Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre IV

Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. 353-490).

LIVRE IV.

SOMMAIRE.


Description géographique du Carnatique. — État politique du Carnatique. — La guerre éclate entre la France et l’Angleterre. — Le nabob s’efforce de maintenir la paix entre les établissements européens du Carnatique. — Préparatifs de La Bourdonnais aux îles de France et Bourbon. — Combat des deux escadres française et anglaise, le 6 juillet 1746. — Le succès est incertain. — La Bourdonnais met le siège devant Madras. — Pourparlers entre les assiégeants et les assiégés. — La Bourdonnais entre à Madras. — Dupleix se croit en droit d’en disposer. — Instructions secrètes qui défendent à La Bourdonnais de conserver aucune conquête dans l’Inde. — Ouragan terrible qui détruit une partie de la flotte française. — La Bourdonnais retourne en France. — Siège de Madras par le nabob. — Le traité de rançon de Madras annulé. — Les Français mettent le siège devant Saint-David. — Le siège est levé. — Mouvement des escadres. — Investissement de Pondichéry par les Anglais. — Le fort d’Ariancepany. — Boscawen lève le siège de Pondichéry. — Histoire de La Bourdonnais. — Traité d Aix-la-Chapelle. — Reddition de Madras. — Affaire de Tanjore. — Les deux compagnies se retrouvent en guerre, malgré la paix conclue en Europe. — Expéditnon des Anglais dans Tanjore. — Prise de Devi-Cotah. — Traité avec Tanjore. — Chunda-Saheb remis en liberté. — Les idées de Dupleix se tournent vers la politique intérieure. — Mort de Nizam-al-Mulk, élévation de Nazir-Jung. — Alliance de Chunda-Saheb et de Nazir-Jung. — Bataille d’Amboor gagnée par Chunda-Saheb et les Français. — Restitution de Madras. — Nazir-Jung dans le Carnatique. — Il menace Pondichéry. — Une conspiration, où entre Dupleix, se forme contre lui. — Nouvelle négociation avec Nazir-Jung. — Attaque du camp de Nazir-Jung par les Français. — Mort de Nazir-Jung. — Murzapha-Jung subahdar du Deccan. — Mort de Murzapha-Jung. — Salabut-Jung devient subahdar. — Inaction des Anglais. — Débuts de Clive. — Naissance et jeunesse de Clive. — Prise et défense d’Arcot par Clive. — Lawrence reprend le commandement des troupes anglaises. — Les Français s’enferment dans l’île de Seringham. — Ils sont bloqués par les Anglais séparés en deux corps d’armée. — D’Auteuil, à la tête d’un détachement, ne peut pénétrer jusqu’a l’armée française. — D’Auteuil prisonnier. — Les Français bloqués plus étroitement dans l’île de Seringham. — Mort de Chunda-Saheb. — Le nabob à Tritchinopoly. — Diverses manœuvres des deux armées. — Attaque du camp français par Lawrence. — Les Français font une tentative inutile sur Tritchinopoly. — Salabut-Jung se fait reconnaître subahdar. — Bussy dans le Deccan. — Acquisition par les Français de quatre provinces ou circars du nord : Mustaphanagur, Ellor, Rayamundrum, Chicacole. — Premières conférences pour la paix, à Sandras. — Négociations en Europe. — Dupleix remplacé. — Envoi de négociateurs français dans l’Inde. — Conclusion de la paix. — Dupleix de retour en Europe.
(1739 — 1754.)


Séparateur


On appelle Carnatique une portion de la côte de Coromandel, bornée au nord par la rivière de Kistna, au midi par les branches les plus septentrionales de la Cavery. On le divise en haut et en bas Carnatique : le bas Carnatique s’étendant depuis le rivage de la mer jusqu’au pied des montagnes qui en sont les plus voisines ; l’autre haut Carnatique, depuis cette première chaîne de montagnes jusqu’à une seconde plus éloignée de la mer. Le Carnatique est une des principales provinces qui dépendent du subah de Deccan ; sa longueur totale est de cent soixante milles anglais, sa largeur de cent : il obéit à un nabob, qu’on appelle aussi nabob d’Arcot, du nom de la capitale. Ce pays ne devait plus tarder à devenir le théâtre de la lutte de la France et de l’Angleterre ; les Anglais établis à Madras, les Français à Pondichéry, se trouvaient trop rapprochés, leurs intérêts étaient trop ennemis, pour que les uns et les autres ne fussent pas empressés de descendre sur le champ de bataille.

Ce pays, originairement gouverné par les Indous, avait reconnu depuis plusieurs siècles l’autorité des mahométans. Au commencement du xviiie siècle, l’un des nabobs du Carnatique, n’ayant point d’enfant, adopta deux de ses neveux : l’aîné, Doast-Ali, succéda à son oncle ; le second, nommé Bocker-Ali, eut le gouvernement de Velore. Mais le subahdar du Deccan, Nizam-al-Mulk, vit dans ces dispositions du nabob une violation de ses propres droits, en sa qualité de suzerain du nabob du Carnatique ; par son crédit à la cour de Delhi, il empêcha la confirmation de ces titres par le grand Mogol. Doast-Ali eut deux fils, dont l’aîné, Subder-Ali, avait déjà vingt ans lorsque son père monta sur le trône, et plusieurs filles ; l’une de celles-ci épousa Mortiz-Ali, fils de son frère : une autre un parent éloigné nommé Chunda-Saheb, et ce Chunda-Saheb devint bientôt dewan ou premier ministre de son beau-père. Les royaumes de Tritchinopoli et de Tanjore, titulaires du grand Mogol, étaient gouvernés chacun par un rajah ; les nabobs d’Arcot étaient chargés de recueillir les tributs des deux royaumes, et se voyaient souvent dans la nécessité d’employer les armes pour les faire rentrer. À la mort du rajah Tritchinopoli, des discordes éclatèrent entre la veuve du roi et un prince du sang royal ; la confusion qui en résulta dans le gouvernement donna au nabob d’Arcot l’espoir de s’emparer du royaume ; il envoya une armée sous les ordres de Subder-Ali et de Chunda-Saheb, avec ordre en apparence de réclamer des tributs arriérés, en réalité de s’emparer de Tritchinopoli. L’armée s’avança lentement le long des côtes avant de tourner au midi ; Madras se trouva sur son chemin, et elle s’y arrêta quelques jours ; elle continua ensuite sa marche jusqu’à Pondichéry, où elle fit un plus long séjour. Dupleix profita de cette circonstance pour capter habilement les bonnes grâces de Chunda-Saheb, et de ce moment fut contractée entre eux une alliance intime.

Chunda-Saheb engagea la veuve du rajah de Tritchinopoli à le recevoir dans la ville avec une partie de ses troupes ; il prêta serment sur le Coran de la pureté de ses intentions. La reine, persuadée par ce serment et aussi, dit-on, séduite par la bonne mine de Chunda-Saheb, ouvrit les portes de la ville ; mais Chunda-Saheb, loin de répondre à ce sentiment, s’empara tout-à-coup des postes principaux, désarma la garnison et emprisonna la reine. Tout le reste du royaume suivit l’exemple de Tritchinopoli, et se soumit. Chunda-Saheb conserva le gouvernement du pays conquis, et fut remplacé dans ses fonctions de dewan par Meer-Assud, qui avait été chargé de l’éducation de Subder-Ali. Meer-Assud, qui connaissait le caractère ambitieux de Chunda-Saheb, fit remarquer au nabob la faute qui avait été commise en le plaçant dans cette situation ; mais il était trop tard pour y remédier. Chunda-Saheb avait pris aussitôt des mesures pour sa sûreté ; il augmenta les fortifications de Tritchinopoli, nomma deux de ses frères au commandement de deux forteresses importantes. Toutefois, il résolut de ne se déclarer indépendant du nabob qu’après avoir été attaqué. Nizam-al-Mulk haïssait toujours de plus en plus Doast-Ali et sa famille, mais il n’osait l’attaquer dans la crainte que Chunda-Saheb, malgré ces sujets de défiance, ne joignît ses propres forces à celles de son beau-père contre un ennemi extérieur. Nizam-al-Mulk avait conseillé, dit-on, à Thamas-Kouli-Khan d’envahir l’Indostan ; après la retraite du conquérant, il se vit obligé de se tenir en garde contre la cour de Delhi, et ce motif l’empêchait de marcher contre le nabob du Carnatique ; ne négligeant pas néanmoins les intérêts de sa haine, il permit aux Mahrattes d’attaquer cette province, qu’il espérait leur enlever par la suite s’ils en faisaient la conquête.

Au mois de mai 1740, un corps de 10,000 Mahrattes, sous les ordres de Ragogee-Bhonsla, s’approcha des frontières du Carnatique avec sa célérité ordinaire. Doast-Ali, qui eut à peine le temps d’assembler quelques troupes, fut surpris dans son camp, et tué ainsi que son fils. Subder-Ali, accourant au secours de son père, apprit ces événements à Arcot, et s’enferma aussitôt dans la forteresse de Velore. Une négociation survint entre lui et les Mahrattes : il s’engagea à leur payer annuellement 10 millions de roupies, et à cette condition ils évacuèrent le Carnatique. Subder-Ali prit le titre de nabob, et Chunda-Saheb lui prêta hommage. Les Mahrattes reparurent l’année suivante, et cette fois à l’instigation de Meer-Assud, dewan de Subder-Ali, allèrent mettre le siège devant Trichinopoly, où Chunda-Saheb s’était renfermé. Ce dernier se défendit avec une grande énergie, mais se vit réduit à se rendre à discrétion ; après avoir pillé Tritchinopoly, les Mahrattes l’emmenèrent en se retirant et l’enfermèrent avec ses principaux officiers dans une forteresse aux environs de Sattarah : ils durent attendre que le prix de leur rançon fût définitivement fixé. Possesseurs de Tritchinopoly, d’ennemis qu’ils étaient de Subder-Ali, les Mahrattes en devinrent aussitôt de fidèles alliés. Malgré leur protestation à ce sujet, celui-ci n’en éprouvait pas moins certaines craintes : il se trouvait débiteur du Nizam-al-Mulk pour une somme considérable ; que l’irruption des Mahrattes l’empêchait de solder ; ils décida à mettre au moins sa femme et ses enfants en lieu de sûreté, et les envoya à Madras. Dès les premiers moments de l’apparition de ces terribles ennemis, la famille de Chundah-Saheb s’était, de son côté, réfugiée à Pondichéry ; elle continua d’y habiter pendant la captivité de son chef. Dupleix traitait ces hôtes avec des égards, des soins, une distinction marquée, ne négligeant rien pour produire sur leur esprit une impression favorable ; il correspondit assidûment avec le prisonnier, et se mit en mesure de l’aider à compléter la somme demandée par les Mahrattes. Il entrait en même temps en rapport avec d’autres chefs, chose facile pour lui, qui se trouvait parfaitement au courant de leurs mœurs, de leurs usages et de leurs intérêts. Sa femme, créole née et élevée au Bengale, où il l’avait épousée, l’aidait encore admirablement en cela. Versée dans toutes les langues et les dialectes de l’Indostan, elle put se lier intimement avec la famille de Doas-Ali et de Chunda-Saheb ; elle correspondit, au nom de son mari, avec tous ceux qu’elle crut en mesure de favoriser la cause du captif, et, par suite, les vues des Français. Son nom de baptême était Jeanne : elle adopta pour signature le nom persan Jân, et devint fort connue à cette époque dans l’Inde sous le nom de Jân-Begum. Ainsi se forma cette grande liaison de Chunda-Saheb et des Français, et, par contre-coup, de Subder-Ali avec les Anglais ; liaison qui eut dans la suite une fort grande influence sur les affaires du Carnatique.

Les commandants ou gouverneurs de toutes les villes du Carnatique avaient été taxés à proportion de leurs revenus, pour payer aux Mahrattes le reste de la contribution. Mortiz-Ali, le plus riche seigneur de la province et beau-frère de Subder-Ali, mettait beaucoup de retard à payer sa part dans cette contribution ; ce dernier le pressait de s’acquitter, le menaçant de sa colère en cas de refus. Irrité, Mortiz-Ali se lia dès lors avec les ennemis du nabob, puis, profitant de l’isolement où ce prince se trouvait, en raison d’une fête qui éloignait de lui ses courtisans, il le fit empoisonner. Grâce à la bonne constitution du nabob, le poison manqua son effet ; mais le poignard acheva l’œuvre dès la nuit suivante, et Mortiz-Ali s’empressa de se proclamer nabob du Carnatique. Les anciens amis de Subder-Ali, trop faibles en nombre pour s’opposer à l’usurpation, ne purent que placer sous la protection des Anglais son fils, sa famille et sa fortune. L’usurpateur éprouva promptement l’inconstance de la fortune : détrôné par une révolte de soldats, il eut à peine le temps de s’échapper de Velore sous un déguisement de femme. Seïd-Mahomet, fils de Subder-Ali, encore enfant, fut proclamé. Toutefois Nizam-al-Mulk, à qui l’enfant fut présenté, quoiqu’il l’accueillît favorablement, ne le confirma point dans cette dignité ; au contraire, il désigna pour l’occuper un de ses principaux officiers, Goya-Abdulla. Ce dernier, à peine installé, fut trouvé un matin mort dans son lit ; tout son corps portait des traces évidentes de poison. Anwar-Odean, appelé à le remplacer par Nizam-al-Mulk, fut soupçonné d’être l’auteur de ce meurtre, peut-être seulement parce qu’il en profita ; qu’en outre son élévation était vue de mauvais œil par les peuples du Carnatique. Depuis trente ans, trois nabobs de la même famille avaient successivement gouverné le Carnatique ; la population s’était habituée à les considérer comme ses souverains légitimes, et ne voyait pas sans peine un étranger sur le trône pendant qu’il restait encore un rejeton de cette famille. Cédant au sentiment populaire, Nizam-al-Mulk promit d’élever à la dignité de nabob le jeune Seïd-Mahomet dès qu’il aurait âge d’homme ; en attendant, il le remit aux mains d’Anwar-Odean, qu’il chargeait en même temps du soin de pacifier le Carnatique. L’affection du peuple ne devait point protéger long-temps Seïd-Mahomet : des Afghans, ayant réussi à s’approcher du jeune prince sous prétexte de lui rendre hommage, le poignardèrent au milieu d’un festin. Mortiz-Ali était à ce banquet ; la rumeur publique l’accusa de ce nouveau crime ; mais, profitant de la confusion, il échappa et regagna en toute hâte Velore. Les soupçons du peuple n’épargnèrent pas davantage Anwar-Odean ; mais Nizam-al-Mulk n’eut aucun égard à ces soupçons, à ces répugnances populaires. N’ayant aucun intérêt à éclaircir la chose, bien aise, peut-être au fond du cœur, de voir le gouvernement aux mains d’un homme en état d’assurer l’obéissance de la province, il se hâta d’élever Anwar-Odean à la dignité de nabob du Carnatique.

À cette époque (1745), la guerre venait d’éclater en Europe entre la France et l’Angleterre. L’Angleterre par ses possessions du Hanovre, la France par sa position même, qui ne lui permet guère d’observer la neutralité, s’étaient trouvées engagées dans une guerre continentale. Ces deux puissances, après avoir combattu quelque temps l’une contre l’autre, comme auxiliaires des parties belligérantes, arrivèrent à des hostilités directes, et cette guerre ne tarda pas à s’étendre jusqu’à leurs établissements dans l’Orient. Une escadre anglaise, sous les ordres du commodore Barnett, composée de trois vaisseaux, dont deux de 60 et un de 50 canons, et d’une frégate de 20 canons, mit à la voile pour les mers de l’Inde. Elle croisa d’abord dans les détroits de la Sonde et de Malacca, et s’empara de trois vaisseaux français qui se rendaient de la Chine en Europe, et d’un quatrième qui retournait de Manille à Pondichéry. Les Anglais s’emparèrent encore d’un autre vaisseau qui se trouvait en ce moment dans le port d’Achem, et l’armèrent en guerre. L’escadre anglaise se sépara en deux divisions, pour donner plus d’efficacité à sa croisière, et le rendez-vous général fut fixé à Batavia ; après s’y être ralliée, elle fit voile pour la côte de Coromandel, où elle se montra dans le mois de juillet 1745 ; apparition qui rendait fort critique la situation des Français. La garnison de Pondichéry ne montait qu’à 450 hommes, les fortifications n’étaient pas achevées, enfin aucun vaisseau français n’était attendu dans l’Inde. Le nabob Anwar-Odean engagea la régence de Madras à interdire à la flotte anglaise toute hostilité contre les établissements français du Carnatique, lui donnant l’assurance qu’il saurait contraindre les Français à la même neutralité : la régence ne se crut pas en mesure de se rendre à ces sollicitations ; elle répondit que la flotte anglaise ne recevait d’ordre ou d’instructions que du roi d’Angleterre. Le nabob objecta que les Européens une fois sur la côte de Coromandel étaient tenus de respecter son autorité ; il menaça de s’en prendre à la ville même de Madras si l’escadre anglaise se permettait la moindre hostilité contre Pondichéry. Cette menace engagea le commodore Barnett à renoncer à tout projet d’attaque sur Pondichéry, et à n’agir que sur mer. L’année suivante, l’escadre anglaise, renforcée de deux vaisseaux de 50 et d’une frégate de 20 canons, parut de nouveau sur la côte de Coromandel. Mais cette augmentation de forces fut plus que compensée par la mort du commodore Barnett, officier de mérite, d’un caractère décidé, jouissant d’une grande réputation dans la marine anglaise. On apprit en même temps à Madras l’arrivée prochaine d’une escadre française dans les mers de l’Inde.

La Bourdonnais, toujours gouverneur des îles de France et de Bourbon, avait obtenu une commission du roi pour commander les vaisseaux de la Compagnie dans le cas où la guerre éclaterait. À peine eut-il reçu la nouvelle de la déclaration de guerre, qu’il se hâta de travailler à mettre en état de prendre la mer et à armer en guerre les vaisseaux de la Compagnie qui se trouvaient sous sa main. La tâche n’était pas aisée : la disette régnait dans l’île ; non seulement la récolte avait manqué, mais un vaisseau qui apportait des vivres d’Europe, le Saint-Géran, avait fait naufrage à l’entrée même du port[1]. Les efforts de La Bourdonnais n’avaient pas encore porté tous leurs fruits : les ouvriers spéciaux lui manquaient pour la construction : il y suppléa en employant des mécaniciens à la place des charpentiers de vaisseaux, les serruriers à monter les affûts de canons, les tailleurs à fabriquer les voiles, etc. Habile à tout ce qui concernait la construction des vaisseaux, aussi bien qu’à la navigation, il présidait à tous ces travaux ; il donnait les modèles et la mesure de toutes les pièces, et plus d’une fois mettait lui-même la main à l’œuvre. Les équipages étaient composés d’hommes n’ayant l’habitude ni des armes, ni de la mer : il leur apprit tout à la fois et la manœuvre des vaisseaux et la manœuvre des troupes de terre. Ayant fait choix des plus adroits, il leur enseigna à se servir d’une machine de sa propre invention pour jeter plus sûrement des grappins d’abordage. Grâce à tant d’efforts, de persévérance et d’habileté, La Bourdonnais se trouva prêt à mettre à la voile, le 24 mars 1746, à la tête de neuf navires armés en guerre. Il se dirigea sur Madagascar, où il devait compléter ses approvisionnements. Mais à la sortie de cette île il fut accueilli par une tempête terrible. Le vaisseau qu’il montait fut démâté des trois mâts, et les autres presque également maltraités. Il n’eut plus qu’à gagner l’asile le plus voisin, et se réfugia dans la bais d’Antongil, où le reste de l’escadre parvint aussi à se rallier. Les navires avaient éprouvé les plus grandes avaries ; les matelots étaient excédés de fatigue ; les pluies de la saison commencèrent à tomber avec une violence inaccoutumée même dans ces climats, et bientôt des maladies épidémiques qui en furent la suite firent de nombreux ravages parmi les soldats et les matelots. La Bourdonnais tint tête à toutes ces difficultés : il construisit un quai en pierre, bâtit des ateliers assez larges pour qu’il fut possible d’y travailler aux mâtures, établit des forges, construisit une corderie. Ces premiers soins remplis, il s’enfonça presque seul dans des forêts malsaines, pestilentielles, pour y chercher des bois propres aux constructions navales. Pour amener ce bois jusqu’au rivage, il fallait franchir un marais en apparence impraticable et d’une lieue de large : La Bourdonnais le traversa d’une longue chaussée. Il fallait encore passer plusieurs fois une rivière d’un cours de sept lieues et n’ayant pas assez d’eau pour faire flotter les arbres, puis au-delà d’un bras de mer large d’une lieue, il resserra le lit de la rivière, il construisit des pirogues qui amenèrent enfin des troncs d’arbres jusqu’aux vaisseaux délabrés. Après avoir passé quarante-huit jours dans ces gigantesques travaux, perdu quatre-vingt-quinze Européens et trente-trois noirs par la maladie, La Bourdonnais put enfin reprendre la mer ; c’était le 1er juin 1746.

Dans la matinée du 6 juillet, ce qu’il regardait comme le prix de tant de souffrances et de tant de travaux, La Bourdonnais rencontra la flotte anglaise ; nous avons déjà dit quelle était sa force ; elle était commandée par le capitaine Peyton. L’escadre française se composait d’un vaisseau de 60 canons, d’un de 36, de trois de 34, d’un de 30, de deux de 28, et d’un de 26. Les vaisseaux anglais avaient tous du 24, les Français non, et même un seul d’entre eux portait du 18, les autre seulement du 12 et du 8. D’un autre côté, les Français avaient quelque supériorité numérique, quoique peu considérable. Connaissant le fort et le faible de son escadre et de celle de l’ennemi, La Bourdonnais manœuvra pour prendre l’avantage du vent et l’aborder immédiatement, c’était le moyen de l’empêcher de tirer trop d’avantage de sa grosse artillerie. Le capitaine Peyton, qui devina cette intention, voulait au contraire éviter l’abordage. Ces diverses manœuvres consumèrent beaucoup de temps ; il était quatre heures et demie lorsque le combat commença. Comme il se maintint à une assez grande distance, le feu de ma mousqueterie des Français ne causa aucun dommage aux Anglais ; la grosse artillerie de ceux-ci en produisit au contraire de très considérables sur les navires français. Dès le premier moment, trois d’entre eux furent mis hors de combat : l’un d’eux, le Neptune, demeuré seul à l’avant-garde, allait être écrasé ; les Anglais faisaient force de voiles pour le joindre ; La Bourdonnais, les devançant, couvrit ce vaisseau en soutenant seul, pendant plus d’une demi-heure, tout le feu de l’ennemi. À l’entrée de la nuit, l’escadre anglaise se retira, et le lendemain matin le commodore Peyton assembla un conseil de guerre qui fut d’avis de ne pas hasarder une seconde action ; en conséquence, il fit voile pour Trincomalee, dans l’île de Ceylan. L’escadre française, après avoir offert encore une fois le combat, se dirigea sur Pondichéry[2]. La perte des Anglais n’avait été que de trente-cinq hommes et quatre cents blessés, et celle des Français de trois cents, tant tués que blessés ; en revanche les vaisseaux anglais avaient été plus maltraités : l’un d’eux, celui de 60, menaçait à chaque instant de couler bas.

Depuis plusieurs années, La Bourdonnais nourrissait le projet d’attaquer les Anglais dans Madras même ; mais comme il était impossible d’en faire le siège tant que l’escadre anglaise serait en mesure de s’y opposer, il se décida à tenter de nouveau la fortune sur mer. Il fit à Dupleix la demande de 60 canons pour rétablir de ce côté quelque égalité avec la flotte anglaise, qui se trouvait très supérieure en artillerie ; il n’en obtint qu’un moindre nombre. La mésintelligence commença dès ce moment à se mettre entre ces deux hommes, moins toutefois par des motifs de basse et réciproque jalousie, comme on l’a fort généralement supposé, qu’en raison de la diversité de leurs vues politiques ; nous en aurons de fréquentes preuves dans la suite de ce récit La Bourdonnais mit à la voile le 4 août, en recherche de l’escadre anglaise ; les vents lui furent tellement défavorables, qu’il lui fallut trois jours pour gagner Negapatam, où il mouilla le 17. Le lendemain et les deux jours suivants, les deux escadres furent en présence ; mais Peyton persista dans la résolution d’éviter le combat, ce qui lui était possible en raison de la supériorité de marche de ses vaisseaux. La Bourdonnais se décida alors à retourner à Pondichéry ; et jugeant que l’escadre anglaise avait renoncé à l’idée de l’inquiéter sur les côtes de Coromandel, il se résolut à entreprendre le siège de Madras.

