus, disait la cour, que ces innovations et le trafic illégal fait dans l’intérieur ont été la cause de tout le sang répandu, des massacres et des désordres qui ont signalé ces dernières années. Nous ne pouvons nous faire à l’idée de voir le renouvellement et la continuation de choses semblables, sous une autre forme ou sous un prétexte quelconque. Aucun moyen n’existe, selon nous, de prévenir ces résultats que nous avons déjà vus. » À ces raisons données par les directeurs au comité spécial pour l’abolition du monopole, il faut en ajouter une autre qui n’était pas de nature à être énoncée. Ils craignaient que les bénéfices considérables faits par les principaux fonctionnaires n’engageassent les propriétaires à réclamer une augmentation de dividende, augmentation qu’ils ne jugeaient pas convenable d’accorder dans l’état présent des affaires. Clive, dangereusement malade et au lit depuis long-temps, se trouva tout-à-coup jeté dans de grands embarras par cette décision de la cour des directeurs. C’était au moyen de cette exploitation du commerce du sel qu’il s’était flatté de concilier les intérêts de la Compagnie, les siens, et les instructions de la cour des directeurs. Il était en effet parvenu à rétablir l’ordre, la régularité, la subordination dans le service ; à supprimer tout gain, tout profit illégal venant des présents ; mais il n’avait pu réussir à cela qu’en offrant, comme compensation, à ceux qui se trouvaient victimes de ces réformes, des bénéfices sur le sel : et maintenant il fallait supprimer ce bénéfice. D’un autre côté, les affaires de la société étaient déjà fort avancées. Clive et le comité du gouvernement prirent le parti d’en prolonger l’existence jusqu’au 1er septembre 1767. D’ailleurs la vente du sel subit, cette seconde année, une modification favorable aux indigènes. L’année précédente, des agents anglais avaient été chargés de l’aller vendre dans l’intérieur ; cette année, il fut vendu aux indigènes sur le marché de Calcutta, et transporté par ceux-ci sur les autres marchés. L’année suivante, le monopole du sel fut définitivement aboli. Mais à peine ce commerce fut-il déclaré libre, qu’il arriva absolument le contraire de ce qu’on avait prévu. La société avait un intérêt direct à empêcher qu’aucun acte de violence et d’oppression ne fût exercé dans ses marchés sur les indigènes ; elle était composée d’hommes puissants dans le gouvernement, qui avaient le moyen de leur accorder cette protection. D’un autre côté, cette société excluait du commerce du sel un grand nombre de riches Européens. Après son abolition, ceux-ci s’en emparèrent sur-le-champ, tant en leur nom qu’en celui des indigènes ; ils exclurent le plus grand nombre de ces derniers, et maintinrent le prix du sel à des taux exorbitants. Dans ce cas, la liberté amena de fait pour les habitants du Bengale un monopole oppressif et ruineux ; le monopole créé par Clive, au contraire, à peu près tous les avantages ordinairement cherchés par la concurrence et la liberté. Nouvel exemple de l’impossibilité de juger indépendamment de l’expérience les résultats d’une mesure politique ou commerciale quelconque.

La création de ce monopole fut une des mesures qui fut le plus reprochée à Clive. Il est vrai qu’il y avait fait d’immenses bénéfices : avant sa création, il avait acheté une grande quantité de sel qu’il revendit à la société instituée pour faire ce commerce ; puis, comme membre de cette société, il participa à ses bénéfices. Certes, ce n’est pas à cette époque de l’histoire de cette partie du monde qu’il est à propos de chercher des exemples de désintéressement ; toutefois, comme dans la situation de Clive les moyens de gagner autant d’argent qu’il en voudrait étaient absolument à son choix, s’il créa ce monopole, nous devons supposer que ce fut principalement en vue des avantages politiques qu’il en attendait. C’était chose impossible, en effet, d’abolir le commerce intérieur et la réception des présents sans offrir en place, aux employés de la Compagnie, quelque dédommagement, quelque compensation. Or il atteignit ce but par la création du monopole. Le mot ne doit pas toujours suffire pour faire condamner la chose. Clive, qui créait le monopole du sel, et la cour qui l’abolissait, poursuivaient en définitive le même objet, par des moyens différents : c’est-à-dire l’abolition du commerce intérieur, la grande, la véritable plaie de cette époque. Dans un but analogue, celui d’empêcher l’intérêt particulier de prévaloir sur l’intérêt public, Clive se proposa de défendre à l’avenir aux gouverneurs tout commerce quelconque, même extérieur ; il disait au comité, le 19 septembre : « Là où se trouvent des revenus immenses, où le pouvoir et l’autorité se sont tellement agrandis, où les yeux de la justice et de l’équité ne doivent jamais se fermer, un gouverneur ne peut être préoccupé d’affaires particulières ; il faut qu’il soit affranchi de toute préoccupation d’intérêt personnel ; il faut que son jugement ne soit jamais influencé par son intérêt. » Clive proposait, en conséquence, que le gouverneur reçût à l’avenir 1 1/8 p. 100 sur le revenu public ; qu’en revanche, il se liât, par un serment solennel, à ne jamais profiter, ni directement, ni indirectement, d’un avantage quelconque comme gouverneur du Bengale ; et qu’une amende de 150,000 livres sterling fût prononcée contre lui dans le cas où il violerait cette promesse. Le comité goûta cette proposition, et la formule du serment qui dut être imposé à l’avenir au gouverneur fut aussitôt rédigée.

Tout le pouvoir judiciaire, civil et militaire était dès lors passé dans les mains de la Compagnie. Le nabob, ainsi réduit, ne paraissait à beaucoup d’esprits qu’une superfétation inutile, une sorte de contre-sens. Beaucoup d’esprits impatients étaient dès lors d’avis d’effacer ce contre-sens, de supprimer ce double gouvernement dont les rouages menaçaient de s’enchevêtrer les uns dans les autres ; ils voulaient que la Compagnie se déclarât hardiment subahdar de Bengale, Bahar et Orissa, ce qu’elle était déjà en réalité. Clive, souvent ardent et emporté, mais chez qui le calme d’esprit dominait dans les circonstances importantes, ne se laissait point aller à ces impatiences ; il disait au comité : « Le premier point sur lequel j’appellerai votre attention, c’est la forme du gouvernement. Il est bien visible que, depuis l’acquisition de la dewanie, le pouvoir qui précédemment appartenait au nabob est passé tout entier dans les mains de la Compagnie ; rien ne reste au nabob que le nom et l’ombre de l’autorité : mais ce nom et cette ombre, il est indispensable que nous paraissions les respecter. Sous la sanction, sous le nom du subahdar, il nous est facile de repousser toute entreprise dirigée contre nous par une puissance étrangère, sans que nous ayons, pour ainsi dire, l’air de nous en mêler ; de même, tous les sujets de plainte que nous pourrons avoir contre des étrangers ne pourront manquer d’être écoutés et accueillis. Il est donc à propos qu’on sache toujours qu’il y a un subahdar ; il est à propos que l’on croie que, quoique les revenus du pays appartiennent à la Compagnie, l’administration territoriale n’en est pas moins demeurée dans les mains de l’ancienne autorité. Appointer les employés de la Compagnie à l’office de collecteurs, là où les choses peuvent être aussi bien faites à notre profit par le nabob, sous notre influence, serait jeter le masque et proclamer hautement la Compagnie souveraine. Les nations étrangères en prendraient immédiatement ombrage, des plaintes portées par elles à la cour d’Angleterre pourraient avoir des conséquences très embarrassantes, etc. » Clive croyait donc nécessaire de raffermir le pouvoir des Anglais avant de l’étendre ; le gouvernement des trois provinces dans les mains de la Compagnie, mais sous le nom du nabob, était ce qu’il croyait le plus convenable à l’époque. Cet esprit si entreprenant se montrait alors plein de calme et de modération.

La tâche de Clive avait été rude. Il écrivait, le 6 mai 1766, à M. Palk, gouverneur de Madras : « Pensez-vous que l’histoire fournisse un autre exemple d’un homme ayant 40,000 livres sterling de rente, une femme, une famille, un père, une mère, des frères et des sœurs, et abandonnant sa patrie et toutes les jouissances de la vie pour prendre la charge d’un gouvernement aussi corrompu, aussi insensé, aussi dénué que l’est celui-ci de tout principe de raison et d’honneur ? » Malgré ce moment de découragement, l’activité d’esprit de Clive, la noble ambition d’achever ce qu’il avait commencé, d’assurer sa conquête sur des fondements durables, l’avaient porté à persévérer ; toutefois sa santé délabrée ne lui permit pas de lutter plus long-temps contre les influences du climat. Atteint d’une fièvre bilieuse, pour laquelle l’air du Bengale était mortel, il se décida à retourner en Angleterre. Il présida le comité pour la dernière fois, le 16 janvier 1767, en remplit les vacances et lui laissa quelques instructions écrites. Dans ces instructions, il lui recommandait de ne pas pressurer les tenanciers des terres pour augmenter les revenus, puisque ces revenus étaient suffisants pour les dépenses de l’état de paix. Il lui enjoignait encore de rappeler rigoureusement à la résidence les employés de la Compagnie et les libres marchands qui, malgré des défenses répétées, se trouvaient pourtant engagés dans le commerce intérieur. « Jusqu’à ce que cela soit fait, disait-il, les indigènes ne peuvent vraiment pas se considérer comme les maîtres soit de leurs terres, soit de leurs autres propriétés. »

Clive terminait de la sorte : « Il est d’usage de faire des ordonnances et règlements, et de considérer dès lors la besogne comme faite ; mais y a-t-il quelque chose de déjà fait si ces ordonnances ne sont point appliquées ? Aucun ordre ne sera jamais suivi, aucune ordonnance ne portera ses fruits, si vous ne faites de sévères exemples de ceux qui désobéissent. Sur ce point, je vois avec quelque satisfaction ce qui se passe au Bengale : les employés de la Compagnie sont maintenant rappelés au sentiment de leurs devoirs. Continuez à tenir aussi serrées les rênes du gouvernement ; dans le cas contraire les affaires ne tarderaient pas à reprendre leur ancienne direction, l’anarchie et la confusion prévaudraient de nouveau, et, prenant des forces dans cette nouvelle victoire, rendraient impossible dans l’avenir toute amélioration de gouvernement. Réfléchissez donc aux mesures vraiment hardies que nous avons prises de concert, et aux heureuses conséquences qu’elles ont produites. La désobéissance aux autorités locales est le premier pas vers la sédition ; si elle se manifeste, n’ayez recours a aucune mesure palliative, toujours insuffisantes, mais à des mesures efficaces et sévères. Songez que, dans ce cas, toute condescendance, toute complaisance de votre part ne servirait qu’à amener des attaques plus directes, qui deviendraient de jour en jour plus violentes, et que vous ne pourrez bientôt plus repousser. Une grande partie de notre temps a été employée à corriger des abus ; cette tâche importante a été remplie avec zèle, fermeté, désintéressement ; nous avons eu le bonheur de voir nos efforts couronnés de succès. Je laisse ce pays en paix, l’armée disciplinée, l’administration civile régularisée ; il ne dépend que de vous seuls que tout cela continue dans l’avenir : vous êtes habiles, vous êtes intégrés, qu’il ne soit pas dit que ce soit par la résolution que vous péchez. Je le répète, vous ne devez jamais cesser d’exiger la plus complète obéissance à tous vos ordres ; suspendez de ses fonctions, renvoyez du service quiconque oserait tenter de disputer votre autorité. Que si vous déviez des principes suivant lesquels vous avez agi jusqu’à présent et suivant lesquels vous devez vous conduire à l’avenir ; que si, pour tout dire en un mot, vous ne faites pas l’usage convenable du pouvoir dont je vous laisse investis, la faute en retombera sur vous, non sur moi, car dès à présent je proteste. » Nous aimons à citer Clive : les hommes célèbres ne sont jamais mieux peints que dans leurs propres paroles, et il en est de même des grandes choses qu’ils ont exécutées. À la fin du mois, Clive s’embarqua pour l’Angleterre. Sa seconde administration, moins brillante que la première, n’avait pas été moins féconde en résultats utiles et glorieux. Il avait retenu le faisceau gouvernemental prêt à se briser de toutes parts. Il avait établi l’ordre au milieu de la plus épouvantable anarchie ; il avait raffermi le pouvoir anglais alors chancelant et prêt à s’écrouler.

