Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre V

Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 2p. 1-137).

LIVRE V.

SOMMAIRE.


Description géographique du Bengale. — Sa fertilité. — Son commerce. — Caractère de ses habitants. — Situation politique. — Aliverdi-Khan, subahdar de Bengale, Babar et Orissa. — Fréquentes irruptions des Mahrattes. — Aliverdi marie ses trois filles à ses trois neveux. — Suraja-Dowlah succède à Aliverdi. — La mésintelligence se met entre le nabob et les Anglais. — La guerre éclate entre le nabob et les Anglais. — Siège et prise de Calcutta. — Le trou noir. — La nouvelle de la prise de Calcutta se répand à Madras. — Une expéditton part de Madras dans le but de recouvrer Calcutta. — Elle est commandée par Clive. — Calcutta recouvré. — Traité de paix entre les Anglais et le nabob. — Mécontentement dans l’armée de Suraja-Dowlah. — Meer-Jaffier. — Omischund, principal agent des Anglais. — Yar-Khan-Latty, créature des Seats, riches banquiers. — Il sollicite l’appui des Anglais pour se faire proclamer nabob. — Meer-Jaffier fait la même démarche. — Clive décide le conseil à se prononcer pour Meer-Jaffier. — Traité passé entre Meer-Jaffier et le conseil. — Les Anglais demandent d’énormes sommes pour prix de leur concours. — Bussy dans le Deccan. — Le nabob se flatte de le voir arriver à son secours. — Omischund intermédiaire entre les Anglais et le nabob. — Deux traités, l’un réel, l’autre fictif, destiné à tromper Omischund. — Les Anglais se mettent en campagne. — Essai de réconciliation entre le nabob et Meer-Jaffier. — Les Anglais et le nabob en présence à Plassey. — Conseil de guerre tenu par Clive. — Il opine pour l’inaction. — La bataille est résolue. — Bataille de Plassy. — Fuite de Suraja-Dowlah. — Meer-Jaffier proclamé nabob. — Mort d’Omischund. — Capture et mort de Suraja-Dowlah. — Dispositions équivoques de Ramnarain qui accueille les Français. — Expédition de Coote contre ces derniers. — Paix conclue avec Ramnarain. — Affaires du Carnatique. — Madura, Tinivelly. — Les Français mettent le siège devant Tritchinopoly. — Attaque de différentes forteresses par les Anglais et les Français. — Bussy à la cour du subahdar. — Un moment disgracié, il rentre en faveur. — Les Polygards. — Rangaroo, polygard de Bobilé. — Bussy s’empare des établissements anglais dans les circars du nord. — Intrigue à la cour du subahdar. — Expédition française dans l’Inde. — Lally-Tollendal. — Débarquement de l’expédition française. — Lally commence le siège de Saint-David. — Engagement des deux flottes. — Mesures violentes et impopulaires de Lally. — Prise de Saint-David, Devi-Cotah, etc. — Expédition de Tanjore. — Cette expédition échoue. — Bussy y rétablit le subahdar dans l’exercice de son autorité. — Il est rappelé. — Lally s’empare d’Arcot.
(1754 — 1758.)


Séparateur


Le Bengale est la plus orientale des provinces qui composent l’empire du grand Mogol. Il est situé entre le 21e et le 26e degré de latitude septentrionale et s’étend du 86e au 97e degré de longitude, à compter du méridien de Londres. Le Gange, qui l’arrose au sortir des montagnes situées aux frontières de l’Indostan, court pendant un espace de 300 milles au sud-est, et reçoit la Jumma à Allahabad ; de là continue de couler l’espaee de 300 milles encore à peu près dans la même direction, reçoit sept autres rivières plus ou moins considérables, et entre enfin dans le Bengale, où il baigne le pied d’une montagne appelée Tacriagully, sous le 22e degré de latitude. À 100 milles de ce point, le fleuve se divise ; un de ses bras, qu’on appelle Cossimbuzar, se dirige au sud ; un autre, qui ne s’en détache qu’à 50 milles plus loin, vient rejoindre le premier, près de la ville de Nuddeah. Tous deux, une fois réunis, prennent parfois le nom de petit Gange, plus souvent celui de Hoogley, et vont se jeter dans la mer près de l’île de Dagor. Le fleuve lui-même, nommé souvent le grand Gange, après sa séparation du Cossimbuzar, se grossit d’un grand nombre de rivières, puis se réunit sous le 22e degré au Barampurtrah, fleuve encore plus considérable sorti à l’est des hautes montagnes dont le Gange lui-même est sorti à l’ouest. À la jonction de ces dix grands fleuves, il existe comme une sorte de tempête perpétuelle ; ils forment plusieurs îles, et vont se jeter dans la mer à 35 milles plus bas par plusieurs larges canaux.

Le Bengale, qui à l’ouest confine à la province de Bahar, s’étend à l’est jusqu’au pied de la montagne du Thibet, jusqu’à Rangamatty, appartenant au roi d’Assam. La province de Chittagong, détachée du royaume d’Aracan, est située sur la côte qui forme la frontière orientale du golfe du Bengale. La côte qui va des embouchures du Hoogley a celle du grand Gange, est un rivage désert, sablonneux, aride, inaccessible aux navires. À quelques lieues au-delà dans l’intérieur des terres, un grand nombre de rivières forment des îles incultes, désertes, abandonnées aux animaux féroces, leurs seuls habitants. L’espace tout entier compris dans le triangle formé à l’ouest par la Cossimbuzar et le Hoogley, à l’est par le grand Gange, et dont la base s’appuie à la mer au midi ; cet espace, disons-nous, rappelle fidèlement les déserts et les sables de l’Afrique et de l’Arabie ; il ne s’y trouve ni pierre, ni rochers, et au-dessous du sable existe une terre d’une extrême fertilité contenant une grande quantité de coquillages et de débris de plantes marines, d’où l’on peut inférer que le terrain a été autrefois couvert par la mer. Une grande partie, de cette plaine immense n’est arrosée ni par le Gange, ni par les bras du Gange ; elle n’en est pas moins féconde, car il s’y trouve un grand nombre d’autres ruisseaux qui coulent des montagnes. De plus, depuis le mois de mai jusqu’en août, à l’époque où le soleil est à son zénith, d’abondantes pluies ne manquent jamais de tomber chaque jour.

Grâce à cette richesse du sol, les indigènes pourvoient à leurs besoins avec moins de travail que partout ailleurs dans le reste du monde. Le riz, base de leur nourriture, croît en telle quantité dans les parties inférieures de la province, qu’il se vend parfois moins d’un liard la livre ; d’autres grains, et surtout les légumes et les fruits, n’y viennent pas moins heureusement ; il en est de même des épices ; le sucre, bien qu’il réclame quelques soins, croît également partout ; le bétail est généralement d’une petite espèce et donne peu de lait, défaut d’ailleurs bien compensé par sa grande abondance. Les rivières et les étangs fourmillent de poissons, et les îles voisines de la mer fournissent dix fois plus de sel qu’il n’est nécessaire à la consommation de la province. L’agriculture, enlevant peu de bras, en raison de l’extrême richesse du sol, un grand nombre d’indigènes peut se livrer à l’industrie : il en résulte que la soie et le coton sont employés dans le Bengale en quantité trois fois plus considérable que dans toute autre province de l’empire de même étendue et de population égale ; que les étoffes qu’il produit reviennent à beaucoup meilleur marché que partout ailleurs. De ces étoffes, la plus grande partie est enlevée par les Européens ; le reste est envoyé par terre ou par mer dans les autres parties de l’empire. Il en est de même du riz, du sucre, du bétel, du gingembre, du poivre, etc. Les métaux sont le seul objet qui puisse forcer le Bengale à recourir aux autres ; mais l’Europe, qui a pris promptement goût aux riches tissus de l’Inde, ne l’en laisse pas manquer, et le Bengale est approvisionné d’armes ou d’instruments, d’outils de fer bien supérieurs à ceux qu’il pourrait fabriquer lui-même. Mais à cette extrême abondance en toutes choses se mêlent les fâcheuses influences d’un climat humide et brûlant, qui engendre de nombreux inconvénients. Les habitants du Bengale, au milieu des populations déjà si efféminées de l’Inde, se font encore remarquer par la faiblesse de leur constitution et l’absence de toute énergie. La force physique, le courage moral, sont pour eux autant de choses inconnues ; tout perfectionnement de procédés industriels, tout accroissement de commerce répugne à leur paresseuse indolence. Les membres de la classe supérieure qui ne s’occupent pas de la fabrication des étoffes s’appliquent au commerce, où ils se font remarquer par leur patience et leur dextérité, qualités aussi communes chez eux qu’une crainte exagérée de tout danger, qu’une aversion profonde pour toute fatigue physique.

Dans les dernières années du règne d’Aureng-Zeb, les provinces du Bengale, Bahar, Allahabad et Orissa avaient été gouvernées par son petit-fils Azim-al-Shah, second fils de shah Alaum qui le remplaça sur le trône. Alim-al-Shah nomma pour son député ou nabob de Bengale et Orissa, un homme d’origine tartare, Jaffier-Khan, qui s’était élevé pendant les guerres d’Aureng-Zeb, et avait long-temps administré les finances du Bengale. À la mort du shah Alaum, et pendant les désordres qui suivirent, Jaffier conserve son gouvernement. Bientôt il devint assez puissant pour qu’il eût été difficile à l’empereur de l’en éloigner. Avant son élévation, Jaffier avait marié sa fille à Sujah-Khan. de même origine que lui, qu’il s’empressa de nommer au gouvernement d’Orissa, dès qu’il fut devenu subahdar de cette province, ainsi que du Bengale. Toutefois dans les dernières années de la vie de Jaffier, la benne intelligence avait cessé de régner entre, le beau-père et le gendre ; aussi fut-ce le fils de ce dernier, Suffraze-Khan, qui fut désigné par le subahdar pour devenir son successeur. Sujah-Khan se révolta contre une telle disposition, se procura des lettres-patentes à Delhi qui l’instituaient successeur de Jaffier, s’empara de sa capitale, et s’occupa de grossir son armée. En 1799, la province de Bahar fut ajoutée à sa domination ; il en donna le gouvernement à son cousin, Aliverdi-Khan ; Sujah-Khan mourut pendant la terrible invasion de Nadir-Shah, ayant pour successeur Suffraze-Khan. La discorde se mit bientôt entre Aliverdi et Suffraze-Khan. Le premier, prévenant son rival, obtient de la cour de Delhi un firman qui le nomme gouverneur du Bengale. À la tête de son armée, il marche contre Suffraze-Khan ; un combat s’ensuit où le dernier est tué, et tout le pays se soumet sans résistance. À son retour, Aliverdi licencie une grande partie de son armée, car tout présageait un avenir de paix ; mais il apprend tout-à-coup que les Mahrattes, déjà maîtres d’une partie de la province de Bérar, où leur chef, Ragogee-Bhousla, avait même fondé une sorte de souveraineté, ne sont plus qu’à huit jours de marche de Moorshedabad, sa capitale. Une chaîne de montagnes était le seul obstacle qui séparât leur domination de celle d’Aliverdi ; or ils avaient traversé les défilés de cette montagne, impatients de réunir à ces acquisitions récentes les plus riches provinces de l’Indostan. Dans ce moment critique, Aliverdi n’hésite pas, il marche contre les Mahrattes avec le petit nombre de troupes qu’il peut rassembler ; malheureusement une partie de celles-ci où des germes de mécontentement existaient depuis long-temps, ne le seconde pas. À peine peut-il éviter une défaite complète ; entouré d’un petit nombre de soldats fidèles, il se voit entouré d’une nombreuse armée ; à force de courage et de résolution, il parvient pourtant à se faire jour à travers l’ennemi, et il arrive au secours de sa capitale dont les Mahrattes commençaient à piller les faubourgs.

Les Mahrattes ne retournèrent pas chez eux, suivant leur usage habituel, pendant la saison des pluies ; ils employèrent au contraire le temps à toucher les revenus de presque tout le territoire au midi du Gange. Aliverdi fit les plus grands efforts pour rassembler une armée ; se mettant en campagne dès la fin des pluies, il les surprit dans leur camp, les dispersa, les poursuivit vivement jusqu’à ce qu’ils fussent hors de ses États. L’année suivante, deux nouvelles armées, l’une commandée par Ragogee-Bhousla, l’autre appartenant au gouvernement de Sattarah, entrèrent en campagne. Aliverdi n’obtint leur retraite qu’au moyen d’un grand sacrifice d’argent. Peu de temps après, Ragogee entre de nouveau dans la province d’Orissa, d’où il marche vers le Bengale. Attiré sous prétexte d’une conférence dans la tente d’Aliverdi, il y fut assassiné. Peu après une autre invasion des Mahrattes fut encouragée par la révolte de l’un des principaux officiers d’Aliverdi ; le rebelle ayant été tué dans un combat, ceux-ci se dispersèrent ; mais, revenus presque immédiatement, sous la conduite de Janogee, fils de Ragogee-Bhousla, ils s’emparèrent de la presque totalité de la province d’Orissa ; l’attention d’Aliverdi était tournée d’un autre côté.

Des mécontentements ne cessaient d’éclater parmi les soldats, la plupart étrangers : dans un de ces mouvements séditieux, le plus jeune de ses neveux, Zaindee-Hamet, nommé récemment nabob de Bahar, fut assassiné par deux chefs afghans. Les meurtriers appelèrent aussitôt à leur secours un corps d’armée mahratte ; ils recrutèrent des partisans dans les rangs de l’armée d’Ahmet-Shah-Ab-Dallah, qui occupait alors les provinces supérieures de l’Indostan, et se mirent en mesure de lutter contre le subahdar, qui ne se trouva jamais dans une situation plus critique. Il n’avait à sa disposition que des forces tout-à-fait inférieures à celles de l’ennemi. Il n’hésite pas cependant à attaquer les révoltés. La fortune favorisant son audace, il remporta une victoire d’autant plus décisive, que les deux chefs rebelles furent tués dans le combat. Les Mahrattes battirent en retraite jusqu’à Midnapore, où ils s’arrêtèrent, poursuivis jusque dans la province d’Orissa par Aliverdi, qui en fit un grand carnage ; mais ce dernier se trouvant bientôt contraint de se retirer, de laisser sans défense cette province, ils ne tardèrent pas à en reprendre possession. Les années suivantes Aliverdi ne cessa pas d’avoir à combattre contre ces terribles ennemis ; les invasions des Mahrattes, une fois la voie frayée, se succédaient comme les flots de la mer sur le rivage. Dans la dernière année de son règne, il essaya vainement de les prévenir au moyen d’un tribut volontaire.

Aliverdi-Khan n’avait jamais eu d’enfant mâle, mais seulement trois filles ; il les fit épouser à trois fils de son frère Hodgee, Nowagis-Mahomet, Zaindee-Hamet et Sid-Hamet. De ces gendres d’Aliverdi, Nowagis n’eut jamais d’enfans ; Sid-Hamet avait un fils, et il en restait deux de Zaindee-Hamet dont nous venons de raconter la fin tragique. L’aîné de ces enfants, Mirza-Mahmoud, fut adopté par Aliverdi ; le second, Moorad-Dowjah par Nowagis. Aliverdi avait désigné pour son successeur Zaindee-Hamed, dont les grandes qualités avaient justifié aux yeux de tous cette préférence. Après la mort de celui-ci, aucune raison n’existait plus pour exclure une seconde fois Nowagis du trône, mais au lieu de choisir cette fois son successeur parmi ses neveux, Aliverdi désigna pour lui succéder l’aîné des enfants de Zaindee-Hamet. Ce jeune prince montrait dès l’âge de dix-sept ans des dispositions à tous les vices ; il était violent, irascible, se comptait pour tout, le reste du monde pour rien. Dès la première jeunesse il avait donné des indices d’une cruauté précoce, ne connaissant pas de plus grand plaisir que de faire souffrir mille tourments à des oiseaux ou à d’autres animaux ; accessible à la flatterie, il ne l’était à aucun sentiment généreux. La moindre contrariété le jetait dans des paroxysmes de fureur. Il se livrait aux plus grands excès, et surtout à un goût très vif pour les liqueurs fortes. Doué d’un grand empire sur lui-même, il savait pourtant se montrer sous des dehors favorables aux yeux d’Aliverdi. D’ailleurs le grand attachement de celui-ci pour Zaindee-Hamet s’était reporté sur ce jeune homme et contribuait à l’abuser. Il le désigna en conséquence pour son successeur dès l’année 1733, l’associant depuis ce moment à tous les actes du gouvernement. Mirza-Mahmoud prit dès lors le nom de Chirajee al-Dowlah, c’est-à-dire dans la langue du pays lampe des richesses, nom dont les Européens en firent Suraja-Dowlah, nom sous lequel il devint tristement célèbre dans l’histoire du Bengale.

Les deux neveux d’Aliverdi-Khan, Nowagis et Sidi-Hamet, respectèrent en apparence le choix de leur oncle ; cependant on les vit bientôt dans leurs gouvernements respectifs grossir leur armée, amasser de l’argent, se préparer aux événements. Aliverdi ne put douter qu’ils ne se préparassent à disputer le trône que sa mort laisserait vacant. Suraja-Dowlah, dans le but d’éloigner le danger, résolut de se défaire d’un certain Hussein-Kooley-Khan qui gouvernait l’esprit de Nowagis. Ce Hussein était depuis plusieurs années gouverneur de Dacca, un neveu qui lui était tout dévoué en était sous-gouverneur, et l’on craignait que Nowagis ne s’y réfugiât pour lever l’étendard de la révolte. Hussein-Kooley-Khan en était alors absent. Des assassins envoyés par lui trouvèrent le moyen de se glisser à Dacca dans le palais de ce dernier ; ils le tuèrent pendant la nuit. Nowagis était en ce moment à Muxadavad. Il prend aussitôt les armes pour tirer vengeance de ce meurtre et pour conjurer son propre danger. Aliverdi cependant prétextant que ni lui-même, ni Suraja-Dowlah ne sont les auteurs de ce meurtre, parvient à apaiser Nowagis. La bonne intelligence semble se rétablir entre eux ; mais peu après Hussein est lui-même assassiné en plein jour dans les rues de Muxadavad. Leurs craintes communes unissent dès lors Nowagis et Sid-Hamet, qui jusqu’alors avaient agi séparément ; sans oser se mettre en rébellion ouverte contre Aliverdi, ils augmentent leurs forces, et prennent leurs mesures pour se défendre ou pour attaquer, selon les événements. Mais ils meurent tout-à-coup, à peu d’intervalle l’un de l’autre, d’une fièvre maligne qui alors désolait le Bengale. Leur mort ne délivra point pourtant Suraja-Dowlah de tout compétiteur au trône. La veuve de Nowagis, fille d’Aliverdi, s’en trouvait exclue par son sexe ; le fils cadet de Zaindee-Hamet, adopté par Nowagis, alors déjà mort, avait laissé un fils âgé de deux ans ; elle résolut de soutenir les droits ou plutôt les prétentions de cet enfant, en opposition à ceux de Suraja-Dowlah. Le fils de Sidi-Hamet, gouverneur de Purneah, entra dans ce dessein ; tous deux étaient encouragés par la haine générale ressentie contre Suraja-Dowlah dans tous les rangs du peuple.

Un Indou nommé Rajah-Bullub, devenu ministre ou dewan de Nowagis, qui avait toute confiance en lui, obtint la même influence sur l’esprit de la veuve de ce dernier ; peut-être même lui inspira-t-il quelque sentiment plus tendre. Ayant amassé de grandes richesses, il voulut les soustraire aux chances périlleuses des guerres qui se préparaient ; il les fit cacher secrètement dans quelques bateaux, puis, sous prétexte d’un pèlerinage à la pagode de Jagernaut, située sur la côte d’Orissa, Kissendass, son fils, s’embarqua sur ces bateaux, passa différentes rivières, et arriva à Cossimbuzar. Rajah-Bullub avait demandé, par l’intermédiäire du chef du comptoir de Cossimbuzar, à la présidence la permission de s’arrêter quelques jours à Calcutta. En ce moment la veuve de Nowagis se trouvait elle-même campée dans les environs de cette ville à la tête de 10,000 hommes, paraissant en mesure de contrebalancer le pouvoir de Suraja-Dowlah. Cependant la permission de séjourner dans la ville n’était pas encore expédiée à Kissendass, qu’on aperçut déjà sa petite flotte. Le président de la régence, Drake, reçut Kissendass et sa famille, agissant en cela d’après l’avis du premier facteur de Cossimbuzar, qu’il devait supposer parfaitement au courant de l’état des affaires. Kissendass reçut l’hospitalité chez Omichund., riche marchand indou, fixé depuis longues années à Calcutta, dont il passait pour l’habitant le plus riche. L’habitation d’Omichund était immense, somptueuse ; de nombreux domestiques, et de plus une troupe de gens armés à sa solde, lui donnait l’air d’un prince plus que d’un commerçant. Son commerce s’étendait dans toutes les parties du Bengale ; il avait su se créer par sa libéralité un parti puissant à la cour de Muxadavad, aussi la régence avait elle fréquemment recours à sa médiation auprès du nabob. Il accueillit avec empressement le fils de Rajah-Bullub, avec lequel il était depuis longtemps en relation d’affaires.

La réception de Kissendass à Calcutta devint bientôt la nouvelle de Muxadavad ; le bruit s’y répand que les Anglais se mettent en mesure de soutenir les prétentions de la veuve de Nowagis. Surajah-Dowlah s’en montre persuadé ; Aliverdi interroge à ce sujet un chirurgien anglais, Forth, aux soins duquel il s’était remis. Forth nie fortement l’authenticité de cette nouvelle ; il prétend qu’elle est une invention des ennemis des Anglais ayant pour but de les priver des bonnes grâces d’Aliverdi. Aliverdi n’en presse pas moins Forth de questions ; il l’interroge sur le nombre de soldats qui se trouvent à Cossimbuzar ; sur les forces des Français et des Hollandais ; sur les mouvements de la flotte anglaise, les renforts qu’elle a reçus, etc., etc. La guerre entre la France et l’Angleterre fournit à Forth des réponses plausibles à toutes ces questions sans qu’il ait besoin de s’écarter de la vérité. Aliverdi demeure convaincu que cette guerre est la seule cause de l’arrivée de la flotte anglaise dans l’Inde et de ses différents mouvements ; il se persuade que les Anglais ne voudraient pas, au commencement même de cette guerre, se mettre de nouveaux embarras sur les bras en se brouillant avec le Bengale. Suraja-Dowlah n’en persiste pas moins dans son opinion. Peu de jours après cet entretien, le nabob apprit la nouvelle de la prise de Gheria par les Anglais ; le bruit se répand de nouveau à Muxadavad que les Anglais, cette expédition achevée, se dirigent sur le Bengale avec 16 vaisseaux de guerre. À Calcutta, au contraire, on affirme que Suraja-Dowlah est résolu de détruire Calcutta, d’en raser les fortifications, de chasser les Anglais de ses États. Au milieu de ces bruits contradictoires, de l’irritation et de l’inquiétude qu’ils produisaient, Aliverdi-Khan mourut. Suraja-Dowlah aussitôt déclaré son successeur, se met immédiatement en mesure d’attaquer la veuve de Nowagis ; il écrit à la régence de Calcutta pour la sommer de lui livrer Kissendass et ses trésors. Un frère de Ramram-Sing, chef des espions, chargé de cette lettre, arrive dans une barque sous le vêtement d’un homme du peuple, et se rend à la maison d’Omichund. Omichund le présente à Holwell, membre du conseil, chargé de la police de la ville. On délibère le lendemain sur les mesures à prendre ; le plus grand nombre s’imagine que ces messages sont de l’invention d’Omichund, dans le but de se faire valoir. Les nouvelles, arrivées de Cossimbuzar représentent comme très douteuse l’ascension au trône de Suraja-Dowlah. Les membres de la présidence en firent la conclusion que, dans un semblable moment, Suraja-Dowlah ne saurait s’occuper d’autres choses que de recueillir la succession d’Aliverdi. On se persuade de plus en plus que le messager n’est qu’un imposteur ; il reçoit l’ordre de sortir sur-le-champ de la ville, et comme il hésite et tarde à partir, quelques soldats le reconduisent jusqu’au rivage au milieu des insultes et des risées de la populace.