Une première division de l’escadre française arriva le 3 septembre, et une seconde division le 15, à quatre lieues de cette présidence : elles portaient l’artillerie, les munitions, les troupes nécessaires pour le siège. Le jour suivant une portion des troupes fut débarquée, et, marchant le long de la côte, s’avança jusqu’à une portée de canon de la ville. Madras était depuis un siècle le principal établissement des Anglais sur la côte de Coromandel ; la ville, bâtie sur un territoire cédé par le grand Mogol à la Compagnie anglaise, occupait une étendue de cinq milles le long de la côte, sur un mille de large. Elle était divisée en trois parties : celle du sud, de deux cents toises de long sur cinquante de large, habitée par les Anglais ou les Européens vivant sous leur protection, renfermait une cinquantaine de maisons bien bâties, deux églises, une anglicane, l’autre catholique, une factorerie, etc. Elle était entourée d’une muraille en assez mauvais état, et défendue par quatre bastions ; les Européens nommaient ce quartier le fort Saint-Georges, et les Indous la Ville-Blanche. La seconde division de la ville, située au nord de la première, s’appelait la Ville-Noire, elle était plus grande, mais plus mal fortifiée ; sa population consistait en juifs, en Arméniens et en riches marchands indous ; quant à ses moyens de défense, ils ne se composaient que d’un fossé peu large et une muraille sans épaisseur. Au-delà et au nord se trouvait la troisième division qui n’était autre chose qu’un grand faubourg habité par des Indous de toutes castes. Dans le voisinage de la ville se trouvaient encore deux villages considérables, peuplés d’indigènes venus là des provinces de l’intérieur. La population de ces trois parties de la ville, c’est-à-dire de la ville tout entière, montait à environ 100,000 âmes. Madras était privé de port, sa rade était petite ; en revanche les bords de la rivière étaient pittoresques, agréables, tout couverts de maisons de campagne, de manufactures, de petits villages indous, et sa situation l’avait rendu le centre d’un commerce fort considérable. En fait d’opulence et d’activité commerciales, Madras ne le cédait dans toute l’Inde qu’aux seules villes de Goa et de Batavia : elle ne renfermait pas en ce moment plus de 300 Anglais ; la garnison se composait de 200 Européens et d’un corps de cipayes considérable ; et c’était là toute la ressource de la défense, on ne pouvait compter sur les Indous, tout prêts à fuir au premier danger.

Le corps d’armée assiégeant consistait en onze cents Européens, quatre cents cipayes, quatre cents Caffres de Madagascar ; dix-huit cents matelots ou soldats de marine demeurèrent à bord des vaisseaux. La Bourdonnais commença l’investissement de la place le 16 septembre. Cette journée fut employée à transporter l’artillerie, à élever des batteries, etc. Le 19, des cipayes Anglais vinrent tirailler sur le front du camp français ; ils furent repoussés vivement, et, au lieu de rentrer dans la ville, s’enfuirent dans l’intérieur des terres. Le même jour, les assiégeants s’emparèrent d’un faubourg à une demi-portée de fusil des murs de la ville ; ils s’y fortifièrent et y établirent deux batteries de mortiers. Le 18, trois des vaisseaux de l’escadre canonnèrent assez vivement la ville pendant toute la durée de la nuit ; le 19, le feu continua et devint plus meurtrier. À la première nouvelle des préparatifs qui se faisaient à Pondichéry, les Anglais avaient sollicité le nabob de s’opposer à ce que les Français commissent des actes d’hostilité sur terre ; mais ils négligèrent le moyen le plus efficace de faire agréer leurs instances, celui de les accompagner d’un présent. Cette économie intempestive refroidit si fort le nabob qu’il laissa aux Français toute liberté d’agir ; les Anglais, n’ayant plus aucune espérance de ce côté-là, se décidèrent à entrer en pourparlers. Une fille de Dupleix, mariée à un Anglais et enfermée dans la place, en donna par une lettre avis à La Bourdonnais ; la nouvelle fut bien accueillie, car l’apparition de la flotte anglaise, attendue d’un moment à l’autre, aurait mis le corps d’armée assiégeant dans le plus grand péril. Le 20 au matin, deux députés anglais se présentèrent au camp des Français ; une conférence eut lieu entre eux et La Bourdonnais.

Les Anglais, prenant la chose de loin, parlent d’abord du grand Mogol, de la violation de son territoire, etc. La Bourdonnais répond qu’il s’est borné à repousser les hostilités ; que ce sont les escadres anglaises qui les ont commencées en s’emparant de vaisseaux français dans des ports neutres, etc. Les députés comprennent à ce langage qu’il faut aborder la question d’une manière plus positive : ils demandent à La Bourdonnais le prix qu’il exige pour se retirer de devant Madras. Indigné, il répond : « Messieurs, je ne vends point l’honneur ; le pavillon du roi flottera sur Madras, ou je mourrai au pied de ses murailles. » Ces fières paroles étonnent et troublent les Anglais ; cependant ils répliquent qu’ils étaient venus pour racheter leur ville, qu’ils en perdent l’espoir, qu’ils se défendront alors jusqu’à la dernière extrémité ; que dans aucun cas ils ne se rendront à discrétion ; qu’il ne sera pas dit qu’ils auront jamais livré eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs propriétés à la merci d’un vainqueur dont rien ne leur garantira la modération… La Bourdonnais les interrompt : « Messieurs, dit-il, vous rendrez votre ville et tout ce qu’elle renferme, et je vous promets sur mon honneur de vous la rendre moyennant une rançon ; fiez-vous à ma parole. Quant à ce qui concerne l’intérêt, soyez persuadés que vous me trouverez toujours accommodant. — Mais, reprennent les Anglais, qu’entendez-vous par être accommodant ? — Ce que j’entends, dit La Bourdonnais, le voici : » et prenant le chapeau de l’un d’eux : « Supposez avec moi que ce chapeau vaille six roupies, vous m’en donnez trois ou quatre, et ainsi de toutes choses. » Les députés anglais, quoiqu’il fût difficile de suspecter la bonne foi de La Bourdonnais, ne se rendirent pas d’abord ; ils insistèrent pour que le prix de la rançon de Madras fût fixé avant l’entrée des Français dans la ville. Ils espéraient ainsi donner le temps à l’escadre anglaise d’arriver, ce qui eût entièrement changé la face des choses. Mais La Bourdonnais annonça résolument aux députés qu’il fallait accepter les conditions proposées, ou s’exposer à toutes les conséquences d’un assaut général. Les députés retournèrent à la ville ; le feu recommença ; il cessa quelques instants ; à une heure convenue, pour leur donner la faculté de revenir ; ils revinrent effectivement à cette heure, avec le traité signé par le gouverneur. La Bourdonnais, ayant fait lire aux troupes un ordre du jour interdisant le pillage sous peine de mort, se mit en route pour occuper la ville. Le gouverneur, qui l’attendait au bout du pont-levis, lui présenta son épée ; La Bourdonnais s’empressa de la lui rendre, et prit possession de la ville.

Cependant le nabob sortit de la sorte d’indifférence qu’il avait montrée sur le commencement des hostilités : il écrivit à Dupleix pour lui exprimer sa surprise et son indignation de l’audace qu’avaient eue les Français d’attaquer Madras situé sur son territoire. Il demandait que le siège fût immédiatement levé, et menaçait de venir le faire lever lui-même à la tête de son armée. Dupleix apaisa le nabob en lui promettant que Madras lui serait remis aussitôt que les Français s’en seraient rendus maîtres ; il le flattait encore de l’espoir de se faire chèrement payer par les Anglais la restitution qu’il serait à même de leur faire, s’il ne préférait garder la ville pour lui-même. Dupleix écrivit à La Bourdonnais dans ce sens. En sa qualité de gouverneur-général des établissements français dans l’Inde, Dupleix se prétendait en droit de commander dans Madras. La Bourdonnais, de son côté, ne se croyait pas un moindre droit à disposer de sa conquête ; et d’autant plus qu’il ne pouvait songer à la garder. Un article de ses instructions secrètes et récemment venues de France, disait : « Il est expressément défendu au sieur de La Bourdonnais de s’emparer d’aucun établissement ou comptoir ennemi pour le conserver. » Appuyé sur cette défense, sur son indépendance à l’égard de Dupleix, en tant que commandant de la flotte, d’ailleurs lié par sa parole, il continua donc de procéder à l’estimation de la rançon de la ville. Dupleix et le conseil de Pondichéry protestèrent ; ils voulaient que Madras fût rasé jusqu’en ses fondements, et remis en cet état au nabob. Au milieu de ces discussions trois vaisseaux de guerre français, un de 72 et deux de 40 canons arrivèrent à Pondichéry avec 1, 360 hommes de troupes. La Bourdonnais éprouvait une vive impatience de s’aller mettre à leur tête pour faire subir à Calcutta le sort de Madras ; d’un autre côté le gouverneur et le conseil de Pondichéry persistant à ne pas vouloir accepter le traité de rançon, cette dernière considération le détermina à demeurer à Madras pour en surveiller l’exécution. Cela sauva d’une ruine assurée les établissements du Bengale. L’amiral français se trouvait éminemment supérieur aux Anglais en troupes, en vaisseaux ; surtout en habileté personnelle.

La capitulation portait que les articles du traité une fois signés, les conditions du rachat seraient fixées à l’amiable entre La Bourdonnais et le gouverneur de la place, où le délégué de celui-ci. Les Anglais s’étaient engagés à livrer aux vainqueurs les magasins, les arsenaux, les vaisseaux, les provisions de guerre et de bouche, les marchandises reçues ou à recevoir, enfin tout ce qui appartenait à la Compagnie des Indes, sans aucune réserve ; les matières d’or, d’argent, marchandises, meubles, effets quelconques renfermés dans la ville, le fort et les faubourgs, à quelques personnes qu’ils appartinssent. La Bourdonnais était décidé à ne sortir de Madras qu’après la signature du traité. Il ne pouvait se dissimuler cependant le danger de laisser plus long-temps la flotte sur la côte de Coromandel. Dans l’Indostan, l’année se divise en deux saisons : les vents du nord soufflent depuis la fin d’octobre jusqu’à la fin de mars, les vents du midi pendant les autres mois. Les marins donnent à ces saisons le nom de mousson ; le passage de l’une à l’autre est marquée par un intervalle d’une vingtaine de jours où le temps est d’une grande inconstance. En général, la mousson du nord, à son commencement, est accompagnée sur la côte du Coromandel de violents orages. Dès les premiers jours d’octobre, les vaisseaux s’empressent de quitter ces côtes ou se donnent bien garde d’y arriver. La Bourdonnais employait en conséquence toute son activité à faire embarquer sur son escadre, d’abord les magasins et les marchandises de la Compagnie anglaise, ensuite tout ce qui aux termes de la capitulation lui appartenait. Après plusieurs conférences, la rançon avait été fixée à 1,100,000 pagodes d’or, ou environ 9 millions de livres tournois de cette époque ; les Anglais firent des billets pour ce qu’ils ne purent payer comptant de cette somme, et livrèrent des otages. De son côté, l’amiral s’engageait à leur rendre la place du 10 au 15 octobre, à leur laisser, pour qu’ils fussent à même de se défendre, une partie de leur artillerie et de leurs munitions. Pendant tout ce temps, Dupleix ne cessait de renouveler avec plus d’insistance de jour en jour ses représentations contre le traité ; il menaçait La Bourdonnais de la colère de la Compagnie, de celle du ministère et du roi lui-même. Celui-ci répondait : « J’ai juré sur mon honneur de rendre Madras aux Anglais, je tiendrai ma parole, dussé-je le payer de ma tête. » Le gouverneur et le conseil de Pondichéry en vinrent alors à des moyens violents. Ils dépêchèrent vers l’amiral deux officiers chargés de lui signifier les arrêts et de s’assurer de sa personne. Ces officiers, arrivés à Madras, se flattaient d’être secondés dans leur mission par les troupes de Pondichéry, mises depuis peu, et seulement pendant la durée du siège, sous les ordres de ce dernier ; ces troupes étaient déjà embarquées. Ils n’en tentèrent pas moins de remplir leur mission ; mais, aux premiers mots qu’ils en laissèrent échapper, La Bourdonnais, élevant la voix, leur dit : « C’est moi, messieurs, qui vous arrête ; donnez-moi vos épées, et prenez pour prison la maison du gouvernement. »

Le temps fut très beau pendant la journée du 13 octobre ; mais dans la nuit du 13 au 14 un ouragan terrible éclata. Les six vaisseaux français à l’ancre près de la cote furent dispersés avant que le jour parût. Un d’eux, de 76 canons, perdit tous ses mâts ; un autre, le Duc d’Orléans, périt au large corps et biens ; la Marie-Gertrude échoua, et quatorze hommes de son équipage parvinrent seuls à regagner la terre. Dans cette nuit fatale, de vingt-cinq vaisseaux appartenant à des nations diverses, et qui se trouvaient sur la côte, vingt périrent. Les forces navales de la France reçurent un coup dont elles ne devaient pas se relever de long-temps dans ces parages. Obligé de renoncer à ses grands projets sur les établissements anglais, La Bourdonnais ne dut plus songer qu’à regagner l’île de France. Dupleix lui communiquait à la même époque sa ferme résolution de ne s’engager par aucune espèce de traité avec les Anglais, à moins qu’il ne lui fût accordé de demeurer à Madras assez de temps pour en enlever les marchandises. Par suite de cette communication, La Bourdonnai sollicita des Anglais une prolongation de trois mois au terme d’abord fixé pour la reddition de la ville ; ceux-ci, que le départ de La Bourdonnais laissaient à la merci de Dupleix, se trouvèrent dans l’obligation d’y consentir. Il fut convenu que la place serait remise après son départ à un commandant nommé par ce dernier, mais qui prendrait vis-à-vis des Anglais l’engagement d’observer les articles du traité passé avec La Bourdonnais. La place fut remise effectivement à un officier de bravoure et d’expérience, nommée Paradis. Ces nouveaux arrangements mis à exécution, La Bourdonnais s’embarqua et reprit la route de Pondichéry ; il nie s’y arrêta que peu de jours, en repartit à la tête de sept vaisseaux, dont plusieurs avaient beaucoup souffert par la tempête, et regagna l’île de France dans le mois de décembre ; peu après, quittant cette colonie florissante tirée d’un désert par ses talents et son habileté, il s’embarqua pour la France.

Le nabob n’avait pas tardé à comprentdre que la promesse de Dupleix de lui rendre Madras n’était qu’une ruse pour l’empêcher de secourir les Anglais ; il résolut de s’en venger en mettant à son tour, et pour son propre compte, le siège devant Madras. Les Européens n’avaient pas encore eu l’occasion de montrer la supériorité de leurs armes sur les indigènes ; en général, ils affichaient la soumission et le respect le plus profond pour le grand Mogol. Le nabob interprétait naturellement cette conduite comme la reconnaissance tacite de leur infériorité à l’égard des puissances du pays. Il envoya contre Madras une armée de dix mille hommes, sous les ordres de son fils Maphuzi-Khan. Le commandant de Madras, Paradis, avait reçu de Dupleix l’ordre de différer autant que possible à commencer les hostilités. Cette inaction parut à Maphuzi-Khan un effet de la crainte, et l’enhardit encore. Il approcha de la place, en imitant autant que possible les dispositions qu’avait prises La Bourdonnais, ne doutant pas qu’elles ne fussent suivies du même succès. Les assiégeants essayèrent d’escalader la Ville-Noire, dont les murailles et les bastions étaient en fort mauvais état ; mais ils furent repoussés par un feu bien nourri, et lâchèrent bientôt pied. Le lendemain, les assiégés firent une sortie avec quatre cent soixante hommes et deux pièces de campagne. La vivacité du feu des Français étonna les troupes du nabob. Après avoir essuyé quelques décharges d’artillerie, elles se sauvèrent en désordre, abandonnant leurs tentes, leurs bagages, leur artillerie, et laissant soixante-dix morts sur le champ de bataille. Maphuzi-Khan, après avoir rallié avec grande peine une partie des siens, prit position à dix milles de la place ; alors ayant appris que les Français attendaient un renfort de Pondichéry, il décampa et alla s’établir à Saint-Thomé, ville autrefois riche et populeuse sous la domination portugaise, depuis lors pauvre et abandonnée. Les Français ne tardèrent pas à le poursuivre dans cette nouvelle direction. Maphuzi-Khan déploya ses troupes sur le rivage d’une petite rivière qui se trouvait entre lui et les Français, et dont il voulait leur disputer le passage. Les Français, sous les ordres de Paradis, passèrent la rivière à gué, essuyant le feu de l’artillerie du nabob qui ne leur fit aucun mal ; arrivés de l’autre côté, ils firent une décharge générale et abordèrent l’ennemi à la baïonnette. Les troupes du naboh se hâtèrent de se réfugier dans la ville, où elles furent poursuivies par les Français qui, dans les rues étroites où la frayeur entassait les fuyards, en firent un grand carnage. Au commencement de l’affaire Maphuzi-Khan s’était montré à tous les regards sur un éléphant de taille gigantesque ; au-dessus de sa tête flottait le grand étendard du Carnatique ; il n’en prit pas moins la fuite un des premiers. Cette défaite jeta la terreur dans l’âme du nabob, en même temps qu’elle exalta le courage des Européens. Jusqu’à ce moment ces derniers, qui depuis long-temps avaient pris l’habitude d’éviter et de craindre toute guerre, tremblaient au seul nom du grand Mogol et d’un de ses nabobs ; les Français venaient de dissiper ce prestige, en dispersant une armée entière avec quelques centaines d’hommes.

Cependant les habitants de Pondichéry, animés d’un esprit de jalousie et de rivalité contre ceux de Madras, ne voyaient pas sans un grand dépit ceux-ci au moment d’échapper à leur ruine. On murmurait hautement, dans Pondichéry, contre le traité de rançon signé par La Bourdonnais ; le conseil partageait ces sentiments, et les communiquait au gouverneur ; celui-ci, dont ils flattaient les vues secrètes, se hâta de leur donner satisfaction. De nouvelles instructions furent en conséquence envoyées à Paradis, toujours commandant à Madras. Les habitants étant assemblés, lecture leur fut donnée, en présence de la garnison française sous les armes, d’une proclamation de Dupleix qui déclarait annulé le traité de rançon signé par La Bourdonnais, auquel on contestait le droit de l’avoir conclu. Paradis somma les Anglais de livrer les marchandises, la vaisselle, les provisions, les munitions de guerre et de bouche, les chevaux, les clefs de tous leurs magasins sans exception ; leur mobilier, leurs vêtements, les bijoux de femmes, étaient les seules choses dont il leur fût permis de disposer. Les officiers durent donner leur parole d’honneur de ne point porter les armes contre la France avant d’avoir été échangés, les soldats être envoyés à Pondichéry. Les habitants, à l’exception de ceux qui prêtèrent serment de fidélité au roi de France, reçurent l’ordre d’évacuer la ville dans un délai de quatre jours, avec défense de séjourner à l’avenir, sous un prétexte quelconque, soit dans Madras, soit dans les faubourgs ou environs de Madras. Le gouverneur et les principaux habitants furent conduits à Pondichéry avec une escorte de quatre cents hommes. Sous prétexte de leur faire honneur, en réalité pour frapper l’imagination des indigènes et leur donner une haute idée de la puissance de la France, Dupleix les reçut avec une grande pompe ; il accompagna le cortège au bruit des cymbales d’une musique guerrière, et monté sur un éléphant richement caparaçonné. Parmi les habitants de Madras ou les employés de la Compagnie qui y étaient demeurés, un grand nombre, malgré leur parole, s’autorisant peut-être de l’exemple de violation de foi donné par les Français, s’échappèrent et furent se réfugier au fort Saint-David ; parmi ceux-là se trouvait Clive, alors enseigne, et promis à une grande célébrité.

Maître de Madras, Dupleix ne perdit pas de temps pour chercher à s’emparer du fort Saint-David ; c’était le seul établissement que les Anglais possédassent encore sur la côte de Coromandel. Le fort Saint-David, situé à douze milles de Madras, était petit, mais mieux fortifié qu’aucun autre de la même étendue dans tout l’Indostan. L’établissement dont il se trouvait le chef-lieu était subordonné à celui de Madras ; toutefois après la prise de celui-ci, les habitants et la Compagnie alors à Saint-David, regardant ceux de Madras comme prisonniers des Français, s’érigèrent en administration indépendante. La prise du fort de Saint-David aurait laissé Dupleix maître absolu de la côte de Coromandel ; il se hâta d’assembler auprès du petit fort d’Arianconpang, dans le voisinage de Pondichéry, un détachement qu’il chargea de cette opération. Ce détachement, composé de seize cent cinquante fantassins, cinquante cavaliers européens et deux compagnies de Caffres, se dirigea sur Saint-David dans la nuit du 19 au 20 décembre ; au point du jour, il prit position dans les environs. La garnison du fort consistait en deux cents Européens et cent Topasses ; celle de Cuddalore, qui n’en était éloignée que d’un mille, en deux mille soldats indigènes, mais peu redoutables. Les Anglais, quoiqu’ils en eussent reçu déjà l’exemple des Français, n’avaient point encore essayé de discipliner et de dresser ces indigènes à l’européenne ; le plus grand nombre étaient armés de sabres, d’épées, d’arcs, de flèches, de boucliers ; à peine un tiers d’entre eux avaient-ils des mousquets. Le nabob, exaspéré contre les Français, en raison de sa défaite récente, avait promis du secours aux défenseurs de Saint-David ; il tint parole. Les Français, d’assiégeants qu’ils étaient, devinrent assiégés ; ils furent tout-à-coup entourés par un corps d’armée considérable appartenant au nabob. Dupleix, fertile en ressources, entra aussitôt en négociations avec ce dernier, dans le but de l’engager à retirer ses troupes ; il fit en même temps une tentative pour s’emparer de Cuddalore au moyen d’une surprise de nuit. Cette entreprise échoua. Dupleix tenta alors une diversion ; il envoya un détachement de la garnison de Madras ravager les États du nabob ; ce dernier n’en demeure pas moins campé près du fort Saint-David. Par un hasard heureux, quatre vaisseaux de l’escadre de La Bourdonnais se montrèrent alors dans la rade de Pondichéry, et Dupleix, se hâtant de profiter de la circonstance, fit répandre dans l’armée, à la cour même du nabob, le bruit qu’une armée considérable arrivait à son secours. Le nabob, ajoutant pleinement foi à la nouvelle, abandonna le parti des Anglais pour entrer en négociations avec Dupleix. Pour sceller cette alliance nouvelle, un des fils du nabob se rendit lui-même à Pondichéry, où il fut reçu avec un faste et une magnificence tout orientale, et que Dupleix ne négligeait jamais l’occasion de déployer aux yeux des indigènes.

Le moment de la chute du fort Saint-David paraissait donc arrivé. Le 12 mars, les troupes françaises se montrèrent de nouveau dans le voisinage du fort. La garnison se porta à leur rencontre, dans le but de leur disputer le passage d’Amac ; elle ne put réussir : les Français passèrent la rivière, et ouvrirent immédiatement la tranchée. Malheureusement, dès le lendemain, des voiles furent signalées en mer, la flotte anglaise ne tarda pas à être reconnue, et les Français se virent dans l’obligation de lever le siège pour retourner en toute hâte à Pondichéry. L’escadre du capitaine Peyton, après le combat que nous avons raconté, s’était montrée à la hauteur de Madras ; les habitants guettaient déjà avec impatience son entrée en rade, mais elle disparut ; elle fut de nouveau signalée le 8 septembre, puis presqu’au même instant perdue de vue encore une fois. Le commodore Peyton se rendit au Bengale, où il radouba ses navires. Deux autres vaisseaux, l’un de soixante, l’autre de quarante canons, commandés par l’amiral Griffin, qui prit à cette époque le commandement de toute l’escadre, arrivèrent au Bengale ; l’amiral Griffin se dirigea aussitôt sur Pondichéry. Quatre vaisseaux français, qui se trouvaient dans la rade de cette ville au moment de la conclusion du traité de Dupleix avec le nabob, l’avaient fort heureusement quittée pour se diriger sur Goa ; de Goa, ils s’étaient rendus à l’île de France, et, après s’y être renforcés de trois vaisseaux, avaient reparu sur la côte de Coromandel. L’escadre française semblait vouloir chercher les Anglais ; l’amiral Griffin répondit à cette provocation, et se dirigea de ce côté ; mais c’était une feinte de l’amiral français ; loin d’attendre les Anglais, il força de voiles pendant la nuit et gagna Madras, où il débarqua un détachement de trois cents soldats et une somme de 200,000 livres en argent monnayé. C’était le but de son expédition : après l’avoir remplie, il retourna en toute hâte à l’île de France avant que la flotte anglaise pût arriver à Madras. Dupleix fit une nouvelle tentative sur Cuddalore : un détachement français, muni d’échelles, parvint jusqu’au pied des murailles sans avoir été aperçu ; mais un feu très vif d’artillerie et de mousqueterie le mit en déroute et le força de rétrograder.

L’Angleterre croyait le moment venu de faire tous ses efforts pour balancer la supériorité dont jusque là les Français avaient joui dans l’Inde. Dans l’année 1747, neuf vaisseaux de la marine royale et onze vaisseaux de la Compagnie, portant quatorze cents hommes de troupes, partirent d’Angleterre ; ils étaient sous les ordres de l’amiral Boscawen. L’amiral, avant de se porter sur la côte de Coromandel, devait s’emparer, chemin faisant, de l’île de France ; après avoir reconnu la côte et examiné les moyens de défense de l’île, il crut devoir renoncer à tout projet d’attaque. Il continua sa route pour la côte de Coromandel, et, à la hauteur du fort Saint=David, opéra sa jonction avec l’escadre de l’amiral Griffin. Les deux escadres réunies formèrent l’armée navale la plus considérable qu’on eût encore vue dans les mers de l’Inde : elle ne comptait pas moins de trente vaisseaux, dont le moindre portait cinq cents tonneaux, et dont treize étaient de haut bord. Le major Lawrence, officier jouissant d’une grande réputation de bravoure et d’habileté, était arrivé récemment d’Angleterre ; sa commission lui donnait le commandement supérieur de toutes les forces de la Compagnie. À ce moment les Anglais, pleins d’ardeur, se montraient impatients d’aller venger sur Pondichéry la chute de Madras. Des préparatifs déjà faits au fort Saint-David mirent l’amiral à même de commencer ses opérations. Les vaisseaux jetèrent l’ancre à deux milles de Pondichéry ; l’armée de terre, composée des troupes déjà dans l’Inde, renforcée par le détachement arrivé sur la flotte, s’occupa de l’investissement de la place. Les renseignements possédés par l’amiral sur les localités étaient fort incomplets ; le fort d’Ariancopang, qui se trouvait sur le chemin de l’armée, n’était connu d’aucun officier, d’aucun soldat ; l’amiral résolut pourtant de l’enlever de vive force avant de continuer sa route. L’escalade fut repoussée, avec grande perte de la part des assaillants ; l’amiral se décida alors à un siège régulier. Les Français, comprenant tout l’avantage de gagner du temps, étaient décidés à se défendre jusqu’à la dernière extrémité : à l’aide d’un petit corps de cavalerie campé dans le voisinage, et qui se joignit à eux, ils firent une sortie heureuse. Les gardes et les travailleurs des tranchées, n’ayant pour la plupart aucune habitude de la guerre sur terre, quittèrent leurs postes en désordre ; le major Lawrence et trois autres officiers supérieurs, s’efforçant de rallier les fuyards et d’arrêter l’ennemi, furent faits prisonniers. Le siège allait être levé, lorsqu’un magasin à poudre prit feu dans l’intérieur du fort et tua ou blessa une centaine d’hommes, grande perte pour une garnison de moins de trois cents. Le commandant d’Ariancopang se décida à l’évacuer ; après avoir fait sauter les fortifications, qu’il avait pris la précaution de faire miner, il se retira en bon ordre sur Pondichéry, ne laissant à l’ennemi qu’un monceau de ruines.

