Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre VII

Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 2p. 275-391).

LIVRE VII.

SOMMAIRE.


Situation de la cour de Delhi après Nadir-Shah. — Naissance et progrès des Rohillas. — Ahmed-Abdallah. — Les Afghans. — Prise de Delhi par les Mahrattes. — Les Afghans et les Mahrattes prennent position auprès du village de Panniput. — Bataille de Panniput. — Entreprise du shahzada (fils aîné de l’empereur) sur le Bengale. — Frayeurs et indécision de Meer-Jaffier ; conseil de Clive. — L’armée du shahzada est dispersée. — Expédition des Hollandais au Bengale. — Mour bat et disperse leurs troupes. — Lettre de Clive à M. Pitt, depuis lord Chatam, sur les affaires de l’Inde. — Clive conseille à la couronne de s’en emparer. — Conférence à ce sujet entre M. Pitt et le secrétaire de Clive. — Situation intérieure du gouvernement de Calcutta en 1760. — Départ de Clive. — Le shahzada, devenu empereur, marche de nouveau sur le Bengale. — Il met le siège devant Patna. — Knox fait lever le siège. — Bataille de Patna. — Fuite de l’empereur. — Mort de Meerum. — Déposition de Meer-Jaffier. — Meer-Caussim devient nabob. — Dissensnon dans le conseil de Calcutta. — Nouvelle défaite de l’empereur. — Meer-Caussim prête hommage à l’empereur et en reçoit l’investiture de nabob du Bengale. — Mort de Bomnarain. — Dissentiment entre le conseil de Calcutta et la cour des Directeurs. — Du commerce intérieur au Bengale. — Destruction de tous droits de douanes par le nabob. — Guerre entre Meer-Caussim et les Anglais. — Combat sous les murs de Patna, et défaite de Meer-Caussim. — Sédition dans l’armée. — Bataille de Buxas. — Arrangement avec l’empereur. — Restauration et mort de Meer-Jaffier. — Najeeb-ad-Dowlah, fils de Jaffier, fut succède. — Négociations avec le nabob, vizir de Oude. — Situation intérieure du Carnatique en 1763. — Projets du nabob sur le gouverneur de Vedore, le roi de Tanjore en les Marawars. — Traité de paix avec la France, 1763 — Discussion entre la régence et le nabob. — Mahomet-Issoof. — Discussion entre le nabob du Carnatique et le rajah de Tanjore. — Situation de la présidence de Bombay. — Défense aux employés de la Compagnie de faire le commerce et de recevoir des présents. — Clive en Angleterre. — Inimitié de Clive et de Sullivan, président de la cour des Directeurs. — Clive nommé gouverneur du Bengale. — Il arrive à Madras. — Son opinion sur la situation politique des affaires de la Compagnie.
(1761 — 1765.)


Séparateur


Nadir, après avoir épargné dans Mahomet un simulacre de royauté, était parti de Delhi dans le mois d’avril 1739. Ce dernier se vit dans l’obligation de rendre le visirat à Kummeer-ad-Dien-Kahn, parent de Nizam-al-Mulk. Le gouverneur d’Oude étant mort, fut remplacé par son gendre Abul-Mansoor-Kahn-Suffder-Jung, qui reçut peu de temps après le titre de grand maître de la maison impériale. L’empereur avait à peine repris les rênes de l’État, qu’une révolte de la part d’un chef factieux l’obligea de se mettre en campagne : c’était Ali-Mahomet-Khan, qui fonda la puissance des Rohillas, nom donné à certaines tribus d’Afghans, habitant le district de Roh sur les frontières du Caboul, et destinées à devenir bientôt célèbres dans l’histoire de l’Indostan. Ali-Mahomet, d’une extraction indoue et d’une caste inférieure, fut adopté par un Afghan de la tribu des Rohillas, dont le rang n’était guère supérieur au sien. Il entra dans l’armée comme simple soldat, et parvint bientôt au commandement d’un petit corps de cavalerie. Le visir, gouverneur de Moorshadabad, l’ayant remarqué en raison de son intelligence, lui donna le commandement de quelque petit territoire. L’invasion de Nadir-Shah, la faiblesse de l’empereur, fournissaient à un homme tel qu’Ali-Mahomet de faciles occasions d’agrandissement ; sous prétexte de les affermer, il ajoutait sans cesse de nouveaux territoires aux siens, et augmentait dans la même proportion le nombre des Afghans à sa solde. Dès qu’il se sentit quelque puissance, il fut en retard pour le paiement de ses contributions ; le visir envoya un corps d’armée pour le réduire à l’obéissance, mais le rebelle fut vainqueur. Effrayé de ce succès, le visir crut plus avantageux de traiter avec lui que de combattre ; il le confirma dans le même gouvernement ; et Ali-Mahomet, devenu plus audacieux, ne cessa d’en reculer de jour en jour les limites. Bientôt Moorshadabad, Bareilly, Ounlah, Sambol, Bangur, Budaon, Amroah, reconnurent son autorité, et tout ce pays fut alors connu sous le nom du Rohilcund, du nom de la tribu des Rohillas dont Ali-Mahomet était le chef, et à laquelle appartenaient le plus grand nombre de ses partisans. Ces progrès ne tardèrent pas à alarmer le vice-roi d’Oude ; et, sur les représentations de ce dernier, l’empereur se mit lui-même en campagne. Les Rohillas auraient été incapables de résister à l’armée impériale : Ali-Mahomet, investi dans une de ses forteresses, mit ses trésors en sûreté, et, se croyant certain de la protection du visir auprès de l’empereur, se rendit à discrétion. Le gouvernement à la tête duquel il se trouvait lui fut enlevé ; mais, grâce aux bons offices du visir, il fut nommé phousdar du district de Serhind, territoire situé dans la partie supérieure de la province de Delhi. Le phousdar exerçait au nom de l’empereur l’autorité militaire et judiciaire.

Peu de temps après cet événement, Ahmed-Abdallah parut pour la première fois sur la scène de cette histoire. Ahmed-Abdallah était un Afghan de la tribu d’Abdal, habitant une contrée montagneuse dans le voisinage de Herat. Tout jeune, il tomba dans les mains de Nadir-Shah et devint esclave de ce prince. Attirant l’attention de son maître, il fut nommé à l’emploi de porte-masse ; élevé par la suite à un rang plus considérable, il accompagnait Nadir-Shah à l’époque de l’invasion de l’Indostan par ce dernier. Après l’assassinat de celui-ci en 1747, Ahmed-Abdallah se mit en route vers sa patrie, accompagné d’un corps d’armée considérable recruté dans les débris de l’armée de Nadir, qui s“était dispersée comme d’ordinaire, après la mort de son chef. Un convoi chargé d’argent, qui se dirigeait vers le camp impérial et dont il s’empara, augmenta de beaucoup ses ressources. Il se fit bientôt proclamer chef, roi, shah des Afghans, et s’empara promptement du Candahar, du Caboul et de Lahore. Alors il éleva plus haut son ambition, et pensa à la conquête de la capitale de l’Indostan, vers laquelle il se mit en marche. Le fils aîné de l’empereur et le visir se portèrent à sa rencontre sur les bords de la Suttledje ; il eut l’art de leur dérober sa marche, et continua d’avancer sur Delhi. L’armée impériale le suivit ; des escarmouches fréquentes eurent lieu entre les deux armées : le visir fut tué d’un boulet de canon ; toutefois dans cette occasion, les chefs, par leur courage et leur fermeté, réussirent à empêcher l’armée de se dissoudre. Ahmed-Abdallah n’osant pas en venir à un engagement définitif, rétrograda sur Caboul ; heureux événement, qui laissa mourir en paix l’empereur, dans la trentième année de son règne, affaibli, épuisé depuis long-temps par l’usage de l’opium. Il eut pour successeur son fils aîné Ahmed-Shah.

Nizam-al-Mulk, appelé au visirat par le nouvel empereur, s’excusa sur son âge, et mourut effectivement un mois après le commencement du nouveau règne : il était âgé de cent quatre ans. Amené par sa bonne fortune au milieu de l’armée où expira son père, Nazir-Jung, son second fils, le remplaça. Le vice-roi d’Oude, Suffder-Jung, sur le refus de Nizam-al-Mulk, fut appelé au visirat. Les Rohillas et les Afghans ne tardèrent pas alors à paraître de nouveau sur la scène. Ali-Mahomet, à l’époque de l’expédition des Afghans, trouva le moyen de retourner dans le Rohilcund : il en chassa le gouverneur nommé par l’empereur, et en reprit de nouveau possession. D’ailleurs le temps lui manqua pour jouir de ce succès ; il mourut presque immédiatement d’un cancer au dos. Le visir crut pouvoir profiter de cette circonstance pour la ruine des Rohillas, dont le voisinage et l’esprit entreprenant lui causaient de perpétuelles inquiétudes : il leur suscita des ennemis, les attaqua lui-même, mais fut complètement défait dans une bataille rangée. Espérant profiter de ces divisions, les Afghans se portèrent, en deux corps d’armée, sur Allahabad et Luknow qu’ils investirent. Le visir alarmé dans la possession de ses propres États, eut recours alors à l’expédient fort dangereux d’appeler les Mahrattes à son secours ; ceux-ci accourus à cette invitation, grâce à leur rapidité ordinaire, surprirent les Afghans en divers lieux à la fois ; ils les défirent en plusieurs rencontres, et les contraignirent à chercher un refuge dans les montagnes voisines. Mais alors, loin de montrer quelque envie de se retirer, ils s’établirent dans le pays qu’ils venaient de délivrer ; le visir se vit dans l’obligation de leur en céder une partie, puis, pour faire tête à ses nouveaux amis devenus tout-à-coup les maîtres chez lui, de rappeler les Afghans. L’année précédente (1749), Ahmed-Abdallah s’était emparé des provinces de Multan et de Lahore, qui lui furent peu après cédées par la cour de Delhi dans un traité définitif.

Nazir-Jung, ce fils de Nizam-al-Mulk qui lui avait succédé, ne jouit pas long-temps de cette haute situation : il mourut peu de mois après son père. Le fils de son frère aîné sollicita de la cour de Delhi la vice-royauté du Deccan, et prenant à sa solde une armée mahratte, il marcha sur Aurengabad ; il n’éprouvait de résistance nulle part, mais lui-même mourut peu après. Son fils, grâce à la bienveillance du visir qu’il sut se ménager, se fit élever à la dignité d’ameer-al-omrah, et reçut les titres de son père : Ghazee-ad-Dien-Khan-Bahadur. Toutefois, au milieu des dissensions qui divisaient la cour entre le visir et l’empereur, ce fut au parti de ce dernier qu’il s’attacha. Le visir tenta d’élever au trône un jeune prince de la famille royale ; il fut défait, abandonna cette entreprise, se retira dans son gouvernement, et fut remplacé dans le visirat par son fils Intizam-Dowlah. Les Jaats s’étaient emparés d’une partie de la province d’Agra ; ils furent repoussés par Ghazee-ad-Dien. Mais celui-ci ne tarda pas à user contre l’empereur lui-même de la puissance qu’il avait acquise à son service : profitant d’un moment où l’armée de ce dernier, surprise par Holkar-Mulhar, avait été dispersée, il marcha sur la capitale, le fit prisonnier ainsi que l’impératrice mère, leur fit crever les yeux, et mit sur le trône, sous le nom d’Alumgeer II, le fils du dernier Jehander-Shah. Le visir dépossédé, Suffder-Jung, mourut dans sa vice-royauté d’Oude l’année même où s’accomplit cette révolution.

Abdallah avait laissé l’administration des provinces de Multan et de Lahore, dont il avait récemment acquis la souveraineté, au gouverneur impérial ; à la mort de celui-ci, il lui donna pour successeur son fils encore mineur, et le gouvernement fut confié à la mère de celui-ci. Le visir (qui avait abandonné son titre de Ghazee-ad-Dien-Khan pour celui de Umad-al-Mulk) crut pouvoir profiter de la faiblesse qu’il supposait devoir être inhérente au gouvernement d’une femme, pour essayer de recouvrer ces deux provinces. Il demanda la main d’une sœur du jeune rajah de Multan, qui jadis lui avait été promise. La régente s’empressa d’accueillir cette demande, et envoya au visir sa fille avec des présents magnifiques et une nombreuse escorte. Umad-al-Mulk profitant de la sécurité inspirée à sa belle-mère par cette alliance, dirigea en secret sur Lahore un corps de troupes qui s’empara tout à la fois de Lahore et de cette princesse. Ahmeed-Shah, enflammé de colère en apprenant cette trahison, accourut du Candahar, où il se trouvait, sur Lahore qui fut évacué à son approche. De là il marcha, sans s’arrêter vers Delhi. Le visir comprenant l’impossibilité où il était de lutter contre Ahmed-Shah, tenta de négocier une réconciliation ; sa belle-mère lui servit d’intermédiaire. L’Afghan continua sa marche, sans rejeter entièrement la prière, il se bornait à mettre sa modération à un haut prix. À son approche, Alumgeer fit ouvrir les portes de la capitale, se porta au-devant de lui, affectant de le recevoir comme un hôte dont il avait lui-même sollicité la visite. Pendant plusieurs semaines Delhi devint la proie d’une soldatesque effrénée ; après en avoir épuisé les richesses, Ahmed-Shah fut mettre le siège devant Agra ; mais la peste se mit alors dans son camp, ce qui le décida à regagner ses foyers. En apprenant la marche rétrograde de l’Afghan, le visir, qui jusque là s’était tenu éloigné de Delhi, fit ses préparatifs pour y retourner ; il avait engagé à son service le chef Rohilla de Furenekabad et un corps d’armée mahratte. Apprenant leur arrivée, l’empereur fit fermer les portes de Delhi ; mais après un siège de quarante-cinq jours il fut obligé de les ouvrir de nouveau. À son départ, Ahmed-Shah, sur la recommandation de l’empereur, avait élevé à la dignité d’ameer-al-omrah un chef de Rohillas nommé Nujeeb-ad-Dowlah ; celui-ci trouva le moyen de s’échapper et de se réfugier dans le Rochilcund. Alee-Gohur, le fils aîné de l’empereur, un moment prisonnier du visir triomphant, trouva le moyen de s’échapper et le rejoignit peu après.

À l’instigation du visir, deux chefs de Mahrattes, Jungkojee et Duttah-Soindiah, sortirent du Deccan, ne méditant rien moins que la conquête de l’Indostan. Ils traversèrent la Jumna, attaquèrent Nujeb-ad-Dowlah dans le district où ce dernier s’était réfugié, le chassèrent de la plaine et le contraignirent de chercher un asile dans les montagnes. Suja-Dowlah, nabob d’Oude, comprenant le danger dont il était lui-même menacé par ceux-ci, se hâta de marcher au secours de Nujeeb-ad-Dowlah : il attaqua l’armée mahratte, la défit complètement, lui tua beaucoup de monde et l’obligea à repasser en désordre la rivière. Le visir, aussitôt qu’il apprit l’alliance récemment formée entre Suja-Dowlah et les Rohillas, se hâta de marcher au secours des Mahrattes. Alumgeer, en correspondance avec les ennemis de Umad-al-Mulk, leur révélait secrètement ce qu’il pouvait apprendre des projets, des plans de ce dernier qui finit par en être instruit et se vengea. Par ses ordres, un Cachemirien s’introduisit dans l’appartement de l’empereur, le poignarda et le jeta par la fenêtre ; le corps, dépouillé par le peuple, demeura exposé dix-huit heures sur la rive de la Jumma. Le visir retira de prison un jeune prince, petit-fils du dernier des fils d’Aureng-Zeb, et le plaça sur le trône ; cela fait, il se hâta de marcher à la rencontre de Nujeeb-ad-Dowlah et du nabob d’Oude ; mais la paix était conclue avant qu’il eût paru sur le champ de bataille, et les Mahrattes en pleine marche pour s’opposer à Ahmed-Abdallah. À cette nouvelle, le visir se hâta de se réfugier dans une de ses forteresses. À l’époque de sa dernière retraite, Ahmed-Shah avait laissé un de ses fils, encore fort jeune, comme gouverneur des provinces de Lahore et de Multan ; les Seicks, profitant de l’état de désordre de ces provinces, les attaquèrent avec avantage ; les Mahrattes s’étaient joints à eux, et prirent possession de toutes deux : ils y placèrent un gouverneur de leur nation, qui ajouta de nouveaux territoires à ces récentes acquisitions et étendit leur empire jusqu’à la rivière d’Attock. À cette époque, l’Inde entière menaçait de devenir la proie des Mahrattes, et le serait devenue si les Afghans ne s’étaient pas rencontrés pour arrêter leur fortune alors à son apogée. Irrités de la perte de ces deux provinces, les Afghans s’avançaient en diligence, impatients de rencontrer leurs rivaux ; à leur approche, ceux-ci évacuèrent les deux provinces de Lahore et de Multan, et concentrèrent leur forces dans le voisinage de Delhi. Les rangs des Afghans furent successivement grossis par un grand nombre de chefs les plus importants, les plus puissants du Rohilcund. Les Mahrattes s’étaient enfermés dans un camp, et les Afghans prirent position à quelque distance ; ils offrirent plusieurs fois la bataille, que les Mahrattes refuseront jusqu’au moment où le manque de vivres les contraignit de l’accepter. Le sort des armes leur fut contraire ; leur cavalerie, qui montait à plus de 60,000 hommes d’élite, fut détruite ; Duttah-Seindiah, qui la commandait, demeura parmi les morts. Un corps de cavalerie sous les ordres de Holkar, séparé du corps d’armée principal, fut surpris par un détachement ennemi et taillé en pièces ; Holkar se sauva presque nu, à peine accompagné d’un petit nombre de cavaliers.

Ahmed-Shah, après cette victoire, prit ses quartiers d’hiver à Secundra et dans ses environs. Les Mahrattes firent de grands efforts et parvinrent à rassembler une armée considérable, dans le but de venger leur dernier désastre. Subdaschee-Rao, ordinairement désigné sous le nom de Bhow, et neveu du Peschwah, commandait l’armée, à laquelle s’étaient joints tous les chefs mahrattes de quelque distinction. Le visir Umad-al-Mulk vint aussi se réunir à eux ; Surajee-Mul le Jaat suivit son exemple. Ils arrivèrent sur les bords de la Jumma, impatients de combattre ; mais les eaux n’étaient plus assez basses pour permettre le passage ; circonstance qui détermina le chef mahratte à prendre position dans les environs de Delhi. Un parti de Mahrattes, escaladant une des tours de la citadelle, parvint dans l’intérieur ; le corps d’armée principal assaillit en même temps le corps de la place. Le succès était infaillible si les assaillants eussent eu l’idée d’ouvrir une des portes de la place ; emportés par l’ardeur du pillage, ils l’oublièrent ; un détachement d’environ 12 hommes de la garnison les attaquant alors, au moment où ils y pensaient le moins, les força d’évacuer la place. Un siège régulier fut aussitôt commencé, et après avoir supporté pendant quelques jours le feu des assiégeants, la citadelle ouvrit ses portes. Les Mahrattes, à peine entrés dans Delhi, placèrent sur le trône Jewan-Bukht, fils de Alee-Gohur, et lui donnèrent pour visir Suja-Dowlah, nabob d’Oude. Comme la Jumma continuait à n’être pas guéable, le Bhow prit ses cantonnements à Delhi. La disette de vivres et le manque d’argent se firent bientôt sentir parmi les Mahrattes. Ahmed-Shah-Abdallah, cantonné sur les bords de la Jumma, entra en négociations avec eux, dans le but de leur cacher ses véritables desseins ; mais ayant découvert un gué, il passa tout-à-coup la rivière. Une affaire eut lieu entre les avant-gardes des deux armées, où chacune d’elles s’attribua la victoire. Les Mahrattes, pleins d’ardeur, voulaient attaquer dès le lendemain ; toutefois un avis plus prudent prévalut parmi les chefs, encore effrayés de leurs dernières défaites.

Le Bhow s’établit dans la plaine, auprès du village de Panniput, où il se fortifia avec soin ; un rempart garni de canons et un fossé de 50 pieds de large, sur 12 de profondeur, entourait à la fois son camp et le village de Panniput. De son côté, Ahmed-Shah prit à quelque distance une position qu’il fortifia avec des abatis d’arbres. L’armée d’Ahmet-Shah consistait en 42,000 hommes de cavalerie, 38,000 d’infanterie, et environ 70 pièces de canon, de troupes régulières ; les troupes irrégulières pouvaient se monter, à peu de chose près, au même nombre. Les Mahrattes comptaient 55,000 hommes de cavalerie, 15,000 d’infanterie et 200 pièces de canon ; leurs troupes irrégulières et les suivants du camp, dépassaient, assure-t-on, le chiffre de 200,000. Des actions journalières eurent lieu pendant quelques jours entre les Mahrattes et les Afghans ; l’avantage demeura souvent aux premiers. Ils firent plusieurs tentatives pour pousser Ahmed-Shah à une action générale, celui-ci s’y refusa constamment : il savait que la disette la plus extrême se faisait déjà sentir chez ses ennemis ; et il différait de les attaquer jusqu’au moment où elle les aurait suffisamment affaiblis. Habitués depuis long-temps à une grande abondance, les Mahrattes étaient devenus incapables de supporter les privations : une meurtrière épidémie éclata parmi eux ; et bientôt la faim et la maladie réunies moissonnèrent plus de victimes que ne l’aurait pu faire le sabre des Afghans. Holkar, ayant noué des négociations avec Ahmed-Shah, voulait éviter pendant quelque temps encore une action décisive ; mais il n’était personne dans le camp qui n’aspirât au moment de combattre. De toutes parts les soldats s’écriaient que mieux valait la mort du champ de bataille que les angoisses et les tourments de la faim où ils se consumaient ainsi que leurs familles. Les chefs, assemblés par le Bhow, furent de l’avis des soldats. Le Bhow rompit le conseil avec les cérémonies ordinaires, c’est-à-dire en distribuant le betel. Des ordres furent donnés pour le combat du lendemain, et le peu de grains qui restaient dans les magasins distribués aux troupes, dans l’espérance qu’une nourriture dont ils étaient privés depuis long-temps leur rendrait quelque force. Le reste de la nuit se passa dans un silencieux recueillement.