La veuve d’Aliverdi se rendit médiatrice entre sa fille et Suraja-Dowlah. La négociation était à peine terminée que Suraja-Dowlah la dépouille de ses palais, de ses pierreries, de son argent, et la prive même d’un neveu encore enfant qu’elle aimait tendrement. Il la fait emprisonner étroitement. Il marche ensuite à la tête de 50,000 hommes contre le fils de Sidi-Hamet alors à Purneah. Occupé de ces affaires, Suraja-Dowlah avait dissimulé son ressentiment du traitement éprouvé à Calcutta par son envoyé ; il ne l’avait pas oublié. À cette époque, en raison de la guerre avec la France, à laquelle on s’attendait d’un moment à l’autre, les Anglais s’occupaient activement à réparer les fortifications de Calcutta. Le nabob, le jour même où il se mettait en marche sur Purneah, écrivit à Cossimbuzar ; dans cette lettre, il se plaignait que les Anglais eussent récemment élevé des murailles, creusé des fossés autour de la ville. Il réclamait impérieusement la destruction immédiate de tout nouvel ouvrage de fortifications. Le nouveau gouverneur, Drake, répondit que « le nabob avait été mal informé par ceux qui lui avaient parlé d’une muraille élevée autour de la ville ; qu’aucun fossé n’avait été creusé depuis l’invasion des Mahrattes ; que dans la dernière guerre entre la France et l’Angleterre, les Français s’étaient emparés de Madras, malgré la neutralité sur laquelle ceux-ci avaient cru pouvoir compter dans les États du grand Mogol ; qu’une nouvelle guerre avec la France allant éclater, si elle ne l’était déjà, les Anglais avaient lieu de craindre que les Français n’en agissent encore une fois de la même façon en venant les attaquer au Bengale ; qu’en conséquence, il était nécessaire qu’ils se missent en défense et qu’ils réparassent leurs retranchements sur le bord du fleuve. »

Cette réponse, toute juste et modérée qu’elle fut en elle-même, n’était pas de nature a satisfaire Suraja-Dowlah ; elle lui faisait craindre de voir le Bengale devenir le théâtre de la guerre entre les Anglais et les Français ; aussi s’en irrita-t-il à un point qui étonna ceux de ses favoris le plus habitués à ses accès de colère. Sur-le-champ il abandonna la route de Purneah, fit rétrograder ses troupes sur Muxadavad, et envoya un détachement de 3,000 hommes bloquer le port de Cossimbuzar ; lui-même les suivit presque immédiatement à la tête de toute son armée. Le fort, dépourvu de fossés, de palissades ; commandé de toutes parts, dépourvu de canons de gros calibre, pour toute garnison n’ayant que 22 Européens et 20 Topasses, était incapable de résistance. Le nabob à son arrivée envoya au premier facteur l’ordre de se rendre en sa présence. À peine y fut-il, que Suraja-Dowlah, l’accablant d’injures et de menaces ; le somma de livrer le fort. Sur le refus de celui-ci de prendre cette mesure sur sa responsabilité, il le renvoya se consulter avec les principaux officiers de la garnison. Un conseil de guerre assemblé aussitôt déclara que la place n’était pas en état de résister, elle fut livrée aux troupes de Suraja-Dowlah. Les magasins furent pillés, les soldats conduits dans les prisons de Muxadabad, la canons et les munitions transportés dans le camp du nabob, qui se prépara sur-le-champ à marcher sur Calcutta.

La consternation la plus extrême remplissait alors cette ville ; le conseil écrivit lettres sur lettres au nabob pour lui offrir de se soumettre à toutes les conditions qu’il pourrait exiger, de démolir à l’instant même toutes leurs fortifications, s’il continuait à l’exiger. Coja-Warend, le plus riche négociant de la province, consentit à servir auprès du nabob d’intermédiaire aux Anglais ; il osa parler en leur faveur. Le nabob répondit « qu’il était résolu à ne plus souffrir les Anglais dans le Bengale, à moins que ce ne fût sur le même pied où ils étaient sous le gouvernement de Jaffier. » — La position des Anglais devenait donc très embarrassante. La réparation des fortifications était le vrai motif de la colère du nabob ; ils n’osaient y travailler, et cependant le moment approchait où elles ne pouvaient manquer de leur devenir nécessaires. La mousson qui régnait alors les empêchait de demander par mer des secours aux présidences de Madras et de Bombay, et les courriers ne pouvaient arriver par terre en moins de trente jours à l’une ou l’autre de ces deux villes. Les Anglais s’adressèrent alors au gouvernement français de Chandernagor, au gouvernement hollandais de Chincura ; ils les invitaient à faire cause commune, à les aider à repousser ensemble un danger auquel eux-mêmes seraient exposés dès le lendemain, en un mot à conclure avec eux une alliance offensive et défensive contre le nabob. Les Hollandais répondirent par un refus positif ; les Français, en les invitant ironiquement à se réfugier à Chandernagor, où ils sauraient les protéger.

Les Anglais n’eurent plus à compter que sur leur courage et leurs propres ressources, bien inférieurs aux périls qui les menaçaient. La garnison régulière consistait en 264 hommes, la milice formée à la hâte en 230, en tout 514 hommes dont 174 Européens ; les autres, Topasses, Arméniens et chrétiens d’origine portugaise. Un corps de 1,500 Indous fut formé et armé à la hâte. On rassembla des vivres, on travailla avec ardeur aux fortifications. Le 13 juin, une lettre, adressée à Omichund par le chef des espions de Suraja-Dowlah, fut interceptée. Elle contenait le conseil de s’éloigner sur-le-champ avec les effets les plus précieux. Cette lettre confirmait les soupçons du conseil sur Omichund ; il fut arrêté. On l’enferma étroitement dans le fort, tandis qu’une garde de 20 hommes occupait sa maison, pour empêcher qu’il n’en fût rien enlevé. Harazimul, le beau-frère d’Omichund, chargé de ses affaires, se cacha dans l’appartement des femmes ; il y fut découvert le lendemain. Les soldats anglais voulurent s’en emparer, mais ils trouvèrent une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas. Les Péons (domestiques militaires) d’Omichund formaient un corps de 300 hommes, commandés par un chef de la caste des chactryas ; ils défendirent courageusement l’appartement des femmes. Se voyant au moment de succomber sous des renforts arrivés aux Anglais, le chactryas met le feu à la maison, se précipite dans l’appartement des femmes ; il en tue 13 de sa propre main pour leur épargner la honte de paraître aux yeux des hommes, puis se passe son épée au travers du corps sans se faire pourtant une blessure mortelle. Un grand désordre suit le combat ; la ville est un moment toute en confusion, toutefois les Européens réussissent à s’emparer de Hazarimul, cause de tout ce désordre. Ils s’assurent aussi de la personne de Kissendass, dont ils espèrent se faire plus tard un moyen d’entrer en arrangement avec Suraja-Dowlah.

Le nabob, pendant ce temps, continue d’avancer vers Calcutta avec une extrême précipitation ; plusieurs de ses soldats meurent de fatigue, d’autres expirent frappés par des coups de soleil dont les rayons à cette saison de l’année descendent perpendiculairement du ciel. Rien ne l’arrête ni ne le retarde. L’imagination préoccupée des immenses richesses dont les indigènes se plaisaient à remplir Calcutta, il ne se sentait pas d’impatience de les posséder, de les toucher de sa propre main. Après sept jours de marche il arrive au Hoogley, et passe ce fleuve. Déjà il avait invité les Français et les Hollandais à se joindre à lui pour l’aider à prendre Calcutta ; se trouvant dans leur voisinage, il renouvelle cette sommation, mais sans succès : ceux-ci allèguent les traités qui les unissaient aux Anglais. Enfin le 16 juin, Suraja-Dowlah se montre à la vue de Calcutta, où il était attendu dans une extrême anxiété. Les soldats prennent les armes, et se rendent à leur poste ; les femmes des Européens, les Portugais de la colonie, appelés aussi chrétiens noirs, se réfugient en toute hâte dans le fort, ou l’on eut l’imprudence de les entasser au nombre de 2,000. À midi, l’avant-garde du nabob fit une tentative pour passer le fossé creusé après l’invasion des Mahrattes. À cet endroit se trouvait une redoute destinée à protéger le fleuve, défendue par 50 hommes et 2 pièces de canon. Les troupes du nabob la canonnèrent sans interruption depuis le milieu du jour jusqu’au commencement de la nuit ; alors le feu cessa ; c’est l’usage invariable des Indous de se livrer au sommeil pendant la nuit, fût-ce dans les moments les plus critiques de leurs guerres, Le commandant de la redoute, homme de tête et d’expérience, profite de cette incurie pour faire une sortie ; il surprend l’ennemi, encloue ses canons, lui tue beaucoup de monde, et regagne le fort sans avoir perdu un seul homme. Le chef des Péons d’Omichund, échappé à sa terrible blessure, avait trouvé le moyen de se faire transporter auprès de Suraja-Dowlah ; il lui donna les renseignements nécessaires à sa marche. Par ses conseils, ce dernier, renonçant à attaquer par le nord, comme d’abord il en avait eu le projet, pénètre à l’est de la ville indienne par des chemins qu’on avait négligé de garder. Parvenu là, il fait pour le lendemain les préparatifs d’une attaque générale sur tous les postes avancés des Anglais.

Le fort William, près de Calcutta, était situé aux bords du fleuve, au centre même du territoire de la Compagnie. Ce fort, du côté de l’est et de l’ouest, se développait sur une étendue de 210 verges (mètres) ; du côté du sud de 130, de celui du nord de 100 ; à ses quatre angles se trouvaient quatre bastions garnis chacun de 10 pièces de canon ; ses courtines n’avaient que quatre pieds d’épaisseur ; 5 pièces de canon étaient placées au-dessus de la porte d’entrée. Sur le rivage se trouvait une autre batterie de pièces de gros calibre, Des magasins dont les murs étaient fort épais touchaient à la courtine méridionale. Il était dominé par les toits du temple des Anglais et ceux d’une partie des maisons situées dans son voisinage. Par toutes ces raisons le fort avait paru peu susceptible d’une bonne défense, et les Anglais étaient décidés à arrêter les efforts des ennemis par des ouvrages extérieurs. Trois batteries furent en conséquence élevées, chacune de 3 pièces de canon, deux de 18, et 2 pièces de campagne ; l’une à 300 verges et au nord, enfilait la principale route conduisant à la ville ; les deux autres à l’est et au midi. Çà et là on éleva des palissades, on fit des abatis, on transforma quelques maisons isolées en postes retranchés qui parurent susceptibles d’une vigoureuse résistance.

Le 18, une division de troupes de Suraja-Dowlah se dirigeant vers la batterie du midi, s’empara de plusieurs maisons ; elle commença de là sur les Anglais un feu vif et meurtrier. Les deux autres batteries étaient attaquées en même temps ; celle du nord fit grand mal aux assaillants, qui pour en approcher devaient cheminer par des sentiers étroits et découverts. Aussi l’ennemi cessa-t-il bientôt de diriger ses efforts sur ce point. Les troupes chargées de cette opération allèrent se joindre à celles qui attaquaient à l’est. À midi le feu cessa pour recommencer à deux heures ; les assaillants étaient alors en possession de cinq maisons dans le voisinage de la batterie de l’est ; après deux heures d’un feu vif et bien dirigé, ils essayèrent d’enlever la batterie par escalade. D’abord repoussés, ils revinrent à la charge, et, s’en étant emparés, célébrèrent ce succès par de bruyantes acclamations. Les deux autres batteries ne tardèrent pas à subir le sort de celle-ci. Or ces ouvrages extérieurs étaient ceux sur lesquels les assiégés comptaient le plus pour leur défense ; leur prise arrivée dès les premiers jours du siège, les jeta dans l’étonnement et la consternation. Le lendemain 19, les assaillants ayant renouvelé leurs attaques, établirent 3 pièces de canon au sud-ouest de la promenade appelée le Parc, et de ce point et de la batterie de l’est commencèrent à battre en brèche le fort William. De derrière les haies ou les murailles du jardin, leurs fantassins tiraient en outre avec succès sur ceux des assiégés demeurés dans les rues ou dans les maisons fortifiées. À la nuit tous les Anglais restés dehors cherchèrent un refuge dans le fort. Le brave Pischard, à la tête de sa petite garnison, prit le même parti. Sa jonction était d’autant plus nécessaire qu’un conseil de guerre, dans la matinée, avait décidé de mettre les habitants et la garnison à couvert, cette nuit même, dans un certain nombre de vaisseaux alors en rade.

À l’heure fixée les embarcations de ces vaisseaux s’approchèrent du rivage ; il avait été décidé que les femmes, les enfants, les effets les plus précieux, seraient embarqués ce même jour ; que la garnison le serait de la même manière dans le courant de la nuit, et ce projet avait beaucoup de chances de succès, la nuit ne manquant jamais de suspendre les opérations d’une armée indoue. Malheureusement aucune publication n’avait fait connaître à la garnison et aux habitants l’ordre à suivre dans l’embarquement ; tout ce qu’on en savait, c’est qu’il était décidé. Les habitants, femmes, enfants, vieillards, rassemblés sur le rivage, attendaient avec anxiété l’arrivée des embarcations : dès qu’elles touchèrent au rivage, ce fut à qui se précipiterait pour y chercher un asile. Un petit nombre de soldats chargés de maintenir l’ordre parmi cette multitude, ne pouvant y réussir, suivirent son exemple ; et bientôt les embarcations furent remplies au-delà de ce qu’elles pouvaient contenir. La plupart ne pouvaient plus manœuvrer, quelques unes coulèrent bas. Pendant ce temps, l’ennemi qui s’était emparé de plusieurs maisons situées sur le rivage, faisait un feu meurtrier sur cette multitude confuse ; à l’aide de flèches enflammées, il cherchait en outre à mettre le feu aux vaisseaux. Les marins, craignant qu’ils ne réussissent, s’éloignèrent du fort, descendirent la rivière jusqu’à 3 milles plus bas, à Govindpore. Pas un seul des soldats du détachement chargé de protéger l’embarquement ne revint. Le gouverneur n’avait aucune expérience de la guerre, cependant il s’était comporté jusque là avec beaucoup de bravoure ; mais s’emparant de deux chaloupes, les seules qui restassent encore à peu de distance du rivage, et sur lesquelles se trouvaient plusieurs de ses amis, il s’embarqua. La crainte de la mort, dont Suraja-Dowlah l’avait plusieurs fois menacé, à cause de la résistance du fort, l’emporta en lui sur le sentiment de l’honneur et du devoir ; triste exemple bientôt suivi par le commandant du fort et plusieurs officiers. La colère, l’étonnement, l’indignation de ceux qui, à cette vue, des remparts du fort, contemplaient ce spectacle, éclatèrent en exécrations, en malédictions contre les fugitifs : ces malheureux voyaient se dérober pour ainsi dire sous leurs pieds leur dernière planche de salut.

À ce moment terrible et solennel, ils nommèrent gouverneur par acclamation un employé de la Compagnie qui dans ces derniers jours s’était fait remarquer par son courage et sa fermeté. Il se nommait Holwell. La garnison du fort était réduite à 190 hommes, tant de l’armée que de la milice, mais résolus de se défendre vigoureusement. Holwell envoya l’ordre d’approcher à un petit bâtiment resté au port ; le bâtiment obéit, mais dans sa manœuvre il échoua sur un banc de sable dont il ne put se dégager ; l’équipage se vit réduit à l’abandonner. Le reste du jour, le fort fut vigoureusement attaqué et non moins intrépidement défendu. La nuit les assaillants mirent le feu à toutes les maisons tombées en leur pouvoir, n’épargnant que celles qui commandaient le fort. Pendant cette journée, la garnison, par des pavillons élevés en l’air la nuit au moyen de fusées volantes, n’avait cessé de faire des signaux aux vaisseaux stationnés à Govindpore ; aucun d’eux ne leva l’ancre. Dans la garnison les uns persistaient à vouloir se défendre jusqu’à toute extrémité, d’autres commençaient à parler de se rendre sur-le-champ. Holwell, prenant un moyen terme, fit jeter du haut des remparts une lettre d’Omichund au gouverneur de Hoogley, dans laquelle il engageait ce dernier il employer sa médiation auprès du nabob pour faire cesser les hostilités. Ces hostilités ne sont-elles pas inutiles, disait Omischund, puisque les Anglais sont disposés à se soumettre en toutes choses aux ordres du nabob ? Bien que la lettre eût été jetée le matin, les assaillants n’en continuèrent pas moins leur attaque jusqu’à midi ; alors ils tentèrent d’escalader la courtine septentrionale ; mais ils furent repoussés, et cessèrent leur feu. Depuis le matin, la garnison avait eu 25 hommes tués et 72 de blessés ; ce qui était pis encore, l’indiscipline s’était mise parmi les soldats ; ils avaient enfoncé un magasin de rhum, et un grand nombre d’entre eux s’étaient complètement enivrés. Holwell fit jeter alors une seconde lettre, celle-ci adressée au Dewan-Roydulub, qui contenait les mêmes offres que la première. Un parlementaire ennemi s’étant avancé un drapeau blanc à la main, des pourparlers commencèrent. Mais pendant qu’ils duraient encore, un grand nombre de soldats de Suraja-Dowlah, ignorant cette espèce de trêve, se précipitent entre deux portes du fort pour les abattre ; d’autres en plus grand nombre portent des échelles pour franchir les murailles, Les officiers, Holwell à leur tête, s’élancent à la rencontre des Indous, mais sont mal secondés par les soldats, dont les uns veulent qu’on se rende, et dont les autres sont hébétés par l’ivresse. Parmi les soldats, quelques uns ayant formé le projet de s’échapper par la rivière, ouvrent la porte qui donnait de ce côté, au moment même où les assiégeants se disposaient à l’enfoncer ; ces derniers s’y précipitent. Au même moment les murailles étaient escaladées, dès lors aucune résistance ne put être faite ni même tentée. La garnison tout entière mit bas les armes ; une vingtaine d’hommes se précipitant du haut du bastion septentrional, essaient de gagner la rivière, mais la plupart furent faits prisonniers. À cinq heures, Suraja-Dowlah entra dans le fort, accompagné de son généralissime Meer-Jaffier, entouré des principaux officiers de son armée et d’une suite nombreuse. Il envoya chercher Holwell, il lui reprocha amèrement d’avoir osé se défendre ; il lui reprocha encore d’avoir détourné de l’argent du trésor, où il n’avait trouvé que 50,000 roupies, ce dont il était fort irrité. Se plaçant ensuite sur une espèce de trône improvisé, il se plut à recevoir les compliments et les félicitations de ses courtisans.

Pendant ce temps, une garde nombreuse entourait les prisonniers anglais. À la porte orientale du fort, il y avait une galerie couverte où les soldats se tenaient d’ordinaire pendant la journée à l’abri du soleil et de la pluie. Sur cette galerie s’ouvraient une suite de petites chambres recevant à peine quelque peu d’air et de jour, parce que le toit de la galerie descendait extrêmement bas. L’une de ces chambres, plus basse encore et moins spacieuse que les autres, servait de prison aux criminels ; on l’appelait le trou noir (black-hole) ; les Anglais réunis dans la galerie attendaient que les officiers du nabob eussent trouvé un lieu où les enfermer pendant la nuit. Holwell les y avait rejoints aussitôt après son entrevue avec le nabob. À huit heures du soir on n’avait point encore trouvé d’endroit propre il servir de prison. L’officier chargé de la garde de ces prisonniers donna alors l’ordre de les renfermer dans la tour noire. Les soldats du nabob les y firent entrer, mais non sans grandes difficultés. Ils étaient 146. Ce lieu avait à peine vingt pieds carrés ; il était éclairé par deux petites fenêtres garnies de barreaux de fer, ne recevant que fort peu d’air et de lumière, parce qu’elles s’ouvraient sur la galerie, non sur l’extérieur. On était dans la saison la plus chaude de l’année, et cette chambre l’était beaucoup plus elle-même que les autres. Tout changement, tout renouvellement d’air était impossible dans cet étroit espace, où tant de corps humains se touchaient, se pressaient, se comprimaient. Les prisonniers à peine entrés dans cette chambre, comprirent l’impossibilité de survivre à une nuit passée dans cette situation ; ils tentent de briser ou d’ouvrir la porte, mais leurs efforts sont inutiles ; la porte était fort épaisse, et de plus s’ouvrait en dedans. Holwell, qui s’était placé auprès d’une fenêtre, les exhorte au calme, au repos, comme les seuls moyens de ne pas aggraver leur situation. Ces exhortations les apaisèrent pour quelques instants. Apercevant un vieil officier indou, Holwell l’appelle, lui promet 1,000 roupies pour le lendemain s’il peut faire séparer les prisonniers en deux chambres ; l’Indou s’éloigne, puis revient peu de moments après sans avoir réussi. Holwell promet le double de la première somme : l’officier fait une nouvelle tentative, mais revient encore, et cette fois avec la terrible réponse qu’il n’y a rien à espérer : le nabob dormait, et il n’était personne assez hardi pour oser l’éveiller.

Cependant les souffrances des malheureux prisonniers s’augmentaient de minute en minute. Debord c’était une sueur abondante, une soif insupportable, d’affreuses douleurs de poitrine, une respiration si pénible, qu’elle semblait à chaque instant le dernier soupir. Tous les moyens de soulagement sont successivement tentés : ils se dépouillent de leurs vêtements, ils mettent en mouvement tous les chapeaux ; l’un d’eux propose de s’asseoir tous ensemble et de se relever en même temps. Cet expédient est renouvelé trois fois ; mais chaque fois quelques uns restent pour jamais couchés. Ils essaient encore une fois d’enfoncer la porte, mais leurs efforts se trouvant aussi inutiles que la première fois, leur fureur redouble. Bientôt ce n’est plus qu’un cri : « De l’eau ! de l’eau ! Au nom du ciel, de l’eau ! » Le vieux officier indou demeuré près de la fenêtre leur en fait passer quelques outres ; mais ce fut un fatal service : la vue, l’idée de cette eau achève de jeter ces malheureux captifs dans une sorte de délire furieux ; aucun ne veut attendre son tour pour boire ; chacun fait son possible pour se saisir du vase avant ses voisins ; de là des combats où plusieurs périssent étouffés, épuisés par la violence de leurs efforts. Les soldats ayant approché une lumière de la fenêtre, considéraient avec de grands éclats de rire le spectacle de ces infortunés luttant les uns contre les autres, ce qui achève d’augmenter leur rage. À l’aide de leurs chapeaux, ceux qui se trouvent dans le voisinage de la fenêtre essaient encore une fois de faire passer de l’eau aux plus éloignés, mais sans plus de succès. La fièvre qui dévore ces malheureux augmente d’intensité ; l’air chargé des émanations de tant de corps pressés, étouffés les uns contre les autres, était devenu infect. Sur le minuit, les uns tombent dans une léthargie stupide, les autres dans un délire furieux ; quelques uns se livrent à toutes sortes d’invectives contre les soldats, qu’ils veulent exaspérer assez pour les pousser à faire feu dans la prison ; il en est qui blasphèment, d’autres qui adressent au ciel des prières suppliantes et résignées. La plupart, épuisés de fatigue, se laissent tomber sur leurs amis déjà gisants par terre. À deux heures du matin, 94 cadavres jonchaient déjà le sol de la prison, et ce nombre devait s’accroître encore. Dans la matinée, le nabob en ayant envoyé l’ordre, la porte de la prison fut enfin ouverte ; mais les morts et les mourants étaient tellement entassés auprès de la porte, ces derniers dans un tel état de faiblesse, qu’ils ne purent d’abord sortir ; il fallut que les soldats de garde, après leur avoir frayé un chemin, les aidassent à gagner le grand air. La veille au soir, 146 Anglais étaient entrés dans ce lieu, forts et bien portants ; à cette heure il en sortit 23 vivants, encore faibles, abattus, chancelants à chaque pas, et 123 cadavres, défigurés par les tortures et leur agonie, furent entassés dans le voisinage.

Holwell était parmi les survivants ; incapable de se tenir debout, il fut porté plutôt que conduit devant le nabob. Suraja-Dowlah était plus irrité encore que la veille ; n’ayant pas trouvé d’argent, il s’imaginait que les Anglais avaient caché leurs trésors. Il somma Holwell de les découvrir, le menaçant de nouveaux tourments s’il s’y refusait ; il le fit en effet mettre aux fers, ainsi que deux autres Anglais, membres du conseil, qu’il supposait devoir connaître aussi ces prétendus trésors. Les autres prisonniers furent mis en liberté, avec permission de se retirer où bon leur semblait. L’effroi de rester quelques instants de plus sous la domination de Suraja-Dowlah rendit des forces à la plupart ; on les vit sortir de la ville, les yeux égarés, à moitié en délire, errer dans les campagnes, en quête de quelque retraite bien cachée. Plusieurs demeurèrent dans le voisinage, chez de pauvres villageois, que l’espoir d’une récompense engageait à les recueillir.

Après la prise de Cossimbuzar, la présidence de Madras n’avait pas perdu tout espoir de voir les affaires du Bengale s’arranger à l’amiable ; elle pensait qu’un grand sacrifice d’argent suffirait pour apaiser le nabob. Elle était encore dans cette sécurité lorsque des bâtiments qui avaient quitté Calcutta chargés des fugitifs répandirent la nouvelle des derniers événements, la douleur et la consternation s’emparèrent de tous les esprits. L’amiral Watson et Clive se trouvaient heureusement alors à Madras. L’amiral Watson commandait la flotte envoyée par le ministère anglais à l’appui des négociations de 1754 ; et Clive venait récemment d’arriver d’Angleterre avec le rang de lieutenant colonel au service du roi, et une commission de gouverneur du fort Saint-David. Touchant d’abord à Bombay, sur la demande de cette présidence, il s’était employé à la réduction des pirates d’Angria, contre lesquels plusieurs expéditions avaient déjà échoué. La flotte de Watson, composée de 8 vaisseaux et de quelques petits bâtiments, ayant à bord 800 Européens et 1,000 Cipayes sous les ordres de Clive, se présenta devant Gheria ; une armée mahratte avançait du côté opposé. Gheria, la capitale de ces pirates, est située sur un rocher élevé ; elle est défendue par une très forte citadelle ; mais le pirate s’effraya des forces considérables qu’il vit déployer contre lui ; il se rendit. L’objet de l’expédition ainsi atteint, l’amiral Watson fit voile pour Madras, où il arriva le 16 mai (1756). Clive partit aussitôt pour le fort Saint-David ; mais il en fut promptement rappelé par le conseil de régence à l’occasion des événements qui venaient de se passer à Calcutta.