Peu après la sédition militaire dont nous avons parlé, Clive s’était rendu à Chuprah, où se trouvaient l’empereur, le visir et des députés des chefs mahrattes. Le visir exprima de nouveau toute sa satisfaction du traité conclu avec la Compagnie ; il s’était hâte de se libérer de ce qu’il devait encore. L’empereur n’avait cessé de solliciter Clive de marcher sur Delhi, pour l’aider à remonter sur le trône de ses ancêtres ; il eut recours aux prières, aux sollicitations pour en obtenir du secours ; il avait, de plus, formé un engagement avec les Mahrattes, qui s’étaient assemblés à Corah, comptant sur la coopération des Anglais dont il les avait bercés. Mais ceux-ci, loin d’avoir quelque intention de seconder les vues de l’empereur, avaient, au contraire, de grandes appréhensions au sujet de son alliance avec les Mahrattes. Clive fit donc tous ses efforts pour persuader à l’empereur de renoncer à ses projets d’ambition ; toutefois, peu de temps après le départ de ce dernier, l’attention du comité fut de nouveau appelée de ce côté. Dans le mois de mars, le bruit se répandit tout-à-coup que Shah-Abdallah se trouvait en plaine marche sur Delhi ; le conseil résolut, sans hésitation de soutenir l’empereur et le visir. Mêlés comme ils l’étaient alors aux intérêts politiques des États indigènes, les Anglais ne pouvaient demeurer spectateurs indifférents d’un événement de ce genre. Leur intervention était alors d’autant plus nécessaire, que toute leur influence fut à peine suffisante pour détourner l’empereur d’une soumission intempestive. Mais après quelques contestations avec les Seïcks, dont il ravagea quelques provinces, Shah-Abdallah retourna dans ses propres États. Une expédition fut alors entreprise, pour tirer parti des préparatifs commencés, pour la restauration du rajah de Népaul dépossédé par son voisin le rajah de Churka. Le Népaul faisait un commerce considérable avec la province de Berar ; son voisinage de la province de Bettee promettait une grande augmentation de commerce pour l’avenir, et tous ces avantages étaient détruits par l’invasion actuelle ; d’ailleurs le succès de l’expédition paraissait immanquable, dernier point sur lequel les prévisions du comité furent trompées. L’entrée du Népaul entouré de montagnes élevées n’était possible que par un petit nombre de défilés étroits et dangereux. Les Anglais éprouvèrent de nombreuses difficultés dès le commencement de leur marche : le commandant de l’expédition se trouva trop faible pour hasarder l’entreprise ; il rétrograda, et demanda des renforts. La présidence fut violemment irritée de ce mauvais succès ; mais, obligée d’envoyer en ce moment au secours de Madras tout ce qui lui restait de troupes disponibles, elle prit le parti de rappeler immédiatement le détachement destiné à agir contre le Népaul. En ce moment, Madras se trouvait effectivement engagé dans une guerre dangereuse avec Hyder-Ali, adversaire déjà redoutable qui devait le devenir davantage encore.

Après le départ de Bussy, Nizam-Ali n’avait pas tardé à se ressaisir d’un pouvoir dont il lui était facile de se servir pour détrôner son frère. Habitué depuis long-temps à mettre sa force et sa confiance dans les Français, ce dernier s’était cru perdu du moment qu’il les avait vus s’éloigner. Il descendit effectivement du trône peu de jours après leur départ, pour entrer dans la prison qui lui était ouverte par la clémence de son frère, mais où le suivit la fatalité de son étoile. Dans ce traité de 1763, qui termina la guerre entre la France et l’Angleterre, Salabut-Jung, quoique détrôné depuis un assez long espace de temps, n’en était pas moins appelé (probablement par inadvertance du rédacteur) subahdar du Deccan. Ce titre donné à son frère parut à Nizam-Ali une protestation contre la légitimité de son pouvoir ; et comme ce traité le délivrait, par l’abandon du Carnatique de la part de la France, de la crainte qu’il avait eue jusqu’alors de la restauration du pouvoir des Français dans le Deccan, il fit aussitôt mettre à mort Salabut-Jung. Étrange destinée que celle d’un souverain de l’Inde assassiné par une faute de rédaction d’un copiste de Paris ! Nizam-Ali, ainsi reste sans rival subahdar du Deccan, entra dans le Carnatique en 1765, à la tête d’une nombreuse armée : il pilla, ravagea, incendia tout ce qui se trouvait sur son passage, trouvant en quelque sorte le moyen de surpasser les excès et les cruautés ordinaires des guerres de l’Inde. Les Anglais, et leur nabob Mahomet-Ali, entrèrent aussitôt en campagne. Les deux armées se trouvèrent en présence dans les environs de la pagode de Cripetty. Mais Nizam-Ali ne voulait pas combattre, ou pour mieux dire, il n’était pas en état de le faire, le manque de vivres et surtout d’eau potable décimait son armée : il prit le parti de décamper au plus vite, et fit 40 milles en un jour pour évacuer le Carnatique par la voie de Colastria et de Nelore.

Clive, en se rendant au Bengale, au moment où il toucha à Madras, avait sollicité de l’empereur un firman qui le mît en possession des quatre provinces maritimes connues sous le nom de circars du nord. L’ascendant toujours croissant des Anglais dans l’Inde ne permettait pas que cette demande fût refusée. Ce firman, émané d’une autorité tombée en ruines, n’en conférait pas moins une sorte de droit légal à ceux qui l’avaient obtenu. Ces circars comme toutes les autres provinces indoues, étaient administrés par des rentiers, à la charge à eux de payer annuellement une certaine somme au subahdar ; de ceux-ci les uns étaient nouvellement nommés, les autres d’anciens polygards du pays. Un députe du subahdar gouvernait la province au nom de ce dernier. Mais l’autorité de ce dernier avait été annulée par le départ des Français, soutiens du subahdar. Les Anglais étaient devenus réellement les maîtres des forts et forteresses qu’ils occupaient ; de leur côté, les anciens polygards et les rajahs nouvellement nommés avaient profité de la circonstance pour acquérir une sorte d’indépendance. Au temps de sa querelle avec Bussy, Salabut-Jung avait offert ces quatre provinces à Mahomet-Ali ; en ce moment, Nizam-Ali les offrait encore aux Anglais, à la seule condition qu’un secours lui serait fourni par ces derniers contre Hyder et les Malirattes. Ces circars, qui touchaient à la fois à leur territoire du Bengale et à celui du Carnatique, étaient une possession fort avantageuse pour la Compagnie, Aussi, dès que le firman fut obtenu, le général Caillaud se mit en route pour en aller prendre possession, à la tête des troupes du Carnatique. Les rajahs et les polygards firent peu de résistance et Nizam-Ali était en ce moment occupé à repousser une invasion des Mahrattes. Comme nous venons de le dire, il ne tenait guère à ces provinces ; il n’en fut pas moins irrité de l’invasion des Anglais, et fit tout aussitôt ses dispositions pour aller attaquer ceux-ci, non dans les circars, mais au centre même de leurs possessions, dans le Carnatique. La présidence, alors sans troupes, sans argent, s’effraya de cette invasion inattendue : elle donna l’ordre au général Caillaud d’entrer immédiatement en négociation pour la paix, le laissant parfaitement maître d’en fixer les conditions. Caillaud, en conséquence de ces instructions, conclut un traité le 12 novembre 1766 : le nabob cédait à la Compagnie les cinq circars de Rajamundry, Ellore, Mustaphanagur, Siccacole et Murtezanagur. En revanche, la Compagnie s’engageait à payer 5 lacs pour les trois premiers, 4 pour les deux derniers, aussitôt qu’il lui auraient été livrés, il tenir à la disposition du subahdar un corps de troupes auxiliaires. Elle lui fit en outre, à la conclusion du traité, un présent de 5 lacs de roupies, qu’elle eut soin à la vérité de faire payer par Mahomet-Ali. Dépouillé de ses possessions, le subahdar le fut aussi, peu après, du Carnatique ; un firman de l’empereur le détacha de la vice-royauté du Deccan, et ne releva plus que du trône impérial ; Mahomet-Ali devint ainsi l’égal du subahdar, de vassal qu’il était naguère. Clive, avec plus d’ambition encore pour lui, avait projeté de le faire nommer subahdar du Deccan. Mais Mahomet, fatigué de la longue et pénible lutte qui avait rempli sa vie, s’effraya de la difficulté d’une semblable entreprise : « Le Deccan est trop grand pour moi, » répétait-il souvent à Clive qui se montrait étonné, surpris de cette modération.

Aussitôt le traité conclu, le nizam marcha contre Hyder avec le corps de troupes auxiliaires que ce traité lui avait assuré. Le général Caillaud, pendant les négociations, avait été informé de ce projet du subahdar, mais il ne fut point un obstacle à leur conclusion ; loin de là, les Anglais commençaient à sentir la nécessité de se mettre en garde contre les ambitieux projets de Hyder et d’en combattre l’exécution. À Madras, on n’avait rien su de lui depuis le mois de juillet, où le bruit s’était répandu qu’il sollicitait de Nizam-Ali un sunnud pour la prise de possession du Carnatique. Après avoir quitté la côte de Malabar, il passa par Seringapatam et prit position avec son armée à Coimbatoor et dans les environs de Caroor ; mais il envoyait en même temps à Madras un de ses officiers, chargé d’exprimer à la présidence son désir de vivre en bonne intelligence avec elle. Le conseil voulant profiter de ces bonnes dispositions, envoya un émissaire auprès de Hyder ; toutefois aucune conférence n’eut lieu, et la présidence continua à nourrir de sérieuses appréhensions de ce côté. Par toutes ces raisons, les Anglais se prêtèrent sans difficulté au projet de Nizam d’attaquer Hyder ; ils résolurent même de l’assister avec une force suffisante pour mettre hors de doute le succès de l’entreprise. La présidence de Bombay, avertie de ces résolutions, dut, de son côté, se mettre en mesure ; il y avait lieu d’attendre encore une diversion favorable de la part de quelques petits princes de la côte de Malabar, qui devaient se hâter de profiter de cette occasion pour rentrer en possession de leurs territoires récemment conquis par Hyder. Le colonel Smith, qui commandait le corps de troupes anglaises laissé au service du subahdar, lui proposa de se mettre aussitôt en marche pour les bords de la Kistna ; il lui donnait l’assurance d’être promptement rejoint par les troupes anglaises. Nizam-Ali se mit effectivement en campagne. Mais non seulement la mésintelligence ne tarda pas à éclater entre lui et le commandant des troupes anglaises ; mais, de plus, il se mit à négocier en même temps, d’un côté avec Hyder, de l’autre avec les Mahrattes. La négociation avec Hyder ne marcha d’abord qu’avec lenteur : le subahdar demandait une somme d’argent considérable, comme prix de sa renonciation à l’alliance des Anglais ; et Hyder faisait quelques difficultés sur la quotité de cette somme. Tous deux tombèrent enfin d’accord, et alors le subahdar, peu de semaines après la conclusion de son traité avec les Anglais, entra tout-à-coup en ennemi dans le Carnatique. Il marcha d’abord sur Bangalore, de là sur Oopatavady, et le 20 juillet opéra sa jonction avec les Mysoréens. La présidence, étonnée de cette brusque révolution, plaça à la tête de toutes ses troupes le colonel Smith, demanda du secours au Bengale et à Bombay, et se disposa aux plus grands efforts. Elle comprit combien ce nouvel ennemi devait être dangereux. Le conseil, en rendant compte de ses mesures à la cour des directeurs, disait : « Ce ne sont pas seulement les dispositions ambitieuses et turbulentes de Hyder que nous avons maintenant à redouter ; mais il se pourrait que dans une autre guerre, à l’aide de circonstances favorables, il donnât son appui aux Français pour les aider à rétablir leurs affaires, ce qui serait on ne peut plus fâcheux pour vos possessions sur la côte. Hyder a de l’argent pour payer des troupes que les Français peuvent assembler aux îles ; on dit qu’il a déjà fait des propositions à ce sujet au roi de France et à la Compagnie des Indes françaises. » D’un autre côté, la promptitude avec laquelle les Anglais s’étaient unis au subahdar pour sa ruine, avait exaspéré Hyder. Il avait de plus à leur reprocher une récente invasion de son territoire ; sous prétexte que Barahmal avait appartenu à Mahomet-Ali, dans la réalité parce que cette ville dominait une des passes du Carnatique, ces derniers avaient récemment essayé de s’en emparer.

