Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre III

Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. 245-351).

LIVRE III.

SOMMAIRE.


Jehangire. — Histoire de Noor-Mahl. — Incursion des Afghans. — Rébellions — Guerre avec le rajah d’Odypoor. — Sir Thomas Roë, premier ambassadeur d’Angleterre. — Plusieurs princes indous, voisins du Caboul, sont soumis. — L’empereur visite Cachemire. — Révolte de Shah-Jehan. — L’empereur devient jaloux d’un de ses généraux, Mohabet. — Révolte de ce dernier. — L’empereur est fait prisonnier. — L’autorité lui est rendue par Mohabet. — Ce dernier est obligé de s’enfuir. — Conspiration contre l’empereur. — Sa mort. — Shah-Jehan devient empereur. — Il fait perir tout ce qui reste de la postérité de Timour, excepté ses propres enfants. — Lodi, un des lieutenants de Jehangire, se révolte dans le Deccan. — Lodi abandonné des princes du Deccan. — Les Portugais dans le Bengale. — Invasion du Deccan par les troupes impériales. — Plusieurs années de paix. — Aureng-Zeb s’empare d’Hyderabad. — Émir Junilah. — Maladie de Shah-Jehan. — Ses fils se préparent à se disputer le trône. — Shah-Jehan se rétablit. — Guerre entre lui et Aureng-Zeb. — Aureng-Zeb se présente devant Agra à la tête de son armée. — Shah-Jehan prisonnier de son petit-fils. — Aureng-Zeb prend le titre d’empereur. — Dara et Sujah, frères d’Aureng-Zeb, sont successivement défaits. — Dara est promené sur un âne dans les rues de Delhi, et peu après étranglé. — Mahomet, fils d’Aureng-Zeb, embrasse la cause de son oncle Sujah. — Aureng-Zeb demeure maître absolu de l’empire. — Il s’occupe de la conquête du Deccan. — Famine extraordinaire. — Guerre entre l’émir Jumlah et le roi d’Assam. — Mort de Jumlah. — Mort du vieil empereur Shah-Jehan. — La Pousta. — L’erreur d’un secrétaire est sur le point d’amener une guerre avec la Perse. — Naissance de l’empire Mahratte. — Sevagee. — Sevagee à la cour de Delhi. — Il s’en échappe. — Guerre entre l’empire et les Mahrattes. — Guerre avec les Afghans, qui sont refoulés dans leurs montagnes. — Le Fils d’Aureng-Zeb se réfugie parmi les Mahrattes. — Mort d’Aureng-Zeb. — Shah-Alaum sur le trône. — Guerre avec les Seïcks. — Origine et histoire de ce peuple. — Mort de Shah-Alaum. — Guerre entre ses fils. — Feroskeer devient empereur. — Dissentiment entre l’empereur et les deux frères qui l’ont élevé au trône. — Banda, patriarche des Seïcks, mis à mort. — Accroissement du pouvoir des Mahrattes. — Le Deccan soumis au Chout et au Deesmuckee. — Feroskeer déposé. — Toute-puissance des Syeds. — Guerre entre les Syeds et Nizam-al-Mulk. — Les Syeds sont vaincus, l’un assassiné, l’autre prisonnier. — Les Mahrattes demeurent trois Jours dans les environs de Delhi. — Nadir-Shah en Perse. — Nadir-Shah pénètre dans l’Indostan. — Massacre à Delhi. — Il s’en retourne. — Esquisse du gouvernement mogol dans l’Inde. — Deux races d’hommes, les uns vainqueurs, les autres vaincus. — Des subahdars, phousdars, nabobs. — Cadi. — Cathwal. — Dewan. — Village ou municipalité indoue. — Partage du revenu de la terre entre le gouvernement et le cultivateur. — Des Zemindars et des Rajots. — De la puissance du Zemindar.
(1598 — 1739.)