À la première nouvelle de cet événement le conseil s’assembla aussitôt pour délibérer sur les mesures à prendre, et fut unanime dans l’opinion de s’occuper, toute autre affaire cessante, du recouvrement de Calcutta. Mais bientôt des dissensions s’élevèrent sur ces divers points : le partage du butin, le commandement des forces de terre, enfin la nature et l’étendue du pouvoir à accorder au commandant. Les débats ne durèrent pas moins de deux mois. Après ce temps, il fut enfin résolu, quant au butin, que tout ce qui, ayant la prise de Calcutta, appartenait à la Compagnie lui serait restitué ; qu’il en serait de même pour toute propriété des individus sous sa protection ; que le reste serait abandonné à la flotte et à l’armée. Plusieurs concurrents se disputaient le commandement des troupes : M. Pigot, dénué d’expérience militaire, mais présentant comme un droit d’avoir été gouverneur ; le colonel Aldernon, en sa qualité du plus ancien des officiers du roi, mais, qui n’avait jamais fait la guerre dans l’Inde ; le colonel Lawrence, dont le mérite, soutenu tenu par l’expérience, était incontestable, mais dont la mauvaise santé, suivant toute probabilité, n’aurait pu s’accommoder du climat du Bengale ; enfin Clive, contre lequel on ne pouvait élever aucune de ces objections. Aussi fut-il choisi et revêtu d’un pouvoir jusqu’à un certain point indépendant de la présidence de Calcutta. L’expédition mit à la voile le 18 octobre 1756 ; elle consistait en 5 vaisseaux du roi sous le commandement de l’amiral Watson, et 5 vaisseau de la Compagnie servant de transports, portant 900 Européens et 1,500 Cipayes.

Clive reçut l’ordre de la présidence d’être de retour à Madras avec la totalité des troupes dans le courant du mois d’avril suivant. On s’attendait à voir paraître à cette époque une flotte française sur la côte de Coromandel : la guerre venait en effet d’éclater de nouveau en Europe entre la France et l’Angleterre ; c’était le moment le plus animé de la lutte des deux grandes nations, rivalité acharnée qui semble avoir frappé d’étonnement les indigènes. « À cette époque, dit un historien oriental, la flamme de la guerre étincela de nouveau entre la France et l’Angleterre. Ces deux nations ayant entre elles des querelles qui durent depuis cinq à six cents ans, après bien du sang versé, des guerres, des batailles, des massacres sans nombre, avaient, d’un commun accord, mis bas les armes, pour reprendre un moment haleine des deux côtés ; mais elles en venaient de nouveau aux coups, et allaient combattre avec encore plus de furie que précédemment. »

Suraja-Dowlah, maître de Calcutta, avait vu les résultats du pillage de la ville demeurer bien au-dessous de ce qu’il en attendait. Les habitants avaient emporté ou mis en sûreté leurs effets les plus précieux ; le seul Omischund, en raison de son emprisonnement, n’avait pu prendre cette précaution : aussi trouva-t-on dans sa maison 400,000 roupies en argent comptant. Mais la plupart des marchandises achetées dans l’Inde par la Compagnie étaient déjà embarquées ; celles destinées à l’être la saison suivante n’étaient pas encore arrivées ; aussi la valeur de la totalité des marchandises trouvées à Calcutta ne monta-t-elle pas en définitive au-delà de 200,000 livres sterling. Suraja-Dowlah, irrité de se voir ainsi déçu dans ses espérances, donna l’ordre de transporter Holwell et les deux autres membres du conseil à Muxadavad ; il voulait les obliger par des tourments à révéler le lieu où il continuait de supposer que des trésors avaient été cachés. Les prisonniers firent le voyage sur un bâtiment, exposés à toute l’ardeur du soleil. Leur seule nourriture était du riz et de l’eau. Ils étaient chargés de chaînes pesantes. Arrivés à Muxadavad, on les enferma dans un lieu obscur et malsain. Pour éterniser le souvenir de sa victoire, le nabob changea le nom de Calcutta en celui de Alinagor, qui veut dire port de Dieu. Puis, dans le but de tirer parti de la terreur que ses armes victorieuses avaient dû inspirer, il se mit en mouvement contre le gouvernement de Purneah, dont il connaissait les dispositions hostiles. Dès qu’il eut passé la rivière, il envoya demander une forte contribution aux comptoirs hollandaise les menaçant du sort de Calcutta en cas de refus ; il en coûta 4,500 roupies aux Hollandais, 8, 500 aux Français. Ne pouvant rien tirer d’Holwell et des deux autres prisonniers au sujet des prétendus trésors, il céda aux pressantes sollicitations de la veuve d’Aliverdi, et donna ordre de les relâcher.

La flotte partie de Madras était arrivée à l’embouchure du Gange vers le 20 décembre. Les bâtiments qui avaient fui de Calcutta au moment du siège étaient encore à Fulta, d’où ils n’avaient pas bougé depuis cette époque. Fulta, comme déjà nous l’avons dit, est une petite ville située sur le Gange, à trois milles au-dessous de Calcutta. Clive et l’amiral Watson avaient résolu de commencer leurs opérations par la prise du fort Buzbuzia, situé sur le Gange, un peu au-dessus de Fulta. L’amiral le fit canonner pendant que Clive alla prendre position entre le fort et Calcutta, dans le but d’intercepter la retraite de la garnison sur cette dernière ville. Clive, descendu à terre, se poste dans une petite vallée où il était dérobé à la vue de l’ennemi. Les soldats, excessivement fatigués, quittent leurs armes ; chacun d’eux s’étend pour dormir où bon lui semble ; l’oubli des précautions militaires est poussé à ce point qu’aucune sentinelle n’est placée ; en peu de temps toute la troupe est plongée dans un profond sommeil. Cependant Monichund, chargé par Suraja-Dowlah du commandement de Calcutta, était arrivé le matin à Buzbuzia à la tête de 1,500 chevaux et de 2,000 fantassins ; apprenant par des espions la négligence et la sécurité des Anglais, il en profite pour les attaquer, surprend le petit camp de Clive, et tue bon nombre de soldats dans la confusion du premier moment. Clive, que sa présence d’esprit n’abandonne jamais, parvient, quoique avec beaucoup de peine, à rallier une partie de son monde. Il le ramène à la charge, et par la étonne à son tour l’ennemi, qui ne s’attendait plus à aucune résistance. Après un combat acharné et avoir reçu une balle dans son turban, Monischund donne le signal de la retraite.

Le fort ne tint pas contre le canon de la flotte, mais la garnison sut effectuer sa retraite sur Calcutta, en évitant le corps de Clive. Les autres forts situés sur la rivière furent abandonnés à l’approche des Anglais. La flotte se présenta devant Calcutta le 2 janvier 1757, au point du jour, pendant que Clive, à la tête des troupes de terre, procédait à l’investissement de la place. À neuf heures, 2 vaisseaux anglais, le Kent et le Tyger, se présentèrent devant le fort William ; d’ailleurs ne pouvant d’abord, en raison du manque de vent pour la manœuvre, employer leur artillerie. L’ennemi, profitant de cette circonstance, fit un feu très vif, qui tua 16 hommes sur les deux vaisseaux. Mais dès qu’il devint possible à ceux-ci de faire usage de leurs canons de gros calibre, il ne tarda pas à ralentir son feu. Au bout de deux heures, il abandonna le fort, et la ville presque aussitôt. Le capitaine Coote, à la tête d’un détachement de marins que l’amiral avait fait débarquer, arbora sur le fort William le pavillon d’Angleterre ; il avait été nommé par l’amiral commandant du fort. Clive, bien qu’il ne fût point encore arrivé au moment où les marins s’en étaient emparés, n’en réclama pas moins le commandement en raison de son grade. Le capitaine Coote refusa de se départir des ordres de l’amiral. Le différend fut soumis à ce dernier, qui pour toute réponse menaça Clive de faire tirer sur lui s’il n’évacuait immédiatement le fort. Le lendemain, le gouverneur et les autres membres du conseil furent solennellement rétablis dans leurs fonctions. La plupart des marchandises de la Compagnie, ayant été réservées pour le nabob, étaient intactes, mais les plus belles maisons démolies ou brûlées, et de leurs débris une mosquée avait été construite au milieu du fort. Les fortifications étaient dans le même état qu’avant la prise de la ville. 50,000 Indous qui avaient habité Calcutta y étaient revenus, mais tous du peuple ; les gens riches ou appartenant aux castes supérieures n’avaient pas osé se confier à la rapacité connue du gouverneur nommé par Suraja-Dowlah.

Drake, après son arrivée à Calcutta, apprit bientôt par des espions que la prise de cette ville avait jeté les habitants de Hoogley dans la consternation. Ces rapports firent prendre à la présidence la résolution d’attaquer cette dernière ville sans délai. Un vaisseau de 21 canons, un sloop de guerre, et trois autres bâtiments portant 150 Européens et 200 Cipayes, furent désignés pour cette expédition. Cette petite flotte arriva le 16 janvier devant Hoogley. Cette ville, située à vingt-trois milles au-dessus de Calcutta, avait un fort défendu par 2,000 hommes ; 300 hommes occupaient la ville, mais l’évacuèrent à l’approche des Anglais. Les vaisseaux canonnèrent la place depuis le matin jusqu’à la nuit. On résolut alors de tenter un assaut, quoique la brèche ne fut encore qu’à peine praticable. La place fut effectivement emportée, avec une perte pour les assaillants de 3 Européens et de 10 Cipayes. Le butin, principal objet de cette entreprise, fut évalué à 150,000 livres sterling. La nouvelle du commencement des hostilités entre la France et l’Angleterre arriva pendant la durée de cette expédition. Les Français avaient au Bengale 200 Européens et un train considérable d’artillerie de campagne ; ces troupes, ajoutées à celles du nabob, l’auraient rendu un ennemi formidable, mais le conseil de Chandernagor refusa de soutenir ce dernier. Loin de là, il fit proposer aux Anglais de s’abstenir réciproquement de toute hostilité dans le Bengale, quoique leurs nations respectives fussent en guerre en Europe. Cette proposition, acceptée avec empressement, fut en ce moment le salut des Anglais.

Irrité de la prise de Hoogley, Suraja-Dowlah se mit aussitôt en marche sur Calcutta. Les Anglais s’étaient établis dans un camp retranché auprès de la ville, où ils avaient une artillerie très nombreuse, et d’où ils dominaient toutes les routes par lesquelles le nabob pouvait pénétrer sur le territoire de la Compagnie. Le nabob passa le fleuve à la tête de son armée, le 20 janvier, à dix milles de Hoogloy. À peine se fut-il montré que les habitants des campagnes n’osèrent plus porter de vivres à Calcutta, et que les Indous au service des Anglais désertèrent. Ces derniers manquaient en outre d’animaux de trait dans toute la ville, il n’existait qu’un seul cheval récemment amené de Madras. Clive tenta d’abord des démarches pacifiques auprès du nabob ; celui-ci répondit par des protestations amicales ; et n’en continua pas moins d’avancer. Le 22 février, les Anglais aperçurent tous les villages du côté du nord en flammes, et l’armée du nabob en pleine marche sur Calcutta. Clive, conservant encore l’espérance de renouer des négociations, ne fit aucun mouvement. Des détachements ennemis pénétrèrent dans les faubourgs de la ville, où ils pillèrent quelques maisons. Le lendemain, Clive reçut une lettre du nabob dans laquelle celui-ci montrait des dispositions conciliatrices et demandait que des envoyés anglais fussent envoyés à une conférence à Nabab-Yungee, village situé à six milles des deux camps. Deux officiers anglais envoyés par Clive s’y rendirent aussitôt. Le nabob les reçut en grand appareil, entouré de toute sa cour et des principaux officiers de l’armée. On avait choisi à dessein pour figurer cette cérémonie des soldats qui se distinguaient par leur grande taille ; on les avait affublés d’habits fourrés et de turbans d’une dimension démesurée, afin de leur donner une apparence plus gigantesque encore ; il s’agissait d’effrayer les Anglais par cet échantillon de l’armée du nabob.

Les députés anglais se plaignirent de ce que le nabob était entré en ennemi sur les terres de la Compagnie, au moment même où il était en négociation avec Clive. Ils lui remirent un papier contenant les propositions qu’ils avaient mission de proposer. Le nabob, ayant lu ce papier, parla à l’oreille à ses ministres ; après quoi il se retira. Saisissant un moment favorable, Omischund s’approcha des Anglais, et leur conseilla de se tenir sur leurs gardes. Omischund avait suivi l’armée du nabob ; toutefois il désirait vivement regagner l’amitié des Anglais, ayant à Calcutta des propriétés considérables. Les Anglais, craignant d’être retenus prisonniers, prirent une prompte résolution : ils firent éteindre les flambeaux qu’on portait devant eux, car il était nuit au sortir de leur audience, et, au lieu de se rendre à la tente du Dewan, qui les attendait, ils s’échappèrent du camp du nabob, et par des chemins détournés se rendirent auprès de Clive. Ce dernier, sur ce qu’il entendit d’eux, comprit que le moment était venu d’agir avec audace. L’armée ennemie était de 40,000 hommes ; il n’avait à sa disposition que 1, 850 Européens et 800 Cipayes ; il n’en résolut pas moins d’attaquer sur-le-champ le camp du nabob, et se mit en marche à trois heures du matin. Les avant-postes du nabob, surpris, prirent la fuite ; mais un brouillard épais couvrait la terre, on ne se voyait pas à dix pas, les Anglais ne pouvaient avancer que lentement et avec beaucoup de précautions. Leur marche était encore retardée par la difficulté de faire avancer leurs canons à travers de petits champs, séparés les uns des autres par des fossés ou des digues. De plus, les affûts de deux pièces de campagne ayant été brisés, il avait fallu les laisser en chemin. Le brouillard se dissipa sur les 9 heures du matin ; mais Clive, éloigné du point où il croyait devoir se trouver, n’eut plus à penser qu’à sa retraite sur Calcutta. Il arriva au fort William sur les midi, et, le même jour, regagna son camp retranché. Les Anglais eurent 39 Européens et 18 Cipayes tués, 82 Européens et 35 Cipayes blessés. L’accident du brouillard, survenu tout-à-coup, empêcha le succès complet de cette attaque hardie ; les résultats n’en furent pas moins ceux que s’était proposés Clive. Le nabob, qui dans aucun combat ne s’était trouvé aussi près de l’ennemi, en vint à désirer à son tour sérieusement la paix.

L’armée du nabob passa sous les armes la nuit qui suivit celle de l’attaque, faisant un feu continuel d’artillerie et de mousqueterie dans le but d’empêcher les Anglais de revenir à la charge. Quant au nabob lui-même, il se hâta de faire écrire à Clive pour se plaindre des dernières hostilités et faire de nouvelles propositions de paix. Clive répondit qu’en traversant le camp du nabob il s’était uniquement proposé de lui faire connaître une petite partie de ce dont les Anglais étaient capables ; que d’ailleurs il était disposé à renouer les négociations. Le nabob, pendant que la correspondance continuait sur ce ton, s’éloigna de 3 milles pour convaincre Clive de son désir du rétablissement de la paix. Il passa près du camp des Anglais, qui ne troublèrent point sa marche. Un traité, dont Omischund fut le principal négociateur, fut enfin signé le 9 février. Par ce traité, le nabob restituait aux Anglais tous les comptoirs dont il s’était emparé, s’engageait à les indemniser de tous les effets pillés qui se trouveraient portés en compte sur les registres de ses ministres. Il leur permettait de fortifier Calcutta autant qu’ils le jugeraient convenable, leur accordait le droit de battre monnaie, exemptait toutes leurs marchandises de taxes et de droits quelconques, leur permettait de prendre possession de 27 villages qui leur avaient été accordés dès 1717, enfin confirmait tous les privilèges, successivement obtenus par eux depuis leur arrivée au Bengale. Aussitôt après la conclusion de ce traité, le nabob s’éloigna. Peu de jours après, Omischund et un nommé Runjet-Roy, qui jouissait de toute la confiance du nabob, se présentèrent de la part de ce dernier, dans le but de négocier avec les Anglais une alliance offensive et défensive ; elle fut sur-le-champ acceptée. Le nabob, après avoir envoyé des présents magnifiques à Clive et à l’amiral Watson, continua sa route pour Muxadavad.

Clive s’était trouvé fort heureux des idées qu’avait sur la neutralité dans l’Inde le conseil français de Chandernagor ; d’ailleurs, loin de les partager, il songeait au contraire à s’emparer de Chandernagor. Omischund, pendant les négociations qui précédèrent la paix, avait été chargé de sonder le nabob sur ce sujet, et de savoir de quel œil ce dernier considérerait une semblable entreprise. Ce projet parut odieux au nabob, qui cependant n’osa pas faire aux anglais la défense formelle de poursuivre. En conséquence, Clive commença les préparatifs de cette expédition. Le nabob, dès qu’il en fut informé, envoya l’ordre formel aux Anglais de les discontinuer immédiatement ; alors la présidence de Calcutta, ne pouvant plus se flatter d’obtenir l’autorisation du nabob pour cette entreprise, et n’osant pas braver ouvertement son autorité, se décida à entrer en négociation avec les Français. Le conseil de Chandernagor envoya des députés à Calcutta ; on fut assez promptement d’accord sur le principe et les conditions de la neutralité. Mais le comptoir de Chandernagor, dépendant de celui de Pondichéry, ne pouvait conclure qu’un arrangement provisoire, soumis à la sanction de ce dernier, tandis que la présidence de Calcutta traitait au contraire avec des pouvoirs définitifs. L’amiral Watson, frappé de cette circonstance, refusait de signer, et, en veine de scrupule, refusait aussi de concourir à l’attaque de Chandernagor sans en avoir au préalable l’autorisation du nabob ; Clive insistait au contraire soit pour la reconnaissance de la neutralité, soit pour une attaque immédiate sur Chandernagor. Ces différentes opinions firent traîner les négociations en longueur ; pendant ce temps, la prise de Delhi par les Afghans vint frapper les oreilles du nabob : on ajoutait qu’Ahmet-Shah-Abdallah, ne se contentant pas de cette conquête, se disposait à porter ses armes victorieuses jusque dans le Bengale. Troublé de ces événements, Suraja-Dowlah songea tout aussitôt à s’assurer au besoin l’alliance des Anglais contre ces nouveaux ennemis. Il s’empressa d’écrire à Clive dans ce sens ; il offrait 100,000 roupies par mois pour l’entretien d’un corps anglais qu’il prendrait à son service. À la même époque, quatre vaisseaux chargés de troupes arrivèrent de Bombay à Calcutta. Avec ce surcroît de forces, les Anglais se trouvaient en mesure de s’emparer de Chandernagor, quand même l’armée du nabob s’y serait opposée. Clive congédia aussitôt les députés français qui l’avaient accompagné au camp, attendant la signature du traité, écrit, conclu, et qui devait être rendu public d’un moment à l’autre. Dans une lettre au nabob, il lui donna l’assurance qu’à la première approche des Afghans il s’empresserait de marcher à son secours, mais que des raisons majeures le mettaient en ce moment dans la nécessite d’assiéger Chandernagor.

Les troupes destinées à l’expédition se mirent en route le 7 mars ; l’artillerie fut transportée par eau. Le nabob restait pendant ce temps dans l’inaction, irrité de l’audace des Anglais, qui se permettaient d’attaquer des établissements sous sa protection, et n’osant pourtant courir le risque de se brouiller avec eux. L’établissement de Chandernagor consistait en deux villes, l’une habitée par les Français, l’autre par les Indous, cette dernière défendue par un fort. Son territoire commençait à la frontière méridionale du comptoir hollandais de Chincura, s’étendait le long de la rivière, sur une étendue de 10 milles de long et de 1 mille et demi de large. Les Français, aussitôt que la nouvelle des hostilités leur fut parvenue, avaient commencé à creuser un fossé qui devait entourer la ville, à démolir les édifices voisins des murailles pour en faire un glacis ; mais ces ouvrages n’étaient pas terminés. Ils avaient établi, pour y suppléer quelques batteries sur les glacis, et submerger quelques navires dans le canal pour en défendre l’entrée aux bâtiments de guerre. La ville européenne était défendue par un fort de forme carrée, présentant quatre bastions garnis de dix canons chacun ; il y en avait d’autres sur les remparts, tous de 24 et de 32 livres. La garnison était composée de 600 Européens et de 300 Cipayes. Clive, ayant reçu le renfort de Bombay, commence les hostilités. À son approche, les Français se retirent dans l’intérieur du fort, d’où ils font un feu très vif. Le nabob, en apprenant la nouvelle de la marche des Anglais, avait donné ordre à Meer-Jaffier, son généralissime, de marcher au secours de Chandernagor avec la moitié de son armée. Sur les représentations d’Omischund, il avait révoqué cet ordre. Plus tard, Nuncomar, gouverneur de Hoogley, avait reçu de lui l’ordre positif de s’opposer à la marche des Anglais ; gagné aux intérêts de ces derniers par l’or et les promesses d’Omischund, Nuncomar n’avait point exécuté cet ordre. Les Anglais ne rencontrèrent ainsi aucun obstacle du dehors à l’exécution de leurs projets. D’un autre côté, malgré les bâtiments submergés, les approches du fort étaient assez libres pour permettre à la flotte des Anglais de soutenir l’attaque de leurs troupes de terre. Effectivement, elle commença le feu au point du jour (14 mars). Il fut terrible pendant quelques heures : car les vaisseaux se trouvaient à portée de pistolet des remparts du fort. Les assiégés le soutinrent avec une intrépidité d’autant plus remarquable, qu’à l’exception de deux ou trois officiers, tous étaient de nouvelles recrues qui voyaient l’ennemi pour la première fois. Mais l’artillerie anglaise avait une supériorité trop décidée sur celle de la place. Il fallut se rendre ; une capitulation fut signée le même jour. Le nabob, en apprenant cette catastrophe, s’en montra fort irrité. Clive fit alors répandre dès le même jour le faux bruit que les Afghans étaient en pleine marche sur le Bahar, tandis que les Mahrattes, sous la conduite de Balajee-Row, se disposaient à les précéder dans le Bengale. Le nabob, consterné de ces terribles nouvelles, dissimula sa colère, et de plus écrivit sur-le-champ à Clive et à Watson des lettres de félicitation sur leur victoire. Il leur offrait même la cession du district de Chandernagor aux mêmes conditions qu’il avait été possédé par les Français.

De nouvelles dissensions ne tardèrent pas à éclater entre les Anglais et le nabob. Le nabob n’avait pu voir sans un vif dépit renverser le pouvoir de la France, sur laquelle il comptait s’appuyer le jour où les Anglais seraient devenus trop menaçants. Après la destruction de Chandernagor, il reçut avec distinction les Français qui s’en étaient échappés, et leur fournit des vivres, de l’argent et des armes. Ces derniers s’étaient réfugiés à Cossimbuzar. Clive se plaignit hautement de ce procédé ; il somma le nabob, conformément aux conditions de leur traité, de les expulser du Bengale. Le nabob répondit qu’en sa qualité de vassal du grand Mogol, il ne pouvait chasser des provinces de son gouvernement des étrangers qui s’y étaient établis avec la permission de l’empereur ; il oubliait le siège et les désastres de Calcutta. Dans cet état de choses, Clive se résolut, en dépit de ses instructions, qui lui ordonnaient de retourner à Madras dans le mois de mars, à demeurer au Bengale. Il sollicita de nouveau du nabob l’autorisation d’attaquer Cossimbuzar. À la seule mention de cette proposition, le nabob entra en fureur ; il menaça de faire exécuter l’agent anglais demeuré près de lui. Il envoya les Français sur les frontières de la province de Bahar, en attendant qu’il osât les faire revenir la Muxadavad. Au moment de partir, Law, commandant ce corps français ; eut une conférence avec le nabob ; il l’instruisit des mauvaises dispositions qui régnaient à son égard dans les rangs de l’armée. Il accusa les Anglais de les fomenter. Il chercha à lui persuader que le meilleur parti était de le garder auprès de lui avec ses troupes. Le nabob, en l’écoutant, se montra ébranlé, indécis ; mais ses conseillers lui mirent de nouveau sous les yeux le danger de se brouiller avec les Anglais victorieux. Il persista dans le parti de renvoyer les Français. Il dit à Law : « S’il arrive quelque chose de nouveau, je vous enverrai chercher. — M’envoyer chercher ! répondit ce dernier, que votre altesse soit assurée que nous nous sommes vus pour la dernière fois. » Le corps français commandé par Law était composé de 100 Européens, 60 Cipayes, 30 chariots et 4 éléphants. Ils partirent le 16 avril de Cossimbuzar, et Clive les fit poursuivre par un détachement. Au lieu de ramener les troupes à Calcutta, il avait pris position avec elles dans la plaine de Hoogley, d’où il lui était facile de surveiller tous Les mouvements du nabob et de le tenir en respect. Sous des apparences de bonne amitié entre le nabob et les Anglais, une dernière crise ne pouvait manquer de devenir bientôt inévitable. Le nabob n’attendait qu’une occasion d’expulser des étrangers qui, s’établissant dans ses propres États sans son consentement, y étaient en réalité plus puissants que lui-même. Les Anglais commençaient à comprendre qu’il n’y avait pas de sécurité possible pour eux tant qu’un prince ayant de semblables dispositions à leur égard demeurerait sur le trône.