Le colonel Smith, dès qu’il eut des soupçons de la défection du subahdar, s’en était séparé. Mahomet-Ali instruit de la trahison du nizam, avait vivement engagé la présidence à l’attaquer avant qu’il se fût réuni aux Mysoréens : cet avis fut négligé. Le colonel Smith, dans sa marche sur Changamal, fut attaqué par les forces réunies des nouveaux alliés. Cette attaque fut vigoureusement conduite par Hyder : on le vit plusieurs fois charger les lignes anglaises à la tête de sa cavalerie ; elle dura plus d’une heure, mais échoua devant le bon ordre que Smith sut maintenir dans sa petite troupe. Toutefois, en raison de l’infériorité de ses forces, Smith se vit dans l’obligation de battre en retraite ; il marcha trente-six heures sans s’arrêter et sans prendre de nourriture, pour gagner Trinomaly ; il s’enferma dans ce fort, d’où il put voir l’armée mysoréenne ravager à loisir, par le fer et le feu, les campagnes d’alentour. À la vue de ce spectacle, et quoique son infériorité numérique lui imposât la loi d’une grande prudence, Smith sortit de Trinomaly, prit d’abord position sous les murailles mêmes du fort, puis s’avança vers le nord, à 15 milles environ. Hyder, maître de la campagne, détacha 5,000 chevaux, qui, sous les ordres de son fils Tippoo-Sahëb, atteignirent jusqu’aux murailles de Madras. La place était presque sans défense : les continuels renforts envoyés par la présidence à l’armée avaient tellement réduit la garnison, qu’il avait fallu abandonner les postes avancés et se contenter d’occuper le fort et la Ville-Noire ; encore s’était-on trouvé dans l’obligation d’armer les employés civils de la Compagnie, sans exception. Au moment où les troupes de Hyder se présentèrent dans les faubourgs, le président et les membres du conseil étaient à leurs maisons de campagne. La ville, surprise, n’était pas en état de faire la moindre résistance. Si les Mysoréens avaient profité de la circonstance, les principaux chefs anglais seraient tombés tous à la fois dans leurs mains. Loin de là, elles s’amusèrent au pillage et laissèrent à la garnison le temps de faire quelques préparatifs de défense. Pendant ce temps, Hyder avait tenté une nouvelle attaque sur les Anglais à Trinomaly ; il fut repoussé de nouveau, et Tippoo-Sahëb abandonna Madras, désormais en mesure de se défendre, pour marcher au secours de son père. La saison des pluies étant survenue, les armées belligérantes rentrèrent dans leurs cantonnements ; elles s’occupèrent des préparatifs de la campagne suivante. Le subahdar employa ce temps à ouvrir des négociations avec les Anglais ; elles n’avaient encore amené aucun résultat lorsque, la saison des pluies ayant cessé, Smith et Hyder-Ali reprirent la campagne.

Hyder s’empara de Vanumbaddy et mit le siège devant Amboor, poste qu’il était fort important pour les Anglais de conserver. Smith se hâta de marcher au secours de cette forteresse. À son approche, Hyder abandonna cette tentative, et se retira en toute hâte sur Caverypatnam, où il se trouvait à l’abri de toute attaque ; mais ayant appris qu’un convoi considérable était en marche pour le camp anglais, il sortit de ses lignes pour l’intercepter. Instruit de ce mouvement, Smith tombe à l’improviste sur les Mysoréens, à la tête de deux compagnies de grenadiers cipayes et de quelques cavaliers : le reste de ses troupes ne tarde pas à le rejoindre. Surpris à son tour et défait, Hyder se retire d’abord à Tingra-Cottah, puis à Bangalore, laissant des garnisons dans tous les forts ; bientôt il perd coup sur coup deux postes importants, Daraporam et Covrapatam : la route de Hyderabad demeure alors ouverte aux Anglais. Ces défaites successives ébranlent la fidélité de Nizam envers son nouvel allié, et il fait connaître aux Anglais son désir de traiter. Cette fois, les négociations aboutissent à un traité entre le subahdar, les Anglais et le nabob : c’était en février 1768. Le suhahdar confirmait la donation du grand Mogol au nabob, et cédait les circars à la Compagnie. Celle-ci s’engageait à payer une rente annuelle de 5 lacs de roupies, sur lesquels les frais de la guerre devaient être retenus sur le pied de 3 lacs par an. La rente de 5 lacs de roupies fut stipulée comme un témoignage de la bonne amitié qui s’établissait entre la Compagnie et le subahdar, nullement comme un tribut légalement dû à ce dernier pour la possession des circars. Dans ce traité, Hyder recevait de Nizam les qualifications de rebelle et d’usurpateur. Il accordait, encore aux Anglais le gouvernement ou l’administration fiscale du Carnatique Balagant, province alors possédée par Hyder, sous condition d’une rente de 7 lacs au subahdar, et du chout des Mahrattes. De leur côté, les Anglais s’engageaient à mettre à la disposition de Nizam deux bataillons de Cipayes et 6 pièces d’artillerie. Dès le commencement de la négociation, Nizam-Ali avait peu à peu éloigné ses troupes de celles de Hyder, et il acheva de s’en séparer aussitôt qu’elle fut terminée.

La présidence de Bombay, aussitôt qu’elle apprit les événements du Carnatique, voulut y faire diversion. Elle mit sur pied un corps expéditionnaire de 500 Européens et 800 Cipayes, dont le commandement fut confié au major Godwin ; elle se proposait d’attaquer Hyder dans ses nouvelles conquêtes de la côte de Malabar. La présidence de Madras continua de son côté les hostilités ; dès le mois de février (1768), le fort de Testnaherry fut investi par le colonel Smith ; il ne capitula que le 2 mai : le colonel Wood s’empara d’un poste fortifié donnant accès dans le Coimbatore. Quatre autres forts situés entre Velore et Bangalore ne tardèrent pas à ouvrir leurs portes ; ces revers momentanés ne découragèrent nullement Hyder : un traité récemment conclu entre lui et la France ajoutait à sa confiance ; en vertu de ce traité, 30 compagnies d’infanterie, de 100 hommes chacune, étaient alors organisées aux îles de France et Bourbon, et devaient le rejoindre incessamment. Toutefois Hyder n’était point éloigné d’entrer en négociations ; la paix lui était nécessaire pour affermir son pouvoir dans des conquêtes récemment faites ; la présidence de Madras, dominée d’un côté par l’idée d’arrêter le plus promptement possible les progrès des Mysoréens, encouragée de l’autre côté par les succès du colonel Smith, se déterminait au contraire à poursuivre la guerre avec vigueur. Elle voulait essayer de prendre pied dans le Mysore avant la saison des pluies. Le manque d’argent apportait néanmoins de nombreux obstacles à l’exécution des projets ambitieux de la présidence ; ainsi l’armée anglaise se trouvait privée de corps de cavalerie auxiliaires, absolument indispensable pour le genre de guerre qu’elle était au moment d’entreprendre. D’un autre côté, les secours qu’il était possible d’attendre du Bengale, devaient être fort limités, soit en hommes, soit en argent ; enhardis par leurs succès précédents, les Anglais firent néanmoins une vigoureuse tentative sur Bangalore. Cette place, d’une grande importance par elle-même, l’était davantage encore en ce moment ; le bruit se répandait que Nizam-Ali, chancelant dans sa fidélité aux Anglais, était en communication avec les Mahrattes. De son côté, Hyder n’avait pas cessé d’être en communication avec le Nizam. L’expédition fut pourtant abandonnée, par suite de nouvelles reçues de Bombay : l’entreprise exécutée par cette présidence n’avait point eu tout le succès qu’elle en attendait : le corps expéditionnaire s’empara bien, dès le mois de mai, des villes d’Onore et de Mangalore ; mais les rajahs, qu’on croyait devoir se soulever facilement, demeurèrent fidèles à Hyder ; il en fut de même des Mahrattes. Le colonel Smith et le colonel Wood, à la tête de leurs corps réunis, essayèrent alors de contraindre Hyder au combat ; il leur échappa par une retraite rapide, se porta sur Malavagal qu’il surprit et dont il s’empara. Le colonel Wood essaya de le reprendre, mais Hyder-Ali y jeta un corps de troupes fraîches et prit position dans les environs de la ville. Ces diverses manœuvres ayant mis en présence les deux armées, une action s’engagea à onze heures du matin, et se prolongea jusqu’au coucher du soleil ; d’ailleurs la victoire demeura indécise.

Ces avantages récents n’ôtaient pas à Hyder le désir de la paix ; il aurait voulu pouvoir s’occuper avant tout de l’administration intérieure de ses États. Les Anglais, à bout d’argent, éprouvaient les plus grandes difficultés à tenir la campagne. Des négociations furent ouvertes ; comme on ne put s’entendre, elles furent brusquement rompues. Hyder, se remettant en campagne, recouvra, par la rapidité de ses manœuvres, les districts récemment conquis par les Anglais. Sa nombreuse cavalerie lui donnait un avantage immense sur des adversaires qui s’en trouvaient presque totalement dépourvus ; il put ravager à loisir la province de Tritchinopoly et celles du midi, les parcourir en tous sens, les couvrir de troupes ; pendant ce temps, les Anglais devaient se borner à en occuper çà et là quelques points isolés. Dans cet embarras, la présidence négocia avec le rajah de Tanjore le service d’un corps de cavalerie ; Hyder, se portant inopinément sur la frontière du Carnatique avec une partie de ses troupes, arrêta la marche de ce corps auxiliaire. Il menaça le rajah de Tanjore de sa vengeance, et l’obligea, pour en détourner les effets, à lui fournir des vivres, à payer une forte somme d’argent. Mahomet-Ali promettait bien et depuis long-temps un corps de cavalerie de 4,000 chevaux que le mauvais état de ses affaires l’empêchait toujours de mettre sur pied. Madras elle-même, à cette époque, Madras sans cesse menacée par la cavalerie de Hyder, pouvait être surprise d’un moment à l’autre ; heureusement qu’un secours d’argent arriva en ce moment du Bengale ; la présidence se hâta de faire élever quelques fortifications qui mirent la ville à l’abri d’un coup de main, sinon d’une attaque régulière. Au reste c’était la nature du génie de Hyder de faire marcher de front, avec la même activité, les menées diplomatiques et les entreprises guerrières. Il n’avait jamais cessé, au plus fort de la guerre, d’être en négociations avec les Anglais : et, depuis le 12 février, une correspondance fort active existait entre lui et le major Fitzgerald, chargé par la présidence de suivre cette affaire. Plus tard le capitaine Brooke lui fut envoyé pour conférer sur ce même sujet. Hyder le persuada facilement de son sincère désir de la paix ; sur le témoignage de celui-ci, le conseil de Madras partagea la même conviction, et, en conséquence, proposa une trêve de quarante jours. Hyder n’en voulut accorder que douze.

