Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre VI
LIVRE VI.
SOMMAIRE.
Meer-Jaffier, à peine sur le trône, fut assiégé de nombreux embarras. La libéralité d’Aliverdi-Khan, les dépenses de ses guerres continuelles avec les Mahrattes, les ravages de ces terribles ennemis, avaient fait un grand vide dans le trésor de l’État ; malgré le peu de durée de son règne, la prodigalité insensée de Suraja-Dowlah acheva de l’épuiser. Les chefs indigènes gagnés à la cause du nouveau nabob par des promesses, en réclamaient impatiemment l’exécution ; la solde des troupes était fort en arrière ; enfin, du côté des Anglais, c’étaient des difficultés du même genre et plus considérables encore. Jaffier n’avait jamais douté qu’au moyen de présents faits aux individus, il ne lui fût facile d’éluder les vastes engagements contractés vis-à-vis le public ou la Compagnie. Quand il vit la fermeté avec laquelle les Anglais réclamaient l’accomplissement de cette sorte d’engagements, il en fut non seulement étonné, mais exaspéré. Il commença à trouver pesante la chaîne qui l’attachait à ses protecteurs, à désirer que quelque événement inattendu vînt la briser. La mauvaise situation des affaires des Anglais dans le Carnatique lui faisait parfois entrevoir cette chance dans un avenir éloigné ; et il en accueillait l’espérance avec empressement. On l’entendit parler de se joindre aux Français, dans le cas où ceux-ci entreraient dans le Bengale, « à moins, ajoutait-il, que les Anglais ne renonçassent à toutes leurs créances, à toutes leurs prétentions sur les districts cédés ; en un mot, à tous leurs privilèges. »
Aliverdi-Khan avait adopté la sage politique de placer à la tête de ses armées et de son administration des Indous, race aux mœurs douces, aux habitudes pacifiques. Il redoutait l’esprit entreprenant des aventuriers étrangers. Un Indou, Ramnarain, avait le gouvernement de l’importante province de Berar ; un autre Indou, Dooloob-Ram, occupait la charge de dewan ou premier ministre ; Ramram-Sing, gouverneur de Midnapore, était encore d’origine indoue ; il en était de même des Seats, riches banquiers élevés par le commerce à l’état de princes, et qui, depuis long-temps, avaient une grande influence dans le gouvernement. À ses derniers moments Aliverdi avait recommandé la même politique à Suraja-Dowlah. Dans la révolution qui renversa ce dernier, Dooloob-Ram avait embrassé les intérêts de Meer-Jaffier. Dans une circonstance importante, il s’était encore entremis entre celui-ci et Aliverdi ; il lui avait rendu d’autres services encore. Toutefois, soit crainte, soit jalousie de leur pouvoir, soit convoitise de leurs richesses, Meer-Jaffier résolut d’abattre et de dépouiller ces riches et puissants Indous. Il donna l’ordre à Ramram-Sing de se rendre en sa présence pour achever de solder l’arriéré des revenus de Midnapore. Ce dernier, en politique prudent, éluda, et se contenta d’envoyer deux de ses parents qui furent emprisonnés. L’esprit pénétrant de Dooloob-Ram avait déjà entrevu les projets du nabob ; il n’en douta plus, et se mit sur ses gardes. De nombreux mécontentements se manifestaient alors çà et là ; à Midnapore, le rajah prenait les armes à la nouvelle de l’arrestation de ses parents. À Dacca, une insurrection éclatait en faveur du fils du prédécesseur d’Aliverdi-Khan, jadis détrôné par ce dernier ; dans la province de Pooraniah, un gouverneur était installé sans l’investiture de Jaffier. Cependant Clive trouva le moyen de réconcilier le nabob et le rajah de Midnapore ; il étouffa promptement l’insurrection de Dacca et fit ses préparatifs pour marcher sur Pooraniah. Mais l’armée était dans le plus mauvais état sanitaire. Du butin de Plassy était née l’intempérance, avec tout le cortège des maladies qu’elle ne manque jamais de produire, et sous le ciel de l’Inde plus qu’ailleurs ; aussi les Anglais ne furent point en état de quitter Chandernagor avant le 17 novembre. Les troupes du nabob, qui avaient reçu l’ordre d’entrer en campagne dès le commencement d’octobre, laissèrent voir des dispositions à la mutinerie ; elles réclamèrent leurs arrérages. À l’aide de paiements partiels, et de promesses pour ce qui restait dû, on ne parvint qu’à grand peine à les tenir rassemblées jusqu’au mois de novembre ; à cette époque, le nabob alla lui-même se mettre à leur tête.
Le nabob avait à peine laissé Moorshedabad que des nouvelles alarmantes se répandirent tout à coup. On disait que Ramnarain, à la tête de 22,000 hommes, avait pris position à l’ouest de la ville ; que le subahdar, secondé par les Français, entré aussi en campagne de son côté, se dirigeait vers le Bengale, ayant les uns et les autres pour but de proclamer à la place de Meer-Jaffier le fils de Suraja-Dowlah. On ajoutait que l’auteur de ce projet de révolution était Dooloob-Ram, qui l’ayant fait goûter à la cour de Delhi, avait été chargé par elle de le mettre à exécution. Ces nouvelles, dont Meerum, fils de Jaffier, resté à Moorshedabad après le départ de son père, était l’auteur, jetèrent la ville et la garnison dans la plus extrême agitation. Le soir, une troupe de bandits envoyés par lui pénétrèrent dans le palais de la veuve d’Aliverdi-Khan, où demeuraient encore le fils, la mère et la grand-mère de Suraja-Dowlah. Ils assassinent l’enfant, et font partir secrètement les deux princesses pour Dacca, tout en répandant le bruit de leur mort. Le lendemain, trois cercueils furent exposés sur une estrade, au milieu d’une foule silencieuse et attristée. Les deux princesses étaient fort aimées du peuple. À ces nouvelles, les troupes anglaises de Cossimbuzar arrivèrent en toute hâte pour rétablir ou maintenir la paix. L’officier commandant crut devoir adresser à Meerum quelques reproches au sujet de ce qui s’était passé. « Qu’est-ce à dire ? répondit celui-ci ; je suis le fils du nabob, et je ne serai pas le maître de faire tuer deux vieilles femmes ! » Au lieu de les faire périr, il s’était pourtant contenté de les envoyer à Dacca sous bonne escorte, se proposant de les rançonner plus tard et plus à loisir. Mais Meerum ne voulait rien relâcher, même en théorie, de la plénitude des droits qu’il se croyait en tant que prince absolu. Le meurtre de l’enfant répandit dans la ville la plus extrême consternation.
Clive, arrivé à Moorshedabad à la fin de novembre, avait rejoint Meer-Jaffier dès les premiers jours de décembre (1757). Dooloob-Ram, sous prétexte de maladie, s’était dispensé d’accompagner le nabob, et se trouvait encore dans la ville avec ses troupes. Meer-Jaffier avait nommé au gouvernement de Pooroonia un ancien compagnon de plaisir, Cuddun-Hussein. Ce dernier entra dans la province à la tête d’un corps de troupes considérable ; il s’empara du gouvernement sans difficulté, et ne songea plus qu’à satisfaire son avarice par toute sortes d’exactions. Le nabob, tranquille de ce côté, commença dès lors à s’occuper de ses projets sur Bahar ; mais il avait besoin de Clive dans cette expédition, et celui-ci refusa de le seconder à moins qu’il ne se libérât de ses dettes envers la Compagnie. Jaffier, qui devait encore 23 lacs de roupies, ne pouvait les payer sans le secours de Dooloob-Ram, de là une réconciliation entre eux. De ces 23 lacs, Jaffier paya la moitié comptant, et pour le reste donna des bons sur les collecteurs des revenus. Clive trouva alors de nouvelles objections contre l’expédition : la force de l’armée de Ramnarain, la probabilité qu’il serait secouru par le subahdar de Oude, le danger qu’il n’appelât à sa défense une armée de Mahrattes, etc. Jaffier n’était pas homme à lutter long-temps contre Clive ; il accepta sa médiation pour le moment, se réservant de poursuivre plus tard ses premiers projets. Sur un sauf conduit de Clive, Ramnarain se rendit auprès du nabob : les négociations commencèrent ; mais alors la nouvelle se répandit tout-à-coup que le subahdar de Oude, renforcé des Français et d’un corps nombreux de cavalerie mahratte, était au moment d’envahir la province. Les Mahrattes venaient réclamer 22 lacs de roupies comme montant du chout ou tribut qui leur était dû par le Bengale, événement qui rétablissait forcément l’union entre le nabob et Ramnarain, en leur donnant un même intérêt, en les menaçant d’un danger commun. Clive, de son côté, sut l’exploiter au profit des Anglais. Le salpêtre du Bengale était un des articles essentiels du commerce de la Compagnie ; on le tirait d’une province de l’autre côté du Gange, au-dessus de Patna, et le gouvernement du nabob l’affermait à bail pour un certain nombre d’années, Clive demanda ce bail pour le compte de la Compagnie. Le nabob répugnait à cette mesure, comprenant qu’il n’aurait pas dans les Anglais des fermiers aussi complaisants que ses propres sujets, et qu’il pût pressurer à volonté ; mais en ce moment il n’avait rien à refuser à Clive.
Clive, accompagné de Dooloob-Ram, retourna le 15 mai à Moorshedabad qu’il trouva dans la confusion, Les rues étaient désertes, les boutiques fermées ; les banquiers, même les Seats, avaient suspendu leurs paiements ; les familles riches commençaient déjà à mettre en sûreté leurs effets précieux. À l’approche de Clive, Meerum s’était hâté de s’éloigner en donnant tous les signes d’une frayeur extrême, comme s’il eût craint pour sa vie ; il emmena toutes les troupes, toute l’artillerie, et témoigna l’intention de rejoindre son père. Clive offensé de ce procédé s’en plaignit au nabob, qui se hâta de lui envoyer les excuses de Meerum, Meer-Jaffier était de son côté plus impatient que jamais de se défaire de Dooloob-Ram ; l’impossibilité de payer les troupes sans le secours de ce dernier, la crainte de leur insurrection si la solde venait à manquer, tout cela était à peine suffisant pour lui faire différer l’exécution de ce projet ; son penchant naturel au despotisme s’était accru, de jour en jour, pour l’exercice même du pouvoir. Cette disposition d’esprit lui avait rendu les Anglais insupportables, malgré l’importance et la date récente de leur service ; il parlait souvent de supprimer leurs privilèges, d’attaquer même leurs établissements. Mais un certain Nuncomar, gouverneur de Hoogly, lui traça le plan d’une conduite plus habile ; il lui conseilla de s’acquitter envers eux, comme le meilleur moyen de s’en débarrasser. Nuncomar, un de ces Indous élevés à de hautes fonctions par Aliverdi-Khan, et employé long-temps par Dooloob-Ram, était versé dans tous les détails des finances et de l’administration. Il se fit fort auprès des Anglais de faire acquitter les bons qu’ils avaient sur Meer-Jaffier, et s’acquit ainsi leur appui. Secondant en même temps les projets du nabob contre Dooloob-Ram, il fit avertir les Seats que ce dernier méditait de leur imposer une forte contribution, ce qui les rendit favorables à lui-même. En peu de temps Nuncomar, appuyé sur les Seats et les Anglais, devint encore tout-puissant à la cour du nabob.
Instruit de toutes ces circonstances, Dooloob-Ram ne se sentit pas de force à tenir tête à tant d’ennemis ; il sollicita de Meer-Jaffier la permission de se retirer à Calcutta avec sa famille. Le nabob accorda cette permission, mais à condition que les troupes seraient payées de leur arriéré, avant le départ de Dooloob-Ram. Après cette décision, le nabob s’absenta sous prétexte d’une visite à Clive, puis s’occupa d’une partie de chasse qui continua de le tenir éloigné de la capitale. Dès le second jour de son départ, des soldats, excités par Meerum, se portèrent au palais de Dooloob-Ram ; ils réclamèrent leur solde avec de grands cris et force menaces. Ce dernier se serait trouvé dans un danger imminent, si, fort heureusement pour lui, Clive n’avait interposé son autorité ; il fit plus, il appuya sa demande de se retirer à Calcutta avec sa famille et ses biens. Assez peu disposé à accorder cette demande, Meer-Jaffier n’osa pas cependant la refuser ; seulement il eut recours à la ruse pour l’annuler. À son retour à Moorshedabad, un tumulte éclata parmi les soldats, avec toutes les apparences d’un complot contre sa vie ; et, sur l’un des révoltés, fut saisie une lettre de l’écriture de Dooloob-Ram, où ce dernier excitait à ce complot un officier signalé en effet dans l’émeute, où il lui promettait le secours des Anglais. Meer-Jaffier s’empressa de communiquer cette lettre à Clive ; mais ce dernier soupçonna qu’elle pouvait bien n’être qu’une invention de Jaffier pour le porter à expulser Dooloob-Ram de Calcutta ; il exigea que l’officier auquel cette lettre était adressée fût interrogé ; loin d’y consentir, Jaffier l’éloigna sous prétexte d’une mission, et il fut assassiné dans la route par une main demeurée inconnue. Peu de temps après cet événement on reçut à Moorshedabad la nouvelle du premier engagement qui avait eu lieu entre les deux flottes. Clive publia cette nouvelle avec une pompe, une solennité, et surtout une exagération extrême ; il peignit la flotte française comme dispersée, fuyant de côté et d’autre, ayant eu deux vaisseaux coulés dans le combat, et n’ayant pas pu débarquer les troupes qu’elle devait porter à Pondichéry. Cet engagement, dans la réalité fort insignifiant, eut de la sorte sur l’esprit au nabob la même influence qu’eût pu avoir une victoire complète et décisive.
Le 20 juin, des dépêches de la cour des directeurs, qui instituaient une nouvelle forme de gouvernement, arrivèrent à Calcutta. Jusqu’alors le gouvernement était composé d’un conseil de cinq personnes sous la présidence de Clive. Les nouvelles dépêches substituaient à cet arrangement un conseil de dix personnes, et quatre gouverneurs, qui devaient présider alternativement trois mois chacun : système dont les inconvénients étaient faciles à saisir. L’unité dans le commandement, la promptitude et la fermeté dans les résolutions, s’y trouvaient amoindries, affaiblies, à l’instant même où elles devenaient plus que jamais nécessaires. Chose plus étrange encore, non seulement le vainqueur de Plassy n’était pas au nombre des quatre gouverneurs, mais même aucune place ne lui était assignée dans les nouveaux arrangements. Clive se montra fort offensé d’un tel oubli ; toutefois, dans les circonstances importantes, l’autorité se crée en quelque sorte d’elle-même, la royauté va au plus digne. Le conseil, y compris les gouverneurs désignés, prit à l’unanimité une résolution également honorable et pour lui et pour celui qui en était l’objet : il pria Clive d’accepter sans partage les fonctions de président. Comme il le dit lui-même quelques années après devant la chambre des communes, celui-ci n’hésita pas un instant à accepter ; il avait la conscience de sa propre valeur. L’influence de Clive sur les indigènes n’était pas moins grande que sur les Anglais ; on en jugera par l’anecdote suivante : — Un des principaux officiers de Meer-Jaffier se présenta un jour à l’audience de ce dernier, en ce moment entouré de toute sa cour. Une querelle entre les soldats de cet officier et ceux de Clive se trouvait être précisément le sujet de la conversation. Le nabob, s’adressant au nouveau venu : « Vos gens se sont, dit-on, querellés avec ceux du colonel Clive. Ne savez-vous donc pas quel homme c’est que le colonel, et en quel rang il a plu au ciel de le placer ? — Moi ! s’écria aussitôt l’officier tout troublé ; moi quereller avec le colonel Clive ! Mais je ne rencontre jamais son âne sans lui faire trois révérences : comment me querellerais-je avec celui qui le monte ? »
De nouvelles dépêches à la régence de Madras apportèrent à cette époque la nouvelle du second combat naval livré par les deux flottes. D’après ces dépêches les vaisseaux français se trouvaient dans l’obligation de retourner se radouber aux îles ; elles parlaient encore du siège de Tanjore par Lally, de la marche de Bussy sur Masulipatam pour s’unir à ce dernier dans le Carnatique ; or, suivant la régence de Madras, ces dernières mesures annonçaient de la part des Français la résolution de faire agir toutes leurs forces sur la côte de Coromandel, et de ne point envoyer de troupes dans le Bengale. Aussi elle concluait en priant celle de Calcutta de lui renvoyer sans délai toutes les troupes expédiées de Madras quelques mois auparavant. Elle sollicitait en outre le secours de toutes les troupes qui se trouveraient disponibles à Calcutta, puisque aucun danger ne menaçait cette dernière ville. La persuasion était générale, en effet, que Madras serait assiégé par les Français aussitôt que la mousson aurait contraint les flottes à s’éloigner des côtes. D’un autre côté, Clive n’était pas moins convaincu que cette ville ne serait jamais prise tant qu’elle ne manquerait pas de vivres. Au reste, ce n’étaient pas les seuls motifs qui empêchassent les demandes de Madras d’être accueillies à Calcutta. Cette dernière présidence savait que des troupes parties d’Angleterre étaient en route pour la côte de Coromandel, qu’elles devaient, suivant toute apparence, atteindre avant peu de mois ; enfin elle craignait encore, elle craignait surtout, qu’à Madras on en agît à son égard comme elle-même avait fait dans une circonstance semblable, c’est-à-dire que les troupes qu’elle enverrait pour un temps limité n’y fussent indéfiniment retenues. D’ailleurs quoiqu’il n’y eût rien à craindre en ce moment des Français au Bengale ; se dégarnir de troupes en pareille circonstance, c’était pourtant s’exposer à de graves inconvénients. Le nabob ne pouvait manquer de profiter de l’occasion pour se dispenser de payer le reste de sa dette. La régence de Calcutta s’arrêta en conséquence à un autre projet qui tout à la fois lui permettait de retenir les troupes, et de faire diversion aux événements qui menaçaient le Carnatique, qui de plus promettait de nouvelles acquisitions : c’était de tenter une expédition sur les circars du nord cédés aux Français par le subahdar du Deccan. Un des polygards les plus puissants de ces provinces, le rajah Anunderauze, croyant retirer de grands avantages personnels d’un changement de domination dans ces provinces, avait fait depuis quelque temps aux Anglais des ouvertures à ce sujet ; il les engageait à se joindre à lui pour combattre les Français et les expulser des circars, désignant pour le moment d’agir celui où Bussy se trouvait occupé de la répression de troubles intérieurs dans le Deccan. Cette proposition était de nature à séduire l’imagination de Clive, qui effectivement l’adopta ; et, bien qu’il rencontrât d’abord une opposition unanime dans le conseil, il n’en poursuivit pas moins avec activité les préparatifs de l’expédition.
La mésintelligence alors existante dans les conseils des Français, les mettait d’ailleurs hors d’état de s’opposer avec succès à cette tentative. Dès qu’il eut rejoint Lally, Bussy s’était efforcé d’en obtenir l’autorisation de retourner dans le Deccan, ne cessant de lui représenter tous les avantages pour la France d’une alliance avec le subahdar. Mais comment Lally aurait-il goûté ce qu’il ne pouvait comprendre ? Peu de mois auparavant il écrivait à Bussy : « Toute ma politique est dans ces cinq mots, mais ils sont sacramentels : Plus d’Anglais dans la Péninsule. » Depuis son arrivée dans l’Inde il s’était dévoué à cette tâche avec une noble ardeur ; malheureusement il ne conservait que ce seul moyen d’atteindre son but, la ruine immédiate des établissements anglais. Or, Bussy voulait bien le même résultat, mais par une tout autre voie ; il voulait avant tout dominer d’abord les États indigènes, soit par les armes, soit par la politique ; il voulait que l’Inde obéît à l’impulsion française, qu’elle devint française pour ainsi dire. Cela fait, l’Inde eût expulsé tout naturellement, d’elle-même, pour ainsi dire, les Anglais de son sein ; bien plus elle se trouvait elle-même constituée au profit de la France en un empire immense. Tout gigantesque que fût ce plan, des moyens assez médiocres employés avec sagesse, gesse, habileté, en connaissance de cause, eussent suffi sans aucun doute à le réaliser. Mais c’est ce que ne pouvait concevoir Lally dans son ignorance absolue de la situation intérieure de l’Inde, et tout cela, c’était pour lui le rêve d’un homme en délire ou les assertions d’un imposteur. À propos dés lettres où Bussy laissait échapper quelques mots de ces plans, il avait dit : « C’est vraiment beaucoup de condescendance que de lire les lettres d’un fou. » À toutes les instances de Bussy pour retourner dans le Deccan, il répondit donc par le refus le plus formel. Il n’eut pas plus d’égard aux demandes réitérées du subahdar, qui ne cessait de lui redemander le soutien de son trône dans les termes les plus forts et les plus pressants.
Ces deux hommes furent dès lors aussi complétement séparés que l’avaient été Dupleix et La Bourdonnais : c’est qu’au fond ils représentaient les mêmes idées, ils continuaient les deux systèmes qui dès lors s’étaient trouvés en présence. Comme Dupleix, Bussy songeait à la conquête de l’Inde en se mêlant aux intérêts politiques des États indous ; comme La Bourdonnais, Lally ne voyait qu’une chose, l’extermination des Anglais. Ainsi, contraint de renoncer à ses projets de retour auprès du subahdar ; Bussy demeura près de Lally, qui se plut à l’abreuver de dégoûts et de mauvais traitements. À la vérité les membres du conseil de Pondichéry, les officiers, l’armée tout entière n’en avaient pas moins la plus haute opinion de ses talents politiques et militaires. Dans l’armée française se trouvaient un major-général et six colonels ; et lui-même n’avait que le grade de lieutenant-colonel. Or, ces six colonels, MM. d’Estaing, de Landivisiau, de La Fare, de Breteuil, de Verdière, de Crillon, de leur propre mouvement écrivirent à Lally qu’en dépit de la différence des grades, ils étaient tous disposés à servir sous M. de Bussy et à recevoir ses ordres. On aime, ce nous semble, à voir au bas de cette requête, où tout intérêt de vanité est si noblement sacrifié au bien public, le nom de celui auquel Henri IV écrivait : « Pends-toi, brave Crillon ; on s’est battu à Arques, et tu n’y étais pas. » Lally, qui ne put se refuser à leurs désirs, attribua cette démarche à l’influence de l’argent, non à celle du mérite personnel de Bussy. Il en fut d’autant plus irrité, qu’il avait imaginé que Bussy pourrait l’aider pécuniairement dans l’entreprise qu’il projetait sur Madras, et que ce dernier se trouvait absolument hors d’état de lui rendre ce service.
Le lieutenant-colonel Forde fut nommé au commandement du corps expéditionnaire destiné à agir dans les circars du nord. Ce corps était composé de 500 Européens, 2,000 Cipayes et 100 Lascas, 6 pièces de campagne, 6 pièces de siège, un mortier de huit pouces et un obusier. Des circonstances de plusieurs espèces en retardèrent le départ ; mais le 20 décembre, le colonel Forde, étant enfin débarqué à Vizigapatam, joignit ses troupes à celles du rajah. Après cette jonction, l’armée marcha immédiatement avec le rajah contre Rajahmumdrum. Le marquis de Conflans, successeur de Bussy, avait rassemblé là toutes ses troupes et se disposait à attaquer Ansunderauze ; ayant appris la jonction du rajah et des Anglais, il prit position dans un camp retranché près de Peddipore, résolu d’y attendre les Anglais ; mais ceux-ci après la prise de Vizigapatam, au lieu de s’avancer immédiatement dans l’intérieur, s’étaient arrêtés à 50 milles de cette dernière ville. Le rajah, que les Anglais avaient supposé fort riche, était en réalité fort pauvre ; et de plus, refusait d’avance à Forde les sommes nécessaires au paiement des troupes. Grâce au premier facteur du comptoir nouvellement établi, un arrangement fut pourtant stipulé entre le rajah et les Anglais ; il fut convenu que le butin serait également partagé entre eux ; que les pays conquis seraient cédés au rajah, et qu’il en toucherait les revenus, à l’exception des ports de mer et des villes situées à l’embouchure des rivières, et des districts environnants qui seraient réservés aux Anglais ; qu’aucune restitution des pays conquis ne pourrait être effectuée, si ce n’était du consentement réciproque du rajah et des Anglais. Le rajah s’engageait par un dernier article à donner 500,000 roupies par mois pour le paiement des troupes, et 6,000 pour les dépenses particulières des officiers.