L’amiral demeura cinq jours entiers à Ariancopang, il employa ce temps à relever autant que possible les fortifications écroulées ; il voulait y mettre une garnison, pour faciliter ses communications avec la flotte pendant la durée du siège. D’après l’avis des ingénieurs, l’amiral se décida à attaquer Pondichéry par le nord-ouest. Le 30 août, les tranchées furent ouvertes à quinze cents verges de la place, distance double de celle où elles le sont d’ordinaire ; le jour suivant, un détachement de 150 hommes fut se loger à cent verges au-delà. Paradis, officier en qui Dupleix avait la plus grande confiance, fit une sortie à la tête de 500 Européens et de 700 Cipayes ; il attaqua les deux tranchées à la fois, mais fut repoussé et mortellement blessé. Les travaux du siège continuèrent les jours suivants ; deux batteries furent élevées à douze cents verges de la place ; une galiote essaya, mais sans succès, de lancer quelques bombes sur la citadelle. Pendant ce temps les assiégés faisaient de continuelles sorties, et parvinrent à intercepter presque complètement les communications entre la flotte et le camp. Déjà les tranchées avaient été poussées avec de grandes difficultés jusqu’à huit cents verges de la place, les ingénieurs s’aperçurent alors de l’impossibilité d’aller plus loin ; la place, dont ils avaient négligé de faire une reconnaissance exacte, était défendue de ce côté par un impraticable marais. L’amiral Boscawen fit aussitôt établir, à cette distance, toute son artillerie, en deux batteries ; l’une de huit pièces de 24, l’autre de quatre pièces de 18, plus une batterie de mortiers de différents calibres ; mais le feu des Français, dont l’ardeur redoublait par le peu de succès des assiégeants, n’en conserva pas moins une grande supériorité. L’amiral Boscawen eut recours à d’autres moyens d’attaque ; par ses ordres, les vaisseaux de guerre se formèrent un jour, au lever du soleil, en ordre de bataille ; ils ouvrirent un feu très vif contre la ville, mais à une distance de mille verges ; éloignement qui rendit cette canonnade sans efficacité. La mort d’une pauvre vieille femme ; tuée dans la rue, fut le seul résultat d’une démonstration dont l’apparence avait été formidable. Les assiégeants avaient à cette époque du siège neuf pièces de canon démontées ; celles des assiégés ; ainsi que leurs fortifications, demeuraient au contraire dans le meilleur état. Le découragement et la maladie commençaient à se mettre dans l’armée anglaise ; les pluies survinrent ; toute prolongation du siège pouvait rendre le rembarquement difficile ; l’amiral le craignit : un conseil de guerre partagea cette crainte, et le siège fut levé après trente-et-un jours de tranchées ouvertes. Les assiégeants avaient perdu 757 soldats d’infanterie, 43 artilleurs et 265 marins, en tout 1,065 Européens. Les Cipayes, employés habituellement à la garde du camp, avaient été beaucoup moins maltraités. Les pertes de la garnison ne montrent qu’à 200 Européens et 50 Cipayes.

L’amiral Boscawen ne regagna ses vaisseaux qu’avec de grandes difficultés ; la pluie avait gâté tous les chemins. Dupleix faisait chanter, pendant ce temps, un Te Deum dans toutes les églises de Pondichéry ; puis, sans perdre de temps, il envoya des lettres à tous les nabobs, au subahdar du Deccan, au grand Mogol lui-même, pour leur faire part de cet événement. Tous lui répondirent par les félicitations les plus pompeuses sur ses propres talents, ainsi que sur le caractère guerrier de sa nation. « À la vérité, les Français étaient alors considérés dans tout l’Indostan comme grandement supérieurs aux Anglais[3]. » Toutefois, si Dupleix dut une grande part de ce succès au courage de la garnison, aux bonnes dispositions de défense qu’il fit ou fit faire, car lui-même n’était pas militaire, il ne dut pas moins à l’inexpérience et à l’ignorance des Anglais. L’amiral Boscawen, brave et même habile officier de marine, était tout-à-fait étranger à la guerre de terre : il entassa fautes sur fautes. Il perdit un temps précieux devant Ariancopang, tandis qu’il aurait suffi d’un corps de quelques centaines d’hommes détachés de son armée pour tenir en respect la garnison du fort ; il choisit mal son point d’attaque ; un marais fort profond défendait la ville de ce côté ; de plus, il avait pris position beaucoup trop loin du rivage : ce qui rendait difficiles, fatigantes et périlleuses, les communications entre le camp et l’escadre. Ils sont rares les hommes en qui se réunissent, comme chez La Bourdonnais, les talents du marin, de l’homme de guerre et de l’homme d’État.

Mais La Bourdonnais était à jamais disparu du théâtre de sa gloire. À son arrivée à l’île-de-France, il s’y trouva remplacé comme gouverneur ; les plus atroces et les plus absurdes calomnies sur son compte circulaient dans l’île : il ne songea plus qu’à aller porter sa justification en France. Il se proposait encore d’exposer au un projet qu’il avait nouvellement médité pour l’anéantissement de la marine et des établissements des Anglais dans l’Inde. Il prit passage sur un bâtiment hollandais ; mais la guerre ayant éclaté récemment entre l’Angleterre et la Hollande, ce bâtiment fut pris et lui-même conduit à Londres. La cour de l’amirauté le reçut avec la distinction la plus marquée ; toutes les classes de la population l’accueillirent avec les marques les moins équivoques d’enthousiasme et d’admiration ; on lui donna pour prison la ville de Londres. Il fit sa cour au roi, reçut la visite des ministres et des plus grands personnages de l’époque ; tous lui témoignèrent à l’envi la reconnaissance nationale pour la conduite pleine de noblesse et de générosité qu’il avait tenue à Madras. Le prince de Galles se fit remarquer entre tous par les marques de considération dont il se plaisait à entourer l’illustre prisonnier. L’ayant présenté à la princesse sa femme, ce fut avec ces paroles : « Madame, je vous amène celui qui nous a fait tant de mal. — Ah ! monseigneur, s’écria La Bourdonnais, ne m’annoncez pas ainsi, vous allez me faire regarder avec horreur. — Ne craignez rien, répondit le prince, on ne peut qu’estimer un sujet qui sert bien son roi et fait comme vous la guerre en ennemi généreux autant que brave et habile. » La Bourdonnais, malgré tous ces témoignages d’estime, de sympathie, d’admiration, n’en éprouvait pas moins le plus vif désir de revoir la France. Un des directeurs de la Compagnie appuya une demande qu’il adressa au ministère à ce sujet, offrant de le cautionner de sa fortune entière et même de sa personne. Le ministère ne voulut pas être vaincu en générosité : il déclina cette offre, et permit à La Bourdonnais de se rendre en France sur parole.

La Bourdonnais, parti d’Angleterre le 22 février 1748, arriva le dimanche suivant à Versailles ; là l’attendait un tout autre accueil qu’à Londres. De nombreux mémoires, signés par des habitants de Pondichéry et par des membres du conseil, avaient prévenu contre lui la cour et le public. Il fut arrêté par ordre du roi et conduit à la Bastille ; il demeura deux ans et deux mois au secret le plus rigoureux, ne pouvant obtenir des juges, ce qu’il ne cessait d’attendre, de demander, de solliciter avec les plus vives instances. Il était accusé d’avoir méconnu les ordres du roi, lésé les intérêts de la Compagnie, trahi l’État, vendu Madras aux Anglais. Un frère qu’il aimait tendrement fut arrêté et emprisonné comme son complice. Dans sa prison, La Bourdonnais trouva moyen d’écrire ses mémoires : des mouchoirs trempés dans de l’eau de riz lui servaient de papier ; du marc de café devenait de l’encre ; une pièce de six liards, roulée et fendue, était sa plume. Au bout de trois années, un jugement solennel vint proclamer son innocence à la face de la France. Mais il ne devait pas jouir longtemps de ce triomphe tardif. Des maladies contractées dans sa prison avaient détruit sa santé ; il en sortit paralysé d’un côté. Ses biens étaient séquestrés : l’abandon forcé de ses affaires et le désordre qui en avait été la suite avaient amené sa ruine. Son frère, doué de moins de force de caractère, était mort dans la prison ; succombant enfin sous le poids de tant de chagrins et d’infirmités prématurées, il mourut le 9 septembre 1753. La France n’a pas produit d’homme plus éminent que Mahé de La Bourdonnais. La destruction de sa flotte par la tempête, la mésintelligence survenue entre lui et Dupleix, furent les seules causes qui préservèrent alors les établissements anglais dans l’Inde d’une ruine imminente.

La nouvelle d’une suspension d’armes entre la France et l’Angleterre se répandit dans l’Inde vers le mois de novembre 1749 ; le traité d’Aix-la-Chapelle fut connu peu après. Par ce traité, la France s’était engagée à restituer Madras à l’Angleterre. Mais les deux Compagnies, anglaise et française, avaient chacune à leur service beaucoup plus de troupes qu’il ne leur était possible d’en employer on temps ordinaire : elles imaginèrent de les mettre au service des princes du pays. Or, comme elles prirent des partis différents, en dépit de la paix qui existait en Europe entre leurs nations respectives, le moment ne tarda pas à venir où elles se retrouvèrent en guerre dans l’Inde. Les affaires du royaume de Tanjore devinrent le premier objet des hostilités. Le royaume de Tanjore est une de ces petites principautés dans lesquelles la presqu’île de l’Inde se trouvait partagée à l’arrivée des mahométans ; il occupe à peu près tout l’espace enfermé et arrosé par les nombreuses branches de la Cavery, le Coleroon, la plus septentrionale de ces branches, le borne au nord ; il s’étend de là le long de la côte, sur une étendue de soixante-dix milles à peu près, sur une largeur d’environ soixante ; à l’orient, il confine au royaume de Tritchinopoly ; la capitale et le royaume portent le même nom. Un rajah de Tanjore, nommé Sehojec, dépouillé de la couronne sept années auparavant, se rendit à Madras : il implora le secours des Anglais pour être remis en possession de ses États. Le droit était-il de son côté ou de celui de son compétiteur, c’est ce qu’il eût été difficile de savoir exactement. Un rajah de Tanjore attaqué en 1680 par un rajah de Tritchinopoly, s’était vu forcé de demander du secours au fameux Sevajee qui régnait alors sur les Mahrattes ; celui-ci se hâta de lui envoyer son propre frère, avec une nombreuse armée. Le rajah de Tritchinopoly fut expulsé du royaume de Tanjore ; mais le général de l’armée victorieuse réclama du souverain qu’il venait de délivrer une indemnité immense ; toutes les richesses du royaume auraient été insuffisantes à l’acquitter ; toutefois sous prétexte de veiller à la perception de cette somme, le Mahratte s’empara peu à peu du gouvernement, et se fit reconnaître rajah de Tanjore. Il régna six ans, mourut, et laissa trois fils : l’aîné, nommé Sevajee, lui succéda et eut pour successeur son frère Sahojee, remplacé lui-même par le troisième frère nommé Tuccojee. Tous trois avaient laissé des enfants. Plusieurs de ces derniers montèrent successivement sur le trône, mais d’une façon assez irrégulière ; un de ces enfants, ce Sahojee, dont les Anglais embrassèrent la cause, fut déposé par les grands du royaume qui avaient beaucoup souffert de son mauvais gouvernement, et remplacé par son frère Pratop-Sing, né du même père, mais d’une mère de caste inférieure. Sahojee, en échange du service qu’il sollicitait des Anglais, leur promettait le fort et le territoire de Devi-Cotah.

Un détachement anglais, composé de 430 Européens et de 1,000 Cipayes, plus quatre pièces de campagne et deux obusiers, se mit en route pour la conquête de Tanjore. Les troupes marchèrent par terre, tandis que les bagages suivaient par mer ; elles passèrent le Coleroon et se trouvèrent bientôt dans le voisinage de Devi-Cotah. Là la mousson du midi remplaça dans une seule nuit celle du nord, ce qui produisit une tempête violente ; en peu d’heures, toutes les tentes du camp anglais furent enlevées, fracassées ; les bœufs et les chevaux de trait périrent par centaines. Les munitions furent tellement endommagées, que les Anglais se virent dans la nécessité de se rendre à Porto-Nuovo pour s’y pourvoir du nécessaire. L’ouragan avait produit de plus grands ravages encore sur mer. Après avoir remédié autant que possible au désastre qu’il venait de subir, le détachement alla camper sur les rives du Coleroon, où il reçut un renfort de 100 Européens et 500 Cipayes ; il passa ensuite la rivière à gué, quoiqu’elle eût un mille de largeur. L’ennemi ne fit aucune résistance sur ce point ; mais les Anglais, pendant qu’ils cheminaient à travers une épaisse forêt, se virent tout-à-coup assaillis d’une grêle de flèches et de balles ; un corps considérable d’infanterie les menaçait en même temps en queue et en flanc ; c’était leur premier engagement avec une armée indoue d’une grande supériorité numérique ; aussi le courage des soldats fut-il d’abord ébranlé ; le combat se rétablit néanmoins et continua quelque temps avec des chances égales de part et d’autre ; un peu plus tard le détachement européen était peut-être sur le point de commencer un mouvement rétrograde ; à ce moment même arriva un ordre positif de l’amiral de se porter en avant. Grace à cet ordre hardi, le détachement put prendre position le même soir devant Devi-Cotah. Comptant sur le secours de la flotte, les Anglais n’avaient pris de vivres que pour trois jours ; la multitude des ennemis dont ils étaient entourés les empêchait de faire des détachements pour essayer de s’en procurer. Ils n’avaient pas de grosse artillerie pour battre le fort en brèche. Après avoir essayé d’effrayer l’ennemi au moyen d’obus qu’ils lancèrent pendant toute la durée de la nuit, sans atteindre ce but, sans causer même le moindre dommage au fort, ils prirent au point du jour le parti de la retraite. Aucun habitant du Tanjore ne s’était déclaré pour Sahojee pendant la présence des Anglais dans le royaume, il était donc évident qu’il n’existait pas en sa faveur de parti parmi ses anciens sujets. La régence de Madras n’en résolut pas moins de continuer la guerre : elle ne voulait pas laisser s’établir dans l’Indostan ce fâcheux souvenir, qu’elle avait échoué devant un prince indigène ; elle voulait encore se dédommager par quelque conquête des frais de la dernière expédition.

La régence de Madras espérait d’ailleurs recueillir de grands avantages de la possession de Devi-Cotah. Devi-Cotah est situé au centre d’un pays très peuplé, où se trouvaient grand nombre de manufactures de mousseline : sur toute cette côte, depuis Masulipatam jusqu’au cap Comorin ; il n’existe aucun port capable de recevoir les vaisseaux de trois cents tonneaux ; or, la régence se flattait de mettre le Coleroon en état de porter jusqu’à Devi-Cotah les plus gros vaisseaux ; ce qui eût été un avantage immense pour la Compagnie. Un corps de huit cents Européens et quinze cents Cipayes fut destiné à cette expédition, sous les ordres du major Lawrence. Ce corps expéditionnaire fut porté par mer jusqu’à Devi-Cotah. Pendant ce temps les troupes de Tanjore demeurèrent campées sous les murs du fort. L’armée débarqua, prit position sur le côté de la rivière opposé à celui où était le fort, et commença à battre en brèche. Au bout de trois jours la brèche fut praticable. Mais le passage de la rivière était fort difficile : elle était rapide, profonde, et les Tanjoréens se montraient disposés à en empêcher le passage. Un charpentier de vaisseau entreprit de surmonter cette difficulté ; il construisit un radeau sur lequel pouvaient se placer quatre cents hommes ; pendant la nuit, il passa la rivière à la nage et fut attacher un cordage à un arbre sur la rive opposée ; au point du jour des soldats montèrent sur le radeau, le halèrent au moyen de cette corde, et le radeau se mit en mouvement, au grand étonnement des Tanjoréens. Ils firent un feu très vif, tuèrent trente Européens et cinquante Cipayes ; les Anglais débarquèrent néanmoins, et les Tanjoréens cherchèrent leur refuge dans l’interieur du fort. Le major Lawrence ordonna l’assaut. Clive fut chargé de cette opération : il s’avança vers la brèche, à la tête d’un corps de trente-quatre Européens et de sept cents Cipayes. Les Européens marchaient en tête ; les Cipayes s’arrêtèrent pour remettre de l’ordre dans leurs rangs, et ce mouvement ayant isolé les Européens, les Tanjoréens firent une sortie à propos et les taillèrent en pièces. Clive et trois autres furent les seuls qui en réchappèrent. Le major Lawrence comprit que ce moment était décisif : il marcha à la tête de ce qui lui restait de forces disponibles, et la place fut emportée sans plus de résistance.

Dans un des coins du fort se trouvait un officier de l’armée tanjoréenne, d’un grade élevé et de haute caste, oublié par ses compatriotes, dans la précipitation de leur fuite ; il était dangereusement blessé. Il refusa d’abord les soins des Anglais, et ne voulut point se laisser panser ; voyant cependant qu’on se préparait à user de violence, il se résigna. À peine fut-il seul qu’il arracha l’appareil de ses blessures ; il fallut le faire surveiller par quelques personnes pour l’empêcher de se détruire. On le transporta dans un quartier éloigné du fort, où il était plus facile d’avoir soin de lui. Il feignit pendant trois jours entiers la plus extrême tranquillité, et semblait avoir renoncé à tout dessein funeste. La troisième nuit, ses gardiens, qui le virent endormi, crurent pouvoir s’éloigner quelques instants ; ce sommeil était feint : à peine furent-ils sortis que le Tanjoréen, se levant, se saisit de la lampe et mit le feu à un tas de broussailles et de bois secs qui se trouvait dans la cabane. Le bâtiment comme la plupart de ceux du pays était construit en nattes et en jonc ; la flamme le dévora rapidement ; l’officier n’était plus qu’un amas de cendre et de charbon quand il fut possible de pénétrer jusqu’à lui. Le guerrier échappé aux périls du champ de bataille était devenu martyr de sa croyance ; il avait préféré la mort à une vie à jamais souillée à ses yeux par l’attouchement des Européens. Effrayé de la chute de Devi-Cotah, le roi de Tanjore se montrait disposé à traiter de la paix : après quelques négociations, elle fut conclue. Le roi céda aux Anglais le fort de Devi-Cotah, avec un district d’un revenu annuel de 9,000 pagodes ; il s’engageait, de plus, à rembourser les frais de la guerre et à accorder à Sahojee une pension annuelle de 4,000 roupies. Les Anglais promettaient, de leur côté, d’empêcher toute nouvelle entreprise de la part de Sahojee ; pour mieux tenir leur promesse, ils l’emprisonnèrent, devenant ainsi les geôliers de celui dont ils venaient de soutenir les prétentions au trône.

Le roi de Tanjore se montrait d’autant plus disposé à accorder aux Anglais ce qu’ils pourraient demander que des événements récemment arrivés dans le Carnatique attiraient toute son attention de ce côté. Depuis 1741, Chunda-Saheb continuait de demeurer prisonnier des Mahrattes, incapable qu’il était ou feignait d’être de satisfaire à leurs exigences pour sa rançon. Les principaux habitants d’Arcot, dont l’affection pour la famille de leurs anciens nabobs subsistait encore, et qui en même temps haïssaient Anwar-Odean, tournèrent peu à peu les yeux sur lui, tout prisonnier qu’il fût. Au yeux du peuple, c’était le seul homme de la famille des anciens nabobs susceptible de devenir un adversaire redoutable au nouveau. Il avait en effet du courage, de la résolution, de l’habileté, de l’élévation d’esprit ; et chose plus rare encore, ne faisait pas grand cas de l’argent. Tous ces sordides moyens employés par les princes indous pour grossir leurs trésors lui étaient étrangers. Cette disposition des esprits en faveur de Chunda-Saheb n’échappait point à Dupleix. En pesant l’ensemble des circonstances où se trouvaient les Anglais et les Français, Dupleix avait compris d’un autre côté que le commerce de l’Indostan ne méritait pas l’attention exclusive de la France, ni même des Européens ; les frais en absorbaient le profit et bien au-delà. Mais la connaissance du caractère efféminé de ces princes et de leur situation politique respective lui suggéra une idée toute nouvelle et qui devait être féconde ; ce fut de s’allier à quelques uns de ces princes ; de seconder leurs intérêts ; et de s’en faire récompenser, soit par des districts cédés par eux, soit par des conquêtes faites en leur nom. Ces idées une fois adoptées, Dupleix comprit l’avantage pour les Français de se faire un allié d’un homme du caractère de Chunda-Saheb. Comme des relations épistolaires avaient toujours subsisté entre eux par l’intermédiaire de la femme de ce dernier, demeurée à Pondichéry, il leur fut facile de s’entendre. Dupleix s’engagea auprès des Mahrattes pour la moitié de la somme qu’ils demandaient pour la rançon du prisonnier ; celui-ci fournit l’autre moitié et devint libre. Profitant de la circonstance, les Mahrattes lui fournirent en outre un corps auxiliaire de 3,000 hommes, dont il s’engageait à fournir la solde.

Chunda-Saheb, à la tête de ces troupes, quitta sa prison de Sattarah au commencement de l’année 1748. Son projet était de lever de l’argent et des soldats çà et là ; jusqu’à ce qu’il se crût assez fort pour attaquer le nabob du Carnatique. À l’époque du siège de Pondichéry ; il se trouvait sur les frontières occidentales du Carnatique. Le rajah de Chitterdroog implora son secours contre celui de Bedrour ; l’expérience de Chunda-Saheb valut la victoire à son nouvel allié, qui paya ce service en lui donnant assez d’argent pour lever un corps de cavalerie de 5,000 hommes, et un corps d’infanterie de 2,500. Cet accroissement de force ; tout grand qu’il fût, était loin de mettre encore Chunda-Saheb en mesure d’entreprendre la conquête du Carnatique ; mais alors des événements inattendus vinrent tout-à-coup en aide à ses projets ambitieux. Le fameux Nizam-al-Mulk, subahdar du Deccan, mourut à l’âge de cent quatre ans, longue carrière qu’il avait passée presque tout entière au milieu des intrigues compliquées de la politique orientale. Il laissa quatre fils : l’aîné, Ghazec-ad-Dien, jouissait de la haute dignité d’omrah, et en cette qualité ne quittait pas la cour de Delhi ; le second, nomme Nazir-Jung, s’était révolté autrefois contre son père, et avait marché contre lui à la tête d’une nombreuse armée. Le vieillard dut se mettre en campagne à la tête de ses propres troupes. Les deux armées furent bientôt en présence, n’attendant que le moment d’en venir aux mains. Alors, Nizam-al-Mulk s’enferme dans sa tente et se dit gravement malade, chose qui, vu son âge avancé, parut toute naturelle ; bientôt toute son armée attend d’un moment à l’autre la nouvelle de sa mort. Il envoie à Nazir-Jung son pardon, sa bénédiction, et témoigne le désir de l’embrasser avant de mourir ; Nazir-Jung, heureux de ce dénouement, se hâte de se rendre auprès du vieillard. Mais la maladie de Nizam-al-Mulk n’était qu’une feinte : à peine Nazir-Jung a-t-il mis le pied dans la tente de son père, qu’il est arrêté et chargé de chaînes. Nizam-al-Mulk traîna plusieurs années ce fils rebelle à sa suite ; au bout de ce temps, soit qu’il crût au repentir de Nazir-Jung, soit qu’il imaginât l’avoir suffisamment châtié, il lui rendit la liberté. Nazir-Jung, devenu sage depuis ce temps, se trouvait auprès de son père lorsque celui-ci mourut ; l’armée avait l’habitude de lui obéir, son frère aîné était absent, ses frères cadets étaient insignifiants, l’empereur trop faible ou trop loin pour mettre quelque obstacle à son ambition ; en conséquence Nazir-Jung ne rencontra aucune difficulté à se faire proclamer subahdar du Deccan.