Suraja-Dowlah avait, soit dans le peuple, soit dans l’armée, de nombreux ennemis. De grands mécontentements existaient parmi les troupes ; de plus (ce qui ne manque jamais de se rencontrer à la cour de tous les princes indous, en raison de l’instabilité de leur pouvoir), à côté du nabob se trouvait une sorte de prétendant au trône : Meer-Jaffier. Meer-Jaffier, personnage de pouvoir et de considération, avait épousé une sœur d’Aliverdi-Khan, et occupé une situation importante dans l’armée de ce dernier, à la mort duquel il était payeur-général de l’armée, un des offices les plus élevés dans un gouvernement indou. Suraja-Dowlah le haïssait profondément à cause de la grande influence exercée par lui sur les troupes ; il le lui avait laissé voir sans ménagement dès son accession au trône en le privant de son emploi, et en le bannissant de la cour. Plus tard, Meer-Jaffier avait bien été rappelé, mais avec de grandes répugnances de la part du nabob. Dans les armées indoues, les troupes appartiennent en propre aux généraux qui les commandent. Or, en raison de ses richesses, de sa réputation, de son alliance avec Aliverdi, Meer-Jaffier disposait d’une grande partie de l’armée du nabob ; depuis long-temps il enrôlait, il accueillait dans les rangs de ses troupes tous les aventuriers qui se présentaient. Les seats, riches banquiers de Muxadavad, se faisaient de leur côté remarquer au premier rang des ennemis de Suraja-Dowlah ; leurs immenses richesses leur faisaient redouter sa cupidité. Omischund, qui, après avoir eu à se plaindre des Anglais, était devenu leur agent principal, se présentait naturellement comme un intermédiaire entre les mécontents et les Anglais lorsque le moment d’agir serait venu ; c’était un homme plein de ruse, d’intelligence et de sagacité, mais d’une avidité qui dépassait toute croyance. Après avoir passé cinquante années de sa vie à l’accumulation d’immenses richesses, son avarice en était plutôt excitée que satisfaite. Watts, agent anglais auprès du nabob, se consultait souvent avec lui sur la situation des affaires. Omischund ne quittait pas la cour, faisait de fréquentes visites aux grands officiers de l’État, et se tenait en mesure de profiter des événements.

Yar-Khan-Latty, commandant 2,000 cavaliers au service du nabob, était tout dévoué aux seats ; ceux-ci lui faisaient tous les ans de riches présents pour s’assurer sa protection. Les seats, voulant connaître les dispositions des Anglais, engagèrent Latty à demander un entretien secret à Watts. Watts envoya Omischund. Latty dit à celui-ci « que le nabob, étant résolu de marcher sans délai contre les Afghans, à la tête de la plus grande partie de son armée, ne cherchait qu’à amuser les Anglais par toute sorte de promesses jusqu’à son retour, et à les chasser ensuite de ses États ; qu’il était détesté de la plupart des officiers de ses troupes, que ceux-ci n’attendaient qu’un chef pour se prononcer contre lui ; que, si les Anglais, en l’absence du nabob, voulaient s’emparer de Muxadavad, il les soutiendrait avec ses propres troupes ; qu’enfin s’ils se prêtaient alors à le proclamer nabob, lui Yar-Khan-Latty, ils pourraient compter sur l’immense crédit des seats, et qu’il acceptait par avance toutes les conditions qu’il leur plairait de mettre à son élévation. » Watts applaudit à ce projet, et le communiqua à Clive, qui y donna la même approbation. Il rappela le détachement en campagne contre les Français ; et comme il donna au nabob avis de cette mesure, il atteignit le double but d’augmenter le nombre de ses troupes disponibles, tout en ajoutant à la sécurité de celui-ci. Cependant, deux jours après la conférence avec Latty, un Arménien se rendit auprès de Watts, porteur d’une proposition semblable, cette fois de la part de Meer-Jaffier. Meer-Jaffier disait que le soin de sa conservation l’obligeait à prendre les armes, puisqu’il ne pouvait plus se rendre à la cour sans courir le danger d’être assassiné ; que les principaux officiers de l’armée, et il les nommait, n’hésiteraient point à faire cause commune avec lui pour détrôner le nabob, si les Anglais consentaient à se réunir à eux ; que dans le cas où ils agréeraient ce projet, ils n’avaient qu’à rédiger les conditions de leur alliance, etc., etc.

La situation de Meer-Jaffier l’élevait au-dessus de tous les autres prétendants. Clive, dès qu’il fut en possession de cette ouverture, se rendit à Calcutta pour convenir avec la régence des mesures à prendre. Il insista sur la nécessité de renverser le nabob au moyen d’une révolution ; il dit qu’après avoir attaqué et pris Chandernagor malgré ce dernier, c’était chose impossible de ne pas aller plus loin ; que de ce moment il y avait guerre encore cachée, mais inévitable, entre le nabob et la Compagnie. Les membres du conseil tombèrent d’accord de la nécessité de la mesure. L’amiral Watson hésita long-temps ; avec la franchise d’un marin, il laissa échapper ces rudes paroles, qu’il était vraiment étrange de songer à renverser un prince avec lequel on venait de traiter si récemment. L’amiral finit pourtant par se ranger à l’avis de la majorité. Un traité fut rédigé par lequel les Anglais s’engagèrent à aider Jaffier à renverser Suraja-Dowlah pour le placer lui-même sur le trône. Mais ce service n’était pas gratuit. D’un autre côté ce traité stipulait 10 millions de roupies à la Compagnie anglaise comme indemnité de ses pertes lors de la prise de Calcutta ; au même titre 5 millions de roupies aux habitants anglais de la ville, 2 millions aux Indous, 700 mille aux Arméniens ; de plus 5 millions de roupies pour être partagés par portions égales entre l’armée de terre et l’armée de mer. Toutes ces conditions étaient réglées lorsqu’un des négociateurs du traité fit cette réflexion que les membres du comité qui constituait le gouvernement tout entier avaient sans doute autant de droits, si ce n’est plus, que l’armée de terre et de mer, aux libéralités du futur nabob. Cette réflexion parut éminemment judicieuse aux membres de l’assemblée ; elle résolut à l’unanimité qu’en outre des stipulations déjà convenues, il serait encore demandé au nabob une somme de 280 mille roupies pour chacun des membres supérieurs du conseil, le gouverneur Drake et le colonel Clive ; plus une autre somme de 240 mille roupies pour chacun des membres inférieurs, Becker, Watts et le major Kilpatrick. Il fut ensuite stipulé en faveur de la Compagnie que tous les comptoirs français seraient supprimés, que tous les Français établis dans le Bengale en seraient bannis ; que la Compagnie posséderait au même titre et aux mêmes conditions que les Zemindars de la province, leurs districts, tout le terrain à l’entour de Calcutta, à six cents verges du fossé des Mahrattes, et au sud de Calcutta jusqu’à Culpu. L’exagération des demandes des Anglais est la preuve qu’ils n’avaient pas des idées fort justes sur la valeur réelle des trésors de Suraja-Dowlah. Le nabob régnait à peine depuis une année ; et en eût-il régné dix en ne songeant qu’à amasser de l’argent, il se serait encore trouvé dans l’impossibilité de satisfaire à de telles exigences. Aliverdi, auquel il succédait, loin d’avoir amassé de grands trésors, n’avait pu qu’à grand-peine subvenir aux frais de ses guerres continuelles contre les Mahrattes.

Cependant Bussy, après les combats livrés aux environs d’Hyderabad, avait vu son influence s’agrandir encore dans le Deccan. Une jonction entre lui et les troupes françaises du Bengale n’eût pas été impossible, les frontières septentrionales du territoire cédé à Bussy par le subahdar n’étaient séparées de Calcutta que par 200 milles. Le projet de Dupleix avait été d’établir un grand pouvoir dans le Deccan sous l’influence française ; s’il eût encore été gouverneur de Pondichéry à l’époque de la prise de Calcutta par le nabob, les Anglais, suivant toute probabilité, étaient à jamais chassés du Bengale. Des considérations commerciales avaient porté le gouvernement français à suivre pendant quelque temps un système contraire ; il commençait à revenir à celui de Dupleix, et le génie de Bussy joint à son caractère entreprenant était éminemment propre à le réaliser. Les Anglais ne doutaient pas qu’il ne se disposât à marcher au secours de ses compatriotes du Bengale. Comme ils n’avaient en ce moment aucune donnée certaine sur ses véritables mouvements, de temps à autre le bruit se répandait qu’il était en route, au moment d’arriver dans le Bengale. Le 14 mai 1757, le gouverneur Drake écrivait : « La nouvelle qui s’était répandue de l’arrivée de Bussy dans cette province est maintenant certaine, nous avons des lettres de la factorerie de Ballasore du 10 courant, desquelles résulte qu’il se trouve en ce moment à 5 marches au-delà de Cuttack : ses forces montent à 700 Européens et 5,000 Cipayes. » Le nabob accueillait avidement ces nouvelles ; jusqu’à présent l’inimitié des Anglais et des Français avait été sa principale force : en guerre avec les uns, il était certain de l’appui des autres. Mais maintenant il allait se trouver face à face avec les Anglais, auxquels il ne pouvait résister tout seul, et qui devenaient sous son nom les véritables souverains du Bengale. Il n’avait jamais cessé, même au moment où il contractait avec eux ce traité d’alliance offensive et défensive, d’être en correspondance avec Bussy ; il se flattait de le voir arriver : de là ses délais à exécuter les conditions du traité, où il s’était engagé à chasser les Français. Mais les Anglais, qui redoutaient autant l’arrivée de Bussy que le nabob pouvait la désirer, pressaient, sommaient incessamment Meer-Jaffier de remplir sa promesse. Des motifs puissants d’intérêt particulier s’ajoutaient à toutes ces raisons politiques pour faire désirer aux meneurs de cette affaire l’accomplissement de la révolution projetée. D’ailleurs, comme dans toutes les entreprises du même genre, les délais devenaient dangereux.

Omischund était un des intermédiaires par lesquels communiquaient entre eux les signataires de ce traité. Il risquait à la fois dans ces démarches sa fortune et sa vie, et n’était pas homme à le faire pour rien : pour prix de ses services il demanda : 1° 5 p. 100 sur l’argent du trésor ; 2° le quart des pierreries, bijoux, etc., qui s’y trouveraient. La prétention parut fort exagérée à Watts, à qui d’abord il la communiqua ; toutefois ce dernier, évitant de lui donner une réponse absolument négative, se borna à promettre de faire connaître cette demande au comité. Suivant quelques uns, Omischund aurait dès lors fait la menace de révéler le complot au nabob, dans le cas où ses prétentions ne seraient point accueillies. Le comité, auquel en avait référé Watts, fut irrité tout à la fois des prétentions exorbitantes et des menaces d’Omischund. D’ailleurs comme on était en sa puissance, il était dangereux de s’en faire un ennemi. Dans cette perplexité, Clive proposa d’avoir deux traités, l’un réel, devant être exécuté, et qui serait envoyé à la signature de Meer-Jaffier ; l’autre fictif, destiné seulement à abuser Omischund, à qui il serait communiqué ; dans le second, la stipulation en sa faveur serait insérée ; elle serait omise dans le premier. Clive fit effectivement préparer avec le plus grand secret les deux traités : le traité fictif, afin de le rendre plus reconnaissable, fut écrit sur papier rouge ; tous deux furent signés par les membres du comité ; mais l’amiral Watson, qui avait signé le traité véritable, refusa de signer le fictif. Or cette circonstance suffisait à déjouer la ruse, car Meer-Jaffier avait insisté pour que le traité fût signé par l’amiral, et Omischund ne l’ignorait pas. Pour sortir de cet embarras, un des membres du conseil contrefit la signature de l’amiral[1]. Le traité, traduit en persan, fut alors remis à Jaffier, qui écrivit en tête, de sa propre main : « Je jure par Dieu et son prophète d’observer pendant la durée de ma vie les articles du présent traité. »

Depuis la prise de Chandernagor, la plus grande partie de l’armée de Suraja-Dowlah avait pris position dans la plaine de Plassy, où elle occupait un camp retranché. On résolut de commencer immédiatement les hostilités. Toutes les troupes anglaises qui se trouvaient à Calcutta partirent le 12 mai pour se joindre au corps d’armée, cantonné à Chandernagor. Le 13 mai, le corps expéditionnaire se mit en marche sur Cutwah où Meer-Jaffier et ses troupes devaient venir se joindre à Clive. Les Européens et l’artillerie furent embarqués sur 200 bateaux, remorqués par des Indous ; les Cipayes côtoyaient le rivage en vue de la flotte. Le gouverneur de Hoogley, récemment nommé par Suraja-Dowlah, et qui lui était dévoué, parut d’abord vouloir s’opposer au passage des bateaux. Une lettre menaçante de Clive, la vue d’un vaisseau de 21 canons qui se plaça devant le fort prêt à faire feu, le firent changer de résolution. À son départ de Chandernagor, Clive avait écrit au nabob ; dans cette lettre il énumérait tous les griefs que les Anglais avaient ou prétendaient avoir contre le nabob : ses défaites pour se dispenser d’observer le traité conclu au mois de février, sa correspondance avec Bussy, l’argent et les armes fournis aux Français, ses délais à acquitter les sommes dont il était redevable pour les marchandises pillées à Calcutta, etc. Clive terminait en annonçant que, ne voyant plus d’autres moyens d’obtenir justice, l’armée anglaise se rendait à Muxadavad pour soumettre ses griefs à l’arbitrage des principaux officiers du gouvernement du nabob, notamment de Meer-Jaffier et de Roy-Doolub. Le nabob, en consentant à accepter cet arbitrage, éviterait, disait Clive, l’effusion du sang. Il se flattait de le voir prendre ce parti. La réception de cette lettre n’apprit rien au nabob : d’autres lettres de Calcutta avaient déjà répandu depuis quelques jours le bruit de cette alliance. À ce sujet, Suraja-Dowlah avait même laissé échapper quelques menaces contre Watts dont celui-ci fut aussitôt informé ; sans perdre de temps, il envoya à Clive un agent de confiance pour l’engager à presser sa marche, et prépara tout pour sa propre évasion. Déjà les troupes anglaises avaient quitté Cossimbuzar pour se joindre à celles de Clive. Le 13 juin, Watts, après avoir publiquement commandé de lui tenir un souper prêt à Cossimbuzar, sortit de la ville en palanquin, avec trois autres Anglais, et se rendit à une maison de campagne à 10 milles de la ville. Là, sous prétexte d’une chasse, tous trois montèrent à cheval, et, après avoir couru de grands dangers, parvinrent joindre l’armée anglaise.

Le nabob apprit le départ de Watts au moment même où il se disposait à attaquer le palais de Meer-Jaffier. Cette nouvelle lui montra clairement la liaison des Anglais avec Meer-Jaffier, ce dont il avait voulu douter jusqu’à ce jour, et le jeta dans la consternation. Changeant tout aussitôt de résolution, au lieu d’attaquer Meer-Jaffier, il essaya d’une réconciliation ; il envoya des émissaires chargés d’en faire les ouvertures. Les insinuations de ces derniers furent appuyées par plusieurs personnages importants du parti de Jaffier, qui lui conseillaient d’entrer en accommodement. Assez disposé à se ranger à leur avis, il refusait pourtant de se rendre auprès du nabob, soit crainte pour sa propre sûreté, soit dédain pour Suraja-Dowlah. Le nabob, dont la fortune chancelait en ce moment sur le bord de l’abîme, ne se formalisa point de ce manque d’étiquette ; il se rendit lui-même avec une suite peu nombreuse au palais de Meer-Jaffier. Cette visite fut suivie d’une réconciliation apparente : Meer-Jaffier s’engageait à ne pas fournir dans cette guerre de secours aux Anglais ; de son côté, le nabob promettait à Meer-Jaffier de le laisser sortir de la province avec sa famille et ses richesses dès que la paix serait conclue. Des serments réciproques sur le Coran scellèrent ces promesses, que l’un et l’autre étaient également décidés à ne pas tenir ; toutefois, le courage revint tellement au nabob après cette entrevue, que, répondant à la lettre de Clive, il lui rendit menace pour menace. À la même époque, le nabob se trouvait pourtant aux prises avec un nouvel embarras : ses troupes, n’ayant aucun espoir de pillage dans la guerre qui commençait, refusèrent d’entrer en campagne avant d’avoir reçu leurs arrérages. Ce tumulte dura trois jours, et ne fut apaisé qu’au moyen d’une distribution d’argent. Dès que l’ordre fut rétabli, le nabob acheva de concentrer ses troupes à Plassy.

L’armée anglaise était arrivée le 17 juin devant Cutwah ; elle s’en empara sans difficulté. Le même jour, Clive reçut de Meer-Jaffier une lettre où ce dernier lui parlait de son apparente réconciliation avec le nabob, et de la promesse faite par lui de ne pas se joindre aux Anglais ; il terminait par l’assurance donnée à Clive de compter toujours sur ses anciens engagements ; toutefois la rédaction de la lettre, singulièrement timide, ne convenait guère au moment décisif où l’on se trouvait. Deux jours après, Meer-Jaffier annonça à Clive son départ pour le lendemain ; ses troupes, disait-il, prendraient position sur une des ailes de l’armée, d’où il promettait d’envoyer de plus amples explications. Un des agents intimes de Meer-Jaffier mandait les mêmes choses. D’ailleurs, ni Meer-Jaffier ni son agent ne donnaient le moindre détail sur la conduite à tenir par les Anglais, sur le plan d’opération à suivre, etc., etc. ; aussi ces lettres jetèrent-elles Clive dans une grande perplexité. Les Anglais n’avaient pas de cavalerie, ce qui pouvait rendre pour eux le moindre échec terrible par ses conséquences ; pas de milieu pour eux, en quelque sorte, entre une victoire complète et un anéantissement total. La victoire ne pouvait être attendue que de la coopération de Jaffier ; mais les dispositions de celui-ci semblaient devenir de plus en plus douteuses ; en même temps que sa réconciliation avec le nabob était publique et authentique, ses lettres à Clive devenaient de jour en jour plus vagues, plus embarrassées, et moins énergiques. Dans cette incertitude sur le parti à prendre, Clive assembla un conseil de guerre, où se trouvèrent 20 officiers. Il exposa la situation des choses, et s résuma en ces mots : « Faut-il passer le fleuve avec l’armée, pousser jusqu’à Cossimbuzar ? Faut-il, en se nourrissant du riz pris à Cutwah, se maintenir dans le camp pendant la saison pluvieuse, tout en employant le temps à négocier une alliance avec les Mahrattes ? » Contre l’usage des conseils de guerre, où l’on prend les opinions en commençant par le grade le moins élevé, Clive opina le premier, et il opina pour demeurer à Cutwah. Les majors Kilpatrick et Grant furent du même avis ; mais le capitaine Coote, lorsque son tour fut venu de parler, s’exprima à peu près en ces termes : « Les soldats considèrent maintenant comme certain le succès de l’expédition. Les précautions dont il est question ne peuvent manquer de les décourager. Law et ses troupes sont attendus d’un moment à l’autre ; à leur arrivée, les troupes du nabob seront dirigées avec plus d’habileté qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent ; rien ne leur sera plus facile alors que d’envelopper l’armée anglaise, et de lui couper toute communication avec Calcutta, chose plus à redouter que la perte d’une bataille. Il faut donc choisir entre ces deux partis : ou se porter délibérément en avant, ou faire immédiatement retraite sur Calcutta. » Six officiers se rangèrent de l’avis du capitaine Coote, treize contre. Clive rompit le conseil, puis, s’enfonçant dans un bois voisin du camp, y passa une heure absorbé dans de profondes réflexions. Lorsqu’il en sortit, il avait abandonné son propre avis pour celui de Coote. L’ordre fut donné à l’armée de se tenir prête à passer le fleuve le lendemain au point du jour.

Le 22 juin, l’armée, ayant laissé ses malades au fort de Cutwah, commença son mouvement ; elle se trouva dès le soir même de l’autre côté du fleuve. Clive reçut alors une nouvelle lettre de Jaffier, lettre écrite dès le 19, mais retardée en route. Jaffier lui donnait avis que le nabob s’était arrêté près du village de Muncarra, qu’il s’occupait à s’y retrancher, et que le meilleur parti pour les Anglais était d’essayer de le surprendre dans son camp. Clive répondit qu’il marchait en ce moment sur Plassy ; qu’il avancerait encore 6 milles au-delà, c’est-à-dire jusqu’à Dautpore ; que, parvenu là, si lui-même (Meer-Jaffier) ne s’était point réuni à lui avec toutes ses troupes, il entrerait aussitôt en négociation avec le nabob, et ferait sa paix avec ce dernier. L’armée se mit en marche la nuit même, en suivant le bord du fleuve, pour ne pas perdre de vue des bateaux portant de l’artillerie et des munitions, et qu’il s’agissait de faire remonter à force de rames. Elle arriva avant le jour à Plassy, s’empara aussitôt d’un bois voisin. On entendit pendant toute la nuit un bruit continuel de tambours, de clairons et de trompettes : c’était l’armée ennemie, qu’on croyait loin de là, et dont on était à peine à un mille. Le nabob s’était d’abord proposé de prendre position auprès du village de Muncarra ; il avait pensé qu’après la prise de Cutwath, les Anglais se mettraient, sans retard, en marche sur Plassy. Les voyant agir avec moins de vivacité qu’il l’avait d’abord supposé, il s’était hâté de les prévenir et de s’emparer de ce poste avantageux. Clive donna quelques heures de repos à ses troupes ; tous ses officiers, lui surtout, agité de tant de soucis, durent veiller. De son côté, le nabob, bien qu’il ne se crut pas aussi rapproché de l’ennemi, passait la nuit en proie à mille tourments, à mille angoisses cruelles. Il était gisant plutôt que couché dans sa tente. Ses grands-officiers, ses courtisans, ses serviteurs l’ayant peu à peu tous abandonné, il finit par se trouver absolument seul. Un soldat qui crut la tente vide s’y glissa pour voler. Le bruit qu’il fit arracha le nabob à ses sombres préoccupations : « Hélas ! s’écria le malheureux prince, ils me croient déjà mort. »

Les deux armées se trouvèrent alors en présence. Les Anglais occupaient le bois de Plassy. Ce bois, dont Clive s’était emparé la veille, s’étendait, du nord au midi, sur une longueur de 800 verges et une largeur de 300 ; il était formé d’avenues régulières de mangliers, entouré d’une sorte de mur en terre et d’un fossé assez profond, mais comblé en un grand nombre d’endroits. Au nord se trouvait une maison de campagne du nabob, Suraja-Dowlah avait pris position à un mille au-delà, occupant un camp retranché auquel il avait fait travailler depuis long-temps. À la droite du camp se trouvait une redoute garnie d’artillerie ; au-dedans était une colline couverte d’arbres formant une sorte de poste retranché de nature à résister encore même après la prise de la première enceinte par l’ennemi ; enfin, sur le front deux réservoirs destinés à abreuver les chevaux, tous deux entourés de murailles de pierre assez élevées, et à côté de l’un d’eux une batterie de pièces de gros calibre. Le nabob avait passé la nuit campé derrière ce retranchement, les Anglais dans le bois. L’armée anglaise, consistait en 900 Européens, desquels 100 étaient canonniers, et 100 matelots ; en 100 Topasses et 2,100 Cipayes ; son artillerie en 8 canons de 6 et de 6 obusiers. L’armée du nabob comptait 50,000 fantassins, 18,000 chevaux et 50 pièces de canon ; l’infanterie était en partie armée de fusils à mèche, en partie de piques, d’épées, d’arcs et de flèches ; la cavalerie, hommes et chevaux, venait des parties méridionales de l’Indostan, les uns et les autres beaucoup plus robustes que ceux de la côte de Coromandel ; l’artillerie consistait en pièces de 24 et de 32. Chacune de ces pièces était placée sur une espèce de plate-forme élevée de 6 pieds au-dessus du sol, et traînée par 40 ou 50 paires de bœufs ; et, derrière, marchait un éléphant qui dans les mauvais chemins, les passages difficiles, soulevait et poussait avec sa tête la pesante machine. Quarante aventuriers français, sous la conduite d’un nommé Sinfray, étaient aussi employés dans l’armée du nabob, où ils faisaient un corps d’élite.

Au point du jour, 23 juin 1757, l’armée du nabob se déploya tout entière hors de ses lignes. Les 40 Français avec 6 pièces d’artillerie avaient pris poste auprès des deux abreuvoirs ; ils étaient appuyés par 5, 000 chevaux et 17, 000 fantassins sous le commandement d’un officier d’élite, Meer-Murden. Le reste de l’armée marchait en profondes colonnes ; les vides laissés entre elles remplis par de l’artillerie. Vis-à-vis l’angle méridional du bois de Plassy, à la gauche de l’armée du nabob, se trouvaient les troupes de Meer-Jaffier et de ses adhérents. Clive, du haut d’une colline voisine de son camp, suivait les mouvements de l’ennemi ; faisant aussitôt ses dispositions avec son petit corps d’armée, il prend position en dehors du bois ; il place au centre les Européens avec 3 pièces de canon à leur gauche et autant à leur droite ; il partage les Cipayes sur les ailes en deux divisions égales : enfin il fait soutenir la division de gauche par 2 pièces de canon et des obusiers ; sa ligne se prolongeait alors à la droite du bois de Plassy sur une étendue d’environ 600 verges. À huit heures un coup de canon parti des rangs des Indous tua un grenadier anglais et en blessa un autre. À ce signal, l’artillerie du nabob, disséminée sur la plaine, commença son feu sur toute la ligne, toutefois sans produire d’effet ; les canons pointés trop haut n’atteignaient pas les Anglais. Les deux pièces de la gauche de ceux-ci répondaient à la batterie du réservoir ; le reste de leur artillerie croisait ses feux avec l’artillerie répandue le long des lignes de l’armée du nabob, et tous ses coups portaient, car cette armée présentait une surface immense et compacte ; mais à la vérité par cette même raison ils ne pouvaient produire un effet décisif ; aussi Clive ordonna-t-il presque immédiatement un mouvement rétrograde pour se couvrir du bois de Plassy. L’ennemi, enhardi par cette retraite, se porte en avant et redouble son feu ; Clive fait coucher les Anglais ventre à terre, puis, inquiet sur l’issue de la journée, convoque un conseil de guerre. Ce conseil décide de se maintenir jusqu’au soir dans la même position, puis, à minuit, de tenter une attaque sur le camp du nabob.