Le 7 janvier (1760), une heure avant le lever du soleil, les Mahrattes sortirent de leurs retranchements ; l’artillerie marchait en tête de la colonne ; le reste de l’armée venait en arrière, divisée en plusieurs corps dont chacun était commandé par un des chefs de distinction. Ils avancèrent lentement vers le camp d’Ahmed-Shah ; en signe de deuil les sommets de leurs turbans tombaient sur leurs épaules, leurs mains et leurs figures étaient peintes en jaune avec une préparation de turmerie, toute leur contenance manifestait bien plutôt la résignation du désespoir que la noble confiance d’une armée qui se croit sûre de la victoire. Un soldat des troupes de Suja-Dowlah, qui se trouvait en vedette, les aperçut aux premiers rayons du soleil, se hâta d’en faire donner avis à Ahmed-Shah. Celui-ci dormait profondément, son cheval tout sellé à l’entrée de sa tente : éveillé, il demande ce qui se passe, monte à cheval, et, pour reconnaître l’ennemi, s’avance à un mille environ en avant du camp. N’apercevant d’abord rien, il commençait à douter de la vérité de la nouvelle ; mais tout-à-coup l’artillerie des Mahrattes fit une décharge générale ; à ce bruit, Ahmed-Shah, qui fumait une pipe persane, se tourna du côté de Suja-Dowlah qui l’avait accompagné : « Par ma foi, dit-il, les nouvelles de votre serviteur sont bien réelles ; » puis, avec le même calme, donna l’ordre d’avancer. Au centre de la ligne d’Ahmed-Shah se trouvaient le grand-visir et les Afghans ; à sa droite et à sa gauche les Rohillas et les chefs ses alliés. L’artillerie devançait de quelques pas la ligne de bataille. Le Bhow, au centre des Mahrattes, et avec lui le grand étendard de la nation, se trouvaient en face du visir. Ahmed-Shah, à la tête d’un corps peu nombreux, mais d’élite, se tenait un peu en arrière de son corps d’armée principal. La bataille commença par une canonnade générale. Bientôt les deux armées ont laissé en arrière leur artillerie, les Mahrattes font retentir leur cri de guerre : puis chargeant délibérément le centre de l’armée ennemie, qu’ils enfoncent. Une mêlée sanglante s’ensuivit. La poussière et la confusion devinrent telles, que les combattants, dont les sabres s’entrechoquaient, ne se distinguaient les uns des autres qu’à leurs cris ennemis : Allah et Deen ! d’un côté, de l’autre le continuel Hurr Hurree ! des Mahrattes. Le grand-visir, bien que démonté, entouré de ses plus braves cavaliers, soutint vigoureusement le choc. Voyant ses soldats s’enfuir, il leur criait : « Où allez-vous donc, camarades ? Notre patrie est trop loin pour que vous l’atteigniez. » L’aile droite des Afghans fut brisée aussi bien que leur centre ; à midi, l’aile gauche demeurait seule intacte.

Ahmed-Shah, dans cet instant critique, montra la décision d’un grand capitaine : il envoya des renforts à l’aile droite ; celle-ci sur ses ordres réitérés reprit l’offensive, et exécuta avec 10,000 chevaux une nouvelle charge sur le centre de l’ennemi. Les Mahrattes combattirent vaillamment ; mais la faiblesse de leur constitution leur donnait du désavantage dans les combats corps à corps, et par conséquent dans la mêlée générale qui suivit le premier choc. Mulhar-Rao-Holkar, accusé par quelques uns de trahison, s’il ne fut pas coupable, comme tout porte à le croire, agit du moins avec une grande faiblesse ; il se retira prématurément du champ de bataille, et bientôt tout ne fut plus que désordre et découragement parmi les siens. Les Mahrattes, cessant toute résistance, ne songèrent plus qu’à la fuite ; essayant de regagner leur camp, ils se précipitèrent en foule dans les fossés où ils périrent par milliers. Les hommes hors d’état de combattre, les femmes et les enfants étaient entassés dans le village de Panniput, qui fut cerné pendant la nuit ; au point du jour, les Afghans se partageront comme esclaves les femmes et les enfants ; les hommes furent décapités, et leurs têtes entassées en pyramides sur le front du camp. On calcula que 200,000 hommes de l’armée du Bhow périrent dans cette bataille, une des plus sanglantes qui aient jamais été livrées. La puissance mahratte en reçut un coup dont elle ne se releva pas de long-temps. D’ailleurs Ahmed-Shah négligea de tirer parti de la victoire ; il séjourna quelque temps à Delhi, reconnut comme empereur Alee-Gohur, sous le titre de Shah-Alaum II, puis regagna Caboul sa propre capitale. La date de cette bataille peut, en outre, être considérée comme la fin de l’empire mogol, dès ce moment démembré, il ne pouvait tarder long-temps à être renversé par l’épée et la politique anglaise.

Nous l’avons déjà dit ; le fils aîné d’Aulumgeer, n’osant pas se confier aux mains du fameux Umad-al-Mulk, dont l’empereur n’était que le prisonnier, s’était retiré dans le Rohilcund auprès de Nujeeb-ad-Dowlah, ennemi du visir et dévoué à la famille impériale. La révolution exécutée alors par les Anglais dans le Bengale, l’impopularité de l’administration de Meer-Jaffier, excitèrent les espérances des chefs voisins : ils se flattaient de trouver une proie facile dans les domaines de Meer-Jaffier. Ce dernier, connaissant ce qui se tramait de ce côté, conçut de grandes inquiétudes de la présence du Shah-Zada parmi eux : il craignait une union intime entre ce prince et le visir d’Oude ; il concevait des doutes sur la fidélité de Rumnarain ; enfin il redoutait de voir le corps français commandé par Law seconder les entreprises du prince fugitif. D’ailleurs, d’autres appréhensions se joignirent à celles-là : Meerum, son fils, hautain, cruel, despotique, aliénait peu à peu tous les esprits ; les troupes refusaient d’entrer en campagne avant d’être payées de leur solde arriérée ; enfin les Seats, ces banquiers riches et puissants, étaient véhémentement soupçonnés d’être en correspondance avec le Shah-Zada Leurs ennemis les accusaient de lui fournir de l’argent. En ce moment, ils étaient en route pour aller accomplir un pèlerinage à une mosquée célèbre, une escorte de 2,000 hommes fournie par Meer-Jaffier lui-même les accompagnait pour la sécurité de leur voyage. Donnant croyance aux accusations de leurs ennemis, Meer-Jaffier envoya un autre corps de troupes pour les arrêter. Mais, sur la promesse du paiement de leurs arrérages, ces nouvelles troupes, se joignant à celles de l’escorte, passèrent sans hésitation du service de Jaffier à celui des Seats. Les banquiers forment dans l’Inde une classe puissante : les généraux, les ministres, les fonctionnaires leur sont ordinairement dévoués, parce qu’ils ont participé à leurs profits ou ont l’espérance de le faire ; leur or est au fond de toutes les révolutions. Les immenses profits de leur négoce leur permettent de se laisser piller modérément. D’un autre côté, comme leur fortune, consistant en diamants, en capitaux, en lettres de change, n’est jamais sous forme visible, ils sont toujours en mesure de la transporter ailleurs si les exactions dont ils sont victimes dépassaient certaines limites. Toutes ces circonstances les font craindre et ménager par les princes dont ils sont la ressource la plus ordinaire. Pendant ce temps, le Shah-Zada avait obtenu de l’empereur son investiture légale comme subahdar du Bengale, du Bahar et d’Orissa ; il continuait les préparatifs de son expédition. Le subahdar d’Allahabad, Koollee-Khan ; deux puissants zemindars, Rajah-Sunder-Sing et Bulewant-Sing ; le nabob d’Oude, son proche parent et le plus puissant chef de l’Indostan, étaient ses soutiens et ses alliés ; ils joignirent leurs troupes à toutes les nouvelles levées qu’il venait de faire. Le nabob d’Oude se montrait d’autant plus zélé pour l’entreprise, qu’ils se proposait d’en tirer doublement parti : d’abord. d’obtenir une aussi grande part que possible dans les dépouilles du Bahar et du Bengale ; puis de s’emparer, par force ou par ruse, si l’occasion s’en présentait, du fort d’Allahabad. À la tête de ses confédérés, le Shah-Zada passa la Carumnassa, rivière qui fait la frontière de la province de Bahar, vers la fin de l’année 1758 ; il se dirigea aussitôt sur Patna.

Meer-Jaffier était mal préparé à repousser une invasion : son trésor était épuisé par les grandes sommes dont il avait dû payer les services des Anglais ; désordre était au comble dans son administration ; la multitude de bandits qui composaient son armée ne lui inspirait aucune confiance. Toutes ses espérances reposaient alors sur ces mêmes Anglais dont il aspirait naguère à se délivrer. Mais la présidence de Calcutta, en raison de l’expédition dans les Circars du Nord, n’avait elle-même que fort peu de troupes disponibles ; encore fallait-il du temps pour les rassembler. La fidélité de Ramnarain ne tenait depuis long-temps qu’à la confiance que Clive avait su lui inspirer ; il lui avait écrit : « Je ne me fie qu’à vous, qu’à vous seul[1]. » Meer-Jaffier et ses courtisans n’avaient jamais renoncé, en effet, au projet d’éloigner Ramnarain de son gouvernement versement et de le dépouiller. La marche du Shah-Zada sur Patna pouvait devenir pour Ramnarain une forte tentation de se détacher du gouvernement de Meer-Jaffier. Les circonstances devenaient donc menaçantes ; le pouvoir anglais n’avait pas encore eu le temps de pousser de bien profondes racines dans le Bengale. Clive comprit qu’il fallait encore une fois de l’audace et de la résolution. Dès qu’il apprit la tentative faite sur Patna, il s’empressa de faire donner à Jaffier l’assurance d’un prompt secours ; quelques jours après il lui écrivait : « Je ne pense pas que vous deviez songer à aucun terme d’accommodement avec le Shah-Zada, mais, au contraire, prendre les mesures nécessaires pour défendre votre capitale jusqu’à la dernière extrémité. Lundi, dernier jour du mois, j’entrerai en campagne, et serai prêt à marcher à votre secours si vous en avez besoin. Demeurez persuadé que les Anglais sont de fermes et loyaux amis, qui n’abandonnent jamais une cause qu’ils ont une fois embrassée. » En même temps Clive s’efforçait de raffermir la fidélité chancelante de Ramnarain, en lui faisant donner l’assurance qu’il le défendrait au besoin contre les mauvais desseins de Meer-Jaffier. Quant à ce dernier, ce n’était pas à combattre qu’il songeait, mais bien à acheter la paix. Clive eut quelque peine à le dissuader de ce parti : « Cette conduite, lui écrivait-il, n’aboutira qu’à donner au fils de l’empereur des moyens de lever des troupes, et ne peut manquer de vous conduire à la perte de vos États. Eh quoi ! sera-t-il dit que Meer-Jaffier, Ali-Khan, subahdar de cette province, à la tête d’une armée de 60,000 hommes, aura offert de l’argent à un jeune garçon suivi de quelques centaines d’aventuriers ? Mais non ; comptez davantage sur la fidélité de votre armée et sur celle de vos alliés les Anglais[2]. »

Le Shah-Zada, en poursuivant sa marche sur Patna et en négociant avec Ramnarain, essayait aussi d’entrer en relation avec les Anglais. Dans une lettre à Clive, il lui offrait de laisser à ceux-ci pour prix de leur neutralité, la continuation de tous les avantages dont ils avaient joui jusque là, dans le cas où il réussirait dans son entreprise ; il ajoutait des promesses considérables pour lui personnellement. Clive n’hésita pas à repousser ces ouvertures : comprenant tout l’avantage pour les Anglais de conserver sur le trône Meer-Jaffier, leur œuvre, leur créature, il répondit dans ce sens au Shah-Zada. Se prévalant ensuite des lettres de noblesse et des titres qu’il avait reçus de l’empereur, pour se considérer comme un de ses officiers employés auprès de Meer-Jaffier, il disait : « J’ai eu l’honneur de recevoir le firman de Votre Hautesse, qui me donne un grand chagrin en m’apprenant que cette province est sur le point de devenir le théâtre de guerres et de troubles. Je prends la liberté de vous informer que j’ai été favorisé d’un sunnud de l’empereur me donnant dans l’armée impériale le grade de munsubdar (commandeur) de 6,000 hommes à pied et de 5,000 chevaux, ce qui me constitue le sujet et l’officier de sa majesté ; et comme je n’ai reçu aucun avis, soit de l’empereur, soit du visir, de votre arrivée ici, je ne saurais accorder aux ordres de Votre Hautesse la déférence que je me serais empressé d’avoir pour eux dans toute autre occasion. Je prends même la liberté d’informer Votre Hautesse que je me suis engagé par les promesses les plus positives à assister dans toute occasion le subahdar de cette province, et ce n’est pas la coutume de la nation anglaise de manquer à ses engagements. » Ramnarain, placé dans une position assez embarrassante, même pour la finesse d’un Indou, s’appliquait à ménager à la fois tout le monde : il faisait donner à Clive l’assurance de tout son dévouement, et envoyait en même temps des émissaires dans le camp du Shah-Zada. Ces derniers, pendant leur séjour auprès du prince, remarquèrent des germes de désunion parmi les confédérés ; ils en présagèrent un mauvais succès pour leur entreprise. En conséquence, Ramnarain se décida à fermer au fils de l’empereur les portes de Patna.

Le prince mit alors le siège devant cette ville ; la plus grande partie des troupes de Meer-Jaffier et un petit corps d’Anglais se dirigèrent aussitôt de ce côté. Le siège fut conduit sans beaucoup d’énergie ; toutefois, au bout de quelques jours la brèche était déjà praticable. La fidélité et les ressources de Ramnarain touchaient peut-être à leur terme, lorsqu’une nouvelle arriva qui changea subitement la face des affaires. Le subahdar d’Oude avait cru l’occasion favorable pour réaliser son projet sur Allahabad : s’étant mis en campagne à la tête de son armée, sous prétexte de rejoindre le prince, il s’était emparé de cette forteresse par trahison. Elle appartenait à Mahomet-Koollee-Khan, généralissime du prince, et dont les troupes faisaient la principale ressource. Abandonnant le siège, il se mit immédiatement en marche pour essayer de la recouvrer, en même temps que pour protéger le reste de ses États ; le prince fut contraint de le suivre. À peine à 4 milles de Patna, ils firent la rencontre d’un corps français sous la conduite de M. Law ; celui-ci ayant appris l’entreprise du Shah-Zada sur Patna, était accouru pour la seconder. Il pressa, sollicita le prince et son ministre de retourner devant cette ville ; il jurait sur sa tête de les mettre en possession de la ville dans un délai de deux jours. Mahomet-Koollee-Khan, jugeant convenable de s’occuper de ses propres affaires avant celles d’un autre, n’en continua pas moins sa route ; Patna était délivrée d’ennemis à l’arrivée de Clive et de Meerum. Le prince se hâta de repasser la Caramnassa, et de chercher un refuge chez le subahdar d’Oude ; mais celui-ci, qui venait se joindre à lui, le croyant victorieux, se déclara contre lui en apprenant sa défaite. Ramnarain, dont la fidélité à Meer-Jaffier s’était consolidée par la mauvaise fortune du prétendant, ne put ou ne voulut donner aucun secours à ce dernier. Mahomet-Kollee-Khan, persuadé de se confier à la bonne foi du subahdar d’Oude, avait été fait prisonnier ; abandonné, déserté de jour en jour par ses partisans les plus zélés, le malheureux {corr|shah-zada|Shah-Zada}} ne tarda pas à se trouver sans ressources et sans asile. Il demanda la permission de se réfugier sur le territoire anglais ; Ramnarain, consulté par Clive, fut d’avis de ne pas lui accorder cette faveur. Un personnage de ce rang, disait Ramnarain, ne pouvait être que dangereux et embarrassant. Le prince se vit alors réduit à solliciter de Clive une somme d’argent pour pouvoir effectuer sa retraite ; elle lui fut accordée, et il alla errer çà et là, attendant de nouveaux événements. Le visir écrivait alors à Clive : « Les fidèles services que vous m’avez rendus dans cette occasion m’ont comblé de joie ; continuez d’agir avec le même zèle et la même fidélité, saisissez-vous des rebelles, envoyez-les à la cour, et l’empereur fera bientôt luire sur vous l’éclat de ses faveurs. » D’un autre côté, la reconnaissance de Meer-Jaffier à l’égard de Clive fut égale aux services qu’il en avait reçus ; il donna à ce dernier, sous le titre de jaghire, la rente due par la Compagnie, en sa qualité de zemindar, au nabob du Bengale pour le territoire dont elle jouissait à l’entour de Calcutta ; ce n’était rien moins que 30, 000 livres sterling par an.

Les Hollandais, l’imagination enflammée par les récits du riche butin moissonné par les Anglais dans les derniers événements du Bengale, préparèrent à Batavia une expédition pour ce pays. Meer-Jaffier, délivré de la crainte d’une invasion, n’avait plus besoin des Anglais et n’aspirait plus qu’à s’en débarrasser ; il était, suivant toute apparence, d’accord avec les Hollandais. Dans le mois d’août, un vaisseau hollandais chargé de troupes arriva à l’embouchure du Gange ; six autres le suivirent presque immédiatement, portant 700 hommes de troupes européennes et 800 Malais. L’Angleterre et la Hollande étant en pleine paix, toutes les deux l’étaient aussi avec le subahdar du Bengale ; cette expédition, dont le but était évident, n’en menaçait pas moins tout-à-coup la puissance anglaise. D’ailleurs, le fardeau de la responsabilité pesait fort légèrement sur Clive, « il est des occasions, dit-il plus tard à ce sujet, où l’homme public doit agir la corde au cou. » Sans perdre de temps, il sollicita donc et obtint du subahdar un ordre aux Hollandais de sortir de la rivière ; sous prétexte d’exécuter cet ordre, il se mit aussitôt en mesure de commencer les hostilités, chose facile en ce moment ; les troupes commandées par le colonel Fordes étaient récemment de retour de leur expédition dans les Cicars du nord. Pendant ce temps, les sept vaisseaux avaient remonté le Gange jusqu’à quelques milles au-dessous de Calcutta ; les troupes qu’ils portaient, prirent terre, puis se dirigèrent aussitôt vers la factorerie hollandaise de Chinsura. À la tête de 300 Européens, 800 Cipayes et environ 150 cavaliers appartenant au nabob, le colonel Fordes se mit aussitôt à la poursuite de ce détachement ; trois vaisseaux de la Compagnie, en avaient fait autant de leur côté ; des vaisseaux en croisière devant Calcutta s’y rassemblèrent ; le détachement de Patna reçut ordre de revenir à la présidence ; enfin, la milice elle-même prit les armes. Non content de ces mesures, Clive écrivit au nabob pour le sommer, au nom des services qu’il avait reçus des Anglais, d’envoyer son fils, à la tête d’une partie de ses troupes, investir Chinsura.

Le nabob n’osa pas refuser ouvertement son concours aux Anglais ; mais bien aise au fond de voir les Européens s’affaiblir mutuellement, par leurs querelles, il trouva des prétextes pour différer de mettre ses troupes en campagne. Le colonel avait rejoint promptement le détachement de troupes débarqué ; les vaisseaux de la Compagnie se trouvèrent de leur côté en présence des vaisseaux hollandais. Les Hollandais, se croyant en forces, présenteront une longue liste des griefs dont ils réclamaient le redressement de la part des Anglais ; ils sommèrent ceux-ci de leur laisser la libre navigation de la rivière, les menaçant, dans le cas contraire, d’une attaque immédiate et d’un châtiment sévère. Les Anglais répondirent qu’ils n’étaient en ce moment que les exécuteurs d’ordres du nabob ou vice-roi de la province. Pendant ces pourparlers, Fordes, ayant pris une excellente position, écrivit à Clive qu’il se faisait fort de battre les Hollandais s’il en avait l’autorisation du conseil. Clive jouait aux cartes quand ce message arriva ; sans quitter la partie, il répondit au crayon : « Cher Fordes, battez-les tout à votre aise, je vous enverrai l’autorisation demain. » Fordes attaqua en effet, et avec le succès le plus complet : des 700 Européens qui faisaient le fond du corps hollandais, quatorze seulement purent atteindre Chinsura ; le reste fut tué, blessé, fait prisonnier, ou dispersé en tous sens. Les Anglais ne furent pas moins heureux par mer : après un engagement de deux heures, six des sept vaisseaux hollandais amenèrent leur pavillon ; le septième, voulant s’échapper, fut pris dans sa fuite par deux vaisseaux de la Compagnie demeurés à l’embouchure de la rivière. Après ce coup terrible, les Hollandais craignirent pendant quelque temps leur expulsion complète du Bengale. Mais Clive était disposé à terminer le plus tôt possible cette sorte de guerre tout-à-coup survenue avec les sujets d’une nation alliée ; des contestations nombreuses et désagréables pouvaient en naître en Europe : en conséquence, il se contenta de faire payer aux Hollandais les dépenses de cette courte campagne, et leur rendit aussitôt vaisseaux, prisonniers et bagages. Le conseil s’empressa de ratifier cet arrangement le 5 décembre 1759.