L’armée continua alors sa marche, et se trouva le 3 décembre 1758 en face de l’ennemi, toujours dans la même position. L’armée française consistait en 500 Européens, 6,000 Cipayes, 500 cavaliers de troupes indigènes, de l’artillerie et de l’infanterie. Le corps d’armée anglais, dont nous avons déjà dit la composition, était un peu affaibli par un grand nombre de malades laissés à Vizigapatam ; 5,000 hommes d’infanterie, mais mal armés, 500 cavaliers, plus 40 Européens, formaient l’armée du rajah. Les Anglais s’établirent d’abord dans un camp fortifié à 4 milles de l’ennemi. Le 9 décembre, Forde sortit de son camp de grand matin, à la tête de ses Anglais ; il se proposait d’attirer les Français hors du leur ; les troupes du rajah ne prirent aucune part à ce mouvement. Conflans, de son côté, avait fait reconnaître le camp ennemi et s’étant emparé d’une colline qui le dominait, y avait fait placer de l’artillerie. Au point du jour il fit commencer le feu. Les Anglais, en entendant cette canonnade, revinrent sur leurs pas au secours de leurs alliés ; ceux-ci abandonnent leur camp, mais se rallient cependant autour du corps anglais, qui continue de marcher en bon ordre. Conflans, ignorant le mouvement de ce corps, crut avoir mis en déroute toute l’armée ennemie. Il poursuivit les fuyards jusques auprès du village de Condore, et là rangea ses troupes en ordre de bataille. Au centre de la ligne était le bataillon européen, avec 13 pièces d’artillerie de campagne ; à chacune des ailes 5,000 Cipayes payes avec 6 pièces de gros calibre ; un peu en arrière de l’aile gauche, 500 hommes de cavalerie formaient la réserve. L’armée anglaise, rangée dans un ordre à peu près semblable, avait au centre le bataillon européen, avec 6 pièces de campagne ; à chacune des ailes un millier de Cipayes. Les troupes du rajah avaient ordre de se placer sur les flancs, de la façon qui paraîtrait la plus avantageuse à leurs chefs ; ceux-ci préférèrent demeurer fort en arrière, et de toute cette armée, les cavaliers européens à sa solde furent les seuls qui se mirent en ligne. Par une circonstance singulière, un champ de maïs, dont les épis s’élèvent, comme on sait, à une fort grande hauteur, cachait aux yeux des Français le bataillon anglais qui se trouvait derrière ; ils ne voyaient que les Cipayes distribués sur ses ailes.
Conflans, dont la ligne avait plus d’étendue que celle de l’ennemi, avance pour l’envelopper. Dans ce mouvement, les Français qui formaient le centre appuyèrent à droite sur l’aile gauche, composée des Cipayes anglais. Ceux-ci ont ordinairement un grand nombre de drapeaux qui sert à les faire reconnaître ; mais ils avaient posé ces drapeaux à terre, et la ressemblance d’uniforme trompa Conflans, qui les prit pour des Anglais. Les Français firent halte, rectifièrent leur ligne de bataille, et à une assez grande distance commencèrent un feu de peloton ; les Cipayes, peu habitués à tenir tête à des Européens, lâchent aussitôt pied et s’enfuient dans le plus grand désordre. Eux-mêmes étonnés de la facilité de la victoire, les Français rompent leurs rangs, et se précipitent à la poursuite des fuyards. Alors les Anglais, comme s’ils fussent sortis de terre, se montrent tout-à-coup en bon ordre derrière le champ de maïs ; ils font un mouvement à gauche, viennent occuper la place des Cipayes et commencent un feu vif et bien nourri. Cette apparition inattendue achève de mettre les Français en désordre, et ils battent en retraite pour regagner leur artillerie, demeurée assez loin en arrière, mouvement que les Anglais prennent pour une fuite, ce qui redouble leur ardeur. Les Français s’arrêtent auprès de leurs canons, essaient de le défendre ; mais, vivement attaqués, ne tardent pas à les abandonner. Une terreur panique avait saisi les Cipayes français de l’aile droite ; à peine eurent-ils vu la déroute des Européens, qu’eux-mêmes prirent aussitôt la fuite et ne s’arrêtèrent qu’au camp retranché. Les Cipayes de l’aile gauche avaient fait une plus longue défense ; ils disputèrent longuement le terrain, en s’arrêtant de temps à autre derrière les digues des champs de riz, et se retirèrent en bon ordre. Le champ de bataille et l’artillerie de l’ennemi étant ainsi demeurés aux mains du colonel Forde, il lui restait à attaquer le camp retranché.
Les Français paraissaient disposés à défendre ce camp, mais comme leur artillerie était tout entière dans les mains des Anglais, ils se virent promptement réduits à l’abandonner, et se retirèrent dans la direction de Rayamundrum. 30 pièces de canon, 50 caissons, un plus grand nombre de voitures chargées de munitions, 7 mortiers, 1,000 paires de bœufs tombèrent aux mains des vainqueurs. La perte des Français fut de 70 hommes et du triple de blessés ; celle des Anglais de 26 morts et 23 blessés ; plus 100 Cipayes et 300 blessés. Premier et triste résultat du rappel de Bussy, du grand Bussy, suivant l’expression d’un historien anglais[1]. Le colonel Forde, aussitôt maître du camp, détacha un corps de 1,500 Cipayes à la poursuite de l’ennemi. La cavalerie du rajah, qui pendant la durée du combat s’était prudemment tenue hors de portée du canon, se montra très ardente à cette poursuite. Les Français atteignirent Rajahmundrum, capitale de la province, où se trouve une citadelle bien fortifiée, mais elle était dépourvue d’artillerie, ce qui la rendait impossible à défendre ; abandonnant sur le rivage ce qui leur restait de bétail et de bagage, ils n’eurent plus qu’à se hâter de passer la Godavery. Les Anglais trouvèrent encore dans le fort une grande quantité de vivres et de munitions ; le colonel Forde avec le reste de ses troupes arriva le lendemain à Rajahmundrum. Le rajah était demeuré sur le champ de bataille, occupé à brûler quelques morts avec les cérémonies convenables. Deux vaisseaux anglais qui se trouvaient en ce moment en croisière sur la côte furent chargés de vivres et d’approvisionnements de toute sorte pour Madras. Chacun des jours où l’entreprise sur Madras était différée amenait ainsi de nouvelles ressources à cette ville et créait à Lally de nouvelles difficultés dans l’avenir.
Depuis long-temps la présidence de Madras cherchait à se mettre en mesure de défense. Des approvisionnements considérables avaient été amassés dans le fort du Chinglaput, dès le moment de l’arrivée de Lally ; ses fortifications avaient été réparées. Un corps de troupes sous les ordres des colonels Lawrence et de Draper avait pris position dans les environs du fort. Il ne devait rentrer à Madras qu’à la dernière extrémité. La présidence avait traité avec les Mahrattes pour un corps auxiliaire de 2,000 chevaux ; elle sollicitait du roi de Tanjore un autre corps auxiliaire de 1,000 chevaux, et déjà elle avait mis en campagne 2,000 de ses propres Cipayes. Le gouverneur de Madras, Pigot, nommé à cette charge par le vote unanime du conseil, était un homme actif, énergique. La garnison consistait en 1,758 Européens, 2,220 Cipayes, 200 cavaliers appartenant au nabob ; en outre 750 habitants européens furent employés, sans distinctions de rang, à tous les travaux de la défense. L’amiral Pocock, forcé de s”éloigner à cause de la mousson, avait débarqué un détachement de marins de son escadre ; on attendait son retour pour le mois de janvier. Enfin un corps de cavalerie indigène à la solde des Anglais fut destiné à faire une guerre active aux convois des assiégeants. La ville était abondamment pourvue de vivres. Le colonel Lawrence, appelé au commandement des forces militaires, avait pris position à mille toises environ de la ville blanche de Madras, dans un lieu appelé Choultry-Plaine, mais avec l’intention de ne risquer aucun engagement, l’intérêt des Anglais étant évidemment de traîner les choses en longueur.
Lally ne pouvait au contraire s’occuper un instant des préparatifs de son expédition sur Madras, sans voir surgir, s’amonceler à ses côtés des obstacles et des difficultés de toute nature. Il manquait à la fois d’argent, de vivres et de munitions, et, qui pis est, ne rencontrait, comme cela devait être, que fort peu de bonne volonté chez des gens qui tous avaient eu à souffrir de sa violence et de ses emportements. Cependant le conseil de la présidence avait plusieurs fois déclaré l’impossibilité où il ne tarderait pas à se trouver bientôt de nourrir et de payer l’armée à Pondichéry. Dans un conseil de guerre où fut exposée la situation de la colonie, le comte d’Estaing s’écria : « Mieux vaut donc mourir d’un coup de fusil sous les murs de Madras que de faim sur les glacis de Pondichéry. » Le conseil se rallia à cet avis. Le projet d’un siège régulier n’était dans la pensée de personne ; mais on espérait que la prise de la ville noire pourrait suffire à donner pour l’avenir d’abondantes ressources. La caisse de Pondichéry se trouvait absolument vide. Il fallut avoir recours à des cotisations particulières pour les premiers frais de l’entrée en campagne. Lally donna de son propre argent 60,000 roupies. Des membres du conseil, quelques habitants de Pondichéry, suivirent ce noble exemple, et en réunirent de leur côté 34,000, en tout 94,000 roupies. Tous les animaux de trait de Pondichéry n’auraient pas suffi à traîner la moitié de la grosse artillerie nécessaire pour le siège. Une partie de cette artillerie fut embarquée sur le Harlem, vaisseau récemment capturé sur les Hollandais, une autre sur deux frégates pesamment chargées, qui ne purent mettre en mer que quelques jours seulement après le Harlem. C’est avec ces faibles moyens, c’est au milieu de ces circonstances défavorables que Lally put enfin se mettre en campagne ; il partit de Pondichéry à la tête de 2,700 Européens et de 4,000 Cipayes. On était au commencement de décembre (1758).
Lally fit de sa personne la reconnaissance du fort Chingleput ; le laisser sur ses derrières était contraire aux règles de la guerre ; cependant n’ayant de ressources que pour une quinzaine de jours, il se vit forcé de prendre ce parti. À l’approche des Français, Lawrence leva le camp, et commença son mouvement de retraite, que Lally n’essaya point d’inquiéter ; à peine quelques coups de canon furent-ils échangés. Lally prit position à l’endroit même que les Anglais venaient de quitter. Il employa la journée du lendemain à reconnaître la place et ses environs ; le 14, il prit possession de la ville noire. Les Indous étaient restés dans leurs maisons jusqu’au dernier moment ; ils s’enfuirent alors dans la direction du fort, suppliant les Anglais de leur en ouvrir les portes, et, refusés, demeurèrent long-temps sur le glacis, incertains sur le parti à prendre. Mais quelques espions ou déserteurs mêlés à cette multitude trouvèrent pourtant le moyen de se faire admettre dans l’intérieur du fort ; ils donnèrent avis du désordre qui régnait parmi les Français. Un moment de pillage avait suivi l’entrée des Francais dans la ville noire ; plusieurs magasins remplis d’arack avaient été enfoncés, et la plupart des soldats se trouvaient tout-à-fait ivres. Des remparts du fort, on les voyait chanceler sous le double poids de leur ivresse et de leur butin. Le moment était éminemment favorable pour une sortie. Le colonel Draper ouvrit cet avis devant le conseil de défense, et le conseil tout d’une voix lui en déféra l’exécution. Par les ordres de Lally, le régiment de son nom avait pris position auprès du rivage ; le régiment de Lorraine avec les Cipayes à l’ouest, sur un terrain élevé : tous deux couverts par quelques édifices qui les protégeaient contre les feux du fort. À onze heures de la nuit, Draper sortit du fort à la tête de 500 hommes d”élite ; le major Bereton devait le soutenir à la tête de deux compagnies. Le détachement traversa sans être aperçu un pont allant du fort Saint-George à la ville Noire. Les avant-postes du régiment de Lorraine, la première troupe française postée de ce côté, l’ayant vu, le prirent d’abord pour le régiment de Lally ; l’erreur ayant été reconnue peu de minutes après, ils firent feu ; les Anglais ripostèrent et continuèrent leur route. Dans le but d’arriver jusqu’au centre de l’armée française, Draper s’engagea dans une large rue coupée à angle droit par une autre rue plus large. À ce carrefour se trouvaient le régiment de Lorraine, les Cipayes français, et 4 pièces de campagne, qui se présentaient de flanc aux Anglais, profitant hardiment de cette circonstance, après deux décharges, Draper s’élance sur cette artillerie, et s’en empare. Le régiment de Lorraine, un moment étonné, se rallie, reprend ses rangs, marche aux Anglais, engage un feu fort vif de mousqueterie. Les artilleurs français reprennent possession de leurs pièces, et s’en servent aussitôt. Étonnés de cette résistance au moment même où ils se croyaient sûrs du succès, les soldats anglais commencent eux-mêmes à s’ébranler ; ils cherchent un refuge dans les maisons voisines, d’où les Français s’efforcent de les déloger. Les maisons sont plusieurs fois prises et reprises, et alors dans un étroit espace un combat terrible est livré ; on s’attaque à la baïonnette, au sabre, à l’épée ; on se tire des coups de fusil et de canon à bout portant.
Draper, voyant son projet découvert, donna l’ordre de la retraite. Un détachement de grenadiers, l’élite de la garnison, ne put suivre ce mouvement, et, cerné dans quelques maisons qu’il occupait, fut fait prisonnier. Au bruit du canon, le régiment de Lally avait quitté son poste, et s’était mis en marche vers le lieu du combat. Dans ce mouvement, ce régiment avait un pont à traverser parallèle à celui par où les Anglais étaient sortis, mais plus rapproché de la rue où ceux-ci étaient engagés ; s’il fût arrivé à temps, il aurait pu les prendre en queue pendant que Lorraine les combattait en tête. Draper eût ainsi été placé entre deux feux. Le régiment de Lally aurait encore pu s’emparer du pont par où les assiégés devaient effectuer leur retraite ; dans ce cas pas un de ceux-ci ne serait rentré dans le fort, mais Bussy, qui commandait ce détachement, n’osa pas exécuter ce mouvement d’une grande hardiesse sans l’ordre de Lally. Depuis, quelques uns l’accusèrent de n’avoir pas voulu se prêter à cette opération, qui, rendant les Français maîtres de Madras, achevait de renverser ses projets sur le Deccan. Quoi qu’il en soit, les Anglais eurent le temps de se dégager des rues où ils étaient entrés et de regagner le pont. Crillon, à la tête d’une poignée de volontaires, chargeant les Anglais dans leur retraite, leur fit une trentaine de prisonniers avant qu’ils eussent repassé le pont ; au-delà du pont, Draper, protégé par le canon du fort, put rentrer sans difficulté. Toutefois il s’en fallut de peu que la retrait ne lui fût coupée, et dans ce cas c’en était fait de Madras. Les Anglais perdirent 200 hommes tués ou blessés, et 9 officiers ; la perte des Français monta à peu près au même chiffre, mais ils eurent 12 officiers hors de combat. Saubinet, officier hardi et entreprenant, fut au nombre des morts. D’Estaing, dans l’obscurité, tomba dans un parti anglais, qui le fit prisonnier. Lally, avec ces paroles rudes et emportées qu’il n’épargnait à personne, accusa ouvertement Bussy de l’avoir empêché de s’emparer de Madras.
Les assiégeants commencèrent le lendemain 15 décembre à établir leurs batteries. Le nabob, réfugié depuis quelques jours dans Madras, témoigna le désir d’en sortir, aussitôt que le siège fut commencé. La garnison désirait aussi qu’il prît ce parti ; sa famille et sa suite consommaient, sans rendre aucun service, une immense quantité de vivres. En conséquence le nabob s’embarqua avec ses femmes et ses enfants sur un navire qui devait le conduire à Negapatam, d’où il pourrait sans danger gagner Tritchinopoly ; et le lendemain, le gouverneur fit signifier à sa suite de pourvoir à sa sûreté comme elle l’entendrait. Les prisonniers Anglais furent dirigés sur Pondichéry avec une escorte composée d’Européens et de Cipayes ; le commandant de Chinglaput fit une sortie, mais sans succès, pour essayer de les recouvrer. Issoof, partisan à la solde de l’Angleterre, courait la campagne à la tête de 200 cavaliers ; le kilidar Kristnarow en avait lui-même 1,250. Ils se réunirent et attaquèrent Ellavanasore, défendue par 200 Cipayes français. Ces derniers, après s’être défendus jusqu’au soir, rendirent le fort ; 50 passèrent au service d’Issoof, qui, après avoir désarmé les autres, les laissa en liberté. Dès le lendemain Kristnarow se sépara d’Issoof, dans le but de courir et de piller le pays pour son propre compte. Issoof ayant reçu des renforts, attaqua Tricalore, pagode fortifiée, ayant une garnison de 300 Cipayes ; ceux-ci se défendirent avec courage, et ne se rendirent qu’à la condition de sortir avec armes et bagages ; les assiégeants avaient eu 70 hommes tués ou blessés. Dévastant, brûlant, saccageant les districts appartenant aux Français, Issoof s’avança jusque sous les murs de Pondichéry, qu’il remplit de terreur ; il perça un grand réservoir d’eau auprès de Valdore, qui faisait toute la fertilité du pays. Irrité de cette barbarie, Lally fit menacer le gouverneur Pigot de sévères représailles, dont il eut pourtant la générosité de s’abstenir. Issoof, toujours infatigable, enrôla 500 cavaliers dans le royaume de Tanjore, dirigea sa course au nord, et continua pendant quelque temps ses ravages, jusqu’à ce qu’il rejoignît le capitaine Preston à Chinglaput. Le Harlem arriva après s’être emparé, chemin faisant, d’un petit bâtiment anglais chargé de riz, dont les assiégeants avaient grand besoin. Malheureusement toute l’artillerie qu’il portait était loin de suffire aux besoins du siège. Les assiégeants manquaient aussi de poudre, qui n’arrivait que lentement et par terre de Pondichéry. Cependant Lally faisait continuer avec vigueur les travaux du siège.
Issoof, après son entrée à Chinglaput, envoya toute sa cavalerie, c’est-à-dire 12 ou 1,500 hommes, ravager le district de Conjeveram, dont Lally tirait la plus grande partie de ses approvisionnements. Il essaya aussi de surprendre la ville de Saint-Thomas, accompagné dans cette dernière expédition par le capitaine Preston à la tête de 80 Européens et de 600 Cipayes. Lally, instruit de cette expédition, détache aussitôt 500 Européens, 600 Cipayes et 800 cavaliers sous les ordres du marquis de Soupire. À la tête de ce détachement, ce dernier s’approche avant le jour de la montagne où étaient campés Preston et Issoof ; ces derniers, quoique surpris, parviennent cependant à ranger leurs troupes en bataille : une canonnade de quelques heures s’en suivit ; et après avoir perdu deux pièces de canon, les Français se retirèrent en bon ordre : la cavalerie d’Issoof, voltigeant tout alentour sans oser les aborder. Les Français perdirent 15 Européens, sans compter les Cipayes ; les Anglais, un seul Européen et quelques Cipayes ; Soupire se jeta aussitôt dans Saint-Thomas, poste important pour l’armée française, dont elle avait fait le dépôt de ses magasins, le rendez-vous de ses bâtiments légers, son hôpital militaire.
Les assiégeants, à couvert par un grand nombre de constructions voisines de la place, purent pousser les travaux de siège sans être aperçus par la garnison du fort. Le régiment de Lally et celui de Lorraine établirent des batteries, qui reçurent leur nom et ouvrirent leur feu le 2 janvier. Les assiégés répondirent par un feu supérieur à celui de la batterie de Lorraine, mais ne produisant que peu d’effets, sur celle de Lally, protégée par des maisons ; il en fut de même les jours suivants. Quatre-vingts bombes tombées dans le fort détruisirent plusieurs bâtiments, toutefois sans nuire autrement à la garnison ; les assiégés ajoutèrent quelques nouveaux ouvrages au bastion du nord, sur lesquels l’attaque des Français était dirigée. Le reste de l’artillerie de Lally étant arrivé, il ouvrit le 14 une nouvelle batterie de 3 mortiers et ajouta 2 pièces nouvelles à la batterie de son nom qui, de la sorte, se trouva composée de 12 pièces de 18 et de 24, tandis que le fort ne pouvait lui répondre qu’avec 6 pièces de même calibre. La perte de la garnison, à cette époque du siège, n’était guère que de 2 ou 3 hommes ; mais toutefois les assiégés commençaient à s’effrayer sur l’issue du siège. Lally déployait une activité, une énergie remarquables en tout temps et qui devenaient admirables, même aux yeux de ses ennemis, au milieu des circonstances contre lesquelles il luttait, il n’avait ni vivres, ni argent, ni ingénieurs capables ; et la majeure partie de son armée craignait pour ainsi dire de vaincre, parce que la victoire devait profiter à son général.
Commençant à entrevoir un terme à sa résistance, le gouverneur de Madras envoyait message sur message à Preston et à Issoof ; il les engageait, les suppliait d’abandonner toute autre expédition pour marcher au secours du fort Saint-Georges ; recommandations qui ne pouvaient avoir de résultats pour le moment. Le camp de ces deux chefs avait été récemment surpris par les Français ; Preston était parvenu à rallier les Anglais et à repousser l’ennemi ; mais les troupes d’Issoof cédant à la terreur, s’étaient momentanément dispersées. De 3,500 hommes, elles se trouvèrent tout-à-coup après l’action réduites à 700. Dans ce combat, les bœufs de trait, les chariots portant les vivres avaient été détruits ; cette circonstance obligea les deux chefs à marcher sur Vandalore pour s’en procurer, et où ils en trouvèrent effectivement. Pendant ce temps les déserteurs du corps d’Issoof s’étaient réfugiés sous le canon de Chinglaput ; les deux chefs s’y rendirent pour les engager à reprendre de nouveau du service ; et Preston ayant réussi auprès d’un grand nombre d’entre eux, les envoya piller le district des environs de Conjeveram. Ne doutant pas qu’il ne les eût de nouveau gagnés à ses intérêts par ce butin, il se mit on marche pour Madras à leur tête ; mais tout-à-coup s’en vit abandonné encore une fois. Irrité, plein de dépit, ne voulant plus s’exposer à de nouvelles désertions, Preston résolut de ne plus employer ces soldats ; quand bien même ils reviendraient s’offrir d’eux-mêmes ; ne pouvant d’ailleurs se passer de cavalerie en face d’un ennemi qui en était abondamment pourvu, il se dirigea sur Arcot pour tâcher de s’en procurer. Plusieurs corps de cavaliers mercenaires campaient en effet, en ce moment, dans les environs de cette ville en attendant des offres de service de l’une ou l’autre des parties belligérantes. Pigot ayant reçu ces nouvelles le 16, eut grand soin de la cacher à la garnison, chez qui elle aurait pu jeter quelque inquiétude.
Le 17, deux vaisseaux arrivèrent de Pondichéry, chargés de poudre, de bombes et de boulets, Le feu des assiégeants se ranima considérablement ; plusieurs ouvrages du fort furent presque ruinés. En revanche, les choses prenaient ailleurs une tournure favorable pour les assiégés. L’amiral Pocok était arrivé le 10 décembre à Bombay, avait rencontré 6 vaisseaux de la Compagnie et 2 vaisseaux de ligne. Ces deux derniers bâtiments qui portaient, outre leurs équipages, 600 hommes de troupes royales, s’étaient trouvés empêchés par les vents contraires de se rendre à la côte de Coromandel ; mais le 31 décembre les vaisseaux de la Compagnie avaient mis à la voile pour Madras, escortés de 2 frégates. De leur côté, Preston et Issoof, à la même époque, avaient déjà enrôlé à Arcot 500 cavaliers mahométans et 600 Mahrattes. Le frère du nabob, alors à Chiltor, s’était déjà laissé persuader par leurs instances de céder les troupes en ce moment à sa solde, c’est-à-dire 2,000 hommes d’infanterie et 1,000 hommes de cavalerie. Les deux chefs, après quelques négociations, enrôlèrent en outre un corps de 3,000 Mahrattes ; alors, et après avoir pillé la ville de Pondamalee, qui s’était mise sous la protection des Français, Preston fut prendre position, le 27, à Trimiwash, à 12 milles de Madras. Issoof, à la tête d’un corps de cavalerie, poussa à 6 milles plus loin ; il pilla un parc où se trouvait la plus grande partie du bétail des Français ; et Lally, dès lors obligé de faire face à ce nouvel ennemi, s’en vit d’autant plus affaibli pour pousser les opérations du siège. Le 30, dans l’après-midi, une voile fut signalée au sud, qui fut bientôt reconnue comme un vaisseau anglais de la Compagnie ; il vint mouiller dans la rade, et communiqua facilement avec les assiégés. Les Français essayèrent de l’éloigner à coups de canon ; mais la situation de leurs batteries rendait leur feu sans efficacité. Le 2 février, les postes français du côté de la campagne aperçurent au lever du soleil un corps de troupes considérable en marche sur le camp ; on ne tarda pas à reconnaître le corps d’armée de Preston et d’Issoof. Lally fit marcher à sa rencontre toute sa cavalerie soutenue par l’élite de son infanterie ; il s’y porta de sa personne, accompagné de Bussy et de ses principaux officiers ; tout se borna à une lointaine canonnade. Preston retourna à Trimiswah.