Les choses en étaient là lorsqu’à midi une pluie épaisse commence à tomber ; elle épargne les munitions des Anglais, mieux garanties ; elle détériore en grande partie celles de l’ennemi, qui se voit ainsi obligé de ralentir peu à peu son feu, puis à deux heures de le cesser tout-à-fait ; il se met bientôt en retraite, l’artillerie d’abord, l’infanterie ensuite ; les seuls Français conservent leur poste. Mais le major Kilpatrick se met en marche pour l’attaquer. Clive comprend l’importance de ce mouvement, et s’avance pour le seconder avec le reste de ses troupes. Sinfray, abandonné par ses alliés, se retire dans la redoute à la tête des siens qui font un feu très vif avec l’artillerie dont elle était garnie. Encouragés par cet exemple, les Indous se répandent sur la plaine. De derrière les retranchements, de la colline boisée, des moindres accidents du terrain, dont ils savent se couvrir, ils font un feu de mousqueterie assez bien nourri ; sur quelques points la canonnade recommence. La cavalerie voltige autour des bataillons anglais ; plusieurs fais elle s’élance pour charger. Clive exécute alors deux attaques rigoureuses et simultanées, l’une sur la redoute, l’autre sur la colline ; il réussit dans toutes deux, et, ces postes importants une fois perdus, l’armée du nabob s’enfuit en désordre dans le camp retranché. Cependant un corps considérable de cette armée ne suivait qu’avec lenteur ce mouvement de retraite ; il finit par s’en trouver tout-à-fait détaché : c’était Meer-Jaffier qui à la tête de ses troupes cherchait à opérer son mouvement de jonction. Cette vue décide Clive à un dernier effort. Après avoir fait canonner quelque temps le camp ennemi, il fait donner l’assaut, et s’en rend aussitôt maître ; les tentes renversées, les bagages, les canons, qui encombrent la route, sont le seul obstacle que rencontrent les vainqueurs. Vingt Européens et vingt-six Cipayes tués ou blessés furent toute la perte des Anglais.

Pendant la canonnade, Suraja-Dowlah s’était tenu hors de portée, enfermé dans sa tente. Dans les premiers instants de la bataille, de nombreux courtisans arrivèrent pour le féliciter de sa victoire. Les nouvelles devinrent bientôt plus rares et plus tristes. Au milieu de la journée, il apprit la mort de Meer-Murden, l’un de ses meilleurs officiers, et ce malheur acheva de lui troubler l’esprit. Il envoya chercher Meer-Jaffier. À peine ce dernier avait-il franchi le seuil de la tente, que le nabob jetant à terre son turban, lui dit : « Jaffier, jurez de défendre ce turban. » Jaffier met la main sur sa poitrine, se prosterne devant le turban, fait sans hésiter les plus solennels serments de fidélité qui lui viennent à la bouche ; puis à peine hors de la tente prend ses dispositions pour aller rejoindre Clive. Deux heures se passèrent encore dans de terribles anxiétés pour le nabob ; alors, apprenant le mouvement offensif des Anglais, il s’élança sur un chameau rapide, et s’éloigna de toute la vitesse de sa monture, accompagné d’environ 2,000 cavaliers.

Meer-Jaffier, dans une lettre à Clive, s’empressa de lui demander ses instructions. Le major Coote fut envoyé avec un détachement pour observer l’ennemi qui fuyait ; le reste de l’armée se mit le soir même en mouvement pour Daudpore. Clive envoya dès le lendemain des députés pour complimenter Meer-Jaffier ; celui-ci les reçut avec quelque embarras, sa lenteur à se réunir à ses nouveaux alliés lui faisait craindre d’avoir encouru leur disgrâce. À peine arrivé au camp des Anglais, il descendit de son éléphant. La garde ayant pris les armes pour lui faire honneur, il s’en montra effrayé, car il n’avait aucune idée de cet usage européen. Mais Clive arrivant au même moment, l’embrasse en le saluant nabob de Bengale, Bahar et Orissa. Meer-Jaffier s’excuse de la lenteur de sa manœuvre de la veille. Clive supprimant toute récrimination, lui conseille de marcher aussitôt sur Muxadavad dans le but de s’emparer de la personne du nabob fugitif. Meer-Jaffier, suivant ce conseil, se met aussitôt en route. Suraja-Dowlah était arrivé dès la veille à Muxadavad où ses principaux officiers le rejoignirent promptement. Les uns lui conseillèrent de se livrer à la générosité anglaise, les autres de reparaître à la tête de l’armée, de l’enflammer par de grandes promesses, et de tenter le hasard d’une nouvelle bataille. Ce dernier parti parut d’abord plaire au nabob ; il ordonna une distribution de trois mois de solde aux soldats ; mais tout le monde s’étant retiré, la même timidité qui l’avait emporté loin du champ de bataille, le fit revenir à un parti qu’il crut moins périlleux. Au point du jour, il fit partir 50 éléphants chargés de ses femmes, de ses pierreries, de ses bijoux, de ses effets les plus précieux ; lui-même devait s’évader la nuit suivante. Le malheur l’ayant rendu défiant, il n’avait mis qu’une seule personne, un de ses eunuques, dans la confidence. L’approche de Meer-Jaffier, dont il fut informé, lui fit hâter son dessein. S’étant déguisé en homme du peuple, il s’échappa de son palais à dix heures du soir par une fenêtre qui s’ouvrait sur la rivière. Toute sa suite consistait en un eunuque son confident habituel et sa concubine favorite. Il portait une cassette contenant des diamants et des bijoux. À quelques pas un canot attendait les fugitifs ; il s’embarquèrent et firent ramer vers le nord. Meer-Jaffier étant entré dans Muxadavad peu de moments après cette évasion, dépêcha aussitôt des soldats dans tous les sens à leur poursuite. Le lendemain 26, les troupes anglaises étaient à Daudpore. Clive envoya vers Meer-Jaffier deux députés anglais, Watts et Walsh, accompagnés de 100 Cipayes. Leur arrivée, la visite qu’ils firent à ce dernier, désignèrent aux habitants le nabob futur. Jaffier, qui jusque là avait hésité, encouragé par la présence et les exhortations des Anglais, se décida, et dans le courant de la journée se fit proclamer.

Clive, prévenu qu’un complot des partisans de l’ancien nabob existait contre sa personne, resta quelques jours à Cossimbuzar. Le 29, il fit son entrée à Muxadavab, accompagné de 200 Européens et 300 Cipayes. Il se dirigea aussitôt vers le palais du nabob ; Meer-Jaffier l’attendait ayant à ses côtés les grands de la cour, au même rang qu’ils occupaient devant Suraja-Dowlah. Le trône s’élevait à l’une des extrémités de la salle. Jaffier, à l’arrivée de Clive, qu’il alla recevoir à la porte de la salle, affectait de s’éloigner du trône. Clive, le prenant par la main, en monta les degrés avec lui, le contraignit d’y prendre place, et lui prêta hommage comme au nabob du Bengale. Suivant l’usage ordinaire, il présenta ensuite au nouveau nabob un plat rempli de roupies d’or. S’adressant alors aux grands de la cour par un interprète, il les exhorta à remercier le Ciel de leur avoir donné un souverain juste et bon à la place d’un tyran tel que Suraja-Dowlah : ceux-ci répondirent par de grandes acclamations.

Le lendemain, Meer-Jaffier rendit en grande pompe visite à Clive. Une conférence s’ensuivit, où il témoigna quelques inquiétudes au sujet des sommes stipulées par le traité secret. D’accord en cela avec Roy-Doolub, dewan du précédent nabob, il affirmait que tous les trésors du nabob n’y pouvaient suffire, promettant néanmoins de faire pour s’acquitter tout ce qui serait en son pouvoir. De nombreuses discussions suivirent ; comme elles n’aboutissaient à rien, on résolut des deux côtés de s’en rapporter à l’arbitrage des Seats ; en conséquence Clive, Jaffier, Scrafton, Meirum (fils de Jaffier) et Roy-Doolub, se rendirent immédiatement chez ces banquiers. Omischund, qui avait eu une part si considérable à la révolution, les accompagna ; depuis la journée de Plassy, il ne quittait plus Clive. Lorsque, arrivé à la porte des Seats, il vit qu’on ne l’invitait pas à la conférence, il s’assit triste et pensif à la porte de la salle. Les traités furent de nouveau lus, expliqués, commentés. Après une longue discussion, il fut convenu, 1° que la moitié des sommes stipulées serait payée sur-le-champ, deux tiers en argent, le troisième en bijoux, argenterie et autres effets de prix ; 2° que l’autre moitié serait acquittée en trois termes dans l’espace de trois ans. La conférence étant terminée, Clive, accompagné de Scrafton, s’approcha d’Omischund, en disant à son compagnon : « N’est-il pas temps de le désabuser ? » Scrafton s’adressant alors à de dernier, lui dit en bengali : « Omischund, le traité rouge n’était qu’un chiffon de papier ; il n’y a rien pour vous. » Ces mots frappèrent comme la foudre l’avide vieillard. Un moment immobile, il chancela tout-à-coup, et allait mesurer la terre, lorsqu’il fut soutenu par deux de ses serviteurs, qui le placèrent dans son palanquin et le firent transporter chez lui. Pendant plusieurs heures il demeura dans un état de stupeur et d’immobilité, sans voir, sans parler, sans entendre. S’étant un peu remis, toutefois sans recouvrer entièrement ses facultés, il se rendit auprès de Clive ; celui-ci lui conseilla de faire un pèlerinage à une pagode renommée auprès de Moulda. Omischund suivit ce conseil, mais revint l’esprit plus troublé qu’auparavant ; son état empira de jour en jour ; enfin il finit par tomber dans un idiotisme complet, et mourut peu de mois après ce coup fatal. Dans les derniers temps de sa vie, contre l’usage des vieillards de l’Indostan, malgré ses propres habitudes jusqu’à ce moment, il se plaisait à se couvrir d’habits magnifiques, à se chamarrer d’or, de bijoux et de pierreries.

Le 2 juillet, la nouvelle de la capture de Suraja-Dowlah se répondit tout-à-coup dans Muxadavad. Les rameurs du bateau, fatigués du travail de la journée, s’arrêtèrent à Rayah-Mahal ; le nabob et la compagne se cachèrent dans un jardin abandonné. Au point du jour, il fut reconnu par un homme du peuple, auquel il avait fait couper peu de mois auparavant le nez et les oreilles. Excité par le désir de la vengeance, cet homme courut le dénoncer à une troupe de soldats précisément en quête des fugitifs, et qui le traînèrent à Muxadavad, après lui avoir fait éprouver, chemin faisant, les traitements les plus barbares et les plus humiliants. Arrivé à minuit à Muxadavad, il n’en fut pas moins conduit et immédiatement chargé de liens en présence de Meer-Jaffier, maître alors de ce même palais où lui-même avait vécu, peu de jours auparavant, entouré de toute la splendeur d’un monarque asiatique. Jaffier devait sa fortune à Aliverdi-Khan. On dit qu’il parut ému et versa quelques larmes à l’aspect du petit-fils et de l’héritier de son bienfaiteur, qui à genoux et tout tremblant demandait la vie au milieu de sanglots entrecoupés. Mais Meirum, fils de Jaffier, adolescent de dix-sept ans, d’une férocité précoce, loin de partager l’émotion de son père, insistait pour qu’il fût mis à mort sur-le-champ. Jaffier donna l’ordre d’éloigner le prisonnier, et comme une partie des grands et des principaux officiers de l’État se trouvaient en ce moment réunis par hasard au palais, il les consulta sur le parti à prendre. Les uns, soit qu’ils craignissent d’encourager dans le nouveau nabob de sanguinaires dispositions, soit qu’ils voulussent conserver Suraja-Dowlah pour s’en servir au besoin dans l’avenir, furent de l’avis d’un emprisonnement étroit et sévère. Les autres, plus habiles courtisans du nouveau nabob, ou ennemis plus prononcés de l’ancien, se rangèrent de l’avis de Meirum ; ils demandaient l’exécution immédiate du prisonnier, mettant en avant le danger que sa vie ne pouvait manquer de faire courir au gouvernement de Jaffier. Celui-ci, de plus en plus indécis, ou feignant de l’être, n’énonçait aucun avis. Alors Meirum l’engagea à s’aller reposer, ajoutant qu’on serait toujours à temps de reprendre la délibération le lendemain. Jaffier congédia l’assemblée, et se retira dans l’intérieur de ses appartements. Aussitôt Meirum se hâte de rédiger l’ordre fatal, et l’envoie par un serviteur de confiance aux soldats chargés de la garde de l’ancien nabob. Ces soldats, empressés d’obéir dans l’espoir d’une riche récompense, se précipitent à la hâte dans la prison de Suraja-Dowlah : c’était une toute petite chambre sale, obscure, isolée. À leur entrée tumultueuse et désordonnée, Suraja-Dowlah devine le dessein des soldats ; il éclate en sanglots, en larmes, en supplications, puis retrouve enfin assez de force pour demander à accomplir ses ablutions. Un des meurtriers, impatient d’achever, découvre et saisit dans un coin de la chambre un vase contenant de l’eau, et la lui verse sur la tête ; un second le frappe au même instant de son poignard ; les autres l’achèvent à coups de sabre. Le lendemain, le cadavre de Suraja-Dowlah traversa la ville sur un éléphant, exposé à tous les regards, pour être enterré dans le tombeau de son aïeul Aliverdi-Khan. Le peuple contemplait avec effroi ce, spectacle lugubre ; mais les soldats ne songèrent bientôt plus qu’aux promesses que leur faisait Meer-Jaffier. Suraja-Dowlah comptait à peine vingt années d’âge, et avait régné quinze mois.

En ce moment, Law arrivait à marches forcées au secours de Suraja-Dowlah. Sur la nouvelle de la mort de celui-ci, il se hâta de rebrousser chemin en se dirigeant vers Patna, capitale de la province de Bahar, Suraja-Dowlah, gouverneur de cette province depuis la mort de son père, était en son absence remplacé par un Indou, nommé Ramnarain, qui avait conservé cette charge, pendant les dernières années de la vie d’Aliverdi-Khan, et pendant le règne de Suraja-Dowlah ; c’était une raison qui le rendait nécessairement opposé à l’élévation de Jaffier. Celui-ci connaissait ses dispositions de Ramnarain, aussi manifesta-t-il, dès qu’il fut sur le trône le plus vif désir de poursuivre et d’attaquer les Français, principal appui de ce dernier ; toutefois, il n’osait se fier encore à sa propre armée, en qui le souvenir d’Aliverdi-Khan vivait encore. Beaucoup de chefs avaient blâmé hautement la mort de Suraja-Dowlah, et ne le cachaient pas. Tout cela détermina Meer-Jaffier à confier cette expédition à un corps d’Anglais sous le commandement de Coote, récemment nommé major. Les préparatifs s’en firent avec lenteur ; les bateaux ne furent point pourvus d’un nombre suffisant de rameurs ; la fatigue et les privations causèrent quelque mutinerie parmi les soldats ; ce qui occasionna une grande perte de temps. Les Français avaient atteint Patna long-temps avant le corps expéditionnaire anglais ; mais, voulant éviter le conflit qui le menaçait, Ramnarain les avait fait passer sur le territoire de Oude, dont le vice-roi et lui-même étaient alors en négociation d’un traité d’alliance. Le major Coote avait dans ses instructions d’ôter à Ramnarain le gouvernement de la province ; mais celui-ci s’était renfermé dans une forteresse, que Coote n’était point en mesure d’attaquer avec son détachement. D’un autre côté Ramnarain commençait à redouter les suites de son opposition à Meer-Jaffier. D’un commun accord, les deux partis, au lieu d’en appeler à la force des armes, en vinrent donc à des pourparlers, à des négociations. Dans une conférence avec le major Coote, Ramnarain parla de la reconnaissance qu’il avait conservée à la mémoire d’Aliverdi-Khan, dont il avait été comblé de bienfaits ; du dévouement qu’il avait eu pour l’héritier de celui-ci, Suraja-Dowlah ; mais il ajouta que ces sentiments ne le rendaient point hostile à Meer-Jaffier ; celui-ci d’ailleurs, ne devait-il pas sa fortune à ce même Aliverdi, qui, l’ayant tiré d’une condition obscure. l’avait peu à peu approché de sa personne ? Le souvenir d’un bienfaiteur commun devrait, ajoutait-il, servir à entretenir la paix et l’union entre lui et Meer-Jaffier. Ayant appelé un brahme, il plaça la main sur le pied de ce dernier, formule redoutable de serment chez les Indous, et, en présence d’une multitude de spectateurs, prêta solennellement serment de fidélité au nouveau nabob. Les envoyés de Meer-Jaffier qui se trouvèrent avec le major Coote lui retournèrent le compliment. La main sur le Coran, en leur nom et en celui de Meer-Jaffier, ils jurèrent paix et amitié à Ramnarain. Aucune des deux parties n’était dupe de la sincérité de l’autre ; mais les uns et les autres, ayant besoin de gagner du temps, se prêtaient de bonne grâce à cette comédie. Le major Coote se mit aussitôt en route pour Moorshedabad ; le détachement qu’il commandait fut stationné à Cossimbuzar ; le reste de l’armée prit ses cantonnements à Chandernagor, dont la situation est plus saine que celle de Calcutta.

Le lendemain de l’arrivée de Coote, Clive quitta Moorshedabad pour retourner à Calcutta, où sa présence était devenue nécessaire pour consolider son ouvrage. Dans les événements qui venaient de se passer, et qui avaient changé la face du Bengale, Clive avait joué le rôle principal ; à peine avait-il trouvé quelque secours et quelque appui dans les autres membres du gouvernement. L’amiral Watson n’avait voulu prendre aucune part active à la dernière révolution ; le conseil de Calcutta en déclinait la responsabilité. Ainsi abandonné à lui-même, il avait fallu à Clive une grande finesse pour déjouer les mauvaises intentions de ses ennemis ou de ses envieux, une grande ardeur pour stimuler la timidité de ses partisans, une décision ferme et prompte quand le moment d’agir était arrivé. Mais une grande pensée l’avait animé, celle d’asseoir la puissance anglaise dans l’Inde sur une large et solide base. Le succès dépassa toute espérance. L’intronisation de Meer-Jaffier par les armes anglaises est le véritable commencement, la fondation même de l’empire anglais dans l’Inde ; c’était la réalisation, au Bengale, du vaste plan formé par Dupleix sur le Deccan. Le mot échappé à Clive dans sa jeunesse venait de se vérifier : Dieu avait voulu de lui quelque chose.

Après la conclusion du traité provisoire de 1754, les deux négociateurs Saunders et Godeheu étaient partis pour l’Europe. Tous deux, le dernier surtout, ne mettaient point en doute d’avoir fondé la paix de l’Inde sur des bases inébranlables ; leurs prévisions étaient pourtant démenties avant leur arrivée au terme du voyage. Madura est un petit royaume au midi de Tritchinopoly ; Tinivelly, un autre petit royaume au midi de Madura, s’étendant de la frontière de ce dernier au cap Comorin ; reconnaissant l’un et l’autre la souveraineté du subahdar du Deccan, et payant un tribut au nabob d’Arcot. Chunda-Saheb, alors maître de Tritchinopoly, avait institué gouverneur de Madura son propre frère, bientôt lui-même remplacé par un soldat de fortune ; celui-ci se fit tuer en se rendant à Tritchinopoly au secours de Chunda-Saheb ; mais, avant son départ, il avait laissé son gouvernement aux soins de quatre chefs afghans qui, après sa mort, se constitueront en princes indépendants. Mahomet-Ali, sur l’avis des Anglais, s’occupa tout aussitôt de faire rentrer le petit État sous son obéissance ; aidé d’un corps de leurs troupes, il s’en empara sans difficulté. Les polygards de ces provinces, c’est le nom de certains princes indépendants, offrirent leur soumission et le paiement des arrérages du tribut ; toutefois les Anglais et le nabob, que le besoin d’argent avait poussé à cette expédition, furent trompés dans leurs espérances : l’argent qu’ils en tirèrent fut loin de compenser leurs dépenses. Les Français réclamèrent vivement contre cette conduite, effectivement en opposition directe avec l’article du traité qui interdisait aux deux Compagnies toute intervention dans la politique du pays ; leurs représentations ne furent point écourtées. Imitant alors l’exemple donné par leurs adversaires, ils s’emparèrent eux-mêmes du petit État de Ternate, tout en laissant Mahomet-Ali et les Anglais s’efforcer de tirer du Carnatique le plus d’argent possible. Les Anglais, pour prix de leur secours au nabob, avaient stipulé pour leur compte la moitié de l’argent qui serait retiré de ces expéditions ; elles ne suffirent plus à leur ambition, ni à celle de Mahomet-Ali, ils se proposèrent encore de réduire Mortiz-Ali, gouverneur de Velore. À cette nouvelle, le gouvernement de Pondichéry annonça à celui de Madras la ferme résolution de recommencer les hostilités si les troupes en marche n’étaient point rappelées ; elles le furent immédiatement. Peu après les polygards de Madura et de Tinivelly n’ayant pas tardé à se révolter de nouveau, les Anglais envoyèrent un corps de Cipayes pour les réduire. Le gouverneur nommé par Mahomet-Ali se joignit lui-même aux rebelles ; et ces deux districts continuèrent de la sorte à donner aux Anglais des nombreux embarras pendant plusieurs années. De leur côté, Salabut-Jung et Bussy marchèrent contre le royaume de Mysore ; ils voulaient en obtenir le paiement des arrérages dus par cet État au subahdar. Effrayé de leur approche, le rajah se hâta de rappeler l’armée qu’il avait alors devant Tritchinopoly. Menacé d’ailleurs en ce moment même par les Mahrattes, il se soumit aussitôt à Salabut-Jung ; toutefois ce fut à Mahomet-Ali que cette expédition profita davantage. La retraite des Mysoréens de devant Tritchinopoly le laissa seul maître du Carnatique.

Après le départ du détachement anglais dirigé sur Calcutta, et celui d’un détachement français envoyé au secours de Bussy (1756), Anglais et Français se trouvèrent tellement affaiblis que toute hostilité réciproque leur eût été impossible. Mahomet-Ali, constamment appuyé par les armes anglaises, régnait sans rival ; à la vérité les commandants de ses forteresses, les polygards, les zemindars, mettaient en œuvre leurs ruses ordinaires pour s’affranchir de l’impôt. De plus, son armée était mal payée, mal commandée, composée de gens sans aveu, incapables de maintenir ou d’établir l’autorité de ce prince. Comme d’un autre côté le gouvernement de Madras continuait à s’exagérer les ressources pécuniaires de Madura et de Tinivelly, en dépit de ses récentes résolutions de maintenir la tranquillité du Carnatique, il envoya l’ordre au capitaine Caillaud, qui commandait à Tritchinopoly, de faire une nouvelle tentative sur ces deux villes. Caillaud se rendit d’abord à Tanjore ; il s’était flatté d’obtenir quelque assistance du rajah ; mais, ayant été refusé, il traversa Marawar, puis se présenta devant Tinivelly. Les troupes anglaises sous ses ordres, les Cipayes demeurés dans le pays, les soldats des polygards, tout cela formait ensemble un corps d’armée assez considérable, mais auquel le manque d’argent ôtait presque toute possibilité d’agir. Cependant, sur la nouvelle que les polygards rebelles étaient en négociation avec les Mysoréens, Caillaud se décida à se mettre en mouvement. Le 10 avril, abandonnant Tinivelly, à la tête de 180 Européens, de 500 Cipayes, 500 chevaux et 6 pièces de campagne, il marcha sur Madura ; c’était une ville importante, bien fortifiée, qui ne pouvait être réduite sans artillerie de siège. Le capitaine Caillaud, qui n’en avait pas, dut essayer de l’enlever par surprise ; à la tête d’une vingtaine d’hommes munis d’échelles, il donna en conséquence l’escalade ; déjà même il avait pénétré dans la place, mais en ce moment fut vigoureusement attaqué et repoussé par la garnison. Caillaud prit alors position à quelques milles de Madura, pour attendre l’artillerie de siège qu’il s’empressa de demander à Tritchinopoly. Pendant ce temps, le nabob s’étant brouillé avec un de ses frères, Nezeeb-Oolla, gouverneur de Nélore, qui refusait le paiement du tribut, sollicita le secours des Anglais pour le réduire. Nélore fut assiégée, une brèche y fut pratiquée, l’assaut immédiatement donné ; toutefois les assaillants furent repoussés. Deux jours après cet échec, ils reçurent l’ordre de se remettre en marche pour la présidence.

Après la retraite de Dupleix, une politique pacifique avait dominé dans les conseils de Pondichéry ; d’ailleurs, comme une flotte française était attendue d’un moment à l’autre, il eût été imprudent d’entreprendre quelque chose sans son concours. Cependant la dispersion actuelle des forces anglaises, occupées devant Nélore et Tinivelly, parut au gouvernement de Pondichéry une occasion favorable pour recommencer les hostilités. Les Français entrèrent en campagne au commencement d’avril, et se présentèrent devant Ellavanasore, petite place possédée par un chef qui jusqu’à ce moment avait su se maintenir dans l’indépendance des Européens ; ce chef fut blessé dans une sortie ; il mourut, et les Français prirent possession d’Ellavanasore. Ils continuèrent après cela à guerroyer contre quelques autres polygards avec lesquels ils étaient depuis long-temps en discussion. Le gouvernement de Madras, les croyant uniquement occupés de ces entreprises, pensait n’avoir rien à redouter pour Tritchinopoly ; mais tout-à-coup, rassemblant toutes leurs troupes, ne laissant que des invalides pour la garnison de Pondichéry, les Français se présentent le 14 mai devant cette dernière ville. Tritchinopoly n’était défendue que par une faible garnison ; elle recélait un dépôt de 500 prisonniers français ; sa situation devint promptement critique. Le capitaine Caillaud apprit cette nouvelle le 21, à trois heures de l’après-midi, devant Madura ; à six heures il était déjà en pleine marche pour aller au secours de Tritchinopoly. L’armée investissante était plus considérable que son corps d’armée, il eut recours à la ruse pour pénétrer dans la place : feignant de suivre la route ordinaire, il s’en écarte au commencement de la nuit, se jette dans une vaste plaine ou plutôt une sorte de marais jugé impraticable par les Français, et qui par cette raison n’était point occupé. Cette plaine, composée de champs de riz, était en effet toute couverte d’eau, les soldats enfonçaient jusqu’aux genoux ; les fatigues et les difficultés de cette marche furent excessives : néanmoins les Anglais se présentèrent au point du jour aux portes de la place, dont leur arrivée fut le salut. Le commandant français, ne pouvant plus se flatter d’enlever la ville après ce renfort, se retira le jour suivant sur Pondichéry.