Dans l’Indostan, les intérêts de la politique et de l’ambition ne rendent que trop souvent les fils, dès qu’ils sont parvenus à l’âge viril, les ennemis de leurs pères ; aussi la tendresse de ces derniers se réfugie-t-elle presque exclusivement sur leurs petits-enfants. Parmi les petits-fils de Nizam-al-Mulk, l’un d’eux, nomme Hidayet-Mohi-ad-Dien, né d’une fille que déjà il préférait, était devenu l’objet presque exclusif de sa tendresse ; ce jeune homme ne quittait jamais les côtés du vieillard. Le bruit se répandit qu’au moment de rendre le dernier soupir Nizam-al-Mulk l’avait désigné comme son successeur dans le subah du Deccan. L’authenticité d’un acte écrit ou signé par un prince indou est chose dont il est fort difficile de s’assurer : ces princes ne se servent en général que d’un sceau très facile à contrefaire ; l’existence de ce testament était donc également impossible à nier ou à affirmer. D’un autre côté, les deux princes firent paraître des patentes qui les instituaient l’un et l’autre, de par le grand Mogol, subahdar du Deccan ; les patentes de Hidayet-Mohy-ad-Dien lui donnaient, en outre, le nom ou titre de Murzapha-Jung, c’est-à-dire l’invincible, sous lequel nous le désignerons désormais. Les deux princes recoururent aux armes ; mais dans cette lutte, toutes les chances étaient en faveur de Nazir-Jung : s’étant emparé tout d’abord du trésor de Nizam-al-Mulk, il se trouvait en mesure de payer une armée bien plus forte que celle de Murzapha-Jung. Toutefois, ce dernier parvint à rassembler un corps d’environ 25,000 hommes, et prit position dans les provinces occidentales de Golconde ; il attendit l’occasion favorable d’attaquer Nazir-Jung.

Chunda-Saheb ayant eu connaissance de la position de Murzapha-Jung, et courant les aventures, lui offrit ses services et sa petite armée ; ils furent acceptés avec empressement. Comme prix de ce secours qui pouvait le rendre subahdar du Deccan, Murzapha-Jung promettait à Chunda-Saheb de le reconnaître nabob du Carnatique. Chunda-Saheb n’en demeura pas là ; il sut bientôt persuader à Murzapha-Jung de l’aider à chasser Anwar-ad-Dien, son propre compétiteur. Leurs forces réunies, qui ne leur permettaient pas encore d’attaquer avec succès Nazir-Jung, rendaient possible cette entreprise ; or, une fois maîtres du Carnatique et de toutes ses ressources, il leur devenait facile d’attaquer avec plus de chances de succès Nazir-Jung, et Murzapha devait s’asseoir sans difficulté sur le trône du Deccan. Dupleix fut instruit de ce projet par les deux alliés ; rien ne pouvait lui être plus agréable, et ne concourait davantage avec ses propres vues, que la chance de faire tout à la fois un nabob du Carnatique, et un subahdar du Deccan qui lui devraient en partie leur élévation. Il se hâta d’envoyer au secours des deux alliés 400 Européens, 100 Caffres et 1,800 Cipayes, le tout sous les ordres d’Auteuil, officier d’expérience et de résolution ; Raja-Saheb, fils de Chunda-Saheb, quitta Pondichéry, où il avait vécu pendant la captivité de son père, et accompagna ce détachement. Les armées combinées de Murzapha-Jung et de Chunda-Saheb ne montaient pas dès lors à moins de 40, 000 hommes ; elles entrèrent aussitôt en campagne.

Anwar-ad-Dien avait pris position auprès du fort d’Amboor, à la tête d’un corps de 20,000 hommes, dont douze de cavalerie et huit d’infanterie. À peine instruit des démarches de Chunda-Saheb, il s’était hâté de rassembler toutes ses troupes ; il avait aussi demandé, mais inutilement, du secours aux Anglais ; ceux-ci avaient pris la résolution de demeurer simples spectateurs de cette guerre. Auwar-ad-Dien comprit qu’il ne pouvait compter que sur lui-même, et se prépara à faire face à l’orage. Les deux armées ne tardèrent pas à être en présence. Le colonel d’Auteuil offrit à Chunda-Saheb d’enlever avec ses propres troupes les retranchements qui couvraient le camp ennemi ; Chunda-Saheb, jaloux de faire admirer à Murzapha-Jung la valeur des alliés européens qu’il lui avait procurés, accepte avec empressement. Toutefois l’événement fut loin de justifier ces prévisions ; deux fois les Français furent répoussés avec de grandes pertes, et d’Auteuil, grièvement blessé. Murzapha-Jung et Chunda-Saheb, renonçant à l’entreprise, s’occupaient déjà d’un mouvement de retraite ; alors les soldats français, humiliés de cet échec reçu en présence de deux armées alliées, demandent avec des cris unanimes à recommencer une troisième tentative. Cette fois le succès couronne leurs efforts : ils pénètrent dans les retranchements, dont les défenseurs se hâtent de se replier sur le corps d’armée principal, où se trouvait le nabob en personne. Les Français animés à la poursuite des fuyards, malgré leur petit nombre, à peine soutenus par quelques faibles renforts amenés par Chunda-Saheb, s’avancent au pas de charge contre l’armée entière du nabob. Ce dernier, monté sur un éléphant magnifique et entouré d’une troupe d’élite, parcourait les rangs de son armée, encourageant les soldats à ne pas quitter leur poste, à recevoir sans broncher le choc de l’ennemi. Au centre de l’armée flottait le grand étendard du Carnatique.

Les troupes de Murzapha-Jung et de Chunda-Saheb, avaient déjà franchi les retranchements ; elles s’avançaient derrière le corps français, prêtes à le soutenir. Le nabob apprend que son fils aîné, Maphuzi-Khan, vient d’être enlevé par un boulet de canon, que le désordre se met dans son aile droite commandée par ce prince. Au même moment il aperçoit l’étendard de Chunda-Saheb, l’auteur de cette journee, celui qu’il regarde comme le meurtrier de son fils ; la douleur, la haine, la vengeance, font bouillonner dans ses veines ce que l’âge y a laissé de sang : il ordonne au conducteur de son éléphant de se précipiter à travers les rangs ennemis sur l’éléphant de Chunda-Saheb. Le conducteur obéit. Mais entre le nabob et Chunda-Saheb se trouvait le bataillon français, dont il lui fallut essuyer tout le feu ; une balle l’atteignit au cœur et le renversa roide mort aux pieds de son éléphant. À cette vue, ce qui ne manque jamais d’arriver en semblables circonstances aux armées indoues, l’armée du nabob se débanda et prit la fuite. Les troupes de Murzapha-Jung et de Chunda-Saheb n’eurent plus qu’à tailler en pièces une masse de fuyards n’opposant nulle part la moindre résistance. Quatre des principaux officiers du nabob se trouvèrent parmi les morts. Le nabob, tombé à quelques pas du front de sa propre armée, était d’un âge qui probablement n’a rencontré que cette seule fois la mort des champs de bataille : il avait cent sept ans.

Sur le champ de bataille, Murzapha-Jung se fit proclamer subahdar du Deccan, avec tout le cérémonial en usage en pareilles circonstances ; son premier, acte d’autorité fut d’instituer Chunda-Saheb nabob du Carnatique. La nouvelle de la défaite du nabob jeta la consternation et l’étonnement sur toute la côte de Coromandel ; un grand nombre de princes en furent effrayés. Parmi ces derniers se trouvait le roi de Tanjore ; lors de la conquête du Carnatique par les Mogols, les ancêtres de ce prince avaient trouvé moyen de se maintenir sur le trône ; seulement ils s’étaient engagés à fournir au nabob, en cas de guerre, un contingent de troupes déterminé. Or, la haine, la mésintelligence s’étaient mises entre le rajah et Chunda-Saheb à l’époque où ce dernier était vice-roi de Tritchinopoly. Aussi comme un corps expéditionnaire anglais commandé par le major Lawrence se trouvait encore à Tanjore lorsqu’on y reçut la nouvelle de la bataille d’Amboor, le roi de Tanjore se montra fort empressé de rechercher une alliance qui lui assurait au besoin le secours du major contre son ancien ennemi. Lawrence après s’être hâté de conclure cette alliance laissa une garnison à Devi-Cotah, puis retourna avec le reste de ses troupes au fort Saint-David. Il y avait été précédé de peu de jours par la nouvelle de la paix récemment conclue entre la France et la Grande-Bretagne. La révolution du Carnatique et la part que Dupleix y avait eue découvrait assez clairement ses vues ambitieuses ; mais c’était chose faite, contre laquelle les Anglais ne pouvaient que protester : ils se contentèrent en conséquence de demander la restitution de Madras, stipulée par un des articles du traité d’Aix-la-Chapelle. Dupleix n’éleva aucune difficulté ; en conséquence l’amiral Boscawen, à la tête de la flotte, vint reprendre possession de la ville ; il la retrouva dans un état bien différent de celui où il l’avait laissée : la Ville-Blanche était bien demeurée ce qu’elle était, seulement on avait donné plus d’étendue, plus de solidité aux bastions et aux remparts ; mais la Ville-Noire avait été en partie démolie, reconstruite sur un nouveau plan, et entourée d’un rempart et d’un glacis. Pendant ce temps, Murzapha-Jung et Chunda-Saheb, occupés d’affermir leur autorité dans la capitale du Carnatique, imposérent de lourdes contributions à tous les commandants des districts et des forts du Carnatique. Tous les deux se rendirent ensuite à Pondichéry, à la tête d’une grande partie de leur armée. Dupleix les reçut avec toute la pompe orientale ; il n’épargna rien pour donner à Murzapha-Jung une haute idée de la grandeur et de la puissance de la nation française. Les deux princes établirent leur camp à vingt lieues environ de Pondichéry. Chunda-Saheb, dans sa reconnaissance, investit Dupleix de la souveraineté de quatre-vingt-un villages situés dans les environs de Pondichery.

Après la bataille d’Amboor, Mahomet-Ali, second fils de Anwar-ad-Dien, s’était réfugié à Tritchinopoly. Cette ville, fortifiée à l’indoue, ne devait pas opposer une grande résistance à l’armée de Murzapha-Jung. Dès son arrivée, dans le but de suppléer à sa faiblesse, Mahomet-Ali chercha à entrer en négociations avec les Anglais : il leur demandait du secours, leur représentant comme des rebelles Murzapha-Jung et Chunda-Saheb ; Nazir-Jung était, selon lui, le seul légitime subahdar du Deccan, comme lui-même était le seul véritable nabob du Carnatique, car, d’après sa propre affirmation, il avait été désigné par Nizam-al-Mulk pour monter sur le trône après son père. Mais les Anglais ne prêtaient pas volontiers l’oreille, dans les premiers moments, aux insinuations de Mahomet-Ali ; ils n’étaient point au courant, ainsi que Dupleix, de la situation intérieure de l’empire mogol ; leurs vues ne s’élevaient pas encore à l’idée de jouer un rôle politique dans l’Inde ; ils étaient, de plus, dans l’incertitude au sujet de la justice des prétentions de Mahomet-Ali à la dignité de nabob ; ils craignaient surtout, dans la supposition où elles ne seraient pas fondées, de s’exposer en les soutenant à la vengeance de la cour de Delhi. N’osant pas, d’un autre côté, abandonner Mahomet-Ali, dont l’inimitié aurait pu leur devenir fatale s’il eût triomphé, ils prirent un moyen terme : le conseil de Madras laissa retourner en Europe l’escadre et les troupes, et, comme témoignage de sa bonne volonté, envoya 120 hommes à Tritchinopoly. La flotte anglaise partit le 21 octobre du fort Saint-David, ne laissant que 300 hommes pour renforcer la garnison, et fit voile pour l’Angleterre. Dupleix crut que l’amiral s’éloignait de la côte uniquement pour éviter le changement de mousson ; l’idée ne lui vint pas qu’il abandonnât l’Inde dans un moment aussi critique. Toutefois Dupleix se disposa à tirer le meilleur parti possible de l’absence, même momentanée, de la flotte. Il fit à Chunda-Saheb les sollicitations les plus pressantes d’attaquer Tritchinopoly, et ne cessa de lui représenter combien c’était chose périlleuse que de le laisser dans les mains de Mahomet-Ali. Chunda-Saheb le promit, mais il ne tint pas cette promesse ; il craignait que le siège de Tritchinopoly ne traînât en longueur, et que faute de paie une partie de ses troupes ne désertât ; car ses finances étaient dans le plus mauvais état, ce qu’il voulait cacher à Dupleix, craignant, fort à tort, que cet aveu ne refroidit le zèle de ce dernier. Chundah-Saheb et Murzapha-Jung se décidèrent, en conséquence, à attaquer d’abord Tanjore, dont ils espéraient venir à bout beaucoup plus promptement. Le roi de Tanjore, effrayé de l’orage qui le menaçait, se hâta de s’enfermer dans sa capitale. Des négociations commencèrent immédiatement entre lui et Chunda-Saheb : il s’agissait de fixer la somme des tributs arriérés réclamés par ce dernier ; mais le roi de Tanjore, tout en feignant une grande terreur des armes de Murzapha-Jung et de Chunda-Saheb, ne cherchait qu’à gagner du temps ; le mois de décembre arriva que rien n’était encore conclu. Le roi de Tanjore employa ce temps à une double correspondance avec Nazir-Jung et Mahomet-Ali, qu’il sollicitait vivement de venir à son secours ; il demandait aussi du secours aux Anglais, qui, persistant dans leur indécision, se bornèrent à lui envoyer une vingtaine d’hommes. Dupleix, mécontent de la tournure que prenaient les choses, écrivait lettres sur lettres à Chunda-Saheb ; il lui démontrait avec plus d’insistance que jamais la nécessité de commencer sans délai le siège de Tritchinopoly. Prenant un parti décisif, il ordonna au corps français qui accompagnait l’armée de Chunda-Saheb de commencer les hostilités ; les Français s’emparèrent alors de trois redoutes élevées près de la ville. Le roi effrayé s’empressa de rouvrir des négociations ; puis, le danger passé, il eut recours à de nouveaux retards, à de nouveaux délais. Les Français, irrités de sa mauvaise foi, firent une nouvelle attaque et s’emparèrent de l’une des portes de la ville ; quoiqu’ils n’eussent point pénétré dans l’intérieur, le roi se hâta de conclure un arrangement définitif avec Chunda-Saheb. Il s’engagea à payer à ce dernier 7 millions de roupies, comme montant de son tribut au nabob du Carnatique, et 200,000 comptant aux troupes françaises ; il céda de plus aux Français quatre-vingts villages aux environs de Karical, où les Français avaient élevé un fort douze ou quinze ans avant cette époque.

Cependant Nazir-Jung s’était d’abord avancé dans la direction de Delhi, où l’empereur l’avait fait sommer de se présenter ; mais, sur un contre-ordre il avait rétrogradé : il avançait alors en toute hâte contre Murzapha-Jung et Chunda-Saheb. Ces derniers étaient encore sous les murs de Tanjore, car le roi multipliait les prétextes et les retards pour ne pas payer la somme promise. À la nouvelle de l’arrivée de Nazir-Jung, Murzapha-Jung et Chunda-Saheb se hâtèrent de lever le camp, et se réfugièrent sous les murs de Pondichéry. Dupleix ne négligea rien pour raffermir le courage de ses alliés, qui en ce moment commençait à chanceler : il avança 1,250,000 livres de son propre argent pour solder les troupes, et en promit davantage ; il porta jusqu’à 2,000 hommes le corps de troupes européennes qu’il entretenait dans l’armée de Chunda-Saheb. De son côté, Nazir-Jung, à peine entré dans le Carnatique, somma Mahomet-Ali de quitter Tritchinopoly et de venir se joindre à lui ; il sollicita auprès des Anglais l’assistance d’un corps de troupes européennes ; il ordonna à tous les nabobs, chefs ou commandants de forts ou de districts, d’envoyer leur contingent de troupes au fort de Gingee, à trente-cinq milles au nord-ouest de Pondichéry ; lui-même s’y trouva vers le milieu du mois de mars, à la tête de son principal corps d’armée. Nazir-Jung se trouvait alors à la tête de 300, 000 hommes, dont plus de la moitié cavalerie ; il traînait à sa suite 800 pièces de canon et 1,300 éléphants. La vue de cette immense armée était bien suffisante pour convaincre les Anglais de la légitimité du droit de Nazir-Jung ; en dépit de ses résolutions précédentes, le conseil de Madras ordonna, en conséquence, au détachement de troupes stationné à Tritchinopoly de se joindre à Mahomet-Ali, qui se mettait en marche, à la tête de 6,000 chevaux, pour aller rejoindre Nazir-Jung. Peu de jours après, le major Lawrence quitta le fort Saint-David à la tête de 600 Européens, et vint effectivement se mettre sous les ordres de Murzapha-Jung. Le compétiteur de celui-ci se trouvait alors dans de grands embarras : les officiers des corps européens ; réclamant à grands cris des arrérages de solde, menaçaient à chaque instant de se retirer s’il n’était fait droit à leurs demandes. D’Auteuil, leur commandant, craignant qu’ils ne missent leurs menaces à exécution, n’osait pas compter sur eux pour une bataille décisive. Il méditait d’effectuer sa retraite sur Pondichéry pendant qu’une ombre de discipline subsistait encore.

Nazir-Jung montrait la ferme résolution d’attaquer l’ennemi sur-le-champ. Lawrence ne lui épargna pas ses représentations à ce sujet : il tenta de lui faire comprendre que les Français occupaient un poste avantageux, qu’ils étaient pourvus d’une artillerie nombreuse, et qu’une attaque subite ne pouvait manquer de coûter beaucoup de monde aux assaillants. Il lui conseillait en conséquence d’abandonner sa position actuelle pour aller en prendre une autre entre l’armée ennemie et la ville de Pondichéry, manœuvre qui ne pouvait manquer de contraindre Murzapha-Jung et Chunda-Saheb à accepter la bataille dans une position désavantageuse. Nazir-Jung s’y refusa : « Le fils de Nizam-al-Mulk, dit-il, ne s’abaissera pas, pour obtenir quelque avantage, jusqu’à laisser croire qu’il fuit un ennemi aussi méprisable ; il bravera mille morts pour l’attaquer en face. » La bataille semblait donc inévitable, et le désordre qui régnait dans le bataillon français laissait toutes les chances de victoire du côté du subahdar. Le lendemain, les deux armées sortirent de leurs camps avec l’intention de combattre, mais à peine se tira-t-on quelques coups de canon. D’Auteuil ne se sentait plus sûr de ses troupes ; il prit le parti d’abandonner le camp et de se retirer sur Pondichéry ; Chunda-Saheb, qui avait tout à craindre du ressentiment du subahdar, accompagna le corps français. Murzapha-Jung demeura indécis sur le parti à prendre : il ne suivit pas Chunda-Saheb dans sa fuite, car le grand étendard du Deccan se trouvait dans ses mains, et dans les idées populaires, toute retraite eût été à jamais infamante avec cette enseigne sacrée. Il préféra donc faire sa soumission à Nazir-Jung, s’en remettre à sa générosité, se fier à ses promesses. Ceux de ses officiers qui le précédèrent furent reçus en présence de tous les grands-officiers de l’armée du subahdar ; il jura sur le Coran de lui laisser la liberté et le gouvernement qu’il avait eu du vivant de Nizam-al-Mulk. Plein de confiance et d’empressement, Murzapha-Jung se mit en route pour se rendre auprès du subahdar ; à peine fut-il à quelque distance de la tente de ce dernier, qu’il fut arrêté, chargé de fers, emprisonné, et son camp aussitôt attaqué. Les soldats de Nazir-Jung, qui avaient ordre de ne pas donner de quartier, y firent un affreux carnage. Le corps d’armée mahratte sous les ordres de Morari-Row s’était mis à la poursuite des Français commandés par d’Auteuil ; Morari-Row les atteignit avant qu’ils eussent franchi la haie-rempart qui entourait Pondichéry ; mais il ne put les entamer : Chunda-Saheb, à la tête de sa cavalerie, protégeait efficacement la retraite.

La nouvelle de cet événement jeta la consternation dans Pondichéry ; Dupleix ne se dissimulait pas leur gravité, cependant il fut assez maître de lui pour cacher ses alarmes et conserver sa sérénité apparente. Les officiers qui s’étaient révoltés furent arrêtés par ses ordres et remplacés par d’autres ; tout en approuvant au fond du cœur le parti de la retraite pris par d’Auteuil, il traduisit ce dernier devant un conseil de guerre, comme ayant fait ce mouvement sans son autorisation ; enfin il fit prendre position au peu de troupes qui lui restaient en rase campagne, au-delà de la haie-rempart. Dupleix connaissait trop l’infériorité de ses forces pour songer à combattre ; d’un autre côté, il connaissait trop la politique orientale pour ne pas se flatter de la possibilité de trouver à la cour même de Nazir-Jung des moyens de sortir d’embarras. Il fit donc tous ses efforts pour entamer des négociations. Peu de jours auparavant, il avait déjà écrit à Nazir-Jung : il lui offrait alors la paix, à la condition que Murzapha-Jung serait rétabli dans son gouvernement et Chunda-Saheb reconnu nabob du Carnatique. Nazir-Jung ne répondit pas ; mais la lettre de Dupleix n’ayant pas été renvoyée, celui-ci profita de l’occasion pour continuer sa correspondance. Il prétexta de son respect et de son dévouement pour Nazir-Jung ; il affirma que les troupes françaises s’étaient retirées par ses ordres, dans l’espérance de hâter la conclusion de la paix, et pour donner au subahdar la preuve évidente qu’il ne voulait point le combattre. Il rappela les liens d’hospitalité qui avaient uni jadis les Français avec la famille de Murzapha-Jung, et demanda la permission d’envoyer deux députés à ce prince. Cette proposition fut acceptée ; en conséquence, deux membres du conseil de Pondichéry, dont l’un était familier avec la langue du pays, se rendirent aussitôt au camp de Nazir-Jung. Après leur audience de cérémonie, les deux envoyés entrèrent en conférence avec les ministres : ils demandaient que les États de Murzapha-Jung fussent remis à son fils, et insistèrent de nouveau pour que Chunda-Saheb fût déclaré nabob du Carnatique. Ces propositions, qui étaient précisément, à peu de chose près du moins, celles déjà faites par Dupleix au subahdar avant la défaite de Murzapha-Jung, n’étaient pas de nature à être admises ; Dupleix le savait ; mais les pourparlers qu’elles entraînèrent n’avaient pas duré moins de huit jours, et ce temps avait été mis à profit. Les envoyés français s’étaient mis en rapport avec une faction toute-puissante, ennemie de Nazir-Jung, n’attendant alors que le moment de se prononcer. Le premier ministre du subahdar n’était pas lui-même étranger à cette conspiration.

Dupleix, pour mieux assurer le succès de ces mesures, crut qu’il était nécessaire de réhabiliter par quelque entreprise hardie la gloire des armes française. Par ses ordres, d’Auteuil, à la tête d’un détachement européen, surprit pendant la nuit le camp du subahdar, grâce au profond sommeil où l’usage de l’opium ne manque jamais de plonger un camp indou ; il tua 12 ou 1,500 hommes, puis se retira sans difficulté ; il n’avait eu lui-même que deux ou trois hommes hors de combat. À cette époque, le major Lawrence était encore au camp de Nazir-Jung : il le pressait de confirmer le don d’un district près de Madras fait par Mahomet-Ali à la Compagnie. D’abord le subahdar avait consenti ; de nombreuses difficultés, soulevées par le ministre, étaient venues plus tard arrêter l’exécution de cette promesse. Le subahdar, vaincu par les instances du major, était au moment de céder définitivement ; cependant il demandait que les troupes anglaises l’accompagnassent à Arcot, où il avait le projet de se rendre. Lawrence ne pouvait céder au désir du subahdar : il craignait avec justice que les Français et Chunda-Saheb ne profitassent de son éloignement pour faire quelques tentatives sur les garnisons anglaises. Nazir-Jung, mécontent de Lawrence, quitta son camp prés de Valdore vers la fin d’avril, et se dirigea sur Arcot : au lieu de l’accompagner avec ses troupes, Lawrence retourna à Saint-David. À la même époque, un détachement de 200 Français et de 300 Cipayes se porta sur Masulipatam, autrefois une des villes les plus commerçantes et les plus peuplées de l’Inde. Cet événement n’émut guère Nazir-Jung. Par l’emprisonnement de Murzapha-Jung, il se croyait fermement établi et pour toujours sur le trône ; il se livra en sécurité à ses deux goûts dominants, les femmes et la chasse. Les chefs de la conspiration, trois Afghans, les nabobs de Kudapa, de Kanoul et de Savonora, l’encourageaient dans cette vie molle et dissolue, tout en ne cessant de presser Dupleix d’agir avec vigueur.

Dupleix, suivant ce conseil, fit attaquer par un détachement de 500 Européens la pagode de Trivadi distante de quinze milles du fort Saint-David, qui fut prise sans difficulté ; elle servait de citadelle à une ville considérable qui tomba du même coup entre les mains des Français. Le détachement s’avança ensuite jusqu’à la rivière de Pannar. Mahomet-Ali songea alors à se défendre : il entra en campagne avec environ 20,000 hommes de ses propres troupes, plus un détachement anglais de 400 Européens et 1,500 Cipayes ; il marcha contre Trivadi, et somma la garnison ; il rangea ses troupes en ordre de bataille sur les glacis mêmes du fort. Le commandant français du fort fit prévenir les Anglais que s’ils ne s’éloignaient pas il se verrait dans la nécessité de tirer sur eux ; les Anglais demeurèrent en ligne, alléguant qu’ils accompagnaient le nabob dans ses propres États, et qu’il était de leur devoir de combattre tous ceux qui s’opposeraient à l’exercice de son autorité. Le feu s’engagea aussitôt, et une assez vive canonnade continua jusqu’à la nuit. La perte du nabob fut de 200 hommes, celles des Anglais de 100 Européens et 50 Cipayes ; les Français, à couvert dans leurs retranchements, eurent à peine quelques hommes tués ou blessés. Mahomet-Ali, découragé par le mauvais succès de cette tentative, se retira en toute hâte. Des mésintelligences survinrent entre lui et l’officier commandant le détachement anglais, et le détachement rentra au fort Saint-David. Les Français abandonnèrent alors leur camp retranché près Valdore, et se joignirent aux troupes, qui occupaient Trivadi. En ce moment, les forces des Français consistaient en 1,800 Européens, 2,500 Cipayes, 1,000 hommes de cavalerie sous le commandement de Chunda-Saheb, 12 pièces de canon ; celles de Mahomet-Ali en 15,000 hommes de cavalerie, 5,000 d’infanterie, et une artillerie considérable, Mahomet-Ali prit position sur les bords de la Pannar ; sur son front étaient quelques retranchements, et derrière lui la rivière, qui devenait ainsi un obstacle à ce qu’il fit le moindre mouvement. Les Français ayant abordé cette position sans hésiter et sans se laisser arrêter par l’artillerie du nabob, l’armée de ce dernier prit aussitôt la fuite et se dispersa en tous sens ; elle laissa un millier de morts sur le champ de bataille ; un plus grand nombre de fuyards se noyèrent en essayant de traverser la rivière.