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Selim était le seul fils survivant d’Ackbar. Cette circonstance ne le délivra pourtant pas de toute rivalité. Chusero, son propre fils, excité par Azim-Khan, alors visir, et dont il avait épousé la fille, essaya de le supplanter. Le plus puissant de ses partisans était Rajah Man Sing, dont la sœur était la mère de Chusero. Ce dernier, à la tête d’un gouvernement fort considérable, avait sous ses ordres une armée de vingt et quelques mille rajpoots ; à la tête de ces troupes il essaya de surprendre la ville, mais il échoua dans ce dessein. Selim, monté sur le trône, prit le nom de Mahomet Jehangire, ou conquérant du monde. Trop faible au commencement d’un règne pour punir Azim-Khan ou Rajah Man Sing, le nouvel empereur se contenta de les renvoyer dans leurs gouvernements ; Chusero lui-même rentra en faveur. Peu de temps après, Chusero se mit de nouveau en rébellion contre son père ; mais les forces dont il disposait ne lui laissèrent pas le moyen de soutenir le combat ; ses principaux partisans furent mis à mort, et lui-même enfermé dans une prison perpétuelle. Jehangire épousa la femme d’un de ses principaux omrahs, qu’il avait fait périr dans ce but.

L’histoire de cette princesse est vraiment singulière. Elle était d’origine tartare, ayant pour père un certain Chaja-Aiass. Celui-ci, poursuivi par la misère dans son pays, se résolut à aller chercher fortune dans l’Indostan. Ses ressources lui manquèrent long-temps avant qu’il eût atteint le terme de son voyage. Sa femme, avancée dans sa grossesse, fut saisie des douleurs de l’enfantement au milieu d’un désert, et donna le jour à une fille. Le père et la mère, au milieu de leur dénûment, ne crurent pas pouvoir amener l’enfant sain et sauf jusqu’à un lieu habité ; ils prirent le parti de l’abandonner. En conséquence, l’ayant déposé au pied d’un arbre, ils s’éloignèrent. Aussi long-temps que cet arbre demeura en vue, la mère se maintint dans sa résolution ; au moment où il disparut à l’horizon, elle se laissa tomber sur le sol et refusa d’aller plus loin sans sa fille. Le père retourna pour la chercher ; alors il vit un long, large et gros serpent noir qui l’enlaçait de ses replis nombreux et déjà ouvrait son énorme gueule pour la dévorer. Un cri d’horreur échappa au malheureux père : le serpent effrayé se hâta de dérouler les anneaux dont il enveloppait le corps de l’enfant ; il s’échappa. Ce miracle enhardit les parents à faire de nouveaux efforts pour conserver une vie si merveilleusement préservée ; et comme ils furent peu après rejoints par d’autres voyageurs, la petite fille n’eut plus d’autres dangers a courir. Aiass, arrivé dans l’Indostan, entra au service d’un omrah, se fit remarquer d’Abkar lui-même, et, s’élevant de degré en degré, devint trésorier de l’empire. L’enfant, jadis abandonnée dans le désert, était devenue pendant ce temps également remarquable par ses talents et sa beauté. Déjà elle était fiancée à un omrah lorsque Selim la vit ; il en devint passionnément amoureux, et voulut faire rompre le mariage par l’autorité impériale : Ackbar s’y refusa. Une fois sur le trône, ce même Selim compta pour peu de chose la vie d’un homme qui était un obstacle à ses désirs : l’omrah fut assassiné, sa femme passa dans le sérail de l’empereur. Alors, par un caprice des plus singuliers, quoique fort fréquent, l’empereur, dont aucun obstacle n’aiguillonnait plus les désirs, parut s’être dégoûté tout-à-coup de cette femme ; il passa plusieurs années sans la voir, il refusa même de lui faire une pension suffisante pour son entretien. Elle fut obligée de faire vendre dans les boutiques des marchands les productions de son aiguille et de son pinceau, genre d’ouvrages où elle excellait. La réputation de ses talents arriva jusqu’aux oreilles de l’empereur, qui fut curieux d’en juger par lui-même. Cette visite ranima dans son cœur une flamme depuis long-temps assoupie ; de ce moment, Noor-Mahl exerça sur l’esprit de ce prince l’empire le plus illimité ; elle éleva son père au visirat, et ses deux frères au premier rang des omrahs. L’empereur continua à se livrer aux plaisirs du sérail ; mais les affaires, dans les mains du nouveau ministre, furent conduites avec intelligence et activité.