D’un autre côté, en correspondance avec les Français alors occupés de relever les fortifications de Pondichéry, il écrivait à M. Law : « Il y a bien long-temps que vous ne m’avez donné des nouvelles de votre santé et de ce qui se passe chez vous en Europe. En raison de l’amitié qui existe entre la Compagnie française, les officiers du roi et moi-même, je serai toujours heureux d’entendre parler de vous et de l’accroissement de votre pouvoir. Le bruit des victoires remportées, avec la volonté de Dieu, par les troupes mysoréennes, a sans doute été jusqu’à vous ; vous avez sans doute entendu parler des défaites des Anglais et de mes excursions triomphantes dans les provinces de Tritchinopoly, d’Arcot, et bien d’autres encore. En ce moment, mes armées victorieuses sont en pleine marche sur Madras. Envoyez-moi une personne de distinction qui soit à même de me donner des informations sur ce qui se passe soit dans votre pays, soit ailleurs ; en attendant, continuez à me donner vous-même des renseignements sur les affaires de l’Europe, la situation commerciale des ports de mer de l’Angleterre, la disposition de leurs chefs. Par Shah-Mahomet, un de mes serviteurs que je vous envoie, vous serez de nouveau assuré de mon amitié. Que puis-je faire de plus ? » Ne se bornant pas à ces communications écrites, Hyder s’approcha deux fois de Pondichéry pour avoir des conférences avec les Français.

De là, au moyen d’une série de mouvements habilement calculés, Hyder attira l’armée anglaise à une distance assez considérable de Madras ; alors il abandonna tout-à-coup son armée, se mit à la tête de 6,000 cavaliers d’élite, fit 120 milles en trois jours, et se montra inopinément sous les murs de cette ville. Le fort aurait pu tenir jusqu’à l’arrivée du colonel Smith, mais les maisons de campagne, les faubourgs, la ville Noire elle-même se trouvèrent à la discrétion de l’ennemi. Cette apparition à laquelle la présidence était bien loin de songer, la frappa de consternation. Du haut des remparts du fort, les membres du conseil virent la cavalerie mysoréenne répandue dans la plaine et venant caracoler jusqu’à l’entrée des faubourgs ; Hyder était de sa personne aux environs du mont Saint-Thomas. La journée se passa, pour les habitants de Madras, dans une grande anxiété. Sur les dix heures du soir, un messager se présenta de la part de Hyder : il apportait une lettre où ce dernier, s’en référant aux négociations déjà commencées, expliquait tous ses mouvements militaires comme le résultat de ces négociations, exécutés pour se mettre en mesure de les suivre plus facilement ; à l’entendre il n’était en quelque sorte venu sous les murs de Madras que dans le but d’éviter un déplacement aux diplomates anglais. Il écrivait : « Après l’arrivée de M. Andrews et le commencement de la négociation pour la paix, aussi bien en parole que par écrit, un moyen se présenta d’établir la bonne amitié entre nous. En conséquence, je vous adressai, par un chamelier, une lettre le 13 mars : c’était une réponse à une lettre que vous-même m’aviez précédemment écrite. Je campai à Balepore ; mais le colonel Smith marchant sur moi avec l’intention de m’attaquer, je me trouvai dans la nécessité de me mettre en mouvement. C’est précisément alors que je reçus, par le même messager, votre réponse à ma lettre : vous me donniez avis de l’intention où vous étiez de m’envoyer de nouveau M. Andrews le lendemain. En attendant son arrivée, je campai à huit ou dix milles de Cuddalore. Il ne m’était pas difficile de piller et de ravager cet endroit ; toutefois je m’en abstins, en raison de la bonne amitié qui commençait à exister entre nous, et parce que cela aurait nui à la sécurité qui doit exister dans les ports de mer. Cependant M. Andrews différait son arrivée ; le colonel Smith se montrait à trois ou quatre milles de mon armée, manifestant, comme précédemment, l’intention de m’attaquer : il me fallut décamper immédiatement. Enfin, me voilà venu jusqu’au mont Saint-Thomas, dans le seul but d’établir pour l’avenir une paix durable. La considération que j’ai pour notre amitié, l’échange de lettres qui a eu lieu entre nous, m’ont fait éviter d’en venir aux mains avec le colonel. La même raison m’a empêché de brûler les villages et de m’emparer des bestiaux des contrées par où j’ai passé, choses sur lesquelles j’ai donné les ordres les plus sévères à mon armée. Maintenant, je vous écris ceci dans le but de vous prier de m’envoyer M. Dupré, qui est un sage sirdar et un de vos conseillers, avec qui d’ailleurs je suis en correspondance depuis long-temps : à lui j’expliquerai toute ma pensée au sujet d’une longue paix et d’une bonne amitié à établir entre nous. Après m’avoir bien compris, il retournera vers vous, répéter ce que j’aurai dit, et dès lors seront jetés les fondements de cette paix durable que nous devons également désirer les uns et les autres. S’il se passe du temps avant qu’elle soit établie, la faute n’en sera pas à moi. J’espère donc que vous m’enverrez ce député aussitôt que possible. N’ayez aucune appréhension à son égard, envoyez-le avec un cœur sans défiance. Pour de plus amples détails par rapport à mon amitié, je vous renvoie audit messager. Puisse votre prospérité toujours durer et grandir ! » Le lendemain M. Dupré se rendit effectivement auprès de Hyder, auprès duquel il demeura toute la journée. La conférence aboutit à un traité portant sur ces deux bases principales : Restitution des conquêtes réciproques, ce qui comprenait la cession à Hyder d’un petit district récemment détaché du royaume de Mysore ; alliance défensive entre Hyder et les Anglais. Ce traité fut agréé et signé par les deux parties le 3 avril 1769.

La conduite de la guerre avec Hyder avait excité de grands mécontentements parmi les propriétaires de la Compagnie ; la conclusion du traité devait en produire de plus vifs encore. La cour des directeurs accusa les membres du conseil de Madras de faiblesse, d’irrésolution, d’incapacité ; elle lui reprocha, à ce sujet, d’avoir donné aux indigènes l’opinion qu’il leur sera dorénavant permis d’insulter et de braver impunément la Compagnie ; et en cela la cour du directeur se montrait par trop sévère. La présence de Hyder sous les murs ou aux environs de Madras avait mis la présidence dans une situation vraiment critique : le fort aurait pu tenir sans doute jusqu’à l’arrivée du colonel Smith, mais rien ne pouvait empêcher la cavalerie légère de Hyder de piller, en attendant, les faubourgs et la ville même de Madras. La restitution des conquêtes mutuelles n’était point une condition désavantageuse aux Anglais ; la promesse d’un secours mutuel dans les guerres défensives des deux parties tendait, à la vérité, à mettre plus tard de nouvelles affaires sur les bras à la Compagnie. D’ailleurs, cet article s’accordait à merveille avec le système politique qui lui avait si bien réussi jusqu’à ce moment, celui de s’immiscer le plus possible dans les affaires des états indigènes. S’il y a lieu de s’étonner, c’est au contraire que Hyder, maître presque absolu des conditions de la paix, ne les ait pas faites plus rudes. Mais Hyder était à la tête d’un royaume récemment formé de conquêtes successives ; ce n’était pas trop de tous ses soins, de toute son attention, de toutes ses forces, pour tenir uni cet assemblage de pièces diverses. Or Hyder n’avait pas seulement les qualités du soldat ; demeuré inculte, ne sachant ni lire ni écrire, il n’en avait pas moins celles de l’administrateur et de l’homme d’État. Son ambition était immense, mais il savait l’enchaîner à propos.

Si la Compagnie et Hyder se fussent trouvés seuls en présence, les choses eussent marché plus vite encore. Hyder désirait sincèrement la paix avec les Anglais ; il comprenait combien il eût été avantageux pour lui de s’appuyer sur une puissance européenne, ce qui eût achevé de rendre sa prépondérance incontestable parmi les nations indigènes ; mais, d’un autre côté, Hyder en voulait aux possessions du nabob : or, la Compagnie ne pouvait conserver de neutralité entre ces deux rivaux ; le nabob, malgré sa faiblesse et son incapacité, n’en était pas moins le souverain légal, légitime, reconnu du Carnatique. Après la conclusion du traité sous les murs de Madras, se prévalant de cette situation il voulut continuer la guerre contre Hyder pour son propre compte ; le désir d’étendre ses possessions, une pleine confiance dans l’arrivée d’un secours journellement annoncé du Bengale l’encourageait à ce parti ; une haine invétérée contre Hyder achevait de l’y pousser, de l’entraîner, Quand il parlait de celui-ci, c’était en l’appelant Hyder-Naigue, en signe de mépris ; il lui refusait le titre de nabob. Usant de réciprocité, Hyder ne l’appelait jamais que Mahomet-Ali tout court, ou bien joignait à son nom quelque épithète outrageante. D’ailleurs, tout en s’abstenant de signer au traité, le nabob ne s’opposait nullement à ce que les troupes de la Compagnie fussent licenciées : c’était avec ses propres ressources qu’il prétendait défendre le Carnatique, résolution qui donnait de grandes appréhensions à la Compagnie. Depuis une vingtaine d’années, le Carnatique, théâtre d’une guerre continuelle, n’avait cessé d’être en proie au pillage et à la dévastation. Les revenus étaient tout-à-fait au-dessous des dépenses présumées de la guerre ; enfin l’armée du nabob était elle-même fort inférieure en nombre et en discipline à celle de Hyder-Ali. Il y avait donc tout lieu de croire que la continuation de la guerre tournerait presqu’inévitablement à l’avantage de ce dernier.

La présidence fit donc tous ses efforts pour inspirer au nabob des dispositions plus pacifiques ; elle lui parla de la longue amitié qui les unissait, de la promesse de celle-ci de le soutenir, du tort incalculable qu’elle éprouverait si le Carnatique venait à tomber en d’autres mains, événement dont elle lui montrait la possibilité. Elle lui fit comprendre que cette nouvelle guerre pouvait se prolonger au-delà de toutes prévisions. Le nabob, ébranlé, fut obligé de se rendre, mais non sans une répugnance manifeste. À la vérité, d’autres motifs que ceux déjà annoncés, qu’il ne disait pas et ne pouvait pas dire, le poussaient encore à la guerre. Le désir de se délivrer de la tutelle des Anglais en agissant indépendamment d’eux, la crainte de voir ceux-ci établir dans le Carnatique un système de gouvernement analogue à celui du Bengale ; c’étaient là au fond les véritables causes de ses velléités belliqueuses. Le jour était sans doute bien éloigné, et devait n’arriver jamais, où, libéré de sa dette à l’égard de la Compagnie, il serait en droit de lui redemander le gage territorial dont elle était nantie ; mais il aimait à devancer ce jour par la pensée. Délivré de cet embarras, au moins momentanément, le conseil se hâta d’en rendre compte aux directeurs : il demandait, en cas que les mêmes circonstances dussent se reproduire dans l’avenir, s’il était convenable de laisser le nabob agir à sa guise, ou de l’en empêcher. C’était demander, au fond, lequel, de la Compagnie ou du nabob, il était à propos de considérer comme le véritable souverain du Carnatique ; et, en effet, la question commençait à devenir dès lors assez indécise. Les possessions du nabob étaient évaluées à un revenu de 70 à 80 lacs de roupies, celles de la Compagnie ne s’élevaient ; qu’à une valeur de 35 à 40 ; mais le nabob était débiteur de la Compagnie pour une forte somme ; d’un autre côté, si les troupes de la Compagnie étaient moins nombreuses que celles du nabob, elles l’emportaient de beaucoup par la valeur et la discipline. Le moment n’était donc pas éloigné où cette question de la souveraineté de fait ne pouvait manquer d’être nettement posée.