Depuis long-temps Clive était persuadé de l’incapacité du gouvernement anglais ; tel qu’il était constitué, pour suffire aux grandes choses dont il était chargé ; il n’avait aucune confiance dans l’administration de Meer-Jaffier. Le remède à ces maux lui paraissait l’acquisition de la souveraineté du Bengale au profil de l’Angleterre, l’exercice de cette souveraineté par la couronne qui se la ferait céder par la Compagnie. Il n’était pas facile de faire goûter en Europe, où l’on était en général dans l’ignorance sur les affaires de l’Inde, un projet tout entier fondé sur la connaissance des hommes et des choses de ce pays. Mais M. Pitt, depuis lord Chatam, était au ministère : il avait été frappé plus que personne de l’importance des événements du Bengale ; il avait parlé avec admiration de Clive et du rôle de ce dernier au milieu de ces étonnantes révolutions. Ces circonstances décidèrent celui-ci à soumettre ses idées sur la situation des Anglais dans l’Inde et les moyens d’en tirer le meilleur parti possible à ce grand homme d’État ; c’était d’ailleurs le seul membre du ministère auprès duquel il crût avoir quelque chance de les faire comprendre. Il lui envoya des états exacts des revenus et des dépenses de l’administration du Bengale ; puis, passant de là à la situation politique du pays, aux mesures à prendre pour l’avenir, il disait :

« La grande révolution qui a été effectuée en ces lieux par les armes de l’Angleterre, les vastes avantages obtenus pour la Compagnie par le traité qui en a été la conséquence, ont, ce me semble ; attiré l’attention du public ; mais il me semble cependant qu’on pourrait faire beaucoup plus que ce qui a été fait. Il faudrait seulement, pour atteindre ce but, que les efforts de la Compagnie fussent en rapport avec l’importance de ses possessions actuelles, avec les succès qu’il est permis d’attendre de l’avenir. J’ai représenté aux directeurs, dans les termes les plus forts, la nécessité d’envoyer et de maintenir constamment ici des troupes en nombre assez considérable pour leur permettre de ne pas laisser échapper la première occasion de s’agrandir encore ; et cette occasion ne peut tarder à se présenter[3]. Une longue connaissance du gouvernement de ce pays, une profonde étude du génie des peuples qui l’habitent, résultat de dix années d’expérience et de constante étude, m’autorisent à parler ainsi. Le nabob régnant, que la bataille de Plassey a mis sur le trône, conserve encore, il est vrai, son attachement pour nous ; probablement il en sera de même tant qu’il ne pourra compter sur aucun autre appui ; mais les Mogols sont tellement portés à l’ingratitude que, si le jour arrive où il puisse croire de son intérêt de rompre avec nous, les obligations qu’il nous a ne l’arrêteront nullement. Ce qui le prouve, c’est la conduite qu’il a tenue dernièrement, éloignant son premier ministre, et coupant la tête à deux ou trois de ses principaux officiers attachés à nos intérêts et ayant participé à sa propre élévation. D’ailleurs il est avancé en âge ; et son fils est à la fois si cruel, si capricieux, et, suivant toute apparence, tellement notre ennemi, qu’il serait probablement fort imprudent de l’investir de la succession de son père. Un petit corps de 2,000 Européens serait pourtant suffisant pour nous délivrer de toute appréhension d’un côté ou de l’autre, et, dans le cas où l’un des deux nous deviendrait trop incommode, permettrait à la Compagnie de se saisir de la souveraineté pour son propre compte.

« On trouverait d’autant moins de difficulté à agir de la sorte, que les indigènes n’ont eux-mêmes aucune sorte d’attachement pour tel prince plutôt que pour tel autre. Au contraire, comme sous le gouvernement actuel aucune sécurité n’existe pour eux, soit pour leur vie, soit pour leur fortune, ils se réjouiraient de ce changement comme du passage d’un gouvernement despotique à un gouvernement modéré. Il n’y a, d’un autre côté, aucun doute à faire que nous n’obtenions aisément du grand Mogol un sunnud pour la confirmation de notre souveraineté, à la seule condition de lui payer la même portion du revenu de ces provinces que celle qu’il en tire maintenant, c’est-à-dire 50 lacs de roupies par année. Ce tribut a été très mal acquitté dans ces dernières années, les embarras survenus à la cour du grand Mogol, dans le cœur de l’empire, l’ayant mis dans l’impossibilité de songer à ses affaires dans les provinces éloignées ; en ce moment même, le visir m’écrit pour me prier d’engager le nabob à acquitter le tribut comme il l’avait fait précédemment ; de plus, des propositions m’ont été faites de la part de la cour de Delhi pour que je me chargeasse de percevoir moi-même ce revenu. La personne à qui appartient cette charge est appelée le dewan du roi, et vient immédiatement après le subahdar en pouvoir et en dignité. Toutefois, j’ai décliné pour le moment cette offre, ne voulant donner au subahdar aucun sujet de jalousie ou de mécontentement, surtout dans l’incertitude où je suis que la Compagnie soit en disposition de nous accorder des forces suffisantes pour remplir convenablement un emploi de cette importance, qui nous ouvrirait, sans contredit, le chemin à devenir nous-même nabob. Que cela fût agréable au grand Mogol, on ne saurait le mettre en question, tant il est dans ses intérêts d’avoir ces provinces sous le gouvernement d’une nation renommée par sa bonne foi, plutôt que dans les mains de gens qui ne lui paient jamais la part qui lui revient dans les revenus, ainsi qu’une longue expérience l’en a convaincu, à moins qu’ils n’y soient déterminés par la crainte d’une armée en marche pour les y contraindre.

« Une souveraineté aussi étendue est peut-être un objet d’ambition trop élevé pour une simple Compagnie commerciale, et il y aurait à craindre qu’elle ne fût pas en état, il moins d’y être aidée par la nation, de maintenir une domination tellement vaste. C’est pour cela, monsieur, que j’ai pris la liberté d’attirer votre attention sur ce chapitre. Pensez-vous que l’exécution de ce dessein et d’autres desseins plus grands encore soit digne d’être conduite par la main du gouvernement ? Je me flatte d’avoir établi clairement à vos yeux que la possession absolue de ces riches contrées n’entraînerait que peu ou point de difficultés, et cela avec le consentement du grand Mogol lui-même, à la seule condition de lui payer moins d’un cinquième de ce qu’elles rapportent. Maintenant je vous laisse à juger si un revenu annuel de plus de 2 millions de livres sterling, joint à la possession de trois grandes provinces abondantes en tout ce que l’art et la nature peuvent produire de plus précieux, est un objet qui mérite l’attention publique ; je vous laisse à juger s’il vaut la peine que la nation prenne les mesures convenables pour s’assurer une telle acquisition : acquisition qui sous votre gouvernement, je veux dire sous le gouvernement d’un ministre capable et désintéressé, peut devenir la source d’une immense richesse pour le royaume ; enfin qui peut être en partie employée à diminuer ce fardeau pesant de la dette publique sous lequel nous gémissons aujourd’hui. Ajoutez à ces avantages l’influence que nous acquerrons par là sur toutes les nations européennes qui font ici le commerce, et qui ne pourront plus le continuer que sous notre bon plaisir et dans les limites que nous trouverons convenable de leur imposer. Il est encore digne de considération que ce projet peut être accompli sans épuiser la mère-patrie, comme ça été le cas pour nos possessions d’Amérique : une petite force européenne suffira toujours ; les troupes noires étant à la fois mieux payées et mieux traitées par nous que par les princes indigènes, nous ne pouvons jamais manquer d’en avoir à notre service un aussi grand nombre que nous le voudrons. M. Walsh, qui aura l’honneur de vous remettre cette lettre, a été mon secrétaire pendant notre dernière et heureuse expédition ; il est parfaitement au courant de la matière, et fort capable de vous expliquer tout ce projet et la facilité de son exécution ; il le fera, sans aucun doute, beaucoup plus à votre satisfaction que cela n’est possible dans une lettre. J’ajouterai seulement que vous êtes la seule personne à qui j’aie communiqué ce projet ; je ne vous en aurais pas importuné si je n’avais su combien vous êtes disposé à accueillir favorablement tout ce qui a rapport aux intérêts publics. »

Ce secrétaire de Clive devint ainsi un intermédiaire entre ce dernier et M. Pitt. Une conférence qui devait avoir lieu entre eux fut long-temps différée, en raison de la multitude d’affaires qui assiégeaient alors le ministre ; elle eut lieu cependant. Le conquérant du Bengale et le grand ministre qui gouvernait alors l’Angleterre se trouvèrent alors, pour ainsi dire, en présence, avec M. Walsh pour interprète. Ce dernier ne doutait pas que M. Pitt, dominé par les idées européennes, ne fût disposé à regarder comme absolument chimériques les idées de Clive : le ministre, à son grand étonnement, s’empressa de lui donner l’assurance qu’il croyait parfaitement à la possibilité de leur réalisation ; il ajouta que l’exécution en était d’une nature bien délicate. Les derniers événements du Bengale avaient soulevé cette question dans un grand nombre d’esprits : À qui doivent appartenir, en droit, les territoires récemment conquis ? à la couronne, ou bien à la Compagnie ? Les juges semblaient incliner pour la dernière. Le ministre ne donnait pas sa propre opinion sur ce sujet, ou du moins il l’enveloppait de ménagements, de circonlocutions, de contradictions sans doute affectées. Il n’est pas de la nature d’une compagnie commerciale, disait-il, d’avoir des possessions semblables ; puis il ajoutait que la couronne ne le pouvait pas davantage ; qu’un revenu aussi considérable mis à sa disposition ne pouvait manquer de mettre en péril les libertés de l’Angleterre, etc. Le ministre parla avec les plus grands éloges de la conduite tenue par Clive au milieu des circonstances les plus compliquées ; il s’étendit sur la difficulté de conduire des affaires du genre de celles de l’Inde ; il remarquait que cette difficulté ne pouvait se manifester sous un génie tel que Clive, mais commencerait à se faire sentir dès que les affaires passeraient à des mains ordinaires ; que le difficile n’était pas d’acquérir, mais de conserver. Le ministre s’informa ensuite soigneusement du temps que Clive comptait demeurer encore au Bengale ; s’il avait bien la ferme résolution d’agir par lui-même, de réaliser de ses propres mains le plan qu’il proposait, car c’était là la condition principale du succès. Il se fit raconter les vastes projets de Dupleix, les grandes choses exécutées par Bussy dans le Deccan, témoignant la plus vive admiration pour ces deux hommes extraordinaires. Le ministre rompit la conférence par la promesse de méditer sur les idées de Clive, et par celle de l’envoi prochain d’un secours de 4 vaisseaux de guerre et de 1,000 hommes. Dans sa lettre, Clive avait indiqué, tracé pour ainsi dire d’avance, la ligne de conduite que les événements de l’avenir forceraient à suivre, le résultat définitif auquel il faudrait arriver dans l’Inde. Le ministre ne vit pas avec moins de perspicacité les obstacles que l’exécution de ce plan devait rencontrer, les difficultés et les embarras qu’il ferait naître en Angleterre.

Fordes ayant obtenu l’autorisation de se rendre en Angleterre, le colonel Caillaud fut appelé du Carnatique pour prendre le commandement des troupes du Bengale où il arriva vers la fin de novembre. Il se rendit aussitôt à Mooshadabad, à la tête d’un détachement de 300 Européens, 1,000 Cipayes, 50 artilleurs et 6 pièces de canon. Clive le rejoignit au bout d’une quinzaine de jours, eut quelques conférences avec lui, prit certains arrangements avec le nabob, et repartit pour Calcutta. 15,000 chevaux et 32 pièces de canon de l’armée du nabob passèrent sous le commandement de Caillaud. À cette époque, Clive, quoiqu’il ne vît pas de danger de rupture immédiate entre le nabob et les Anglais, ne croyait pas à une continuation durable de la paix ; il écrivait à un des directeurs : « La paix est sans doute de tous les biens le plus désirable, mais il doit être obtenu l’épée à la main. » En effet, aucune autre alternative n’existait ; ou remettre en ce moment les choses sur l’ancien pied, ou se trouver toujours en mesure de défendre par la force les droits et les avantages récemment acquis. Esclave de l’habitude, dénué d’énergie, Meer-Jaffier était incapable de remédier il une situation devenant de plus en plus embarrassante. Le désordre de son administration augmentait de jour en jour. Il redoutait Meerum, dont l’impatience de monter sur le trône de son père éclatait incessamment ; et cependant n’osait prendre le parti de diminuer le nombre des troupes dont ce dernier disposait. C’est dans ces circonstances que Clive fut forcé par sa santé de quitter l’Inde et de retourner en Angleterre ; M. Holwell le remplaça provisoirement, en qualité de plus ancien membre du conseil ; il quitta l’Inde le 25 février, plus riche de fortune et de renommée qu’aucun des Européens qui l’avaient précédé ou accompagné dans ces parages. À Calcutta, ce départ fut regardé comme une calamité publique. « Il semblait, dit un historien contemporain, que l’âme abandonnait le corps du gouvernement anglais. » À la vérité ce deuil général ne fut pas partagé par le nabob ; tout en aimant la personne de Clive, il se trouvait blessé de sa supériorité ; il fut au fond charmé de ce départ ; il en fut de même de Meerum, qui se sentit plus libre, et se livra sans contrainte à tout l’emportement de son humeur.

Dès l’année précédente, avant son départ de Patna, Meerum avait déjà semé les germes d’une guerre nouvelle. L’injustice et la violence de ses procédés à l’égard de quelques uns des principaux officiers de la province avaient poussé ceux-ci à la révolte ; ils s’engagèrent réciproquement à soutenir les prétentions du Shah-Zada, dans le cas où ce dernier se déterminerait à tenter une nouvelle invasion. Plusieurs zemindars voisins entrèrent dans le complot. Le nabob de Poorania, ennemi mortel de Meerum, qui avait voulu le faire assassiner, levant l’étendard de la révolte, entra le premier en campagne ; il invita le prince à venir le joindre, mais la destinée de celui-ci touchait en ce moment même à une crise inattendue. Les Afghans s’étaient mis en marche sur Delhi, et le visir dans la crainte qu’ils ne parvinssent à s’emparer de la personne de l’empereur, fit mettre à mort le malheureux Alumgeer. Cette nouvelle atteignit le Shah-Zada au moment où il entrait dans la province de Bahar : le jeune prince prit immédiatement le titre d’empereur et le nom de Shah-Alaum, et conféra la dignité de visir à Suja-Dowlah, le nabob d’Oude. L’autorité impériale, bien que depuis long-temps dépouillée de toute réalité, n’en conservait pas moins tout son prestige sur les imaginations : l’empereur était annulé, mais le trône brillait encore de tout son éclat. Le nabob d’Oude se crut dans l’obligation de mériter le titre qu’il venait de recevoir, en mettant ses troupes et son argent au service du nouvel empereur ; d’ailleurs, il suffisait encore de savoir se servir de ce seul nom d’empereur pour rassembler promptement une nombreuse armée. Le prince et son visir marchèrent immédiatement sur Patna. Ramnarain savait toute la haine que lui avait vouée Meer-Jaffier, et combien elle rendait sa position précaire ; toutefois, il avait promis aux Anglais de lui demeurer fidèle, pourvu qu’ils consentissent à se rendre garants de sa propre sécurité ; et il tint parole. Ayant rassemblé une armée considérable où se trouvaient un corps de 70 Européens et un bataillon de Cipayes sous les ordres d’un officier anglais, il prit position sous les murs de la ville, dans le but de la protéger.

Le colonel Caillaud écrivit aussitôt à Ramnarain les plus pressantes sollicitations de ne livrer bataille dans aucun cas, par aucune considération, avant qu’il eût été renforcé par les Anglais et le corps de Meerum. Suivant toute probabilité, le rajah voulait se conformer à ces sages recommandations ; jusque là il s’était montré plus remarquable par ses talents en politique que par une grande ardeur guerrière. Quoi qu’il en soit, une action s’engagea cependant entre ses troupes et celles de l’empereur. Dès le commencement du combat le désordre se mit dans les rangs de l’armée de Ramnarain : ses troupes se débandèrent sans attendre le choc de l’ennemi ; quelques officiers le trahirent, lui-même fut dangereusement blessé. À la vue de cette déroute, à la nouvelle de la blessure du rajah, le commandant des troupes anglaises se hâta de marcher au secours de celui-ci ; malheureusement il avait affaibli son petit corps de troupes en le partageant, et cette poignée d’hommes se trouvait dans l’impuissance de résister avec avantage à la multitude qui de tous côtés se ruait sur elle ; en peu de minutes tous les officiers européens furent hors de combat et les Cipayes en déroute. Les Anglais tentèrent alors hardiment de se frayer à la baïonnette un chemin jusqu’à Patna. En voyant cette audacieuse manœuvre, les Indous demeurèrent immobiles, saisis d’épouvante et d’admiration ; ils s’ouvrirent, s’écartèrent instantanément partout où se présentait la petite troupe européenne, qui regagna Patna sans difficulté. Frappé de cette supériorité de courage et de sang-froid sur les indigènes, Mogols ou Indous, un écrivain oriental, en racontant cette retraite de quelques Anglais à travers une armée victorieuse, s’écrie douloureusement : « Dieu, viens en aide à tes serviteurs dans l’affliction ; toi seul peux les délivrer de l’oppression sous laquelle ils gémissent[4]. »

Shah-Alaum et son visir ne surent point profiter de leur victoire. Au lieu de se porter immédiatement sur Patna, que leur livrait le désordre de l’armée ennemie, ils perdirent du temps à piller et rançonner les pays voisins ; ils s’amusèrent ensuite à recevoir des propositions de Ramnarain. Les négociations avaient duré jusqu’au 19 février ; Shah-Alaum apprenant alors l’arrivée des Anglais et de Meerum, qui n’étaient qu’à 28 milles, marcha à leur rencontre ; les deux armées furent bientôt en présence. Le colonel Caillaud voulait engager le combat dès le 20, Meerum s’y opposa : des astrologues qu’ils avaient consultés ne trouvaient pas de combinaisons d’étoiles favorables avant le surlendemain. Dès le matin de ce jour, Caillaud se mit en mouvement ; Meerum l’imita, mais ne marcha qu’avec lenteur, indécision ; il voulait faire différer le combat d’un jour de plus, car le lendemain promettait des étoiles plus favorables encore ; cependant, comme l’ennemi avançait, il fallut songer à se mettre en défense. Caillaud prit position entre deux villages qui couvraient les ailes de son corps d’armée ; il engagea Meerum à se placer en seconde ligne, de manière à ce que son centre fût couvert par le corps anglais et les villages. Meerum approuva d’abord cette disposition ; et néanmoins la modifia dans l’exécution ; il se jeta avec tout son corps d’armée à l’extrême droite ; là les 15,000 hommes se trouvèrent entassés dans un espace où leur front de bataille ne pouvait avoir cent toises d’étendue. Shah-Alaum qui aperçut cette faute sut en profiter : il marcha résolument sur l’aile droite des Anglais, la tourna, la déborda, puis, avec la même impétuosité, attaqua les troupes de Meerum, où le désordre ne tarda pas à se mettre. Caillaud, à la tête d’un bataillon de Cipayes, se porta immédiatement à leur secours ; il fait coup sur coup deux décharges à la distance de vingt toises, et charge en flanc les troupes de l’empereur ; celles-ci lâchent pied et sont aussitôt poursuivies par la cavalerie de Meerum. Caillaud voulait continuer cette poursuite ; mais Meerum s’y opposa, et sous prétexte de se faire panser d’une simple égratignure, il se hâta de retourner à Patna, s’y donner du loisir et du bon temps. Bien plus, les plus vives instances de Caillaud ne purent en obtenir un détachement d’un millier de chevaux avec lesquels celui-ci se proposait de harceler l’ennemi dans sa retraite. L’empereur put ainsi se retirer sans être inquiété, et se dirigea sur la ville de Bahar, à 10 milles du champ de bataille ; il l’atteignit la même nuit.

Huit jours se passèrent avant que Meerum pût enfin se décider à marcher sur Bahar. Lorsqu’il y arriva, Shah-Alaum en était déjà parti. L’inaction de Meerum et des Anglais lui avait inspiré le projet hardi de marcher sur-le-champ sur Moorshadabad, et il se flattait d’avoir le temps d’y arriver, et d’y faire le nabob prisonnier avant qu’ils ne se fussent mis en mouvement. Il se dirige vers cette ville en suivant les bords du fleuve et à grandes journées. Caillaud et Meerum, en apprenant cette nouvelle, se mirent aussitôt à sa poursuite ; s’étant embarqués avec leur corps d’armée, ils l’atteignirent au bout de trois jours. Toutefois Shah-Alaum ne désespéra pas de les gagner en vitesse ; il abandonna les bords du fleuve et s’enfonça dans les montagnes, se dirigeant toujours cependant sur Moorshadabad ; Caillaud le suivait de près, mais sans réussir à le rejoindre. À la fin de mars, après des marches nombreuses et pénibles, l’empereur déboucha dans la plaine du Bengale, à 30 milles à l’ouest de Moorshadabad. Meer-Jaffier, instruit de la marche de Shah-Alaum, avait rassemblé une armée et obtenu de la présidence un corps de 200 Européens ; de son côté, l’empereur s’était renforcé, chemin faisant, d’un corps de Mahrattes passé à son service. D’ailleurs il ne profita pas du chemin gagné sur Meerum et les Anglais ; au lieu d’attaquer tout-à-coup le nabob alors réduit à ses propres forces, à son tour il perdit un temps dont ses ennemis profitèrent. Dès les premiers jours d’avril, Caillaud et Meerum se disposaient à l’attaquer ; il ne les attendit pas, mit le feu à son camp et se dirigea à marche forcée sur Patna, en ce moment sans défense, livrée à ses propres ressources. Pour s’en emparer presqu’à coup sûr, il s’agissait seulement d’y arriver avant les Anglais et Meerum. M. Law, qui, sur l’invitation de l’empereur, avait quitté Chittapore et s’était mis en route pour l’aller joindre à son passage dans les environs, avait déjà jeté cette ville dans les plus vives alarmes. Mais Law, ignorant la situation où elle se trouvait, la supposant au contraire susceptible d’une longue défense, avait continué sa marche pour aller attendre l’empereur à Bahar. Le nabob de Poorania, à cette époque, avait jeté le masque et embrassé ouvertement la cause de l’empereur. S’il eût fait, de son côté, une tentative rapide sur la capitale de Ramnarain, rien ne pouvait l’empêcher de s’en rendre maître ; mais il ne prit pas sa résolution avec assez de promptitude. Le Rajah, aidé des Anglais de la factorerie, eut le temps de se mettre en mesure et de rassembler un corps de troupes avant l’arrivée de l’empereur. Ce dernier, à peine arrivé devant Patna, en commença le siège avec vigueur ; la brèche fut promptement faite, Law donna tout aussitôt l’assaut ; mais il fut repoussé. Deux jours après, une partie de la muraille étant abattue, la même tentative fut renouvelée et ne fut pas plus heureuse. Cependant la ville était dès lors en proie à la plus extrême consternation, elle s’attendait à un nouvel assaut pour la nuit suivante, et cette fois aucune espérance ne restait d’y échapper.