Dans la sixième année du règne de Jehangire, les Afghans descendirent de leurs montagnes, et envahirent le Cabul. À la même époque, une insurrection éclatait dans la province de Bengale, une autre dans celle de Bahar. Les Afghans furent repoussés, et les deux insurrections étouffées, mais peu après suivies de troubles plus sérieux dans Odypoor, province montagneuse située entre Ajmère et Malwa. Le rajah de cette province, bien que nominalement soumis aux Mahométans, n’avait jamais été réellement subjugué. Amar Sinka, qui régnait alors à Odypoor, avait attaqué et défait les troupes impériales dans le Candesh ; l’empereur se hâta d’envoyer Purvez, son second fils, à la tête de 30,000 hommes, pour reprendre le commandement de toutes les troupes et combattre le rebelle. Amar Sinka était un ennemi redoutable ; il jouissait d’une grande autorité parmi ses concitoyens, et, de plus, il était aidé par un peuple appelé les Mahrattes, qui commençait depuis fort peu de temps à se montrer sur cette scène où nous le verrons remplir un grand rôle. La désunion était déjà dans l’armée impériale avant qu’elle eut seulement atteint l’ennemi ; les omrahs n’obéissaient qu’avec répugnance à Purvez, en raison de sa grande jeunesse qui ne lui laissait pas la force de les y contraindre ; il fut rappelé. L’empereur se mit en marche pour aller prendre lui-même le commandement de l’armée. En attendant son arrivée, Chirrum, un autre de ses fils, chargé de poursuivre la guerre, pénétra dans les montagnes avec une force considérable : le roi d’Odypoor s’en effraya et sollicita la paix ; Chirrum, qui lui-même avait hâte de conclure, pour s’assurer la gloire d’avoir terminé la guerre, lui accorda des conditions favorables. Ce fut à cette époque que sir Thomas Roë, premier ambassadeur anglais auprès du grand Mogol, parut dans l’Inde ; l’empereur alors à Ajmire, le reçut avec distinction, et se montra flatté de la démarche du roi d’Angleterre.

Dans l’année 1615, des troubles s’élevèrent de nouveau dans les provinces de Guzerate et de Cabul. Dans les parties les plus éloignées et les plus inaccessibles du Cabul vivait une race d’hommes connus sous le nom de Coolics : ils exerçaient de perpétuelles déprédations sur les habitants des terres ouvertes et cultivées. Jehangire donna des ordres pour leur entière extirpation ; le plus grand nombre fut égorgé, le reste s’enfuit dans les montagnes. Les Afghans envahirent fréquemment le Cabul, mais furent toujours repoussés dans leurs montagnes. Les provinces du midi étaient alors pleines de troubles et d’agitation : l’empereur, attribuant ce désordre à la douceur et à la timidité de Purvez, envoya pour les réprimer son second fils Chirrum, d’un caractère plus impétueux et plus hardi ; il lui donna à cette occasion le titre de Shah Jehan, Roi du monde. Shah Jehan réussit dans cette mission, et, comme précédemment avec le rajah d’Odypoor, se hâta de traiter avec les rebelles. Accompagné de l’ambassadeur anglais, l’empereur, abandonnant Ajmeer, se rendit à Mando, capitale de la province de Malwa, où il dut s’occuper encore des affaires du midi de l’empire ; il parcourut le royaume de Guzerate, puis s’en retourna à Agra d’où il était absent depuis cinq années. Chaja-Aiass, le visir, alors cher à tout l’empire pour la justice de son administration, était mort pendant cette absence, et son fils Asiph-Jah l’avait remplacé. Comme tout l’empire était alors en paix, Jehangire marcha vers Sewalic, nom qu’on donne à ce district montagneux qui sépare l’Indostan de la Tartarie, et se trouve dans le voisinage des lieux d’où le Gange descend dans la plaine. Des tribus d’Indous vivaient en grand nombre dans les retraites presque inaccessibles de ces montagnes, où elles s’étaient dérobées jusqu’alors au joug de l’étranger ; grâce à la force de cette position, elles pillaient et ravageaient à leur aise les contrées et les plaines voisines. Mais l’empereur résolut de les soumettre ; et, après deux années d’une guerre d’escarmouches et de surprises, après beaucoup de fatigues et de dangers, il finit effectivement par rendre ses tributaires vingt-deux petits princes qu’il contraignit d’envoyer des otages à Agra. Pendant la durée de cette expédition, Jehangire alla visiter la délicieuse vallée de Cachemire, dont le séjour lui plut tellement qu’il y demeura plusieurs mois.