Le capitaine Caillaud, chargé par la régence de Madras de lever un corps auxiliaire dans le royaume de Tanjore, s’était acquitté de cette mission, mais non sans difficulté. Caillaud était arrivé à Tanjore le 17 décembre. Le roi ne voulut d’abord consentir à fournir que 1,000 hommes de troupes auxiliaires, et il demandait 300,000 roupies d’avance ; croyant la situation des Anglais désespérée à Madras, ce prince craignait de se compromettre avec les Français. Caillaud, se flattant de lever ces difficultés avec de l’argent, se rendit à Tritchinopoly, où il réussit effectivement à s’en faire promettre sur sa signature par de riches banquiers ; et alors il retourna sur-le-champ auprès du rajah ; mais, pendant son absence, d’autres difficultés étaient survenues. La nouvelle de la défaite du nabob du fort Saint-Georges s’était répandue à Tanjore ; on parlait de l’accouchement de sa femme en mer ; enfin le nabob faisait lui-même annoncer son passage par Tanjore, où il espérait être reçu avec les honneurs d’usage. Or cette fuite du nabob au dernier moment de la grossesse de sa femme acheva de persuader au roi de Tanjore que les affaires des Anglais, soutien du nabob, étaient dans un état désespéré ; il refusait d’aller à la rencontre du nabob, même de lui ouvrir les portes de Tanjore. Les banquiers de Tritchinopoly ; intimidés par toutes ces circonstances, retirèrent leur promesse, et ne voulurent plus donner d’argent à aucune condition. Quelques jours après Caillaud reçut 2,000 pagodes de Madras ; le roi n’en refusa pas moins de laisser marcher sa cavalerie ; alors, irrité des défaites continuelles du roi, de ses défaites interminables, Caillaud menaça, et le roi finit par accorder les troupes demandées. Après avoir passé le Coleroon, apaisé en route plusieurs mutineries provenant de demandes de solde, Caillaud arriva à Chinglaput, et de là se dirigea sur Saint-Thomas, pour se joindre aux troupes de Preston et d’Issoof. Les trouvant déjà partis, il les rejoignit à Trimiswah, où, en raison de son droit d’ancienneté, il prit le commandement. Ne pouvant pas beaucoup compter sur ses troupes, quelque nombreuses qu’elles fussent, il prit le parti de s’établir dans une position assez forte par elle-même, où il fut bientôt assiégé par le colonel Lally, parent du général. Le combat dura toute la journée sans être décisif ; et pendant la nuit, Caillaud, trompant l’ennemi au moyen de feux allumés, se retira sur Chinglaput. Il s’occupa, peu de jours après, des préparatifs d’une attaque sur le fort de Sadras, dont les Français se trouvaient encore maîtres.
Malgré les troupes considérables qu’ils étaient obligés de tenir détachées, les assiégeants n’en continuaient pas moins à faire un feu très vif. La batterie de brèche n’avait pas produit tout l’effet qu’on aurait pu en attendre ; cependant le 7 février l’angle saillant du bastion attaqué avait été ruiné. Lally, entraîné par l’impétuosité de son caractère ; voulait donner l’assaut ; la brèche ayant été soigneusement reconnue, les ingénieurs jugèrent que l’assaut ne présentait aucune chance de succès. La descente dans le chemin couvert et le fossé était facile, mais au-delà du fossé était une rangée de très fortes palissades dont pas une seule n’était endommagée ; et les assaillants se seraient trouvés dans la nécessité de les arracher avant de gagner le pied de la brèche. Or depuis leur descente dans le fossé, ainsi que pendant la durée de cette dernière opération, ils demeuraient exposés au feu du bastion du nord-est, à celui de 6 pièces de canon du bastion appelé royal, enfin à celui de la mousqueterie de plusieurs traverses considérables qui coupaient le fossé ; la brèche, quoique praticable à ceux qui l’auraient atteinte, n”était donc point abordable. Lally, quoique à contre-cœur, se rendit à cet avis. Le feu recommença et se maintint des deux côtés ce qu’il avait été par le passé du 8 au 14. Ce dernier jour, les assiégés firent une sortie, parvinrent jusqu’à la batterie de brèche, en endommagèrent ou détruisirent les embrasures, et rentrèrent sans avoir perdu un seul homme. La situation des assiégeants et des assiégés était alors bien différente. Ces derniers étaient abondamment pourvus d’argent, de vivres et de munition ; Caillaud, Preston, Issoof, menaçaient les derrières de l’ennemi ; enfin la flotte, qui portait un renfort considérable, était attendue d’un moment à l’autre. Les Français se trouvaient au contraire dans une position de plus en plus critique, à mesure que le siège se prolongeait. L’argent qui les avait mis à même de l’entreprendre était dépensé depuis long-temps ; la caisse du gouvernement était vide ; les particuliers, par haine pour le général, n’auraient pas prêté un sou pour le succès de l’expédition ; enfin le pays dont ils étaient en possession entre Devi-Cotah, Arcot et Madras, dévasté, épuisé, ne pouvait fournir à leur consommation. La solde était depuis six semaines en arrière, et depuis quinze jours l’armée n’avait vécu que d’un peu de riz capturé sur deux petits bâtiments du Bengale, officiers et soldats à la même ration. Les Européens persistèrent dans le devoir, mais les Cipayes, toujours traités avec le plus souverain mépris par Lally, réclamaient sans cesse leur solde, désertant par bandes, parfois pillant le pays sous prétexte de se dédommager de la solde qui leur était encore due. La situation de Pondichéry était encore de nature à causer de vives alarmes : la défense en était confiée à 300 invalides. L’amiral Pocock ne pouvait tarder à se montrer ; et, au moyen des troupes qu’il avait à bord, il lui était aisé, s’il le voulait, de s’en emparer avant de se rendre à Madras ; une demi-journée lui eût parfaitement suffi. Déjà un grand nombre d’officiers croyaient le moment venu de lever le siège pour aller au secours de Pondichéry. Lally était invinciblement décidé à ne prendre cette mesure qu’après avoir tenté un assaut général. La brèche était devenue plus abordable ; après un feu très vif dans la journée du 16, il se résolut à tenter l’escalade dès la même nuit, après le coucher de la lune.
À cinq heures du soir, 5 vaisseaux sont signalés ; d’autres peu après, et au bout de quelques heures toute la flotte de l’amiral Pocock mouillait dans la rade. Le soir, le feu des assiégeants redoubla d’activité, et se prolongea jusqu’à deux heures de la nuit. Pendant quelques heures la garnison se tint sous les armes, imaginant que l’intention de Lally était de donner l’assaut cette nuit même, avant le débarquement des troupes apportées par l’escadre. Mais prendre ce parti, c’était jouer du même coup non seulement le sort de l’armée, mais celui de Pondichéry. Lally, cédant à la nécessité, se décida, la rage dans le cœur, à lever le siège. Il commença sa retraite à trois heures du matin. La grande redoute d’Egmore avait été minée par ses ordres ; son arrière-garde la fit sauter. Il se proposait de faire subir le même sort à la ville Noire : des tas de matières inflammables étaient dispersées çà et là ; mais il n’eut pas le temps d’y faire mettre le feu. Au point du jour et du haut de leurs remparts, les assiégés, aussitôt qu’ils se furent assurés de la réalité de cette bonne nouvelle, désertèrent en foule leurs postes pour se précipiter dans le camp ennemi ; ils y prirent 23 pièces de canon de 24 et de 18, dont 22 hors d’usage. Les Français abandonnèrent le même jour Saint-Thomas et les autres postes qu’ils avaient occupés et perdirent encore dans cette retraite 19 pièces de canon. Dans le camp français se trouvaient 44 malades ou blessés, recommandés par une lettre de Lally à l’humanité du gouverneur de Madras ; confondus avec les malades et blessés anglais, ils reçurent le même traitement. La perte des Anglais à ce siège fut de 13 officiers tués, 14 blessés ; 198 soldats tués, 52 morts à l’hôpital, 20 déserteurs, 122 faits prisonniers, 167 blessés ; 19 Lascars tués, 115 blessés ; les Cipayes 105 tués, 217 blessés, et 440 déserteurs. Lally avait commencé le siège avec 2,700 Européens ; d’après une lettre interceptée peu de jours avant la levée du siège, il ne lui en restait, disait-il, que 2,000 ; d’ailleurs cette évaluation n’est qu’approximative ; on n’a jamais su la perte réelle des Français.
Dès que l’ennemi se fut éloigné, Pigot résigna la charge de gouverneur. L’administration des affaires fut remise comme précédemment aux mains du conseil, dont le premier acte fut de le remercier publiquement de l’activité et de la résolution dont il avait donné de nombreuses preuves. On l’avait vu visiter tous les jours les ouvrages, encourager les soldats, leur distribuant çà et là des récompenses ou des promesses. Le conseil témoigna de même sa reconnaissance à la garnison qui avait supporté sans murmures, sans un instant de découragement, des dangers et des fatigués extraordinaires. Enfin, le colonel Lawrence, commandant militaire, fut encore publiquement remercié par le conseil moins encore en raison de sa bravoure, que de l’extrême sollicitude qu’il avait montrée pour les soldats. Du côté des Français, c’était un spectacle bien différent ; l’armée s’avançait en désordre sur la route d’Arcot, sans vêtements, sans vivres, sans bagages, et au milieu d’elle Lally, tour à tour en proie à des accès de colère violente ou de sombre désespoir. Dès le même soir il écrivit au gouverneur M. de Leyrit une lettre toute remplie des reproches les plus emportés ; rejetant le mauvais succès de l’expédition sur les employés de la Compagnie, il les accusait hautement de perfidie et de trahison. Parlant de Pondichéry, il finissait en disant : « qu’il n’était pas possible que le feu du ciel, à défaut de celui des Anglais, n’embrasât bientôt cette nouvelle Sodome. » Les adversaires de Lally ne demeurèrent point en arrière de cette exaspération ; ce ne fut point à Madras, mais à Pondichéry, que la levée du siège excita la joie la plus vive et la plus bruyante : à peine la nouvelle s’en fut-elle répandue que la ville prit tout-à-coup un air de fête, et que les rues et les places publiques se remplirent de gens qui s’adressaient avec un visage riant des félicitations réciproques. Un étranger n’eût pas manqué de croire qu’il s’agissait de quelque grande victoire remportée par les armées françaises.
Chinglaput se trouvait alors pourvu d’une garnison suffisante ; les troupes d’Issoof, la cavalerie d’Abdulwahab, frère du nabob, qui, ayant d’abord quitté le parti des Anglais, y était revenu, le corps auxiliaire du roi de Tanjore, formèrent un camp sous les murs de Madras. Enhardie par tant de circonstances heureuses, la régence commença dès lors à étendre ses projets jusqu’au recouvrement de la province entière. Cependant l’armée ne se trouva prête à entrer en campagne que le 6 mars : elle se composait de 1,156 Européens, 1,570 Cipayes, 1,120 Colleries (troupes irrégulières des polygards du midi), et 1,956 chevaux. Lally, à l’approche de l’armée anglaise, abandonna Arcot pour prendre une position avantageuse auprès de Conjeveram ; mais bientôt le triste état de sa santé, délabrée par tant de fatigues, et surtout de soucis, l’obligea à retourner à Pondichéry. Il laissa le commandement de l’armée au marquis de Soupire, avec l’injonction positive de ne pas livrer de combat. Retardés dans leur marche par le défaut de vivres, les Anglais arrivèrent le 18 seulement aux environs de Conjeveram ; ils offrirent plusieurs fois le combat, que Soupire, fidèle à ses instructions, refusa constamment. Nejeeb-Oolla, autre frère du nabob, long-temps l’ami des Français, se trouvait à Nélore pendant la durée du siège de Madras ; et l’incertitude de l’issue de ce siège le tint long-temps en suspens sur le parti qu’il devait embrasser à l’avenir. Comme allié de la France, il s’était cru jusque là dans l’obligation d’avoir auprès de sa personne un petit corps de soldats européens et 200 Cipayes. À la nouvelle de la levée du siège, irrité d’ailleurs de l’indifférence voisine du mépris avec laquelle Lally l’avait constamment traité, il prit la résolution de se déclarer ouvertement pour les Anglais : bien plus, jaloux de donner à ces derniers une preuve sans réplique de la sincérité de ses intentions, il fit assassiner en un seul jour tous les Français alors à son servie. Nejeeb-Oolla offrait en même temps à la régence une somme de 30,000 pagodes, à condition qu’elle le confirmerait dans sa qualité de gouverneur de Nélore ; offre qu’elle s’empressa d’accepter, car la perception des revenus de cette province était, en effet, fort incertaine. Abdulwahab fut récompensé par la confirmation de la possession des districts de Chandergherry et de Chitore. Les grands polygards du nord s’empressèrent de féliciter la régence de Madras. Les petits polygards des environs de Pondichéry avaient quelque crainte d’être punis de nombreuses incursions qu’ils avaient faites sur le territoire de la Compagnie ; celle-ci crut prudent d’avoir l’air de les ignorer. Les provinces de Madura et de Tinivelli réclamaient encore l’attention de la présidence ; les troupes qui les occupaient n’avaient pas été plus tôt rappelées à la défense de Madras qu’une partie de leurs chefs s’étaient montrés réfractaires. Les villes de Madura et de Palamcotah furent les seules qui demeurèrent sous l’obéissance des Anglais ; Mahomet Issoof fut envoyé à la tête d’un corps nombreux de Cipayes pour en percevoir les revenus. Cependant l’armée française et l’armée anglaise étaient demeurées en présence 23 jours ; la première voulait se laisser attaquer dans une position avantageuse, l’autre l’attirer en plaine. Au bout de ce temps, les Anglais firent une tentative sur Wandeswah, Après s’être emparés de la ville sans difficulté, ils commencèrent le siège de la citadelle. Les Français accoururent, et, à la nouvelle de leur approche, l’armée anglaise décampa la nuit suivante. Au moyen d’une marche forcée de deux jours, elle arriva à Conjeveram, qu’elle emporta d’assaut. Les deux armées continuèrent ensuite à se surveiller mutuellement jusqu’au 28 mai, époque où l’une et l’autre rentrèrent dans leurs cantonnements respectifs.
Après le combat de Peddipore, le marquis de Conflans, suivi de près par le colonel Forde, ardent à profiter de son avantage, s’était réfugié à Masulipatam. De là Conflans ne cessa de presser par de fréquentes lettres Salabut-Jung de réunir ses forces aux siennes contre leurs ennemis communs les Anglais, et le subahdar se montra disposé à écouter cette prière. Le départ de Bussy avait réveillé l’ambition de Nizam-Ali. Parvenu, à l’aide de ses amis, à réunir 15,000 hommes de cavalerie, il partit de Brampoor, marcha sur Aurengabad, et s’en rendit maître, ainsi que des villes voisines ; le seul fort de Doltabad refusa de se rendre. D’un caractère timide et indolent, Salabut-Jung ne crut pas pouvoir réduire Nizam-Ali autrement qu’avec le secours des Français ; il se trouva donc tout porté, dans le but d’obtenir plus tard un service du même genre, à faire ce que Conflans lui demandait ; en conséquence, il réunit ses troupes à celles de son frère Bassalut-Jung sur les bords de la Kistna, ce qui fit un corps de 20, 000 fantassins et quelques mille cavaliers. Le colonel Forde, malgré cette jonction des deux frères, n’en continua pas moins sa route sur Masulipatam. Le fort de Masulipatam, distant de la ville du même nom d’une portée de canon, est situé dans une île formée d’un côté par la mer et de l’autre par de larges fossés creusés de main, d’homme. La ville est grande, riche et commerçante ; les Français, depuis qu’ils la possédaient, l’avaient mise sur un pied de défense assez passable. Conflans avait pris position en rase campagne, pour ne pas manquer d’eau, dont on n’avait qu’à grand-peine dans le fort ; il s’y enferma néanmoins à l’approche des Anglais, avec 500 Européens et 2,000 Cipayes. Le colonel Forde ne pouvait songer à un siège régulier, qui eût exigé une armée dix fois plus nombreuse que la sienne ; en conséquence il se résolut à attaquer le fort du sommet de quelques collines de sable qui le dominaient à l’ouest, et, dans ce but, éleva trois batteries. Pendant ce temps, le reste de l’armée française, formé en corps d’observation, battit le pays, rassembla autant d’argent qu’elle le put et se disposa à faire sa jonction avec Salabut-Jung.
La nouvelle de l’arrivé du subahdar jeta la terreur dans l’esprit d’Ahnunderauze ; il refusa de subvenir plus long-temps à la solde des troupes. Déja Forde avait emprunté sous sa responsabilité personnelle tout ce que les officiers pouvaient avoir d’argent ; cette ressource était épuisée. Des sommes considérables avaient bien été envoyées au corps expéditionnaire par la présidence du Bengale ; mais cet argent se trouvait à Vizagapatam, dont toutes les communications avec l’armée étaient interrompues. Les soldats prirent les armes, abandonnèrent le camp, déclarant leur intention de ne commencer les travaux du siège qu’après être payés de leur solde arriérée ; ils nommèrent cependant des députés avec lesquels Forde entra en pourparlers. Ceux-ci demandaient, au nom des soldats, le paiement immédiat de la solde arriérée, et la totalité du butin de Masulipatam, dans le cas où il tomberait dans leurs mains. Le colonel Forde leur promit sur son honneur le paiement total de la solde arriérée sur le premier argent qui arriverait. D’après les règlements de la Compagnie, les soldats n’avaient droit qu’à la moitié du butin des villes ou des forts capturés ; il ne pouvait changer ce règlement, mais il fit promettre aux soldats qu’en raison des travaux et des fatigues extraordinaires qu’ils avaient endurés, il solliciterait en leur faveur une indemnité égale à cette moité du butin. Cette promesse apaisa la révolte, et le siège fut commencé le 25 mars.
Salabut-Jung, après avoir opéré sa jonction avec le corps d’observation français, envoya un député au rajah ; il le sommait, en qualité de son vassal, de rejoindre le grand étendard du Deccan. Le rajah, depuis quelque temps en proie à mille irrésolutions, fut frappé de terreur ; dès la nuit suivante, il se mit en marche avec toutes ses troupes pour retourner dans sa principauté : il avait déjà fait 16 milles avant le lever du soleil. Forde lui expédia lettres sur lettres, messages sur messages ; il lui représentait les inconvénients de cette démarche qui ne pouvait manquer de le livrer soit à la cavalerie nombreuse du subahdar, soit aux troupes françaises établies à Rajamundrum. Il s’efforçait de lui faire comprendre qu’en continuant de demeurer auprès des Anglais, il pouvait au contraire compter sur une retraite assurée. D’un autre côté, le colonel Forde faisait aussi quelques tentatives pour nouer des relations, entrer en négociations avec le subahdar. Les travaux du siège n’en furent pas moins poussés avec activité, et les trois batteries continuèrent à faire un feu soutenu ; mais le 4 avril il ne restait plus que pour deux jours de munitions. Le subahdar, ayant fait alors sa jonction avec le corps d’observation français, était alors en pleine marche sur Masulipatam ; la sédition, mal éteinte, pouvait se rallumer d’un moment à l’autre. Dans ces circonstances difficiles, Forde se décida à tenter un assaut général. Les batteries tirèrent comme de coutume toute la journée, et à dix heures du soir toutes les troupes prirent les armes. La garde du camp fut abandonnée à quelques soldats du rajah ; et les assaillants furent partagés en trois divisions, dont deux chargées de fausses attaques, la troisième de l’attaque réelle. Au bruit des deux fausses attaques, cette dernière division marcha vers la brèche ; découverte avant d’en avoir gagné le pied, le feu s’engagea entre elle et les assiégés. D’abord elle marcha avec quelque indécision ; d’épaisses ténèbres, voile favorable à la faiblesse du petit nombre, cachaient le chemin aux plus braves ; les assaillants parvinrent néanmoins à gagner le haut de la brèche ; alors quelques uns d’entre eux aperçurent une petite construction en briques ; la prenant pour une mine, ils se sauvent en désordre, et répandent le tumulte dans les derniers rangs. Le capitaine York, commandant le détachement, demeure seul sur la brèche, avec deux tambours : ceux-ci continuent, mais inutilement, de battre la charge. York quitte la brèche, et, par ses ordres, ses prières, son exemple, parvient à ramener une partie de son monde ; au même instant, les deux tambours sont tués à ses côtés, et ce brave officier tombe lui-même les deux cuisses traversées d’une balle. Mais sa chute ranime les assaillants, qui ne veulent pas laisser leur capitaine dans les mains de l’ennemi ; ils se précipitent sur la brèche. Pendant ce temps, les deux fausses attaques avaient continué, et M. de Conflans fut long-temps à discerner la véritable ; il donna des ordres confus, contradictoires, enfin demanda à capituler. Forde répondit qu’il ne voulait recevoir la ville qu’à discrétion, menace qui produisit l’effet qu’il en attendait. La garnison se rendit prisonnière de guerre. Elle consistait en 500 Européens, 2,537 Cipayes, Topasses et Cafres. Les Anglais avaient eu à cette attaque 22 Européens et 50 Cipayes de tués, 62 Européens et 150 Cipayes de blessés. Ils trouvèrent dans le fort 120 canons, et une quantité prodigieuse de munitions. Le peu de vraisemblance du succès de cette attaque fut précisément ce qui la fit réussir. Les assiégés, qui attendaient d’un moment à l’autre l’arrivée soit d’une escadre de Pondichéry, soit de l’armée de Salabut-Jung, ou seulement d’un corps de cette armée, ne prirent aucune mesure, aucune précaution convenable pour leur défense.
Salabut-Jung et ses conseillers demeurèrent frappés de ce revers, dû en grande partie à leur lenteur et à leur indolence. Ils résolurent d’attendre où ils se trouvaient des renforts de Pondichéry ; se flattant d’être alors assez en force pour faire acheter aux Anglais leur retraite par la cession de Masulipatam. Ahnunderauze, agité de craintes perpétuelles depuis qu’il se trouvait en présence de Salabut-Jung, se mit en route le 12 avril avec toutes ses troupes ; il s’acheminait vers sa principauté. Deux jours après la prise du fort, deux vaisseaux français portant le détachement attendu arrivèrent dans la rade de Masulipatam. Le soir, ils envoyèrent des lettres au commandant du fort pour lui demander des instructions ; ne recevant aucune réponse, ils soupçonnèrent ce qui s’était passé et remirent à la voile. Le subahdar, qui dès lors n’espérait plus s’emparer de Masulipatam, montra le désir d’entrer en négociations avec Forde ; ce dernier, sans hésiter et sans perdre de temps, fut aussitôt le trouver dans son camp. Un autre motif avait encore disposé le subahdar en faveur des Anglais. La nouvelle du meurtre du dewan et de la fuite de Nizam-Ali était parvenue au Bengale. Clive comprit que les Français et Nizam-Ali devaient être désormais ennemis irréconciliables. Il écrivit à ce dernier, et lui demanda de s’allier à lui pour chasser les Français des provinces qu’ils avaient usurpées dans le Deccan. Cette lettre avait été expédiée à Nizam-Ali par l’intermédiaire de Forde. Or, à peine le subahdar était-il entré en campagne que de son côté Nizam-Ali avait marché sur Hyderabad. Salabut-Jung, en recevant cette nouvelle, se décida à retourner sur ses pas en toute diligence et à se faire accompagner d’un corps de troupes anglaises ; en ce moment il préférait l’emploi d’un corps auxiliaire anglais à celui d’un corps français ; il craignait de trouver ceux-ci opposés à une réconciliation entre lui et son frère, que sa propre timidité lui faisait désirer. En conséquence, un traité fut conclu entre Salabut-Jung et le colonel Forde. Le subahdar s’engageait, 1° à céder aux Anglais tous les districts dépendant de Masulipatam, au nombre de huit, ainsi que de ceux de Codawer et de Walcarmannaz ; 2o à obliger tous les Français qui se trouvaient à son service de passer la Kistna dans l’espace de quinze jours ; à ne plus permettre à cette nation de s’établir dans le Deccan ; à ne plus prendre de troupes françaises à son service ; 3o à ne pas molester le rajah Ahnunderauze au sujet de son alliance avec les Anglais. De leur côté, ceux-ci s’engagèrent à ne jamais fournir sous aucun prétexte, dans une circonstance quelconque, de secours aux ennemis du subahdar. Les Anglais se trouvèrent ainsi maîtres d’une étendue de pays considérable ; ils achevaient de prendre en quelque sorte possession de toute la côte de Coromandel depuis Ganjam jusqu’au cap Comorin. Une régence subordonnée à celle de Madras, sous la présidence du premier facteur Andrews, fut établie à Masulipatam. Le corps de troupes françaises de l’armée d’observation, ayant passé la Kistna, alla se mettre au service de Bassalut-Jung, le plus jeune des frères du subahdar, et gouverneur d’Adoni.