Dès le mois de mars, le corps expéditionnaire de Bombay s’était emparé, comme nous l’avons dit, de Mangalore et d’Onore ; le 9 mai, la nouvelle se répandit, dans la première de ces villes, que Hyder, à la tête d’une partie de son armée, avait été vu dans les environs. Bientôt, des remparts de Mangalore, on vit effectivement les troupes mysoréennes se déployer sur le sommet des hauteurs voisines de la ville : ce corps d’armée consistait en 8,000 fantassins, 4,000 chevaux, quelques pièces d’artillerie, et un assez grand nombre d’éléphants. Un comité composé du major Gowiner, de Watson, commandant des forces maritimes, et de M. Sibbald, depuis long-temps résident de la Compagnie à Onore, était chargé de la conduite de l’expédition. Ce comité ne crut pas tenable la place de Mangalore ; il n’osa pas attaquer l’ennemi, dont la position était très forte ; en conséquence il fit ses préparatifs pour battre en retraite, et ce mouvement s’exécuta avec tant de désordre et de précipitation, que les malades et les blessés furent abandonnés. Il fallait s’embarquer. Hyder, qui surveillait les mouvements des Anglais, les attaqua dans ce moment et les mit en déroute, après leur avoir tué 3 officiers, 84 Européens, et tué ou blessé 172 Cipayes. Le conseil de Bombay, mécontent et irrité de cette défaite, convoqua immédiatement une cour martiale, devant laquelle furent traduits les officiers qui avaient commandé dans cette occasion. Les principaux chefs d’accusation étaient l’abandon de Mangalore, et surtout celui des malades et des blessés. Plusieurs d’entre eux furent dégradés et renvoyés du service. Cependant, comme le traité conclu entre Hyder et Madras ne concernait pas Bombay, Hyder fit des ouvertures au conseil de cette présidence. Deux membres du conseil ayant été désignés pour suivre ces négociations, au bout de peu de jours un traité fut conclu : par ce traité la Compagnie acquit le droit de bâtir un fort à Onore ; d’acheter seule le poivre dans toute l’étendue de la domination de Hyder, auquel elle s’engageait à le payer en canons, mousquets, salpêtre, plomb et poudre à canon, et à tirer de Mangalore tout le riz dont elle avait besoin. Enfin, Hyder et la Compagnie s’engageaient réciproquement à ne jamais donner aide ou secours d’aucune sorte à leurs ennemis mutuels.

Les employés de la Compagnie avaient un intérêt d’amour-propre à faire à la cour des directeurs les rapports les plus flatteurs sur l’état de leurs affaires dans l’Inde. D’un autre côté, l’importance des événements dont ce pays avait été le théâtre, son éloignement, les grandes fortunes qu’en avaient rapportées un petit nombre d’individus, enfin le goût naturel du merveilleux, enflammaient les imaginations des propriétaires des fonds de la Compagnie. Sous l’influence de ces impressions, ils élevèrent en 1766 leur dividende de 6 à 10 p. 100. La masse de la nation partageant les mêmes idées, les fonds de la Compagnie montèrent rapidement : ils s’élevèrent jusqu’à 263, ce qui fit que les propriétaires sollicitèrent avec plus d’instance que précédemment un nouvel accroissement de dividende. Les directeurs se défendirent aussi long-temps qu’ils purent contre cette nouvelle prétention : en ce moment même, ils étaient obligés d’emprunter de l’argent à de forts intérêts. Malgré leur résistance, l’assemblée des propriétaires n’en vota pas moins, pour l’année 1767, un dividende de 12 1/2 p. 100, mesure qui éveilla enfin l’attention du public, du ministère et du parlement. Le ministère la condamna, et le parlement nomma une commission pour s’enquérir des affaires de l’Inde. La première question dont cette Compagnie dût s’occuper fut de déterminer les rapports qui devaient exister entre le gouvernement général du pays, c’est-à-dire entre l’État, et les contrées conquises dans l’Inde ; en d’autres termes, à qui en appartiendrait la souveraineté, de l’État, ou de la Compagnie. Les uns (adversaires de la Compagnie) disaient : C’est une maxime sage, ancienne, irrécusable, que la souveraineté d’aucun pays ne saurait appartenir à des sujets, à des particuliers, mais seulement à une nation ; les plus fortes considérations d’intérêt, d’ordre, même de morale publique, viennent à l’appui du principe. Les autres (partisans de la Compagnie) en appelaient à la sainteté du droit de propriété considéré dans toute son étendue, dans toute sa généralité, disant que ce droit sacré ne devait jamais être menacé dans aucune circonstance, quelque impérieuse qu’elle fût, sous aucun prétexte, quelque spécieux qu’il pût paraître. Cependant ceux-ci reculaient devant les dernières conséquences de ce raisonnement : ils prétendaient alors que la souveraineté ou la propriété des territoires n’était pas à la Compagnie, mais bien au grand Mogol, de qui celle-ci ne faisait que les affermer. Pour le moment, ces questions ardues furent laissées à l’écart ; seulement un acte du parlement intervint, qui décida qu’à compter du 24 juin 1767, les dividendes seraient votés au scrutin par la cour générale des propriétaires convoquée à cet effet ; que ce dividende ne pourrait être élevé au-dessus de 10 p. 100 avant l’ouverture de la prochaine session du parlement. Le même acte du parlement imposait une taxe de 400,000 livres sterling à la Compagnie en raison de ses propriétés dans l’Inde. La résolution des propriétaires par rapport au dividende de 12 p. 100 se trouva ainsi annulée. Le parlement établit nettement son droit de contrôle et d’administration des affaires de la Compagnie ; et enfin il trancha, sinon explicitement, du moins de fait, la question de souveraineté : imposer, en effet, les provinces de l’Inde possédées par la Compagnie, c’était les assimiler aux autres provinces de l’Angleterre.

Des hommes modérés, probes, sans ambition, d’abord M. Verelts, puis M. Cartier, avaient succédé à Clive. D’un autre côté, la faiblesse du gouvernement de Suja-Dowlah, des querelles intérieures qui occupaient les Mahrattes, assurèrent pendant quelques années la plus profonde tranquillité au Bengale. Il était naturel de penser que la situation financière de la Compagnie allait s’améliorer. Au contraire, des difficultés sans nombre ne tardèrent pas à se manifester : le manque de lois protectrices pour les individus, l’absence d’une autorité assez puissante pour se faire obéir et respecter, tout cela créait la confusion, l’anarchie parmi les Anglais. L’enfance de l’industrie ne permettait aucun développement de la richesse publique. Les impôts mis sur le peuple par des hommes séparés par mille barrières de langage, de mœurs et de religion de ceux qu’il s’agissait d’imposer, affranchis eux-mêmes de tout contrôle en raison de l’éloignement de leurs mandataires ; les impôts, disons-nous, achevaient de combler la misère du pays, sans être d’un fort grand bénéfices la Compagnie. Sous les apparences de richesses dont elle brillait, l’Inde avait toujours été fort pauvre ; l’argent ne se trouvait que dans un petit nombre de mains, mais c’était précisément : ce petit nombre qui se trouvait en contact avec les Anglais ; ceux-ci en concluaient à tort à la masse totale de la population. Dans cette persuasion, ils achevaient de la ruiner, en voulant en tirer plus qu’elle ne pouvait donner.

Par toutes ces raisons la plus extrême détresse commença dès 1768 à se faire sentir, non seulement parmi les indigènes, mais aussi parmi les employés de la Compagnie. Les appointements de ces derniers, à cette époque fort médiocres, n’avaient point été augmentés depuis la suppression des présents et du commerce intérieur. L’or et l’argent devenaient d’une rareté extrême sur le marché. Pour venir au secours de ses employés, la Compagnie, au milieu de tous ces embarras, eut recours au moyen suivant. Une taxe de 2 1/2 p. 100 fut mise sur le revenu net des douanes, et le produit en fut divisé en cent parts égales, qui furent partagées comme il suit : trente-et-une au gouverneur, quatre et demie au gouverneur en second, trois et demie à chacun des membres du comité n’ayant pas d’autre emploi, une et demie à chacun des membres du conseil aussi sans autre emploi, sept et demie au commandant-général des troupes, six et demie aux colonels, les trois quarts d’une part aux majors. Enfin une augmentation de paie fut accordée aux officiers inférieurs, savoir : trois schellings par jour aux capitaines, deux aux lieutenants, un aux simples enseignes. La commission de 1/8 p. 100, sur le revenu accordé au gouverneur par le comité du Bengale, sur la proposition de Clive, se trouva abolie par ces nouvelles dispositions.

Cette mesure, qui venait au secours des employés, ne changeait pas la situation générale des affaires ; la disette d’argent, le trait caractéristique de l’histoire de l’Inde à cette époque, se faisait sentir de plus en plus. Le 21 novembre 1768, le comité du Bengale écrivait à la cour des directeurs : « Vous comprendrez par l’état de vos finances la totale impossibilité où nous nous trouvons de rembourser certaines sommes qui ont été placées dans vos caisses à titre de dépôt ; nous ne pouvons en outre faire aucune des avances requises par les services publics. Vous ne croirez pas qu’il y ait de notre faute s’il se manifeste dans nos prochains chargements diminution dans la quantité et infériorité dans la qualité. » Ces circonstances firent concevoir à la cour des directeurs la nécessité d’avoir dans chaque présidence un fonds de réserve, auquel il ne serait touché que dans les cas extraordinaires. Dans ce but, ils limitèrent à 45 lacs la somme à employer aux chargements de cette année ; ce que les chargements auraient coûté au-delà de cette somme, à leur taux ordinaire, dut être employé à commencer ce fonds. Le 28 octobre (1768), un déficit de 663,055 roupies existait au Bengale ; Le président et le conseil déclaraient à la cour des directeurs : « que si le public avait pu se nourrir d’illusions et conserver des espérances sur le revenu, eux ne le pouvaient pas ; que le seul expédient qui leur restât était d’ouvrir à deux battants les portes du trésor aux remises. » Ces remises provenaient de dépôts d’argent faits dans l’Inde dans les caisses de la Compagnie, par des personnes qui voulaient le toucher en Angleterre ; elles prenaient en échange de leurs capitaux des billets sur la Compagnie en Angleterre. Cet argent, une fois dans les coffres des diverses présidences, était employé suivant les besoins du service ; moyen de transport de l’argent de l’Inde en Angleterre également commode pour la Compagnie, et pour ceux qui en profitaient. Cependant, comme les directeurs acquittaient ces billets avec le produit de la vente des marchandises des Indes et de la Chine, et que ce produit pouvait rester au-dessous de la somme à payer, il en résultait de temps à autre quelques embarras.

Quant à ces billets, l’intérêt des présidences et celui de la cour des directeurs était, sous quelques rapports, en opposition. Les présidences, désiraient naturellement avoir dans l’Inde le plus d’argent possible ; elles faisaient en sorte d’échanger contre de l’argent comptant autant de billets qu’elles le pouvaient ; d’un autre côté, elles ne voulaient pas que les chargements fussent fort considérables, parce que leurs ventes donnaient le moyen de solder immédiatement les billets. Les directeurs, pour la facilité de leurs opérations, devaient au contraire désirer avoir peu de billets à acquitter et beaucoup de marchandises à vendre. Aussi, la cour des directeurs ne tarda-t-elle pas à imposer des limites à cette pratique. Le 11 novembre 1768, après avoir confessé le déficit toujours croissant des revenus de l’Inde, elle disait : « Néanmoins, nous ne pouvons tolérer que vous tiriez sur nous d’une manière illimitée ; l’état des affaires de la Compagnie ne nous permet pas d’accepter des billets considérables tirés sur nous de nos établissements de l’Inde. En conséquence, nous vous donnerons l’autorisation d’emprunter, à tant ou tant d’intérêt par an, les sommes dont vous pourriez avoir besoin ; elles seront remboursées à la fin de l’année, ou du moins aussitôt que l’état de nos affaires nous le permettra. » La somme jusqu’à laquelle les directeurs autorisaient à tirer des billets était de 70,000 livres sterling pour l’année 1769. Le résultat produit par cette mesure fut que les personnes qui voulaient faire passer leur argent en Europe l’échangèrent contre des billets des Compagnies hollandaise et française ; et ces établissements, alors fort inférieurs en importance à ceux des Anglais, se trouvèrent tout-à-coup gorgés d’argent, tandis que ces derniers ne pouvaient s’en procurer à aucun prix. Les Français et les Hollandais, par la constitution de leurs Compagnies, se trouvaient en mesure de profiter de ces circonstances. Ces Compagnies étrangères étaient alors purement commerciales ; tout l’argent qu’elles recevaient dans l’Inde était employé à l’achat de marchandises ; ces marchandises, promptement expédiées en Europe, se trouvaient vendues avant l’échéance des billets, dont le montant était payé par le prix de cette vente. La Compagnie anglaise était au contraire un corps politique aussi bien qu’une association commerciale ; l’argent qui lui était confié dans l’Inde était immédiatement employé à des dépenses de guerre et de gouvernement : ce n’était que dans le cas où il se trouvait un surplus, chose fort rare, que ce surplus était employé à l’achat de marchandises. De là, l’embarras des directeurs pour acquitter les billets tirés sur la Compagnie.