Caillaud, en apprenant le mouvement de Shah-Alaum sur Patna, avait détaché à sa poursuite un bataillon de Cipayes et 200 Européens d’élite, sous le commandement du capitaine Knox. Sans se laisser retarder par la chaleur brûlante du Bengale, marchant lui-même à pied à la tête de sa troupe, ce dernier fit en treize jours la route de Moorshadabad à Patna ; il arriva devant cette ville au moment même où tout se préparait pour un assaut général, que son apparition fit différer. Knox employa cette première nuit à reconnaître par lui-même le camp des assiégeants, et attaquant dès le lendemain, au moment du repos de l’après-midi, il les chassa de leurs ouvrages. Convaincu de son infériorité, Shah-Alaum se retira aussitôt dans le voisinage de Teekaury, où il attendit le résultat de négociations nouées avec Abdallah-Shah : ce dernier occupait alors l’ancienne capitale des empereurs mogols, d’où il commandait tout le haut Indostan. Shah-Alaum attendait encore du secours du nabob de Poorania, alors en marche pour venir le joindre. Le colonel Caillaud et Meerum avaient eux-mêmes quitté Moorshadabad en même temps que l’empereur ; ils arrivèrent, le 23 mai, à Rayamahl le rendez-vous général de leurs différents corps de troupes. Le nabob de Poorania se dirigeant à la même époque sur Patna, Caillaud envoya l’ordre au capitaine Knox de le harceler dans sa marche, jusqu’à ce que lui-même eût eu le temps d’arriver. Celui-ci, au milieu de l’étonnement général des habitants de Patna, qui ne pouvaient concevoir tant d’audace à la vue du petit nombre de ses troupes, fit ses préparatifs pour attaquer l’ennemi aussitôt qu’il paraîtrait.

Une partie des troupes de Ramnarain étaient bien sous ses ordres ; mais cette entreprise leur paraissant une véritable folie, elles se montraient peu disposées à la seconder. En revanche, le rajah Shitabroy, à la tête de 2 ou 300 hommes à sa solde, faisait paraître beaucoup d’ardeur à seconder les Anglais. L’armée du rajah de Poorania consistait en 12,000 hommes et 30 pièces de canon ; le corps de Knox en 200 Européens, un bataillon de Cipayes, 5 pièces de canon et les troupes de Shitabroy. Knox marche à la rencontre de l’armée du rajah aussitôt qu’on l’aperçut ; son intention était d’attaquer pendant la nuit ; en conséquence à peine se trouve-t-il dans le voisinage du rajah, qu’après un repos de quelques heures seulement, il marche vers lui. Mais l’obscurité ne permit pas au guide de retrouver son chemin ; la nuit se passa et errer çà et là, et le jour avait paru depuis deux heures quand les Anglais arrivèrent en vue du camp ennemi. L’occasion de le surprendre était perdue ; toutefois Knox, ayant à sa disposition un terrain favorable, n’hésita pas à attaquer : l’action s’engagea ; l’ennemi, dix fois plus nombreux, entoura sa petite troupe. Les habitants de Patna, du haut de leurs murailles, devinrent les spectateurs du combat qui décidait de leur sort ; on les voyait tour à tour en proie à l’espoir ou à la crainte, à la joie où il la terreur, suivant les différents incidents du champ de bataille et les nouvelles qui en arrivaient d’instant en instant. Le combat dura six heures entières ; au bout de ce temps le rajah de Poorania se retira, et le vainqueur le poursuivit jusqu’au commencement de la nuit. Dès que le succès de la journée fut décidé, Knox s’empressa d’en donner avis au résident anglais à Patna ; bientôt lui-même arriva avec le rajah de Shitabroy pour confirmer en personne cette bonne nouvelle. Mais son billet n’avait d’abord trouvé que des incrédules, dont sa présence augmenta long-temps le nombre. Les habitants, Ramnarain lui-même, ne pouvaient concevoir qu’un général s’absentât de son armée sans que celle-ci se dispersât ; ils s’obstinèrent quelque temps à prendre les vainqueurs pour des fugitifs. La vérité se fit jour enfin, et ce fut alors à qui adresserait les plus vives félicitations à Knox et à Shitabroy ; ce dernier, contre la coutume des chefs indous, avait en effet bravement payé de sa personne et partagé l’honneur de la journée. Le capitaine Knox, lui frappant, joyeusement sur l’épaule, s’écriait de temps à autre : « Voilà un vrai nabob, sur ma parole, un nabob comme je n’en avais pas encore vu. »

Après sa défaite, le nabob de Poorania changea la direction de sa route : au lieu de persister à aller rejoindre l’empereur, il marche vers le nord. Caillaud et Meerum ayant traversé le Gange, et s’étant mis à sa poursuite, l’attaquèrent promptement. À leur vue, le nabob déploya son armée comme s’il voulait combattre ; loin de là, il fit charger ses pierreries, son argent, ses effets les plus précieux sur des chameaux et des éléphants, abandonna son artillerie avec ses bagages les plus pesants, et se hâta de s’éloigner ; à peine échangea-t-il quelques coups de canon et de fusil avec les Anglais quand ceux-ci le serraient de trop près. Ce que les bruits populaires racontaient des trésors du nabob rendaient ceux-ci singulièrement ardents à cette poursuite : elle durait depuis quatre jours ; mais le soir du quatrième un orage terrible éclata sur le camp ; le tonnerre tomba sur la tente de Meerum et le tua sur le coup. La confusion se mit aussitôt dans son armée, qui fut au moment de se disperser ; Caillaud eut grand-peine à y maintenir quelque ordre, et se vit réduit, bien qu’à son grand regret, d’abandonner la poursuite du nabob et de ses trésors. Il craignait encore que l’empereur ne profitât de cette circonstance pour faire une tentative sur la province de Bahar ; en conséquence, il rétrograda sur Patna, où il arriva le 29 juillet, et distribua dès le lendemain ses troupes dans leurs quartiers d’hiver. La mort de Meerum fut, à cette époque, une perte pour Meer-Jaffier et les Anglais : il rachetait beaucoup de mauvaises qualités par une énergie sinon grande en elle-même, au moins bien supérieure à celle de son père. Tout en se montrant impatient de l’état de dépendance et de sujétion où le mettait la présence des Anglais au Bengale, il n’en comprenait pas moins la nécessité de leur alliance. Quand il n’était pas emporté par la passion, il cédait volontiers à l’influence de Clive ; plus d’une fois ce dernier lui fit abandonner des projets dont l’exécution aurait été funeste. Il compromit quelquefois les intérêts de Meer-Jaffier par ses mauvais traitements à l’égard des grands officiers d’état. Toutefois il était généreux envers les simples soldats, et s’était en définitive concilié leur affection.

Après le départ de Clive, M. Holwell, comme le plus ancien membre du conseil, avait succédé provisoirement à la présidence ; il fut remplacé, dans le mois de juillet, par M. Vansittart, le gouverneur définitif. Les circonstances étaient critiques : à la nouvelle de la mort de Meerum, les troupes s’assemblèrent tumultueusement devant le palais du nabob ; elles réclamèrent à grands cris leurs arrérages, mêlant à des lamentations sur la mort de son fils de nombreuses injures pour Jaffier ; sa vie fut un moment en danger. Si elle fut sauvée, ce fut seulement par l’intervention de Meer-Caussim, son gendre, sur la promesse d’être proclamé l’héritier du trône à la place de Meerum, s’entremit entre le nabob et les troupes : il paya de son argent une portion de la solde réclamée, et pour le reste les engagea à se contenter de promesses dont il se portait caution. Depuis ce moment la situation du nabob, pénible depuis long-temps, n’avait fait qu’empirer : son trésor était demeuré vide ; ses troupes, toujours au moment de se mutiner, erraient çà et là par bandes ; ses habitudes d’indolence et de volupté l’avaient rendu odieux au peuple comme à l’armée. Le gouvernement de Calcutta partageait lui-même tous les embarras du nabob, et, n’en tirant plus rien, se trouvait, par contre-coup, dans l’impossibilité de payer ses propres troupes. Les Anglais n’avaient plus qu’à choisir entre ces deux partis : ou se procurer de nouvelles ressources d’argent ou abandonner leur situation politique à l’extérieur pour se renfermer dans les murs de Calcutta. Pénétré de la gravité de ces circonstances, Holwell, pendant sa courte administration, avait ouvert dans le conseil l’avis d’abandonner Meer-Jaffier et de se réunir à l’empereur, en acceptant les offres que ce monarque ne cessait de faire, comme Shah-Alaum était alors véritable et légitime souverain du Bengale ; cet avis ne manquait pas d’une certaine apparence de justice et de légalité ; toutefois c’était, d’un autre côté, une sorte de trahison à l’égard de Meer-Jaffier, qui avait eu une si grande part dans la fortune des Anglais au Bengale, qui en avait été l’occasion, sinon l’auteur. Ce souvenir des anciens services de ce dernier inspira aux membres du conseil l’idée d’un parti mixte : ce fut de lui laisser le nom de nabob, mais de faire passer l’autorité en d’autres mains plus capables de l’exercer. Or, Meer-Caussim était alors vis-à-vis Jaffier ce que celui-ci avais été jadis vis-à-vis Suraja-Dowlah. Un traité fut conclu avec Meer-Caussim, par lequel la présidence s’engageait à lui remettre tout le pouvoir de l’administration, pendant que Jaffier conserverait pourtant le titre de nabob. En revanche, Meer-Caussim s’engageait à assurer à la Compagnie le revenu des trois districts de Burdwan, Midnapore et Chittagore ; d’acquitter les dettes de Jaffier, enfin de faire à la présidence un présent de 5 lacs de roupies pour les frais de la guerre du Carnatique.

Le traité fut signé le 27 septembre 1760 ; le 2 octobre, Vansittart, accompagné du colonel Caillaud et d’un détachement de troupes, se rendit à Moorshadabad pour persuader à Meer-Jaffier d’agréer l’arrangement qui venait d’être conclu. Il s’y refusa, Le gouverneur hésitait sur le parti à prendre, et répugnait à avoir recours à la force ; mais Meer-Caussim, qui comprenait tout le danger de sa situation si Jaffier conservait le pouvoir, reprocha amèrement à ce dernier l’inconséquence de conclure un arrangement semblable au leur et à ne pas oser l’accomplir. Il le somma de tenir sa parole, et le menaça, dans le cas contraire, de se retirer auprès de l’empereur avec ses troupes et ses trésors. Le gouverneur se rendit aux instances de Meer-Caussim : le palais du nabob fut occupé par des troupes ; on essaya de lui persuader qu’il n’existait aucun projet contre sa personne et sa fortune personnelle ; qu’il s agissait seulement d’une réforme dans son gouvernement opérée par son gendre ; que ce dernier n’agirait qu’en qualité de son député. Meer-Jaffier répondit avec dédain qu’il entendait ce langage, qu’il connaissait trop les hommes et les choses pour en être la dupe. À ces derniers instants d’un pouvoir expirant, il laissa voir ou recouvra quelque dignité : « C’est vous, dit-il, qui m’avez placé sur le musnud, vous pouvez m’en retirer si bon vous semble ; mais si vous trouvez convenable de manquer à vos engagements, moi je veux être fidèle aux miens. » Il demanda qu’on lui permît de se rendre auprès de son ami Salabut-Jung, dont il saurait obtenir justice, ou bien de se retirer à la Mecque ; dans le cas où ces deux demandes seraient rejetées, qu’il lui fût du moins loisible d’aller vivre à Calcutta avec sa femme et ses enfants.

Cette mesure ne rencontra pas une approbation unanime dans le conseil ; deux membres, MM. Vereltz, Smith, rédigèrent une sorte de protestation en faveur des engagements autrefois pris avec Meer-Jaffier. Déjà d’ailleurs des germes de dissention existaient dans le conseil. Un de ses membres, M. Amyat, homme de mérite et d’énergie, plus ancien que Vansittart, n’avait pas vu sans un vif chagrin ce dernier appelé à la présidence ; par esprit de vengeance, il le contrariait dans toutes ses mesures. D’un autre côté, on savait les sommes énormes que son élévation au trône avait jadis coûtées à Meer-Jaffier ; on ne doutait pas que le même service n’eût été payé du même prix par Meer-Caussim, et cette idée provoquait dans le conseil des sentiments d’envie et de jalousie contre ceux qui avaient participé à cette dernière révolution. Le conseil spécial, qui n’avait pas donné l’autorisation de déposer Meer-Jaffier, mais seulement d’opérer certaines réformes dans le gouvernement, ne pardonnait pas au gouverneur d’avoir outre-passé ses pouvoirs. Estimable et respectable comme individu, avec les meilleures intentions du monde, Vansittart ne possédait d’ailleurs nullement les qualités de l’homme d’État, indispensables dans le poste élevé et dans les circonstances difficiles où il se trouvait ; à compter de ce moment, il ne trouva plus de concours dans les membres du gouvernement. L’esprit de rapine et de cupidité né de la révolution qui avait mis Meer-Jaffier sur le trône se montra plus que jamais après celle qui l’en avait renversé ; mille intrigues coupables se nouèrent et se dénouèrent incessamment à Calcutta ; mais cela même était une preuve que Vansittart manquait de cette supériorité d’esprit qui sait prévenir ces inconvénients ou les dominer. MM. Verelts, Smith, Amyat, Ellis et le major Carnac, membres du conseil, se trouvèrent bientôt réunis en une opposition systématique au gouverneur. Dans les dernières transactions, le désir d’imiter Clive, le premier qui fit et défit des nabobs, au moins au Bengale, car Dupleix avait déjà donné cet exemple dans le Carnatique, ce désir, disons-nous, n’avait peut-être pas été sans influence sur la conduite de Vansittart ; on le lui reprochait du moins. Mais il est difficile et dangereux d’imiter un homme de génie dans des circonstances nécessairement différentes de celles où lui-même s’était trouvé.

Dans l’espace de quelques mois Meer-Caussim paya les arrérages de solde dus aux troupes anglaises à Patna, et donna 6 lacs de roupies en à-compte de ce qu’il devait à la Compagnie ; il remplit le trésor de Meer-Jaffier ; ses propres troupes reçurent désormais leur solde avec exactitude. Le major Carnac, qui vint dans le mois de juillet en prendre le commandement, les trouva pleines d’ardeur et impatientes d’entrer en campagne. L’empereur était alors à Giahb-Munpore où il faisait tous ses efforts pour recruter son armée, en ce moment bien peu nombreuse. Le major Carnac se proposait de le contraindre à évacuer la province de Bahar. À la tête des Anglais, des troupes de Ramnarain, de celles du nabob, après une marche forcée de trois jours il se présenta tout-à-coup devant le camp impérial ; et l’empereur surpris, contraint d’accepter malgré lui la bataille, fut promptement mis en déroute. M. Law, le commandant du corps français au service de Shah-Alaum, demeuré sur le champ de bataille, tomba entre les mains des Anglais. Ici nous cèderons pour un moment la parole à un historien indigène. « Lorsque Shah-Alaum quitta le champ de bataille, la poignée d’hommes qui suivaient Law, découragés par cette fuite, fatigués de la vie errante qu’ils menaient depuis long-temps, imitèrent l’exemple de l’empereur et le suivirent. Law, se trouvant ainsi seul et abandonné, ne put pourtant se résoudre à s’enfuir : il s’adossa à un de ses canons, et, demeurant ferme dans cette position, attendit le moment de mourir. Ceci étant rapporté au major Carnac, il quitta le principal corps d’armée, et, accompagné du capitaine Knox, de quelques autres officiers et d’un petit nombre de Cipayes, s’avança vers l’homme au canon. À une certaine distance, ils mirent pied à terre, les officiers ôtèrent leurs chapeaux, et chacun agita le sien, comme pour faire un salam ; ce salut fut rendu par Law, et il s’ensuivit quelques pourparlers dans leur langue. Le major Carnac, après avoir adressé à celui-ci de nombreux éloges sur sa bravoure et sa persévérance, ajouta : « Vous avez fait tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme de courage, votre nom sera transmis à la postérité par la plume de l’histoire ; maintenant détachez le glaive de vos reins, bannissez de votre esprit toute idée d’hostilité avec les Anglais, et venez avec nous. » Law répondit qu’il n’avait aucune objection à faire si on permettait qu’il se rendit tel qu’il était ; mais que pour se rendre en quittant son épée, c’était une honte à laquelle il ne se soumettrait jamais ; qu’il ne tenait qu’à eux de prendre sa vie s’ils ne voulaient pas de cette condition. Le commandant anglais, admirant la fermeté de Law, consentit qu’il conservât son épée ; après cela, le major et les officiers se secouèrent la main avec le prisonnier, à la manière européenne ; de côté et d’autre disparut tout sentiment d’hostilité.

« Le major envoya chercher son propre palanquin, et y fit monter M. Law, qui prit aussitôt la route du camp. Ne se souciant pas d’être vu par quelques amis qu’il avait dans le camp anglais, il ferma les rideaux du palanquin ; néanmoins plusieurs officiers de sa connaissance, apprenant son arrivée, accoururent pour le voir : mais le major leur dit de remettre cela à quelques jours, que M. Law était trop en peine pour recevoir de la société, qu’il l’avait dispensé de paraître en public. Ahmet-Khan-Koteishee imagina faire sa cour aux Anglais en raillant le prisonnier de sa défaite, conduite qui n’a rien d’étrange si l’on considère le temps où nous vivons et la société qu’il avait l’habitude de fréquenter ; Ahmet-Khan donc, ayant écarté le rideau du palanquin, dit d’une voix et d’un air railleurs : « — Et Beeby (lady, madame) Law, où est-elle ? » Le major et les officiers, choqués de l’inconvenance de la question, réprimandèrent le questionneur d’un regard sévère ; le major lui adressa des paroles plus sévères encore : « Cet homme, dit-il, a bravement combattu et mérite les égards de tous les hommes braves ; les impertinences que vous lui dites peuvent être bonnes chez vos compatriotes, mais nous, nous avons pour règle de ne jamais insulter un ennemi vaincu. » Ahmet-Khan, arrêté par cette admonition, se mordit la langue sans répondre un mot ; après avoir prolongé sa visite pendant une heure encore, il s’en alla tout honteux. Quoique ce fût un officier d’un grade élevé, un personnage d’importance, personne ne lui parla, ne l’accompagna, ne lui adressa le moindre salut au moment où il se retira. Cette réprimande est de nature à faire beaucoup d’honneur aux Anglais. Il font confesser, à la louange de ces étrangers, que si leur conduite sur le champ de bataille est digne d’admiration, d’un autre côté rien n’est plus modéré ni plus bienveillant que leur manière d’agir envers l’ennemi, soit sur le champ de bataille, dans la chaleur de l’action, soit dans l’orgueil qui suit la victoire. En cela, ce peuple paraît se conduire d’après les règles jadis données par nos anciens souverains et nos grands hommes[5]. » Depuis long-temps nous racontions des scènes de l’Orient d’après nos historiens européens ; il nous a semblé que le lecteur ne verrait pas sans intérêt une scène européenne racontée par un historien oriental.