Les princes tributaires du Deccan s’étant soulevés plusieurs fois pour se dérober au paiement du tribut, Shah-Jehan les avait toujours ramenés à l’obéissance. Encouragé par tant de succès, ce dernier commença l’exécution d’un grand dessein qu’il méditait depuis long-temps ; ayant obtenu de l’empereur la sortie de prison de son frère aîné Chusero, qui s’y trouvait depuis long-temps pour cause de rébellion, il le fit assassiner. L’empereur se répandit en plaintes amères, et Shah-Jehan, délivré d’un compétiteur redoutable, comprit qu’il n’y avait plus à hésiter ; il prit le titre d’empereur, et marcha contre Jehangire. Le père et le fils en vinrent aux mains, et dans une sanglante journée auprès de Delhi se disputèrent l’empire. Le père fut victorieux ; et Shah-Jehan, que ses favoris avaient empêché de tourner sa rage contre lui-même, s’enfuit dans les montagnes de Mewât, et de là dans le Deccan, où Jehangire le poursuivit. Les provinces qu’il avait long-temps gouvernées lui furent successivement enlevées. Une dernière bataille, qu’il perdit sur les bords de la Nerbudda dispersa son armée et l’obligea de s’enfuir à Orissa. Shah-Jehan fit encore de nombreux mais inutiles, efforts pour relever sa cause : ses partisans l’abandonnèrent. Alors, lorsqu’il se vit seul, sans ressources, livré à lui-même, il sentit le remords et le repentir, il écrivit à son père dont il sollicita le pardon. L’empereur accorda ce pardon ; mais il ordonnait en même temps à Shah-Jehan de livrer tous les forts qui çà et là tenaient encore pour lui, et de se rendre à Agra avec toute sa famille. Shah-Jehan éluda ces dernières prescriptions alléguant sa honte et sa confusion à paraître devant un père et un souverain également outragés ; l’empereur n’insista pas, et Shah-Jehan cacha sa disgrâce en parcourant avec une suite peu nombreuse les diverses parties de l’empire.

Jehangire avait dû tous ses succès à un de ses généraux nommé Mohabet : il en avait d’abord éprouvé un profond sentiment de reconnaissance. Mais Mohabet avait dans Noor-Mahl une dangereuse ennemie. Elle disait quelquefois à l’empereur : « L’esclave qui a su affermir la couronne sur la tête d’un roi ne pourrait-il pas l’en arracher ? » Or, dans le cœur d’un souverain, la haine est un sentiment bien voisin de la crainte : des dégoûts de toute espèce furent prodigués à Mohabet, des restrictions de toute sorte imposées à son pouvoir ; le commandement des forteresses situées dans son gouvernement fut donné à ses ennemis, favoris de l’impératrice ; enfin lui-même fut mandé à la cour. Ses amis firent inutilement de grands efforts pour l’empêcher d’obéir. Arrivé à peu de distance du camp impérial, il reçut l’ordre de s’arrêter : on lui demanda compte des revenus du Bengale, ainsi que du butin fait dans une bataille récente. Cruellement affecté de cette réception, il envoie auprès de l’empereur son gendre qu’il charge d’exposer à ce dernier sa loyauté et l’injustice de ses ennemis ; à peine entré dans l’enceinte du quartier impérial, le messager de Mohabet est saisi, dépouillé de ses vêtements, cruellement fustigé, couvert de haillons, placé sur un cheval de la plus commune espèce, la face du côté de la queue, et conduit ainsi hors du camp, au milieu des insultes et des huées d’une vile populace. Mohabet était accompagné de 5,000 rajpoots ; il s’éloigne prudemment du camp, attendant l’occasion de se venger. Le lendemain, l’armée impériale commence à passer le pont jeté sur la rivière de Jylum, entre Lahore et Cabul : la plus grande partie avait déjà atteint la rive opposée, mais le quartier impérial était encore debout ; Mohabet, à la tête de 2,000 cavaliers, galope vers le pont, construit en bois, et y met le feu ; de là, se hâtant à la tête d’une troupe d’élite vers la tente de l’empereur, il le fait prisonnier, et l’emmène sans rencontrer d’opposition à son propre camp. Au milieu de la confusion générale Noor-Mahl était parvenue à s’échapper. Le jour suivant, le visir essaie de passer la rivière pour délivrer l’empereur : il échoue dans cette tentative et perd beaucoup de monde ; ce revers disperse son armée ; lui-même est obligé d’aller s’enfermer dans un château-fort. Pendant ce temps, l’impératrice s’enfuit à Lahore.