À la nouvelle de l’attaque de Tritchinopoly, la présidence de Madras avait mis en campagne toutes ses forces disponibles. Cependant elle hésitait entre ces deux partis, aller chercher les Français devant Tritchinopoly, ou les rappeler chez eux par une attaque imprévue sur leur propre territoire ; c’est alors qu’elle reçut la nouvelle de l’entrée de Caillaud dans la place. Le Carnatique est semé de petits forts dont la possession est importante en ce qu’elle assure le revenu des districts d’alentour : Anglais et Français avaient donc le même intérêt à s’en emparer. Parmi ces forts, celui de Wandeswah était le plus important ; le gouverneur n’avait payé aucun tribut depuis 1752, il s’était toujours déclaré pour les Français ; enfin, non seulement cette forteresse était un point militaire important, mais sa possession entraînait la jouissance d’un revenu considérable. Le colonel Aldercroon, chargé de l’attaquer, procéda avec vigueur à cette opération qu’il était urgent d’achever avant que les Français n’eussent eu le temps de le secourir. La ville, située au pied du fort, était ouverte, sans défense ; Aldercroon s’en rendit facilement maître ; mais n’ayant point d’artillerie, sachant d’ailleurs que les Français arrivaient en toute hâte, il se vit obligé de renoncer à s’emparer de la citadelle et de se retirer sur Madras ; par une barbarie que les circonstances ne rendaient nullement nécessaire, il mit le feu à la ville. Les Français demeurèrent alors maîtres de la campagne ; ils s’avancèrent jusqu’à Conjeveram, alors la plus grande ville ouverte et la plus peuplée du Carnatique. Entourée de vastes plaines remarquables par leur fertilité, Conjeveram était célèbre par ses pagodes dans toute l’Inde ; elle possédait aussi un collège de brahmes considérés sur toute la côte de Coromandel comme les interprètes et les régulateurs du culte ; dernière circonstance qui rendait sa possession précieuse aux Anglais et aux Français, aussi se l’étaient-ils long-temps disputée : elle était en ce moment sous la domination anglaise. Les Français firent une tentative pour s’en emparer ; repoussés, et n’ayant pas le temps de tenter une seconde fois la fortune, ils se retirèrent ; et tout en se retirant, mirent le feu à la ville, par représailles de ce qui s’était passé à Wandeswah. Ils se présentèrent le jour suivant devant Outralamore. À leur approche ; les habitants des fertiles plaines du Paliar, effrayés de l’incendie de Conjeveram, abandonnèrent leurs champs, leurs maisons, leurs instruments de labour, pour se réfugier dans les forêts ou sur les montagnes. Accourus pour les protéger, les Anglais n’osèrent cependant rien tenter. Les deux armées continuèrent à demeurer en présence encore pendant six semaines, puis se séparèrent sans s’être tué un seul homme, car toutes deux avaient des raisons pour éviter une action décisive. Prenant enfin son parti, et ne voulant prolonger plus long-temps les dépenses de la campagne, l’armée anglaise effectua sa retraite. Les Français, encore une fois maîtres de la campagne, levèrent de fortes contributions, et se mirent à rassembler de l’argent de tous côtés.

L’année précédente, les Mahrattes, sous la conduite de Balajee-Row, avaient parcouru la régence de Madras où ils avaient levé de fortes contributions. À son départ, Balajee-Row avait laissé derrière lui un nombreux détachement sous les ordres d’un officier de confiance ; et celui-ci, après s’être emparé de quelques forts ; s’était rendu maître d’une des passes des montagnes qui donnaient accès dans le Carnatique. Les Mahrattes, après avoir débouché par cette passe, à 60 milles au nord-ouest d’Arcot, envoyèrent réclamer le chout ou tribut pour tous les états du nabob. Ce message inattendu jeta la ville dans la plus extrême consternation ; en peu d’instants les routes furent couvertes de fugitifs qui s’en éloignaient en toute hâte ; chacun croyait déjà voir la terrible figure des Mahrattes. Le nabob, partageant l’effroi général, se hâta de faire partir sa famille pour Madras, où il réclamait pour elle la protection des Anglais. Les Mahrattes présentèrent leurs demandes : suivant leurs calculs, le tribut avait été fixé, du temps de Nizam-al-Mulk, à 600,000 roupies par an ; les deux tiers de cette somme pour le Carnatique, et un tiers pour Tritchinopoly. Depuis six ans rien n’était payé ; en conséquence c’était 4,000,000 de roupies qu’ils réclamaient. Le nabob n’avait rien à objecter à une arithmétique soutenue par une armée à quelques milles de sa capitale. On entra cependant en négociations, et les Mahrattes en arrivèrent à se contenter de 450, 000 roupies, dont 200, 000 en argent comptant, et 250, 000 en traites du nabob sur les gouverneurs de districts ; dans l’état des choses, c’était se montrer accommodant. Le nabob pria la présidence d’avancer cet argent sur les rentes que lui-même avait assignés à la Compagnie pour les dépenses de guerre. La présidence hésita longtemps à accorder cette demande, dans la crainte de la voir se renouveler dans l’avenir. Cependant, comme elle avait peu de troupes à sa disposition, que des troupes auxiliaires lui auraient coûté tout autant d’argent qu’on lui en demandait, la présidence se décida à accorder au nabob la somme demandée. Les Mahrattes, une fois payés, se retirèrent aussitôt.

Les Français dans le Carnatique, les polygards de Madura et de Tinivelly sollicitaient en ce moment l’attention de la présidence. Caillaud, quand il quitta Madura pour courir à la défense de Tritchinopoly, avait laissé devant la place un corps d’observation composé de 60 Européens et de 1, 000 Cipayes ; après le ravitaillement de Tritchinopoly, il l’avait renforcé de quelques troupes. Les Français s’étant retirés de devant Tritchinopoly, il retourna devant Madura avec toutes ses troupes disponibles, en continua le siège, ouvrit une brèche dans la muraille, donna l’assaut, mais fut repoussé avec une grande perte. Dès lors Caillaud se contenta de bloquer exactement la place et de la priver de toute communication extérieure, parti qui lui réussit complètement ; les assiégés, promptement réduits à capituler, ouvrirent leurs portes et se soumirent à une contribution de 170,000 roupies. À cette époque, quelques bâtiments de guerre et de commerce venus de France, mouillèrent dans la rade de Pondichéry, en juillet 1757. Le corps d’armée français qui, après avoir dévasté le pays, avait pris position à Wandeswah, reçut des renforts ; il marcha aussitôt contre le fort de Chitapet ; et après s’en être emparé, il se présenta devant Trincomalee, que la garnison abandonna à sa seule approche ; il se divisa alors en détachements qui se portèrent devant divers forts ou petites places fortes. Au commencement de novembre, les Français étaient non seulement maîtres de Trincomalee, Chitapet et Gingee, mais de huit autres forts de moindre importance dans leur voisinage ; il savaient établi des collecteurs touchant à leur profit les revenus des districts qui en dépendaient. À la nouvelle de l’arrivée de la flotte française, le capitaine Caillaud était aussitôt retourné devant Tritchinopoly. Les Mysoréens, dont les polygards révoltés attendaient depuis longtemps le secours, entrèrent enfin en campagne dans le mois de novembre ; ils se montrèrent quelque temps aux environs de Madura, qu’ils pillèrent ; et, défaits plusieurs fois, n’en continuèrent pas moins à dévaster le pays. Après le rappel des troupes françaises à Pondichéry, dans le mois de novembre, aucun corps d’armée anglais ou français ne tint plus la campagne ; seulement les garnisons des deux nations laissées dans les différents forts continuèrent entre elles les hostilités, chacune d’elles ravageant les pays d’alentour ; expéditions qui au fond tenaient plus du pillage que de la guerre. L’officier français qui commandait à Wandeswah proposa aux commandants anglais des différents forts voisins d’y mettre un terme d’un commun accord ; proposition agréée sur-le-champ par ces derniers. Les Français avaient alors intérêt à ne pas agir avant l’arrivée de grands renforts, à l’aide desquels ils ne doutaient pas de se rendre aussitôt maîtres du Carnatique ; leurs rivaux n’en avaient pas un moindre à pouvoir s’occuper à loisir de leurs préparatifs de défense. Après la rupture de la paix en 1756, le ministère français avait effectivement expédié une flotte considérable pour les mers de l’Inde, où elle était dès lors attendue ; où elle ne pouvait manquer d’assurer aux Français une grande supériorité au moins sur la côte de Coromandel ; aussi les Anglais étaient-ils alors en proie à de vives inquiétudes sur l’avenir, inquiétudes qui se fussent sans aucun doute réalisées si Dupleix eût encore commandé à Pondichéry.

Tout-puissant à la cour du subahdar où nous l’avons laissé, Bussy n’en était pas moins entouré de nombreux ennemis. Ceux-ci s’efforçaient depuis long-temps de changer les dispositions de ce prince à l’égard des troupes françaises ; le succès couronna leur persévérance ; et ils réussirent à obtenir du subahdar un ordre enjoignant formellement aux Français d’évacuer ses États. Bussy, certain de ne pas tarder à être rappelé, obéit sans représentation et se mit en marche ; non seulement ses prévisions furent trompées, mais il se trouva un jour environné d’une armée ennemie qui semblait vouloir lui disputer le passage. Prenant son parti sur-le-champ, il choisit une position favorable dans le voisinage de Hyderabad, s’y fortifia ; il fit demander du renfort à Pondichéry, et résolut de se défendre jusqu’à l’arrivée de ce renfort, ou du moins jusqu’à ce que quelque événement nouveau vînt changer la face des choses. Ce moment était fort critique pour Bussy : il n’avait qu’un fort petit nombre de troupes, manquait d’argent, et n’osait se servir de ses Cipayes, de peur de les voir déserter ; enfin une multitude d’ennemis l’entourait. Il n’en réussit pas moins à s’approvisionner de vivres, et à repousser toutes les attaques qui furent tentées contre son petit détachement. Au bout de quelques jours ainsi employés, des ouvertures lui furent faites de la part du subahdar ; il les accueillit, sans cependant montrer trop d’empressement, eut l’art de faire vivement désirer par celui-ci ce que lui-même avait grande envie d’accorder, et recouvra bientôt plus d’influence à sa cour et sur son esprit qu’il n’en avait jamais eu. D’ailleurs, ce n’était pas sans un motif sérieux que le subahdar s’était tout-à-coup détaché de Bussy : quelques uns de ses favoris lui avaient donné l’espoir de remplacer le corps de ce dernier par des troupes anglaises ; mais la régence de Madras ne voulut point accorder de troupes, et ce refus amena la réconciliation du subahdar avec Bussy. Les affaires du Bengale occupaient alors exclusivement l’attention des Anglais et absorbaient tous leurs moyens en hommes et en argent. Après cette réconciliation, Bussy ne devait pas tarder à acquérir de nouveaux avantages ; mais d’abord il tourna toute son attention vers les circars (provinces) du nord. Il se proposait de toucher leurs revenus arriérés, et d’assurer leur collection pour l’avenir. En conséquence, le 16 novembre 1758, il se mit en marche à la tête de 500 Européens et de 4,000 Cipayes. Le rajah Wizeramrause, qui lui avait déjà donné de nombreuses preuves de dévouement, vint se joindre à lui à la tête de 10,000 hommes. À la vérité, le rajah voulait profiter des bonnes dispositions de Bussy en sa faveur pour satisfaire un désir de vengeance, devenue depuis long-temps sa passion dominante.

Suivant une tradition propre à ces provinces, un roi du Jagernaut, dans l’Orixa, plusieurs siècles avant l’établissement de la religion mahométane dans l’Inde, aurait marché vers le midi à la tête d’une nombreuse armée ; ce roi après de grandes conquêtes de ce côté, se serait emparé du Carnatique jusqu’à Conjeveram ; puis aurait partagé entre ses parents et ses principaux officiers le territoire conquis. Les polygards du nord se prétendent les descendants directs de ces premiers chefs ; ils affirment que les possessions dont ils jouissent ne sont autres que celles obtenues par leurs aïeux dans ce partage. Ceux qui réclament cette généalogie se croient les plus nobles des hommes ; ils s’égalent aux rajpoots et se regardent comme voisins des brahmes ; prétentions jusqu’à un certain point justifiées en eux par un zèle religieux plus ardent, une observance plus stricte et plus sévère des pratiques du culte que toute autre population indoue. Il est sans exemple qu’une seule de leurs femmes ne se soit pas brûlée avec l’époux auquel elle avait donné sa virginité. Rangaroo, polygard de Bobilé, était le premier parmi ces fiers polygards. Le fort de Bobilé est situé au pied d’une montagne élevée à 140 milles de Vizagapatam. Or, une haine implacable existait depuis long-temps entre ce polygard et Vizeramrause, qu’il méprisait comme d’une basse extraction et d’une élévation récente. Les sujets de Rangaroo, partageant les sentiments de leur chef, faisaient toute sorte de dégâts sur les terres de Vizeramrause, voisines des siennes ; ils détruisaient les moissons, coupaient les arbres, détournaient les eaux à leur profit, etc. ; et cela fait, cherchaient un refuge dans leurs montagnes et leurs forêts, où, Vizeramrause ne pouvait les poursuivre. Vizeramrause, mettant à profit les bonnes dispositions de Bussy, lui persuada de le délivrer d’un voisin aussi turbulent et aussi dangereux ; et Bussy, cédant à ce conseil, fit offrir à Rangaroo, en échange de ses domaines héréditaires, d’autres terres d’une étendue plus considérable et d’un meilleur rapport. Rangaroo se montra fort offensé de la proposition. Quelque temps après, Bussy se trouva dans l’obligation d’envoyer un corps de Cipayes dans une province éloignée ; le chemin le plus court passait par les forêts de Bobilé ; le passage fut demandé à Rangaroo, qui s’empressa de l’accorder. Mais, soit que ce fût le résultat d’une ruse de Vizeramrause dans le but d’exciter le ressentiment de Bussy, ou le fait de Rangaroo lui-même, le détachement fut rudement attaqué, et se vit obligé de se retirer en laissant une trentaine de morts sur le champ de bataille. Vizeramrause profita de l’irritation où cet événement mettait Bussy pour persuader à ce dernier de contraindre Rangaroo à accepter la proposition précédemment faite.

La province de Chicacole, où se passait cette scène, a peu de plaines d’une certaine étendue ; elle est couverte de collines boisées, et de tous côtés environnée de vastes forêts. Tout polygard, outre un nombre plus ou moins considérable de places fortifiées, ne manque jamais d’avoir un réduit plus important que tous les autres, situé dans le lieu le plus inaccessible de sa domination : c’est un asile pour lui et sa famille dans les moments critiques. Ces forts sont d’une construction singulière ; ils consistent en un carré long de 113 toises environ sur chaque face, ayant à chaque angle une tour ronde ; la hauteur de leur muraille extérieure est de 22 pieds, celle du rempart intérieur à la muraille seulement de 12 ; leur parapet, épais de 3 pieds, s’élève de 10 au-dessus du rempart ; il est percé de meurtrières qui permettent aux défenseurs du fort l’usage des armes à feu, des flèches et des lances. Les portes se trouvent sur les côtés longs du carré, vis-à-vis l’une de l’autre ; on n’y entre point de front, mais de côté, et une allée tortueuse conduit dans l’intérieur de la place. À la moindre alarme, de nombreux abatis d’arbres toujours préparés obstruent tous ces passages. Le rempart et le parapet sont couverts d’une toiture en chaume supportée par des piliers, et protégeant la garnison contre la pluie et le soleil. Sur une étendue de 250 toises à partir du rempart, et dans toutes les directions, le terrain est soigneusement aplani, dégarni d’arbres, tandis qu’au-delà se trouve un bois qu’on a soin de tenir épais et serré. À 3, 4 ou 5 milles de ce centre il n’existe qu’un seul sentier ; ce sentier à peine assez large pour donner passage à trois hommes de front, conduit au fort ; l’entrée en est défendue par une fortification à peu près semblable à celle que nous venons de décrire ; il fait de nombreux zigzags à travers la forêt ; il va, vient, retourne en arrière, de temps à autre coupé par un retranchement, protégé de distance en distance par de fortes redoutes. Tel était Bobilé. Bussy se présentait pour l’attaquer avec 500 fantassins et 250 cavaliers européens, 11,000 Cipayes sous le commandement de Vizeramrauze, et 4 pièces de campagne.

Bussy enleva successivement, mais non sans perte, les redoutes détachées ; pendant ce temps, des détachements pénétrèrent dans la forêt, se frayant un chemin avec la hache et le feu. Arrivé en vue du fort central, il partagea son armée en quatre divisions, chacune munie d’une pièce de canon, et devant attaquer simultanément les quatre tours des angles. Rangaroo était là avec toute sa famille et ses plus fidèles compagnons, comme le sanglier au milieu de ses petits ; autour de lui se pressaient 250 hommes en état de porter les armes ; les femmes et les enfants, qui attendaient au milieu des cris et des larmes la décision de leur sort, montaient à plus du double. Le 24 janvier, au point du jour, les 4 pièces de canon battirent à la fois les quatre tours du fort ; à neuf heures, plusieurs brèches considérables existaient déjà ; munies d’échelles, les têtes de colonnes des quatre divisions se présentent pour donner l’assaut aux quatre côtés du fort. Les premiers qui se présentent sont renversés ; d’autres les remplacent qui ont le même sort, et de même pendant une heure. La retraite est alors ordonnée. Bussy fait recommencer à battre les murailles, les brèches sont élargies. Les assiégeants gravissent plus aisément cette fois ; mais le courage, ou pour mieux dire la rage des assiégés, redouble : c’est le désespoir de la bête fauve qui se sent forcée dans sa tanière. Quelques uns montent sur le sommet de la muraille, saisissent à bras-le-corps le premier assaillant qui se présente, et se précipitent avec lui au bas de la muraille, entraînant dans leur chute tous ceux qui se trouvent sur les degrés inférieurs de l’échelle. Les Européens sont frappés de cet excès de courage dont ils sont pour la première fois témoins après de nombreuses campagnes dans l’Inde ; sans cesse ils offrent quartier, on leur répond par l’insulte et la menace. Il était déjà deux heures après-midi, qu’un seul homme n’avait pas encore pu se maintenir sur la muraille. Bussy fait de nouveau sonner la retraite pour donner aux siens quelque repos.

Rangaroo, profitant de ce moment de calme, rassemble ses compagnons et sa famille ; il leur dit que tout espoir de sauver Bobilé est maintenant perdu, que le moment est venu de dérober leurs femmes et leurs enfants aux profanations des Européens ; à l’ignominie plus grande encore d’obéir à un Vizeramrause. Pour cette tâche terrible, il désigne au hasard, comme pouvant également compter sur l’obéissance de tous, quelques guerriers. Ceux-ci, armés de lances et de poignards, une torche à la main, s’avancent vers les habitations qui occupaient le centre de la forteresse ; à l’aide de paille mêlée de bitume, ils y mettent le feu en plusieurs endroits ; bientôt la flamme pétille et s’élance. Des cris affreux se font entendre ; les femmes, les enfants, cherchent à fuir ; mais les exécuteurs des volontés de Rangaroo ont formé le cercle : du poignard, de la lance, de l’épée, ils frappent ou repoussent dans les flammes tout ce qui tente de s’échapper. La jeune femme qui porte un enfant à la mamelle, l’enfant qui s’effraie et demande grâce, le vieillard qui voudrait conserver quelques jours de vie, rien n’est épargné. Le sacrifice achevé, les exécuteurs se hâtent de regagner le rempart, car déjà les Européens s’avancent. À cet assaut quelques grenadiers réussissent pénétrer enfin dans l’une des tours ; Rangaroo s’élance pour la défendre, mais tombe frappé d’une balle de mousquet qui lui a traversé la poitrine. Ses amis, exaspérés de sa chute, courent pour le venger ; ce mouvement dégarnit de leurs défenseurs les autres côtés du fort, il est emporté sans difficulté. Cependant les assiégés ne cessent pas de combattre ; chacun d’eux s’élance sur un adversaire, dont il ne triomphe que pour se précipiter sur un autre, jusqu’à ce qu’il tombe enfin lui-même ; alors il emploie le peu de forces qui lui restent à tourner son poignard contre son propre sein. Ce massacre à peine terminé laisse apercevoir dans l’intérieur de la forteresse un spectacle encore plus terrible : là, la flamme qui mugit, les cadavres à demi consumés, les morts et les mourants qui gisent au milieu de leur sang, épouvantent et touchent les plus vieux soldats, les vétérans les plus endurcis. La victoire a perdu tous ses enivrements ; on voit les vainqueurs s’interroger mutuellement d’un regard étonné, attendri, comme s’accusant de la sanglante catastrophe. Alors un vieillard, tenant dans ses bras un jeune enfant, sort tout-à-coup d’une retraite cachée ; il marche au hasard, d’un pas chancelant, jetant autour de lui des regards inquiets. Les soldats s’empressent de le soutenir, lui prodiguent les soins et les égards. Arrivé auprès du chef français, le vieillard s’agenouille et lui présente l’enfant, avec ces paroles : « C’est le sang de Rangaroo, que j’ai sauvé malgré son père. » Une émotion plus douce s’empare des spectateurs de cette scène, comme si le salut de cet enfant était une compensation à tant d’autres calamités. Bussy s’était retiré dans sa tente ; ayant appris ce qui s’était passé à Bobilé, il n’avait pas voulu y pénétrer. L’enfant lui fut porté ; il le reçut comme aurait pu faire le tuteur le mieux disposé, et fit sur-le-champ préparer des patentes qui l’instituaient suzerain des terres qu’il avait offertes à son père. Il lui donna en outre une garde pour le défendre au besoin contre les entreprises de Vizeramrause.

Cependant quatre des compagnons de Rangaroo, témoins de sa chute, s’étaient juré de ne pas mourir avant de l’avoir vengé. Ils se retirèrent aussitôt de la mêlée, et se cachèrent dans un endroit obscur du fort ; comme ils parlaient la même langue que les soldats de Vizeramrause, il leur fut facile de se mêler plus tard à ces derniers, puis de gagner les bois voisins sans avoir été remarqués. Ils y demeurèrent deux jours entiers, occupés de leurs desseins. La troisième nuit, deux de ces fugitifs se mêlent de nouveau aux soldats de Vizeramrause, et parviennent jusque dans le voisinage de sa tente ; se traînant alors sur le ventre, ils réussissent à soulever le bord inférieur de cette tente et à pénétrer dans l’intérieur. Vizeramrause, étendu sur son lit, dormait d’un profond sommeil. Les deux soldats s’en approchent en retenant leur haleine, et lui plongent à la fois leurs poignards dans le cœur. Vizeramrause pousse un grand cri ; un soldat de faction au-dehors l’entend, donne l’alarme, entre dans la tente du rajah et fait feu sur les deux assassins, mais les manque. Les meurtriers se précipitent de nouveau sur Vizeramrause, et le frappent à coups redoublés ; des soldats accourent en grand nombre ; mais, insouciants de leur propre destinée, ils disent : « Notre vie est à vous, nous sommes vengés. » On les massacre à coups de sabre et de poignard. Le corps de Vizeramrause était percé de trente-deux blessures. Si les deux meurtriers eussent manqué leur coup, leurs deux compagnons demeurés dans la forêt eussent renouvelé la même entreprise.

L’armée, pressée de quitter ces lieux funestes, marcha vers le nord. Bussy réduisit sans difficulté quelques autres polygards. Ce fut alors qu’il reçut des lettres où Suraja-Dowlah sollicitait son appui contre les Anglais ; demande de secours appuyée des plus magnifiques promesses. Bussy se porte tout aussitôt à la frontière du nord de son territoire ; déjà il s’apprêtait à se rendre dans le Bengale à travers Orissa, aussitôt que les circonstances seraient favorables ; mais il apprit, au contraire, le recouvrement de Chandernagor par les Anglais, ainsi que toute la faiblesse montrée par Suraja-Dowlah. Il résolut alors d’attaquer les établissements anglais dans les circars (provinces) du nord, qui consistaient en trois factoreries situées sur trois branches de la Godavery. Dépourvus de tous moyens de défense, ils se rendirent à la première sommation. L’un de ses établissements était pourtant Vizigapatam, l’une des places les plus importantes de la Compagnie ; le fort avait une garnison de 150 Européens et de 300 Cipayes ; mais il était si mal construit, que toute tentative de défense eût été parfaitement inutile. À la première apparition de l’armée de Bussy, une capitulation fut immédiatement conclue par laquelle les Européens du service civil ou militaire furent considérés comme prisonniers de guerre ; tout ce qui appartenait à la Compagnie fut déclaré de bonne prise. Les Cipayes ou autres indigènes furent autorisés à se retirer où bon leur semblerait. Bussy s’engageait aussi à respecter les propriétés particulières. Il se montra scrupuleux observateur de cette parole ; les Anglais le virent, non sans étonnement, restituer sans plus ample information ce que chacun des habitants s’avisa de venir réclamer comme sa propriété.