Agissant de concert avec l’empereur, les zemindars de Beerboom et de Burdwan, deux importants districts du Bengale peu éloignés de Moorshadabad, prirent les armes. Meer-Caussim, sans perdre de temps, marcha contre eux ; soutenu par un détachement anglais, il les défit complètement, et réduisit ces deux provinces à l’obéissane. Immédiatement après la bataille, le rajah Shitabroy se rendit auprès de l’empereur, il était chargé de lui faire des offres de paix de la part du major Carnac. Le rajah sollicita aussi pour le major la permission de venir faire sa cour à Shah-Alaum dans le camp impérial. À cette époque, la sorte de sujétion où le tenaient les zemindars qui avaient embrassé sa cause commençaient à peser à l’empereur ; d’un autre côté, la dernière révolution arrivée à Delhi lui était favorable Abdallah-Shah, après une grande victoire sur les Mahrattes, l’avait reconnu empereur. Le major Carnac le traita comme tel, et le conduisit à Patna avec tout le cérémonial ordinaire. Inquiet de ces rapports subitement établis entre les Anglais et l’empereur, Meer-Caussim se hâta d’accourir ; mais, soit qu’il ne se crût pas en sûreté, soit qu’il se plût à refuser cette marque de déférence au descendant de Timour, Meer Caussim refusa de se rendre dans le camp impérial. La grande salle de la factorerie anglaise fut dès lors choisie pour l’entrevue de l’empereur et du nabob : deux tables à manger, recouvertes de drap, figurèrent un trône ; l’empereur s’y assit. Meer-Caussim lui rendit hommage dans les formes accoutumées, et en reçut l’investiture de nabob du Bengale, de Bahar et d’Orissa, sous la condition d’acquitter le tribut de 24 lacs de roupies. Après un court séjour à Patna, Shah-Alaum accepta les offres du nabob d’Oude, de quelques chefs d’Afghans qui avaient embrassé sa cause, et marcha vers sa capitale. Devenu visir, le nabob d’Oude s’était volontairement chargé de défrayer toutes les dépenses de la route. L’empereur, comme témoignage de sa reconnaissance des bons procédés du major Carnac, voulait accorder à la Compagnie un firman qui la mettrait en possession de la dewanie (ou ferme générale) des trois provinces de Bengale, de Bahar et d’Orissa ; la présidence pressentit les difficultés que l’exercice de ces fonctions feraient presque nécessairement naître entre elle et le nabob : elle déclina cette offre. Le projet de la présidence de Calcutta était d’aider l’empereur à remonter sur son trône et à faire reconnaître son autorité dans les provinces. La cour des directeurs y avait donné son assentiment ; mais le manque d’argent contraignit bientôt le gouvernement à abandonner tout ce plan de conduite.

Le manque d’argent était la grande difficulté du moment. Meer-Caussim, à force d’exactions, était bien parvenu à subvenir aux premières nécessités de son gouvernement ; il avait fait rendre gorge à une partie de ceux qui s’étaient enrichis sous le règne de son prédécesseur. Mais ces ressources ne tardèrent pas à être insuffisantes ; alors il convoita les riches dépouilles de Ramnarain et médita sa perte. Mais ce dernier, en échange de ses nombreux services, avait reçu des Anglais des assurances de protection, ce qui obligeait le nabob à agir avec prudence et lenteur. L’agent anglais à Patna avait ordre de protéger le rajah contre toute entreprise hostile. Meer-Caussim commença par demander à Ramnarain le règlement des comptes arriérés de son gouvernement. Vansittart et ses partisans étaient naturellement enclins à considérer avec des yeux favorables les actes de Meer-Gaussim ; et, en revanche, le parti de l’opposition dans le conseil, et qui n’avait pas participé à son élévation, était dans des dispositions contraires. Toutefois, il ne paraît pas que le gouverneur ait trempé dans la préméditation de mesures violentes contre Ramnarain ; mais à toutes les demandes d’argent de la présidence, demandes rendues nécessaires par les besoins du service, le nabob n’avait que cette réponse : « Les arrérages de Ramnarain sont le seul fonds dont je puisse disposer. » Vansittart finit par se laisser persuader de la nécessité d’obtenir de celui-ci le paiement des contributions arriérées. D’ailleurs, il se trouvait sous l’influence du préjugé populaire qui remplissait l’Inde de trésors. La guerre avait ravagé le gouvernement de Ramnarain ; il n’était en arrière que de trois années ; il s’était trouvé dans l’obligation d’entretenir une armée beaucoup trop considérable pour ses revenus ordinaires ; en dépit de tout cela, Vansittart n’en supposait pas moins les coffres du rajah regorgeant d’argent, d’or et de diamants.

Le colonel Coote et le major Carnac, commandant le détachement des troupes anglaises à Patna, savaient les projets funestes nourris par Meer-Caussim contre Ramnarain ; ils en avaient la preuve irrécusable, car le nabob avait même voulu leur persuader ; au moyen de riches présents, de lui abandonner celui-ci. Ils avaient consigné ce fait dans une dépêche envoyée par eux à la présidence ; mais ces deux officiers étaient opposés au nabob et au gouverneur, ce qui disposa ce dernier à ne voir dans cette dénonciation qu’une démarche hasardée, peut-être injurieuse pour lui-même. Vansittart en fut blessé, irrité ; il se trouva plus disposé que précédemment à céder aux insinuations du nabob : il finit par se laisser persuader que le gouvernement de celui-ci était au moment de périr s’il ne lui était permis de se faire justice dans cette occasion. Sous ces impressions, Vansittart, qui avait encore la majorité dans le conseil, prit une résolution ; fatale à sa mémoire : il rappela de Patna le colonel Coote et le major Carnac : c’était livrer Ramnarain. En effet, ces officiers avaient à peine quitté la ville, qu’il fut saisi et jeté en prison, sa maison fut pillée, et ses serviteurs livrés à la torture ; le nabob voulait obtenir de ceux-ci la révélation des trésors dont on le croyait possesseur. Pendant quelques jours, lui-même fut épargné : Meer-Caussin voulait voir d’abord l’effet produit à Calcutta par ces mesures violentes ; mais cédant bientôt à son impatience, il le fit exécuter. Les prétendus trésors de Ramnarain se bornèrent à une somme à peine suffisante pour les dépenses journalières de son gouvernement. Mais sa mort fit un grand tort aux Anglais : il était connu pour avoir été leur partisan ; les habitants de Patna, de la province entière, s’indignèrent de voir ceux-ci, aussitôt que leurs nouveaux intérêts l’avaient exigé, non seulement le délaisser, mais le livrer au bourreau. Pour sa défense Vansittart allégua qu’il n’avait pas cru Meer-Caussim capable de se porter à de semblables extrémités ; toutefois en cette circonstance, la conduite du nabob était trop d’accord avec les habitudes orientales pour qu’il soit possible d’admettre une semblable excuse. « En tout cas, dit un noble historien, l’honneur du nom anglais n’aurait jamais dû être confié à de telles mains[6]. »

De nombreux dissentiments existaient depuis long-temps entre les directeurs et le conseil de Calcutta. La cour des directeurs avait vu souvent ses ordres méconnus ou désobéis quand ils se trouvaient en opposition avec les vues ou les intérêts des membres du conseil. Sur les derniers temps du séjour de Clive au Bengale, les choses allèrent de ce côté plus loin que jamais. La dernière dépêche signée par ce dernier, au moment même de son départ, contenait de violentes récriminations contre la manière d’agir des directeurs. Après s’être longuement étendus sur ce sujet, les signataires de cette lettre concluaient comme il suit : « Des dénonciations sans fondement et que vous ne vous êtes pas donné la peine de vérifier, ont eu à vos yeux le cachet de la vérité ; elles venaient cependant des gens qui ne visaient qu’à servir leurs propres intérêts, sans s’embarrasser aux dépens de qui. Ces derniers n’en ont pas moins reçu de vous des encouragements de nature à refroidir le zèle de vos employés, soit ici, soit ailleurs. Il semble que leurs dénonciations aient été la seule source où vous ayez puisé les réflexions générales jetées à tout hasard contre les plus fidèles de vos serviteurs dans celle de vos lettres que nous avons maintenant devant nous ; elle nous donne la preuve qu’il suffit de quelque mécontentement particulier, de quelque intérêt personnel blessé pour effacer dans une heure le mérite de plusieurs années de services, et nous priver du rang et des profits qui sont naturellement l’aiguillon du zèle et de l’application de chacun. Le peu d’attention accordé à ces considérations dans les faveurs accordées sans discernement à certains individus, les censures prodiguées à d’autres sans plus de fondement, diminuent nécessairement le zèle de tous pour le bien de vos affaires, et, si cela continue, ne pourront manquer d’en amener la ruine et la destruction. Il est à craindre que, à l’exemple de ce qui se passe chez vous, vos vues personnelles ne prennent ici la conduite de toutes choses ; alors aucun gentleman ne demeurera à votre service que précisément le temps que ses propres affaires l’exigeront. Les choses étant dans cet état, il devenait de notre devoir rigoureux de vous le dire sans ménagement et sans déguisement. » Dans sa réponse à cette lettre, la cour des directeurs se montrait hautement offensée ; elle signifiait à tous ceux qui l’avaient signée de quitter immédiatement son service : c’étaient MM. Holwell, Pleydel, Summer… et M’Guire ; Clive depuis long-temps n’était plus au Bengale. La cour des directeurs faisait encore au conseil de Calcutta l’injonction la plus formelle de ne permettre à aucun de ces messieurs de prolonger son séjour dans l’Inde sous un prétexte quelconque. Elle voulait qu’ils fussent renvoyés en Angleterre par le premier navire qui mettrait à la voile ; mesure qui eut de grands résultats auxquels la cour ne s’attendait guère. Elle donna la majorité dans le conseil au parti opposé à Vansittart et à Meer-Caussim.

L’Inde est sillonnée en tous sens par de nombreuses lignes de douanes ; des postes de douaniers, échelonnés à des distances très rapprochées sur les routes et les rivières navigables, perçoivent les droits dus sur les marchandises, et les empêchent de passer jusqu’à ce que ces droits soient acquittés. De vastes édifices, nommés chokeys dans la langue du pays, étaient destinés à cet usage. Sur ce point, comme sur tout ce qui tenait au gouvernement, rien n’était fixe, stable ; les droits variaient d’un instant et d’un lieu à l’autre, , ce qui entravait de nombreuses difficultés le commerce intérieur. Aussi cet état de choses était-il la source de fréquentes querelles dans le Bengale entre les marchands anglais et les employés des douanes. Mettant à profit son crédit sur l’esprit d’un des prédécesseurs du nabob, la présidence en avait obtenu un firman qui exemptait de droits tout son commerce d’importation et d’exportation. À l’aide d’un dustuck (ou passeport) délivré par le président anglais, toute marchandise, importée ou exportée par là Compagnie circulait librement dans toute l’étendue du Bengale ; aucun poste de douane n’avait le droit de l’arrêter, de la visiter, ou de la taxer. D’ailleurs le commerce d’importation ou d’exportation de la Compagnie elle-même était le seul qui profitât de ce privilège ; le commerce fait à l’intérieur par ses agents, pour leur propre compte, y demeurait étranger. Plus tard les agents de la Compagnie essayèrent de participer à ce privilège individuellement, pour leur propre compte. D’abord ils avaient commencé par s’emparer d’une grande partie du commerce intérieur, se soumettant aux mêmes droits que les marchands indigènes, et sous la vigoureuse administration de Clive ils n’aspirèrent point au-delà. Mais plus tard, sous le gouvernement de Meer-Caussim, dont la faiblesse était plus évidente encore que celle de Jaffier, il arriva que les dustucks de la présidence furent fréquemment employés à protéger le commerce des agents de la Compagnie. Peu à peu le commerce intérieur se concentra tout entier dans les mains des Anglais, au détriment des marchands indigènes. Meer-Caussim, à peine sur le trône, fut accablé de réclamations à ce sujet ; lui-même, dans une lettre et la présidence sous la date du 26 mars 1762, se plaint vivement de cet état de choses, et fait le tableau des inconvénients qui en sont le résultat. Les chefs de factoreries de Calcutta, de Cossimbuzar, de Patna et de Dacca, agissant à la fois comme collecteurs, rentiers et magistrats, ne laissaient pas même l’ombre d’un pouvoir quelconque aux officiers du nabob. Mais là ne se bornait pas le mal : dans chaque ville, chaque village, chaque marché, les Anglais et leurs agents de toutes les sortes et de tous les degrés, ce qui finissait par embrasser la presque totalité de la population, trouvaient le moyen de se faire protéger par quelque dustuck et se refusait à acquitter tout droit de douane. Chacun de ces gens, disait le nabob, avec un bout de dustuck de la Compagnie, ne se considérait pas moins que la Compagnie.

Warren Hastings, destiné à jouer un si grand rôle dans le reste de cette histoire, Warren Hastings, alors résident à Banglepore, dans une lettre au président de la régence (vers la même époque, 1762), s’exprime dans des termes analogues. Il parle de la possibilité d’une rupture prochaine avec le nabob, provenant de tous les abus introduits dans le commerce intérieur des Anglais et leurs agents, et surtout de l’abus fait du nom anglais. Des multitudes de gens se revêtaient de l’habit de Cipaye, s’intitulaient Gostamach, et, à l’abri de ce titre et de cet habit redouté, franchissaient impunément toutes les lignes des douanes ; personne n’était assez hardi pour tenter quelque résistance. L’indolence habituelle et la pusillanimité des Indous concouraient également à dérober au gouvernement la connaissance de ces désordres. Warren Hastings, en naviguant sur le Gange, fut étonné du grand nombre de pavillons aux couleurs de l’Angleterre qu’il voyait flotter sur les deux rives ; pas un bateau ne montait ou ne descendait le fleuve qui n’en fût pourvu. « Je suis certain, disait Hastings, qu’à quelque titre qu’ils aient été arborés, il n’en saurait résulter rien de bon pour les revenus du nabob, la tranquillité de la province et l’honneur du nom anglais. » Dans ce voyage, un parti de Cipayes se rendant à une nouvelle station qui venait de leur être assignée, précédait Hastings, et il put observer à loisir l’esprit de rapine et de cruauté de ces hommes une fois livrés à eux-mêmes : à leur approche, les grandes villes formaient leurs bazars, les villages devenaient déserts ; de tous côtés les ruines et la dévastation indiquaient la route qu’ils avaient parcourue. À cette époque, il n’était pas rare de voir de riches marchands indigènes acheter le droit de se servir du nom de simples écrivains de la Compagnie : protégés par ce nom, ils rançonnaient et pillaient à leur aise le reste de leurs compatriotes. Des jeunes gens récemment arrivés pour occuper le poste le plus obscur, se trouvaient tout-à-coup à la tête de 3 ou 4,000 livres sterling de revenu ; la veille encore leur habit de voyage faisait toute leur fortune, et on les voyait tout-à-coup magnifiquement logés et faisant les honneurs d’une table splendide. Un historien, témoin de ce qu’il raconte, nous dit à propos de cet état d choses : « Un commerce intérieur sans paiement de droits fut alors pratiqué, qui engendra une multitude infinie d’actes d’oppression. Les agents anglais, ou gostamaohs, non contents de maltraiter le peuple, foulèrent aux pieds l’autorité du gouvernement, emprisonnèrent et maltraitèrent les officiers du nabob partout où ces derniers voulaient intervenir[7]. » De la durée de leurs usurpations les Anglais en avaient conclu la légitimité, d’où il arriva que les choses furent poussées, à l’extrême. Les collecteurs et les douaniers étaient maltraités, punis, lorsqu’ils se présentaient pour percevoir les droits sur les marchandises, c’était eux-mêmes qui semblaient en contravention avec la loi. Chose incroyable, et pourtant attestée par un grand nombre de témoins ! les indigènes se trouvaient forcés de vendre ce qu’il convenait aux marchands anglais d’acheter, d’acheter ce qu’il convenait à ces derniers de leur vendre. Les officiers et les magistrats du nabob en étaient venus à trembler devant le moindre marchand étranger.

Le nabob ne cessait d’adresser au conseil les plaintes les plus répétées sur cet état de choses ; le gouverneur s’efforçait, de son côté, d’y apporter quelque palliatif. Mais la majorité du conseil était opposée à son administration ; elle l’avait été à l’élévation de Meer-Caussim, ce qui eût sans doute suffi pour lui ôter toute volonté de remédier à ces désordres ; et de plus les membres de cette majorité en étaient empêchés par un sentiment bien autrement puissant, celui de l’intérêt personnel. Tous se trouvaient intéressés dans ce commerce intérieur ; et les plus haut placés parmi ceux qui s’y livraient, en retiraient par conséquent les bénéfices les plus considérables ; aussi non contents de se défendre, ils récriminaient. Tantôt ils accusaient Meer-Caussim de vouloir les ruiner pour les punir de s’être opposés à son élévation, tantôt ils reprochaient avec amertume à Vansittart d’abandonner des sujets anglais, des employés de la Compagnie à la merci d’un capricieux despote qu’il lui avait plu d’élever sur le trône. Parmi les fonctionnaires publics, un seul homme prêtait au gouverneur un ferme et loyal appui pour remédier aux désordres : c’était Warren Hastings. D’un autre côté, comme pour mettre le comble aux difficultés de cette époque, le nabob ne supportait qu’avec peine la dépendance où il était des Anglais ; il savait que ses ennemis étaient les plus nombreux au sein du conseil, on lui disait qu’ils étaient aussi les plus puissants de l’Angleterre, où ils ne cessaient de demander son détrônement. Au milieu de ces troubles, de cette irritation, de ces provocations réciproques, les Anglais et Meer-Caussim touchèrent plus d’une fois à une rupture ouverte, à la guerre.

Dans la vue de prendre quelques nouveaux arrangements, le nabob et le gouverneur convinrent d’une entrevue. Elle eut lieu le 30 novembre ; Vansittart était accompagné de Warren Hastings, comme conseiller. Le nabob se plaignit amèrement de la situation des affaires ; il s’étendit sur le tort que lui faisait éprouver le commerce intérieur ; il le représenta comme remplissant les provinces de troubles, menaçant le gouvernement d’une prochaine dissolution, et cependant ne profitant qu’à quelques individus, nullement à la Compagnie ; il le traita d’usurpation, et somma les Anglais d’y renoncer. Vansittart ne pouvait se dissimuler la justice des plaintes du nabob ; toutefois, comme les Anglais étaient en possession depuis déjà cinq à six ans de ce commerce, qu’il en résultait une sorte de prescription, il essaya d’en conserver les avantages, du moins en partie. Il proposa au nabob de l’autoriser à l’avenir, mais en soumettant les marchandises à un droit de 9 p. 100, payé une fois pour toutes sur le premier prix des marchandises, au lieu même de leur vente, droit fort inférieur à ceux payés par les marchands indigènes. Le nabob se laissa persuader, et Vansittart retourna à Calcutta ; ce dernier se flattait d’avoir conclu une excellente affaire en acquérant définitivement aux Anglais une source de profits qui ne se trouvait dans leurs mains qu’accidentellement. Cependant, au lieu des remerciements et des éloges auxquels il s’attendait, ce furent d’amers reproches, de violentes récriminations qui lui furent adressés. Le conseil condamna cet arrangement et refusa de le ratifier ; dans la séance du 1er mars 1763, à l’unanimité moins les deux voix de Vansittart et de Hastings, il adopta la résolution : Que le nouveau droit ni aucun autre ne seraient acceptés ; que cependant, comme un effet de leur propre libéralité et comme preuve de leur désir de conserver la bonne intelligence avec le nabob, ils consentiraient à se soumettre à un droit de 2 1/2 p. 100 sur le sel, mais sur le sel seulement. Le conseil, à la même majorité, décida qu’à l’avenir toute contestation entre les officiers du nabob et les agents des Anglais serait soumise, non pas aux tribunaux du pays, mais aux chefs des factoreries anglaises, en d’autres termes à la décision des parties intéressées. Au milieu de tous ces embarras, le nabob s’était occupé des préparatifs d’une expédition contre le petit royaume de Nepaul, qui passait pour abonder en or et en métaux précieux. Il entra effectivement en campagne ; mais, après avoir eu le dessous dans une affaire assez sérieuse avec l’ennemi, il abandonna ses projets. Avant son départ, regardant comme définitif l’arrangement conclu avec Vansittart, le nabob l’avait communiqué à ses officiers avec l’ordre de le mettre à exécution. Ces derniers s’étaient, en conséquence, mis en devoir de percevoir le nouveau droit, que de leur côté les Anglais refusèrent d’acquitter. De là mille scènes de désordre, de confusion et de violence. Les officiers du nabob avaient perçu le droit là où ils s’étaient trouvés les plus forts ; le plus souvent ils avaient été grièvement maltraités, même emprisonnés, car les Anglais avaient à leur service un grand nombre de Cipayes.

À son retour, le nabob apprenant tout ce désordre et la déclaration du conseil, écrivit au président pour se plaindre de ce procédé. Dans cette lettre, il allait jusqu’à prier les Anglais de le délivrer de la vice-royauté, fardeau pénible à porter dès qu’elle était dépouillée de tout pouvoir. Ne sachant plus à quels moyens recourir, il en vint à une mesure hardie qu’il méditait depuis long-temps. Il abolit tout-à-coup dans l’intérieur de ses États tout droit de douanes et de transit, se flattant de mettre de la sorte le commerce de ses sujets sur le même pied que celui des étrangers, en les sauvant d’une concurrence écrasante. Mais alors il arriva que ces mêmes membres du conseil qui avaient contesté au nabob le droit d’imposer le commerce étranger, lui contestèrent avec plus de violence encore le droit d’affranchir celui de ses sujets ; Vansittart et Warren Hastings furent encore les seuls qui reconnurent le droit du nabob d’agir comme il avait fait. La majorité du conseil se décida à envoyer en mission auprès du nabob deux de ses membres, MM. Amyat et Hay ; ceux-ci devaient faire tous leurs efforts pour le faire revenir sur sa décision ; mais ils le trouvèrent fort peu disposé à cela. Le résident anglais à Patna, M. Ellis, était un homme emporté, violent ; et comme il avait été opposé à la révolution qui avait mis Meer-Caussim sur le trône, ce dernier le regardait avec raison comme un ennemi personnel. Dans ces dernières circonstances on l’avait vu, à la tête de 500 Cipayes, empêcher la perception du nouveau droit par les officiers du nabob ; le sang avait été sur le point de couler. Il avait encouragé la même résistance dans le reste de la province. Aussi Meer-Caussim en était-il venu à croire que la résolution de le renverser du trône avait été récemment prise à Calcutta, et que ces scènes de désordre n’étaient que le préliminaire de cette révolution nouvelle. L’arrivée à Monghir de deux bateaux chargés d’armes pour les troupes de la présidence en garnison à Patna acheva de le confirmer dans ses soupçons. Il fit arrêter ces bateaux. Les instances réitérées de nouveaux envoyés finirent, il est vrai, à le faire consentir à relâcher les armes, toutefois à la condition expresse que M. Ellis serait remplacé comme résident : il ne voulait pas, répéta-t-il souvent, remettre à M. Ellis les verges dont celui-ci voulait le fouetter. Dans le cas où M. Ellis ne serait pas éloigné, il demandait du moins que les corps de troupes à sa propre solde cessassent d’être sous les mains de son ennemi, et fussent envoyées à Calcutta ou à Monghir.