Dupleix, loin de s’endormir sur ce succès, donna l’ordre à l’armée de marcher aussitôt sur Gingee. Cette place, qui avait appartenu long-temps aux Mahrattes, était réputée à juste titre la plus forte de l’Inde. Située au pied de trois montagnes formant les trois angles d’un triangle équilatéral, elle était entourée d’une épaisse muraille de trois milles de circonférence, et flanquée de tours de distance en distance ; chacune des trois montagnes, d’un accès rude, difficile à gravir, était couronnée à son sommet d’une forte citadelle ; les sentiers conduisant à leurs sommets étaient défendus par grand nombre d’ouvrages détachés. 5,000 hommes de troupes, campés sous les murs de la ville, en formaient la garnison. Le colonel Bussy, à la tête d’un détachement de 250 Européens et de 1,200 Cipayes, se porta rapidement sur Gingee, dans l’intention de l’enlever par surprise. Bussy attaque sans hésiter les troupes campées sur les glacis, les met en déroute, s’empare de leurs canons, fait sauter une des portes à l’aide d’un pétard, et à la tête des siens pénètre dans l’intérieur de la ville. Les Français se barricadent dans les rues, où ils reçoivent pendant le reste de la journée le feu des trois forts. La nuit venue, se divisant en trois corps, ils escaladent en même temps les trois montagnes, enlèvent à la baïonnette les forts détachés qui se trouvent sur leur chemin, et parviennent aux sommets. Là étaient des fortifications plus redoutables ; ne se décourageant pas cependant, ils attachent des pétards aux portes, les enfoncent, et au point du jour se trouvent les maîtres des trois montagnes. Alors, dit-on, les vainqueurs contemplant au grand jour et de sang-froid les obstacles qu’ils avaient surmontés pendant la nuit, s’en étonnèrent, et pour ainsi dire s’en effrayèrent.

À la nouvelle de la prise de Gingee, le nabob, sortant enfin de son apathie, comprit qu’il était temps d’arrêter les progrès des Français. Mais il ne pouvait prendre sur-le-champ l’offensive. À son arrivée à Arcot, il avait dirigé une partie de ses troupes sur Golconde ; il avait aussi congédié une partie des petits rajahs qui l’avaient rejoint avec leurs contingents de troupes, et il se trouvait dans l’obligation de les rappeler avant d’entrer de nouveau en campagne. En attendant, il voulut essayer la voie des négociations, et envoya deux députés à Pondichéry. Dupleix se montra plus que jamais difficile sur les conditions d’un arrangement ; il voulait contraindre Nazir-Jung à continuer la guerre, ce qui devait fournir à la conspiration toujours existante les moyens, l’occasion d’éclater. Nazir-Jung, aussitôt qu’il eut connu les conditions proposées par Dupleix, se mit en route pour Gingee, où il arriva dans le mois de septembre. Son armée, bien inférieure en nombre à ce qu’elle était à son entrée dans le Carnatique, consistait en 60,000 hommes d’infanterie, 45,000 de cavalerie, 700 éléphants et 350 pièces d’artillerie. Nazir-Jung, exagérant encore la lenteur ordinaire des armées indoues, employa quinze jours à faire trente milles ; il se trouvait à seize milles de Gingee lorsque la saison des pluies arriva. En peu de jours, le pays fut inondé, les chemins détruits, les communications du camp avec les environs momentanément suspendues ; tout mouvement militaire devint dès lors impossible au nabob jusqu’à la cessation des pluies, c’est-à-dire jusqu’au mois de décembre. Impatient de quitter le Carnatique, Nazir-Jung entra de nouveau en négociations avec Dupleix, et, cette fois, accorda tout ce qui était demandé ; toutefois Dupleix sachant le peu de fond qu’il y avait à faire sur les promesses des princes de l’Indostan, n’en continua pas moins ses liaisons secrètes avec les conspirateur. Au mois de décembre, le moment était venu où les nabobs mécontents durent se décider à agir immédiatement.

Les nabobs afghans, ayant gagné vingt autres chefs à leurs intérêts, se trouvaient maîtres de la moitié de l’armée : ils représentèrent à Dupleix que depuis sept mois que leurs projets se tramaient, c’était une sorte de miracle qu’ils n’eussent pas été découverts ; que le danger de l’être augmentait d’un moment à l’autre ; qu’enfin c’était le moment d’agir ou jamais. À la même époque, les envoyés du nabob arrivèrent à Pondichéry, pour donner à Dupleix l’assurance que Nazir-Jung, décidé à signer le traité, était sur le point de se mettre en route et de sortir du Carnatique. Dès ce moment, le succès des projets de Dupleix fut donc assuré, soit par la signature de son traité d’alliance avec le nabob, soit par la réussite de la conspiration. Laissant au hasard à choisir celui des deux chemins qui le conduirait au but, il se mit en mesure des deux côtés : il fit tout à la fois presser le nabob de signer, et donna l’ordre au commandant des troupes françaises à Gingee, Latouche, de se tenir prêt à se joindre aux conjurés, à moins cependant que celui-ci n’eût déjà reçu l’avis de la signature du traité par Nazir-Jung. Loin de là, le commandant français reçut au contraire une lettre où les chefs des conjurés le pressaient d’abandonner Gingee et de venir se réunir à eux. Il fit seize milles pendant la nuit, et au point du jour se trouva dans le voisinage du camp de Nazir-Jung. Le détachement français était composé de 800 Européens, 3,000 Cipayes, et 10 pièces de canon. Le camp de Nazir-Jung s’étendait sur un espace de dix-huit milles ; chaque nabob et chaque rajah occupait un quartier particulier. Un corps de cavaliers, qui faisait une ronde sur le front du camp, découvre les Français et donne l’alarme : les avant-postes prennent les armes ; les Français, qui sentent que le moment est décisif, les dispersent promptement et se dirigent hardiment vers le quartier-général. Ils se trouvent en face de 25,000 hommes et de toute l’artillerie du nabob. Quelques uns des conjurés, dès les premiers moments, s’étaient joints aux Français ; de leur côté, les chefs demeurés fidèles à Nazir-Jung se hâtent d’envoyer à son secours tout ce qu’ils peuvent ramasser de troupes. Le combat devient sanglant, acharné ; les différents corps de l’armée de Nazir-Jung sont successivement défaits à mesure qu’ils se présentent sur le champ de bataille. Cependant les Français ne gagnèrent pendant longtemps que fort peu de terrain ; ils étaient entourés de toutes parts par une cavalerie dix fois plus nombreuse que leurs petits bataillons, ils commençaient à sentir quelque irrésolution. Mais en arrière de la première ligne d’infanterie et de cavalerie, qui s’étendait à droite et à gauche à perte de vue, bien au-delà du champ de bataille, apparaît un drapeau blanc au-dessus d’un éléphant : c’était un signal convenu avec les conjurés ; les Français s’arrêtent alors, et attendent de nouveaux avis.

Cependant Nazir-Jung, réveillé en sursaut, apprend que les Français attaquaient son camp. Comme il avait envoyé la veille au soir le traité ratifié à Pondichéry, il se refuse d’abord à le croire ; il s’imagine ensuite qu’il ne s’agit que de quelques désordres commis par une poignée d’hommes animés par l’ivresse ; il ordonne à ceux qui l’entourent de châtier ces agresseurs. Il ordonne encore qu’on lui apporte la tête de Murzapha-Jung, qu’il ne veut pas laisser tomber vivant aux mains de ses ennemis. Le nabob apprend encore que les troupes de Kudapa, de Canoul, de Savonora et de Mysore, et 20,000 Mahrattes rangés en bataille n’ont point encore attaqué l’ennemi ; furieux de cette inaction, il monte sur son éléphant, et, entouré de sa garde, s’avance vers ces troupes. Le premier de leurs chefs qu’il aperçoit est le nabob de Kudapa ; Nazir-Jung pousse vers lui son éléphant : il le traite de chien, de lâche, lui reproche la couardise qui l’empêche de défendre l’étendard sacré du grand Mogol contre ses plus méprisables ennemis. Le nabob répond : « Je ne connais d’ennemi que toi-même ; » en même temps il ordonne à un officier placé à ses côtés de tirer sur Nazir-Jung ; l’officier obéit, mais manque son coup ; le nabob saisit alors sa carabine et envoie deux balles à travers le cœur à Nazir-Jung, qui roule expirant aux pieds de l’éléphant qu’il montait. À peine a-t-il touché terre que le nabob lui fait trancher la tête, et la faisant placer au bout d’une pique, se hâte d’aller déposer aux pieds de Murzapha-Jung ce sanglant hommage qui lui annonce l’empire. L’officier chargé de la garde de Murzapha-Jung était au nombre des conjurés ; aussi était-il déjà délivré des pesantes chaînes qu’il portait depuis sept mois. La tête de Nazir-Jung fut promenée dans le camp, et les soldats ne pouvant douter de sa mort, ne firent aucune difficulté de se ranger sous l’obéissance de Murzapha-Jung. Le nouveau subahdar se rendit dans la tente de cérémonie, et reçut les hommages des nabobs, des rajahs, des principaux officiers de l’armée ; les Français se présentèrent à leur tour et furent accueillis avec les plus grandes démonstrations de reconnaissance. Le matin même dans les fers, à chaque instant menacé de devenir la victime du moindre caprice de Nazir-Jung, Murzapha-Jung, avant la fin de la journée, régnait sur trente nabobs, sur une cinquantaine de rajahs, sur trente-cinq millions de sujets : telle était l’importance du subah du Deccan.

La nouvelle de cette révolution se répandit à Pondichéry dans la soirée du même jour ; Chunda-Saheb en fut le premier instruit ; laissant de côté tout le cérémonial si cher aux Orientaux, il s’élança seul, les vêtements en désordre, pour l’aller annoncer à Dupleix. Tous deux, délivrés de tant de soucis, de soins et d’agitations, s’embrassèrent comme deux amis échappés d’un naufrage commun. L’artillerie annonça bientôt la grande nouvelle ; le soir, Dupleix reçut les félicitations des habitants ; le lendemain, un Te Deum fut chanté en grande pompe. Trois députés furent envoyés complimenter Murzapha-Jung ; ils lui portèrent six seerpaws ou vêtements d’honneur, sorte de présents usités dans ces circonstances, et lui présentèrent un magnifique éléphant portant un drapeau blanc. À l’arrivée des députés de Dupleix, Murzapha-Jung connaissait déjà les soucis de la royauté ; les nabobs qui l’avaient mis sur le trône réclamaient de ce service un prix exorbitant. Peut-être avait-il réellement promis dans sa prison, et se croyant bien loin du moment d’en sortir, tout ce que réclamaient les nabobs. Mais en ce moment, entouré de troupes françaises, n’ayant rien à craindre d’eux, il éluda l’exécution de cette promesse ; toutefois, ne voulant pas les irriter par un refus positif, il se contenta d’alléguer qu’avant de prendre aucune résolution à cet égard, il lui était nécessaire d’en conférer avec Dupleix. En conséquence, Murzapha-Jung se mit lui-même en route pour Pondichéry, où il arriva le 15 décembre, avec une suite nombreuse et magnifique. Dupleix et Chunda-Saheb, qui s’étaient portés à sa rencontre, le reçurent sous une tente. En raison de sa dignité de subahdar, il devait arriver en ville sur son éléphant ; mais l’animal se trouvant trop élevé pour passer sous la flèche à laquelle tenait le pont-levis, il en descendit et fit son entrée dans le même palanquin que Dupleix. Tous deux se rendirent au palais de la régence, où ils eurent une conférence secrète au sujet des prétentions des Afghans. Ceux-ci, arrivés dès le lendemain, abandonnèrent à Dupleix la décision des points en litige entre eux et le subahdar. Dupleix, dans l’arrangement qu’il proposa, rabattit beaucoup de leurs prétentions ; le subahdar n’aurait pu y faire droit qu’à la condition d’abdiquer de fait sa dignité nouvelle. Les Afghans voyant Dupleix décidé à soutenir le nabob, au besoin de ses propres forces, d’un commun accord feignirent de céder et d’accepter ces propositions.

Ces difficultés étant ou paraissant aplanies, Dupleix procéda avec la plus grande magnificence à l’installation solennelle de Murzapha-Jung comme subahdar du Deccan. Murzapha-Jung monta sur le trône avec le cérémonial d’usage : le premier, Dupleix lui rendit hommage, revêtu d’un superbe costume oriental dont le prince lui avait fait présent. Immédiatement après cette cérémonie, Murzapha-Jung, au nom du grand Mogol, proclama Dupleix gouverneur (ou nabob) de toutes les provinces au sud de la Kistna, égales en étendue à la France entière ; il le créa munsub, c’est-à-dire commandant de 7,000 cavaliers, et lui donna l’autorisation de mettre un poisson sur ses étendards, deux grâces qui jusque là n’avaient été accordées qu’aux premiers personnages de l’empire. La monnaie frappée à Pondichéry fut déclarée pour l’avenir la seule légale pour tout le Carnatique ; enfin Dupleix reçut plein pouvoir pour percevoir comme il l’entendrait les revenus de son gouvernement, dont il n’était comptable qu’au subahdar lui-même. Chunda-Saheb fut nommé nabob du Carnatique, mais seulement comme agent, comme député de Dupleix. Murzapha-Jung distribua encore de nombreuses grâces à ceux qui avaient coopéré à la révolution, mais nul n’obtint rien que sur la recommandation ou la signature de Dupleix. Les avantages stipulés par Dupleix au nom de la Compagnie furent également considérables ; c’était la cession à son profit, par Murzapha-Jung, d’un certain nombre de districts auprès de Pondichéry, d’un revenu de 960,000 roupies ; celle de quelques autres districts près de Karical, de 6,000 roupies ; celle enfin de la ville de Masulipatam, rapportant 140,000 roupies ; le tout formant un revenu de 950,000 livres tournois. D’ailleurs, quelque considérables que fussent ces avantages, ils n’étaient rien pourtant auprès de ceux que Dupleix devait espérer dans l’avenir de la situation politique qu’il venait de se créer. Un grand personnage mogol lui écrivait à cette époque : « Au seul bruit de votre nom, le trône du grand Mogol tremblera jusque dans ses fondements. » Et cette fois l’emphase ordinaire au style oriental n’était nullement en désaccord avec la vérité.

Toutes choses ainsi réglées, le subahdar se décida à abandonner Pondichéry et se dirigea vers Hyderabad. Dupleix et Murzapha-Jung, au moment de se séparer, se donnèrent de nouveau la mutuelle assurance d’une amitié et d’une fidélité sans bornes. Le subahdar emmena avec lui un corps français composé de 300 Européens, 2,000 Cipayes et 10 pièces de canon, sous les ordres de Bussy, plus propre que personne à ce poste important. C’était un officier d’une grande distinction, d’une grande habileté, d’une bravoure à toute épreuve, doué du coup d’œil politique non moins que du coup d’œil des champs de bataille. Le subahdar avança sans difficultés jusqu’à Kudapa ; là, à l’occasion d’une querelle qui s’éleva entre des cavaliers de l’armée de Murzapha-Jung et des habitants du pays, les premiers mirent le feu à trois villages. Le nabob de Kudapa, qui suivait l’armée de Murzapha, voulant venger cette barbarie, fit charger ces cavaliers. Cette attaque fut repoussée ; mais comme elle avait été dirigée contre le quartier où se trouvaient les femmes du subahdar, ce dernier la regarda comme une grande insulte : ayant arrêté la marche de l’armée, il fit ses dispositions pour attaquer le nabob à la tête d’un corps considérable. Bussy s’efforça, mais sans succès, d’effectuer une conciliation entre les partis. Deux autres des nabobs afghans, naguère chefs de la conspiration qui avait renversé Nazir-Jung, prirent parti pour celui de Kudapa. Il n’y eut plus à douter que ce fût une révolte préméditée, dont l’incendie des villages n’était que le prétexte. Bussy, d’après ses instructions, se disposait à soutenir vigoureusement le subahdar ; mais celui-ci, plein d’impatience, s’élança à la tête de sa cavalerie avant que les Français fussent prêts : aussi fut-il d’abord repoussé. Bussy étant arrivé, la scène changea, et l’artillerie française mit en fuite les révoltés. Murzapha-Jung, cédant de nouveau à son ardeur, s’élance encore une fois loin des Français, à la poursuite des fuyards. L’un des révoltés, le nabob de Canoul, à cette vue s’arrête et marche contre éléphant du subahdar. Murzapha-Jung ordonne à ceux qui le suivent de s’arrêter : il veut terminer sa querelle par un combat particulier avec le nabob rebelle ; excités par leurs conducteurs, les éléphants des deux chefs se précipitent l’un sur l’autre ; Murzapha-Jung lève déjà le bras pour frapper, mais son rival le prévient et lui porte au milieu du front un coup de lance qui le renverse mortellement blessé. La situation des Français devenait critique, mais Bussy conserve heureusement tout son sang-froid : il assemble aussitôt les généraux, les ministres, les principaux officiers de Murzapha-Jung ; il leur représente la nécessité de s’entendre promptement sur le choix d’un nouveau subahdar, seul moyen de prévenir le désordre et l’indiscipline parmi les soldats. Le fils de Murzapha-Jung, encore enfant, et trois frères de Nazir-Jung, que ce dernier qui se défiait d’eux faisait étroitement garder, se trouvaient alors dans le camp. Bussy comprend qu’un enfant n’était pas propre aux circonstances présentes où l’on se trouvait, il propose d’élever à la dignité de subahdar le frère aîné du dernier subahdar, nommé Salabut-Jung ; les principaux officiers se rendirent à cet avis, et celui-ci fut proclamé le même jour. Par un hasard singulier, les trois nabobs qui avaient renversé Nazir-Jung avaient péri dans ce dernier combat. Le nouveau subahdar s’empressa de confirmer les avantages accordés aux Français par son prédécesseur, et se montra disposé à les augmenter encore.

Les peuples du Coromandel avaient été habitués jusqu’alors à ne voir dans les Européens que des marchands uniquement occupés de leur commerce et tremblant devant le moindre nabob, ils demeuraient frappés d’étonnement à la vue des victoires des Français. Le nom de Dupleix était alors répété avec enthousiasme dans toute la presqu’île. Les Anglais, à ce spectacle inattendu pour eux, étaient tombés dans une sorte d’inexplicable apathie ; ils n’osaient tenter aucun effort contre la fortune de leurs anciens rivaux. Le major Lawrence, officier d’une grande capacité et d’une expérience consommée, suivit l’exemple de Boscawen ; il retourna tout-à-coup en Angleterre pour des intérêts personnels, laissant les affaires publiques dans la situation la plus critique. Chunda-Saheb faisait en ce moment même des préparatifs pour achever d’anéantir le peu de puissance qui restait à Mahomet-Ali, son antagoniste : ce dernière jusque là protégé par les Anglais, se trouvait alors dans une position précaire ; de toutes ses anciennes possessions Tritchinopoly était la seule qui lui restât ; encore était-il réduit à en négocier la cession à Dupleix ; il sollicitait en même temps, plus instamment tous les jours, un secours des Anglais, leur offrant pour prix de ce service la concession d’un large territoire aux environs de Madras et le paiement des frais de la guerre. Les membres du conseil de Madras hésitèrent long-temps avant de se décider à recommencer la guerre ; considérant néanmoins que leur inaction, en permettant à Chunda-Saheb d’exterminer son rival, rendait leur propre ruine inévitable ; ils se décidèrent à tenter un dernier et vigoureux effort en faveur de Mahomet-Ali. Un détachement de troupes, composé de 200 Européens et de 800 Cipayes, fut dirigé sur Tritchinopoly, où il arriva au commencement de février (1752) ; il était commandé par le capitaine Cope. À cette époque une circonstance fut heureuse pour les Anglais, le gouvernement du fort Saint-David passa aux mains de Saunders ; c’était un homme d’une inébranlable fermeté, d’un imperturbable sang-froid, et qui osa envisager sans en être intimidé l’état déplorable des affaires de sa nation.

Chunda-Saheb avait quitté Pondichéry à la tête de 8,000 hommes, dont 800 Européens. Il se fit reconnaître en qualité de nabob dans tous les districts au nord du Coleroon, puis prit position sur la grande route d’Arcot à Tritchinopoly, dans le voisinage de Volcondah. Ce fort, en très bon état de défense et situé au sommet d’un rocher, commandait la chaussée qui va d’Arcot à Tritchinopoly. Les Anglais, de leur côté, étaient aussi entrés en campagne : un corps de 500 Européens, 100 Caffres et 1,000 Cipayes s’était mis en route, sous les ordres du capitaine Gingen, pour marcher au secours de Tritchinopoly. Cet officier voulut d’abord s’emparer de la pagode de Verdachellum, dont la possession devait assurer ses communications avec le fort Saint-David. La pagode était défendue par 300 hommes des troupes de Chunda-Saheb, qui se rendirent sans attendre l’escalade. Le capitaine Gingen, après y avoir laissé une garnison de 70 hommes, continua sa marche ; il reçut, peu de jours après, un renfort de 100 Européens et de 4,000 hommes de troupes indigènes venant de Tritchinopoly. Les deux armées ne tardèrent pas à se trouver en présence. Chunda-Saheb occupait toujours la position qu’il avait précédemment prise dans les environs Volcondah. Le commandant du fort, demeuré neutre jusqu’à ce moment, attendait que la victoire lui eût indiqué de quel côté se prononcer : le capitaine Gingen résolut de l’attaquer ; il approcha de Volcondah dans ce but, mais se convainquit qu’il ne pourrait réussir dans une attaque régulière. Le commandant de Volcondah, prenant alors son parti, appela Chunda-Saheb à son aide. Gingen voulut attaquer les Français pendant ce mouvement, mais il fut repoussé par l’artillerie du fort, et le désordre se mit dans ses troupes qui s’enfuirent précipitamment jusqu’à leur camp. Pour que la honte des Anglais fût complète, un petit détachement de 100 Caffres au service de la Compagnie, après s’être soutenu quelque temps dans son poste, effectua sa retraite en bon ordre. Comme, après la défaite du jour, le sentiment de terreur panique qui en avait été la cause subsistait encore parmi les Anglais, Gingen prit le parti de s’éloigner de l’ennemi. S’étant mis en route à minuit, il arriva le lendemain soir à Utatoor, à 25 milles de Tritchinopoly ; il plaça 200 hommes à l’entrée d’une passe voisine de cette ville, puis établit son camp dans le vallon qui se trouvait au-delà. Chunda-Saheb, averti du mouvement des Anglais, les avait suivis ; il vint camper à huit milles de leur camp. La défense de la position occupée par les Anglais était très facile ; mais le capitaine Gingen craignit que Chunda-Saheb n’envoyât un fort détachement de son armée pour intercepter ses communications avec Tritchinopoly, d’où il tirait ses vivres : cette appréhension le décida et continuer sa retraite. En dépit d’une chaleur brûlante, il fit cinquante-quatre milles sans s’arrêter un seul moment, et vint camper sur les bords du Coleroon, à trois milles de Tritchinopoly. Le découragement, le désordre régnaient alors parmi les Anglais ; la conscience de leur infériorité leur ôtait toute chance de succès, même à égalité de forces.

Peu après, les Anglais, ayant traversé heureusement le Coleroon, arrivèrent à la grande pagode de Seringham, située dans l’île de ce nom. Le Coleroon est une branche d’une autre rivière, la Cavery. Celle-ci prend sa source dans les montagnes de la côte du Malabar, traverse le royaume de Mysore et arrive à Tritchinopoly, après un cours de 400 milles. À Tritchinopoly elle se partage en deux bras : le plus septentrional se nomme le Coleroon et se jette, dans la mer près de Devi-Cotah ; l’autre, qui conserve le nom de Cavery, se partage en plusieurs bras qui arrosent et fertilisent le royaume de Tanjore. La Cavery et le Coleroon, après leur séparation, demeurent pourtant tellement rapprochés, que les habitants ont la plus grande peine à empêcher leur réunion. Ce terrain, long et étroit, porte le nom d’île de Seringham ; il s’y trouve une pagode du même nom, jouissant d’une grande renommée dans toute l’Inde. Ce temple est environné de sept enceintes de murailles de forme carrée, de quatre pieds d’épaisseur et de vingt-cinq de haut, distantes l’une de l’autre de deux cent cinquante ; au milieu de chacune se trouve une porte défendue par une forte tour. La première enceinte, du côté de la campagne, n’a pas moins de quatre milles de circuit. La vénération dont ce temple jouit dans toute l’Inde à sa source dans la croyance qu’il renferme la véritable image de Wichtnou, que Brahma aurait lui-même adorée pendant une de ses incarnations. Les pèlerins s’y rendent en foule de toutes les parties de l’Indostan. Les Brahmes, après avoir ouvert aux Anglais et aux troupes du nabob les portes des trois premières enceintes, les supplièrent de ne pas pousser la profanation plus loin, à quoi ceux-ci consentirent ; ces trois enceintes suffisaient à constituer un port retranché, de nature à être défendu avec succès contre toutes les forces de l’ennemi. Toutefois le découragement s’était tellement emparé des Anglais, qu’ils n’osèrent pas demeurer en ce lieu, et deux jours après furent prendre position sous le canon même de Tritchinopoly. Les Français s’emparèrent aussitôt de la pagode, et peu après du fort de Corladdy, jusque là demeuré fidèle au nabob.