À cette époque, des événements d’une grande importance étaient au moment de s’accomplir dans l’armée du subahdar du Deccan. Le subahdar avait deux jeunes frères. Par le conseil de Bussy, passé maître dans la politique orientale, il leur avait donné de grands établissements et conformes à leur rang, mais ne leur laissait aucun pouvoir. Des conseils différents prévalurent pendant l’absence des Français. L’aîné de ces frères du subahdar, Bassalut-Jung, avait été nommé au gouvernement de la province et de la ville d’Adoni, l’une des plus fortes places du Deccan ; le second et le plus dangereux, Nizam-Ali, à celui du Berar, grande et riche province dont les Mahrattes occupaient alors une partie. Or, à la fin de l’année 1758, les Mahrattes insultèrent le subahdar jusque dans sa capitale ; une sédition éclata dans l’armée sous le prétexte ordinaire d’une demande d’arrérages ; et le dewan, éprouvant ou feignant d’éprouver de grandes inquiétudes, se réfugia dans une forteresse. Nizam-Ali, qui avait su acquérir une grande popularité parmi les troupes, se fit fort alors de les apaiser à la condition que les pouvoirs nécessaires lui seraient concédés par le subahdar : il demanda entre autres la disposition du grand sceau de l’État ; il lui fut remis, et le subahdar ne conserva plus de son pouvoir qu’une vaine apparence. Nizam-Ali, jouant la modestie et l’indifférence du pouvoir, confia ce sceau à son frère, tout en prenant cependant ses précautions pour que ce dernier n’en pût faire que l’usage que lui-même prescrirait. À peine Bussy eut-il appris ces nouvelles qu’il se mit immédiatement en marche avec tout ce qu’il avait de forces disponibles ; il fit 400 milles en vingt-un jours à travers un pays où la plupart du temps aucune route n’existait. À son arrivée à Aurengabad, quatre armées s’y trouvaient réunies ; celle de Nizam-Ali, celle du subahdar, dont ce même Nizam-Ali avait le commandement, celle de Bassalut-Jung, enfin celle des Mahrattes sous le commandement de Balajee-Row. On s’attendait à de grands événements ; mais la présence de Bussy à la tête d’une poignée d’Européens suffit pour leur donner une direction toute autre que celle qui paraissait probable.

Comme nous l’avons dit, le ministère français, après la rupture de la paix, s’était décidé à faire partir une grande expédition pour l’Inde, où il espérait porter un coup décisif à la puissance anglaise. La flotte était composée de 1 vaisseau de 74, de 10 autres de 36 à 60 canons, et d’une frégate ; elle portait un corps de troupes de 1,130 hommes, et un grand nombre de volontaires. Le comte de Lally-Tollendal fut nommé gouverneur-général des possessions françaises dans l’Inde, avec des pouvoirs fort étendus. Le comte de Lally appartenait à une de ces familles irlandaises conduites par leur fidélité aux Stuarts sur un sol étranger. On peut dire de lui qu’il avait été soldat en naissant ; à sept ans, il comptait déjà comme capitaine dans le régiment irlandais de Dillon, dont son père était colonel-commandant, son oncle colonel propriétaire ; à huit ans, il les accompagna au siège de Gironne. Le père avait dit : « Il faut que l’enfant connaisse au moins l’odeur de la poudre. » À douze ans, le jeune Lally fit le service de la tranchée au siège de Barcelone : le vieux père, content de la conduite de l’écolier, avait voulu lui donner ce qu’il appelait une pente récréation de vacance. Le siège achevé, le jeune Lally était effectivement rentré au collège pour y continuer ses études, qu’il poursuivit avec ardeur, et où il obtint des succès. Les langues vivantes et les éléments des sciences qui se rattachent à l’art militaire lui devinrent familiers. Ses études achevées, il assista aux sièges de Kehl, de Philipsbourg, à l’attaque sanglante des ligues d’Etlingen, sauva son père dangereusement blessé et au moment de tomber dans les mains de l’ennemi. La paix faite, il parcourut l’Europe, cherchant partout des partisans aux Stuarts, mêlé a tous les projets qui devaient aboutir à l’expédition du prince Édouard. En 1744, à Dettingen, suivant une expression du maréchal de Noailles, il rallia l’armée dans sa déroute et la sauva dans sa retraite. Le succès de la bataille de Fontenoy fut dû en partie à l’intrépidité avec laquelle il chargea le front de la colonne ennemie à la tête de la brigade irlandaise. Le prince Édouard étant descendu en Écosse avec huit compagnons et 2,000 louis, Lally assiégea le ministère et lui fit adopter un plan de débarquement en Angleterre. Le mauvais temps et d’autres circonstances ayant fait échouer cette expédition, Lally s’était empressé de rejoindre le prince comme volontaire. En 1756, lorsque la guerre éclata avec l’Angleterre, interrogé par le premier ministre sur les mesures à prendre, il répondit : « Trois : descendre en Angleterre avec le prince Édouard, abattre la puissance anglaise dans l’Inde, conquérir les colonies anglaises de l’Amérique. » La seconde partie de ce plan ayant été adoptée, Lally fit un plan d’opérations qu’il présenta au ministère, et que ce dernier goûta. La Compagnie des Indes l’ayant appris, sollicita ardemment le ministre de mettre Lally à la tête de l’expédition projetée. Le ministre aurait voulu confier à un autre l’exécution des projets de Lally. Il montra à se rendre aux désirs de la Compagnie française une hésitation qui fait honneur à sa pénétration, à sa connaissance des hommes. Lally, demandé par la Compagnie des Indes, appuyé à la cour, recommandé par un mérite réel comme militaire, fut pourtant nommé au commandement de l’expédition ; celui de la flotte fut confié au comte d’Aché. Le ministère et la cour avaient conçu les plus grandes espérances de cette expédition ; on n’en attendait pas moins que la destruction immédiate de tous les établissements anglais dans l’Inde.

La flotte quitta le port de Brest le 4 mai 1757. En ce moment une fièvre épidémique exerçait de grands ravages dans cette ville ; les vaisseaux en quittant le port l’emportèrent au lieu de lui échapper ; 300 hommes de l’équipage et de l’armée d’expédition moururent dans la traversée de Brest à Rio-Janeiro. La flotte demeura deux mois dans ce dernier port ; quand elle en partit, l’épidémie continuait ses ravages. À l’île de France, elle fut grossie de deux vaisseaux qui l’année précédente avaient porté des troupes à Pondichéry. D’après les intentions du ministère, Lally devait commencer les opérations par l’attaque du fort Saint-David. La flotte mouilla le 28 avril devant le fort ; Lally avec 22 vaisseaux se dirigea aussitôt vers Pondichéry, où il arriva le même jour sur les cinq heures du soir. Son arrivée fut signalée par un accident qui pouvait sembler de mauvais présage. Les canons qui lui firent le salut ordinaire, par une négligence singulière, se trouvèrent chargés à boulets. Le vaisseau qu’il montait reçut cinq boulets, dont trois le traversèrent de part en part, et les deux autres endommagèrent ses agrès. Lally procéda avec une grande hâte au débarquement ; avant la nuit, le comte d’Estaing, depuis si fameux dans la guerre d’Amérique, à la tête d’un détachement de 1,000 Européens et de 1,000 Cipayes, était déjà en marche vers Saint-David. À la vérité, ce détachement était dépourvu de vivres et de guides ; il s’égara, et n’atteignit sa destination qu’à sept heures du matin, les soldats à demi morts de fatigue et de faim. Le lendemain, un autre détachement rejoignit le premier avec des vivres et du canon de gros calibre ; celui-ci, commandé par le marquis de Soupire. Dès le 1er mai, Lally se trouva en personne devant le fort. À peine arrivé, il prit le commandement du siège, et envoya d’Estaing prendre position devant Cuddalore. Cette ville n’avait subi aucun changement depuis l’attaqua conduite par Dupleix qu’elle avait soutenue une douzaine d’années auparavant ; sa garnison était composée de 4,000 Cipayes ; elle reçut un renfort de 30 Européens du fort Saint-David.

L’amiral Pocock était arrivé à Madras le 22 février avec 5 vaisseaux de guerre du Bengale. Le mois suivant, l’amiral Stevens vint se joindre à lui avec 5 autres vaisseaux. Dès le 17 avril, les 2 escadres réunies, abandonnant la rade de Madras, se portèrent jusqu’à la hauteur de Ceylan, revinrent le long du rivage, et aperçurent la flotte française le 29 ; celle-ci fit aussitôt voile pour Pondichéry. L’amiral Pocock la poursuivit, et à midi n’en était plus qu’à 1 lieue. Les Français se formèrent alors en ordre de bataille et attendirent l’ennemi. L’escadre anglaise était composée de 7 vaisseaux, 1 de 66, 2 de 64, 2 de 60, 2 de 50 ; l’escadre française, 1 de 74, 1 de 58, 1 de 54, 2 de 50, 2 de 44, et 1 de 36 : en tout 9 vaisseaux. L’amiral Pocock donna le signal du combat, mais ses signaux ne furent pas bien interprétés par les vaisseaux les plus éloignés. Il était déjà 4 heures lorsque le combat commença ; le feu fut animé de part et d’autre ; les deux vaisseaux amiraux furent en présence et se combattirent, mais cette journée n’eut point de résultat décisif. La perte des Anglais fut de 118 hommes tués ou blessés, celle des Français de 500 ; en compensation, les vaisseaux anglais furent beaucoup plus maltraités. L’escadre française mit six jours à gagner Pondichéry ; les troupes de terre qu’elle portait furent immédiatement dirigées vers le fort Saint-David, où Lally avait déjà emmené tout ce qui se trouvait de troupes disponibles à Pondichéry.

De nombreux mécontentements avaient suivi les premières mesures de Lally. Ne trouvant pas pour ses opérations militaires les mêmes ressources, les mêmes facilités qu’il était habitué à rencontrer en Europe, il voulut les créer en dépit de tous les obstacles ; mais il était par malheur on ne saurait plus ignorant des mœurs, des usages, de la religion des indigènes. Chaque caste de l’Inde a sa vocation particulière et héréditaire. Les castes les plus élevées ne sauraient se livrer à aucun travail manuel ; les plus basses ne peuvent sortir des limites de certaines professions. Le cultivateur se regarderait comme déshonoré s’il labourait une terre qu’il n’a point ensemencée ; le cooli qui porte son fardeau sur la tête ne consentirait jamais à le porter sur les épaules ; le soldat indou ne travaille point aux retranchements dont il s’abritera ; le cavalier ne fauchera jamais l’herbe qui doit nourrir son cheval. De là l’innombrable multitude qui suit les camps indous pour remplir ces soins divers. D’un autre côté, les chevaux de trait ne sont qu’imparfaitement remplacés par les bœufs du pays, dont la race est petite et faible ; encore est-il rare de rencontrer un nombre de ces derniers assez considérable pour suffire aux besoins d’une armée. D’ailleurs la précipitation avec laquelle Lally dirigea les premiers détachements sur Saint-David et Cuddalore, n’aurait laissé dans aucun cas aux autorités de Pondichéry le temps de rassembler un nombre suffisant de coolis (portefaix). Lally donna ordre qu’ils fussent suppléés par les habitants indous de Pondichéry, qui furent saisis de force, et, sans distinction de caste, également employés à remplacer les coolis ou portefaix. Le prêtre, le guerrier, furent attelés à côté du sudra, ou du paria ; ils traînèrent l’artillerie, portèrent des fardeaux, etc. C’était attaquer à la fois l’ordre social et l’ordre religieux ; c’était blesser toutes les croyances, renverser toutes les conditions ; c’était comme si un gouverneur de Paris se fût avisé d’atteler un duc et pair au valet du bourreau, pour les employer à la démolition de Saint-Denis ou de Notre-Dame ; ou plutôt c’était pire encore. Aussi la désertion ne tarda pas à se mettre parmi ces malheureux Indous. Bientôt Pondichéry ne fut plus qu’une vaste solitude ; le mécontentement éclata de toutes parts. Les membres du conseil se rendirent auprès de Lally pour lui mettre sous les yeux les suites funestes de ce mépris des mœurs et des croyances des habitants. Lally accueillit ces remontrances avec colère et emportement. Il accusa les membres du conseil de s’être fait payer par les Indous pour parler de la sorte. Cependant, les canons et les munitions, malgré la violence de ces mesures, n’arrivaient au camp qu’avec une lenteur extrême. Lally finit par se laisser aller à toute son impatience ; abandonnant tout-à-coup le fort Saint-David, il courut à Pondichéry pour hãter leur marche en redoublant d’énergie pour l’emploi des mêmes moyens.

Le fort Saint-David était devenu une place importante par le grand nombre d’ouvrages qu’on y avait successivement ajoutés. Il avait 6 bastions garnis chacun de 12 canons, et un ouvrage à corne qui en avait 3 ; il était entouré d’un fossé que remplissait au besoin d’eau la rivière de Tripalore ; sa garnison était composée de 1,600 Cipayes et de 619 Européens. Lally avait sous ses ordres 2,500 Européens et autant de Cipayes. Le siège commença dans la nuit du 15 mai par un feu très vif, auquel les assiégés répondirent. Les ouvrages extérieurs furent rapidement emportés. Le 30, Lally avait poussé ses batteries jusqu’au pied du glacis ; il éleva 3 batteries nouvelles. Les Cipayes, soit par la désertion, soit par le feu de l’ennemi, étaient réduits à 200 ; le service était devenu très pénible pour les Européens. Les Anglais avaient été trop prodigues de leur feu dès le commencement du siège ; ils commençaient à manquer de poudre, et 20 canons étaient hors de service. Les citernes étaient détruites par les bombes, l’eau des fossés n’était pas potable ; le feu des assiégeants acquérait une supériorité de plus en plus marquée ; l’espoir de la garnison ne reposa bientôt plus que sur l’arrivée de la flotte. Mais le 1er juin ils découvrirent la flotte française. La crainte qu’elle ne débarquât des troupes détermina le commandant du fort à assembler un conseil de guerre ; l’avis unanime fut que le moment était venu d’obtenir la meilleure capitulation possible. Un parlementaire se rendit au camp de Lally, porteur des conditions demandées ; Lally insista pour que la garnison se rendît à discrétion. Les portes du fort lui furent ouvertes ; il y fit son entrée à la tête d’une compagnie de grenadiers. La garnison fut envoyée prisonnière de guerre à Pondichéry, et la démolition des fortifications du fort Saint-David commença immédiatement. Cuddalore s’était rendue le 6e jour. D’Estaing, par ordre de Lally, se présenta devant Devi-Cotah, qui ouvrit aussitôt ses portes. L’armée française retourna alors à Pondichéry, où Lally fit son entrée solennelle, et un Te Deum fut chanté avec beaucoup de pompe. Malheureusement l’éclat de ce succès cachait mal de grands embarras : le trésor était vide ; M. de Leyrit, gouverneur de Pondichéry pour la Compagnie, déclara que passé quinze jours il ne se chargerait plus de nourrir ni de payer l’armée.

Lally songeait à attaquer Madras, tentative qui présentait de grandes chances de succès. Une partie des fortifications de cette place n’avaient pas été rétablies depuis le dernier siège ; de plus les troupes anglaises, découragées par la prise successive de Cuddalore, Saint-David et Devi-Cotah, ne faisaient pas craindre une très vigoureuse résistance. La véritable difficulté était de se procurer l’argent nécessaire à cette opération ; toutefois Lally et le conseil de Pondichéry ne désespéraient pas d’en triompher : les districts de l’ouest et du nord, évacués par les Anglais, demeuraient sans défense ; ils eurent d’abord l’idée de s’en emparer et d’en percevoir les rentes, qui ne laissaient pas que d’être considérables ; à la vérité cette opération devait être lente, difficile. D’un autre côté, le roi de Tanjore avait souscrit au profit de la Compagnie, en 1751 une obligation de 3,600,000 roupies pour se délivrer des Français et de Chunda-Saheb ; il était encore débiteur de cette somme, parfaitement suffisante pour assurer le succès de l’entreprise. Le conseil de Pondichéry à l’unanimité fut donc d’avis d’attaquer d’abord le royaume de Tanjore, de s’emparer de la capitale, ou au moins d’obtenir du roi le paiement de sa dette. « C’est notre seule ressource, » dit le gouverneur. — « La Providence elle-même nous offre cette ressource, » dit le jésuite Lavaur. — « Chaque coup de canon que nous tirerons, ajouta un conseillers nous vaudra 20,000 louis. » Dans cette circonstance, Lally se laissa guider par les conseils des personnes au courant des affaires de l’Inde ; par malheur il refusa de les écouter sur un autre sujet non moins important. Par suite d’idées toutes faites, de préjugés apportés de France, il ne voulait pas d’une alliance avec le subahdar, dont il ne comprenait nullement les avantages, ou pour mieux dire qui lui semblaient autant de déceptions mises en avant par Bussy pour se faire valoir et se maintenir dans son poste. Dans cette persuasion, et dès son arrivée, il avait envoyé dans le Deccan, pour prendre le commandement en second des troupes françaises, le marquis de Conflans qui avait toute sa confiance. À cette époque, dans la crainte que cette mesure ne fût attribuée à un sentiment de jalousie, il n’avait pas osé rappeler Bussy. Mais se croyant au-dessus de ce soupçon après la prise du fort de Saint-David, il envoya tout aussitôt à ce dernier l’ordre de se rendre sans délai à Pondichéry. Les représentations de M. de Leyrit, du jésuite Lavaur, des membres du conseil, enfin de tous ceux qui connaissaient le pays, ne purent le faire changer de résolution.

Lally laissa 600 hommes de son régiment et 200 Cipayes pour former un camp d’observation sous Pondichéry. La flotte française vint mouiller le 17 juin dans la rade de cette ville, et le lendemain l’armée entra en campagne. Mais les moyens de transport étaient aussi défectueux que lors de l’expédition sur Saint-David ; les indigènes, se rappelant ce qui s’était passé à cette époque, au lieu d’offrir leurs services ou de venir vendre des vivres, s’enfuyaient à l’approche des Français. Seize rivières à passer entre Pondichéry et Karical, rendez-vous général des troupes, rendirent leur marche extrêmement pénible. L’absence de moyens de transport, l’effroi qui faisait fuir les indigènes, firent manquer les vivres, et l’armée à son arrivée à Devi-Cotah n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures. On s’attendait à trouver des vivres dans cette place ; mais le riz était encore dans ses gousses, et pour l’en extraire il faut un long travail et quelques instruments dont les Français n’étaient point pourvus. Les soldats, affamés, fouillèrent toutes les maisons sans rien trouver : irrités, ils mirent le feu à la ville, et ce fut à grand-peine que deux magasins de poudre furent sauvés. Ce fut seulement à Karical, après une marche de 100 milles anglais, que fut faite la première distribution régulière de vivres ; là aussi, un brahme se présenta, de la part du roi de Tanjore, avec des propositions de paix. Lally le renvoya avec la demande péremptoire des 5,600,000 roupies, à payer sur-le-champ. Il envoya en même temps un détachement considérable pour s’emparer de Nagore : ville opulente à 4 milles de Négapatam, faisant un commerce considérable, et renfermant dans son sein grand nombre de riches négociants. Lally les menaça du pillage, espérant qu’ils se croiraient heureux de s’en racheter au moyen d’une forte rançon ; mais ceux-ci avaient eu le temps de mettre en sûreté leur argent et leurs effets précieux ; ils n’offrirent qu’une très faible somme. Le général français s’avisa alors de mettre aux enchères, d’affermer le pillage et les contributions de cette ville ; et Fischer, hardi partisan, qui commandait les hussards, l’obtint au prix de 200,000 roupies : secours temporaire, qui eut de grands inconvénients pour Lally. Ses ennemis se hâtèrent de profiter de l’occasion pour lui renvoyer ces imputations de corruption et de vénalité dont lui-même était tellement prodigue ; ils prétendirent qu’il devait être de moitié dans les profits de Fischer. Continuant à manquer de tout, il s’adressa aux Hollandais de Négapatam, il leur demanda de l’argent, des munitions et des vivres ; les Hollandais, effrayés, lui fournirent 200 quintaux de poudre, et s’engagèrent à procurer à ses agents toutes les facilités possibles pour acheter des vivres ; ils s’excusèrent quant à l’argent, affirmant qu’eux-mêmes en manquaient. Près de Nagore se trouvait la pagode de Riveloor, célèbre dans l’Inde. Lally se laissa persuader que cette pagode renfermait de grandes richesses, soigneusement cachées par les brahmes ; que les statues qui l’ornaient étaient d’or et d’argent massif. Dans cette idée, il bouleversa le temple de fond en comble, et en arracha les idoles qu’il fit briser ; mais on ne découvrit aucun trésor, et ces statues se trouvèrent de matière commune, argentée ou dorée à la surface. La pagode renfermait bien une grande quantité de riz, mais encore dans ses gousses, il ne put être d’aucun usage. À l’approche de l’armée française, tous les brahmes s’étaient enfuis. La crainte, l’inquiétude qu’ils éprouvaient sur le sort de leur divinité en ramenèrent plusieurs, qui se hasardèrent à venir prendre quelques informations à ce sujet. Lally, toujours dominé par ses idées de guerre européenne, s’obstina à voir en eux des espions ; les traitant comme tels, il en fit attacher six à la bouche d’autant de canons.

L’armée du roi de Tanjore s’était mise en campagne au moment où les Français avaient atteint Karical : elle était composée de 2,500 cavaliers et de 5,000 Cipayes disciplines à l’européenne. Monakyee, généralissime de Tanjore, en prit le commandement. Le roi, à la première nouvelle de l’attaque dont il était menacé, avait demandé des secours au nabob du Carnatique, aux Anglais de Madras, au commandant de Tritchinopoly, même à plusieurs polygards avec lesquels il était en guerre. La régence de Madras ni le nabob n’étaient ; point en état de lui en fournir directement ; mais le commandant de Tritchinopoly, Caillaud, fut autorisé par la régence à agir comme il le jugerait convenable. Celui-ci, dont le caractère était hardi et entreprenant, se hâta de diriger sur Tanjore un détachement de 500 Cipayes et de 300 Cooleries. Les Cooleries sont un petit peuple, habitant les bois et les forêts entre Tritchinopoly et le cap Comorin ; leur nom, qui signifie voleur, exprime, dit-on, à merveille leur caractère ; leur arme principale est une pique de dix-huit pieds de long : habiles dans l’art de l’embuscade, parfois ils volent ou tuent dans une nuit la plus grande partie des chevaux d’une armée ennemie. Les polygards, à l’instigation des Anglais, suspendirent les hostilités ; ils permirent même à leurs Cooleries d’entrer au service du roi de Tanjore, qui en enrôla 4,000. Le 24 juillet, les deux armées furent en présence. Les Tanjoréens étaient postés derrière un ruisseau qui couvrirait leur front ; ils en furent chassés par l’artillerie française et se retirèrent sous les murs de Tanjore. Lally prit position devant la place. Le roi de Tanjore, sentant l’insuffisance de ses moyens de défense, fit de nouvelles propositions. Dans une première conférence, les envoyés français mirent en avant la première demande des 5,600,000 roupies : le roi en offrit 3,000,000 ; dans une seconde conférence, les mêmes envoyés annoncèrent qu’ils se contenteraient de 1,000,000 de roupies argent comptant et 600 bœufs de trait. Ils avaient de plus l’ordre de d’exiger la livraison de 100 quintaux de poudre. Plus avisés que Lally, ils passèrent sous silence cet article, de nature à trahir la détresse de l’armée et l’imprudence du général qui, par une telle démarche, la faisait connaître à l’ennemi. Le roi de Tanjore se montra disposé à fournir la somme demandée, seulement il refusait les bœufs que sa religion lui défendait de fournir à des étrangers professant un autre culte. Le lendemain, à une nouvelle entrevue, les négociateurs français, cette fois d’après les ordres positifs du général, insistèrent sur l’article de la poudre, ce qui n’était pas propre à aplanir les difficultés survenues ; aussi les négociations furent définitivement rompues. Lally s’empara des faubourgs, et le siège commença.