Le conseil, unanime cette fois, considéra la capture des bateaux et la détention des armes comme une affaire extrêmement grave, dont il fallait s’occuper sur-le-champ. La députation reçut ordre de quitter le nabob si elle n’en obtenait le relâchement immédiat des bateaux. Ce dernier, nous venons de le dire, y avait déjà consenti ; mais, de son côté, M. Ellis ayant pris tout autres mesures, se préparait ouvertement à la guerre. La présidence l’avait autorisé à prendre, le cas échéant, toutes les mesures offensives ou défensives qu’il jugerait convenables ; il usait de cette faculté avec une précipitation extrême. On le vit, entre autres, faire fabriquer un grand nombre d’échelles qui ne pouvaient évidemment servir qu’à l’escalade du fort. Le nabob, instruit de tous ces détails ; croyant la guerre imminente, n’hésita plus : il donna l’ordre d’arrêter de nouveau les bateaux qui s’étaient déjà éloignés, et conserva pour otage M. Hay. M. Amyat eut la permission de retourner à Calcutta, pour instruire la présidence de l’état des choses. De son côté, M. Ellis fit une entreprise sur Patna : par ses ordres, le capitaine Cartair en escalada les murailles à l’aide de la nuit. Le gouverneur, après avoir tenté quelque résistance à la tête d’une partie de sa garnison, s’enfuit par la route de Monghir. Cette nouvelle portant à l’extrême l’irritation du nabob, il donna l’ordre de faire prisonniers tous les Anglais dont il serait possible de se saisir ; revenant sur sa résolution à l’égard de M. Amyat, il donna aussi l’ordre de l’arrêter. Ce dernier, qui s’éloignait sur l’un des bateaux, refusa d’obéir à cet ordre, il refusa de même de livrer les bateaux, et répondit par un coup de feu aux sommations des gens de Meer-Caussim. Ceux-ci, qui étaient nombreux, donnèrent l’abordage : un combat s’ensuivit, où M. Amyat et quelques autres payèrent de leur vie. Cependant la citadelle de Patna n’avait pas été surprise comme la ville ; de plus, dans l’intérieur de celle-ci, un palais fortifié était encore occupé par des soldats indous. À quelques milles de Patna, le gouverneur rencontra un détachement qui arrivait de Monghir : il apprit que la citadelle n’avait été ni prise ni même attaquée, et revint sur ses pas. Les Anglais s’étaient imprudemment dispersés, et s’occupaient à piller les maisons des habitants ; surpris, ils eurent à peine le temps d’enclouer leurs canons et de s’enfermer dans la factorerie. Le gouverneur vint les y assiéger, mais s’effrayant prématurément, ils l’évacuèrent pendant la nuit, et se dirigèrent vers la frontière d’Oude. Attaqués en chemin, ils mirent bas les armes, et furent envoyés à Monghir. D’un autre côté, la factorerie de Cossimbuzar était ainsi attaquée et pillée, et les Anglais qui s’y trouvaient faits prisonniers et réunis aux prisonniers de Monghir.

Le conseil, malgré l’opposition du président et de Warren Hastings, avait résolu de ne point entrer en arrangement avec Meer-Caussim, dans le cas où la guerre aurait lieu. Des négociations avaient été entamées avec Meer-Jaffier pour l’engager à remonter sur le trône. Celui-ci, emporté par le désir de régner encore, accepta avec empressement toutes les conditions qu’il avait plu au conseil de lui imposer. Aussitôt la guerre éclatée avec le nabob, le conseil fit proclamer la déchéance de Meer-Caussim et la restauration de Meer-Jaffier. L’armée anglaise entra immédiatement en campagne : elle consistait en 650 Européens, 1,200 Cipayes et un, régiment de cavalerie indigène ; peu de jours après elle fut grossie à Midnapore par un détachement de 100 Européens et un bataillon de Cipayes. Meer-Caussim envoya des troupes prendre position entre l’armée anglaise et Moorshedabad, dans le but de protéger cette ville. Mais ce corps d’armée, après une courte résistance, battit en retraite et se dirigea sur Gheria ; là il fut renforcé par les autres troupes de Meer-Caussim, entre autres par un corps commandé par un Européen du nom de Sumroo. Cet homme, aventurier allemand, était arrivé dans l’Inde comme sergent dans les troupes françaises et passé au service du nabob ; il avait dressé à l’européenne quelques centaines de Cipayes. Meer-Caussim se proposait d’introduire dans son armée la discipline et la tactique européennes. Le 23 juillet, l’armée anglaise s’étant avancée jusqu’à Chuna-Collee, emporta le lendemain les lignes de Mootejil, prit possession de Moorshedabad, et marcha aussitôt sur Gheria. Le 2 août, un engagement général eut lieu. L’ennemi rompit sur un point la ligne anglaise, s’empara de 2 canons et attaqua le 84e régiment en tête et en queue ; il renouvela plusieurs fois les mêmes efforts. Mais l’impétuosité des assaillants ne put triompher de l’inébranlable fermeté des Anglais : après un combat de quatre heures, le plus sanglant et le plus disputé qu’on eût encore vu dans les guerres de l’Inde, le champ de bataille leur demeura. L’ennemi abandonna son artillerie, 150 bateaux chargés de provisions, et fut chercher un refuge à Oodwa, petite place récemment fortifiée avec grand soin par Meer-Caussim ; lui-même y arriva presqu’au même instant. Le fort de Oodwa occupait un espace étroit entre une rivière qui baignait ses murailles et une montagne au pied de laquelle il était situé ; un fossé plein d’eau et d’une largeur de 50 à 60 pieds l’entourait ; le environs consistaient en marais qui rendaient d’une difficile exécution les travaux d’un siège. Après un mois d’investissement, les Anglais se décidèrent à une entreprise hardie, mais de nature à réussir : le 5 septembre, pendant qu’une fausse attaque était simulée du côté de la rivière, une attaque réelle fut effectuée du côté de la montagne ; et elle eut un plein succès, malgré la vive résistance de l’ennemi. Dans la forteresse se trouvaient plusieurs prisonniers dont on croyait la plupart morts depuis long-temps ; et, suivant quelques uns, Ramnarain lui-même ; Meer-Caussim, plus exaspéré que jamais, les fit mettre à mort à la première nouvelle de l’approche des Anglais. Pendant le siège de Oodwa, ce dernier avait pris position à quelque distance ; dès qu’elle fut prise, il se dirigea en grande hâte sur Monghir où il passa quelques jours à rétablir un peu d’ordre dans son armée, à mettre en sûreté ses objets les plus précieux. Il prit ensuite la route de Patna, traînant à sa suite les prisonniers anglais, qu’une nouvelle victoire de leurs compatriotes menaçait d’une mort imminente.

Le major Adam, mettant à profit ses succès, alla mettre le siège devant Monghir. La brèche fut praticable dès le commencement d’octobre ; mais la garnison, composée de 2,000 Cipayes, se rendit sans attendre l’assaut. Le major s’occupa aussitôt de Patna. Meer-Caussim avait attendu dans cette ville les résultats du siège, et là se trouvaient les prisonniers anglais ; au bruit de l’approche de l’armée anglaise, il écrivit au major Adam : « Si vous faites un pas de plus, je vous envoie la tête de M. Ellis et celles de vos autres chefs. » Cent cinquante Anglais, de tout rang et de toute profession, se trouvaient alors dans les mains du nabob. Le major Adam écrivit à Ellis et à Hay, qui se trouvaient parmi les prisonniers, de chercher à s’échapper par tous les moyens possibles, ou de racheter leur vie par des promesses qu’il s’engageait sur son honneur à ratifier. Ellis et Hay répondirent, tant en leur nom qu’à celui des autres Anglais : « Nous ne pouvons nous échapper ; mais, nous vous en prions instamment, que vos opérations militaires ne soient pas un instant retardées à cause de nous. » L’armée anglaise continuant à s’approcher de Patna, Meer-Caussim se décida à l’évacuer. Avant son départ, il chargea Sumroo de faire périr les prisonniers, dont un seul fut épargné : c’était un chirurgien, qui, dans l’exercice de sa profession, avait capté les bonnes grâces du nabob. Le major Adam, instruit de cet ordre barbare, fit offrir à Meer-Caussim la faculté de se retirer avec ses trésors, ses femmes et ses enfants, où bon lui semblerait, à condition que les prisonniers seraient épargnés ; Meer-Caussim, préférant les plaisirs de la vengeance, rejeta cette proposition. Patna avait des fortifications en mauvais état ; quoique défendue courageusement par la garnison, elle fut prise d’assaut le 6 novembre. Toute résistance devenait inutile de la part du nabob : il se réfugia dans les états du nabob-visir d’Oude, décidé à implorer sa protection. À cette époque, l’empereur et son visir étaient campés aux environs d’Allahabad : tous deux reçurent le fugitif avec les plus grandes marques de distinction. Il acheva de gagner les bonnes grâces de l’empereur en menant à fin, a l’aide de ses Cipayes disciplinés à l’européenne, une expédition contre les Bundelas que ce dernier méditait depuis long-temps. Lui, l’empereur et le visir se rendirent alors à Bénarès : le visir méditait déjà pour son propre compte la conquête des trois belles provinces soumises à Meer-Caussim.

Le major Carnac avait pris au commencement de mars le commandement des troupes. Le désordre et l’insubordination régnaient alors dans tous les rangs de l’armée. Quoique incessamment pressé par le conseil de porter la guerre dans les États du nabob, le major, vu la disposition des esprits, soit des officiers, soit des soldats, n’osa pas prendre cette résolution hardie ; d’ailleurs les vivres n’étaient pas assurés. Loin de là, il fit un mouvement rétrograde pour prendre position sous les murs de Patna. Pendant ce temps, Meer-Caussim, ayant rallié son armée, avait passé le Gange : le 3 mai, il se montra devant les Anglais en ordre de bataille ; commença l’action par une vive canonnade, et en vint bientôt à une vigoureuse attaque générale. Sumroo, à la tête d’un corps d’infanterie d’élite, soutenu par une nombreuse cavalerie, attaquait les Anglais de front ; le reste de l’armée essayait de les tourner pour les prendre en queue. Ces derniers, bien qu’ils ne fissent aucun mouvement, n’en manifestèrent pas moins d’une manière éclatante, et par leur immobilité même, leur fermeté ordinaire. Les Cipayes, sur qui tomba presque tout le poids de la journée, déployèrent une admirable bravoure ; Les troupes de Meer-Caussim furent repoussées ; mais le combat avait duré depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, les vainqueurs, rendus de fatigue, ne purent poursuivre le succès de la journée. Sumroo, ayant rallié ses troupes, opéra sa retraite en bon ordre, et prit position en vue des murs de Patna. La nuit et la journée suivante, la cavalerie de Meer-Caussim ne cessant de harceler les Anglais, les tint sur un qui vive perpétuel ; elle les menaçait incessamment d’une nouvelle attaque, sans leur laisser la possibilité de prendre eux-mêmes l’offensive. Mais la saison des pluies approchait, les dépenses entraînées par l’entretien de troupes fort nombreuses ; commençaient à épuiser le trésor du visir ; cette dernière considération le détermina à opérer sa retraite avec précipitation. Pendant la durée de la campagne, il était secrètement entré en négociations avec Meer-Jaffier et les Anglais. Mais ceux-ci exigeaient, comme préliminaires de tout engagement, que Meer-Caussim et Sumroo, contre lequel les massacres de Patna les avaient exaspérés, leur fussent livrés : de son côté, le visir ne demandait rien moins que la cession de la province de Bahar tout entière ; aussi rien n’avait été conclu. Pendant ce temps, l’empereur, qui s’était dégoûté de son visir, envoya au major Carnac quelques messages à ce sujet : il offrait de conclure une alliance personnelle avec les Anglais = mais le major n’osa pas se mettre tant d’affaires sur les bras. Il n’osa pas davantage se hasarder à poursuivre le visir Suja-Dowlah ; il se contenta de faire menacer par un fort détachement les frontières d’Oude, ce qui eut pour résultat de hâter la retraite du visir.

Depuis long-temps la discipline de l’armée avait souffert de graves atteintes. Les soldats, tant Européens qu’indigènes, méconnaissaient l’autorité des officiers, désertaient par bandes, ne cessaient de réclamer une augmentation de paie et une donation qu’ils prétendaient leur avoir été promises au nom du nabob. Les officiers n’étaient pas animés d’un meilleur esprit : un grand nombre d’entre eux passaient journellement au service des princes du pays. Tout-à-coup, pendant le séjour de l’armée à Patna, ces mauvaises dispositions éclatèrent en une sédition ouverte Le major Munro, appelé de Bombay au commandement de l’armée, était arrivé à la tête d’un détachement mi-partie de troupes royales, mi-partie de troupes indigènes. Peu de jours après son arrivée un bataillon de Cipayes, moins ses officiers, se mit en marche pour passer à l’ennemi avec armes et bagages, tambour en tête. Munro détache aussitôt à la poursuite de ce bataillon un corps de troupes sur lequel il croyait pouvoir compter ; les Cipayes, surpris pendant leur sommeil, au réveil se trouvent prisonniers. À leur retour au camp, toutes les troupes étaient sous les armes ; le général ordonne aux officiers de ce bataillon de désigner les 50 plus mutins, et parmi ceux-ci on fait un nouveau choix de 24 présumés les plus coupables. Une cour martiale est aussitôt formée et assemblée. Munro, dans une courte allocution, expose aux officiers qui la composent qu’ils tiennent dans leurs mains le sort de l’armée, qu’il leur appartient de la sauver par la punition des coupables, ou de l’anéantir en les laissant impunis. On procède au jugement : en peu de minutes, les 24 soldats déclarés coupables sont condamnés à mort à l’unanimité ; seulement le genre du supplice est abandonné à la volonté du général en chef. Munro ordonne que 4 de ces soldats soient attachés à la bouche d’autant de canons chargés. En entendant cet ordre, 4 grenadiers cipayes qui se trouvaient parmi les condamnés sortent des rangs : ils réclament comme leur droit de marcher les premiers en cette occasion, comme en toute autre, démarche qui toucha profondément ceux qui en furent témoins. Les soldats chargés de l’exécution appartenaient à la marine ; un de leurs officiers nous dit[8] : « C’étaient de tous les points d’endurcis garnements ; il s’en trouvait parmi eux qui sans faire la grimace avaient fait sauter la cervelle de Bing ; » pourtant on vit des larmes rouler sur leurs joues basanées à l’aspect du mâle courage et de la résignation de ces braves grenadiers cipayes. Chacun fut attaché à la bouche d’un canon. En dépit de l’émotion qui se manifestait dans l’armée, des prières et des représentations de plusieurs officiers, Munro fut inexorable : les 20 autres soldats condamnés subirent à leur tour le même supplice.

Le 15 septembre, le major Munro, ayant rappelé ses divers corps de leurs cantonnements, s’avança vers la Soane. Le principal passage était défendu par quelques ouvrages récemment élevés. Munro envoie un détachement pour traverser la rivière un peu au-dessous. Ce détachement ayant effectué cette opération, attaqua aussitôt l’ennemi en flanc, et grâce à cette manœuvre, le gros de l’armée anglaise put traverser lui-même la rivière sans difficulté. Les deux armées se trouvèrent en présence dans les environs de Buxar. Le major Munro prit position à une portée de canon de l’ennemi, la gauche appuyée au Gange, ayant ses derrières couverts par le village et le fort de Buxar ; son projet était d’attaquer cette nuit même, espérant surprendre l’ennemi par la promptitude de cette résolution. L’empereur, le visir et Meer-Caussim se trouvaient dans l’armée ennemie ; Sumroo à la tête de son corps discipliné, en était vraiment l’âme et le chef. Faute de renseignements positifs sur le nombre et la position de l’ennemi, sur les abords de leur camp, le général anglais s’était pourtant trouvé contraint de renoncer à cette attaque nocturne. À huit heures du matin, on vit l’ennemi se mettre en mouvement et marcher vers les Anglais en ordre de bataille ; sur les neuf heures, le feu s’engagea des deux côtés avec vivacité. À la tête des Cipayes, reconnaissables au bon ordre qu’ils conservaient et à la régularité de leurs manœuvres ; Sumroo chargea plusieurs fois les Anglais ; les troupes du visir et de l’empereur, avec moins d’ordre, ne montrèrent pas moins de résolution ; l’attaque n’en vint pas moins échouer, comme toujours, contre le sang-froid et la fermeté anglaise. Après plusieurs tentatives toujours infructueuses, l’ennemi se retira lentement et sans désordre. Profitant de ce moment, le major Munro ploie sa ligne en colonne, et poursuit le visir et Meer-Caussim naguère assaillants : dans leur retraite, ceux-ci font sauter plusieurs magasins ou dépôts de poudre. Le major continue à les suivre de fort près ; mais ils le devancent pourtant de quelques minutes à un pont de bateaux sur une rivière profonde et rapide, à deux milles du champ de bataille. Sumroo détruisit le pont après l’avoir passé, ce qui permit aux troupes de Suja-Dowlah d’échapper aux Anglais. La bataille avait duré depuis neuf heures jusqu’à midi, avec des chances incertaines. Suja-Dowlah laissa 6,000 hommes sur le champ de bataille, et sa défaite fut un coup dont il ne se releva jamais. C’était le seul chef mogol dont les forces fussent encore considérables, et dont la puissance fût demeurée jusque là solidement établie. L’empereur passa de la tutelle du visir sous celle des Anglais, devenus dès ce moment la puissance prépondérante de cette partie de l’Inde. Le jour suivant, l’empereur abandonna en effet le camp de Suja-Dowlah, dont il prétendait n’avoir été jusque là que le prisonnier ; avec son gendre, sa famille et un petit corps de troupes, il vint camper dans le voisinage des Anglais.

Suja-Dowlah s’était réfugié à Bénarès. À peine y fut-il arrivé, qu’il envoya aux Anglais des propositions de paix : il offrait 25 lacs de roupies pour les frais de la guerre, 25 pour gratification à l’armée, 8 pour le major Munro lui-même. Mais les Anglais exigeaient toujours que, comme préliminaires de toutes négociations, Sumroo et le nabob leur fussent d’abord livrés. Le visir avait déjà cruellement violé les lois de l’hospitalité à l’égard de ce dernier : lui ayant cherché querelle à propos d’un retard dans le paiement d’un subside mensuel, il avait fait saisir ses trésors et le tenait emprisonné ; toutefois, il n’osait braver la honte de livrer ce prisonnier aux Anglais. En revanche il proposait de lui laisser les moyens de s’échapper. Quant à Sumroo, il offrait de le faire assassiner ; or le major Munro repoussait de toutes ces forces cette façon de se défaire d’un ennemi. La négociation cessa ; mais peu après, Meer-Caussim trouva le moyen de s’échapper, et se réfugia, accompagné de Sumroo, chez les Rohillas, où il avait déjà fait passer quelque argent et quelques pierreries. Les négociations avec l’empereur ne rencontrèrent aucun obstacle : par un firman impérial, il cédait aux Anglais la province de Gauzeepore et le reste du territoire de Bulwant-Sing dont ils possédaient déjà une partie ; et de leur côté ceux-ci s’engageaient à le remettre en possession d’Allahabad et du reste des États de Suja-Dowlah. Tous les frais de l’expédition devaient être remboursés plus tard par l’empereur.

Meer-Jaffier dévoré de la soif de régner, avait accepté sans réflexion toutes les conditions qu’il avait plu au conseil de lui imposer comme prix de son rétablissement sur le trône. Il s’était engagé à confirmer la donation des provinces de Burdwan, Midnapore et Chittagong, pour entretien des troupes anglaises ; à affranchir de tous droits le commerce particulier des employés de la Compagnie, excepté de ce droit de 2 et 1/2 p. 100 sur le sel que les employés s’étaient offert d’eux-mêmes à payer ; à réformer les mesures prises par Meer-Caussim quant à l’affranchissement général des droits sur toutes les marchandises : à rétablir, au contraire, les anciens droits sur toutes, excepté pour celles appartenant aux Anglais ; à maintenir 12,000 hommes de cavalerie et 12,000 d’infanterie ; à payer à la Compagnie 30 lacs de roupies pour ses pertes et les dépenses de la guerre ; à indemniser les particuliers de leurs pertes personnelles ; enfin à ne permettre à aucune autre nation européenne d’élever des fortifications dans les provinces de sa domination. Ces conditions par elles-mêmes étaient déjà bien difficiles à remplir pour Meer-Jaffier ; toutefois, comme après la campagne les finances de la Compagnie se trouvaient totalement épuisées, ce fut à lui que le conseil s’adressa pour se procurer de nouvelles ressources. Celui-ci consentit à payer, en outre des engagements déjà contractés, 5 lacs de roupies par mois pour les dépenses courantes de la guerre. Les compensations pour les pertes n’ayant pas reçu d’évaluation définitive, furent poussées à des sommes énormes. À la conclusion du traité, elles avaient été fixées, sur la demande du nabob d’avoir une évaluation positive de la dette qu’il contractait, à 10 lacs ; peu après, cette évaluation fut portée à 20 lacs, puis à 30, puis à 40, enfin à 53 lacs de roupies. Cependant le revenu des trois districts cédés à la Compagnie, et le paiement mensuel pour les frais de la guerre, constituaient déjà au profit de la Compagnie la moitié, si ce n’est plus, des anciens revenus du nabob ; c’est Clive qui le dit lui-même : « Mais ce n’est pas tout, continue Clive : il semblait avoir la faculté de toucher pour son compte l’autre moitié ; cependant, au fond, il n’était autre chose pour cette autre moitié qu’un banquier sur lequel tout employé de la Compagnie pouvait tirer (par le moyen d’indemnités pour pertes ou de présents) tout autant et tout aussi souvent que cela lui plaisait[9]. » À toutes ces causes de ruine venait s’ajouter la conduite de tous les agents subalternes et des employés anglais, qui empêchait la collection des impôts et détruisait l’industrie du pays. Néanmoins les demandes d’argent ne cessaient pas ; Meer-Jaffier épuisait vainement tous les moyens d’y satisfaire. Les chagrins, résultat nécessaire d’une telle situation ; se joignant aux infirmités de l’âge, eurent bientôt achevé de ruiner une constitution déjà épuisée par les plaisirs : il mourut à Moorshedabad en janvier 1765, peu de mois après sa restauration.