La régence de Madras voyait avec effroi les progrès de Chunda-Saheb ; comme il arriva quelques renforts d’Europe, le gouverneur Saunders dirigea un détachement de 380 hommes sur Verdachelum, forteresse appartenant à Mahomet-Ali, en ce moment assiégée par l’ennemi. Pigot, conseiller de la régence, à défaut d’officiers à qui le gouverneur osât la confier, fut chargé de cette expédition ; il arriva de nuit près de Verdachelum, attaqua et dispersa les assiégeants, puis se dirigea sur Tritchinopoly, qu’il atteignit heureusement. Au milieu du mois de juillet, un nouveau renfort fut encore envoyé à la même destination. Tritchinopoly se trouvait assez bien fortifiée pour être en mesure de soutenir un long siège ; elle était entourée de deux murailles : la première de dix-huit pieds de haut et de cinq d’épaisseur, environnée d’un fossé d’une largeur de trente pieds ; la seconde haute de trente pieds, et appuyée à un retranchement en pierre ; l’intervalle entre les deux murailles était de vingt-cinq pieds environ. Mais si les fortifications de Tritchinopoly étaient encore en bon état, il n’en était pas de même des finances de Mahomet-Ali : ses économies étaient épuises, et la perception de ses revenus arrêtée de tous côtés. Ce moment critique réclamait une résolution vigoureuse ; alors un jeune officier, naguère écrivain à la Compagnie, Clive se présenta tout-à-coup dans le conseil, et après quelques difficultés parvint à se faire écouter. « Nous sommes, dit-il, les plus faibles sur la défensive, prenons hardiment l’offensive. Au lieu d’attendre Chunda-Saheb dans Tritchinopoly, allons l’attaquer dans Arcot, qu’il a laissé sans défense ; nous créons ainsi la plus puissante diversion en faveur de Mahomet-Ali. » Tant il est vrai qu’il appartient aux circonstances difficiles de manifester les hommes éminents.

Clive, dont le commencement de la carrière peut être fixée à ce moment, était fils d’un gentleman de fort médiocre fortune dans le Shropshire. Dès l’enfance, il se montra hardi, impatient du frein, de tout contrôle. Le souvenir de plusieurs traits de sa première enfance nous a été conservé, et le reste de sa vie y donne quelque intérêt. La petite ville de Market-Drayton, où sa famille habitait, a un clocher très élevé, terminé par une tête de dragon en pierre ; un jour, les habitants virent avec autant de surprise que de terreur, le jeune Clive à cheval sur la tête du dragon, battant des jambes, et paraissant fort à l’aise et fort insouciant de la situation périlleuse où il se trouvait. À Market-Drayton, on racontait encore un autre trait de l’enfance de Clive : ayant rassemblé une bande de petits vauriens de son âge, qui le reconnaissaient pour chef, il imagina de mettre à contribution toutes les boutiques de la ville, soit en gros sous, soit en friandises, sous la condition de s’abstenir de briser leurs carreaux ou leurs volets, de frapper à leurs portes, etc., etc. À l’âge de dix-neuf ans, nommé écrivain en même temps que Orme, qui devait devenir son historien, il se rendit dans l’Inde, où sa jeunesse fut orageuse et tourmentée, grâce à une grande violence de caractère et à une humeur souvent noire et mélancolique. Peut s’en fallut qu’après avoir encouru plusieurs fois le déplaisir de ses chefs, il ne se vît dans l’obligation de quitter le service de la Compagnie, situation pénible pour lui, qui n’avait alors aucune ressource de fortune. La résolution de se défaire de la vie se présenta alors, à ce qu’il paraît, plus d’une fois à son esprit. Un jour qu’il était dans sa chambre, en proie à un accès de sombre tristesse, plusieurs de ses jeunes compagnons entrèrent tout-à-coup ; l’un d’eux prit sur un meuble un pistolet qui s’y trouvait, et, par manière de jeu, le tira par la fenêtre. Clive, assis auprès de sa cheminée, jusqu’à ce moment avait gardé un morne silence ; à ce bruit, sortant tout-à-coup de sa rêverie, il se lève en s’écriant : « Dieu veut quelque chose de moi ! deux fois ce matin j’ai lâché le chien de ce pistolet, le bout du canon appuyé sur mon front… »

Clive se trouvait à Madras quand cette ville fut prise par La Bourdonnais ; il s’en échappa sous un déguisement mahométan lors de la violation de la capitulation, et fut chercher un asile au fort Saint-David. À l’époque du siège de Pondichéry, il obtint de passer du service civil au service militaire, avec le rang d’enseigne. Il se fit dès lors remarquer, ainsi que plus tard dans l’entreprise sur Devi-Cotah, par son ardeur à rechercher, à briguer les postes les plus périlleux, les missions les plus difficiles. À un esprit hardi, aventureux dans la conception de ses projets, il réunissait un calme imperturbable dans l’exécution. Après le siège de Devi-Cotah, Clive était retourné à ses occupations civiles, il les abandonna de nouveau lorsque la guerre recommença, et se fit alors remarquer de nouveau par les mêmes qualités que dans les campagnes précédentes. L’œil exercé de Lawrence discerna tout d’abord ce que valait ce jeune officier : il le désigna aux directeurs comme un homme destiné à leur devenir d’une grande utilité dans la suite, et Clive ne tarda pas à justifier l’opinion émise par Lawrence. Son éducation ne l’avait nullement préparé à la carrière militaire ; mais c’était un de ces génies souples, faciles, qui se forment rapidement à la grande école des événements.

La présidence de Madras chargea Clive de l’exécution du projet dont il était l’auteur. Il partit à la tête de 200 Européens et 300 Cipayes, seules troupes dont la présidence pût disposer en ce moment ; elles étaient commandées par huit officiers dont six n’avaient jamais vu le feu, dont quatre étaient des employés civils de la Compagnie récemment passés dans les rangs de l’armée ; toute son artillerie consistait en trois pièces de campagne ; à la vérité deux pièces de 18 le rejoignirent peu de jours après. Ce petit corps partit de Madras le 6 septembre 1752. Une violente tempête ayant éclaté au moment où Clive approcha d’Arcot, cette circonstance lui devint favorable. Les espions de l’ennemi rapportèrent qu’ils avaient vu les Anglais s’avancer à travers la pluie, les éclairs et le tonnerre, sans en paraître effrayés ou incommodés ; la garnison, soit qu’elle demeurât frappée de ce courage qu’elle n’aurait pas eu, soit qu’elle vît dans l’orage lui-même un mauvais présage, évacua le fort sans même songer à le défendre. Les Anglais entrèrent dans la ville ouverte et sans fortification, et s’emparèrent du fort à la vue de 100,000 spectateurs. Le premier soin de Clive fut de se mettre en état de soutenir un siège, en rassemblant dans le fort autant d’approvisionnements qu’il put s’en procurer. L’ennemi, remis de son étonnement et de sa frayeur, ne pouvait manquer de revenir sur ses pas. Chunda-Saheb envoya effectivement un détachement de 4,000 hommes de troupes indigènes et de 150 Européens au secours d’Arcot, sous les ordres de son fils Rayah-Saheb : ils entrèrent et se fortifièrent ; Clive, à la tête de sa petite garnison, les attaqua vigoureusement, les délogea d’une partie des rues où ils s’étaient établis ; mais retirés dans les maisons, ils continuèrent un feu meurtrier qui obligea Clive à se retirer. Le lendemain, les assiégeants reçurent un renfort de 2,000 hommes commandés par Mortaz-Ali : ils prirent possession de tous les chemins qui aboutissaient au fort. Clive se trouva étroitement bloqué. La forteresse, d’un mille de circuit, avec des murailles en ruine en plusieurs endroits, des remparts trop étroits pour admettre de l’artillerie, plusieurs tours écroulées, celles encore debout incapables de recevoir plus d’un seul canon chacune ; des fossés, en apparence remplis d’eau, mais guéables en plusieurs endroits ; la forteresse, disons-nous, ne paraissait pas alors susceptible de soutenir un long siège. Enfin, Clive, en dépit de tous ses efforts, n’avait rassemblé que des approvisionnements peu considérables. La garnison se trouvait alors réduite à 120 Européens et 200 Cipayes, tandis que l’armée assiégeante ne consistait pas en moins de 7,000 hommes de cavalerie, 3,000 d’infanterie et 150 Européens.

Les assiégeants n’ayant pas de canons de gros calibre, dans les quinze premiers jours du siège, ils se servirent de quatre mortiers ; des maisons qu’ils occupaient ils faisaient encore un feu de mousqueterie assez bien nourri. Les bombes ne produisirent aucun effet, mais la mousqueterie tua sur le rempart plusieurs des assiégés. Les Français, ayant reçu leur artillerie de siège de Pondichéry, s’en servirent avec tant de bonheur que, dès le premier jour, les deux seules pièces de gros calibre des Anglais furent démontées ; au bout de six jours, il existait déjà aux remparts une brèche de cinquante pieds. Mais les assiégés, au moyen de palissades, construisirent plusieurs autres ouvrages en-deçà de la muraille ; Clive et les officiers sous ses ordres mettaient la main à l’œuvre comme de simples soldats. Clive, tout bloqué qu’il était, trouvait le moyen d’entretenir une correspondance assez suivie avec le fort Saint-David, hâtant l’expédition des renforts qui s’y préparaient. Un détachement de cent Européens et cent Cipayes essaya effectivement de pénétrer jusque dans la place. Attaqué par 2,000 hommes des assiégeants, il se trouva forcé de rétrograder, ce qui laissa aux Anglais peu d’espoir d’être secourus par leurs compatriotes. Une autre ressource se présentait : un corps de 6,000 Mahrattes, commandé par Morari-Row, était campé depuis quelque temps à trente milles d’Arcot ; ces Mahrattes s’étaient d’abord engagés pour servir Mahomet-Ali, mais la retraite de ce dernier et celle des Anglais, le mauvais état de leurs affaires les empêchant de prendre un parti, ils demeurèrent dans l’inaction, attendant les événements. Clive envoya un messager à Morari-Row pour en obtenir du secours. Morari-Row, dans sa réponse, exaltait en termes pompeux le courage et l’habileté déployés par les Anglais dans la défense d’Arcot ; il leur faisait la promesse de ne pas tarder à se joindre à eux. Bonne nouvelle pour Clive ! car la situation de la garnison, par l’absence de vivres, commençait à devenir critique ; les rations avaient été continuellement diminuées depuis le commencement du siège, et le moment arrivait où elles menaçaient de manquer tout-à-fait. Les Cipayes firent alors un trait qui fait à la fois le plus grand honneur à eux, et à Clive, qui avait su leur inspirer tant d’abnégation d’eux-mêmes et de dévouement. Ils se présentèrent un jour à ce dernier, et lui dirent : « Donnez le riz aux Anglais, nous nous contenterons de l’eau où il aura bouilli[4] ».

Rajah-Saheb ayant appris la démarche de Clive auprès des Mahrattes, voulut en prévenir le résultat ; il somma Clive de se rendre, le menaçant, en cas de refus, de passer la garnison au fil de l’épée ; Clive répondit ironiquement qu’il croyait Rajah-Saheb un trop habile général pour oser donner l’assaut avec d’aussi mauvaises troupes. Les Mahrattes, fidèles à leurs promesses, essayèrent de pénétrer dans le fort ; ils ne purent y réussir, et se bornèrent à piller quelques maisons de la ville. Rajah-Saheb n’en fit pas moins tout préparer pour l’assaut dont il avait menacé Clive. Le 24 novembre, jour anniversaire de la mort de Hassan, est demeuré une grande fête parmi les musulmans ; ils la célèbrent avec force cérémonies religieuses, s’enivrent en général du jus d’une plante nommée bang, qui les étourdit et les jette dans un état d’exaspération et de fureur ou ils méprisent tout danger ; d’ailleurs tout fidèle croyant est bien convaincu que le paradis de Mahomet s’ouvre immédiatement à tout guerrier tombé, dans le jour sacré, sous les coups des infidèles. L’assaut fut fixé à la nuit qui devait suivre ce jour solennel. Les soldats, après avoir passé la plus grande partie de la nuit à fumer et à boire du bang, se présentèrent à l’assaut au point du jour. Ils étaient partagés en quatre divisions : deux d’entre elles devaient gravir les deux brèches, les deux autres enfoncer les portes. Clive, dès la veille, connaissait leurs projets ; il avait fait ses dispositions, puis, exténué de fatigue, s’était couché à minuit, et dormait encore d’un profond sommeil quand on vint l’avertir de l’approche de l’ennemi. Il s’élance aussitôt sur les remparts. Un certain nombre d’éléphants, le front armé d’une large plaque de fer, précédaient les troupes ; les conducteurs les placent devant les portes, et les excitent à frapper de leur tête cuirassée. La partie du fossé située en avant de l’une des deux brèches étant presque à sec, un grand nombre d’assiégeant se précipita intrépidement sur cette brèche ; derrière ceux-ci un plus grand nombre encore ; après avoir passé l’eau, s’efforcent de parvenir aux premiers rangs. Les assiégés font sur cette foule ainsi pressée un feu roulant de mousqueterie, dont pas un coup n’est perdu ; deux pièces de canon à mitraille causent des ravages encore plus terribles, des bombes et des fusées pleuvent sur la brèche et achèvent de jeter le désordre parmi ceux qui l’encombrent. Pour aborder l’autre brèche, les assaillants avaient passé le fossé au moyen d’un radeau ; Clive pointe de ses propres mains sur ce but une pièce de canon ; au troisième coup il est brisé ; de ceux qui le montaient beaucoup se noient ; d’autres se sauvent à la nage ; il est abandonné. L’attaque des portes n’avait pas mieux réussi : les éléphants, effrayés et blessés, avaient pris la fuite, jetant le désordre dans les rangs de ceux qui suivaient. Au bout d’une heure et demie, les différentes attaques cessèrent toutes à la fois : les assiégeants demandèrent alors la permission d’enlever leurs blessés et d’enterrer leurs morts : un armistice de deux heures leur fut accordé. Au bout de ce temps, ils ouvrirent de nouveau le feu, le soutinrent avec vivacité jusqu’à minuit ; mais alors ils se décidèrent à lever le siège, et commencèrent avant le jour leur mouvement rétrograde. Clive, ayant fait immédiatement une sortie, trouva dans le camp ennemi quatre pièces de canon, quatre mortiers une grande quantité de munitions, qu’il fit immédiatement transporter dans le fort. Le siège, en dépit de l’inexpérience de la garnison et de son commandant, n’avait pas duré moins de cinquante jours ; il devait changer la face des affaires dans le Carnatique.

Clive se hâta de mettre à profit l’impression de terreur qu’il venait de produire sur l’ennemi. Ayant reçu du fort Saint-David un renfort de 280 Européens et 700 Cipayes, il s’empara du fort de Timery. Peu de jours après, aidé d’un parti mahratte, il n’hésita pas à attaquer un corps de 300 Européens, 2,000 chevaux, 2,500 Cipayes et quatre pièces d’artillerie ; après un combat opiniâtre, les Français furent mis en déroute ; la nuit les sauva ; mais les Mahrattes, encore plus ardents à la poursuite qu’au combat, s’emparèrent de 400 chevaux et de leur caisse militaire. 600 Cipayes, séduits par les succès de Clive, abandonnèrent les drapeaux français pour ceux de l’Angleterre. Clive, dont la propre confiance s’accroissait par le succès, se dirigea aussitôt sur la grande pagode de Conjeveyram dont les Français avaient récemment pris possession dans le but d’intercepter les communications entre Arcot et Madras. La garnison, sommée de se rendre, répondit par un refus ; le commandant français fit de plus écrire à Clive par deux officiers anglais ses prisonniers pour le prévenir qu’ils seraient tous deux placés sur les remparts au premier coup tiré sur la place. Les deux officiers, après avoir écrit cette lettre, ajoutèrent de leur propre mouvement : qu’ils suppliaient Clive de n’avoir aucun égard à cette considération dans le parti qu’il croirait devoir prendre relativement à Conjeveyram. La brèche fut ouverte, et les Français évacuèrent le pagode pendant la nuit ; ils s’en étaient tenus à la menace à l’égard des deux prisonniers, qu’ils laissèrent derrière eux. Clive détruisit une partie des murailles de Conjeveyram, renforça la garnison d’Arcot, puis se rendit au fort Saint-David, pour s’entendre avec le conseil de régence sur le plan de nouvelles opérations.

Encouragés par l’absence de Clive, les Français, reprenant l’offensive, vinrent porter le ravage jusque sur le territoire de la Compagnie. Renforcé de quelques troupes récemment arrivées du Bengale, Clive marcha à leur rencontre. Quoique supérieurs en nombre, les Français n’osèrent pas l’attendre, et se retirèrent, de position en position, dans la direction d’Arcot : ils se flattaient d’arriver avant lui sous les murs de la ville, et de s’en faire ouvrir les portes au moyen d’intelligences qu’ils s’y étaient ménagées, Clive suivait la même route avec la même précipitation, lorsque tout-à-coup, au moment où l’on s’y attendait le moins, son avant-garde essuie le feu des Français ; Clive la rallie autant qu’il le peut, dispose son infanterie derrière un ruisseau dont il couvre son front, et, d’attaqué qu’il était un moment auparavant, se dispose à prendre lui-même l’offensive. Les Français, postés dans un bois, avaient leur front défendu par un fossé et quelques ouvrages en sable, mais leurs derrières n’étaient point gardés ; Clive, qui s’en aperçoit ou le devine, détache aussitôt 600 hommes qui doivent prendre l’ennemi en queue pendant qu’il l’attaquera de front. Il accompagne de sa personne ce détachement pendant une partie du chemin ; ensuite il rejoint le corps principal, où son absence, aussitôt remarquée, avait été cause de quelque hésitation ; il répare ce désordre, et engage le combat. Pendant ce temps, à l’aide d’un officier parlant fort bien français et qui trompa les vedettes, le corps détaché avait réussi à tourner complètement les Français sans essuyer un seul coup de fusil. Ainsi placés entre deux feux, ceux-ci opérèrent une prompte retraite, laissant 9 pièces de canon, 3 obusiers, 60 Européens et 300 Cipayes aux mains de l’ennemi. La perte des Anglais fut à peu près la même ; mais le résultat de cette journée leur fut extrêmement favorable, en ce qu’elle acheva de rendre aux armes anglaises un lustre qu’elles avaient perdu depuis long-temps. Clive continuait sa route sur Arcot, lorsqu’un messager du fort Saint-David lui apporta l’ordre de rétrograder. La régence de Madras avait pris la résolution de l’envoyer au secours de Tritchinopoly avec toutes les troupes qu’il commandait. Dupleix, irrité du mauvais succès de la campagne, rappelait de son côté les troupes françaises à Pondichéry. Lawrence, récemment de retour d’Angleterre, prit alors le commandement des troupes, et Clive, le jeune et aventureux soldat, dut céder la place au vétéran consommé.

Mahomet-Ali avait peu de choses à craindre en ce moment des attaques des Français sur Tritchinopoly ; mais le manque d’argent commençait à devenir pour lui la source d’un grand nombre d’embarras : il ne pouvait payer ni ses propres troupes, ni les Anglais ses auxiliaires. Mahomet-Ali entama alors des négociations avec le sultan de Mysore, royaume nouvellement formé par le fameux Hyder-Ali, et celui-ci se laissa persuader de venir à son secours. Les Mysoriens envoyèrent effectivement à Tritchinopoly un corps de 20,000 hommes, dont 6,000 étaient des Mahrattes à leur solde. Cet exemple entraîna le rajah de Tanjore, qui jusque là n’avait pas voulu se départir de la plus stricte neutralité : il envoya un secours de 5,000 hommes à Mahomet-Ali ; enfin, la présidence de Madras, de son côté, mit en campagne un corps de 400 Européens, 1,100 Cipayes et 8 pièces de canon. Dupleix envoyait au commandant français injonction sur injonction qu’il eût à empêcher une réunion susceptible de devenir fatale aux armes françaises ; elle ne s’en fit pas moins. Lawrence, profitant de ce succès, voulait attaquer dès le lendemain les Français dans leur propre camp ; toutefois ce projet ne put être mis à exécution : les Indous ou les mahométans mettaient ce jour au nombre des jours néfastes. Lawrence se résolut alors à n’employer que ses propres troupes pour faire une tentative sur le camp de Chunda-Saheb, moins bien fortifié que celui des Français. Le détachement chargé de cette attaque, en essayant de tourner le camp ennemi, s’égara dans une marche de nuit et dut retourner à Tritchinopoly. Mais les Français, ayant appris par cette tentative les desseins de l’ennemi, ne se crurent plus en sûreté dans leur propre camp, car ils n’eussent été ni en mesure ni en forces suffisantes pour soutenir une semblable attaque ; ils repassèrent le même jour la Cavery, avec tant de précipitation qu’ils abandonnèrent une partie de leurs bagages, et se retirèrent dans l’île de Seringham. Leur projet était de chercher un refuge derrière les hautes murailles des deux grandes pagodes de l’île ; ils auraient dû songer à l’impossibilité où ils seraient bientôt de se procurer des vivres ; mais à leur tour ils connaissaient l’hésitation : le souvenir de leurs anciens succès les empêchait de se retirer, l’impression de leur récente défaite de combattre.

Les Anglais, en raison de leur situation à l’égard de leurs alliés, avaient hâte de finir la guerre. Il fallait avoir recours à quelque résolution hardie. Clive proposa à Lawrence de partager l’armée en deux corps : l’un de ces corps devant demeurer dans la position alors occupée par l’armée, l’autre aller prendre position entre Seringham et Pondichéry, de manière à couper tous les convois de l’ennemi et à l’affamer promptement. Ce plan avait un grand inconvénient : il mettait les Français à même d’attaquer avec avantage celui des deux corps séparés qu’ils voudraient, avant que l’autre vint à son secours ; toutefois, Lawrence non seulement approuva le plan de Clive, mais encore le chargea du commandement du corps détaché. Clive se sépara, en conséquence, du reste de l’armée anglaise, emmenant avec lui 400 Européens, 700 Cipayes, 1,000 cavaliers tanjoriens et 3,000 Mahrattes ; 2 pièces de gros calibre et 6 pièces de campagne composaient son artillerie. Toutes les troupes avaient passé la rivière avant le jour, dans la nuit du 6 au 7 avril ; elles prirent position de l’autre côté de l’île, où les troupes françaises se trouvèrent de la sorte étroitement bloquées. Dupleix, comprenant toute l’importance de la manœuvre de Clive, fit tous ses efforts pour en prévenir les résultats. Un détachement de 130 Européens et 500 Cipayes partit immédiatement de Pondichéry, sous les ordres de d’Auteuil, pour aller renforcer l’armée française. Clive se porta immédiatement à sa rencontre ; d’Auteuil, au lieu de l’attendre, se retira dans le fort d’Utatoor. La seule ressource des Français pour l’avenir reposait sur l’arrivée de ce petit détachement ; aussi d’Auteuil se trouvait-il dans l’obligation de n’agir qu’avec la plus extrême circonspection. Un corps séparé de l’armée de Lawrence s’étant présenté devant Utatoor, d’Auteuil, qui crut avoir affaire à l’armée anglaise tout entière, évacua le fort, et dans la précipitation de sa retraite laissa derrière lui une grande quantité de bagages et de munitions. Les Anglais ayant transporté une partie de leur artillerie sur une digue élevée, battirent de là le camp ennemi ; l’effet de ce feu fut terrible. Dans l’Inde les armées, même européennes, ne manquent jamais d’être encombrées de femmes, d’enfants, de marchands, de serviteurs de toutes sortes ; les boulets anglais jetèrent toute cette multitude dans un désordre, une confusion inexprimable ; le camp fut immédiatement transporté dans un autre endroit ; mais une partie des chefs indous attachés à Chunda-Saheb craignirent de se trouver exposés de nouveau aux mêmes dangers ; ils résolurent de le quitter. Chunda-Saheb, pour payer l’arrérage de leur solde, se vit dans l’obligation de leur abandonner la plus grande partie de ses éléphants, de ses chevaux, de ses chameaux et de son bagage militaire. Dès le lendemain, ces chefs envoyèrent des messagers dans le camp anglais : les uns demandant du service, les autres seulement le libre passage. Les alliés des Anglais, tanjoreens et mahrattes, considérant déjà tout ce qui appartenait à l’ennemi comme une proie assurée pour eux, voulaient empêcher les Anglais d’écouter ces propositions ; mais Lawrence, bravant leurs clameurs, les accepta sans hésiter.