L’amiral Pocock, après s’être montré le 28 avril sur les côtes de Bombay, continua sa route pour Pondichéry. Il croisa quelque temps à la hauteur de Negapatam, dans l’espérance de rencontrer l’escadre française, qui à cette époque était attendue à son retour des îles. À la fin de juin, 3 navires arrivèrent à Madras, avec 100 hommes de recrues pour les troupes de la Compagnie. Ils annonçaient la prochaine arrivée du capitaine Coote avec 1,000 hommes des troupes du roi. À la fin de juillet, 5 autres navires de la Compagnie arrivèrent à Negapatam ; et, après avoir donné à l’escadre les vivres et les munitions qu’ils lui portaient, continuèrent leur route pour Madras. Le 20 août, l’amiral Pocock, quittant Negapatam, se dirigea vers Trincomalee dans l’île de Ceylan ; la flotte française y fut signalée le 2 septembre. D’Aché, après avoir quitté la côte de Coromandel le 3 septembre de l’année précédente, était arrivé à l’île de France après une traversée de trente jours ; là 3 vaisseaux de guerre, puis quelques navires de la Compagnie étaient venus renforcer son escadre. Cette flotte, montée par 5,500 hommes, occasionna dans l’île une grande disette de vivres ; des provisions furent achetées, mais à un prix très élevé et en assez petite quantité, au cap de Bonne-Espérance. D’Aché fut obligé de reprendre la mer l’année suivante avec des équipages incomplets, et sans avoir pu se ravitailler complètement. La flotte, ayant mis à la voile le 17 juillet, aborda d’abord à l’île Bourbon, à Madagascar, où elle renouvela en partie ses vivres ; puis le 30 août, au port de Battacola, dans l’île de Ceylan : elle obtint dans ce dernier port des renseignements au sujet de la flotte anglaise. Deux jours après, les deux amiraux se trouvaient en présence. Des vents contraires, un calme survenu tout-à-coup, plus tard un épais brouillard qui dura plusieurs jours, les empêchèrent de se rejoindre jusqu’au 10 septembre ; ce jour-là les deux escadres furent en vue de nouveau.
La flotte anglaise était composée de 9 vaisseaux de ligne, d’une frégate, de 2 vaisseaux de la Compagnie et d’un brûlot ; un des vaisseaux de ligne portait 68 canons, un 66, un autre 64, trois 60, un 58 et deux 50. L’amiral Stevens commandait une avant-garde de 4 vaisseaux, l’amiral Pocock le corps de bataille. Les Français avaient 11 vaisseaux de ligne et 3 frégates, savoir : 3 vaisseaux de 74, 1 de 68, 4 de 64, 1 de 56, 2 de 54 ; le corps de bataille était commandé par d’Aché, l’avant-garde par le chevalier de l’Eguille. L’avantage du vent était aux Anglais. L’amiral français, à la vue de l’ennemi, donna immédiatement le signal du combat, et le commença en attaquant le Grafton ; mais le signal du combat n’était pas encore donné sur l’escadre anglaise, et le Grafton continua sa manœuvre sans répondre. L’amiral anglais s’était réservé de combattre, comme dans une précédente affaire, le Zodiaque, monté par l’amiral français ; ce fut seulement après être arrivé en face de ce vaisseau, qu’il donna le signal du combat ; aussitôt le feu commença sur toute la ligne. Il se soutint pendant deux heures avec une égale intensité de part et d’autre. Le pilote du Zodiaque ayant fait une fausse manœuvre, d’Aché s’élança pour la rectifier ; un éclat de mitraille l’atteignant en ce moment lui emporta une partie de la cuisse ; cinq matelots, dont trois furent frappés mortellement, avaient été atteints du même coup. Dès le commencement de l’affaire le capitaine du Zodiaque avait été tué. L’officier qui prit le commandement à la chute de d’Aché abandonna aussitôt la ligne. Les autres vaisseaux continuaient de combattre avec des succès divers ; ignorant la blessure de d’Aché, et voyant la manœuvre du vaisseau amiral, ils crurent qu’il fallait l’imiter ; en conséquence, l’escadre française se retira, mais en bon ordre, et sans être inquiétée par l’escadre anglaise. Celle-ci conserva le champ de bataille, mais avec des vaisseaux beaucoup plus maltraités que ceux de ses adversaires. L’escadre anglaise mouilla dans la rade de Negapatam, l’escadre française quatre jours après dans celle de Pondichéry.
Lally, en apprenant le mouvement des Anglais sur Conjeveram, s’était immédiatement porté dans cette direction ; il s’arrêta à la nouvelle qu’ils s’en étaient emparés. Il se détermina ensuite à marcher sur Arcot, dans l’espoir d’y rassembler un peu d’argent. Ayant découvert quelque infidélité dans les comptes du zemindar de ces districts, il le condamna à une amende de 400,000 roupies. C’est alors qu’il apprit l’arrivée de la flotte anglaise à Negapatam, nouvelle qui répandit la consternation parmi les habitants de Karical et même de Pondichéry. Lally seul ne montra point de découragement : il distribua aux troupes l’argent qu’il venait de recevoir, marcha dans le district de Conjeveram, et prit position dans un camp fortifié dans le voisinage de l’armée anglaise. Le colonel Monson, alors commandant des troupes anglaises en remplacement du major Bereton, offrit plusieurs fois le combat à Lally ; ce dernier ne quitta pas son camp. Il ne croyait pas pouvoir compter sur ses soldats, car ses ressources en argent et en vivres étaient épuisées, et ceux-ci se livraient à des murmures voisins de la sédition. Il se refusait ainsi à livrer bataille, quoiqu’il en bouillonnât d’envie ; toutes les contrariétés qui ne cessaient de l’assaillir avaient exalté plutôt qu’abattu son courage impétueux. Quoi qu’il en soit, après avoir réparti en cantonnements les divers corps de son armée dans les districts d’Arcot, de Carongoly, Chittapet et Wandeswash, Lally, à la tête de 1,300 Européens, retourna sur-le-champ à Pondichéry ; il était résolu d’attendre l’arrivée de la flotte française avant de tenter quelque chose de nouveau.
Lally gardant moins de ménagement que jamais, rejetait le mauvais succès de son entreprise sur le gouverneur, le conseil, l’administration ; il les accusait hautement d’être gagnés par les collecteurs des finances ou par les fournisseurs de l’armée. Ces reproches n’étaient sans doute pas dénués de tout fondement ; cependant le gouverneur, M. de Layrit, était un homme de bien, de capacité, fort au-dessus de ces pratiques ; il en était de même de quelques autres membres du conseil. Mais c’était le tort de Lally de s’attaquer à tout le monde à la fois. Tandis qu’un chef habile doit souvent ménager même les coupables, il se plaisait au contraire à envelopper dans les plus violentes récriminations innocents et coupables. De cette manière il les forçait, pour ainsi dire en dépit d’eux-mêmes, à se liguer ensemble, à faire cause commune contre lui, dans l’intérêt de leur défense personnelle. Il s’ôtait par là tout moyen de faire le bien sans empêcher le mal. À la vérité, la présence de Bussy, qu’il se refusait pourtant à laisser retourner dans le Deccan, avait achevé de l’exaspérer. Dans l’opinion de l’armée, de l’administration, des habitants même de la ville, les talents de Bussy étaient placés bien au-dessus des siens. C’était à qui manifesterait davantage cette opinion ; chacun s’efforçait de témoigner d’autant plus d’égards à ce dernier, que ces égards étaient devenus autant de procédés blessants pour le général en chef. Le plus grand sang-froid, un empire imperturbable sur soi-même, joints à une grande souplesse, à une grande flexibilité de caractère, eussent été nécessaires pour se tirer à grand-peine d’une situation semblable ; et c’étaient les qualités qui manquaient le plus à Lally. Bussy, au contraire, à des talents vraiment remarquables joignait les manières les plus douces et les plus aimables. D’ailleurs c’était bien moins à ses manières, à ses talents qu’il devait cette considération, cette popularité, qu’aux emportements et aux maladresses de son rival.
Salabut-Jung, après son traité avec les Anglais, s’avança dans la direction de Hyderabad. À quelques milles de la ville, une négociation fut ouverte entre lui et Nizam-Ali. Elle se termina à l’avantage de ce dernier, qui reprit possession de tout le pouvoir dont il avait joui précédemment, et dont Bussy l’avait dépouillé. D’un autre côté, cette révolution faite aux dépens de Bassalut-Jung, le priva de l’office de dewan, qui, grâce à l’indolence et à la timidité du subahdar, donnait à celui qui s’en trouvait revêtu une autorité illimitée. Bassalut-Jung, très irrité contre ses deux frères, s’éloigna avec toutes ses troupes, c’est-à-dire 1,500 chevaux, 5,000 hommes d’infanterie, 2,000 Cipayes, 200 Français et un train d’artillerie assez considérable. Il passa la Kistna, pilla et dévasta le pays, puis établit son camp près de Condavire. De là il somma Najaab-Oolla et tous les polygards établis sur les bords de la rivière Pannar de lui payer le tribut dû par eux au subahdar, dont il se disait le député. Ces lettres et les démarches de Bassalut-Jung intimidèrent Najaab-Oolla ; il n’osa pas fournir aux Anglais des troupes pour les aider à reprendre Tripetti. Mais cette place était fort importante par son revenu, et la régence désirait vivement en prendre possession ; elle y envoya Caillaud à la tête d’un détachement d’Européens et de Cipayes ; ce dernier l’emporta d’assaut. Se dirigeant ensuite sur Arcot, et passant dans le voisinage du fort de Coorepank, il somma le fort de se rendre ; il n’avait lui-même aucun espoir dans le succès de cette démarche, à cette première sommation la garnison capitula néanmoins à la seule condition de pouvoir se retirer à Arcot avec armes et bagages.
Encouragés par ce succès inattendu, les Anglais, sous le commandement du major Bereton, se dirigèrent immédiatement sur Arcot ; mais la garnison d’Arcot ayant une artillerie nombreuse et bien servie, se prépara à une résistance énergique. Le siège, pour être conduit dans les règles, aurait exigé des pièces de gros calibre qu’il eût fallu faire venir de Madras ; et ce délai pouvait laisser le temps aux Français d’accourir au secours de la garnison. Laissant, en conséquence, une garnison de 400 Européens à Coorepank, il retourna à Conjeveram ; jaloux néanmoins de profiter de la bonne disposition de ses troupes enhardies par le succès précédent, le major forma le projet d’une entreprise sur Wandeswash. Un autre motif excitait encore le zèle de Bereton ; un successeur lui était annoncé : c’était le colonel Coote, attendu d’un moment à l’autre ; et le major était impatient de se signaler par quelque entreprise hardie avant de résigner son commandement. L’armée anglaise se mit en marche de Conjeveram le 26 septembre 1759 ; elle arriva le 29 sous les murs de Wandeswash, qu’elle attaqua cette même nuit ; un combat opiniâtre s’engagea dans les rues. On y vit un singulier exemple de la force des habitudes militaires : une compagnie de grenadiers s’enfuyait en désordre du lieu du danger ; le capitaine, au lieu de les rappeler par des prières et des exhortations qui auraient probablement hâté leur fuite, leur cria du ton bref et ordinaire du commandement : Halte ! La force de la discipline l’emporta ; les grenadiers s”arrêtèrent, et, sur de nouveaux commandements, retournèrent au lieu de l’action. Les Anglais n’en furent pas moins obligés de se retirer en laissant 200 hommes sur la place.
À cette époque, la flotte française vint mouiller dans la rade de Pondichéry ; elle portait un détachement de 180 hommes de troupes de terre, 400,000 livres en argent et 247,000 en diamants. Ces secours immédiatement débarqués étaient bien au-dessous de ce qui était attendu soit en argent, soit en hommes ; surtout bien inférieurs aux besoins de la colonie. Le découragement s’empara de tous les esprits ; il augmenta quand on vit que les vaisseaux, à peine arrivés, se préparaient à remettre à la voile. La mauvaise saison était encore éloignée ; la flotte française, dans le dernier combat, avait beaucoup moins souffert que la flotte anglaise ; mais Daché avait appris que 4 vaisseaux de guerre sous les ordres de l’amiral Cornish étaient en route pour joindre l’escadre de l’amiral Pocock ; c’est ce qui le décidait à retourner aux îles. À la nouvelle de cette résolution, les officiers, les administrateurs, les principaux habitants de la ville, le clergé même, se réunirent chez le gouverneur en une sorte de conseil ou d’assemblée nationale. On délibéra sur les circonstances présentes ; l’avis unanime fut que le départ de la flotte aurait pour résultat inévitable de faire tomber la nation française dans le mépris des peuples de l’Inde ; qu’elle constaterait la défaite de l’escadre française dans le dernier combat, qu’enfin elle amènerait inévitablement la perte de la colonie. En conséquence, une protestation fut dressée contre le départ de la flotte ; elle se terminait par la menace de rendre d’Aché responsable devant le roi de la perte de la colonie. La flotte était déjà partie, un seul vaisseau restait. Le commandant reçut des copies de cette protestation pour tous les capitaines de l’escadre. L’amiral d’Aché, lorsqu’il reçut cette pièce, était déjà à 12 milles en mer ; il assemble un conseil de guerre, et, sur l’avis de ce conseil, revint à Pondichéry. Il eut une conférence avec Lally, mais n’en persista pas moins dans sa résolution de retourner aux îles ; seulement il consentit, sur les instantes sollicitations de la régence, à débarquer 500 Européens, tant soldats que matelots, et 400 Cafres. Ce débarquement opéré, la flotte remit de nouveau à la voile.
Tous les officiers d’un rang supérieur à celui de Bussy avaient été rappelés en France ; il fut nommé commandant en second de la colonie. Cette distinction obligeait Lally à montrer un peu plus d’égards que par le passé au rival qu’il ne cessait de haïr. D’ailleurs il subissait lui-même, à son insu et malgré lui, l’ascendant et la supériorité de Bussy ; il se laissait maintenant aller à le consulter de temps à autre ; il commençait à comprendre, quoique confusément, qu’il trouvait là ce qui lui manquait par-dessus tout à lui-même, la connaissance des affaires de l’Inde. Rajah-Sahab, fils de l’infortuné Chunda-Saheb, avait été depuis peu reconnu par Lally nabob du Carnatique. La cérémonie d’investiture avait été célébrée avec une grande pompe dans le mois de juillet à Arcot et à Pondichéry. Cette reconnaissance s’était faite sans consulter Salabut-Jung ; c’était par conséquent comme une espèce de renonciation à son alliance, car il lui appartenait, en sa qualité de subahdar du Deccan, de donner cette investiture. Mais, comme nous l’avons dit, Bassalut-Jung avait marché avec ses troupes sur les frontières septentrionales du Carnatique ; il sollicitait ardemment l’alliance et l’appui des Français. Bussy proposa de le reconnaître nabob du Carnatique, sauf la confirmation du subahdar, à condition qu’il joindrait ses troupes aux troupes françaises. De cette façon, Bussy espérait reconquérir les bonnes grâces du subahdar, en même temps qu’il assurait de nombreux auxiliaires à l’armée française, dernière considération fort importante, car il s’agissait d’entrer incessamment en campagne. Long-temps Lally se refusa à l’exécution de ce projet, soit parce que Rajah-Sahab avait richement payé sa dignité, soit par jalousie du rôle important que Bussy allait de nouveau être appelé à jouer. Après le départ de la flotte, il donna enfin son consentement. Bussy, à la tête d’un détachement, se mit en route pour se joindre à Bassalut-Jung et entrer en négociation avec lui. Le jour de son départ, on reçut à Pondichéry la nouvelle de l’échec éprouvé par les Anglais devant Wandeswah. Le 5 octobre, Bussy arriva dans les environs de cette place ; les Anglais se retirèrent à Conjeveram, refusant le combat auquel ce dernier essaya plusieurs fois de les engager. Prenant alors avec lui 400 fantassins européens et 150 cavaliers, Bussy laissa le reste de ses troupes à Wandeswah, et se mit en marche pour aller rejoindre Bassalut-Jung. Mais des nouvelles de Wandeswah aussi singulières qu’importantes l’arrêtèrent subitement dès le commencement de sa route.
L’armée française supportait depuis long-temps les plus extrêmes privations ; il lui était dû plus d’une année de solde. Dans tous les rangs, depuis les plus élevés jusqu’aux plus inférieurs, fermentaient de graves et nombreux mécontentements. L’arrivée de la flotte acheva d’exaspérer l’esprit des soldats ; ils se mirent en tête qu’elle avait apporté beaucoup plus d’argent qu’on ne l’avait dit, et, qui pis est, que le général s’était approprié cet argent ; des injures, des imprécations contre Lally devinrent le sujet habituel de leur conversation. Les officiers, très attentifs à maintenir la discipline sur tout le reste, sur ce point étaient obligés de fléchir. Cependant tout semblait aller comme de coutume, lorsque le 16 octobre quelques soldats du régiment de Lorraine furent punis pour faute dans le service. Une heure après, 50 soldats s’assemblent en armes, s’emparent des tambours et battent la générale. Le régiment tout entier prend les armes ; il est harangué par un des mutins, et la révolte est résolue d’une voix unanime. L’autorité des officiers, celle même des sous-officiers, à deux exceptions près, est méconnue. Le régiment sort du camp en bon ordre, et se met en marche pour aller prendre position sur une montagne à quelque distance. Au bruit de la générale, le régiment de Lally, un bataillon de la Compagnie, avaient aussi pris les armes, et s’étaient formés en bataille ; ils croyaient le camp attaqué par l’ennemi. Le régiment de Lorraine envoie quelques-uns des siens, qui se présentent devant le front de ces troupes. L’un des mutins s’érige en orateur ; il dit que le régiment de Lorraine a pris les armes pour se faire payer la solde due depuis plus d’une année ; qu’il ne les déposera qu’après avoir obtenu satisfaction : il engage le régiment de Lally à prendre le même parti, puisqu’il a les mêmes sujets de plainte. Ces mots sont l’étincelle tombée sur la poudre. Le régiment de Lally s’ébranle ; les cris en avant, marche, rejoignons Lorraine ; en avant ! retentissent dans tous les rangs. Les officiers font de vains efforts pour prévenir leur dessein, prodiguent les ordres et les prières ; ils ne sont point écoutés. Des détachements de rebelles s’emparent de l’artillerie, des caissons, des parcs de bétail, des tentes, du bagage, etc. Bien plus, voulant conserver au sein de la révolte le signe sacré de la discipline militaire, ils prétendent emmener leurs drapeaux. Les officiers, mettant l’épée à la main, se rangent autour, et jurent qu’ils mourront tous plutôt que de le souffrir. Les soldats renoncent à ce projet. Les deux régiments réunis élisent pour général un sergent de grenadiers de Lorraine nommé La Joie, et celui-ci nomme pour son major-général un autre sergent. Le commandement des régiments, des compagnies, passe à des soldats qui prennent le titre de colonel, capitaine, etc. La Joie rédige le règlement du service, qui, lu à la tête des compagnies, est écouté dans un religieux silence. Le camp est tracé, les avant-postes placés ; des détachements vont aux vivres, d’autres au fourrage ; on défile la parade, et le mot d’ordre est donné. Les moindres détails de la discipline militaire sont observés avec autant, avec plus de rigueur que d’ordinaire. Quelques officiers se présentent, et sont reçus avec respect et déférence par ceux qui ont pris leurs places, mais qui se refusent positivement à reconnaître leur autorité. La Joie, craignant une surprise des Anglais, fait élever quelques retranchements, et placer son artillerie du seul côté où ceux-ci auraient pu essayer une attaque sur le camp. La nuit se passa dans le silence et l’ordre le plus parfait.
Les officiers s’étaient hâtés de donner connaissance à Pondichéry de ce qui se passait. Lally assemble immédiatement le conseil, qu’il ne manque pas d’accuser d’être l’instigateur de la révolte. Cependant, comme les circonstances étaient pressantes, on ne s’arrêta point à récriminer. Le conseil s’engagea à faire payer dans le délai d’un mois toute la solde arriérée ; chacun des membres, pour preuve de sa bonne foi, envoie sur-le-champ sa vaisselle et son argenterie à la monnaie, exemple qui ne tarde pas à être suivi par un grand nombre de riches habitants. Lally expédie par un officier de confiance, le major Fumel, 10,000 pagodes, c’est-à-dire tout ce que contenait la caisse de l’armée. Le major était aussi autorisé à promettre aux troupes un pardon général, à condition qu’elles rentreraient aussitôt dans le devoir. Arrivé au camp des soldats, celui-ci demanda et obtint une conférence avec les chefs. Il leur reproche le déshonneur de leur désertion, il leur montre la ruine des établissements français dans l’Inde, comme ne pouvant manquer d’en être la suite immédiate ; les voyant ébranlés, il demande à parler aux troupes elles-mêmes : celles-ci s’assemblent et Fumel répète les mêmes discours ; il laisse voir l’argent dont il est chargé, il parle de pardon général. Les soldats commençaient à se laisser toucher par ces représentations ; mais tout-à-coup 70 ou 80 des plus déterminés mutins se précipitent au milieu de la foule, la baïonnette en avant, déclarent que rien ne saurait être fait sans leur consentement, et qu’ils ne consentiront jamais à retourner au camp à moins de toucher leur solde arriérée. Leurs discours et leurs violences ne détruisent pas l’impression produite par le major. Ce dernier s’en aperçoit, et rompt l’assemblée, en déclarant qu’il se rend à Wandeswah ; que là il attendra trois heures leurs résolutions, pour les transmettre à Pondichéry. La Joie était un brave et loyal soldat ; il désapprouvait la révolte au fond du cœur, et s’il la commandait, c’était dans le seul but de la régler et de la modérer. Il parla dans le même sens que le major Fumel. Les soldats se laissèrent persuader de se contenter pour le moment de six mois de solde, d’une promesse d’être payés dans le délai d’un mois du reste de l’arriéré, enfin d’un pardon général signé par Lally et les membres du conseil. Des courriers furent envoyés à Pondichéry chercher l’argent et l’amnistie. Pendant ce temps, les troupes continuèrent à exercer la plus exacte discipline. L’amnistie et l’argent étant enfin arrivés, elles marchèrent en bon ordre sur Wandeswah, et se replacèrent sous le commandement de leurs officiers. Toute la nuit se passa à chanter, à boire, à danser, comme il arrive après quelque grand succès ou quelque bonne nouvelle.
Bussy apprit cette nouvelle dans le voisinage d’Arcot. Les troupes sous ses ordres avaient les mêmes sujets de mécontentement que celles demeurées à Wandeswah. Il suspendit sa marche jusqu’à l’issue de l’événement, et prévint la révolte dans son petit corps d’armée en payant sur-le-champ un mois de solde, et promettant la paie de six mois d’arriéré. Mais pendant ce temps Bassalut-Jung avait épuisé ses ressources, et ne pouvait se maintenir plus long-temps sur la frontière du Carnatique. D’un autre côté, Nizam-Ali, qui craignait par-dessus toute chose le retour des Français, ne cessait de le presser de se joindre à lui ; il promettait à ce dernier, pour prix de sa condescendance, une grande extension de territoire. La sédition des troupes avait beaucoup refroidi l’ardeur de Bassalut-Jung pour l’alliance des Français ; enfin il se voyait menacé par un corps d’armée anglais, qui devait agir sur ses derrières aussitôt qu’il serait entré dans la province. Il repassa le Pannar, et prit la route de Cudapa, manquant de vivres et d’argent, n’ayant aucun plan arrêté. Bussy, en apprenant ce mouvement, se mit aussitôt en route avec une escorte peu nombreuse, car il fallait traverser un pays montagneux, rejoignit Bassalut-Jung ; ce dernier offrit de réunir ses propres troupes aux Français, et de marcher sur Arcot. En revanche il demandait deux choses, d’abord d’être reconnu nabob du Carnatique, puis quatre lacs de roupies pour la solde de son armée. Les Français, en raison de l’investiture récente de Rajah-Saheb, n’étaient pas sans objection à la première de ces conditions ; quant à la seconde, ils étaient dans l’impossibilité absolue de la remplir. Les négociations n’eurent aucun résultat. Bussy s’en retourna. Néanmoins ce voyage ne fut pas tout-à-fait sans utilité : il avait trouvé le moyen d’attacher à son service un corps de 400 cavaliers.