Les Français tirèrent toute la nuit avec le peu de grosse artillerie qu’ils avaient, mais le feu des Tanjoréens était plus vif et plus soutenu. Lally envoya chercher à Karical quelques pièces de gros calibre ; en les attendant, une partie de l’armée française et un corps de Cooleries qui avaient déserté l’armée de Tanjore, furent envoyés pour s’emparer de tout le bétail du pays d’alentour. Cette mesure, en faisant souffrir au pays de grands dommages, détermina le roi à renouveler les négociations pour la paix. Comme preuve de sa bonne foi, il paya sur-le-champ 50,000 roupies, et Lally donna deux otages pour le remboursement de cette somme dans le cas où les négociations seraient rompues. Pendant ce temps, les canons arrivèrent de Karical ; Lally ayant en même temps reçu l’avis que le roi de Tanjore attendait un nouveau renfort de Tritchinopoly, se décida à renouveler les hostilités ; mais le roi, effrayé de l’arrivée de l’artillerie, se hâta de signer le traité. Lally avait annoncé le projet de se porter sur Tritchinopoly ; le roi s’engageait par le traité à lui fournir un corps auxiliaire de 300 de ses meilleurs cavaliers et 1,000 coolis pour porter des fardeaux, à le pourvoir de vivres pendant le siège ; enfin à payer 5 millions de roupies, savoir : 500,000 argent comptant, 1,500,000 à l’arrivée des Français devant Tritchinopoly, et 1,500,000 après le siège ; en outre, le roi livrait deux otages comme garantie de l’accomplissement de ces conditions. Cependant comme au bout de quelques jours il n’était encore arrivé au camp que 40 cavaliers et 200 coolis, Lally demeura convaincu que l’ennemi ne cherchait qu’à gagner du temps ; il se persuada que le seul moyen d’en finir était de pousser le siège avec vigueur. Dans son irritation, il se laissa même aller jusqu’à faire menacer le roi, par leurs interprètes, de l’envoyer, lui et toute sa famille, comme esclaves à Bourbon. Exaspéré par cet outrage, ce dernier prit alors une de ces résolutions d’autant plus inébranlables chez les Indous, qu’elles sont plus en contraste avec leur caractère habituel, celle de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Il demanda d’abord des secours au commandant de Tritchinopoly ; celui-ci, d’abord fort inquiet des négociations commencées, avait arrêté la marche de son premier détachement ; jugeant alors la rupture définitive, entre les Tanjoréens et les Français, il la remit en marche sur Tanjore. Le 4 août, Lally commença à battre la ville avec deux batteries, l’une de trois pièces, l’autre de deux ; trois jours après, la brèche était déjà large de dix pieds ; on revanche les munitions et les vivres des assiégeants se trouvaient épuisées ; à peine leur restait-il 20 cartouches par homme et 150 gargousses pour l’artillerie ; enfin seulement pour deux jours de vivres. Le lendemain, la nouvelle arriva qu’après un second combat naval à son avantage la flotte anglaise avait jeté l’ancre devant Karical, qu’elle menaçait d’une descente ; on ne savait rien de la flotte française. Lally assembla un conseil de guerre, auquel furent soumises les deux questions de se porter au secours de Karical, ou de donner l’assaut à Tanjore. Sur douze officiers, dix opinèrent pour la levée immédiate du siège ; deux autres, Saubinet et d’Estaing, pour l’assaut. Suivant d’Estaing, une descente à Karical ne pouvait être à craindre tant que la flotte française tenait la mer ; et la prise de Tanjore devait fournir plus de munitions que l’assaut n’en consommerait. À plusieurs reprises il insista sur ce dernier parti. La majorité objecta qu’avant de songer à de nouvelles conquêtes territoriales il fallait avant tout conserver ce que l’on possédait déjà. La retraite fut donc résolue pour la nuit suivante.

Monakyee, bientôt instruit de la décision des Français, résolut d’essayer de les surprendre avant leur départ. Le 10 août, il sort de Tanjore à la tête de 10,000 hommes et des différents corps anglais ; et, sans être découvert, prend position pour l’attaque qu’il médite. Au point du jour, les avant-postes français aperçoivent 50 cavaliers, marchant au pas, et se dirigeant vers le camp. Interrogés par les sentinelles, ils répondent que leur intention est d’offrir leurs services au général français. Comme leur petit nombre n’inspire aucune crainte, quelques soldats les conduisent au quartier du général ; ce dernier qu’on venait d’éveiller, sort de sa tente. Le chef des Tanjoréens, se détachant de sa troupe, qui fait halte, s’avance vers lui. Au même instant, un des cavaliers, ivre d’opium, d’un coup de pistolet met le feu à un caisson, qui saute en emportant l’homme et le cheval ; l’explosion jette l’alarme dans tout le camp, les soldats prennent les armes à la hâte. Le chef de la troupe s’était au même moment précipité sur Lally, il lui porte sur la tête un coup de sabre, que fort heureusement ce dernier peut parer avec sa canne, tandis qu’un domestique caffre placé derrière lui tue le Tanjoréen d’un coup de pistolet. De tous côtés on marche alors au secours de Lally. Les Tanjoréens, qui se voient découverts et sans chance de salut, chargent en désespérés tous ceux qui se présentent, et se font tuer tous à l’exception de dix, que de graves blessures font tomber vivants entre les mains des Français. Au signal de l’explosion, Monakyee s’était mis en marche : à la tête de son infanterie, il attaque les Français en queue pendant qu’il envoie sa cavalerie les menacer en tête et sur les flancs. Pendant une demi-heure le plus grand désordre règne dans le camp des assiégeants ; l’exemple et les exhortations des officiers parviennent cependant à rallier les troupes, et les Tanjoréens sont repoussés. Pendant le reste de la journée, les Français continuèrent leurs préparatifs de retraite, enclouant leurs pièces de gros calibre, jetant les boulets dans les puits, et détruisant autant que possible les bagages qu’ils sont forcés d’abandonner.

À minuit, l’armée se mit en route sur deux lignes, entre lesquelles étaient placés les palanquins et le bagage. L’artillerie de campagne avait été distribuée aux différents corps ; elle leur fut utile pour repousser la cavalerie ennemie, qui ne cessa de les harceler. La première halte se fit à 15 milles de Tanjore, Covilonil ; on manquait d’eau depuis le matin ; aussitôt qu’ils en aperçurent, hommes et bêtes s’y précipitèrent. Le lendemain, le passage de deux rivières présenta de grandes difficultés pour le transport de l’artillerie et des bagages ; et il fut fort heureux que les Tanjoréens eussent abandonné leur poursuite. Des noix de coco étaient la seule nourriture des soldats : encore était-ce le plus petit nombre qui réussissait à s’en procurer. Après la prise du fort Saint-David, Lally s’était laissé aller à dire publiquement qu’il ne comptait plus prendre de repos tant qu’un seul Anglais demeurerait dans la Péninsule ; maintenant il marchait seul au milieu des siens, en proie à de sombres réflexions, sentant cruellement l’humiliation de cette retraite. Pendant la route, il fut informé de la présence de la flotte française dans la rade de Pondichéry ; il apprit en même temps la résolution prise par le comte d’Aché qui la commandait de s’en retourner sans délai à l’île de France. Il dépêcha aussitôt le comte d’Estaing à Pondichéry avec mission de faire auprès de l’amiral français les plus instantes démarches pour le décider à abandonner ce projet. Le 28, l’armée française, arrivée à Karical, aperçut la flotte anglaise mouillée à l’embouchure de la rivière.

Après l’engagement que nous avons raconté, l’escadre anglaise avait mouillé à une lieue au nord de Sadras ; l’escadre française, moins maltraitée, la 15 milles plus avant. Les Anglais levèrent l’ancre aussitôt qu’ils le purent, se dirigèrent sur le fort Saint-David sans réussir à l’atteindre, et le 28 mai se trouvèrent en vue de la flotte française, encore dans la rade de Pondichéry. Sur les instances de Lally, celle-ci leva l’ancre ; mais, quoiqu’elle eût l’avantage du vent, au lieu de courir aux Anglais, se dirigea vers le fort Saint-David, où elle arriva le soir de la capitulation. Plus mauvais marcheurs, les Anglais tombèrent sous le vent jusqu’à Alamparva, où l’amiral apprit la perte du fort Saint-David, et comme son escadre manquait d’ailleurs de vivres et d’eau, cette nouvelle le décida à entrer dans la rade de Madras pour se ravitailler ; mais la ville n’était guère en mesure de subvenir aux besoins de sa flotte, et deux mois se passèrent avant qu’elle ne fût en état de reprendre la mer. Admirons ici un de ces singuliers hasards qui président aux choses de ce monde ! 3 vaisseaux de la Compagnie, chargés d’argent, de marchandises et de munitions, et destinés pour le Bengale où ils arrivèrent le 3 juillet, s’étaient d’abord vus contraints par la mousson de descendre jusqu’à Achem. L’amiral français, après avoir touché à Saint-David, avait eu le projet de faire voile au midi, et d’aller croiser à la hauteur de Ceylan ; mais sur l’avis d’un conseil moitié civil, moitié militaire, Lally le somma de l’aider dans l’entreprise qu’il préparait alors contre Madras. L’amiral obéit, et vint mouiller dans la rade de Pondichéry. L’exécution du premier projet l’eût rendu infailliblement maître des vaisseaux destinés pour le Bengale, où se trouvait tout ce qui manquait alors aux Français pour attaquer Madras, et Lally se voyait tout-à-coup en mesure de porter à la puissance anglaise un coup dont elle ne se serait jamais relevée… Quoi qu’il en soit, le 25 juillet la flotte anglaise était de nouveau sous voile ; le 27, elle se montra à la hauteur de Pondichéry, où se trouvaient les vaisseaux français qui mirent aussitôt à la voile pour aller à sa rencontre. Toutefois, en raison de quelques difficultés de navigation, ce fut seulement le 2 août que les deux flottes se rencontrèrent à la hauteur de Karical. L’une, celle française, se composait de huit voiles ; l’autre, l’anglaise, de sept ; comme dans les deux premiers engagements, les deux amiraux occupaient le centre de leurs lignes respectives. Des deux côtés le feu fut également vif et bien soutenu, et comme à l’ordinaire, différemment dirigé : les Anglais visant au corps des vaisseaux, les Français seulement aux agrès. Après une heure de combat un des vaisseaux français, le Comte de Provence, prit feu ; un autre, le Zodiaque, monté par l’amiral français, eut son gouvernail brisé, et passa derrière la ligne pour réparer ce dommage. À peine avait-il terminé, que le feu prit dans le voisinage de la Sainte-Barbe. Il en résulta un moment de confusion pendant lequel le vaisseau presque abandonné à lui-même aborda un autre vaisseau de 50 canons. Tous deux furent endommagés de cet abordage et exposés au feu de deux vaisseaux anglais avant de pouvoir se dégager. Dès qu’ils le furent, ils mirent toutes voiles dehors, pour s’éloigner ; le reste de l’escadre française suivit cet exemple. L’amiral Pocock essaya de poursuivre, mais inutilement ; ses vaisseaux étaient en général fort maltraités, plusieurs menaçaient de perdre leur mature au moindre vent ; il mouilla devant Karical. La flotte française, ayant fait une perte plus considérable d’hommes, mais dont les vaisseaux étaient moins maltraités, gagna Pondichéry sans difficulté. Les Français avaient perdu 600 hommes, les Anglais 166, disproportion que nous retrouverons dans tous les combats de cette guerre, et qui s’explique par la différence dans la manière de diriger leurs feux. Les amiraux furent tous deux blessés.

Lally, parti de Karical le 24 août, avait passé le Coleroon près de Devi-Cotah ; la difficulté de ce passage l’obligea à laisser en arrière son artillerie et ses bagages. Impatient de se retrouver à Pondichéry, il y courut à la tête d’un petit détachement de cavalerie. D’Aché supposant aux Anglais l’intention de venir l’attaquer dans la rade même de Pondichéry, pendant que ses vaisseaux étaient en réparation, s’était mis sous la protection des batteries de la place. Les représentations de d’Estaing sur les funestes conséquences d’une aussi grande circonspection n’avaient pu le déterminer à reprendre la mer et à risquer un second engagement ; vainement celui-ci lui proposa-t-il de s’embarquer lui-même à la tête d’un détachement considérable de troupes de terre ; l’amiral était décidé à ne plus livrer de combat de cette campagne. À peine arrivé à Pondichéry, Lally assembla un conseil moitié civil, moitié militaire ; le conseil s’accorda à l’unanimité sur la nécessité d’un nouveau combat naval avec les Anglais, ou du moins sur la nécessité de la présence de la flotte française jusqu’à ce que l’escadre anglaise se fût éloignée. L’amiral, s’appuyant sur l’avis de ses capitaines, répond que le premier parti est impossible dans l’état où sont ses vaisseaux, et le second trop dangereux en raison des périls de la navigation si le départ était différé. Tout ce que Lally put en obtenir fut le débarquement de 500 hommes tant matelots que soldats de marine pour servir comme troupes de terre. Au commencement de septembre, l’amiral mit à la voile avec tous ses vaisseaux pour l’île de France.

Nous avons laissé les Français, d’abord disgraciés, puis bientôt après rappelés par le subahdar. À son arrivée à Aurengabad, Bussy se hâta de se rendre chez Salabut-Jung. Il eut soin cependant de déployer autant de pompe, de mettre autant d’apparat dans cette visite, qu’il eût pu le faire au temps de la toute-puissance de ce dernier. Le dewan ou premier ministre, qui avait trempé dans les derniers événements, lui fit demander un entretien où il voulait, lui disait-il, se disculper ; Bussy refusa de le voir, et se borna à désigner pour l’écouter un certain Hyder-Jung, fils d’un gouverneur de Mazulipatam ; un de ses principaux agents auquel il avait fait obtenir de l’argent, des dignités, des lettres de noblesse à la cour de Delhi. La terreur inspirée au ministre par l’arrivée des Français n’avait pas échappé à Bussy ; il comprit que le plus redoutable de ses adversaires était Nizam-Ali, qui joignait à l’avantage de sa naissance celui d’une grande popularité parmi les troupes. Sans hésiter il se rendit en conséquence auprès de ce dernier, toutefois accompagné d’une escorte assez nombreuse pour n’avoir à redouter aucune attaque. L’entrevue se passa avec calme et dignité. Le grand sceau du Deccan fut réclamé par Bussy, au nom du subahdar, et refusé par Nizam-Ali. La même démarche renouvelée le lendemain par le subahdar en personne fut suivie du même résultat ; cependant Nizam-Ali s’en désaisissant dès le soir même, l’envoya à Bussy avec des paroles d’accommodement. Ce dernier, dans la crainte de choquer les sentiments et les préjugés des indigènes, n’osa pas demeurer dépositaire de cet attribut de la royauté ; il le renvoya à Nizam-Ali, mais imagina un expédient pour qu’il cessât d’être dangereux dans ses mains. Il chargea de la garde du sceau un officier ayant sa confiance, et qui devait être présent toutes les fois qu’il en serait fait usage. Ainsi les apparences furent sauvées, tandis que tout danger cessa d’être à craindre.

D’autres difficultés restaient. Le dewan possédait une place de grande importance, Doltabad, où il pouvait se mettre à l’abri de toute tentative hostile. Par l’intermédiaire de Hyder-Jung, après beaucoup de négociations et de promesses, Bussy, parvint à mettre dans ses intérêts le gouverneur de cette forteresse ; bientôt celui-ci n’attendit plus qu’une occasion favorable pour la livrer sans se compromettre trop ouvertement vis-à-vis le dewan. Bussy demande alors la permission de passer une heure dans la citadelle, dont la vue était magnifique ; non-seulement le gouverneur le lui accorde, mais de plus l’invite à dîner : invitation à laquelle il se rend à la tête de 800 hommes. Sous prétexte de faire honneur à ses hôtes, le gouverneur avait fait sortir du fort presque toute sa garnison. De son côté, Bussy laisse son monde sur les glacis, et pénètre dans l’intérieur du fort avec une quarantaine de Français seulement ; le plus grand nombre de ceux-ci étant des officiers. Sur l’invitation du gouverneur il entre dans la salle du repas ; mais au lieu de se mettre à table, déclare à son hôte qu’il le fait prisonnier. Les domestiques, et le très petit nombre de soldats demeurés dans le fort, se laissent désarmer sans coup férir. Une escarmouche sans conséquence a lieu sur les glacis, deux ou trois soldats sont tués ou blessés, puis le détachement français s’introduit dans la place sans essuyer d’autre résistance. Le même jour, à la même heure, Bussy, au moyen d’agents dévouée, s’assurait aussi de la personne du dewan Shanaveza-Khan, nouvelle qui répandit à la cour et dans l’armée la terreur et l’étonnement. Ayant appris la prise de Doltabad, Balajee-Row, dans une entrevue avec Bussy, s’efforça de persuader à ce dernier de lui livrer la place. « Vous autres Européens, dit-il, vous n’avez aucun intérêt à posséder ce fort, dans le cœur même de l’Indostan. Si vous le faites occuper par vos troupes, vous affaiblissez votre armée ; si vous le rendez à Salabut-Jung, ses ennemis ne tarderont pas à s’en emparer. Faites mieux que cela, donnez-le-moi ; la confusion de la cour du subahdar, la situation de vos provinces septentrionales, vos guerres avec les Anglais me fourniront de nombreuses occasions de vous prouver ma reconnaissance. » Bussy ne se laissa point convaincre par l’éloquence du Mahratte ; il conserva Doltabad comme une retraite où le subahdar pût être toujours à même de se réfugier au milieu des hasards malheureux de la guerre.

Nizam-Ali espéra profiter du refus de Bussy pour se concilier Balajee-Row ; il lui promit Doltabad à condition que ce dernier consentirait à appuyer ses propres prétentions. Mais le Mahratte ne prêta point l’oreille à la proposition. Pendant ce temps, Bussy dans le but d’achever d’ôter à Nizam-Ali tout pouvoir réel, tout en conservant les égards dus à son rang et à sa naissance, lui fit conférer par le nabob le gouvernement d’Hyderabad, poste fort honorifique, d’ailleurs sans importance. Nizam-Ali reçut cette investiture avec de grandes démonstrations de joie et fit ses préparatifs pour en aller prendre possession. Le jour de son départ, il tint son durbar, C’est-à-dire donna une audience publique ; Hyder-Jung, cet agent de Bussy dont les lettres avaient tenu ce dernier au courant de tout ce qui se passait, s’y présenta. Nizam-Ali, après l’avoir entretenu un moment, sortit. Aussitôt deux de ses officiers se saisissent de Hyder-Jung et un troisième lui plonge un poignard dans le cœur. La nouvelle de ce meurtre ne tarde pas à arriver aux oreilles des Français, qui, au premier moment, ne doutent pas que ce ne soit le signal d’une attaque générale. Bussy, monté sur son éléphant, parcourt le camp, et envoie un détachement s’emparer du dewan, auquel la liberté avait été rendue ; ce dernier résiste à l’aide de ses gardes, et se fait tuer dans le conflit. Peu à peu néanmoins tout se calme. Jaffier-Ally-Khan, général de l’armée du subahdar, envoie à Bussy les assurances les plus formelles de son dévouement ; faisant mieux encore, il vient peu après se joindre à l’armée française, à la tête d’un corps considérable de troupes. Cet exemple est suivi par beaucoup d’autres chefs. Le soir, un envoyé de Balajee-Row vint exprimer à Bussy toute l’indignation de son maître à la nouvelle de la mort de Hyder-Jung. Cependant Nizam-Ali s’étonnait que son crime n’eût pas produit des résultats plus considérables ; effrayé de la mort de Shavanaza-Khan il se décide enfin, et à minuit prend la fuite accompagné de l’élite de sa cavalerie, et va chercher un asile à Brampoor, à 150 milles au nord d’Aurengabad. Par respect pour le subahdar, Bussy s’était abstenu d’attaquer Nizam-Ali dans son camp, malgré la certitude presque assurée d’une victoire complète. Le lendemain, le subahdar entouré de ses principaux officiers, des grands dignitaires de l’État, de Bussy, tint conseil sur les événements de ces derniers jours. Tous à l’exception de ce dernier furent d’avis de se mettre en mouvement sur-le-champ, de poursuivre et de punir le rebelle. Mais connaissant le caractère d’une partie des grands, leurs liaisons avec Nizam-Ali, Bussy se doutait que l’avis de plusieurs d’entre eux cachait des projets de défection. Il craignait, d’un autre côté, de se rendre impopulaire dans le Deccan en paraissant exciter la guerre entre les deux frères ; enfin il venait de recevoir des lettres de Pondichéry, qui lui annonçaient l’arrivée prochaine de Lally, alors attendu tous les jours, dont les ordres pouvaient le rappeler à Pondichéry d’un moment à l’autre. Malgré les représentations de Bussy, le subahdar persista dans sa résolution. Le lendemain, toute l’armée était en mouvement, et marcha 3 jours dans la direction de Brampoor.

Chemin faisant, Bussy trouva pourtant moyen de convaincre Salabut-Jung de l’inutilité de cette expédition. Il lui fit comprendre combien il était difficile, impossible même, avec une armée nombreuse, par conséquent lente dans sa marche, d’atteindre Nizam-Ali, accompagné seulement d’un petit corps de cavalerie d’élite ; en conséquence une halte fut ordonnée. L’armée tout entière se croyait déjà sur son retour à Aurengabad, mais c’était à Golconde que Bussy prétendait la conduire ; il proposa au subahdar de s’approcher des frontières de Berar dans le but de tenir en respect les partisans de Nizam-Ali qui s’y trouvaient. Cette marche se fit avec une certaine lenteur ; l’armée employa près d’un mois à atteindre le Gange, ce qui ne faisait que la moitié chemin d’Aurengabad à Golconde. Le marquis de Conflans, nommé au commandement en second des troupes françaises, rejoignit l’armée en ce lieu ; il était porteur d’une lettre de Lally qui ne rappelait pas encore Bussy, mais lui laissait entrevoir la possibilité de recevoir avant peu cet ordre. Pendant la marche, Bassalut-Jung avait été gagné aux intérêts français par la promesse de la charge de Dewan, et du gouvernement de Hyderabad, appartenant à son frère. La famille et les bagages du subahdar, aussitôt que l’armée eut atteint les bords du fleuve, furent d’abord transportés de l’autre côté ; Bussy effectua ensuite lui-même son passage à la tête des troupes françaises, au centre desquelles se tenait Salabut-Jung. Depuis quelques semaines déjà il avait expédié à la garnison de Doltabad l’ordre de remettre ce fort à un officier de Salabut-Jung et de le rejoindre : il se décide à attendre les troupes sur les bords même du fleuve. Après leur arrivée, qui ne tarda que de quelques jours, l’armée se remit en marche, mais ne put s’avancer qu’avec lenteur ; la saison des pluies avait commencé ; les difficultés de transporter l’artillerie étaient extrêmes ; elle atteignit cependant Hyderabad le 13 juillet.

Au moment de quitter cette ville. Bussy reçut une nouvelle lettre de Lally, et celle-ci contenait l’ordre de se mettre sur-le-champ en route pour Pondichéry avec toutes ses troupes, à l’exception de celles qui seraient nécessaires à la défense des circars (provinces) du nord et de Masulipatam. Cette lettre était positive, péremptoire, n’admettait aucun délai, quelque préjudiciable qu’un aussi prompt départ pût être aux intérêts du subahdar. On l’a déjà dit ; Lally, étranger à la politique orientale, considérait l’alliance des Français avec le subahdar comme une chimère dont il n’y avait aucun avantage à espérer. Salabut-Jung se vit ainsi tout-à-coup privé de son seul appui, du seul homme en qui il avait mis toute sa confiance. Apprenant prenant qu’il allait se séparer de Bussy, il l’appela l’ange gardien de son trône et de sa vie ; il déplora dans les termes du plus profond désespoir la fatale destinée qui l’éloignait. Vainement Bussy essaya-t-il de lui rendre quelque courage, en le flattant d’un prompt retour, dont, à le vérité, il se flattait tout le premier. Quoique les préjugés de Lally lui fussent connus, il espérait les faire céder à la force de ses raisonnements ; il ne doutait pas de convaincre celui-ci qu’une alliance intime avec le subahdar était le seul moyen de conserver aux Français la supériorité dont ils jouissaient en ce moment sur la côte de Coromandel et dans tout l’Indostan. Dans les derniers jours de juillet (1758), Bussy, à la tête du corps d’armée français, se sépara de l’armée du subahdar. Vers le commencement d’août, il atteignit la rive gauche de la Kistna, à 20 milles de Masulipatam. Là il abandonna le commandement de l’armée au marquis de Conflans ; se mit à la tête d’un détachement d’Européens, gagna Nélore, puis en partit immédiatement pour se rendre au quartier-général de Lally.

Avant le départ de la flotte française, Lally avait formé le projet d’une expédition sur Arcot ; il espérait trouver dans la prise de cette ville un remède aux difficultés financières plutôt augmentées qu’atténuées par l’entreprise sur Tanjore. Il commença par emporter d’assaut les petits forts de Trivatore et de Trinomaly ; ceux de Carangoly et de Timery se rendirent sans faire de résistance. Arcot, la capitale du Carnatique, avait été laissée sous le commandement d’un des principaux officiers de Mahomet-Ali, le nabob des Anglais, avec un petit corps de Cipayes et de cavaliers indigènes. Rajah-Saheb, fils aîné de Chundah-Saheb, alors décoré par les Français du titre de nabob, ouvrit une correspondance avec ce gouverneur ; et bientôt un traité fut conclu, d’après lequel ce dernier s’engageait à livrer la place moyennant une récompense de 10,000 roupies et la faculté d’entrer au service de la France avec ses troupes. Comme Arcot était la capitale du Carnatique, Lally se décida à y faire une entrée pompeuse à la tête de ses troupes, au bruit du canon. Il s’était aussi proposé de faire le siège de Chinglaput ; mais seulement après la prise d’Arcot, ce qui était mal apprécier l’importance de cette place, commandant à tout le pays d’où Madras tire ses vivres. Épouvantés d’ailleurs par l’apparition de l’armée française dans la province, les Anglais s’étaient hâtés de battre en retraite ; en ce moment Chingleput eût été le prix d’une simple escalade. Mais cette occasion ne devait plus se retrouver. Une flotte anglaise débarqua vers le milieu de septembre 1,850 hommes de troupes royales et Chairglyout reçut une forte garnison. Le général français n’en était pas moins disposé à en faire le siège ; mais il fallait pour cela 10,000 roupies, qui ne se trouvaient point dans les caisses de Pondichéry. À toutes les demandes d’argent de Lally, le gouverneur et les conseillers répondaient par le tableau de leur propre détresse. Obligé d’abandonner son projet, Lally, revint à Pondichéry plein d’irritation et de désappointement.


  1. V. Orme, t. II, p. 155. — Selon sir John Malcolm, l’amíral aurait fini par consentir à ce que son nom fût mis par une main étrangère sur le faux traité.