Chunda-Saheb, par suite de cette désertion, n’eut plus avec lui que 2,000 cavaliers, 3,000 hommes d’infanterie, et 1,000 rajpoots ; il se chargea de la défense de la grande pagode de Seringham. Les Français et 2,000 Cipayes occupèrent la pagode de Jambakistna, située à peu de distance de la première ; leur espérance était que d’Auteuil pourrait enfin parvenir jusqu’à eux, et que ce renfort les mettrait à même de tenir dans leur situation jusqu’à la fin du juin, époque où l’on attendait à Pondichéry des secours de France de toutes sortes. D’Auteuil, sans vouloir rien compromettre, et guettant toujours l’occasion de pénétrer dans l’île, avait pris position prés de Volcondah, alors entre les mains d’un chef indou ; il suspecta les intentions de ce chef, s’éloigna d’abord de la forteresse, puis y revint, et s’en empara. Mais il fut bientôt poursuivi et bloqué par Clive à la tête d’un détachement beaucoup supérieur en nombre au sien. Une capitulation ne tarda pas à suivre ; les officiers français donnèrent leur parole de ne pas servir pendant une année, et les soldats furent prisonniers de guerre. Cet événement acheva de rendre désastreuse la situation des Français et de leur allié. Chunda-Saheb insistait auprès du commandant français Law pour se faire jour l’épée à la main à travers les rangs ennemis : la faiblesse et les irrésolutions de cet officier, qui seules avaient permis aux choses d’en venir au point critique où l’on se trouvait, ne s’accommodèrent point de cette énergique résolution. Il le pressa au contraire de chercher son salut dans la fuite, en achetant les services d’un des chefs de l’armée confédérée. Chunda-Saheb ne pouvait espérer que le nabob accordât jamais la vie à un rival aussi dangereux qu’il l’avait été ; il ne se fiait pas assez en la générosité des Anglais pour croire à leur intervention en sa faveur ; la chance de salut que lui proposait Law était ainsi la seule qui restât. Monackyee, qui commandait l’armée du roi de Tanjore, fut celui auquel Law s’adressa pour cette négociation ; il accepta la proposition de Law, et reçut comptant une forte somme d’argent et la promesse d’une autre plus considérable encore. Cependant le jour de l’exécution du projet n’était point encore fixé, lorsque les Anglais reçurent de Devi-Cotah la grosse artillerie qu’ils attendaient depuis longtemps.

En mesure désormais d’attaquer avec avantage le camp français, Lawrence fit sommer Law de se rendre à discrétion. Monackyee fit donner le même jour avis à Chunda-Saheb que le moment était venu d’exécuter leur projet, il ajoutait que le moindre retard pourrait en rendre l’exécution à tout jamais impossible. Law pour mieux donner le change, dans sa réponse à Lawrence, parut décidé à défendre la pagode jusqu’à toute extrémité. Le soir, il eut une entrevue avec Monackyee, afin de régler les détails de la fuite de Chunda-Saheb ; Monackyee jura par son sabre et son poignard, le plus terrible des serments aux yeux des soldats indous, d’exécuter fidèlement leurs conventions : elles consistaient à faire escorter Chundah-Saheb jusqu’à Karical, établissement des Français ; le départ devait s’effectuer immédiatement après l’arrivée de celui-ci dans le camp ennemi. Chunda-Saheb à qui Law vint rapporter le résultat de cette conférence, se rendit sur le champ auprès de Monackyee sans qu’aucun soupçon se fût élevé dans son esprit ; mais, au lieu de l’escorte promise, il trouva une troupe de soldats apostés qui se saisirent de lui, l’entraînèrent dans une tente et le chargèrent de chaînes. Le nabob et les principaux chefs des Mahrattes et des Mysoréens entrèrent aussitôt en délibérations sur le sort du prisonnier : chacun, à titres divers, réclamait le droit d’en disposer ; mais Monackyee, qui le tenait, refusait de s’en dessaisir. Lawrence somma de nouveau les Français de se rendre, leur accordant un délai de vingt-quatre heures, et menaçant de les passer au fil de l’épée s’il n’en recevait pas d’ici la une réponse positive. Law, dès qu’il apprit le sort de Chunda-Saheb et la prise de d’Auteuil, demanda une conférence ; cette conférence eut lieu le lendemain, et aboutit à une capitulation aux conditions suivantes : que la pagode de Jambakistna serait livrée aux Anglais avec tous les canons, munitions et bagages ; que les officiers s’engageraient sur parole à ne plus servir contre le nabob ou les alliés du nabob ; que les soldats et les sous-officiers seraient prisonniers de guerre. Les Anglais durent aussi prendre possession de la grande pagode de Seringham ; mais, ce moment venu, les 1,000 rajpoots de l’armée de Chunda-Saheb s’enfermèrent dans l’intérieur du temple, et jurèrent de mourir avant d’y laisser pénétrer un seul des vainqueurs. Ce fanatisme religieux frappa les Anglais d’admiration ; ils se bornèrent à occuper les enceintes extérieures, et laissèrent les rajpoots en paisible possession de l’intérieur sacré du temple.

Le sort de Chunda-Saheb demeura quelque temps indécis. Monackyee, son geôlier, était tour a tour exposé aux menaces du nabob et des Mahrattes, aux promesses des Mysoréens ; il n’osait le livrer a aucun des partis qui le réclamaient, dans la crainte de se faire du même coup d’implacables ennemis des deux autres. Pour éviter cette extrémité, et se voyant dans la nécessité de perdre le fruit de sa trahison, il résolut de le faire périr secrètement. Un Afghan, qu’il chargea de cette commission, pénétra dans la prison de Chunda-Saheb : celui-ci, accablé d’années et d’infirmités, suite des fatigues de la guerre, gisait sur la terre nue. Se doutant du dessein qui amenait l’Afghan, il le supplia de le faire parler à Monackyee ; il avait des choses d’une grande importance à communiquer à ce dernier. L’Afghan, sans répondre, apprêtant ses armes, lui enfonça son poignard dans le cœur. Monackyee lui ayant aussitôt fait couper la tête, s’empressa de la faire présenter sur un plateau au nabob, qui, dit-on, vit alors pour la première fois le visage d’un rival qu’il avait combattu si long-temps ; elle fut ensuite pendue au cou d’un chameau qui fit cinq fois le tour de la ville, à travers une multitude immense accourue de toutes parts pour contempler ce sanglant trophée. Embaumée et enfermée dans une cassette de bois précieux, cette même tête fût plus tard envoyée à Delhi sous une nombreuse escorte ; car c’est là une formalité dont tout nabob vainqueur d’un rival est toujours pressé de s’acquitter. Les talents et le caractère de Chunda-Saheb eussent été dignes d’un meilleur sort ; l’absence de Bussy de l’armée française, la présence de Lawrence et de Clive dans celle des Anglais, firent son malheur. On reproche à Lawrence d’être demeuré spectateur impassible de ce meurtre qu’il devait prévoir et qu’il lui eût été facile d’empêcher.

Lawrence se mit en mesure d’aller installer à Tritchinopoly le nabob triomphant. À l’exception de Gingee, aucune place, aucune forteresse ne devait arrêter leur marche. Cependant, à la grande surprise de Lawrence, le nabob ne laissait paraître aucun empressement de se trouver dans sa capitale. Le motif de cette conduite parut d’abord extraordinaire ; on ne tarda pas à en avoir l’explication. Le nabob s’était engagé vis-à-vis les Mysoréens à leur livrer Tritchinopoly et le district environnant ; or les Mysoréens, secondés en cela par les Mahrattes, qui se flattaient de leur arracher plus tard cette riche proie, le sommaient de tenir sa parole et de livrer la ville. Après tant de sacrifices faits par les Anglais pour remettre le nabob en possession de Tritchinopoly, cette nouvelle surprit étrangement Lawrence. Le nabob chercha à calmer le mécontentement du major : C’était là, disait-il, une de ces promesses qu’il est d’autant plus permis de faire, qu’il n’est jamais question de les tenir ; les Mysoréens ne pouvaient manquer d’en être aussi convaincus que lui-même. Après quelques pourparlers avec eux, il fut néanmoins convenu que le fort leur serait livré dans deux mois, et qu’en attendant il recevrait garnison anglaise ; le nabob leur accorda encore la permission d’entretenir dans la ville une garnison de 700 hommes, à la seule condition qu’ils ne fussent pas Mahrattes. Les Mysoréens, désespérant d’obtenir davantage du nabob, feignirent de se montrer satisfaits de ces concessions. Les Anglais mirent provisoirement une garnison dans le fort, et procédèrent à l’installation du nabob. Les troupes du roi de Tanjore retournèrent dans leurs foyers ; mais, au lieu d’en faire de même, les Mysoréens et les Mahrattes refusèrent de s’éloigner, et prirent position dans les environs de Tritchinopoly. Les choses ainsi à demi arrangées entre le nabob et ses alliés, le major Lawrence songeait à ranger le reste de la province sous l’autorité du nabob, en même temps qu’à assurer la collection des revenus ; mais le conseil de Madras, sur l’avis de Saunders, son président, prit au contraire la résolution de réduire Gingee, occupé par une garnison française ; seule place dont il y eût encore une résistance sérieuse à craindre.

Le major Keen, avec un détachement considérable, fut dirigé sur Gingee. De hautes montagnes, traversées par un petit nombre de sentiers escarpés, entourent cette forteresse ; leur possession est importante à toute armée qui attaque cette place. Le major n’avait pas de canons, et dut se borner à serrer la place sans qu’il lui fût possible : le l’assiéger. Dupleix l’avait fait suivre par un détachement qui prit une position avantageuse ; le major ne l’en attaqua pas moins, sans avoir fait reconnaître le terrain ; il fut repoussé en désordre. Le major, blessé dangereusement, mourut du chagrin de sa défaite plus que du sang qu’il avait perdu. Les Anglais se retirèrent à Trivadi. Lawrence se dirigea donc sur Gingee, à la tête de 400 Européens, 1,700 Cipayes, 4,000 hommes de troupes du nabob et 9 pièces de canon. Dupleix, nullement abattu par la mort de Chunda-Saheb et la prise de Seringham, avait envoyé sous les murs de Gingee toutes les troupes dont il pouvait disposer ; ce détachement consistait en 400 Européens, 1,500 Cipayes et 500 chevaux. Les Français, avantageusement postes, se montraient disposés à éviter un engagement ; le major Lawrence, feignant d’être dans les mêmes dispositions, après s’être montré à eux se retira précipitamment sur Bahoor. Cette retraite, qui simulait la crainte, enhardissant les Français, ils le suivirent, et vinrent eux-mêmes camper à deux milles de Bahoor. Le major Lawrence fit aussitôt ses dispositions, et au point du jour marcha à l’ennemi. Les Cipayes étaient en première, les Anglais en seconde ligne, l’artillerie sur les ailes, la cavalerie du nabob en masse, un peu en arrière de l’aile droite. Les Cipayes n’ayant pas répondu au qui vive des avant postes français, le feu commença aussitôt. Les Cipayes des Français étaient aussi en première ligne, de sorte que ce fut d’abord entre les indigènes que le combat s’engagea. Au point du jour, le bataillon anglais entra en ligne, en essuyant le feu de huit pièces de canon ; le bataillon français fit le même mouvement, et les Anglais se portèrent alors immédiatement en avant, faisant feu de temps à autre. Long-temps les Français, de pied ferme, ne perdirent pas de terrain ; mais les grenadiers anglais ayant enfoncé à la baïonnette le centre des Cipayes français, le reste de leur bataillon se précipita dans cet espace ouvert. Comme une manœuvre n’était plus possible, les Français, déjà ébranlés par la fuite de leurs Cipayes, se retirèrent précipitamment. C’était le moment pour la cavalerie du nabob de charger ; loin de là, elle se précipita dans le camp ennemi qu’elle se mit à piller avec son avidité ordinaire. Les vivres et les munitions des Français tombèrent entre les mains du major Lawrence : parmi les prisonniers se trouvèrent le commandant français (M. de Kerjean) et treize officiers.

Les Mahrattes et les Mysoréens, qui avaient conservé leur position dans le voisinage de Tritchinopoly, firent quelques tentatives pour s’en emparer par surprise ; ils trouvèrent le commandant sur ses gardes. En même temps, ne négligeant aucun moyen d’en venir à leurs fins, ils négociaient avec Dupleix ; celui-ci leur promettait de les aider à se mettre en possession de la ville, mais il exigeait que d’abord ils lui prêtassent leur secours pour combattre les Anglais dans leur entreprise sur Gingee. Cependant Dupleix, depuis le moment de la décadence des affaires de Chunda-Saheb, avait fait solliciter de la cour de Delhi la confirmation de ce titre de nabob du Carnatique qui lui avait été précédemment accordé par le subahdar du Deccan. Les patentes lui furent expédiées en grande pompe à Pondichéry. Dupleix se hâta de publier cette faveur de l’empereur ; puis, en vertu de ce pouvoir dont il venait d’être de nouveau revêtu, il nomma nabob du Carnatique Rajah-Saheb, fils de Chunda-Saheb, mais seulement en tant que son député, son délégué. Il mit de plus 500 hommes en campagne, qu’il se procura en prenant une partie des équipages des vaisseaux de la Compagnie qui se rendaient en Chine. Les négociations de Dupleix avec les Mahrattes et les Mysoréens avaient déjà en partie réussi. Un corps de 3,000 Mahrattes était en route pour s’aller joindre aux Français, lorsqu’ils apprirent, chemin faisant, la défaite de ceux-ci à Bahoor ; ils orangèrent immédiatement de résolution, et passèrent à Mahomet-Ali. Le plan de Lawrence consistait à soumettre, avant la saison pluvieuse les pays situés entre Pondichéry et la rivière de Paliar. Pour favoriser cette opération, Clive fut chargé de s’emparer des forts de Covolong et de Chinglapett ; il s’acquitta de cette mission avec son bonheur et son activité ordinaires. Mais après cette expédition, la santé de Clive devenant de plus en plus mauvaise, il résolut de retourner en Angleterre, et partit effectivement au commencement de l’année suivante. Peu de jours après les sièges de Covelong et de Chinglapett, la saison des pluies contraignit les parties belligérantes à se retirer dans leurs quartiers respectifs. Le commandement de Tritchinopoly était confié au capitaine Dalton, homme d’une grande résolution et d’une bravoure éprouvée. Dupleix, après avoir installé Rajah-Saheb, ne tarda pas à s’apercevoir de l’incapacité de ce dernier. Usant des pleins pouvoirs à lui conférés par le subahdar, il l’engagea à renoncer au titre de nabob, et se décida à en décorer un autre dont les richesses et les liaisons pouvaient lui faire espérer de plus grands avantages. Son choix tomba sur Mortiz-Ali, gouverneur de Velore, qui accepta sans balancer les offres de Dupleix, et promit de lever des troupes et de se rendre avant peu à Pondichéry.

Au mois de janvier 1753, les Anglais et les Français entrèrent de nouveau en campagne. L’armée française était composée de 360 Européens, 2,000 Cipayes et 4,000 Mahrattes commandés par Morari-Row ; de nouvelles négociations de Dupleix avaient réussi à détacher encore une fois celui-ci de l’alliance des Anglais. L’armée anglaise était composée de 700 Européens, 2,000 Cipayes, et 1,500 hommes de la cavalerie du nabob. Les Français, voulant mettre à profit la supériorité de leur cavalerie, évitèrent d’abord toute action décisive, se bornant à couper les vivres à l’ennemi ; ils le firent avec un tel succès, que le major Lawrence fut bientôt dans l’obligation d’employer la plus grande partie de ses troupes à escorter les convois venant du fort Saint-David. De son côté, le capitaine Dalton se trouvait au moment de manquer de vivres à Tritchinopoly ; Dupleix faisait resserrer de plus en plus l’espèce de blocus où il tenait cette place. Dalton se hâta de donner connaissance de sa situation à Lawrence ; celui-ci, qui avait reçu récemment du renfort, fatigué de son inaction, d’ailleurs toujours prêt à agir, résolut tout aussitôt d’attaquer le camp des Français, après en avoir fait la reconnaissance. Il renonça cependant à ce projet, et se contenta de leur offrir la bataille. Dans ce but il passe, à la tête de son corps d’armée, la rivière qui l’en séparait ; un grand nombre de Mysoréens étaient spectateurs de ce mouvement, mais ne firent qu’une faible résistance et se réfugièrent aussitôt dans la pagode ; les Français, secondes par les Mahrattes, attaquèrent alors si vivement les Anglais qu’ils les contraignirent à se retirer. Lawrence renonça dès lors à toute attaque de la pagode, et se borna à faire passer des vivres à Tritchinopoly. Mortiz-Ali, un moment abattu et sur le point de renoncer à la dignité de nabob, reprit courage en voyant le peu de succès obtenu jusque là par les Anglais ; il entra on campagne avec 4,000 hommes, pillant tous les villages des environs d’Arcot. Dupleix l’encourageait ; à cette époque, Dupleix pour soutenir la guerre n’avait pas avancé moins de 7 millions de livres tournois de sa propre bourse.

Les Français, enhardis par le succès de leur résistance, abandonnèrent Seringham, passèrent la Cavery, et établirent leur camp en plaine. Les deux corps d’armée se trouvaient en présence ; rien de décisif ne fut tenté ; mais Lawrence ayant été obligé de s’éloigner et de séjourner à Tritchinopoly pour cause de maladie, cette absence profita d’abord aux Français. Ils s’emparèrent de quelques hauteurs qui dominaient le camp anglais, interceptèrent la plus grande partie de ses convois, et lui coupèrent presque entièrement les vivres. Ayant quelque supériorité. de nombre, ils désiraient en venir à une action qui pût terminer la guerre d’un seul coup ; les Anglais ne le désiraient pas moins, car leur situation demeurait insupportable, et Tritchinopoly ne pouvait manquer de tomber aux mains de l’ennemi dans le cas où elle se prolongerait. Lawrence, sachant combien il pouvait compter sur ses troupes, en raison de ces dispositions, marcha hardiment aux Français, et, après un combat opiniâtre et sanglant, demeura maître du champ de bataille. Les Français se renfermèrent dans leur camp, d’où ils n’osèrent plus sortir pendant quelques jours. Les Anglais profitèrent de cette inaction pour faire entrer à Tritchinopoly un convoi qui approvisionna cette ville de vivres pour cinquante jours. Lawrence se flattait encore que ce succès engagerait le rajah de Tanjore à lui fournir la cavalerie dont il avait toujours le plus pressant besoin ; accompagné du nabob Mahomet-Ali, il se rendit à Tanjore et obtint effectivement une partie du secours qu’il demandait, c’est-à-dire 3,000 hommes de cavalerie et 2,000 d’infanterie ; mais, Tritchinopoly demeurait toujours étroitement bloquée. Les vivres qu’on y avait reçus étant exclusivement réservés pour la consommation de la garnison, les habitants se trouvèrent bientôt réduits aux plus fâcheuses extrémités : le riz, principale nourriture des Indous, fut vendu vingt fois plus cher que de coutume ; le bois pour le faire cuire manqua totalement ; la ville, naguère peuplée de 100,000 hommes, ne fut bientôt plus qu’une immense solitude. Les assiégeants avaient déjà préparé leurs échelles, et n’attendaient qu’une occasion favorable pour donner l’assaut.

Les Français, après le dernier combat, avaient transporté leur camp sur une hauteur au bord de la Cavery ; Lawrence entreprit de les déloger, et dans ce but se mit en campagne. Mais les Français, grâce à l’infatigable activité de Dupleix, venaient de recevoir un renfort de 400 Européens, 2,000 Cipayes et 4,000 Mahrattes sous les ordres de Morari-Row, plus 6 pièces d’artillerie ; les Anglais se virent à leur tour dans la nécessité de demeurer sur la défensive, et bientôt commencèrent à souffrir de la disette de vivres. Morari-Row, à l’aide de sa nombreuse cavalerie, interceptait tous les convois qui tentaient de pénétrer dans Tritchinopoly. La régence de Madras n’en faisait pas moins tous ses efforts pour envoyer des renforts à la garnison, soit en hommes, soit en vivres ; l’occasion de les attaquer eût été souvent favorable, les Mysoréens et les Mahrattes alliés des Français le désiraient ; mais Astruc, le commandant des Français, officier de talent et de résolution militaires fort médiocres, n’y voulut point consentir. Aussi un détachement composé de 237 Européens et 300 Cipayes parvint-il à rejoindre Lawrence ; et ce dernier, dont la situation, en raison du manque de vivres, devenait de plus en plus difficile, se résolut à forcer les Français à un engagement général. En conséquence, le 20 septembre 1753, il s’approcha en ordre de bataille du camp français, et comme ces derniers ne répondirent point à cette provocation, il attaqua de ce camp le côté occupé par les Mysoréens. Les Français se portèrent vivement à la défense de ces derniers, mais ils furent repoussés et culbutés ; les Mahrattes, qui se présentèrent immédiatement sur le champ de bataille, n’eurent pas un meilleur succès. L’armée combinée, française, mysoréenne et mahratte, abandonna dès lors l’île de Seringham : sa perte consistait en 300 Européens tués, blessés ou prisonniers ; celle des Anglais seulement à 40 hommes hors de combat. Peu de jours après, ces derniers s’emparèrent du fort de Wegeembab, dont ils firent la garnison prisonnière. Les convois de vivres leur arrivèrent alors en abondance, et Tritchinopoly en fut pourvu pour six mois. Les Anglais n”étaient pas moins heureux dans le Carnatique : Mortiz-Ali ayant assiégé Trinomaly, éprouva un échec considérable devant cette place, ce qui le mit dans l’obligation de lever le siège.

Depuis le dernier combat, qui n’avait pas tourné à leur avantage, les Français étaient de nouveau rentrés dans l’inaction ; ils en étaient revenus à leur premier projet, celui de s’emparer de Tritchinopoly par une escalade de nuit. Un déserteur de leur nation, parvenu à s’introduire dans la ville, donna sur les localités les renseignements nécessaires. 600 Européens soutenus par des Cipayes, furent commandés pour cette entreprise ; munis d’échelles, ils se mirent en marche à trois heures du matin, et arrivèrent sous les murs de la ville sans avoir été aperçus. Les Français escaladèrent une des faces d’un des bastions principaux gardée par 50 Cipayes qu’ils tuèrent à coups de baïonnette. Pour ne pas donner l’alarme, ils ne devaient point se servir de leurs armes à feu ; quelques coups partirent par hasard ; se voyant découverts, ils tournèrent alors les canons du bastion contre la ville, et nourrirent le feu au bruit d’une musique militaire et de nombreux cris de vive le roi ! Pour pénétrer dans la ville, les Français devaient encore escalader la seconde muraille ou en faire sauter les portes. Or pendant qu’ils exécutaient ce mouvement, un coup fort heureux pour les assiégés tua un déserteur anglais qui leur servait de guide ; deux autres qui ne le furent pas moins atteignirent encore deux soldats français portant des pétards, avant que ces pétards eussent été attachés aux portes. Il en résulta parmi les assaillants quelque confusion. Ils voulurent alors donner l’escalade ; mais les échelles avaient été tellement endommagées par les boulets, lors de l’attaque de la première muraille, qu’un petit nombre seulement était en état de servir ; ils se virent obligés de rétrograder jusqu’à la batterie de la première enceinte dont ils s’étaient d’abord emparés ; mais la le manque d’échelles les empêcha de redescendre dans le fossé. Ainsi pris au piège, force leur fut de se rendre au point du jour. Lawrence était alors à Coïladdi ; apprenant ce qui se passait, il se hâta d’envoyer un renfort à Tritchinopoly ; il se disposa à le suivre de près de sa personne. Cet échec des Français eut de funestes conséquences ; il empêcha la conclusion d’une alliance alors négociée par Dupleix avec le rajah de Tanjore. Le nabob songea de plus à se rapprocher des Anglais. Dupleix, irrité, fit ravager le territoire du rajah par un corps de Mahrattes alors il son service. Il envoyait en même temps un détachement assiéger le fort de Palam-Cotah, situé dans le Carnatique, et dépendant néanmoins du nabob de Kudapa. Dupleix soutenait ainsi sans s’ébranler le poids de la mauvaise fortune. À la vérité, de brillants succès dans le Deccan venaient faire compensation à ces revers essuyés dans le Carnatique.

Le nouveau subahdar, Salabut-Jung, avait quitté Kudapa immédiatement après l’assassinat de Murzapha-Jung, accompagné des troupes françaises ; il arriva le 15 mars à Canoul, capitale d’un de ces nabobs qui avaient conspiré contre le nabob assassiné. Cette place avait été autrefois bien fortifiée ; mais depuis que les Afghans la possédaient, les fortifications en avaient été abandonnées et tombaient en ruines. La garnison, composée de 4,000 hommes, semblait d’abord vouloir se défendre : mais le feu supérieur de l’artillerie française la força bientôt à évacuer la place ; elle se réfugia dans la citadelle à demi ruinée, presque immédiatement prise d’assaut. La garnison fut passée au fil de l’épée. Cependant, grâce à l’intervention de Bussy, les deux fils et la femme du nabob furent épargnés, et le subahdar promit d’en prendre soin. Cédant encore à la même influence dans une autre circonstance, le nabob investit le fils de Murzapha-Jung du gouvernement autrefois possédé par son père ; ce gouvernement, qui dans l’origine se composait de la place forte d’Adoni, fut même agrandi du territoire des nabobs de Kudapa et de Canoul, dont le revenu était évalué à un million de livres tournois. Salabut-Jung passa ensuite la Kistna ; mais 25,000 Mahrattes avaient pris position en avant de Golconde, dans le but d’empêcher Salabut-Jung de s’emparer de cette dernière ville. Gazee-ad-Dien-Khan, frère aîné de Salabut-Jung, les avait poussés à cette expédition ; Balajee-Row, en ce moment généralissime de la Confédération des Mahrattes, était à leur tête. Des négociations s’ouvrirent. Les Mahrattes, n’ayant point encore reçu d’argent de Gazee-ad-Dien, se laissèrent aisément persuader, au moyen de quelques sommes payées comptant, de former une alliance avec le même prince qu’ils étaient venus combattre. Salabut-Jung, ne trouvant plus dès lors d’obstacles à sa marche, fit le 2 avril une entrée triomphale à Golconde ; le lendemain il se fit installer dans sa nouvelle dignité avec toutes les formalités, toute la pompe, toute la magnificence d’usage en pareil cas chez les princes de l’Indostan.