Les revenus des Français dans l’Inde, au moment où leurs affaires étaient dans le meilleur état, n’avaient jamais suffi à payer les frais de la guerre. Depuis peu ils avaient perdu des districts considérables. Quoique l’attaque sur Wandeswah n’eût pas réussi, les habitants des districts situés au sud du paliar n’en furent pas moins effrayés ; ils abandonnèrent leurs habitations. Les collecteurs se trouvaient hors d’état de faire rentrer les revenus. La seule partie du Carnatique qui n’eût pas souffert des dernières campagnes s’étendait depuis Outatore jusqu’au district méridional de Tritchinopoly, où se trouvait enclavée l’île de Seringham. Cette île, remarquable par sa fertilité, avait au mois de décembre une récolte considérable dont les Anglais ne tiraient pas moins de 600,000 roupies. Lally résolut de s’en emparer. Pour atteindre ce but il divisa ses troupes en deux corps d’armée : l’un chargé de la collection des revenus de ces districts du midi ; l’autre, stationné à Wandeswah et à Arcot, devant protéger toutes les possessions de la France dans les districts du nord. Le gouverneur de Pondichéry, M. de Leyrit, le conseil tout entier, représentèrent à Lally le danger de diviser son armée en présence d’un ennemi déjà supérieur en nombre ; Lally repoussa leurs conseils. Le corps d’armée du midi, sous les ordres de Crillon, s’empara sans difficulté de l’île et de la pagode de Seringham, que la garnison de Tritchinopoly ne pouvait défendre. La régence de Madras, instruite du dessein de Lally, résolut d’entrer en campagne sur-le-champ ; et le 27 novembre, le colonel Coote, qu’elle avait laissé maître absolu des opérations militaires, se rendit à Conjeveram. Ce dernier se mit aussitôt en mouvement ; il se proposait d’attaquer Wandeswah ; mais pour mieux cacher son dessein, il menaçait à la fois Chittapet, Trivatore et Arcot. Le major Bereton surprit Trivatore pendant la nuit, y laissa 200 Cipayes, et se dirigea aussitôt sur Wandeswah ; il s’empara de la ville sans éprouver de résistance, et fit aussitôt travailler à des batteries dirigées contre le fort. Coote, arrivé le lendemain, somme le commandant français. Celui-ci répond qu’il se défendra jusqu’au dernier homme. Cependant, grâce à des intelligences ménagées dans la place, Coote, dès la nuit suivante, s’en empara par surprise. Il se porte devant Carangoly, se rend maître de la ville le même jour, et du fort quatre jours après. Pendant ce siège, Coote envoya à Arcot un détachement sous les ordres du capitaine Wood, pour couper les vivres à la garnison française du fort. Wood, à la tête de 15 Européens et de 800 Cipayes, exécuta cet ordre et se logea dans le palais du nabob. Coote avait le projet de se porter sur Arcot, dès qu’il aurait pris Carangouly ; mais il fut prévenu par Bussy ; celui-ci quitta précipitamment Bassalut-Jung, se porta sur Arcot à la tête d’un corps d’armée considérable, força le commandant anglais à se retirer et s’établit dans la ville.
La perte de Wandeswah, de Carangoly et de Trivatore témoignait hautement de la grande faute commise par Lally en divisant son armée. Il s’empressa de rappeler le corps expéditionnaire du midi ; seulement 300 Européens furent laissés dans la pagode de Seringham ; Bussy retourna momentanément de sa personne à Pondichéry. En ce moment, un corps considérable de Mahrattes, sous le commandement de Morarirow, était campé devant Cudapatnam ; Anglais et Français faisaient les mêmes efforts pour acheter les services de ces aventuriers. Morarirow réclamait des Anglais des sommes considérables pour des troupes que sur leur demande il avait mises sur pied avant le siège de Madras. Les Anglais refusèrent d’accueillir sa demande. Irrité de ce refus, le Mahratte accepta 200,000 roupies des Français, et leur loua un corps auxiliaire de 1,000 cavaliers. Ce corps mercenaire arriva peu de jours après sur le territoire anglais, à une petite distance d’Arcot. Mais d’un autre côté la prise de Wandeswah ayant rétabli la réputation des armes anglaises dans les provinces du Midi, le roi de Tanjore envoya un corps d’armée assez considérable à Tritchinopoly ; ce qui obligea Lally à retirer tous les postes qu’il avait dans ces environs. En ce moment, le nabob était en instances auprès de la régence de Madras ; il voulait en obtenir, pour la garnison de Tritchinopoly, le renfort d’un corps européen. Mais Coote s’opposa vigoureusement à ce projet. Il rappela les suites funestes qu’avait eues pour la France une faute pareille commise par Lally. Les résultats, si elle eût été commise, menaçaient devoir être plus graves encore pour les Anglais qu’ils ne l’avaient alors été pour les Français ; ces derniers rassemblaient en ce moment toutes leurs forces pour un engagement général ; la chose était évidente, seulement on n’apercevait pas encore l’époque précise où il devait avoir lieu. Les Français étaient à Arcot ; les Anglais avaient pris position à 5 lieues de la ville. L’intérêt des deux partis était en ce moment de reculer la lutte décisive. Les Anglais craignaient la cavalerie nombreuse de leurs adversaires ; ils espéraient en détacher les Mahrattes ; eux-mêmes marchandaient en ce moment les services d’un corps de 2,000 de ces cavaliers mercenaires. D’un autre côté, Lally négociait aussi avec les Mahrattes pour obtenir des renforts ; de plus il attendait le retour d’un détachement qui devait arriver de Masulipatam d’un jour à l’autre.
Moracin, commandant de ce détachement, n’avait pas osé débarquer à Masulipatam ; il en repartit le 18 avril, et arriva cinq jours après à Ganjam, dans la partie septentrionale de la province de Chicacole. Les Français y avaient établi un petit comptoir, et s’étaient ligués avec le rajah de ce district, nommé Narrundea, qui possédait 7 à 8 forts. Ce rajah entretenait au moins 3,000 hommes. Il était ennemi d’Ahnunderauze, l’allié des Anglais. Moracin profita de cette circonstance pour contracter avec lui une alliance offensive et défensive ; il lui persuada d’unir ses troupes aux Français, pour s’emparer de Vizagapatam et de la capitale d’Ahnundenauze, puis, ces deux places prises, de se réunir à l’armée française demeurée auprès de Salabut-Jung à l’époque de l’attaque de Masulipatam. Sur la parole de Moracin, Narrundea se persuada qu’il obtiendrait du subahdar, comme récompense de ce service, toutes les possessions d’Ahnunderauze ; il accepta la proposition. Les préparatifs de l’entrée en campagne exigeaient du temps ; le mois de juillet était arrivé avant le départ de Moracin ; au bout de peu de jours ses ressources étaient déjà épuisées, et les vivres manquaient totalement ; Narrundea et les siens ne voulaient en fournir qu’argent comptant. Les Français se virent réduits à piller les maisons qu’ils rencontrèrent ; leurs alliés voulurent s’y opposer ; un combat s’ensuivit, où ces derniers furent complètement défaits. De nouvelles négociations s’ouvrirent : comme elles demeurèrent sans résultats, les Français rétrogradèrent sur Ganjam ; ils prirent position auprès du comptoir, et là se trouvèrent bientôt entourés par les troupes de Narrundea. Ce dernier se mit alors en communication avec Clive au Bengale, et lui demanda quelques troupes anglaises ; ces troupes réunies aux siennes devaient être, à ce qu’il lui semblait, suffisantes pour accabler ce petit nombre de Français. Clive, adoptant cette idée, envoya un détachement anglais de 60 hommes, qui arrivèrent dans la rade de Ganjam sous pavillon hollandais ; mais à leur arrivée les dispositions du rajah étaient déjà changées ; et ce détache ment retourna au Bengale sans avoir rien tenté. Moracin, s’étant lui-même embarqué, arriva au commencement de novembre à Cocanara, situé au bord de la mer, près du bras occidental de la Godavery. Ce district appartenait à un parent d’Ahnunderauze, depuis long-temps son ennemi ; aussi Moracin se flattait-il de s’en faire un allié tout à la fois contre les Anglais et contre ce dernier. Trompé dans ses prévisions, il fut obligé de se rembarquer avec le reste de son corps d’expédition pour Pondichéry, où il arriva le 24 décembre. Depuis ce moment les Anglais n’eurent plus rien à craindre pour leurs établissements au nord de la Kistna.
Mahomet-Issoof ne faisait pas de progrès moins considérables dans la partie méridionale de l’Indostan. Les garnisons qu’il avait laissées dans ce pays avant son départ, c’est-à-dire 600 Cipayes à Madura, 500 à Palamcotah, et 300 à Tinivelli, étaient à peine suffisantes pour la défense de ces places. Aussi tous les districts de ces provinces, depuis la forêt de Nattam jusqu’aux portes de Travancore, demeurèrent-ils exposés aux ravages de l’ennemi. Tous les polygards de ces contrées s’étaient réunis pour combattre Issoof, six autres polygards du nord se joignirent à eux. Issoof, qui était parti de Conjeveram accompagné seulement de 600 Cipayes et de 60 cavaliers, se recruta chemin faisant de 3, 000 hommes, partie infanterie, partie cavalerie. Les Colleries de Nattam (car cette race est répandue dans tout le midi de la presqu’île) n’ont ni forteresses ni troupes réglées ; ils vivent par petites troupes rassemblées au hasard. Ils volent et dépouillent sans scrupule tous les étrangers ; mais le vol commis au préjudice de l’un d’eux est à leurs yeux le plus grand des crimes. D’un autre côté, ils sont scrupuleux observateurs des lois de l’hospitalité : un étranger, devenu l’hôte de l’un d’eux, se trouve protégé contre tous les autres ; il peut se mêler à eux impunément, on ne lui dérobera pas la moindre bagatelle, on ne touchera pas un cheveu de sa tête. Peu redoutables en plaine, ils le sont beaucoup dans les bois et les forêts. S’étant répandus par troupes nombreuses, ils avaient dévasté le pays et pillé tous les villages jusqu’aux portes de Madura. Issoof résolut de les attaquer jusque dans leurs retraites les plus cachées. Il se fraya la hache à la main une route à travers les forêts, les poursuivit jusque dans leurs asiles les plus secrets. Il leur reprit 1,000 bœufs et 2,000 moutons, qu’il envoya à Tritchinopoly, d’où ils furent envoyés à la flotte. Après cette expédition, il partit de Madura à la tête de 6,000 hommes, marcha sur Tinivelli, dont il s’empara, après avoir soumis l’un après l’autre tous les petits forts qui couvrent le pays. Les mêmes troubles se manifestaient dans la partie méridionale de Tinivelli. Les soldats du roi de Travancore ne cessaient de ravager ce pays, détruisant les moissons et enlevant le bétail ; ils avançaient parfois jusqu’aux environs du cap Comorin. Pour défendre tout le pays, il aurait fallu une armée plus considérable que la province n’était en état de l’entretenir. Mais comme le polygard de Vadagherri et celui de Pulitaver étaient l’objet de la haine du roi de Travancore, aussi bien que de celle d’Issoof, celui-ci proposa au roi de Travancore de s’unir contre ces deux polygards. Une entrevue eut lieu entre eux ; le roi de Travancore goûta les propositions d’Issoof, et lui fournit un corps auxiliaire de 10,000 hommes.
Issoof, ayant réuni ces troupes aux siennes, qui s’élevaient au même nombre, se trouvait à la tête de l’armée la plus considérable qu’on eût jamais vue dans ce pays, au moins depuis bien des siècles. Il marcha d’abord contre Vadagherry, qui ne défendit ses forêts qu’un jour, et se réfugia auprès de Pulitaver. Pulitaver, effrayé, eut recours aux négociations. La nouvelle de la tentative malheureuse des Anglais sur Wandeswah s’était répandue dans le pays ; les Français en parlaient comme d’une victoire complète ; elle semblait leur promettre avant peu une supériorité décidée dans le Carnatique, au moins pour ceux qui ignoraient les événements qui avaient suivi. Pulitaver s’empressa de communiquer ces nouvelles au roi de Travancore ; il lui offrit la cession de la partie de la province de Tinivelli voisine de ses États, à la condition qu’il échangerait l’alliance des Anglais contre celle de Maphuzee-Khan ; ce dernier était un frère du nabob, protégé par les Français contre celui-ci, appelé d’ordinaire le nabob des Anglais. Le roi de Travancore ne perdit pas de temps pour profiter de la circonstance. Il fit part de ces offres à Issoof : il lui demandait la cession d’une partie du district conquis, le menaçant, en cas de refus, de s’unir aux polygards, ce qui suffirait à empêcher l’autorité du nabob de jamais se rétablir dans le pays. Issoof, dont les troupes étaient trop peu nombreuses pour soumettre à elles seules Pulitaver, céda donc ces districts au roi du consentement de la régence de Madras. Le traité conclu, l’armée combinée commença son mouvement de retraite. Mais Issoof, ayant reçu quelques jours auparavant des munitions et quelques canons, en profita pour former le siège de Wasschinelore, forteresse de Pulitaver, et la mieux fortifiée de toutes après Nellitangaville. Situé dans le voisinage d’une chaîne de montagnes couverte et entourée d’une épaisse forêt, Wasschinelore était un fort construit de terre durcie au soleil, et aussi dure que la pierre ; il était flanqué de quatre grandes tours carrées, dans les intervalles desquelles se trouvaient un plus grand nombre de tours rondes. Le seul chemin qui y conduisait était en pente rapide et n’avait pas deux pieds de large ; enfin, les parapets étaient garnis d’une multitude de meurtrières pour le feu de la mousqueterie. Au pied de la forteresse s’étendait une ville assez considérable. Des milliers de colleries accoururent à la défense de ce poste important ; 900 guerriers d’élite entrèrent dans l’intérieur du fort, les autres demeurèrent embusqués dans la forêt, d’où ils ne cessaient de harceler les assiégeants. Après une canonnade de quelques jours, Issoof fit donner un assaut général ; mais, pendant ce temps, son propre camp fut attaqué par 3,000 colleries, et il se vit obligé de combattre à la fois en tête et en queue. On les voyait sortir par bandes de tous les côtés de la forêt, pour voltiger en quelque sorte à l’entour des troupes d’Issoof. Sans cesse repoussés, mais jamais découragés, ils se ralliaient derrière les arbres pour revenir immédiatement à la charge. À la fin du jour ils cessèrent leurs attaques, qu’ils avaient le projet de recommencer pendant la nuit ; mais Issoof, dont les munitions étaient épuisées, ne jugea pas convenable d’attendre le résultat de cette attaque ; il décampa le soir même, et se retira à Tinivelli. Les colleries de cette partie de la péninsule sont grands, bien faits, ont des traits réguliers ; comme les autres ils ont pour armes le fusil, la pique, l’arc, les flèches, l’épée et le bouclier ; en paix comme en guerre ils marchent toujours armés. Ils se séparent dans les combats en différents corps qui, suivant les localités, attaquent l’ennemi ou tour à tour ou tous à la fois ; combattant la cavalerie, ils se servent volontiers d’une ruse qui leur est propre ; après avoir attaché de petites sonnettes au bout de leurs lances, ils se forment en colonnes serrées, arrivent avec détermination sur l’ennemi ; alors ils abaissent tout-à-coup leurs lances, et le bruit inattendu des sonnettes suffit la plupart du temps à effrayer les chevaux et à les mettre en fuite. Leur approche n’est pas moins redoutable à l’infanterie. La domination anglaise, par suite de l’expédition d’Issoof, se trouva étendue au midi de la Péninsule, dans les provinces de Madura et de Tinivelli.
Au commencement de l’année 1760, les deux armées française et anglaise étaient encore en présence dans le voisinage d’Arcot, toutes deux décidées à ne rien hasarder avant l’issue de leurs négociations avec les Mahrattes. Les Anglais et les Français offraient également 60,000 roupies à un certain Jnnis-Khan, qui se trouvait commander un corps de 3,000 Mahrattes, mais les Anglais en lettres de change, les Français en argent comptant ; aussi ces derniers l’emportèrent. Jnnis-Khan se joignit à eux le 3 janvier avec ses Mahrattes. Le lendemain, les Français prirent la route de Trivatore. Après avoir passé le Paliar, Lally se porta inopinément sur Conjeveram, où il se flattait de trouver des magasins de riz considérables ; ces magasins étaient vides ; et, dépourvu d’artillerie, il ne put attaquer la pagode, défendue par un poste nombreux de Cipayes. Il se contenta de piller la ville, et se dirigea sur Trivatore ; Coote l’y avait devancé. Depuis un mois environ Bussy et Lally, ayant réuni leurs forces, se trouvaient forcément rapprochés. La perte de Wandeswah et de Carangoly, dont l’expédition de Seringham n’avait pas été un dédommagement suffisant, avait fait grand tort à la réputation militaire de Lally. La supériorité des talents de Bussy, que les troupes qui servaient depuis long-temps dans l’Inde avaient toujours reconnue, l’était alors par les troupes arrivées avec Lally, et par son propre régiment lui-même. Mais Lally, bien éloigné d’attribuer à sa véritable cause ce revirement d’opinion, n’y voyait que le résultat des intrigues et de l’argent de Bussy. Son animosité, un moment comprimée, éclata de nouveau et se manifesta par les procédés et les discours les plus offensants. Alors Bussy demanda la permission de retourner à Pondichéry pour y rétablir sa santé délabrée par les fatigues de la campagne ; mais cette permission lui fut à diverses reprises durement refusée.
À cette époque le projet de Lally était de former le siège de Wandeswah : il interrogea Bussy et voulut avoir son avis, tant sur l’opportunité de ce siège que sur l’ensemble des circonstances actuelles. Forcé de parler, ce dernier exposa devant l’état major de l’armée les raisons qui l’empêchaient de goûter ce plan de campagne : « Les Anglais, selon lui, ne pouvaient se décider à voir la prise de Wandeswah sans risquer une bataille pour l’empêcher ; or l’armée française se trouverait privée, pour livrer cette bataille, de toutes les troupes et de toute l’artillerie employées au siège ; de plus, la nécessité de couvrir ce siège lui ôterait toute liberté d’action quant à ses manœuvres et au choix du terrain. Ce qu’il y avait de mieux à faire, ajoutait-il, c’était donc de rassembler les troupes régulières sur les bords de la Paliar, de détacher de l’armée le corps entier des Mahrattes auxiliaires en les envoyant dévaster les possessions de l’ennemi. Par ce moyen, l’armée anglaise serait bientôt réduite à cette alternative, ou de donner bataille à son désavantage, ou bien d’aller pourvoir à sa subsistance dans la vallée, sous les murs même de Madras. » Nul conseil ne pouvait être plus judicieux ; les Mahrattes avaient déjà poussé leurs courses et leurs dévastations jusqu’à Pondamalie, Vandalore, et coupé, sur toutes les directions, les convois des Anglais. La disette était dans leur camp ; dans le camp français au contraire le riz se vendait au tiers du prix ordinaire, et sept bœufs s’y donnaient pour une roupie. Déjà la régence de Madras, privée du meilleur et du plus clair de son revenu par les courses des Mahrattes, écrivait à Coote de se rapprocher de Madras. Il était à la veille de prendre ce parti. Mais si Lally avait demandé l’avis de Bussy, c’était pour ne pas le suivre.
Lally quitta Trivatore à la tête de 500 Européens, de la moitié de la cavalerie européenne, de 500 Mahrattes et de 1,000 Cipayes. Il laissa Bussy devant cette ville avec l’ordre de le rejoindre dans le cas où l’armée anglaise se mettrait en mouvement, pour faire diversion au siège de Wandeswah. Le colonel Coote, aussitôt qu’il apprit ce mouvement, se mit lui-même en marche avec tout ce qu’il avait de troupes ; il se dirigea sur Outralamore. La ville de Wandeswah était défendue par 30 Européens et 300 Cipayes. Lally, sans perdre de temps, l’attaque à la tête de toute son infanterie ; Par malheur, en tête de cette infanterie marchait une division de marins nouvellement débarques ; ce début dans un métier nouveau pour eux les déconcerte ; aux premières décharges de la garnison, ils s’enfuient en désordre. Il fallut renoncer à faire davantage pour ce jour-là. Le lendemain l’infanterie française s’avance sur une seule colonne, précédée de 2 pièces de campagne : elle est accueillie par un feu très vif qui arrête ses progrès. Lally, dont le cheval avait été blessé, rassemble quelques volontaires, s’élance à leur tête, escalade la muraille, et pénètre le premier dans la place l’épée à la main. La garnison se réfugie dans le fort. Lally fait aussitôt fortifier de ce côté les rues de la ville, et fait travailler à l’érection d’une batterie. Le 10 janvier il avait envoyé un corps de 1,000 Mahrattes battre la campagne ; ceux-ci, occupés seulement de pillage, ne lui transmirent aucun renseignement ; en revanche une lettre de Bussy, du 17, lui annonça l’arrivée des Anglais à Outralamore ; mais son aversion pour celui de qui venait cette nouvelle la lui fit négliger. Cependant Bussy, qui s’était mis aussitôt en route, arrive presque immédiatement devant Wandeswah ; et les deux corps d’armée français se trouvent réunis. Pendant ce temps, Coote avait pris position à moitié chemin de Wandeswah à Chinglaput, aux environs d’Outralamore ; il se proposait de demeurer immobile jusqu’à ce que l’armée française eût commencé le siège ; se réservant d’attaquer alors, suivant l’occasion, ou le corps d’armée qui ferait le siège, ou celui qui le couvrirait. Bussy, qui devina ce projet, supplia Lally de remettre l’attaque de Wandeswah à une autre époque ; il lui conseillait de tenir toutes ses troupes rassemblées, de manière à forcer l’ennemi de choisir entre ces deux partis, une retraite immédiate, ou le hasard d’une bataille que les Français auraient du moins livrée avec toutes leurs forces. Ce conseil judicieux fut repousse par Lally avec son obstination et son emportement ordinaires : il fit continuer le siège. Le feu ne s’ouvrit pourtant que le 20, car il avait fallu attendre de l’artillerie de siège venue de Valdore ; en revanche, dès la nuit du 21 au 22 une brèche était déjà faite.
Coote s’était avancé à la tête d’une partie de sa cavalerie dans l’intention de reconnaître avec exactitude la position de l’armée assiégeante. Apprenant l’existence de la brèche, il s’arrêta à Tirimbourg, village à moitié chemin de Wandeswah à Outralamore. D’après ses ordres, le reste de l’armée vint l’y rejoindre pendant la nuit. La distance qui sépare Tirimbourg de Wandeswah est de 7 milles. L’armée française était campée à 2 milles anglais et à l’ouest du fort. Un grand réservoir d’eau couvrait son flanc gauche ; revenus de leur expédition, les Mahrattes avaient planté leurs tentes au pied de la montagne de Wandeswah, au midi de laquelle se trouvait le fort de même nom. Des Mahrattes en vedettes aperçurent les premiers la division anglaise ; ils montent aussitôt à cheval, font prévenir la cavalerie française ; et celle-ci accourt pour les soutenir. Coote, qui ne faisait qu’une reconnaissance, était à la tête de 200 cavaliers et de deux compagnies de Cipayes. Sa cavalerie tout entière, cinq autres compagnies de Cipayes, et 2 pièces de canon arrivent à son secours. À la tête de ces troupes, il continue d’avancer, dérobé pendant quelque temps par une colline à la vue de l’ennemi. Les 2 pièces d’artillerie, dirigées sur les Mahrattes, jettent le désordre et la confusion dans leurs rangs ; ils cèdent le terrain, et abandonnent la cavalerie européenne, venue se former sur leur droite. Cette cavalerie soutint quelque temps le feu de l’artillerie, espérant que les Mahrattes ne tarderaient pas à se rallier : ne pouvant plus y compter, elle se retira lentement et en bon ordre. Le colonel Coote prit alors position sur le terrain que les Mahrattes venaient de quitter, puis il retourna vers le reste de son infanterie, à laquelle il donna l’ordre de se porter en avant pour rejoindre la première division. La cavalerie des Anglais passe alors derrière l’infanterie, et celle-ci se déploie sur deux lignes ; dans cette position, leur droite était appuyée au fort de Wandeswah dont le feu la protégeait, et leur gauche à un terrain difficile et plein de rochers qui s’étendait au bas de la montagne. Coote, dans quelques brèves paroles, annonce la bataille à ses soldats, nouvelle que ceux-ci accueillent avec de bruyants houras. Il se met aussitôt en mouvement par sa droite, se proposant de tourner l’aile gauche des Français, qu’il dominait déjà, grâce à l’élévation du terrain. Lally comprit toute importance de cette manœuvre ; à peine fut-elle commencée, qu’il se hâta de ranger ses troupes en bataille en avant du camp qu’elles occupaient.
L’armée française consistait en 2,250 Européens, 1,300 Cipayes et 3,000 Mahrattes ; 150 Européens et 300 Cipayes demeurèrent employés aux batteries dressées contre Wandeswah. Au centre se trouvaient les troupes de la Compagnie ; à droite le régiment de Lorraine et la cavalerie européenne, montant à 300 hommes ; à gauche le régiment de Lally et un détachement de marins. 16 pièces de canon étaient réparties sur toute la ligne, entre les intervalles laissés par les différents corps. Derrière un abreuvoir, qui avait été converti en un poste retranché, se trouvaient 400 Cipayes. Un corps de 900 Cipayes et de 100 Européens formait une réserve pour protéger les avenues du camp. Les 3,000 Mahrattes restaient derrière le centre de l’armée française, plus occupés de surveiller leur butin que du combat qui allait commencer. 1,900 Européens, dont 80 de cavalerie, 2,100 Cipayes et 1,250 cavaliers indigènes, composaient l’armée anglaise ; son artillerie était de 26 pièces de canon. L’infanterie se déployait sur deux lignes ; au centre de la première se trouvaient deux bataillons des troupes de la Compagnie, à droite le régiment de Coote, à gauche celui de Draper ; 900 Cipayes à son extrême droite, autant à son extrême gauche. 10 pièces de canon étaient réparties dans les intervalles laissés par les troupes. Les grenadiers réunis de l’armée avec 200 Cipayes sur les ailes formaient la seconde ligne. La cavalerie, ayant au centre les cavaliers européens, venait en troisième ligne.