La presse, le public, le ministère, le parlement, s’occupaient alors avec beaucoup d’attention des affaires de la Compagnie. Le parlement, comme nous l’avons dit, avait formellement défendu tout accroissement de dividende pour l’année 1767 ; ce terme expiré, les directeurs réclamèrent avec force contre une mesure qui leur semblait un empiètement du parlement sur les droits de la Compagnie : ils présentèrent à ce sujet une pétition au parlement. Une nombreuse minorité les soutint ; un nouvel acte du parlement n’en défendit pas moins tout nouvel accroissement de dividende au-delà de 10 p. 100 jusqu’au 1er février 1769. Avant l’expiration de ce terme, la cour des directeurs, jalouse d’éviter avant tout que la question de souveraineté fût posée de nouveau, négocia avec le ministère un arrangement provisoire. L’acte du 29 avril 1769 fut le résultat de ces négociations. Cet acte confirmait à la Compagnie la jouissance des revenus territoriaux de l’Inde ; à charge à elle de payer à l’État 400,000 livres sterling par an ; le cas échéant de l’augmentation progressive des revenus, il permettait l’augmentation du dividende, à raison de 1 p. 100 par année, jusqu’à concurrence de 12 et 1/2 p. 100 ; il admettait, d’un autre côté, que, dans le cas contraire, celui de diminution, les paiements des 400,000 livres à l’échiquier subiraient une réduction proportionnelle ; qu’ils cesseraient même entièrement dans le cas où le dividende de la Compagnie baisserait jusqu’à 6 p. 100 ; enfin, il imposait à la Compagnie l’obligation d’exporter des marchandises anglaises jusqu’à la concurrence d’une valeur de 400,000 livres sterling. Tout cet arrangement avait été fait en vue de l’accroíssement probable des revenus de la Compagnie, accroissement auquel s’attendaient également le public, le parlement et le ministère. Loin de là, ils apprirent tout au contraire la guerre avec Hyder, les embarras financiers de Madras et de Calcutta, la diminution des revenus des trois présidences. Les espérances trompées se changèrent en colère et en irritation ; ce ne fut qu’un cri, qu’un reproche contre les gouvernements de l’Inde. Une commission, composée de trois personnes versées dans les affaires de la Compagnie, fut formée, et reçut la mission de se rendre dans l’Inde pour se livrer à une enquête détaillée de l’état des choses : les membres de cette commission furent M. Vansittart, dernier gouverneur du Bengale, M. Scrafton et le colonel Fordes ; sous le nom d’inspecteurs ou commissaires généraux (supervisors), ils furent revêtus d’un pouvoir illimité ; ils réunissaient dans leurs mains tous les pouvoirs de la Compagnie elle-même. Cette mesure eut et devait avoir pour adversaires les membres du gouvernement alors existant, et leurs partisans ; pour partisans, le plus grand nombre des propriétaires, mécontents d’avoir vu s’évanouir leurs rêves dorés : aussi fut-elle adoptée à une grande majorité. Comme il arrive toujours de toute nouvelle mesure, les inspecteurs ou commissaires parurent à tous le remède universel aux maux de l’Inde.

La cour des directeurs sollicitait alors du ministère le secours d’une force navale considérable. Le ministère ne montrait pas d’éloignement à l’accorder ; seulement il exigeait que l’amiral fût revêtu de pleins pouvoirs pour traiter avec Hyder-Ali, les Mahrattes, etc. La cour des directeurs ne voulut point subir cette condition. Le ministère se borna alors à demander voix délibérative pour le commandant des forces navales sur toutes les questions ayant trait à la guerre ou à la paix ; proposition portée devant la cour générale des propriétaires, qui la rejeta. Sir John Lindsay fut nommé commandant en chef de toutes les forces navales de Sa Majesté dans les mers de l’Inde ; une autre commission, émanant de la cour des directeurs, lui donnait le commandement de tous les vaisseaux de la Compagnie dans les mêmes parages ; elle lui accordait en outre la faculté d’intervenir dans les affaires du golfe de Perse, et dans ce golfe seulement. Jusque là, l’emploi simultané des officiers du roi et des employés de la Compagnie n’avait pas été fécond en résultats heureux : les rivalités de rang, de grade, de prérogatives, n’avaient cessé d’enfanter des querelles qui menaçaient à chaque instant de tout perdre. En France, les mêmes causes avaient produit nos désastres dans l’Inde et la ruine définitive de nos établissements. Mais, en ce moment, l’opinion n’était pas favorable aux employés de la Compagnie, qui ne produisaient que déficit là où l’on s’attendait à trouver des trésors, aussi la mesure qui appelait sir John Lindsay à ce poste important fut en général favorablement accueillie ; on mit beaucoup d’espérance dans l’autorité accordée à un officier du roi revêtu d’un grade élevé. Les vaisseaux alors dans le golfe de Perse, et deux frégates envoyées d’Angleterre, furent destinés au service de l’Inde. Les commissaires-généraux (supervisors) s’embarquèrent sur l’une de ces frégates, l’Aurore ; mais ils n’atteignirent jamais le but : le vaisseau et l’équipage disparurent, sans que depuis lors on en ait jamais entendu parler.

M. Cartier avait pris le gouvernement du Bengale en 1770. Allahabad était devenue la résidence de Shah-Alaum ; il avait la jouissance des districts d’Allahabad et de Corah, qui lui avait été allouée par le traité récemment conclu entre lui, les Anglais et le visir. Ses ressources financières consistaient en une portion des revenus du Bengale, que les Anglais s’étaient engagés à lui payer. Un chef de Rohillas, Nujeeb-ad-Dowlah, après le départ d’Abdallah, avait obtenu le gouvernement de Delhi, où il exerçait l’autorité suprême dans une complète indépendance de l’empereur. Tout était d’ailleurs tranquille de ce côté, mais les Mahrattes donnèrent alors de sérieuses appréhensions à la présidence du Bengale. Une partie de leurs forces avaient long-temps séjourné sur les frontières des rajpoot. La présidence se flattait que, rassasiés de butin, ils se retireraient à l’arrivée des grandes chaleurs. Ils poursuivirent, au contraire, leurs conquêtes au midi de la Jumma ; tout le pays des Jauts, compris entre cette rivière et le Gange, se soumit à leurs armes, à l’exception des deux forts de Deeg et d’Agra. Ils imposèrent aux chefs des Jauts un tribut de 65 lacs de roupies, leur laissant la faculté d’échanger ce tribut contre une cession de terres d’une valeur équivalente ; ils envoyèrent deux détachements dans la province de Corah et s’emparèrent de la ville de Bettoor, et se montrèrent disposés à attaquer les États du nabob de Oude. Jusque là, ils n’avaient manifesté aucun dessein hostile à la Compagnie. À la nouvelle de ces agressions, le conseil de Calcutta ne laissa pas de s’émouvoir : il prit la résolution de venir en aide au visir, auquel il avait formellement garanti l’intégrité de ses États. De courageuses résolutions de la part de la Compagnie pouvaient seules rendre quelque énergie à l’empereur, dont le caractère était plein de faiblesse et d’irrésolution ; en ce moment il chassait à l’autre extrémité de son royaume, ne s’occupant d’aucun préparatif de défense. Les troupes en garnison à Dinajpore furent immédiatement dirigées vers les bords de la Caramanassa ; la garnison d’Allahabad reçut un renfort considérable.

Dans le mois de février, les Mahrattes se dirigèrent sur Delhi ; ils en prirent possession sans difficulté, ainsi que de quelques membres de la famille impériale. Cette entreprise avait été non seulement connue de l’empereur, mais conseillée par lui. Les Mahrattes avaient formé le projet de lui donner un successeur, il avait voulu par ce conseil prévenir l’exécution de ce projet, et gagner les bonnes grâces de ces terribles ennemis. D’ailleurs, l’empereur nourrissait depuis long-temps le projet de se joindre à eux de sa personne, se flattant de réaliser par leur secours le but constant de son ambition, c’est-à-dire de reprendre possession de Delhi, et de s’asseoir sur le trône de ses ancêtres. Il se serait senti moins blessé dans son orgueil en voyant Delhi dans leurs mains que dans celles de l’un de ses sujets. Le nabob, visir d’Oude, entrait en partie dans les idées de l’empereur ; il proposa aux Anglais de réunir leurs forces, les siennes, celles de l’empereur, et de s’allier aux Rohillas et aux Afghans pour marcher sur Delhi. La mort de Nujeeb-ad-Dowlah, récemment arrivée, paraissait une occasion favorable à l’exécution de ce projet. La présidence, quoiqu’elle ne le goûtât pas, feignit pourtant de l’approuver ; elle voulait avant tout empêcher que l’empereur ne se jetât dans les bras des Mahrattes. Mais l’empereur, qui tenait à ce dernier parti, refusa, de son côté, de tenter l’entreprise ; il refusa de même de la laisser tenter par un de ses, fils, auquel il aurait confié l’étendard impérial. Sourd aux avis et aux prières du général anglais sir Robert Barker, il partit le 15 avril d’Allahabad, à la tête de 16,000 hommes que les efforts du visir et de quelques uns des grands officiers de l’empire étaient parvenus à rassembler ; il se rendit à Nabbee-Gunge, ville à environ 30 milles de Furookabad, sur la route de Delhi. Là, le commencement des pluies le contraignit de s’arrêter, et un envoyé des Mahrattes vint lui présenter les conditions auxquelles ils promettaient leurs secours : c’était l’acquittement de tous les arrérages du tribut qui leur était dû depuis Mahomet-Shah, la confirmation de tous les jaghires appartenant à des chefs mahrattes, le partage égal du butin avec les troupes mogoles ; enfin le paiement immédiat de 5 lacs de roupies pour les premiers frais de la guerre. L’empereur ne montra aucune répugnance pour ces conditions. La saison des pluies passée, ayant été rejoint par beaucoup de nobles et de grands personnages, il se mit en campagne, et, le 25 avril 1771, fit son entrée à Delhi, avec toute la pompe et toute la magnificence que les circonstances pouvaient permettre.