La dignité du subahdar ou nabob n’était pas légalement héréditaire. Dans les premiers temps de la dynastie des grands Mogols, non seulement un nabob ne transmettait pas son office à ses enfants, mais rarement il le conservait plusieurs années. Sur le déclin de cette dynastie, les nabobs devinrent trop puissants nous être éloignés à la volonté de l’empereur. L’un d’entre eux venait-il à mourir, un de ses parents, s’emparant immédiatement du pouvoir, devenait du même coup indépendant de fait de l’empereur. Celui-ci, qui souvent n’aurait pu l’éloigner sans inconvénient, et qui plus d’une fois se serait trouvé dans l’impuissance de le faire, se contentait de la soumission nominale du prétendant ; il lui conférait le titre, ne pouvant lui ôter le pouvoir, conservant ainsi pour son propre compte les apparences d’une puissance dont le réalité lui échappait. Il en était ainsi plus que jamais, en raison de la situation de dépendance et de faiblesse de l’empereur actuel. Les deux concurrents à la succession de Jaffier étaient un de ses petits-fils, fils du prince Meerum, âgé de six ans, et un frère cadet de Meerum, Najeeb-ad-Dowlah, jeune homme d’environ une vingtaine d’années ; d’après les coutumes du pays, leurs droits étaient à peu près égaux. La Compagnie, en choisissant l’enfant, aurait eu l’avantage de s’emparer dès ce moment de tout le gouvernement du pays. D’autres motifs, parmi lesquels il faut compter l’espoir de grands présents de la part de l’autre concurrent, dont l’âge lui permettait de disposer de sa fortune, firent cependant préférer ce dernier. Un nouveau traité par lequel la Compagnie s’empara de toute l’autorité militaire fut alors conclu. Le nouveau nabob se trouva dispensé d’entretenir aucune troupe pour la défense de la province ; et quant au gouvernement civil, son autorité dut se borner à nommer un député ou ministre, qui, sous le nom de Naïb-Subah, dut avoir tout le maniement des affaires ; encore ne lui était-il permis de nommer le député qu’avec le consentement du président et du conseil. Le choix tomba sur Mahomet Reza-Khan, nabob de Dacca. Le nabob, d’après les nouvelles conventions, ne put accorder de sunnuds que par les mains du président et du conseil ; il ne pouvait engager aucun Européen à son service, et dut renvoyer tous ceux qui s’y trouvaient. Il fut encore décidé que, en conséquence de ce que Meer-Jaffier n’avait été nommé nabob que par les forces de la Compagnie, n’avait été rétabli et maintenu que par l’influence de celle-ci, le conseil ne pouvait admettre qu’il y eût dans sa famille aucun droit légitime de succession, indépendamment du consentement de la Compagnie, puisque c’était la même force qui avait élevé le père qui soutenait le fils. « Si cela, disait le conseil, ne nous donne pas un droit de nomination, droit déjà exercé trois fois, nous ne savons pas ce qui pourrait constituer ce droit. » Le nouveau nabob, outre les revenus de Burdwan, Midnapore et Chittagong, dut continuer à payer 5 lacs de roupies par mois pendant la continuation de la guerre. Le gouvernement du pays était déjà presque tout entier, de fait, dans les mains de la Compagnie ; voilà maintenant qu’il se formait de nouvelles théories pour sanctionner cet état de choses. Le fait tendait à se convertir en droit.

D’après le traité conclu avec l’empereur, le major Munro fit ses dispositions pour le mettre en possession d’Allahabad. Le visir, qui ne croyait plus à la sûreté de sa domination, envoya ses femmes et ses trésors à Barcily, poste fortifié appartenant à un chef de Rohillas. Il s’efforçait de gagner le plus de temps possible par des négociations avec les Anglais ; tout en cherchant encore à se procurer l’assistance de Ghazee-ad-Dien-Khan et celle des Rohillas, enfin il voulait encore engager à son service un corps de Mahrattes. Ceux-ci étaient en ce moment dans le voisinage de Gwalior, sous la conduite d’un de leurs chefs les plus fameux, Mulhar-Row. Les Mahrattes se joignirent effectivement à lui ; il en fut de même de Ghazee-ad-Dien-Khan ; mais, de tout son pouvoir passé, celui-ci ne conservait qu’une poignée de soldats. Quant aux Rohillas, leurs promesses avaient été trompeuses. Sumroo, cet aventurier suisse, étant parvenu à organiser un corps de 300 Européens déserteurs de toutes les nations, l’avait aussi abandonné ; il négociait pour entrer au service des Jaats. Telle était la situation du visir, lorsque les Anglais prirent possession de Lucknow, capitale de la vice-royauté d’Oude ; ils firent une tentative sur Chunar, mais la garnison fit une résistance couronnée de succès ; Munro avait quitté le commandement des troupes, et sir Robert Flechter l’avait remplacé : ce dernier poursuivit l’entreprise sur Allahabad. Un des chefs indigènes, partisan de l’empereur, connaissait parfaitement cette place : il en désigna le côté faible, la brèche fut promptement ouverte ; la garnison ne voulut pas attendre l’assaut, elle se rendit. Peu de jours après le général Carnac, nouvellement nommé à ce poste, vint prendre le commandement de l’armée. Sir Robert Flechter se mit à la tête d’un corps séparé, mais devant agir concurremment ment avec celui de Carnac. Le corps de Flechter se trouvant sur la route de Corah, le visir tenta de l’attaquer ; Carnac, à qui ce mouvement n’échappa pas, se dirigea à marches forcées dans la direction du corps de Flechter. La jonction des deux corps s’opéra sans difficulté, et les Anglais marchèrent aussitôt vers l’ennemi. Le 3 mai, une affaire eut lieu dans le voisinage de Corah, mais nullement sanglante. Les Rohillas avaient manqué de parole, et Ghazee-ad-Dien n’avait que des forces très peu considérables : l’artillerie anglaise dispersa promptement les Mahrattes qui, après avoir tenté une seconde attaque, furent définitivement repoussés. Voulant se délivrer de nouvelles entreprises de leur part, le général anglais prit le parti de passer le Jumma : il traversa cette rivière le 22, les délogea de leur position et les contraignit de se retirer dans les montagnes. Le visir, ayant l’espérance de recevoir un traitement modéré de la part des Anglais, ne sachant comment remédier au mauvais état de ses affaires, prit le parti de s’en remettre à leur générosité en se livrant à eux. Dans une lettre datée du 19, et tout entière de sa main, il annonçait au général Carnac sa prochaine arrivée ; il fut reçu par le général avec toutes les marques possibles de distinction. Toutefois l’arrangement définitif ne fut conclu que plus tard, après le retour de Clive au Bengale.

Dans le Carnatique, la puissance française était anéantie ; de ce côté, les Anglais avaient atteint un but jusques auquel ils n’auraient pas osé élever leurs espérances au commencement de la guerre. Le nabob était leur ouvrage, leur créature ; la difficulté ne consistait plus qu’à partager le pouvoir entre le souverain nominal ou le nabob, et la Compagnie ou le souverain réel. Chacune des parties contractantes dans cette espèce de convention espérait bien en tirer le meilleur parti possible. Les Anglais avaient supporté tout le fardeau de la guerre ; ils avaient conquis le pays sur lequel régnait Mahomet-Ali : mais, de son côté, Mahomet-Ali se considérait comme ayant été investi du pouvoir tout aussi bien que de la dignité de nabob ; tout en confessant ses obligations aux Anglais, il ne s’en croyait pas moins souverain par son propre droit. Pendant toute la durée de la guerre, les Anglais n’avaient-ils pas été les premiers à proclamer ce droit, à le soutenir, à le défendre ? Les Anglais, sous l’empire de leurs idées habituelles par rapport aux fabuleux trésors dont ils supposaient l’Inde remplie, étaient disposés à considérer le Carnatique comme une inépuisable mine de richesses. Le peu de ressources trouvé par eux, et avec grand-peine, dans les districts qu’eux-mêmes avaient administrés ne les avait pas guéris de ces chimères. Ils s’attendaient toujours à remplir leurs coffres aux dépens du Carnatique ; ils accusaient le nabob quand leurs espérances étaient frustrés. De là une source continuelle d’interminables discussions. Le nabob avait depuis long-temps présenté un projet d’arrangement pour régler les rapports qui devaient exister à l’avenir entre son gouvernement et les Anglais : sa dette vis-à-vis la Compagnie ayant été fixée, il proposait de payer 28 lacs de roupies à la Compagnie jusqu’à ce que cette dette fût éteinte, plus 3 autres lacs pour solde de la garnison de Tritchinopoly. Il demandait, en revanche, que la désobéissance de ses gouverneurs et de ses officiers ne fût en aucun cas encouragée par la Compagnie ; que les commandants anglais des forts et des garnisons ne s’ingérassent en rien dans les affaires du pays ou dans les querelles des habitants entre eux ; que son pavillon fût arboré sur les forts ; enfin que les collecteurs des revenus fussent, au besoin, aidés par la Compagnie dans l’accomplissement de leurs fonctions, propositions faites avant la reddition de Pondichéry. Dans le cas où la ville serait prise et où les Anglais voudraient lui prêter un secours suffisant pour faire rentrer les contributions, le nabob promettait encore d’acquitter sa dette dans le terme d’une année. En revanche, dans le cas où quelques uns des districts entre Nellore et Tinivelly viendrait à être occupé par l’ennemi, il demandait qu’une déduction équivalente fût faite dans son tribut annuel des 28 lacs de roupies.

Le président, dans une lettre du 23 juin 1760, avait exprimé au nabob son assentiment à ces propositions ; peu après, le conseil ne lui en présenta pas moins une demande de 50 lacs de roupies. Le nabob, qui ne possédait pas cette somme, essaya d’abord tous les moyens possibles de se soustraire à cette exigence ; n’y pouvant parvenir, incapable de résister à des alliés aussi puissants, il fut obligé d’avoir recours à son crédit ; il emprunta la somme exigée aux conditions les plus onéreuses. Encouragé par ce succès, le conseil lui demanda de se charger des dépenses du siège de Pondichéry ; il y consentit, à la condition d’être mis en possession de ce que contenaient les magasins de la place. La place une fois prise, les Anglais s’emparèrent pourtant de ces magasins pour leur propre compte ; ils apaisèrent les réclamations du nabob en lui promettant de diminuer d’une valeur égale sa dette à la Compagnie. Mais celle-ci entendait aussi bien ses propres intérêts que ses employés les leurs : ayant entendu parler de cette somme allouée au nabob, c’est-à-dire portée à sa décharge dans ses livres, elle ordonna que le compte fût rétabli tel qu’il était précédemment. Les employés de la Compagnie n’en conservèrent pas moins les magasins. Les divisions administratives du pays, l’indépendance que s’arrogeait tout commandant d’une place quelque peu forte des que l’autorité centrale faiblissait, rendaient la collection des revenus fort difficile. Chacun de ces commandants de forteresses ou de districts éludait autant que possible de payer l’impôt. Depuis une longue série d’années, aucun gouvernement régulier n’avait existé ; le fonctionnaire qui pour le moment possédait telle ou telle province, tel ou tel district, cherchait à en tirer le plus prompt et le meilleur parti possible. Or, c’était de ce pays pauvre, dévasté, en désordre, que Mahomet-Ali devait tirer plus d’argent qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait pu faire au temps de sa prospérité. Il avait comme eux les dépenses de son gouvernement, il avait de plus à satisfaire aux exigences toujours croissantes des Anglais.

Dans une situation semblable, les trésors supposés de Mortiz-Ali, gouverneur de Velore, les richesses de Tanjore et des deux Marawars ne pouvaient manquer d’attirer l’attention du nabob. Le fort et le district de Velore appartenaient au Carnatique, ils en faisaient partie ; mais Tanjore et les deux Marawars constituaient deux principautés indépendantes. Elles n’avaient jamais fait partie intégrante de l’empire mogol, ou du moins elles n’avaient jamais cessé de regarder leur dépendance à son égard, quand elle avait eu lieu, comme injuste et temporaire. Le nabob sollicitait de la présidence des secours qui le missent à même de subjuguer ces chefs puissants. Dans le printemps de 1761, ces sollicitations long-temps négligées furent enfin prises en considération : un corps anglais joignit l’armée de Mahomet-Ali ; le siège fut mis devant Velore ; il dura trois mois, et l’argent trouvé dans la ville put à peine couvrir les dépenses de la campagne. La conquête des deux Marawars n’eut pas de résultats plus considérables. On espérait davantage de celle de Tanjore ; le pays, quoique peu étendu, était d’une grande fertilité ; mais ne suffit-il pas d’un gouvernement violent et despotique pour tarir les sources les plus abondantes de la prospérité publique ? D’ailleurs, il était de l’intérêt de Mahomet-Ali de profiter de la circonstance pour soumettre un chef qui plus tard pouvait devenir dangereux. Les Anglais ne se montrèrent pourtant pas disposés à le seconder dans cette conquête. Le gouverneur l’engagea à s’en tenir à des négociations dont il offrait de se charger ; sur le refus obstiné du nabob, il n’en envoya pas moins un agent à Tanjore avec les pouvoirs nécessaires pour conclure un arrangement. Il se sentait le pouvoir de contraindre au besoin le nabob à l’accepter. Cet arrangement fut conclu aux conditions suivantes : le rajah de Tanjore s’engageait à payer au nabob 22 lacs de roupies en cinq paiements, comme arrérages du tribut ; 4 lacs comptant, puis à l’avenir 4 lacs par année pour tribut ; en revanche, deux districts, ceux de Coilladdy et d’Ellangad, devaient être cédés par le nabob, et celui d’Arni restitué à ses premiers gouverneurs. Le nabob montra la plus grande répugnance à accepter ces conditions : les sommes stipulées à son profit étaient fort inférieures à celles qu’il comptait lui-même exiger ; malgré les sollicitations du gouverneur, il hésita long-temps. Plusieurs conférences sur ce sujet étaient déjà demeurées sans résultat ; à la fin, ce dernier (M. Pigot) se saisit du sceau du nabob et l’appliqua de sa propre main sur le traité. Le nabob se plaignit amèrement de cette conduite ; mais il fallait bien qu’il en acceptât les conséquences. La cour des directeurs elle-même s’étonna de la médiocrité de la somme exigée : la présidence eut à se défendre de sa modération ; elle le fit en représentant que le nabob, réduit à ses propres forces, ne pouvait tirer une seule roupie de Tanjore. D’ailleurs, une campagne contre Tanjore eût été pour la Compagnie une entreprise difficile ; en ce moment aucune troupe n’était disponible ; l’état des finances ne permettait pas de subvenir aux frais d’une semblable expédition ; enfin cette rupture avec le rajah ne pouvait manquer de mettre d’autres ennemis sur les bras des Anglais. Au reste, il y avait encore une meilleure raison que toutes celles-là à l’appui de la conduite de la présidence : l’impossibilité absolue pour le pays de supporter une plus forte exaction. Les 22 lacs furent payés à la Compagnie, qui débita d’autant le compte du nabob.

Les Anglais exerçaient de fait le pouvoir souverain ; la souveraineté du nabob du Carnatique, du subahdar du Deccan, celle de l’empereur lui-même était purement nominale à leur égard. Ils ne s’en montraient pas moins incessamment préoccupés de l’accroissement de leurs avantages déjà obtenus. La présidence de Madras sollicita bientôt avec instance du nabob ce qu’on appelait un jaghire, c’est-à-dire une portion du territoire dont elle-même, par ses propres collecteurs et non par ceux du nabob, toucherait le revenu. Le nabob refusa long-temps ; il alléguait la pénurie de ses propres ressources, la difficulté de se procurer de l’argent, la grande portion de ses revenus déjà abandonnée à la Compagnie, sa renonciation à tout tribut pour les environs de Madras. Mais la situation de la Compagnie n’était pas non plus sans difficulté : elle seule demeurait chargée de la défense du pays, ce qui l’obligeait à une dépense plus considérable que par le passé ; or, l’augmentation de l’armée sans accroissement de revenu devenait un fardeau au-dessus de ses forces. D’un autre côté ; elle avait fini par se croire en définitive un véritable droit à disposer des revenus d’un pays qu’elle était chargée de défendre et d’administrer. Toutefois, comme elle n’avait cessé de proclamer les droits du prince qu’il s’agissait de dépouiller, il était convenable que la donation réclamée parût volontaire, faite de plein gré par ce dernier. En conséquence, le président essaya d’abord les moyens de persuasion auprès du nabob : il demanda la cession de quatre districts, comme le dernier terme de l’ambition de la Compagnie ; il affirmait qu’à ces conditions celle-ci s’engageait à le soutenir ; lui et ses enfants, avec des troupes européennes. Le revenu de ces quatre districts devait être employé à l’entretien d’un corps de soldats européens qui serait à sa disposition : le surplus, s’il y en avait, serait porté à son compte, en réduction de sa dette à la Compagnie[10]. Le nabob ne se laissa pas tout d’abord persuader ; alors les prières du président devinrent peu à peu fort impératives, et le nabob ne se voyant aucun moyen de résister, se borna à demander la garantie d’un acte écrit. Il transmit au président un projet d’arrangement où se trouvaient les conditions proposées par celui-ci ; mais le président, dont l’humeur était violente et qui s’était contenu long-temps, jeta le voile, à la vérité fort transparent, dont il s’était enveloppé jusqu’alors. Il renvoya au nabob le papier non signé et lui écrivit : « Qu’il convenait mal à sa situation de vouloir faire des conditions à la Compagnie, puisque c’était la Compagnie qui donnait et lui qui recevait. »

Le gouvernement du rajah rencontrait encore ailleurs de nouvelles difficultés ; d’un côté, avec Mahomet-Issoof, de l’autre, avec le rajah de Tanjore. Mahomet-Issoof, après la réduction de Madura et de Tinivelly, avait affermé ces deux districts. La somme pour laquelle il s’engageait peu considérable ; mais c’était beaucoup pour une province dont on n’espérait rien tirer. Peut-être Mahomet-Issoof ne devait-il pas tarder à chercher à alléger ce fardeau ? peut-être visait-il à l’indépendance dès le commencement ; peut-être aussi ne put-il rien tirer d’un pays épuisé par la guerre ; peut-être encore devint-il un objet d’envie et de jalousie pour le nabob et ses principaux officiers. D’ailleurs Mahomet-Issoof, soldat qui avait vaillamment combattu, ne voyait qu’avec une espèce de mépris un souverain qui s’était laissé dépouiller de tout pouvoir : aussi ne payait-il pas souvent le revenu stipulé, auquel il s’était engagé, les troupes anglaises, réunies aux troupes du nabob, marchèrent contre lui. Mahomet-Issoof essaya de parer le coup au moyen des amis qu’il avait parmi les Anglais ; il ne put y réussir, et se prépara à une longue et sanglante résistance. Pendant une partie de l’été de 1763, il déjoua tous les efforts de ses ennemis ; il coûta beaucoup de temps, de sang et d’argent au nabob et à la Compagnie ; il noua des intelligences avec ses anciens ennemis les Français. La lutte se serait probablement prolongée long-temps encore sans qu’il soit possible de prévoir quel en aurait été le résultat ; mais il fut trahi et livré à ses ennemis par un aventurier français, du nom de Marchand, récemment entré à son service. Mahomet-Ali le fit mettre immédiatement à mort. C’était le plus brave et le plus capable des guerriers indigènes qui dans les guerres de l’Inde aient jamais combattu dans les rangs anglais.