À la vue de l’armée française, Coote s’arrêta, et rectifia ses lignes sans changer de dispositions. Lally se mit à la tête de sa cavalerie, et, après avoir fait un détour dans la plaine, attaqua celle de l’ennemi ; celle-ci prit aussitôt la fuite ; l’escadron de 80 Européens attendit seul la charge. Les Cipayes de la gauche de la première ligne se portent alors sur le lieu du combat pour prendre en flanc la cavalerie française pendant qu’elle exécute ce mouvement. Ils font cette manœuvre avec peu de précision ; mais deux pièces de canon qui les accompagnent en moins d’une ou deux minutes jettent sur le carreau une trentaine d’hommes et de chevaux de la cavalerie française et mettent le désordre dans ses rangs ; les chevaux effrayés refusent d’avancer. Lally, abandonné des siens, après être resté seul quelques instants sur le champ de bataille, est obligé de rejoindre les fuyards au grand galop ; à peine eut-il le temps d’échapper, car la cavalerie indigène ralliée poursuivait alors vivement les Français. Les deux armées étaient demeurées spectatrices immobiles de ce combat ; seulement les Français faisaient un feu d’artillerie assez vif, d’ailleurs sans efficacité, parce qu’ils tiraient de bas en haut. Lally, aussitôt qu’il a rejoint ses troupes, donne à l’infanterie l’ordre d’avancer ; Celle-ci se porte en avant, s’arrêtant de temps à autre pour faire feu. Le régiment de Lorraine se forme en colonne d’attaque, et se précipite sur l’ennemi, toujours immobile, et jusqu’alors n’ayant pas répondu au feu des Français. Le régiment de Coote, opposé à celui de Lorraine, demeure l’arme au bras jusqu’à ce que Lorraine soit à vingt toises. Alors il fait feu. La ligne de bataille des Anglais étant oblique à celle des Français, Lorraine reçoit cette décharge sur son front et ses flancs. L’effet en fut terrible ; bien des vides se firent dans les rangs ; cependant la colonne ne ralentit pas sa marche, et les deux régiments s’abordent à la baïonnette. Le centre de la ligne anglaise est enfoncé ; mais le régiment de Lorraine, toujours ployé en colonne, est aussitôt chargé sur ses deux flancs par la droite et la gauche de la ligne qu’il vient de traverser. Une mêlée sanglante s’ensuit ; chacun combat pour soi ; en peu d’instants, le terrain fut jonché de morts et de mourants. Le régiment de Lorraine, déjà affaibli par les décharges meurtrières qu’il a reçues, est rompu, et se retire en désordre. Coote, dont un sang-froid imperturbable était la qualité dominante, défend toute poursuite, et fait reprendre les rangs à son régiment.
À l’aile gauche des Français, un caisson de munitions, ayant été atteint par un boulet, sauta en tuant ou blessant 80 hommes. Le désordre et la confusion se mettent parmi ceux que l’explosion avait épargnés ; c’était au poste de l’abreuvoir retranché. Coote, voulant profiter de ce moment de trouble, donne au régiment de Draper l’ordre de se porter en avant, et de s’emparer de l’abreuvoir. Bussy, qui commandait l’aile gauche, rallie 50 à 60 fuyards ; il les fait soutenir par un peloton du régiment de Lally, marche à leur tête, et reprend l’abreuvoir ; il en est bientôt chassé, car ses forces sont trop faibles pour lutter contre le régiment de Draper, encore intact. Ce régiment dépasse le retranchement et se déploie dans la plaine. Dans ce mouvement, le major Bereton, qui le commande, tombe mortellement blessé. Deux pièces de canon viennent renforcer les Anglais. Bussy, qui comprend que ce moment est d’autant plus décisif, que lui-même n’a pas d’artillerie, se met à la tête du régiment de Lally, et marche au pas de charge pour aborder l’ennemi à la baïonnette. Il avait à peine fait quelques pas qu’une balle renverse son cheval, qui l’entraîne dans sa chute. Lorsqu’il se releva, il n’avait plus autour de lui qu’une vingtaine d’hommes, et fut aussitôt fait prisonnier.
Pendant que cela se passait sur les ailes, les centres des deux armées avaient échangé un feu très vif à une certaine distance. Le régiment de Lally ayant été mis en fuite, les troupes du centre de l’armée française durent effectuer leur retraite pour ne pas être tournée ; elles se dirigèrent alors sur le camp en bon ordre et en conservant leurs rangs. Un grand nombre de soldats de Coote avaient déjà pénétré dans le camp français pêle-mêle avec les fuyards ; ils auraient peut-être payé cher cette témérité et se seraient trouvés entre deux feux, si les Cipayes qui occupaient les postes avancés du camp n’avaient déjà pris la fuite. Coote, toujours maître de lui, toujours de sang-froid, les rappelle, fait reprendre les rangs. Après la déroute de Lorraine, Lally s’était dirigé vers son régiment, où se trouvait Bussy. Il ordonne aux Cipayes laissés en avant du camp de marcher de ce côté, il ne peut s’en faire obéir. Voyant dans cette hésitation des symptômes de trahison, il court essayer de rallier les restes du régiment de Lorraine, entraînés jusque dans le camp ; lui-même lutte vainement contre les fuyards. La cavalerie française, ayant pris jusqu’alors assez peu de part à l’action, était en bon ordre dans le voisinage du camp. À la vue de la déroute de l’infanterie, elle s’avance pour la protéger : secours subit qui empêcha la dispersion complète de l’armée française. Se sentant appuyés, honteux de leur fuite, les soldats de Lorraine s’arrêtent, se rallient auprès de quelques pièces de canon dont le feu arrête les Anglais, et permet au régiment de Lally et aux Cipayes de se remettre quelque peu en ordre. Coote ayant fait venir 4 pièces de campagne, fait pendant quelques instants un feu plongeant, puis donne l’escalade et entre dans le camp sans difficulté. Après avoir mis le feu aux tentes et aux magasins, l’armée française l’évacuait en ce moment par derrière, et se retirait en meilleur ordre qu’on n’aurait pu le croire d*après sa déroute ; en ce moment les troupes chargées du siège vinrent se joindre au corps d’armée principal. Le colonel Coote ordonna à sa cavalerie de poursuivre l’ennemi ; mais c’était de la cavalerie indigène, qui n’osait se commettre avec la cavalerie française, et celle-ci, toujours en bon ordre, continua de protéger la retraite de l’armée. La perte des Français avait été de 206 hommes tués, dont 6 officiers ; 160 de faits prisonniers, dont 20 officiers, et de 34 pièces de canon. Celle des Anglais de 63 Européens tués et 124 blessés ; 17 cavaliers indigènes tués et 32 blessés, 6 Cipayes tués et 32 blessés.
Lally se retira immédiatement sur Chittapet, mais dès le jour suivant se remit en marche. Ce jour-là, au lever du soleil, la nouvelle de la victoire de Wandeswah avait été portée à Madras par un espion des Anglais. Elle fut confirmée dans la journée par un billet du colonel Coole à la régence, écrit au crayon sur le champ de bataille même. D’autres récits, et bientôt quelques témoins oculaires arrivèrent dans le courant de la journée. Madras se remplit d’une joie semblable à celle de Calcutta après la bataille de Plassy. Coote se rappelant la conduite généreuse de Bussy envers les Anglais à Vizagapatam, lui permit de retourner à Pondichéry sur parole ; trop actif pour ne pas profiter de la victoire, il se porte immédiatement sur Chittapet. La garnison était peu considérable, et Lally, en raison de ses pertes récentes, n’avait pu la renforcer. Le commandant se rendit aussitôt que la brèche fut reconnue praticable. Les Anglais se portent aussitôt sur Arcot, prennent position devant la ville et ouvrent la tranchée la nuit suivante. Les fortifications de la place avaient été beaucoup augmentées depuis la belle défense de Clive en 1752 contre Rajah-Saheb, d’abord par les Anglais, ensuite par les Français. La plus grande partie du fossé était creusée dans le roc ; les remparts étaient flanquées de 22 tours, toutes en état de contenir du canon. Le 5 février, les batteries anglaises commencèrent à jouer ; la garnison répondit avec beaucoup de vigueur. Mais le feu continuel des Anglais consomma bientôt leurs munitions, qui étaient en petite quantité. Coote proposa une conférence au commandant français ; celui-ci laissa voir l’intention de se rendre le soir même s’il n’était pas secouru dans la journée. Ces pourparlers durèrent deux heures, après quoi le feu recommença. Deux brèches larges de dix pieds chacune furent ouvertes, et deux tours démantelées ; cependant le fossé n’était point comblé, aucun logement n’était fait dans le chemin couvert ; aussi les assiégeants ne virent pas sans étonnement le drapeau parlementaire arboré sur les remparts. Le commandant se bornait à demander la faculté pour la garnison de se retirer librement avec armes et bagages ; toutefois Coote refusa, et le soir même Arcot se rendit à discrétion. Les vainqueurs trouvèrent dans le fort 4 mortiers, 22 pièces de canon et une grande quantité de munitions de toute espèce : résultat d’autant plus heureux pour eux, que la poudre était au moment de leur manquer ; ils se fussent trouvés dès le lendemain dans l’obligation de cesser le feu au moins momentanément. La garnison n’avait perdu que 3 hommes et aurait pu tenir dix jours encore avant que la brèche fût praticable. En apprenant cette nouvelle, Lally se porta sur Valdore, dans la vue de couvrir Pondichéry.
Mais Coote ne se porta pas immédiatement sur cette dernière ville ; il voulut s’occuper d’abord de la réduction des différentes forteresses du Carnatique encore occupées par les Français. Dans les premiers jours de février, il s’empara de Timery et de Devi-Cotah ; au commencement de mars, du fort de Permacoil, qui fit quelque résistance, et d’Alamparvah, qui n’en fit aucune. Sur toute l’étendue de la côte, il ne restait plus à la France, hors de Pondichéry, d’autre établissement que Karical ; il n’en était que plus essentiel pour les Anglais de s’en emparer avant le retour de la flotte française, qui ne pouvait plus tarder. Un corps d’expédition considérable commandé par le colonel Monson, fut embarqué à Madras pour se porter sous les murs de cette place. Le commandant anglais de Tritchinopoly reçut en même temps l’ordre de l’y rejoindre avec toutes les forces dont il pourrait disposer. Le débarquement se fit sans difficulté, et les Anglais s’emparèrent aussitôt de la ville, où ils trouvèrent une grande quantité de vivres. Le fort de Karical, situé à 300 pas de la mer, est bien fortifié, seulement il a le défaut essentiel d’être trop resserré ; la ville servit à couvrir les assiégeants, qui établirent aussitôt leurs batteries. Jusque là on n’avait point entendu parler de Smith, commandant de Tritchinopoly ; il s’était pourtant mis en marche le 11 mars, accompagné du nabob. Il n’arriva que le 2 avril. La batterie de brèche fut établie malgré un feu très vif des assiégeants. Lally s’était hâté d’envoyer au secours de Karical toutes la troupes dont il pouvait disposer ; avant qu’elles fussent arrivées, une large brèche était déjà faite au corps de la place. Le 5 avril, le major Monson offrit une capitulation au commandant français ; elle fut acceptée à ces conditions, que la garnison serait prisonnière de guerre, que les habitants ne seraient point inquiétés, et que les Cipayes pourraient se retirer où bon leur semblerait. La garnison consistait en 115 Européens, 72 Topasses et 250 Cipayes ; le fort contenait 155 canons de différents calibres, 9 mortiers et de grands approvisionnements. Les assiégeants ne perdirent que 3 hommes, et les assiégés 5 ; depuis la prise de Madras par La Bourdonnais, aucun siège n’avait été aussi peu sanglant. Le 15 du même mois, Valdore se rendit après une faible résistance ; peu de jours après, Chillembarum et Cuddalore, après deux tentatives infructueuses des Français pour la reprendre. Le 1er mai (1760), l’armée française se trouva renfermée dans les limites mêmes de Pondichéry, et l’armée anglaise campée à 4 milles.
Après la perte de la bataille de Wandeswah, Lally était devenu plus odieux que jamais aux habitants de Pondichéry ; à son retour dans cette ville, les difficultés contre lesquelles il luttait depuis long-temps s’accrurent de jour en jour. L’armée était dénuée de vêtements, de chaussures et de vivres ; la caisse de la colonie absolument vide. Il n’était pas d’imputation odieuse contre le général qui ne circulât parmi les habitants et jusque dans les derniers rangs de l’armée. On attribuait la perte de Chittapett à un dessein prémédité de sa part, puisqu’il avait négligé d’en renforcer la garnison ; celle de Permacoil à la retraite du corps d’armée envoyé pour dégager cette place. D’ailleurs l’officier qui la commandait passait pour avoir de l’amitié et du dévouement pour Lally : il n’en fallait pas davantage pour que ce dernier fût considéré comme responsable de l’événement. La perte d’Alamparvah semblait la suite, la conséquence de celle de Permacoil ; celle de Valdore, le dernier poste qui pouvait protéger les convois arrivant de Pondichéry, était hautement attribuée à la trahison. On allait jusqu’à prêter à Lally le projet de livrer la ville à l’ennemi pour se venger de la haine que lui avaient vouée ses habitants. Pendant ce temps Bussy essayait de calmer l’irritation générale et de rassurer les esprits ; il s’efforçait de faire comprendre aux membres du conseil et aux habitants de la ville que, malgré leurs défaites, tout n’était pas perdu. Prisonnier sur parole, il fut appelé à Madras et de là renvoyé en Europe ; résolution prise, dit-on, par la régence sur les instances du nabob. Avec cette finesse naturelle à ceux de sa race, ce dernier avait su comprendre le génie de Bussy ; il le redoutait plus que tous ses autres ennemis à la fois. Il avait souvent répété que Bussy à la tête de l’armée française serait à lui seul en état de prolonger la guerre de dix ans. Peut-être avait il raison. Par ce départ, Lally se trouva privé du seul homme dont les conseils auraient pu lui être de quelque utilité au milieu des circonstances désastreuses où il se trouvait.
Après la chute de Valdore, quelques petits districts sous le canon de Villanore et d’Ariancopang étaient les seuls endroits d’où Pondichéry pût encore tirer des vivres ; il n’était plus question de convois. Les Français possédaient bien encore Gingee et Thiagar ; mais ces places étaient éloignées, leurs garnisons trop faibles pour fournir des escortes, et l’on ne pouvait en détacher du corps d’armée principal d’assez nombreuses pour effectuer ce service. Lally comprit qu’une seule ressource lui demeurait encore pour prolonger la guerre, et précisément celle qu’il avait jusqu’alors le plus dédaignée ; l’alliance des princes du pays. Hyder-Ali, généralissime du royaume de Mysore, était alors maître absolu du gouvernement et d’une partie du royaume ; le souverain légitime, enfermé dans une forteresse, jouissait bien de certains honneurs publics, mais se trouvait privé de tout pouvoir. Or Hyder-Ali, qui comprenait l’instabilité de sa haute fortune, cherchait une place où il pût mettre, en cas de besoin, sa personne et ses trésors en sûreté. Thiagar, dans le Carnatique, alors occupé par les Français, était sous ce rapport depuis long-temps l’objet de son ambition. Un moine portugais ayant une connaissance approfondie des affaires de l’Inde, et qui avait su capter la confiance de Lally, fut l’intermédiaire d’un arrangement conclu entre le général français et Hyder-Ali. Ce dernier s’engageait à fournir une certaine quantité de bétail pour l’approvisionnement de Pondichéry, et un corps auxiliaire de 8,000 chevaux d’élite et de 5,000 fantassins. De leur côté les Français s’engageaient à mettre immédiatement les Mysoréens en possession de Thiagar, un des points fortifiés les plus importants du Carnatique, peu éloigné de Barambal, à environ 50 milles de Pondichéry. Les Français s’engageaient encore à aider les Mysoréens à la conquête des provinces de Madura et de Tinivelly dès que la guerre actuelle du Carnatique serait terminée ; et de plus a fournir 100,000 roupies par mois pour la solde des troupes de Hyder depuis le moment de leur arrivée à Thiagar jusqu’à la fin de la guerre. Le secret fut longtemps gardé sur cette négociation ; quand les Anglais en eurent connaissance, il ne leur était plus possible d’en empêcher la conclusion. Dans les premiers jours de juin, un détachement considérable des troupes de Hyder se trouva rassemblé à Thiagar. La cavalerie mysoréenne se mit alors en mouvement pour se porter sous les murs de Pondichéry, en escortant une grande quantité de bétail. Des députés de Hyder-Ali accompagnaient cette cavalerie ; ils étaient chargés de s’entendre avec les Français sur les opérations de la campagne. Comme le bruit courait alors que Lally était rappelé en France, ils étaient en outre chargés d’exiger que le traité fût signé par le gouverneur, M. de Leyrit, et les autres membres du conseil. Ceux-ci signèrent le traité, mais ils firent en même temps une protestation tenue secrète contre cet arrangement, fondée sur l’énormité des sommes à payer aux Mysoréens, et l’importance des pays qui leur étaient ou cédés ou promis. On ne saurait blâmer trop sévèrement cette démarche, qui tendait à faire partager au conseil la gloire de cet arrangement s’il réussissait, et à en faire retomber la responsabilité sur le seul Lally en cas de non-réussite. Ce traité définitif fut signé le 17 juin. Les Mysoréens partirait la nuit suivante, ayant promis de revenir dans peu avec toutes leurs forces réunies et de nouveaux approvisionnements de vivres.
Lally avait pris position dans un camp retranché, où il n’avait aucune attaque à redouter. D’ailleurs Coote n’avait pas en ce moment l’intention d’agir de ce côté ; ayant détaché un corps expéditionnaire sous les ordres du major Moore contre les Mysoréens, il voulait attendre le résultat des opérations du major avant de rien tenter de son côté. Ce dernier rencontre les Mysoréens le 17 juin près de Trivadi ; il avait sous ses ordres 180 hommes d’infanterie européenne, 50 hussards, 30 Cafres, 1,100 Cipayes et 1,000 cavaliers indigènes ; les Mysoréens étaient au nombre de 4,000 hommes de cavalerie, 100 Cipayes et 200 Européens. Habitués à vaincre des armées qui les surpassaient de beaucoup en nombre, les Anglais ne mettaient point le succès en doute. Cette fois l’événement trompa leur espérance. La cavalerie indigène et les Cipayes prirent promptement la fuite ; l’infanterie européenne, entraînée par l’exemple, se jeta en grand désordre dans le fort de Trivadi. Les hussards seuls soutinrent le choc et se battirent long-temps. Après cette défaite, Coote se porta aussitôt sur Villanore, forteresse située non loin du camp occupé par les Français. Les Français sortirent de leur camp pour se porter au secours de Villanore. Coote divisa alors son armée en deux corps, dont il laissa l’un devant Villanore, tandis qu’il menaçait Pondichéry à la tête de l’autre. Trompé par cette manœuvre, Lally rentra dans son camp, d’où il protégeait cette dernière ville. Les Anglais s’emparèrent les jours suivants de quelques uns des ouvrages extérieurs de Villanore ; une brèche fut faite au corps de la place, et le commandant ne voulant point attendre l’assaut, ouvrit ses portes. En ce moment un corps de Français et de Mysoréens arrivait en toute hâte du côté opposé, et déjà croyait la place sauvée, lorsqu’on aperçut tout-à-coup le drapeau britannique flottant sur les remparts. L’armée française tout entière fut saisie d’indignation. Lally se retira sous le canon d’Ariancopang. Dans les derniers jours de juin, la flotte anglaise avait été renforcée de deux vaisseaux, l’un de 74, l’autre de 64, arrivés d’Angleterre ; un autre vaisseau de la Compagnie, venant de la côte du Malabar et portant quelques renforts de troupes, était arrivé en même temps. Le 31 juillet, deux autres vaisseaux de la Compagnie arrivèrent d’Europe avec un renfort de 600 hommes de troupes royales. Le capitaine Smith, commandant de Tritchinopoly, avait su profiter de son côté de l’invasion des Mysoréens dans le Carnatique ; il y fit diversion en ravageant à loisir ceux de leurs districts situés dans le voisinage de cette ville. Mahomet-Issoof, qui était encore à Madura, les inquiétait du côté de Dindigul. Le nabob était aussi entré en campagne contre les Mysoréens ; leurs incursions dans le Carnatique, en les privant d’une grande partie des revenus de ces provinces, lui causaient un tort considérable. Dans le premier moment il s’avança jusqu’à Wandeswah ; mais changeant presque aussitôt de projet, il se dirigea tout-à-coup sur Arcot.
Conformément à leurs traités, les Mysoréens avaient rempli de vivres les magasins des Français ; il leur devint ensuite de jour en jour plus difficile de s’en procurer pour eux-mêmes ; et le moment arriva où la disette se fit sentir dans leur propre camp. La livre de riz s’y vendit bientôt jusqu’à une demi-roupie. Cette circonstance, la fatigue, et les dangers auxquels ils étaient sans cesse exposés, la supériorité des Anglais bien constatée en ce moment par la prise de Villanore, par l’attention des Français à éviter un combat ; toutes ces circonstances répandirent la défiance et le mécontentement dans les rangs de ces nouveaux alliés de la France. Le découragement se mit dès ce moment parmi eux, surtout parmi leurs soldats d’infanterie, qui n’avaient pas pour vivre les mêmes ressources que les cavaliers. On les voyait déserter tous les jours par détachement de 30 ou 40. La garnison de Gingee avait rassemblé 2,000 bœufs et une grande provision de riz. Ce convoi fut dirigé sur Pondichéry sous l’escorte de la cavalerie mysoréenne et d’un détachement de 230 Européens. Coote attaqua ce convoi, s’empara d’une grande partie des bœufs ; et la cavalerie mysoréenne fut dispersée. Une division de 500 hommes de cette cavalerie parvint seule à gagner les environs de Pondichéry, mais elle s’en échappa par petites troupes, et au bout de trois jours il n’en resta plus un seul. Les Mysoréens échappés du camp français se réfugièrent à Thiagar, d’où ils marchèrent sur Trincomalee ; Coote les fit observer par un détachement, et, certain de n’être plus inquiété par eux, s’occupa à la fin d’août (1760) d’exécuter le blocus de Pondichéry par terre et par mer. Le gouverneur de Madras Pigot et l’amiral Stevens se rendirent auprès de lui pour délibérer sur les mesures à prendre.
Pondichéry est entouré d’une haie fermée d’arbres et d’arbustes dont les branches s’entrelacent les unes dans les autres, de manière la former une sorte de rempart ou de muraille suffisante pour résister à toutes les attaques des troupes irrégulières du pays. Beaucoup d’autres villes dans l’Inde sont pourvues de cette sorte de retranchement moitié naturel, moitié artificiel. Cette haie environne Pondichéry du nord au sud, et la rivière d’Ariancopang se divisant à son extrémité en deux bras, forme une île où se trouve un fort du même nom qui protège la partie méridionale de la ville. Entre cette haie et les murailles de Pondichéry se trouve un district de 7 milles carrés, district suffisant à fournir de pâturage le bétail, même à nourrir pendant quelques semaines les habitants et la garnison de Pondichéry. Quatre redoutes tirant leurs noms de leur situation ou des routes qui venaient y aboutir flanquaient cette espèce de retranchement ; on les appelait les redoutes de Madras, Valdore, Villanore et Ariancopang. Avant tout, les Anglais devaient sans doute tenter de se porter au-delà de la haie, afin d’aller prendre position sous les murs mêmes de Pondichéry ; Coote résolut cependant d’attaquer la redoute d’Ariancopang. Il envoya 400 hommes chargés de cette opération. Mais le major Monson, commandant en second, désapprouvait cette opération ; l’armée lui semblait trop faible pour en détacher un corps aussi considérable ; et Coote, jaloux avant tout d’étouffer toute semence de division, rappela le détachement. L’événement justifia la prudence de Monson. Lally, qui luttait contre les circonstances les plus défavorables ; Lally qui voyait se rétrécir incessamment le cercle où l’enfermaient ses ennemis, n’était pas découragé. Au moment même où les Anglais le croyaient réduit à ne plus penser qu’à sa défense, il formait, au contraire, le hardi projet d’aller les attaquer dans leur propre camp.