Après avoir joui de son triomphe pendant quelques jours, l’emperour, sollicité par les Mahrattes et par sa propre ambition, se remit de nouveau en campagne. Le pays des Rohillas le tentait aussi bien que ses nouveaux alliés ; pour le premier, ce devait être un accroissement de territoire, pour ceux-ci une occasion de pillage. Saharunpore, jaghire appartenant à Nujeeb-ad-Dowlah, n’était qu’à 70 milles de Delhi : il était défendu par deux forteresses, l’une au nord, l’autre à l’est. Zabita-Khan, fils de Nujeeb-ad-Dowlah, en avait hérité ainsi que du gouvernement de Delhi que l’empereur venait de reprendre. Ce chef puissant avait dû conserver un profond ressentiment de cette injure, qui le rendait redoutable à Shah-Alaum, ou du moins celui-ci en avait la conviction, ce qui le détermina à commencer les opérations de la guerre par la réduction de Saharunpore. Les troupes mogoles étaient commandées par Mirza-Nujeef-Khan, allié à la famille régnant en Perse. Après la perte de la bataille de Buxar et la fuite de Suja-Dowlah, celui-ci avait offert jadis ses services aux Anglais, et en avait obtenu le gouvernement d’Allahabad ; mais, par suite de nouveaux arrangements, ce district fut plus tard assigné à l’empereur, et ses prétentions mises de côté. Les Anglais lui accordèrent, comme dédommagement, une pension annuelle de 2 lacs de roupies, et le recommandèrent à l’empereur. Depuis lors, les talents et l’adresse de Nujeef-Khan achevèrent sa fortune et le portèrent au commandement de l’armée. Les forces réunies de l’empereur et des Mahrattes étaient infiniment supérieures à celles de Zabita-Khan ; après la perte d’une bataille, il traversa le Gange en toute hâte, pour aller défendre le territoire qu’il possédait de l’autre côté du fleuve. Nujeef-Khan et les Mahrattes le poursuivirent vivement ; à peine Zabita-Khan les devança-t-il de quelques heures à Pattigur, où se trouvaient ses trésors et ses femmes, qui tombèrent dans les mains de l’ennemi. Lui-même se vit peu après contraint de venir chercher un refuge, à la tête d’un petit nombre de soldats fidèles, dans le camp de Suja-Dowlah. Les provinces de sa domination, qui florissaient depuis long-temps, protégées par une sage et vigoureuse administration, tombèrent entre les mains de l’ennemi, riche proie, surtout pour les Mahrattes, qui se firent la part du lion.

Les Rohillas se trouvèrent alors dans une alarmante situation. La plus grande et la meilleure partie de ces soldats de fortune, dont abondaient alors les armées du grand Mogol, appartenaient, comme on sait, aux diverses tribus des Afghans. La portion de ce peuple qui prit le nom de Rohillas avait continué à fournir fréquemment des corps de troupes auxiliaires aux armées impériales. Plusieurs de leurs chefs, qui s’étaient distingués dans ce service, en avaient été récompensés par des jaghires situés entre le Gange et les montagnes d’au-delà le territoire du subahdar d’Oude. Dans le désordre et la confusion produits par la décadence de l’empire, ces chefs s’étaient rendus indépendants dans leurs possessions respectives, mais s’étaient liés entre eux par une espèce de pacte fédéral. Ils avaient conservé fidèlement les mœurs, les coutumes, les manières de leurs ancêtres. Leurs forces réunies montaient à 80,000 hommes, tant d’infanterie que de cavalerie. Des rivalités, des divisions intérieures, qui sont le propre des États fédératifs, empêchaient que ces forces ne fussent dangereuses pour leurs voisins ; elles n’en étaient pas moins redoutables dans une guerre défensive. C’était, à tout prendre, la province la plus florissante et le peuple le mieux gouverné de l’Inde. Jadis, ils avaient eu des chefs remarquables par la bravoure et le talent ; par malheur celui qui se trouvait maintenant à leur tête, Hafez-Rhomer, ne l’était nullement. Le plus dangereux des ennemis des Rohillas était le nabob d’Oude, parce qu’il était leur plus proche voisin. Un des prédécesseurs du nabob actuel avait même invité les Mahrattes à l’aider dans la conquête qu’il se proposait de faire de leur territoire, et c’est là ce qui avait fait naître chez ce peuple la première idée de s’établir dans cette partie de l’Indostan.

Les Rohillas avaient dans le visir actuel d’Oude un adversaire non moins dangereux ; ils étaient, de plus, sans cesse menacés par le pouvoir toujours croissant des Mahrattes. L’alliance de ces derniers avec l’empereur, et leur entreprise contre Zabita-Khan, ayant vivement excité leurs alarmes, ils entrèrent en négociations avec Suja-Dowlah : pour son compte, celui-ci avait lui-même beaucoup à redouter l’établissement des Mahrattes dans son voisinage. Le visir eut à ce sujet avec le général anglais une conférence où il exposa ses craintes que les Rohillas ne cédassent une partie de leur territoire aux Mahrattes, ou que ceux-ci n’en fissent la conquête, deux circonstances pour lui également redoutables. Pour les prévenir, il se proposait, de se porter à la tête de son armée sur les frontières des Rohillas, et d’obtenir d’eux : 1° une cession de territoire pour l’empereur ; 2° une somme d’argent pour les Mahrattes, à condition que ceux-ci s’éloigneraient sur-le-champ ; c’était satisfaire aux dépens des Rohillas et l’empereur et les Mahrattes. Le visir sollicitait pour l’exécution de ce plan l’intervention des Anglais. Sir Robert Barker en référa à la présidence, qui approuve grandement ce projet, et autorisa sa coopération avec le visir. La proposition d’une cession de territoire parut tellement odieuse aux Rohillas, qu’ils la rejetèrent aussitôt sans même la discuter. Du temps fut perdu en négociations, tandis que 30,000 Mahrattes ravageaient le pays au-delà du Gange. Le général anglais plaida vivement la cause des Rohillas : il représentait au visir que leur faiblesse, dans le cas où aurait lieu le démembrement de leur territoire, ferait la force des Mahrattes ; car ceux-ci, au bout d’une courte absence qu’ils se feraient chèrement payer, ne pouvaient manquer de revenir s’emparer des provinces les plus à leur convenance. Tout en traitant avec les Rohillas, le visir n’en négociait pas moins activement avec les Mahrattes ; mais ceux-ci lui témoignant fort peu de déférence, variaient à chaque conférence dans leurs propositions. Cependant leur séjour ne devait pas se prolonger long-temps encore sur la frontière du Rohilcund : des événements se passaient dans leur patrie qui ne devaient pas tarder à les rappeler. Le comité de Calcutta, qui en était instruit, écrivait au général Barker pour l’engager à n’acheter leur départ par aucune concession. Le visir, instruit à son tour de ces circonstances qui faisaient une nécessité aux Mahrattes de retourner dans leur patrie, se détermina à ouvrir de nouvelles négociations avec les Rohillas. Il se montrait très désireux d’effectuer cet arrangement ; en effet, le départ des Mahrattes devenant volontaire, il n’avait plus la chance de se le faire payer par quelques concessions. Les Rohillas, au contraire, montraient une grande répugnance pour cet arrangement, et semblaient ne céder qu’aux instances des Anglais. Un officier anglais avait été envoyé à leur camp par sir Robert Barker, pour négocier les conditions de cet arrangement ; sa négociation traîna en longueur : bien qu’il fût arrivé le 20 mai, l’arrangement ne put être conclu que le 17 du mois suivant. Les Rohillas et le visir contractaient une alliance offensive et défensive ; les premiers s’engageaient à payer au visir une somme de 40 lacs de roupies, à la charge par ce dernier d’expulser les Mahrattes du Rohilcund et de les empêcher d’y pénétrer de nouveau. Dix lacs devaient être payés immédiatement après ce service rendu, le reste dans l’espace de trois années. Le visir retourna peu de jours après à sa capitale.

Les Mahrattes, après avoir ravagé à loisir le pays qu’ils avaient envahi, traversèrent le Gange au commencement de la saison des pluies, et se retirèrent volontairement. Les Rohillas sollicitèrent vivement le visir de conclure avec les Mahrattes un arrangement qui pût prévenir leur retour ; le visir n’en fit rien, et, les pluies passées, ceux-ci rançonnèrent de plus belle le Rohilcund. Après l’expédition contre Zabita-Khan, l’empereur était retourné à Delhi, nourrissant des craintes perpétuelles contre ses alliés les Mahrattes ; de leur côté, ces derniers, n’ayant plus rien à tirer de l’empereur, n’avaient pas perdu de temps pour entrer en rapport avec Zabita-Khan. Ils prirent avec ce dernier non seulement l’engagement de lui faire restituer son territoire, mais encore de lui faire obtenir de l’empereur la dignité d’Ameer-al-Omrah que son père avait possédée. L’empereur, blessé dans sa fierté, ne voulut point accorder ce titre ; les Mahrattes marchèrent aussitôt sur Delhi, contre ce souverain qu’eux-mêmes y avaient amené. Shah-Alaum retrouvant quelque énergie, vigoureusement et fidèlement secondé par Nujeef-Khan, fit des préparatifs de résistance ; mais les Mahrattes lui étaient de beaucoup supérieurs en nombre, et, obligé de céder à sa mauvaise fortune, il ouvrit les portes de sa capitale. Une année, jour pour jour, s’était écoulée depuis que ces mêmes Mahrattes, alors ses alliés, ses soutiens, y étaient entrés pour le replacer sur le trône impérial. Dès ce moment, le malheureux Shah-Alaum ne fut plus qu’un prisonnier couronné. Les Mahrattes commencèrent par en extorquer une donation des provinces de Corah et d’Allahahad, donation qui alarma singulièrement le visir et les Rohillas qu’il s’était engagé a protéger, car ceux-ci se trouvaient dès lors à la merci de ces terribles ennemis. Zabita-Khan s’était déjà remis entre leurs mains ; il était à craindre que d’autres chefs ne suivissent cet exemple. Les Mahrattes, promettant de ne se permettre aucun dégât, aucune dévastation, de ne point opprimer les cultivateurs, demanderont qu’il leur fût permis de traverser le Rohilcund pour se rendre dans les États du visir. Le visir fit tous ses efforts pour prévenir entre les Mahrattes et les Rohillas cet arrangement : à la tête de son armée, il alla prendre position sur la frontière, dans le voisinage du Rohilcund. Il essaya de tous les moyens pour persuader aux Rohillas de s’opposer au passage des Mahrattes ; il leur fit les promesses les plus réitérés qu’il saurait empêcher leur sécurité d’être troublée, soit dans le présent, soit dans l’avenir ; il alla jusqu’à leur promettre la remise des 40 lacs de roupies qui lui étaient dus. Les Rohillas n’avaient pas grande confiance dans la parole du nabob ; mais craignant au-dessus de tout les Mahrattes, ils évitèrent soigneusement tout arrangement avec ces derniers, et joignirent leurs troupes à celles des Anglais et du nabob-visir.

Lors de la nomination de sir John Lindsay au commandement en chef des forces navales dans l’Inde, la cour des directeurs s”était montrée fort opposée à ce qu’il reçût un pouvoir quelconque sur les affaires de la Compagnie. Toutefois sir John fut pourvu d’une commission revêtue du grand sceau de Sa Majesté, et nommé ministre plénipotentiaire du roi ; il reçut en outre le pouvoir de traiter et conclure tous les arrangements qui lui paraîtraient convenables avec les princes et souverains de l’Inde : pouvoir qui prenait sa source dans l’art. 11 du traité de paix de 1763, dont il était chargé de surveiller l’exécution. Or, comme ce traité reconnaissait Mahomet-Ali comme nabob du Carnatique, Salabut-Jung comme subahdar du Deccan, il en résultait que sir John se trouvait dans la situation d’un ambassadeur envoyé par le roi d’Angleterre à la cour d’un autre souverain. Le roi d’Angleterre et le nabob étaient dès lors, l’un vis-à-vis de l’autre, sur le pied de deux monarques qui règlent entre eux, par l’intermédiaire d’un ambassadeur, les affaires de leurs sujets respectifs. La Compagnie, qui jusque là avait agi en souveraine vis-à-vis du nabob comme vis-à-vis des autres princes du pays, descendait de ce rôle ; elle n’était plus qu’une réunion de simples marchands, sous le patronage de l’un des représentants du roi d’Angleterre. En vertu du même traité, c’était encore à sir John qu’appartenait la décision des difficultés qui pourraient survenir entre les Anglais et les Français. D’ailleurs, à son départ d’Angleterre, la cour des directeurs ignorait encore complètement existence de la commission dont il était porteur. Il s’en prévalut dès son arrivée à Madras. Étonnés, effrayés de ce qu’ils apprenaient, les employés de la Compagnie se hâtèrent d’en écrire en Angleterre pour avoir une règle de conduite à l’avenir.