Cependant Gazee-ud-Dien, qui déjà n’avait vu qu’avec un profond chagrin l’élévation de son second frère, sollicita de l’empereur l’investiture de subahdar du Bengale, ce qu’il obtint facilement. Il leva des troupes, et se trouva au bout de peu de temps à la tête de 150,000 hommes, dont une grande partie étaient Mahrattes, ces derniers sous le commandement de Holkar-Mulhar. Il se dirigea de sa personne sur Aurengabad. À la même époque, deux autres chefs de Mahrattes, Balajee-Row et Bagogee-Bhonsla, agissant de concert avec lui, entrèrent de leur côté dans la province de Golconde, chacun à la tête d’une cinquantaine de mille cavaliers. Salabut-Jung et Bussy se hâtèrent d’entrer en campagne contre ces formidables ennemis. Leurs forces étaient de beaucoup inférieures, et la situation du nouveau subahdar menaçait de devenir critique, lorsque Ghazee-ud-Dien mourut subitement : comme il était vieux, usé dans les plaisirs énervants du harem, sa mort n’eut probablement rien que de très naturel ; on l’attribua cependant généralement à un breuvage empoisonné qui lui aurait été donné par sa propre mère, à l’instigation de Salabut-Jung. Cette mort ne termina pas la guerre, qui se continua au contraire entre Salabut-Jung et les principaux chefs des Mahrattes ; mais la supériorité des troupes européennes au service du subahdar, était trop grande, surtout elle frappait trop fortement les vives imaginations de l’Orient, pour que cette lutte pût durer. « Les Français, dit un historien oriental, avec leur mousqueterie et leur rapide artillerie, ne faisaient respirer que fumée aux poitrines des Mahrattes ; ceux-ci perdirent une grande multitude d’hommes qui furent consumés par le feu de leurs canons[5]. » Il fut facile à Salabut-Jung de conclure la paix au moyen de la cession de quelques districts de peu d’importance. Bussy, l’auteur de cet heureux succès, continua de jouir de la plus haute influence sur son esprit. Bussy, outre la supériorité de ses talents et de ses troupes, ne négligeait rien d’ailleurs pour frapper de toutes façons les imaginations des peuples au milieu desquels il vivait : « Il portait des habits de brocart couverts de broderies et un chapeau galonné, des souliers de velours noir richement brodés. Quand il se laissait voir aux yeux du peuple, c’était au fond d’une immense tente, haute de trente pieds, assez vaste pour contenir 600 hommes ; il était alors assis sur un fauteuil orné des armes du roi de France et placé sur une estrade élevée, couverte elle-même d’un tapis brodé en velours cramoisi ; à droite et à gauche, mais sur des chaises, une douzaine de ses principaux officiers. À l’entrée de la tente se tenaient sa garde européenne et sa garde indoue. Sa table était toujours servie en vaisselle plate, à trois ou quatre services. Il se plaisait à mêler la pompe asiatique à l’élégance française ; il montait pendant les marches ou les revues un magnifique éléphant, tandis qu’un troupe de poètes et de musiciens le précédait, chantant de vieilles ballades guerrières ou bien les récents exploits des Français[6]. »

Bussy sut se servir habilement, et dans l’intérêt de sa nation, de son influence sur l’esprit du subahdar. Il obtint la cession de quatre provinces importantes : Mustaphanagur, Ellore, Rajamundrum et Chiccaole. Ces possessions, y compris Masulipatam et Condavir, rendaient les Français maîtres des côtes de Coromandel et d’Orissa, sur une étendue de 600 milles, c’est-à-dire depuis Medapilly jusqu’à la pagode de Jagernaut. Du côté de la terre, une chaîne de montagnes couvertes d’impénétrables forêts de bambous, et qui s’étendent dans une direction parallèle au rivage de la mer, dont elles ne sont éloignées en général que de 80 à 90 milles, et dans quelques endroits de 30 seulement, servent de limites et en même temps de remparts à ses provinces ; elles n’ont dans toute leur étendue que trois à quatre passes, dont chacune peut être défendue par une centaine d’hommes. La province de Condavir est située entre les rivières de Kistna et de Condagama, dont la dernière se jette dans la mer, près de Medapilly. Les limites des autres provinces étaient moins déterminées : Mustaphanagur était situé au nord de Condavir ; Ellore au nord-ouest de Mustaphanagur ; Rajamundrum touchait à ces deux provinces, et Chicacole, la plus considérable des quatre, s’étendait depuis la rivière de Godaverry jusqu’à la pagode de Jagernaut. Les revenus de ces diverses provinces montaient à 4,287,000 roupies, c’est-à-dire 535,000 livres sterling, ou environ 13,500,000 livres tournois. Les Français devenaient ainsi les souverains d’une partie de territoire plus considérable qu’aucune nation européenne n’en avait jamais possédé dans l’Inde. D’ailleurs, ce n’était pas seulement leur étendue qui faisait le prix de ces acquisitions territoriales ; les manufactures de mousseline et de diverses autres étoffes, objet principal des exportations d’Inde en Europe, s’y trouvaient en plus grande abondance, et fournissaient leurs produits à meilleur marché que dans le Carnatique ; la province de Rajamundrum abondait en bois de fer ; celle de Chicacole fournissait tous les ans une immense quantité de riz aux approvisionnements du Carnatique. Ces possessions, qu’il était facile à Bussy de défendre avec une poignée de troupes, assurait la domination française dans tout le midi de la presqu’île. Bussy passa le reste de l’année 1753 à Aurengabad, occupé à rétablir la discipline parmi ses troupes, à veiller à leur entretien, à les préparer à la guerre avec les Mahrattes, qui menaçait toujours d’éclater d’un moment à l’autre.

Dupleix, secondé par les talents du seul Bussy, avait amené cet état de choses. Tout en continuant la guerre dans le Carnatique, sans renforts reçus d’Europe, sans officiers habiles, en un mot au milieu des circonstances les plus défavorables, il avait su jeter les fondements de cet immense empire. Le Carnatique, où toutes les forces des Anglais pouvaient à peine lui tenir tête, n’était ainsi qu’une petite portion de sa sphère d’activité. Cependant Dupleix avait un redoutable adversaire dans Saunders, alors gouverneur de Madras, homme doué d’une grande activité, d’une profonde connaissance des affaires, surtout d’une remarquable fermeté de caractère. Dès qu’il se fut convaincu de la réalité des vues ambitieuses de Dupleix, bien que la France et l’Angleterre fussent en paix en Europe, Saunders, en effet, osa faire la guerre, et la continuer à travers toutes les chances de la fortune. Les succès les plus brillants, les plus inattendus des Français le trouvèrent impassible, inébranlable. D’ailleurs toutes ces guerres, ces acquisitions de territoires, si propres à enflammer l’ambition des officiers et des généraux européens dans l’Inde, n’exerçaient pas la même influence sur les directeurs et propriétaires des deux Compagnies anglaise et française ; toutes deux se trouvaient également fatiguées des dépenses, de toutes ces entreprises dont la gloire leur était étrangère, dont leur ignorance de la situation politique de l’Inde les empêchait de comprendre les immenses résultats pour celui qui demeurerait définitivement vainqueur ; depuis long-temps toutes leurs vues, tous leurs désirs se tournaient, vers la paix. Au fait de ces dispositions, Dupleix ouvrit une négociation avec Saunders vers la fin de 1753, et dans le mois de janvier 1754 des conférences eurent lieu, pour traiter d’un arrangement définitif à Sandras, ville hollandaise située entre Madras et Pondichéry. Les Anglais demandaient que Mahomet-Ali fût reconnu nabob du Carnatique, investi de la même autorité que ses prédécesseurs ; que le roi de Tanjore fût assuré de la possession paisible de ses États ; les Français demandaient la reconnaissance par les Anglais de Salabut-Jung comme subahdar du Deccan, et, de plus, la reddition de tous les prisonniers français. Les Anglais demandaient encore l’exemption de la rente foncière de Madras qu’ils étaient dans l’obligation de payer au nabob d’Arcot ; la paisible possession du pays de Panamalee, enfin des dédommagements pour ce dernier objet, en faveur de Mahomet-Ali. Ces prétentions réciproques ne laissaient pas d’être difficiles à concilier : pour les Anglais, reconnaître subahdar du Deccan Salabut-Jung, c’eût été mettre leur situation dans le Carnatique à la discrétion des Français ; pour ceux-ci c’eût été se livrer non moins absolument aux Anglais, que consentir à la reconnaissance de Mahomet-Ali.

D’un commun accord les deux parties en vinrent à examiner les titres sur lesquels chacune d’elles appuyait ses prétentions. Dupleix mit en évidence des patentes de Salabut-Jung qui l’investissaient lui-même du titre de nabob, et qui lui conféraient l’autorité suprême sur toutes les contrées situées au midi de la Kistna. Les Anglais, de leur côté, alléguèrent des patentes de Nazir-Jung, de Gazi-ad-Dien, enfin du grand Mogol, qui toutes déclaraient Mahomet-Ali nabob du Carnatique ; cependant ils ne les produisirent pas, se contentant d’affirmer qu’elles étaient à Tritchinopoly. Les négociateurs français insistèrent pour qu’elles fussent examinées ; mais Saunders, au lieu de se rendre à cette invitation, ordonna à ses députés de conclure immédiatement sur ces bases : « Que les Anglais et les Français fussent mis en possession de pays de valeur égale et situés de manière à prévenir toutes nouvelles contestations ; que le commerce des deux Compagnies fût mis sur un pied d’égalité dans le Carnatique ; qu’une pension fût faite à Rajah-Saheb ; que des dédommagements fussent accordés aux Mysoréens ; que la liberté fût immédiatement rendue aux prisonniers français ; mais que, en revanche, les Français reconnussent aussitôt Mahomet-Ali comme nabob du Carnatique. » Par cet arrangement les Français demeuraient maîtres de tout ce qu’ils possédaient dans les provinces septentrionales du Deccan, possessions bien plus importantes que celles des Anglais dans le Carnatique. Toutefois, fort de l’appui de Salabut-Jung, Dupleix n’en rejeta pas moins, et sans hésiter. ces propositions. Il prétendait ne laisser aux Anglais que la quarantième partie environ des districts qui dépendait d’Arcot ; il prétendait gouverner tout le reste, comme nabob et souverain ; aussi donnait-il à ses négociateurs les instructions les plus positives d’insister sur la production des patentes d’investiture des Anglais et sur la validité des siennes. Les Anglais, persistant toujours dans leur refus de montrer les leurs, accusèrent de falsifications celles produites par les négociateurs français ; ceux-ci répondirent par l’accusation que les Anglais étaient eus-mêmes dépourvus de patentes, assertions, suivant toute probabilité, également fondées toutes deux. Mais, de ce moment, l’aigreur et l’animosité se mêlèrent aux conférences ; elles furent rompues au bout de onze jours.

La guerre avait continué pendant la durée de ces négociations. Les Mahrattes, comme nous l’avons dit, étaient entrés dans le royaume de Tanjore au nombre de 1,200 hommes. Le roi de Tanjore remit Monackyee à la tête de ses troupes ; il demanda du secours aux Anglais, qui ne purent lui en donner, car le pays était inondé. Toutefois Monackyee étant parvenu à rejoindre l’ennemi, un engagement sanglant eut lieu : 800 Mahrattes resteront sur le champ de bataille, les autres furent dispersés ou faits prisonniers. Parmi ces derniers, le plus grand nombre, tombé aux mains de Monackyee, périt dans d’affreux tourments : les uns furent brûlés, d’autres empalés, d’autres accrochés vivants à des arbres. Les deux corps d’armée anglais et français étaient alors à peu de chose près de force égale ; les Français persistaient néanmoin à ne pas quitter l’île de Seringham. Résolus à ne rien hasarder, ils laissèrent passer pendant long-temps les détachements et les convois qui se rendaient à Tritchinopoly. Mais, dans les premiers jours de février, le major Lawrence en attendait un plus considérable que tous les autres : celui-ci ne se composait pas de moins de 3,000 buffles, et un tiers environ du corps d’armée de Lawrence devait l’escorter. Les Français, résolus de l’attaquer, passèrent la rivière pendant la nuit, et prirent position près de Cootopurah. L’officier qui commandait le détachement ne pensait à aucun danger, quand tout-à-coup on aperçut à l’horizon une nombreuse cavalerie ; il continua sa marche ; mais il n’avait pas fait un quart de mille, qu’il fut assailli de toutes parts par les Mahrattes : sa ligne fut rompue en un instant. Les troupes françaises ne tardèrent pas à arriver ; dès lors les Cipayes jetèrent leurs armes ; chacun ne songea plus qu’à son propre salut. Cette défaite fut la plus sanglante que les Anglais eussent essuyée depuis la prise de Madras : ils y perdirent un tiers de leurs meilleurs soldats européens, tous les vivres ; munitions, équipages ; et environ 8,000 livres sterling. Les Français rentrèrent aussitôt dans leur île avec leur butin et les prisonniers. D’autres opérations militaires, mais d’une complète insignifiance, suivirent celle-là ; puis des changements survenus dans le gouvernement de Pondichéry changèrent tout-à-coup la face des choses.

L’année précédente, les directeurs de la Compagnie avaient fait des représentations au ministère au sujet de la guerre dans laquelle elle se trouvait engagée malgré elle sur la côte de Coromandel. Ils sollicitaient le ministère de prendre les mesures nécessaires pour la faire cesser, soit par des négociations auprès du ministère français, soit par un déploiement considérable de forces dans les mers de l’Inde. Le ministère britannique, choisissant le premier moyen, fit des ouvertures à ce sujet au ministère français, qui les accueillit favorablement. Duvelaur, directeur de la Compagnie française, et le comte du Lude, son frère, qui avaient passé tous les deux plusieurs années dans l’Indostan, furent envoyés à Londres pour négocier un arrangement. On convint bientôt de part et d’autre de terminer les différends des deux Compagnies par des commissaires qu’on enverrait sur les lieux, avec la mission d’établir une paix provisoire jusqu’à la conclusion d’un traité définitif. Le duc de Newcastle comme membre du cabinet anglais, le duc de Mirepoix comme ambassadeur de France, durent prendre part à ces conférences préliminaires. Pendant leur durée, le ministre anglais détacha prudemment une flotte, chargée d’un corps considérable de troupes, pour aller croiser dans les mers de l’Inde, sous le commandement de l’amiral Watson. Le ministère français ne prit aucune précaution semblable. Ce ne fut pas tout : les directeurs de la Compagnie anglaise, redoutant l’activité, la supériorité de Dupleix, sa profonde connaissance des affaires de l’Inde, ne cessaient de protester contre toute négociation qu’il aurait conduite ; ils le représentaient comme le seul obstacle à la cessation des hostilités. La Compagnie française, dans son désir de la paix, n’était que trop portée à voir d’un œil défavorable Dupleix qui l’avait entraînée à la guerre, et dont toutes les dépêches étaient consacrées à prouver la nécessité de continuer cette guerre. Le ministère français lui-même (déplorable moment de notre histoire !) partagea promptement ces préventions. En conséquence, Godeheu, un des directeurs de la Compagnie française, fut choisi pour remplacer Dupleix ; il était en même temps nommé commissaire du roi pour traiter de la paix, vérifier et arrêter les comptes du gouverneur de Pondichéry. Saunders, assisté de quelques membres de la régence, fut désigne par les Anglais pour traiter avec Godeheu. Dupleix ignora jusqu’au dernier instant toutes ces mesures. À l’arrivée de Godeheu, il ne se dissimula pas la profondeur de l’abîme qui s’ouvrait tout-à-coup pour engloutir et sa propre fortune et celle de la France ; il conserva néanmoins toute sa sérénité, toute sa liberté d’esprit, toute la dignité de ses manières. La guerre avait momentanément absorbé toutes les ressources financières de la Compagnie ; depuis long-temps Dupleix la faisait à ses dépens ; il était en avance d’environ 13 millions vis-à-vis de la Compagnie, tant de son propre argent que d’argent emprunté en son nom et sous sa garantie particulière. Godeheu nourri de préjugés contre Dupleix, ne connaissait les affaires de l’Inde qu’au point de vue purement commercial ; il s’effraya de cette situation, et laissa paraître fort hâtivement un grand désir de la paix, ce qui acheva de mettre le comble aux avantages que possédait déjà sur lui Saunders, son adversaire.

Les négociations n’étaient pas encore commencées lorsqu’arriva la flotte commandée par l’amiral Watson : elle était composée de trois vaisseaux de guerre et d’une chaloupe canonnière, et portait un détachement considérable de troupes. Les Français reçurent à la même époque un renfort d’environ 1,200 hommes. Les deux armées, rentrant en campagne à cette époque, se seraient trouvées de forces égales ; mais la préoccupation de la paix s’était définitivement emparée de l’esprit de Godeheu. Il adressa à Saunders des propositions tellement modérées que ce dernier se hâta de proposer une trêve ; elle fut acceptée, et la durée en fut fixée du 11 octobre (1754) au 11 janvier de l’année suivante. L’amiral Watson, aussitôt après la publication de la trêve, se hâta de s’éloigner, car la saison des orages approchait ; il fit voile vers Bombay. Après son départ, les négociations, continuées avec activité, aboutirent à un traité provisoire qui fut plus tard confirmé en Europe, et par lequel il fut stipulé : — « Que les deux Compagnies cesseraient à jamais d’intervenir dans la politique intérieure de l’Inde ; qu’elles renonceraient de même à toute dignité, à toute charge, à tout honneur conféré par les princes du pays ; que toutes les places, toutes les provinces occupées par les deux Compagnies seraient restituées au grand Mogol, à l’exception de celles qu’on reconnaîtrait leur avoir appartenu avant cette guerre, c’est-à-dire que sur la côte de Coromandel les Anglais garderaient Madras, le fort Saint-David et Devi-Cotah ; les Français, Pondichéry et Karical ; que les possessions des deux nations seraient mises sur un pied d’égalité parfaite ; que dans le cas où les possessions des Anglais dans le royaume de Tanjore et le Carnatique surpasseraient en valeur celles des Français dans les mêmes provinces, ceux-ci recevraient quelque territoire équivalent entre la rivière de Gondecama et Nizapatam ; que le district de Masulipatam et l’île de Devi seraient partagés entre les deux Compagnies par parties égales ; que chaque nation n’aurait que quatre ou cinq comptoirs dans les provinces de Rayamundrun et de Chicacole, sans aucun revenu territorial, et que ces comptoirs seraient placés de manière à ne pas se nuire réciproquement. » Par ce traité, les Français perdirent tous les avantages qu’ils avaient obtenus jusqu’alors ; les Anglais obtinrent tous les points pour lesquels ils avaient combattu. La condition de ne pas se mêler aux intérêts politiques du pays était la reconnaissance implicite de Mahomet-Ali comme nabob du Carnatique. La stipulation de mettre les possessions des deux nations sur un pied d’égalité entraînait l’abandon de leurs récentes et magnifiques acquisitions territoriales. « Il est douteux, dit ironiquement un historien anglais, qu’aucune nation ait jamais fait d’aussi grands sacrifices à l’amour de la paix que les Français en cette occasion[7]. »

Après la conclusion du traité provisoire de 1754, les deux négociateurs, Saunders et Godeheu, firent voile pour l’Europe ; tous deux, le dernier surtout, ne mettant point en doute qu’ils n’eussent fondé la paix de l’Inde sur des bases inébranlables. Dupleix avait lui-même quitté Pondichéry deux jours avant la conclusion de l’armistice. Des sentiments bien amers durent s’élever dans son âme au moment de s’éloigner pour toujours de cette terre de l’Inde où il avait joué un si grand rôle. La France n’envoya jamais dans ces contrées un plus grand administrateur, un plus habile homme d’État. À son arrivée dans l’Inde, les Européens, réduits au simple rôle de marchands, étrangers à la politique, tremblaient au seul nom du moindre fonctionnaire mogol ; mais Duplex comprit, devina toute la faiblesse de l’empire. Il conçut le projet de s’en rendre maître, au moins en partie, à une époque où il ne pouvait communiquer ce projet à qui que ce fût au monde, sans paraître à l’instant frappé de folie. La simplicité du moyen d’exécution répondait pourtant à la grandeur de l’idée ; ce moyen consistait à mettre au service de certains princes du pays des corps de troupes européennes ; la consistance du caractère européen, jointe à la supériorité de leur discipline, ne pouvait manquer de valoir aux chefs de ces corps la confiance des princes qui les emploieraient, de donner à ces princes la prépondérance sur leurs voisins. L’application de cette idée conduisit Dupleix à régner sur le Carnatique sous le nom d’un de ses partisans, d’un de ses alliés, Chunde-Saheb, puis sous son propre nom ; à régner plus tard sur le Deccan, par le moyen de deux subahdars, ouvrage de ses mains, c’est-à-dire sur 35 millions d’hommes, sur le tiers en étendue, à peu prés la moitié en richesses et en population, de l’empire entier du grand Mogol. Qu’une de ces guerres, si communes dans l’Inde eût éclaté alors entre le vassal et le suzerain, nul doute que la victoire ne fût demeurée au subahdar, aidé du génie de Dupleix et des armes de Bussy ; or la victoire, c’était la conquête du reste de l’empire. Dupleix appuyait alors la puissance de la France sur certaines provinces constituées en souverainetés indépendantes, tandis qu’il eût gouverné les plus éloignées de ces immenses territoires sous le nom et par les mains de leurs princes indigènes. Alors aussi, suivant les exigences de sa vaste politique, il tolérait ou anéantissait à son gré les établissements des autres nations européennes. L’empire anglais, tel qu’il a été fondé par l’habileté successive de Clive, de Hastings et de Wellesley, préexistait déjà pour ainsi dire dans le génie de Dupleix.

À son départ de Pondichéry, Dupleix remit ses comptes à Godeheu. D’après ces comptes, ainsi que nous l’avons dit, il avait avancé pour le service public environ 13 millions, tant de ses propres fonds que de sommes empruntées sous sa garantie privée. Godeheu abandonna l’examen de ces réclamations aux directeurs de la Compagnie : ceux-ci prétendirent que Dupleix s’était permis toutes ces dépenses sans y avoir été suffisamment autorisé, et, sous ce prétexte, refusèrent de le rembourser, tandis qu’ils continuaient à toucher d’immenses revenus acquis par l’habile emploi de cet argent. Ce dernier intenta à la Compagnie un procès qui fut arrêté par ordre du roi, c’est-à-dire que justice lui fut refusée. Bientôt il se vit contester sa gloire, ses succès, subit des humiliations de toutes sortes de la part de cette Compagnie à qui il n’avait pas tenu à lui d’assurer à jamais l’empire de l’Inde ; tous les malheurs nés plus tard de l’incapacité de ses successeurs lui furent impitoyablement attribués. Réduit à obtenir des arrêts de surséance contre ses créanciers, il mourut en 1763, avant d’avoir obtenu un jugement sollicité depuis 1754. Jadis, au moment où commençaient à se réaliser ses grands projets, il avait écrit aux directeurs de la Compagnie : « S’il vous faisait plaisir de vous emparer du royaume de Tanjore, rien ne serait plus facile ; ses revenus sont de 15 millions ; quand vous le voudrez, vous en serez possesseurs. » Alors, dans un mémoire écrit à l’occasion de son procès on pouvait lire ces phrases éparses : « J’ai sacrifié ma jeunesse, ma fortune, ma vie à combler de richesse ma nation en Asie ; de malheureux amis, de trop faibles parents consacrèrent tous leurs biens à faire réussir mes projets ; ils sont maintenant dans la misère… Je me soumets à toutes les formes judiciaires ; je demande, comme le dernier des créanciers, ce qui m’est dû… Mes services sont traités de fables, ma demande est ridicule, je suis traité comme le plus vil des hommes… Je suis dans la plus déplorable indigence ; le peu de bien qui me reste est saisi ; j’ai été obligé d’obtenir des arrêts de surséance pour n’être pas traîné en prison. » Et celui qui fut au moment de donner l’Asie à la France mourait trois jours après avoir écrit ces douloureuses paroles. C’est que Dupleix était trop au-dessus de son temps pour en être compris ; Dupleix avait contre lui ce crime du génie, que tant de grands hommes ont expié par la misère, l’exil et la mort.

fin du tome premier.
  1. Le Saint-Géran ! Il est peu de lecteurs français auxquels ce nom ne rappelle un douloureux souvenir d’enfance : c’est le naufrage de ce vaisseau que Bernardin de Saint-Pierre a décrit dans Paul et Virginie.
  2. La Bourdonnais dit dans ses Mémoires : « Ce ne fut qu’avec le plus vif chagrin que je vis l’ennemi m’échapper. » D’un autre côté, Orme, d’ordinaire si bien informé, prétend que l’escadre française n’aurait pu renouveler le combat. La Bourdonnais n’était nullement fanfaron, et Orme est fort exact, la différence de leurs points de vue peut expliquer cette contradiction dans leurs récits.
  3. Orme, t. I, p. 106.
  4. V. Malcolm, Vie de Clive, t. I. — On sait qu’il reste toujours quelques particules de riz dans l’eau où il a été cuit.
  5. V. Seer-Mutakhaeen.
  6. Seer-Mutakhaeen, — V. Malcolm, Vie de Clive.
  7. Colonel Wilkes.