La discussion du nabob avec le rajah de Tanjore était plus compliquée. À 6 milles au nord-ouest de Tritchinopoly, la Cavery se divise en deux branches. L’une, qui prend le nom de Coleroon, court au nord et se jette dans la mer à Devi-Cotah ; l’autre, après avoir arrosé une partie du territoire du nabob, se dirige au midi, traverse le territoire de Tanjore, qu’elle féconde en se subdivisant en de nombreux ruisseaux. Ces deux branches coulent d’abord assez long-temps loin l’une de l’autre. Elles se rapprochent ensuite et bientôt ne sont plus séparées que par un espace de terre assez étroit qu’on appelle l’île de Seringham et qui exige de continuelles réparations ; s’il était négligé, la branche méridionale de la Cavery ne manquerait pas de le traverser pour se réunir au Coleroon jusqu’à la mer. Le rajah de Tanjore a un grand intérêt à entretenir libre et en bon état l’embouchure de la Cavery ; mais elle se trouve sous la suzeraineté du nabob du Carnatique. La réparation de l’embouchure de cette rivière était une des conditions qu’il avait le plus à cœur de stipuler dans le traité avec le nabob dont nous venons de parler. Dans cette circonstance encore, le président se porta, de son propre mouvement, médiateur entre les deux parties. Le droit de souveraineté du nabob sur l’embouchure était incontestable, mais le rajah avait été jusque là dans celui de la réparer, chose naturelle, puisque c’était lui qui en profitait ; après force soumissions et protestations de sa part, il avait obtenu récemment l’autorisation de faire quelques réparations. Mais bientôt cette faculté lui fut refusée de nouveau. Il se plaignit alors à la présidence de Madras, écrivit les lettres les plus pressantes. Le nabob résista ; il montra la ferme résolution de ne pas permettre de réparations. Selon lui, ses sujets auraient eu un grand avantage à l’inondation de ce terrain, à la réunion des différentes branches de la Cavery aux eaux du Coleroon. Les Anglais prirent,’en cette occasion, parti pour le rajah de Tanjore : une décision de la présidence enjoignit au nabob qu’il eût à permettre les réparations nécessaires à l’embouchure de la Cavery. Il n’y céda qu’avec une extrême répugnance, et trouva moyen de faire durer l’affaire pendant quelques mois, jusqu’à janvier de l’année suivante (1765). Il avait eu à souffrir des griefs du même genre pour des sujets plus importants de la part de la Compagnie ; mais cette circonstance le blessa et l’irrita plus que toute autre. Sa dose de résignation était-elle épuisée ? Le vase était-il assez rempli pour qu’une seule goutte de plus le fit déborder ? Attachait-il à ceci une idée de droit blessé ; de dignité méconnue ; plus qu’il ne l’avait fait dans le reste de ses transactions avec les Anglais ?

À cette époque de notre histoire ; le gouvernement de Bombay n’avait pas été le théâtre d’événements d’une importance égale à ceux du Carnatique et du Bengale. Depuis quelques années, il s’était occupé des affaires commerciales de la Compagnie à Gombroon et dans le golfe Persique ; puis encore d’ouvrir des relations par Bassora avec la Perse, et aussi avec la côte de Malabar. En 1766, ayant entendu parler d’un traité des Mahrattes avec les Français, il envoya une députation à Poonah ; Nannah ; alors à la tête des Mahrattes ; désavoua cette intention. Nannah mourut peu après ; sa femme se retira aussitôt dans les montagnes avec sa famille et ses effets les plus précieux. Son fils Mhaderao fut complimenté par les Anglais. Mhaderao voulant profiter des bonnes dispositions qu’on lui montrait, ne perdit pas de temps pour demander à la présidence aide et protection contre le Nizam ; mais le conseil, refusant toute intervention effective ; se borna à négocier un raccommodement entre lui et Nizam. Au Bengale, on croyait que la mort de Nannah présentait une occasion favorable d’attaquer à Bombay la puissance mahratte ; la présence de leurs troupes sur les frontières du Bengale amenait en effet beaucoup de dépenses et d’autres inconvénients. Il sembla au conseil de Madras que les corps de Mahrattes qui menaçaient le Bengale agissaient indépendamment de leur gouvernement à Poonah. La nécessité de renverser ce pouvoir, sous peine d’être soi-même renversé, était déjà manifeste pour la présidence de Madras ; mais le moment ne lui semblait pas venu de commencer cette entreprise avec quelque apparence de succès. À la mort de Nannah, Ragobah avait pris la principale direction des affaires ; elle résolut d’éviter autant que possible, au moins jusqu’à nouvel ordre, d’intervenir dans leurs affaires intérieures.

Nous avons dit comment le Bengale était devenu la possession des Anglais. La bataille de Buxar avait annulé le pouvoir du visir, qui seul depuis long-temps avait de la réalité ; l’empereur s’était mis sous la protection des Anglais ; les Mahrattes, contre lesquels les Anglais devaient plus tard soutenir une lutte obstinée ; ne faisaient encore de ce côté que des invasions passagères. Mais alors même s’élevait dans le midi de la presqu’île un homme destiné à devenir un jour un des plus redoutables adversaires de la puissance anglaise ; à remplacer, lui et son fils, Dupleix, Bussy, La Bourdonnais, les grands ennemis des Anglais ; nous voulons parler du fameux Hyder-Ali, qui fondait un empire mysoréen pendant que les Anglais conquéraient le Bengale. La principauté de Mysore, contrée d’une étendue considérable, avait jadis formé une des dépendances du grand royaume indou de Bijanuggur, renversé par la formation d’un royaume mahométan dans le Deccan, L’empire de Bijanuggur ne tarda pas à s’affaiblir, à décliner. Le royaume de Mysore s’en rendit indépendant, et, grâce à sa situation, put conserver son indépendance à l’égard de tous les autres États mahométans. Il était demeuré depuis ce temps un gouvernement purement indou. Il était arrivé de bonne heure à un état de choses auquel semble tendre tout naturellement, arriver presque nécessairement tout gouvernement de cette sorte : le rajah, c’est-à-dire le roi, le souverain, dépouillé de tout pouvoir, était devenu un véritable prisonnier d’État, tandis qu’un premier ministre gouvernait absolument, despotiquement, en son nom. À l’époque où les Anglais commencèrent leurs premières guerres dans le Carnatique, le pouvoir était aux mains de deux frères nommés Deoray et Nunjerays, et ce fut comme officier subalterne dans les troupes de ce dernier que Hyder-Ali commença sa carrière.

Mahomet-Beloli, bisaïeul, grand-père de Hyder, né dans le Punjaub, était un fakir qui vint s’établir dans le Deccan, où il fixa sa résidence dans le district de Calburga, à environ 110 milles au nord-ouest de Hyderabad : il ne tarda pas à s’enrichir. Il eut deux fils : Mahomet-Wellee et Mahomet-Ali, qui abandonnèrent le toit paternel et se firent peons, nom qu’on donne dans l’Inde aux soldats employés à la collection des revenus. Mahomet-Ali étant mort à Colar, Mahomet-Wellee s’empara de la succession de son frère, dont il mit à la porte de la maison la veuve et le fils : le nom de ce dernier était Futte-Mahomet ; réduit à la misère ; il n’obtint qu’avec difficulté, par la protection d’un officier de grade inférieur, d’être admis comme soldat dans un corps d’infanterie que celui-ci commandait. Dans cette humble situation, Futtee-Mahomet trouva le moyen de se faire remarquer : il devint commandant militaire d’un petit district appartenant au nabob de Sera, qui fut détrôné dans une sédition. Futtee-Mahomet se fit tuer en le défendant, et laissa deux fils : l’aîné, nommé Shabas, le second Hyder-Ali. La veuve de Futtee-Mahomet avait un frère, commandant un petit corps de peons au service du Killedar de Bengalore : ce dernier prit soin des enfants de sa sœur et de sa sœur elle-même. Shabas, devenu homme, entra au service du roi de Mysore, où il obtint le commandement de 200 chevaux et de 1,000 hommes d’infanterie. Quant à Hyder, les années de sa première jeunesse se consumèrent dans les plaisirs de la chasse et les voluptés du sérail ; cependant, au siège de Deonhully, château appartenant à un polygard en révolte, il rejoignit comme volontaire les troupes de Mysore. L’ardeur et le courage de Hyder le firent dès les premiers moments remarquer du général en chef ; à la fin du siège, il fut nommé au commandement de 200 peons, et chargé de la garde de l’une des portes de la place. Lorsqu’en 1755 les Anglais firent de nombreuses tentatives pour établir leur autorité dans Madura et Tinivilly, Hyder fut choisi pour commander Dindigul, forteresse à égale distance de Madura et de Tinivelly, tombée entre les mains des Mysoréens depuis environ une dizaine d’années, à l’époque des troubles qui agitèrent le Carnatique. Dès ce moment, la fortune de Hyder marcha rapidement. Il savait pratiquer sur une grande et systématique échelle ces déprédations, ce pillage, qui sont la partie principale des guerres de l’Inde.

Hyder arriva à Dindigul à la tête de 1,500 chevaux, 3,000 hommes d’infanterie régulière, 2,000 peons, et 4 pièces d’artillerie ; bientôt il voit augmenter encore et de beaucoup le nombre de ces troupes, quoique déjà considérable pour sa situation. Sachant également se servir de la force et de la ruse, constamment heureux dans ses guerres avec les polygards et les chefs voisins, il augmentait incessamment ses trésors et ses soldats. Dans l’Inde il existe certaines castes dont le vol est pour ainsi dire la profession : il avait enrôlé à son service un grand nombre d’hommes de ces castes ; il les protégeait, partageant en échange leurs bénéfices, sans trop s’inquiéter s’ils avaient été faits sur des amis ou sur des ennemis. En 1757, l’absence de la plus grande partie des troupes à Madura lui donna l’idée de s’en emparer ; Mahomet-Issoof, qui commandait la place, marchant audacieusement à sa rencontre, à la tête des Cipayes anglais, lui fit subir une rude défaite. Mais l’état de faiblesse et de désorganisation où se trouvait le royaume de Mysore ne pouvait manquer de fournir à un homme du caractère de Hyder les moyens de réparer cet échec, et de nouvelles occasions de fortune et de grandeur. Le rajah, fatigué de la dépendance et de la nullité auxquelles il était réduit, passait son temps à essayer d’en sortir ; il ourdissait mille et mille intrigues contre les ministres dont il était le prisonnier. Ceux-ci étaient eux-mêmes peu unis, jusqu’au moment où l’aîné, se retirant, abandonna définitivement le pouvoir à Nunjeray. À ce moment, le trésor était épuisé par la nécessité de faire face aux exigences répétées des Mahrattes : les troupes se révoltèrent plusieurs fois en demandant leur solde. Hyder-Ali saisit avec habileté cette occasion d’accroître son importance politique : abandonnant Dindigul à la tête de tout ce qu’il avait de troupes disponibles, il arriva en toute hâte à Seringapatam, où, s’interposant partout comme médiateur, il réconcilia le ministre avec le rajah, les soldats avec le ministre. Dans ces transactions il avait déboursé beaucoup d’argent, mais il prit soin de se faire assigner en compensation les revenus d’une étendue considérable de pays ; il se fit donner ensuite en propre, comme jaghire, le fort et le territoire de Bengalore. Un des chefs les plus puissants au service de Mysore était Herry-Sing, ennemi déclaré de Hyder ; croyant le moment favorable d’oser avec impunité, il le surprit dans son camp et le massacra avec une partie de ses troupes. En 1759, le royaume de Mysore étant menacé par une terrible invasion de Mahrattes, Hyder, désigné par la voix de tous comme le seul chef capable de lutter contre un ennemi aussi puissant, fut nommé généralissime de l’armée ; il attaqua les Mahrattes avec audace et succès, et les contraignit à conclure une paix avantageuse au royaume de Mysore. Dans cette nouvelle situation, un seul homme, Nunjeray, se trouvait entre lui et le pouvoir suprême : ses nombreux émissaires travaillèrent alors les troupes, auxquelles plusieurs mois d’arrérages étaient dus par ce dernier ; ils semèrent dans leurs rangs l’espoir d’être immédiatement payées dans le cas où Hyder succéderait à l’office du ministre. Le rajah, impatient de se délivrer de l’autorité de celui-ci, était lui-même à la tête de la conspiration. Hyder laissa d’abord percer quelque répugnance ; il voulait se faire contraindre à accepter la charge qu’il brûlait de posséder. Nunjeray, dont le courage n’était pas la partie brillante, n’osa pas engager la lutte et offrit de se retirer. Le rajah parut recouvrer quelque apparence de liberté ; mais, sous prétexte d’assurer la solde des troupes, Hyder prit soin de se faire donner les revenus d’un grand nombre de districts, et dès ce moment il se trouva en possession de plus de la moitié du royaume de Mysore. C’est alors qu’il reçut les ouvertures de Lally. Peut-être se flatta-t-il de l’acquisition du Carnatique pour son propre compte, en se mêlant aux querelles des étrangers qui se le disputaient. Dans ce but, il commença par s’emparer des provinces qui séparent l’État de Mysore des frontières du Carnatique, c’est-à-dire du territoire d’Anicul et de Baramahal, possession qui lui ouvrait une communication facile jusqu’au centre de la province d’Arcot. Cette prise de possession achevée, une partie des troupes de Hyder s’avancèrent vers Pondichéry : l’officier qui les commandait s’entendit promptement avec les émissaires de Lally sur les conditions de l’arrangement que nous avons déjà racontées. Les affaires du Carnatique allaient peut-être prendre une face toute nouvelle, lorsque Hyder fut obligé de rappeler immédiatement ses troupes.

La reine mère du rajah, souffrait impatiemment l’espèce de nullité qu’elle voyait Hyder au moment d’imposer à son fils ; elle s’assura de l’appui d’un chef mahratte, alors dans le voisinage à la tête d’une nombreuse armée, et résolut de l’attaquer ouvertement. L’occasion était favorable : la plus grande partie des troupes de Hyder étaient dans le Carnatique ; lui même, presque sans garde, occupait un palais exposé d’un côté au feu de l’artillerie du palais du rajah, de l’autre baigné par la rivière alors gonflée par les pluies, et d’un passage difficile et dangereux. La canonnade commença sans qu’aucun incident eût éveillé les soupçons de Hyder ; il crut un moment sa situation désespérée. Mais la reine-mère ayant jugé convenable de faire différer l’escalade de son palais jusqu’à l’arrivée des Mahrattes, attendus d’un moment à l’autre, ce délai le sauva ; il trouva le moyen de se procurer un petit nombre de bateaux ; la nuit venue, il traversa la rivière avec quelques partisans, et fut chercher un asile à Bangalore. Son arrivée n’y devança que de peu de minutes celle d’un messager du rajah, chargé de lui faire fermer les portes. Il rassemble alors toutes ses forces disponibles, et se hâte de rappeler ses troupes du Carnatique ; mais celles-ci, dans leur marche sur Bangalore, furent arrêtées par les Mahrattes. La fortune de Hyder chancelait alors sur les bords de l’abîme ; toutefois il eut l’adresse d’entamer des négociations avec les Mahrattes, et ceux-ci se contentèrent de faire payer leur retraite de la cession de Barahmal et du paiement de 3 lacs de roupies. Hyder se mit alors en campagne contre le rajah, mais ne tarda pas à sentir son infériorité ; le rajah, d’abord excité par Hyder à se défaire de Nunjeray, excité maintenant par sa mère contre Hyder, avait recouvré quelque énergie sous ce double aiguillon.

Hyder prit alors une résolution extraordinaire. Nunjeray, depuis qu’il avait quitté la cour, vivait dans une retraite profonde, loin du monde et des affaires. Un jour, sans s’être fait annoncer, Hyder se présente devant lui, seul, désarmé, suppliant, les habits et la barbe en désordre. Éclatant en larmes et en sanglots, il se prosterne aux pieds de son ancien bienfaiteur, il se reproche son ingratitude, ses fautes, ses crimes à son égard ; il ajoute que son intention irrévocable est de les expier dorénavant par la pénitence et les mortifications. Mais avant de quitter le monde, il a voulu, dit-il, remplir un dernier devoir en venant offrir ses services à Nunjeray : il donnerait sa vie pour le voir occuper de nouveau le poste élevé dont il n’a cessé de se repentir d’avoir aidé à le précipiter. Nunjeray est persuadé ; il emploie en faveur de Hyder son nom, son argent, son crédit. Cependant, pendant ce séjour auprès de Nunjeray, l’armée du rajah avait peu à peu entouré l’habitation de ce dernier. Hyder mettant cette circonstance à profit, adresse aux principaux officiers de cette armée des lettres dont le contenu parle d’une conspiration en faveur de Nunjeray où ces derniers semblent tremper ; d’après ces lettres, il semblait que la conspiration fût au moment même d’éclater. Il arrive ce que voulait Hyder : ses lettres sont interceptées ; le chef de l’armée du rajah se trouble et fait un mouvement rétrograde. Profitant de ce moment d’inquiétude et d’alarme, Hyder, à la tête de ses partisans et de ceux de Nunjeray, attaque hardiment l’armée ennemie, et remporte facilement un avantage décisif. Bientôt il s’empare du pays plat, traverse les Ghauts, et, dans le mois de mars 1761, arrive devant Mysore. Alors il fait tenir au rajah une note ainsi conçue : « Une grosse somme d’argent est due à Hyder-Ali par le pays de Mysore, et doit être payée. Après cela, s’il plaît au rajah de conserver Hyder à son service, ce sera pour le mieux ; sinon celui-ci saura bien aller chercher fortune ailleurs. » Ce message parlait assez clairement : un certain nombre de districts, du revenu de 4 lacs de roupies, furent affectés aux dépenses du rajah et de Nunjeray : 3 lacs pour le premier, 1 lac pour le second ; le reste du royaume fut livré à Hyder, qui put le gouverner et l’administrer à sa guise, à charge à lui de pourvoir à toutes les dépenses de l’armée et de l’administration. Sous le nom du rajah, Hyder devint ainsi le souverain réel du royaume de Mysore.

La province de Sera, gouvernée par un député du subahdar du Deccan, se trouvait alors occupée par les Mahrattes. Le subahdar, voulant en recouvrer la possession, mais se trouvant trop faible pour tenter cette conquête à lui seul, appela Hyder à son secours ; il lui offrait pour prix de ce secours la cession de tous ses droits sur ce pays moyennant une redevance de 3 lacs de roupies. Hyder, ayant accepté la proposition, ne tarda pas à s’emparer de la province. Peu après il étendit ses conquêtes sur les deux Balipoors, sur Gooty, et reçut la soumission des polygards de Raydroog, Harponelly et Chittledroog. Profitant en outre de quelques troubles intérieurs dans le royaume de Bednore, il réussit aussi à s’en emparer. Ce pays avait peu souffert des calamités des guerres précédentes ; d’immenses richesses s’étaient accumulées depuis des siècles dans la capitale ; elles devinrent le principal instrument de la grandeur future de Hyder. Un vigoureux système d’administration qu’il établit dans le pays fut pour lui un point d’appui qui lui servit pour de nouvelles conquêtes. Il s’empara de Soodra, district au nord de la frontière de Bednore ; il réduisit le nabob de Savanoor, territoire qui unissait ensemble ses récentes acquisitions de Sera et de Soodra ; enfin il étendit ses conquêtes jusqu’aux rivières de Werda, Malpurba et Gutpurba, c’est-à-dire à peu près jusqu’aux rives de la Kistna ; derniers progrès qui le mirent enfin en présence des Mahrattes. Madoo-Row, le troisième des peschwahs ou premiers ministres parmi les Mahrattes, passa la Kistna dans le mois de mai 1764, avec une armée bien plus nombreuse que celle qui pouvait être mise sur pied par Hyder ; entre eux s’engagea une lutte sanglante, qui décima et découragea l’armée mysoréenne. Mais Hyder suppléa à son infériorité par l’adresse et les négociations ; les Mahrattes consentirent à se retirer, à la condition de la restitution des districts conquis sur Morari-Row, de l’abandon de toutes prétentions de ce dernier sur le territoire de Savanoor, enfin du paiement par lui de 32 lacs de roupies. Hyder, délivré de cet ennemi formidable, s’en alla mettre de l’ordre dans ses conquêtes de l’est qui n’avaient que peu souffert de ses derniers désastres. Après avoir employé quelque temps à cet objet, il songea à de nouvelles acquisitions, et passa dans le Carnatique ; là il ne tarda pas à se trouver en face des Anglais.

La guerre entre la France et l’Angleterre, dont l’Inde avait aussi été le théâtre, avait été terminée par un traité en Europe le 10 février 1763. Le onzième article de ce traité était relatif à l’Inde ; il contenait les dispositions suivantes : « La Grande-Bretagne restituait à la France, dans l’état où ils étaient alors, les comptoirs sur la côte de Coromandel et d’Orissa, aussi bien qu’au Bengale et sur la côte de Malabar, que celle-ci possédait au commencement de l’année 1749 ; la France renonçait à toute autre acquisition faite par elle sur la côte de Coromandel et d’Orissa. De son côté, Sa Majesté très chrétienne s’engageait à renoncer à tout ce qu’elle avait conquis sur la Grande-Bretagne dans les Indes orientales pendant la durée de la dernière guerre, spécialement Natal et Tapanouly dans l’île de Sumatra ; Sa Majesté très chrétienne s’engageait encore à ne pas ériger des fortifications, à ne pas entretenir de troupes dans l’étendue de la domination du subahdar du Bengale. Enfin, dans le but de conserver à l’avenir la paix et la tranquillité sur la côte de Coromandel et d’Orissa, les Anglais et les Français tombaient d’accord de reconnaître Mahomet-Ali-Khan comme légitime nabob du Carnatique, et Salabut-Jung comme légitime subahdar du Deccan. Les deux parties contractantes promettaient encore de renoncer mutuellement à toutes réclamations ultérieures pour les déprédations et le pillage dont elles auraient pu souffrir de la part l’une de l’autre pendant la durée de la guerre. »


  1. Vie de Clive, t. I, p. 597.
  2. Vie de Clive, t. I, p. 400.
  3. Il n’est question que du Bengale.
  4. Seer-Mutakhaeen, t. II, p. 401.
  5. Seer-Mutakhareen, t. II, p. 464.
  6. Sir John Malcolm, Vie de Clive, t. II, p. 276.
  7. M. Vereits, Vues du gouvernement du Bengale.
  8. Mémoires du capitaine Williams.
  9. Discours de Clive devant la Chambre des Communes, 30 mars 1772. Mill. t III.
  10. Rouss’appendix, p. 161. C’était d’ailleurs, à ce qu’a dit depuis la présidence, un mauvais marché pour la Compagnie.