Le 4 septembre, les portes de Pondichéry, fermées à l’heure ordinaire au commencement de la nuit, se rouvrirent à dix heures du soir. Trois vaisseaux français se trouvaient à l’ancre devant Pondichéry. Lally fit débarquer 150 soldats et marins qu’ils avaient à bord ; il leur adjoignit quelques centaines de Cipayes, et leur confia la garde des redoutes. Le reste des troupes françaises, c’est-à-dire 1,400 fantassins, 100 Européens et 900 Cipayes, fut disposé pour une attaque sur le camp anglais ; projet dont les espions du colonel Coote, tout nombreux qu’ils fussent, n’avaient eu aucune connaissance. Partagées en quatre divisions, les troupes françaises prennent quatre routes différentes, dans le but d’attaquer le camp anglais de quatre endroits à la fois, à savoir sur trois redoutes qui en garnissaient le front, et sur une quatrième qui défendait les derrières ; deux coups de fusil tirés immédiatement l’un après l’autre devaient être le signal de l’attaque. D’après la distance qui devait être parcourue par chacune des colonnes, Lally avait calculé qu’elles arriveraient sur le lieu de leur attaque respective avant que le signal fût donné. Les deux coups de mousquet étant tirés un peu avant minuit, chacune des divisions françaises se dirige sur une redoute, et le feu commence. Deux de ces attaques ont un résultat contraire : à l’une des redoutes les assaillants sont repoussés, à l’autre ils pénètrent dans l’intérieur, détruisent les parapets et enclouent les canons. À une troisième redoute, où le colonel Coote s’était porté de sa personne, l’attaque et la défense sont également opiniâtres. Mais pendant que ces trois attaques se passaient de la sorte sur le front du camp, une quatrième division, chargée de leur faire diversion en menaçant le camp sur ses derrières, ne se montrait pas ; par une erreur fatale, cette division s’étant trompée de route avait fait halte à un autre village que celui où il lui avait été ordonné d’attendre le signal. En l’apercevant, elle se précipita vers le camp ennemi ; mais trop éloignée, elle arriva trop tard pour faire une diversion utile. Libres de porter toutes leurs forces sur le côté de l’attaque, les Anglais s’emparent de nouveau de la redoute déjà prise par les Français, tandis que les deux autres continuèrent de résister. L’officier qui fut cause de ce revers avait été jusqu’à ce moment aussi remarquable par son intelligence que par sa bravoure, signe plus étrange encore de la fatalité qui s’appesantissait sur Lally. Les trois autres divisions voyant le plan d’attaque manqué, se réunirent et gagnèrent Pondichéry en bon ordre. Cette attaque nocturne, aussi hardie que bien combinée, malgré son peu de succès, n’en fait pas moins d’honneur à Lally.
Des vaisseaux récemment arrivés d’Angleterre avaient apporté aux deux majors Bereton et Monson deux commissions de colonels. La commission de Monson, d’une date antérieure à celle de Coote, lui donnait le pas sur ce dernier, avec la restriction de n’en point faire usage aussi long-temps que Coote demeurerait sur la côte de Coromandel. Ce dernier crut voir dans les expressions de ces commissions un avertissement de s’en retourner au Bengale. Il remit le commandement de l’armée à Monson, et se rendit à Madras avec l’intention de s’embarquer pour le Bengale. Mais Coote en partant devait être suivi par son régiment, et Monson se déclarait dans l’impossibilité de continuer le siège si le régiment lui était ôté. D’ailleurs Coote était un homme de caractère conciliant autant qu’un militaire distingué ; se trouvant plus accessible à la considération du bien public qu’à des ressentiments d’amour-propre, il consentit à laisser son régiment sous les ordres de son successeur, tandis que lui-même fut s’établir à Madras pour y attendre l’issue des événements. Monson, dès lors maître d’agir comme il l’entendait, se décida à diriger une attaque sur la baie dont Pondichéry était entourée, opération que Coote n’avait pas voulu tenter ; il comptait diriger sa principale attaque sur les redoutes de Valdore et de Villanore.
Les différents détachements furent mis en mouvement pendant la nuit. Un peu avant le lever du soleil, un détachement de grenadiers avait pris position à quelque distance de la redoute de Valdore avec l’ordre de donner immédiatement escalade ; un second détachement devait attaquer en même temps la redoute de Villanore ; d’autres troupes devaient se porter sur différents autres points de la haie, ou soutenir au besoin les tentatives faites sur ces deux ouvrages. La redoute de Valdore, ayant six embrasures sur chacune de ses faces, était entourée d’un fossé et garnie de palissades. Le jour avait déjà commencé depuis quelque temps, et le major Robert Gordon, chargé de conduire cette attaque, ne s’était pourtant pas encore montré ; les grenadiers continuent d’avancer, et l’on envoie demander des ordres au colonel Monson. Impatient de cette indécision, ce dernier se précipite de ce côté pour conduire les grenadiers à l’assaut. Au moment même de son arrivée, les Français ayant découvert les assaillants, commencent le feu ; ils avaient précisément de ce côté une pièce de 24 à double charge de mitraille, dont l’effet fut terrible : le même coup jeta sur le carreau 11 morts et 26 blessés, et au nombre de ces derniers, le colonel Monson qui eut la cuisse fracassée. Les grenadiers, sans hésiter un moment, marchent à l’escalade ; repoussés plusieurs fois, ils pénètrent dans l’intérieur de la redoute, que les défenseurs évacuent par la gorge. Au même moment la redoute de Villanore, et la portion de la haie rempart qui s’en trouvait voisine, étaient aussi vigoureusement attaquées. De nombreuses brèches furent pratiquées dans la haie, les assiégeants y pénétrèrent de plusieurs côtés à la fois ; et les défenseurs de la redoute, qui était ouverte à sa gorge, se virent obligés de se retirer sous les glacis de Pondichéry. Les régiments de Lorraine et de Lally, cantonnés au village d’Oulgarry, forcés de l’évacuer, avaient leur retraite sur cette redoute ; vivement poursuivis par un corps anglais de forces très supérieures, ils franchirent la haie sans pouvoir s’y arrêter à l’instant même où ses défenseurs venaient de l’abandonner. Une fausse attaque ayant été dirigée sur la redoute d’Ariancopang, la garnison ne pouvait pendant tout ce temps porter secours aux différents points d’attaque. La redoute de Madras était trop éloignée de la position prise par l’armée anglaise pour qu’il fût nécessaire de s’en occuper sur-le-champ. La redoute d’Ariancopang demeura entre les mains des assiégés. Les Anglais, dans ce combat nocturne, avaient eu 115 Européens hors de combat.
Le colonel Coote n’était point encore embarqué pour le Bengale. Monson, par suite de sa blessure, se trouvait hors d’état de commander l’armée de long-temps ; en conséquence, le conseil de Madras, Monson lui-même, sollicitèrent Coote de reprendre le commandement de l’armée. Piqué de son remplacement inattendu, Coote hésita quelque temps ; ayant néanmoins fini par céder, il s’occupa d’abord de fortifier avec soin les approches des redoutes nouvellement conquises ; il marcha ensuite sur la redoute d’Ariancopang, qu’à son approche la garnison abandonna. La redoute de Madras n’était garnie que de pièces de petit calibre ; Coote formant le projet de la surprendre, la fit tout-à-coup menacer sur son front, tandis que deux autres détachements attaquaient des deux côtés la haie qui lui était adjacente ; cette haie fut bientôt enfoncée ; et comme toute retraite était au moment d’être coupée à la garnison de la redoute, elle l’évacua. L’armée anglaise se trouva dès lors en possession de tous les avant-postes de Pondichéry et de la haie dans toute son étendue du nord au midi. Les assiégés essayèrent à leur tour de reprendre cette redoute ; ils l’attaquèrent pendant la nuit au nombre de 400 Européens et de 600 Cipayes. Les Cipayes anglais qui en composaient la garnison prirent la fuite. Cependant un de leurs chefs parvint à les ramener à l’ennemi, et celui-ci attribuant ce retour à l’arrivée d’un renfort considérable opéra sa retraite. Coote avait fait élever vis-à-vis celle de Madras une autre redoute dont les travaux furent continués avec une grande activité. Les troupes françaises demeurées à Thiagar et à Gingee étaient trop faibles en nombre pour rien tenter d’important ; d’ailleurs elles étaient surveillées de près par un corps d’observation sous les ordres du capitaine Preston. À cette époque, trois vaisseaux français, l’Hermione, la Baleine, et la Compagnie des Indes, se trouvaient dans la rade de Pondichéry ; ils attendaient que le mauvais temps, contraignant l’amiral Stevens de s’éloigner des côtes, leur permît d’aller chercher dans les ports du sud des vivres pour la ville assiégée. Deux de ces vaisseaux, l’Hermione et la Baleine, furent attaqués pendant la nuit par quelques chaloupes anglaises ; les équipages, quoique surpris, se défendirent bravement, mais les navires n’en furent pas moins enlevés ; et ce fut encore une ressource qui vint à manquer à Pondichéry. À l’arrivée de la saison pluvieuse, les deux amiraux anglais, avec tous leurs vaisseaux, quittèrent la rade de Cuddalore. La Compagnie des Indes et un autre bâtiment français plus petit mirent eux-mêmes aussitôt à la voile. Le premier prit la route de Trinquebar pour y chercher des vivres ; le second avait ordre de croiser sur la côte ; il devait servir d’escorte aux bâtiments chargés de blé qui, dans cette saison, à la faveur des vents réguliers, longent les côtes à une très petite distance. Le 14 novembre, 4 vaisseaux anglais revinrent dans la rade de Pondichéry ; on apprit par eux que la flotte avait beaucoup souffert des orages. L’amiral Stevens avait été obligé de relâcher dans la baie de Trincomalee pour radouber ses vaisseaux.
L’escadre française, après avoir quitte la côte de Coromandel dans le mois d’octobre de l’année précédente, était arrivée le 15 novembre à l’île de France. En temps ordinaire cette île ne peut suffire à ses propres habitants ; alors elle le pouvait encore moins ; l’escadre française, peu de mois auparavant, avait en partie épuisé les vivres arrivés du dehors, et la nécessité d’approvisionner tout récemment deux vaisseaux qui venaient de partir pour attaquer les établissements anglais dans le golfe Persique avait encore augmenté cette pénurie. L’amiral et le conseil de la colonie résolurent en conséquence d’envoyer comme l’année précédente 3 vaisseaux de la Compagnie acheter des vivres au cap de Bonne-Espérance : un vaisseau de ligne de 74 devait escorter ce convoi. Mais ce vaisseau appartenait à la Compagnie, et l’amiral en donna le commandement à un officier de la marine royale. Les officiers de la Compagnie protestèrent contre cet ordre comme attentatoire à leurs droits. Cette discussion, en se prolongeant avec amertume, retarda le départ des vaisseaux jusqu’au commencement de la mauvaise saison. Cette époque de l’année amène ordinairement de terribles ouragans ; la tempête éclata cette fois avec plus de force encore et plus de violence que de coutume, et ne dura pas moins de vingt-six heures. Dans le seul port de l’Île de France, 3 des vaisseaux rompirent leurs câbles, et furent poussés en pleine mer. Sur terre c’était pis encore ; la violence du vent déracina les arbres ; elle renversa les magasins de blé, d’ordinaire construits en bois, et endommagea tout ce qu’ils contenaient. La plus grande partie du bétail et de la volaille fut enlevée par les torrents ou plus tard périt par la faim. Il ne fallut pas moins de trois mois pour réparer les avaries souffertes par les vaisseaux. Quelques vivres arrivant de temps à autre de Madagascar ou de l’île Bourbon suffisaient à peine à prévenir la famine. Au milieu de cette désolation générale, un vaisseau arrivé de France le 8 juin apporta la nouvelle des préparatifs faits par les Anglais pour attaquer les îles Maurice et de Bourbon. Des ordres du ministre dont il était porteur enjoignaient à la flotte de demeurer dans ces parages si elle y était encore, d’y retourner si elle en était déjà partie. D’Aché résolut en conséquence d’y rester avec la plus grande partie de sa flotte. L’île Maurice (de France) reçut peu après un renfort de France. L’Hermione et la Baleine avaient porté cette triste nouvelle à Pondichéry ; Lally et les membres du conseil firent leurs efforts pour la tenir cachée aux habitants le plus long-temps possible.
Lally n’avait jamais beaucoup compté sur le secours de la flotte ; il essaya de tirer parti de ces mauvaises nouvelles pour engager le conseil à prendre à sa solde un corps de Mahrattes qui se trouvait dans ce moment sur les frontières du Carnatique, sous les ordres d’un chef nommé Vizuazipunt. Pour prix de son concours, ce dernier demandait une somme d’argent comptant et la cession de la forteresse de Gingee. La possession de cette dernière place était importante pour les Mahrattes, parce qu’elle leur donnait une grande influence dans la province d’Arcot ; c’était aussi une chose flatteuse pour leur orgueil national. Gingee jusqu’au commencement du siècle dernier avait été la capitale d’une province mahratte qui s’étendait depuis les bords du Coleroon jusqu’au Paliar. Le conseil en fit promettre la cession aux Mahrattes dès que les Anglais se seraient éloignés, et 500, 000 roupies à Vizuazipunt dès qu’il serait arrivé sous les murs de Pondichéry. Les divers détachements français en dehors de la ville eurent ordre de se réunir aux Mahrattes dès que ceux-ci auraient fait ce mouvement. Lally, pendant la durée de cette négociation, donnait en même temps les ordres les plus pressants aux troupes détachées de diriger sur la place la plus grande quantité de vivres qu’il serait possible. Malheureusement un convoi envoyé par la garnison de Thiagar tomba pour la plus grande partie entre les mains des Anglais ; le vaisseau de la Compagnie des Indes et un autre vaisseau plus petit chargé de grains furent pris par des bâtiments anglais. Lally voyant ainsi s’échapper ses ressources pour les vivres, se décida à envoyer à Thiagar 50 chevaux de cavalerie qui restaient encore à Pondichéry et à ne rappeler aucun des divers détachements alors en dehors de la place ; c’était de pain et non de soldats qu’il était menacé de manquer. Le temps était venu en effet de prendre ces diverses mesures ; le 16 novembre un vaisseau de 500 tonneaux, chargé de toutes sortes de munitions de guerre ou d’approvisionnements de bouche, était arrivé aux assiégeants ; il avait aussi à bord un ingénieur en chef, et Coote se détermina à changer le blocus en un siège régulier.
Les travaux du siège continuèrent avec activité les jours suivants. Le 27 novembre, comme la disette se faisait sentir davantage de jour en jour, Lally prit le parti de se défaire des bouches inutiles ; il fit sortir de la ville tout ce qu’il y restait d’habitants indous de tout âge et de tout sexe. Leur nombre montait à 1,400 personnes. Réunis par familles ou par petites troupes, ils s’avancèrent dans la campagne. Repoussés par les Anglais, ils revinrent sur le glacis, suppliant qu’on leur permit de rentrer ; ils pénétrèrent dans le chemin couvert, mais les portes demeurèrent fermées. Le lendemain et les jours suivants ils firent tous leurs efforts, tantôt pour forcer les portes de la ville, tantôt pour traverser les lignes anglaises ; également repoussés des deux côtés et quelquefois à coups de fusil, on les voyait errer çà et là sur les glacis. Ces malheureux étaient en proie à toutes les angoisses du désespoir, à tous les tourments de la faim. Le peu de vivres emportés par eux en cachette lors de leur expulsion de la place, avaient été consommés des le premier jour ; les jours suivants des herbes et des racines oubliées dans les champs furent leur seule nourriture. Le colonel Coote, voulant forcer Lally à les reprendre, avait fait défendre à ses soldats, sous les peines les plus sévères, de leur donner des vivres quoiqu’ils en eussent eux-mêmes en abondance. Cette scène de désolation dura huit jours entiers pendant lesquels un grand nombre de ces malheureux moururent de misère et de faim. Au bout de ce temps Coote, à la fin vaincu à la vue de tant de souffrances et désespérant de faire céder Lally, donna l’ordre de leur livrer passage.
Dans la nuit du 8 au 9 décembre, 4 batteries ouvrirent leurs feux contre la place. De ces batteries, deux étaient au nord ; une première auprès du rivage, à 600 toises des remparts, composée de 4 pièces de 18, et prenant d’enfilade le front est de la ville ; une seconde, composée de 2 pièces de 24 et de 2 de 18, et de 3 mortiers, à 700 toises. Les deux autres se trouvaient au midi, celle-ci de 2 pièces au bord de la rivière d’Ariancopang, celle-là dans une petite île au milieu de cette rivière. Un peu avant la première volée, Coote s’était approché du rempart pour voir l’effet que produirait cette attaque ; il vit avec admiration la garnison sous les armes en peu de minutes, et chacun à son poste. Au point du jour les batteries cessèrent leurs feux pour le recommencer dans l’après-midi ; il en fut de même jusqu’au 14. Les batteries, forcées parfois d’interrompre le feu pour s’approvisionner de munitions, le recommençaient au bout de quelques heures. 2 vaisseaux chargés de poudre et de munitions de guerre arrivèrent de Madras, l’un le 20 et l’autre le 23 ; ce dernier apportait en outre 17 pièces de canon de gros calibre. Le 26, l’amiral Stevens reparut dans la rade de Trincomalee avec 4 vaisseaux et un brûlot. Mais que se passait-il au-dehors de Pondichéry pendant que le siège était aussi vigoureusement poussé ? Quelle était alors la situation des districts méridionaux ?
Issoof et le capitaine Smith s’étaient mis en mesure de porter la guerre chez les Mysoréens, ces nouveaux alliés des Français. Issoof, qui avait commencé les hostilités dès le mois de mars, s’était emparé du fort de Battal-Gunta. Le capitaine Smith, obligé de pourvoir à tous ses besoins, ne pouvait rien attendre de Madras. Entré en campagne le 6 août, il s’empara du fort de Pudicotah et prit la route de Caroor. Caroor, grande ville et place importante, est située à 50 milles de Tritchinapoly ; elle est défendue par une citadelle fortifiée à la manière indoue, mais peu susceptible d’un bonne défense. Smith s’empara de la ville ; et la garnison fut repoussée dans le fort, devant lequel il fit ouvrir des tranchées. Les travaux du siège marchèrent lentement ; au bout de sept jours, les sapeurs anglais n’avaient pas encore gagné 200 pas ; mais alors ils firent jouer une mine pour combler le fossé ; et ce moyen de guerre, nouveau qu’il était pour les Mysoréens, les effraya. Le commandant de la citadelle entra en pourparlers ; il déclara que le roi de Mysore n’avait eu aucune part à la marche des troupes qui avaient rejoint les Français dans le Carnatique, que Hyder-Ali en était le seul coupable. La garnison évacua le fort avec armes et bagages. Le district des environs rapportait un revenu de 44,000 livres sterling ; mais l’expédition eut un autre avantage, celui de créer un parti en faveur des Anglais contre Hyder-Ali, jusqu’alors ardent ami des Français. Les Mysoréens, plus heureux à Battal-Gunta, en chassèrent les troupes anglaises et prirent le fort d’assaut. À la vérité ce fort fut repris par les troupes d’Issoof peu après. Le corps mysoréen qui se trouvait avant Thiagar commençait à croire à la supériorité des Anglais et craignait une guerre avec eux ; effrayé d’ailleurs de la perte de Caroor, il abandonna le détachement français formant la garnison de cette dernière ville et fit sa retraite sur Seringapatam ; un autre corps de Mysoréens se portait en même temps devant Caroor pour essayer de le reprendre, et un renfort fut dirigé sur un détachement mysoréen à Dindigul. Ce détachement se porta sur les forts de Madura, dont il prit l’un, tandis qu’il échoua devant l’autre. Dépourvu de grosse artillerie, Issoof ne pouvait rien hasarder contre les forteresses des polygards. Il disposa les troupes de manière à tenir en respect Pulitaver et les polygards de l’est ; il resta lui-même à Tinivelly pour observer ceux de l’ouest. Le gouvernement hollandais de l’île de Ceylan reçut dans les derniers mois de 1760 un renfort considérable de troupes européennes, qui s’assemblèrent dans le port de Columbo, vis-à vis du cap Comorin. Une partie de ces troupes prit la route de Tucatorin, fort hollandais à 40 milles de Tinivelly. Le bruit se répandit dans toute la province de Tinivelly que les Hollandais se proposaient d’en chasser les Anglais, et commenceraient leurs opérations par la prise de la capitale. Les Hollandais campèrent en effet peu de jours après à 20 milles de Tinivelly. Issoof rassemblant à la hâte ses troupes, marcha contre eux. Après avoir campé pendant la journée, ils retournèrent la nuit suivante à Tucatorin. Un corps de Mysoréens qui avait marché sur Caroor, attendait l’issue des négociations commencées entre le roi de Mysore et la régence de Madras, tout en permettant à la cavalerie de faire des incursions dans les districts appartenant aux Anglais. À la fin de cette année, Pondichéry n’avait donc rien à espérer pour son salut de ce qui se passait au-dehors.
Au commencement de décembre, Lally avait fait faire une stricte recherche des provisions qui pouvaient se trouver dans la ville. On transporta à la citadelle tout ce que l’on put trouver ; elles furent ensuite distribuées par portions égales sans distinction ni de grades ni de rangs aux soldats et aux habitants. Deux colonels récemment arrivés de France considérèrent comme un affront cette visite faite dans leur appartement ; ils envoyèrent leur démission à Lally, sollicitant d’ailleurs en même temps la permission de servir comme simples volontaires. Pendant tout le mois de décembre, les soldats ne reçurent qu’une livre de riz, et seulement de temps à autre un peu de viande, et malgré cette sévère économie, il ne restait plus à la fin du mois que pour trois jours de vivres. Lally ayant été averti que plusieurs maisons particulières en recélaient encore, en dépit de toutes ses défenses, résolut d’ordonner une seconde visite domiciliaire ; mais le père Lavaur, jésuite, au fait de toutes les cachettes de la ville, trouva moyen de s’engager à différer cette démarche ; il se faisait fort de procurer des vivres pour quinze jours. Il tint parole ; mais il peine cette faible ressource fut-elle épuisée, que la famine commença à sévir cruellement ; la fatigue de la garnison était excessive, et les soldats n’avaient qu’une ration suffisante à peine pour les empêcher de mourir d’inanition, insuffisante pour renouveler leurs forces. Ils enduraient toutes les souffrances de la faim ; on en voyait à chaque instant tomber çà et là de faiblesse au milieu des rudes travaux de la défense. Mais le dernier jour de décembre, le bruit se répandit que le traité depuis long-temps négocié avez Vizuazipunt était au moment d’être conclu. Cette nouvelle vint ranimer les espérances et le courage des Français : on disait qu’un corps considérable de Mahrattes, accompagné de toute la cavalerie française, était en marche sur Thiagar, d’où il comptait faire une tentative pour pénétrer dans Pondichéry, et y apporter des vivres à quelque prix que ce fût.
Un fort beau temps avait succédé depuis plusieurs jours à la saison pluvieuse ; le 30 décembre, la mer devint tout-à-coup houleuse et roula des vagues plus élevées que de coutume. Le lendemain le ciel s’obscurcit ; cependant on ne vit pas encore les symptômes qui dans ces contrées annoncent les grands ouragans. Mais pendant la nuit le vent s’éleva avec une extrême violence ; huit vaisseaux de ligne, deux frégates, un brûlot et un bâtiment de la Compagnie étaient alors en rade. Le vaisseau amiral fut obligé de couper ses câbles ; il donna l’ordre aux autres vaisseaux d’en faire autant ; ces signaux ne furent pas aperçus ; les navires, par respect pour la discipline, demeurèrent à l’ancre jusqu’à ce que la violence du vent eût brisé leurs câbles ; ils devinrent alors le jouet de la tempête. La Panthère perdit sa mature ; le pont supérieur fut brisé ; le vaisseau, dépassé par les vagues, s’emplit d’eau, et pendant plusieurs heures, l’équipage s’attendit à le voir couler bas de minute en minute. Cependant il échappa à ce danger. Un vaisseau de ligne, une frégate et un brûlot vinrent se briser à 3 milles de Pondichéry ; toutefois, à l’exception de sept hommes, les équipages furent sauvés. Trois autres vaisseaux, le Duc d’Aquitaine, le Sunderland etun bâtiment de la Compagnie, essayèrent de mouiller pour ne pas être jetés sur les brisants du rivage ; ils chavirèrent et coulèrent bas. Onze cents Européens qui formaient leurs équipages périrent ; quatorze Lascars, qui s’étaient attachés à quelques planches furent aperçus le lendemain, flottant au gré des vagues, et furent les seuls sauvés. À terre, les ravages de la tempête n’avaient pas été moins considérables : les tentes, les hôpitaux, les magasins furent arrachés, dispersés, détruits ; les vivres et munitions en grande partie détériorés, mis hors d’usage ; les soldats abandonnèrent leurs armes, ayant à peine assez de toutes leurs forces pour lutter contre la tempête. Grand nombre de Cipayes, dont la constitution est plus faible que celle des Européens, succombèrent. La mer débordant sur le rivage inonda la contrée jusqu’à la hauteur de la haie-rempart et détruisit les batteries et redoutes des assiégeants. La ville entière de Pondichéry considérait la tempête comme le signal d’une délivrance miraculeuse. Le ciel s’étant éclairci le lendemain, soldats et habitants se pressèrent en foule sur les remparts pour voir dans toute son étendue le désastre des Anglais.