Le premier acte d’autorité de sir John fut pénible pour les employés de la Compagnie ; il exigea qu’ils fissent partie de sa suite quand il irait présenter ses lettres de créance au nabob. Jusque là, toute communication du gouvernement anglais avec les princes de l’Inde avait eu lieu par l’intermédiaire des employés de la Compagnie ; sous ce rapport ceux-ci se trouvaient les représentants directs du roi, prérogative qui leur était enlevée par l’exigence de sir John Lindsay : de là, un commencement d’aigreur et d’animosité entre l’ambassadeur et la présidence. Les membres du conseil en firent des représentations par écrit à sir John : ils se forçaient de lui faire comprendre le danger que ferait courir aux établissements anglais tout soupçon de la diminution du pouvoir de la Compagnie, surtout dans les circonstances où l’on se trouvait, c’est-à-dire au moment d’une guerre avec la puissance la plus redoutable de l’Inde ; c’était le moment, ajoutait-il, où les plus grands efforts devenaient nécessaires de la part de la Compagnie, bien qu’il y eût à craindre que ses ressources ne fussent insuffisantes en hommes et en argent. En homme d’esprit, sir John tira parti de l’avis : « Il était fâché, disait-il, de se trouver au moment d’une guerre qui paraissait inévitable ; la paix était la chose la plus avantageuse à une compagnie de commerçants. Or, comme il était envoyé précisément pour le maintien de la paix, c’est-à-dire pour l’exécution de l’article 11 du traité de Paris, il les priait de vouloir bien lui fournir tous les documents de nature à l’éclairer sur la véritable situation de la Compagnie. Sir John ajoutait qu’il avait ordre du roi de leur faire rendre compte de toutes leurs transactions avec les nabobs d’Arcot depuis la conclusion de ce traité, surtout de s’enquérir des causes qui avaient amené ces dernières guerres avec le subahdar du Deccan et avec Hyder, guerres dont les conséquences, ainsi qu’eux-mêmes le confessaient, avaient été déplorables. Le président du conseil, ne se tenant pas pour battu, éleva des difficultés constitutionnelles sur la communication de ces pièces : « Les renseignements transmis à la cour des directeurs étaient à la disposition du parlement ; c’est du parlement que la Compagnie tenait ses droits : or, ce serait méconnaître son autorité que de transmettre ces papiers à un autre pouvoir, c’est-à-dire au ministère ou à un agent du ministère. » D’ailleurs, sir John était d’autant mieux avec le nabob qu’il était plus mal avec la présidence ; ce prince le regardait comme le représentant d’un souverain bien disposé en sa faveur, comme son protecteur naturel contre ses ennemis. Parmi ces derniers, le président et les membres du conseil étaient ceux qu’il accusait le plus fréquemment : il se plaignait à sir John d’être tout à la fois dépouillé de son pouvoir et de son argent par des marchands étrangers. Ce dernier n’ayant jamais été dans l’Inde, jugeant tout ce qu’il voyait ou entendait d’après les idées de l’Europe, prêtait aux discours du nabob une oreille crédule ; à ses yeux c’était vraiment une monstruosité que des marchands étrangers venant s’ingérer dans la politique et le gouvernement d’un souverain qui voulait bien les admettre dans ses États. Sir John, envoyé et représentant du roi d’Angleterre, ne pouvait, d’un autre côté, voir qu’avec une sorte de dédain de simples employés d’une compagnie de marchands. Par tous ces motifs, auxquels ne tarda pas à se joindre son mécontentement personnel contre le conseil de Madras, il se trouva bientôt tout disposé à entrer dans les idées politiques du nabob. Il ne se croyait peut-être pas bon juge de ce que pourraient être en elles-mêmes les mesures que celui-ci jugerait convenable de prendre, mais le droit qu’il avait de les adopter lui semblait incontestable.

Des embarras au-dehors vinrent bientôt se joindre pour le gouvernement de Madras à ces embarras intérieurs. Dans leur dernier traité, la présidence et Hyder-Ali s’étaient engagés à se soutenir mutuellement, si l’un ou l’autre était attaqué ; c’était même dans ce seul but que Hyder avait consenti à ce traité. En 1770, les Mahrattes ayant pénétré dans les États de Hyder, celui-ci, en vertu de ce traité, sollicita des secours de la présidence ; mais la présidence éluda ou différa de jour en jour de satisfaire à ces demandes. Les Mahrattes, moins disciplinés que leurs adversaires, avaient la supériorité du nombre, et les troupes mysoréennes se trouvaient vis-à-vis de ces nouveaux ennemis dans la même situation que les troupes anglaises à leur égard. Aussi Hyder put pratiquer à son bénéfice la manœuvre habituelle des Anglais. Dans sa marche il formait son armée en un immense carré, et cheminait ainsi à travers la nombreuse cavalerie des Mahrattes qui caracolait autour sans pouvoir l’entamer. Néanmoins, ce ne fut qu’avec de grandes difficultés qu’il parvint à gagner Bednore, où il s’enferma. Les Mahrattes prirent position dans le voisinage ; mais le moment ne pouvait tarder où l’insuffisance des vivres allait les contraindre à quitter un pays épuisé par leurs propres ravages ; l’art des sièges leur était inconnu, et Hyder n’était pas disposé à sortir de Bednore. Dans cette situation, ils s’adressèrent au nabob, pour obtenir par son intermédiaire l’aide des Anglais, dont l’habileté à prendre les places leur paraissait tenir du prodige ; joignant la menace aux prières, ils parlaient d’envahir le Carnatique en cas de refus. Les Anglais se trouvèrent par là dans une situation difficile ; force était pour eux de se prononcer entre Hyder et les Mahrattes. Or, l’un ou l’autre de ces deux partis avait ses inconvénients : assurer le triomphe des Mahrattes, c’était en faire aussitôt de dangereux voisins pour le Carnatique ; secourir Hyder, c’était entrer en guerre avec eux ; il n’était pas certain que leurs troupes réunies à celles de Hyder pussent facilement en venir à bout, et, s’ils obtenaient ce résultat, la puissance de celui-ci devenait aussi redoutable que l’eût été celle de ses rivaux. D’un autre côté, conserver la neutralité, c’était les offenser à la fois tous les deux, c’était se faire deux ennemis d’un seul coup ; et dans ce cas, il ne restait aucun moyen d’échapper à la vengeance du vainqueur. Réduit à cette extrémité, le gouvernement de Madras, sans refuser positivement ni l’un ni l’autre, prit le parti d’éluder également leurs demandes ; il s’occupa en même temps de se mettre en mesure pour tout événement. Mais, de son côté, le nabob était tout-à-fait résolu à profiter de l’occasion pour contracter une alliance avec les Mahrattes. Ces derniers, pour prix de son concours, lui avaient promis de grands accroissements de territoire ; une autre considération plus puissante attirait encore le nabob de ce côté. Il se flattait de secouer, avec leur aide, la dépendance où jusque là il avait vécu à l’égard des Anglais, même de se faire craindre d’eux, en cette nouvelle qualité d’allié d’une puissance alors si redoutée dans toute l’Inde. Pour comble d’embarras et de complications, les Anglais n’avaient pas d’argent, de sorte qu’à peine engagés dans la guerre, ils tombaient aussitôt dans la dépendance du nabob. Cependant sir John Lindsay n’en entrait pas moins dans les vues de ce dernier ; il n’était sorte de représentations, de sollicitations qui, par lui, ne fussent mises en œuvre auprès du conseil pour le décider à une alliance avec les Mahrattes. Au plus fort de ces discussions, le ministère, qui s’en alarma, céda aux instances de la cour des directeurs, signa l’ordre du rappel de sir John, qu’il remplaçait par sir Robert Harland ; de nouvelles forces navales furent, en outre, expédiées pour l’Inde. Mais ce n’est pas tout de changer les personnes lorsque les situations demeurent les mêmes ; les mêmes causes ne pouvaient manquer d’agir sur l’esprit de sir Robert Harland de la même façon que sur celui de sir John Lindsay : nous le verrons continuer exactement celui-ci.

Un peu avant cette époque, un des plus terribles fléaux dont l’histoire ait gardé le souvenir désola le Bengale. En 1769, une sécheresse extraordinaire épuisa l’humidité des campagnes, tarit les ruisseaux, transforma les marais eux-mêmes en plaines de sable. Les récoltes manquèrent cette année et la suivante ; à peine sur le sommet de quelques montagnes un peu de riz fut-il recueilli, mais en quantité bien insuffisante pour la consommation des habitants des campagnes dont on sait qu’il est la seule nourriture : les importations, ordonnées trop tard, ne purent y suppléer. Une famine affreuse éclata dans toute l’étendue du Bengale et des provinces voisines. Les villages furent désertés de leurs malheureux habitants qui allaient chercher ailleurs des secours qu’ils ne devaient pas trouver. On les voyait marcher au hasard sur toutes les routes, par familles et par bandes ; les uns dévoraient les herbes des champs, l’écorce des arbres, les jeunes arbres eux-mêmes ; d’autres essayaient d’endormir les tourments de la faim, en avalant de la terre que le plus souvent leur estomac rejetait. Parmi ces malheureux, il en tombait à chaque instant pour ne plus se relever ; d’autres traînaient avec peine les restes d’une existence douloureuse, tous errant çà et là dans un morne silence, dans un état effrayant de stupidité. Tous les sentiments de la nature paraissaient éteints, tout lien social rompu : une peignée d’herbes, un morceau d’écorce d’arbre excitait un combat où s’entre-tuaient des frères, des pères et des fils. Chacun, dévoré de ses propres douleurs, était devenu indifférent à celles des autres. Dans les environs de Calcutta, où ils s’étaient rassemblés en plus grand nombre, c’était un entassement confus, un mélange affreux de vivants, de morts et de mourants ; les survivants étaient devenus trop peu nombreux pour enterrer ceux qui succombaient chaque jour ; on les jetait par tas dans le Gange. Les eaux du fleuve se corrompirent ; elles exhalèrent des vapeurs pestilentielles, la ville en fut entourée comme d’un sombre voile. Des fièvres épidémiques vinrent ajouter alors à l’effroi général et firent craindre la peste ; crainte qui pourtant ne se réalisa pas : une prodigieuse quantité d’oiseaux de proie, d’insectes et d’animaux carnassiers couvraient ces rivages ; ils dévorèrent, en partie du moins, cette multitude de cadavres, et ce dernier fléau fut écarté. Au milieu de ces scènes terribles, où tous les liens de la famille et de la société avaient été rompus, les idées religieuses subsistèrent encore dans toute leur force. L’Indou, qui ne trouvait plus, ni herbe, ni écorce d’arbre, dont l’estomac venait de rejeter la terre qu’il s’était efforcé d’avaler, n’en persista pas moins à refuser toute nourriture animale. Le bœuf, la vache sacrée, les autres animaux, également affamés, cherchaient eux-mêmes leur nourriture au milieu de cette multitude affamée : il fut sans exemple qu’un seul d’entre eux fut sacrifié. Les prières et les exemples des Anglais, l’approche d’une mort inévitable, trouvèrent les Indous également inflexibles : c’étaient des martyrs tombant chaque jour par milliers devant l’autel de leurs divinités. Trois à quatre millions, c’est-à-dire plus du tiers des habitants du Bengale, furent engloutis dans cette catastrophe. Et chose plus horrible encore que tout cela, c’est qu’un grand nombre de fortunes datèrent de cette époque. D’avides marchands, à Calcutta ou dans les villages voisins, avaient accaparé le peu de riz récolté. Ils s’enrichirent en spéculant sur la faim, et laissèrent en proie à une horrible misère le petit nombre de ceux qui survivraient à ce terrible désastre.

FIN DU TOME DEUXIÈME.
  1. Sir John Malcolm, Vie de Clive, t. II, p. 157.
  2. Idem.
  3. Correspondance des Directeurs avec le Bengale, 17 mai 1760.
  4. Boldst, Considérations sur les affaires du Bengale, t. I, p 35-36.
  5. Verelts, Vues sur le gouvernement du Bengale, p. 115.
  6. Malcolm, t. III, p 13.
  7. En 1775, nous retrouvons sir Robert Flechter commandant en chef des troupes anglaises à Madras.