Mais ils s’étaient flattés d’une vaine espérance : le vaisseau amiral, ayant eu le temps de gagner la pleine mer, avait conservé sa mature ; il rallia en route le Liverpool et le Graffon, et cinq bâtiments de guerre venaient de mettre à la voile de Trincomalee, qui arrivèrent le 4 janvier dans la rade de Pondichéry : deux autres vaisseaux de Madras n’ayant nullement souffert de la tempête vinrent se joindre à eux ; enfin, les quatre navires dont les avaries avaient été les plus fortes, ne tardèrent pas à pouvoir eux-mêmes reprendre la mer. Huit jours après l’orage qu’on avait pu croire un moment son salut, une escadre de 11 voiles bloquait ainsi de nouveau Pondichéry plus étroitement que jamais ; leurs chaloupes toujours en mer, et croisant en tous sens, empêchaient l’accès de la côte à tout bâtiment, interdisaient à la ville toute communication par mer. De leur côté les assiégeants travaillaient avec ardeur à relever leurs batteries. La petite redoute Saint-Thomas au midi de la ville, jusque là négligée, fut emportée par surprise ; Lally la fit reprendre la nuit suivante ; il y périt un grand nombre d’Anglais, d’autres furent faits prisonniers, mais Lally fut obligé de renvoyer ceux-ci dès le lendemain, sur leur promesse de ne plus porter les armes : il ne pouvait les nourrir. Le bruit de l’arrivée prochaine d’un corps de Mahrattes se répandait encore de temps à autre dans le camp anglais ; mais ces bruits se changèrent bientôt en nouvelles favorables pour les assiégeants. Les agents français avaient offert à Vizuazipunt, outre la cession de Gingee et de Thiagar, une somme de 500,000 roupies pour prix de son alliance ; de riches banquiers s’étaient rendus caution de cette somme. Renchérissant sur ces promesses, les Anglais allèrent jusqu’à l’offre d’une somme de 2 millions de roupies payables par moitiés, l’une dans vingt jours, l’autre dans neuf mois. Vizuazipunt se hâta d’accepter, et déclara sans détour aux agents français de ne plus compter sur lui ; et ceux-ci se retirèrent immédiatement auprès de Hyder-Ali. Ils espéraient renouer avec ce dernier de nouvelles négociations. Mais il était désormais à craindre qu’avant leur conclusion le sort de Pondichéry ne fût décidé.
Dans la nuit du 12 au 13 janvier (1761) la tranchée fut ouverte pour couronner le chemin couvert. 700 Européens, 400 Lascars, une compagnie de pionniers européens de 70 hommes, et 200 cooleries ne cessèrent d’y travailler toute la nuit. Le colonel Coote, les principaux officiers de l’état major, Pigot, gouverneur de Madras, s’y trouvaient. Toutes les précautions avaient été si bien prises pour dissimuler cette opération que les assiégés n’en eurent pas connaissance et n’interrompirent pas le travail ; au point du jour seulement ils commencèrent à tirer, et si faiblement qu’ils n’empêchèrent même pas les assiégeants de continuer leurs travaux. Une nouvelle batterie, composée de 10 pièces de canon, et battant le bastion nord-ouest de la ville, et qui reçut le nom de batterie de Hanovre, ouvrit son feu au point du jour ; les quatre batteries à ricochet déjà construites continuèrent le leur ; enfin, une autre batterie de 11 pièces dirigée contre l’autre face du bastion nord-ouest, se trouva prête à la même époque. La défense avait tellement faibli que les assiégeants purent continuer à exécuter en plein jour des travaux qui d’ordinaire ne se font que la nuit ; les assiégés se trouvaient alors réduits aux dernières extrémités. Lally, épuisé de corps et d’esprit, était gravement malade ; s’attendant pour cette nuit à une attaque générale, il se fit néanmoins porter sur les remparts ; et là on le vit distribuer sa dernière pièce de monnaie et sa dernière bouteille de vin aux canonniers affaiblis. Déjà, à une époque où il ne restait plus de vivres que pour un temps limité, Lally avait prié le conseil de songer à une capitulation ; en s’y prenant dès lors, il y avait peut-être quelque chance d’obtenir des conditions favorables ; ces représentations furent négligées. Il n’était personne qui ne comprît la nécessité pressante de cette mesure ; mais l’autorité civile était décidée à se tenir à l’écart de toute négociation ; elle voulait en laisser peser toute la responsabilité et l’impopularité sur le général. Le 14 il ne restait plus que 24 heures de vivres dans la place. Lally prévint le conseil de la nécessité où il se trouvait de renoncer à se défendre plus long-temps : il l’engagea à faire ce qu’il jugerait convenable pour les affaires civiles.
Le 14, le soleil était déjà couché, Coote suivant son ordinaire visitait la tranchée lorsqu’il vit s’avancer sous pavillon parlementaire une députation des assiégés. Elle se composait du colonel Durre, commandant l’artillerie française, du Père Lavaur, jésuite, et de MM. Moracin et Courtin, membres du conseil. Coote les reçut au milieu de son état-major. Le colonel Durre lui remit une missive de Lally, où ce dernier essayait de se prévaloir d’un cartel d’échange alors négocié entre la France et l’Angleterre par rapport à leurs possessions dans l’Inde. Le colonel Coote refusa d’acquiescer à cette demande sous prétexte que les termes du cartel n’étaient pas encore parfaitement définis ; il insista pour que la place fût rendue à discrétion ; jurant sur l’honneur qu’il ne manquerait en rien aux devoirs de l’humanité, aux égards réciproques que se devaient les représentants de deux grandes nations européennes. Tous les moyens de défense étant épuisés, il ne restait plus aux assiégés qu’à subir la loi du vainqueur ; il fut donc convenu que la porte de Villenore lui serait livrée le surlendemain. Ce jour-là, Coote se rendit aussitôt chez Lally pour conférer avec lui sur les mesures à prendre ; celui-ci craignant une révolte parmi la garnison, voulut que la citadelle fût livrée le soir même aux Anglais ; il était essentiel de s’assurer des soldats français jusqu’à ce qu’ils fussent envoyés à leurs destinations respectives. Les troupes anglaises entrèrent alors dans la ville ; la garnison se rangea en bataille au pied de la citadelle, et Coote la passa en revue. Elle montait à 1,100 hommes exténués par la faim, les maladies, portant pour la plupart des traces du fer ou du feu de l’ennemi. Les régiments de Lorraine et de Lally, magnifiques à leur débarquement, et les plus belles troupes qu’on eût jamais vues dans l’Inde, conservaient à peine figure humaine ; ils avaient toujours été employés en première ligne aux services les plus pénibles et les plus périlleux. Depuis leur débarquement, malgré les fatigués et les périls de la campagne et du siège, pas un seul n’avait déserté. Le soldat vainqueur ne pouvait contempler ce spectacle sans émotion. La revue passée les soldats déposèrent leurs armes dans la citadelle et furent conduits à leurs prisons respectives. Le lendemain le pavillon anglais flotta sur les remparts de Pondichéry, il fut salué par l’artillerie des remparts, des batteries et des vaisseaux, de 1,000 coups de canon.
La reddition de Pondichéry était devenue inévitable. Il y a seulement lieu de s’étonner que Lally soit parvenu à force d’intrépidité à la retarder aussi long-temps. Sur les derniers temps du siège Coote écrivait en Angleterre : « Personne n’a une plus haute opinion que moi du général Lally, qui à ma connaissance, a lutté contre des obstacles que je croyais invincibles et qu’il a vaincus… Il n’y a certainement pas dans toute l’Inde un second homme qui eût pu tenir aussi long-temps sur pied une armée sans solde et ne recevant aucune espèce de secours. » Les habitants de la colonie qui détestaient Lally ne s’en obstinaient pas moins à le considérer comme le seul auteur de cette grande catastrophe. Leur haine, aussitôt qu’elle eut cessé d’être contenue par la terreur qu’il inspirait, éclata en injures, en reproches, en menaces, un moment on peut craindre pis encore. Le matin du jour de son départ pour Madras, des officiers, la plupart des troupes de la Compagnie, se portèrent à son hôtel en grand nombre et en tumulte ; ils forcèrent les portes, écartèrent son aide-de-camp qui voulait leur disputer le passage, et parvinrent jusqu’à l’appartement du général. La garde d’un poste voisin qui accourut en ce moment, les dispersa fort heureusement, prévenant peut-être un meurtre odieux. Ainsi repoussés ils allèrent à la porte de la ville, attendre le départ de Lally ; celui-ci sortit au commencement de la nuit ; quinze hussards anglais l’accompagnaient ; des menaces, des injures, des sifflets l’accueillirent du plus loin qu’on le vit ; et ce ne fut pas sans peine que son escorte parvint à empêcher la violence. À peu de distance du cortège de Lally venait Du Bois, intendant de l’armée, non moins détesté, et se rendant aussi à Madras. Il avait voulu cheminer à pied pour être moins remarqué. Le rassemblement, qui ne s’était point dissipé, lui adressa les mêmes injures qu’à Lally. Du Bois était un homme de soixante-cinq ans, d’une mauvaise vue. Cédant néanmoins à un sentiment de dignité personnelle, il s’arrête, porte la main à la garde de son épée, et dit qu’il est prêt à répondre à tous ceux qui l’insultent l’un après l’autre. Un officier se présente, mais l’adresse et la force ne répondent pas au courage de Du Bois : à peine eurent-ils croisé le fer que ce dernier tomba frappé d’un coup mortel. Les anciens membres de la régence s”emparèrent aussitôt de ses papiers. On savait qu’il n’avait cessé de protester depuis son arrivée à Pondichéry contre tout ce qui se passait d’illégal et d’irrégulier, qu’il en tenait des notes jour par jour, mais rien ne transpira jamais au sujet de ces papiers.
Quatre jours après la prise de Pondichéry, Pigot somma le colonel Coote de remettre la ville à la régence de Madras comme étant devenue propriété de la Compagnie. Un conseil de guerre s’assembla pour examiner cette prétention. Ce conseil était composé de deux amiraux, de quatre capitaines de vaisseau, du colonel Coote et de trois majors des troupes du roi. Pigot produisit la patente du roi du 14 janvier 1758 qui réglait le partage des prises ; le conseil jugea qu’elle ne s’appliquait pas aux conquêtes territoriales de la nature et de l’importance de Pondichéry. Mais alors Pigot signifia au conseil de guerre, dans le cas où la ville ne serait pas immédiatement remise aux mains de la Compagnie, la régence ne fournirait plus un sou pour la solde des troupes ni pour l’entretien des prisonniers français. Or, ni les amiraux, ni les commandants militaires n’étaient autorisés à tirer sur le trésor royal dans aucune circonstance ; le trésor de Madras devait seul fournir à tous leurs besoins. Le conseil, se voyant couper les vivres de cette façon, dut céder ; il se contenta de protester contre cette violation de la prérogative royale, La régence donna l’ordre de détruire immédiatement les fortifications de Pondichéry ; le départ prochain de l’amiral Stevens pour Bombay hâta l’exécution de ce projet ; il était à craindre qu’une escadre française ne tentât de profiter de son absence de reprendre la ville. Par la même raison, la régence s’occupa tout aussitôt de réduire les autres établissements français dans le midi de la presqu’île. C’étaient Mahé sur la côte du Malabar, et les deux forteresses de Gingee et de Thiagar dans le Carnatique.
Mahé, sur la cote du Malabar, est située à 4 milles anglais de Tellicherry, près de la mer et au bord d’une rivière navigable pour les petits bâtiments. La ville est entourée de collines sur lesquels on a construit trois forts, cinq autres forts et le comptoir de Calicut lui étaient subordonnés. Parties de Tellicherry, les troupes anglaises vinrent prendre position devant la ville le 8 février ; le corps d’expédition, sous les ordres du major Hector Munro, consistait en 900 Européens et 700 Indous. Le gouvernement français s’attendant à cette attaque avait contracté des alliances avec les princes voisins, mais en fut abandonné au moment du danger. Le 13, après quelques pourparlers, les Anglais prirent possession de la ville, à condition que les habitants et les propriétés seraient respectés, et que la petite garnison sortirait avec les honneurs de la guerre. Sur la côte de Coromandel, le capitaine Smith ayant sommé les forts de Gingee, le commandant irlandais, nommé Mac-Gregor, refusa de se rendre ; ses forces consistaient en 150 Européens ou Topasses, 600 Cipayes et un mille d’autres Indous, et cette garnison, toute faible qu’elle fût, suffisait à la défense. Mais le capitaine Smith, à l’aide de surprises, s’empara d’abord de la ville, puis de l’un des trois forts ; deux autres forts restaient en la puissance des Français, il fallut attendre quelque événement favorable. Assiégée par un autre corps d’expédition l’importante forteresse de Thiagar se rendit après 65 jours d’investissement. La garnison fut traitée sur le même pied que celle de Pondichéry : les soldats gardés prisonniers, les officiers envoyés en Europe sur leur parole de ne plus porter les armes dans le cours de la guerre actuelle contre les Anglais. Sur la côte du Malabar, les Anglais, après la prise de Mahé, s’étaient occupés de la réduction des petits forts qui en dépendaient ; ils y réussirent en peu de semaines. Ces nouvelles déterminèrent le commandant de Gingee, à adresser des propositions au capitaine Smith qui continuait à le tenir bloqué. Il demandait les honneurs de la guerre pour la garnison, la liberté pour les officiers de se rendre où bon leur semblerait avec armes et bagages, l’envoi des simples soldats en Europe pour y être échangés à la première occasion. Cet endroit était le plus malsain du Carnatique ; les Français y avaient perdu environ 1,200 hommes dans l’espace de dix ans ; aussi le capitaine Smith accepta-t-il ces conditions sans différer, et avant la nuit les Français évacuèrent la place. Ce fut la fin des hostilités entre la France et l’Angleterre ; le Coromandel subissait le même sort que le Bengale. La France n’avait plus, en effet, ni souveraineté, ni grands établissements au Bengale ; toutes ses possessions s’y réduisaient aux factoreries de Surate et de Calicut, n’ayant qu’une importance commerciale. À compter du siège de Madras en 1746, la guerre avait duré quinze années presque sans interruption avec des chances diverses. Commencée par la prise de Madras, elle se terminait par celle de Pondichéry ; le drapeau français disparut momentanément de l’Inde entière.
Lally arriva à Londres le 23 septembre 1761. En ce moment l’opinion publique commençait déjà à se prononcer contre lui avec beaucoup de violence. Les circonstances lui étaient, en effet, on ne saurait plus contraires. Depuis long-temps une fatalité cruelle s’appesantissait sur la France ; en tous lieux la victoire l’avait abandonné ; en moins de dix ans elle avait perdu ses établissements d’Afrique et une partie de ses colonies d’Amérique et le Canada tout entier ; puis pour couronner tant de malheurs, voila que l’Inde aussi lui échappait. Tout cela produisait un sourd mécontentement qui ne demandait qu’a éclater. D’un autre côté, une multitude de personnes arrivaient journellement de l’Inde, toutes se plaignant de Lally, quelques uns allant jusqu’à l’accuser de trahison. Le ministère, effrayé pour son compte de l’irritation des esprits, prêtant d’ailleurs l’oreille à ces bruits, ne vit peut-être pas sans une secrète satisfaction l’opinion publique s’en prendre au seul Lally de ce nouveau malheur. Quant à ce dernier, en apprenant ce qui se passait, il sollicita et obtint du ministère anglais l’autorisation de se rendre en France sur parole ; il était impatient de se trouver en face de ses accusateurs. À peine arrivé, il leur renvoya insulte pour insulte, menace pour menace. Passant à une démarche plus directe, il accusa dans toutes les formes Bussy, de Leyrit, Moracin et Courtin d’avoir été les auteurs de la perte de la colonie, par suite de la haine qu’ils lui portaient à cause de ses propres efforts pour détruire les abus. Ces messieurs remirent au contrôleur-général un mémoire qui renfermait leur justification et leurs propres griefs contre l’ancien gouverneur-général. Ils demandaient au roi la permission de se défendre publiquement devant un tribunal. 200 personnes à peu près étaient arrivées de l’Inde ; elles parlaient dans le sens des signataires de ce mémoire, à l’exception d’une vingtaine d’entre elles dont les discours étaient plus favorables à Lally.
Sous l’impression de cette clameur publique, le ministre de la guerre signa une lettre de cachet pour Lally. Cependant on tardait à la lui signifier ; mais en l’apprenant, celui-ci se rendit de son propre mouvement à la Bastille ; de là il écrivit au ministre : « J’apporte ici ma tête et mon innocence. » Son emprisonnement durait déjà depuis dix-neuf mois, lorsqu’un incident singulier fit commencer le procès. Un jésuite, le père Lavaur, qui à Pondichéry avait joui d’un grand crédit sur les membres du conseil de la colonie, était chargé de leurs intérêts à Paris. Ennemi de Lally, il devait être un témoin des plus importants dans la procédure qui devait s’engager, mais il mourut au mois de juin 1763. Or, ce jésuite avait composé deux écrits sur les affaires de l’Inde : l’un était une apologie, de la conduite du général ; l’autre un libelle diffamatoire où toutes ses démarches étaient interprétées de la manière la plus odieuse : il s’était, à ce qu’il paraît, proposé de faire usage de l’un ou de l’autre de ces manuscrits suivant les circonstances. Le premier fut supprimé, le second devint la base d’une accusation des crimes de concussion et de haute trahison. Le parlement qui dans ce moment était en lutte contre l’autorité ministérielle, mit de l’empressement à agir contre un agent de cette autorité. Le Châtelet reçut ordre d’instruire. Des lettres-patentes survinrent alors qui déférèrent le procès à la grand’chambre de Paris, transformée en commission par ces mêmes lettres. Ces lettres ordonnaient la grand’chambre d’informer sur tous les délits commis dans l’Inde, tant avant que depuis l’arrivée du comte de Lally. La disposition du public, celle d’une partie des conseillers du parlement, l’immense multitude des ennemis de Lally, rendirent illusoire cette clause introduite en faveur de l’accusé : l’instruction fut dirigée exclusivement contre Lally.
La procédure ne dura pas moins de dix-huit mois. Le nombre des chefs d’accusation s’élevait à 160, celui des témoins à près de 200. Toute expression violente, tout accès d’humeur, devenaient, grâce à l’animosité de ses ennemis, autant de délits positifs dont un grand nombre de témoins déposait. Cependant, loin de plier la tête avant l’orage, Lally sembla prendre plaisir plus d’une fois à braver ses accusateurs et ses juges. Ce fut en vain qu’il réclama sans cesse d’être jugé par un conseil de guerre. Le parlement retint la cause ; les conseillers de la grand’chambre voulurent demeurer juges souverains des opérations militaires les plus compliquées. Au commencement des interrogatoires, Lally, apercevant la sellette, découvrit à la fois sa tête blanchie et sa poitrine, couverte de nombreuses cicatrices, et s’écria : « Voilà donc la récompense de cinquante-cinq ans de services ! » Le 6 mai 1766, l’arrêt fut prononcé. Cet arrêt déchargeait Lally du crime de haute trahison et de concussion, mais le condamnait à être décapité comme convaincu d’avoir trahi les intérêts du roi et de la Compagnie des Indes, d’abus d’autorité, vexations, exactions, etc. On le fit alors sortir de la Bastille, prison d’État, pour le mettre à la Conciergerie, réservée aux criminels ordinaires. Lally, bien qu’il connût les conclusions de l’arrêt, espérait encore ; une demande en grâce avait été adressée au roi par de nombreux amis. Mais cette espérance était vaine ; le vendredi 9 il fut amené à la chapelle de la Conciergerie, où, se trouvaient le greffier du parlement et un confesseur. Le greffier commençait la lecture de l’arrêt d’une voix émue : « Abrégez, dit le comte, passez aux conclusions. » À ces mots : trahi les intérêts du roi, il s’écria d’une voix tonnante : Jamais, jamais ! La lecture finie, il se laissa aller contre les juges et les témoins à toutes les injures que peuvent inspirer la rage, la haine, le désespoir. Il se tut enfin, marcha quelques instants d’un air calme, puis, feignant de s’agenouiller, se plongea dans le sein un compas dont il s’était servi pour dessiner des cartes géographiques ; le coup pénétra de quatre pouces sans être mortel. Ce paroxysme de fureur passé, il prêta l’oreille aux paroles de son confesseur, et, sur les exhortations de cet ecclésiastique, reprit même assez d’empire sur lui pour le prier de dire à ses juges qu’il leur pardonnait. L’ecclésiastique avait été autorisé à promettre à Lally qu’il lui serait permis de se rendre en place de Grève dans son carrosse, aux flambeaux, suivi d’un corbillard, et des voitures de quelques uns de ses amis qui avaient eu le courage de lui faire offrir ce dernier témoignage de dévouement ; ces lugubres honneurs lui furent refusés. Une mauvaise charrette qui par hasard passait devant la prison, fut mise en réquisition pour le conduire au lieu du supplice. En apercevant ce sale tombereau, Lally dit au curé : « J’étais payé pour m’attendre à tout de la part des hommes ; mais vous, monsieur, vous, me tromper !… » L’ecclésiastique répondit de toute la force de sa voix : « Monsieur le comte, dites qu’on nous a trompés tous deux. » C’est dans ce triste équipage que Lally se rendit au lieu du supplice, la tête découverte, un fort mauvais habit sur le corps, un bâillon dans la bouche, qui débordait de trois pouces sur les lèvres, car on craignait l’effet de ses invectives sur le peuple. Il monta d’un pas ferme sur l’échafaud, s’agenouilla de son propre mouvement, et reçut le coup mortel. Il était dans la soixante-sixième année de son âge.
On ne saurait considérer sans quelque émotion cette sanglante catastrophe Les fautes de Lally furent sans doute nombreuses : le rappel de Bussy de la cour du subahdar entraîna la perte des circars du Nord ; le siège de Madras fut entrepris sans discernement, conduit de la même manière ; la division de ses troupes en deux corps d’armée en face d’un ennemi déjà supérieur en nombre, contraire à toutes les règles de la guerre, permit aux Anglais de s’étendre au sud du Paliar et de s’emparer de Wandeswah et de Carangoly ; sa tentative imprudente sur Wandeswvah lui fit perdre la bataille de ce nom, qui amena les Anglais sous les murs de Pondichéry ; enfin les emportements, la violence de son caractère, aggravèrent sans cesse une situation déjà tellement critique en aliénant de lui les esprits de ses subordonnés ; il se trouva ainsi privé d’une partie des ressources que lui aurait valu un concours plus empressé. Il se créa comme à plaisir, à côté, autour de lui, dans l’armée, dans l’administration, parmi les habitants de Pondichéry, des ennemis bien plus redoutables que ceux qu’il était envoyé pour combattre ; et de la sorte fut consommée par ses mains la perte de l’Inde. Mais il faut dire aussi qu’il suppléa à ces inconvénients de son caractère, autant du moins que la chose fut possible, par une bravoure brillante ; une ardeur indomptable, un dévouement absolu aux intérêts du roi et de la patrie. Il inspirait aux Anglais, même au milieu de ses désastres accumulés, une sorte d’admiration mêlée de crainte dont les paroles du colonel Coote déjà citées sont un noble témoignage. Si le principe qu’une série de délits partiels peut équivaloir à un crime capital était admis, il y aurait peu d’hommes ayant exercé une grande autorité qui pussent se flatter d’être innocents. Si le malheur seul fait le crime, indépendamment de l’intention, tout général vaincu devrait porter sa tête sur l’échafaud. Il n’y a donc pas à s’étonner que l’opinion publique ait bientôt réformé l’arrêt du parlement. Lorsque Voltaire dit que l’exécution de Lally fut un assassinat commis avec le glaive de la justice, il ne fut que l’organe de l’opinion générale. Un autre mot cruel dans sa forme, mais contenant un grand fond de vérité, fut encore dit à ce sujet : « Tout le monde, dit d’Alembert, a droit de tuer Lally, excepté le bourreau. » C’est qu’il était impossible d’être moins propre que Lally au rôle qu’il était appelé à jouer. Il portait un caractère impétueux, violent, irritable à l’excès, là où tout était affaire de ménagement et de temporisation. Il était dominé par une seule idée, tandis que les intérêts auxquels il était mêlé étaient éminemment variables et compliqués ; il ne voulait se conduire que par ce qu’il avait vu ou fait ailleurs, en Allemagne, en Espagne, dans les Pays-Bas, la où tout était différent, circonstances, hommes et choses. Il méprisait et opprimait les Indous là où il fallait avant tout les capter, les séduire, les entraîner. Habile et expérimenté dans la guerre méthodique de l’Europe, il apportait la roideur systématique d’un général allemand là où il fallait l’heureux et souple génie d’un Clive ou d’un Bussy. Excellent lieutenant du maréchal de Saxe, peut-être aurait-il eu lui-même du succès à la tête d’une armée en Europe ; il aurait pu mener des bourgmestres, des curés, des fournisseurs ; nul homme n’était moins propre à se mettre au fait de la politique orientale, à traiter avec des nabobs, des subahdards. Déjà vieux quand il arriva dans l’Inde, il apportait des opinions arrêtées, des idées fixées sur toutes choses, dans un monde qui ne ressemblait en rien au monde d’où il venait, où s’étaient formées et développées ses opinions. Dans une position aussi fausse, en raison de ce contraste complet entre ses facultés et sa situation, il arriva que tout tourna contre lui, ses bonnes qualités aussi bien que ses mauvaises, ses vertus autant que ses vices. La destinée s’était permis une ironie sanglante en l’appelant sur un théâtre pour lequel il était si peu fait. Un loyal gentilhomme, un hardi soldat, un habile officier monta sur l’échafaud, flétri de la triple accusation d’ignorance, de lâcheté, de trahison. Si l’histoire peut expliquer cette terrible catastrophe, l’historien ne saurait la raconter sans un profond attendrissement.
- ↑ Orme