Mohabet traita l’empereur avec le plus grand respect ; il l’assura qu’il ne ferait aucun empiétement sur son autorité ; il se plaignit que ses propres ennemis l’eussent conduit à la nécessité douloureuse pour lui de s’emparer de la personne impériale. Cependant Mohabet, pensant qu’il ne pourrait rien gagner sur l’esprit de l’empereur tant qu’il serait sous l’influence de Noor-Mahl, s’assure de cette dernière ; il l’accuse de trahison, de menées contre l’État. L’empereur, chez qui l’absence avait déjà affaibli le pouvoir des charmes de Noor-Mahl, signe sans beaucoup de résistance l’ordre de sa mort. Noor-Mahl reçoit cette sentence avec calme ; seulement elle demande la faveur de baiser, avant de la subir, la main de son seigneur. Cette faveur lui ayant été accordée, elle est conduite devant l’empereur ; Mohabet devait assister à l’entrevue. La belle Noor-Mahl s’incline en silence ; mais, à son aspect, l’empereur fond en larmes et s’écrie : « Mohabet, n’épargnerez-vous pas cette femme ? Voyez comme elle pleure ! — Ce n’est pas à l’empereur des Mogols répond Mohabet, qu’il appartient de supplier en vain. » Il fait un signe de la main, les gardes de Noor-Mahl s’éloignent, elle est rendue à la liberté. En peu de mois Mohabet avait rendu à l’empereur le plein exercice de son autorité ; pour montrer la sincérité de ses sentiments, il avait renvoyé la plus grande partie de ses propres gardes. L’impératrice ne vit pas plutôt ce changement, qu’oubliant ce qu’elle devait à Mohabet, elle ne cessa de demander sa mort à l’empereur. Jehangire, tout faible qu’il fût, repoussait ces importunités ; elle se résolut alors d’avoir recours à l’empoisonnement. Jehangire avertit Mohabet du danger qu’il courait ; et ce dernier s’enfuit aussitôt du camp, sans suite, presque seul. L’homme qui avait tenu l’empereur dans ses mains, épargnant à la fois sa vie et son autorité, n’eut plus alors un coin où se reposer, une pierre où s’asseoir dans tout l’empire ; sa tête fut mise à prix ! Mohabet prend aussitôt une résolution en harmonie avec la hardiesse et la générosité de son caractère : sous le vêtement d’un homme du peuple, il se rend de nuit dans le camp d’Asiph-Jah, le ministre, et se place dans un passage conduisant des appartements du visir au harem. Interrogé par un eunuque de service sur le motif de sa présence en ce lieu, il répond qu’il doit entretenir le visir de choses de la plus haute importance. Le visir, qui avait souvent manifesté de l’estime et de la sympathie pour le caractère de Mohahet, fut touché de la confiance de ce dernier. À peine l’a-t-il reconnu qu’il lui tend la main et l’entraîne dans des appartements secrets. Mohabet s’explique avec franchise sur la conduite de l’impératrice ; il parle de la faiblesse de Jehangire, de la nécessité du choix d’un autre souverain pour le salut de l’État ; il ajoute : « L’aîné des fils de l’empereur est un prince habile et courageux, c’est mon ami ; s’il est vrai que son ambition ne connaisse aucune des bornes qu’y devraient mettre la nature ou la justice, du moins sa vigueur préviendra le désordre et rendra aux lois leur pouvoir. » Les vues du visir s’accordaient au fond avec celles de Mohabet ; de ce moment un plan de conduite fut arrêté entre eux ; Mohabet, muni de lettres de celui-ci, se retira à la cour d’Odypoor, pour y attendre les événements.

La conspiration était au moment d’éclater, mais Purvez fut frappé d’une attaque d’apoplexie, et la mort de Jehangire suivit de près celle de son fils. Le testament de l’empereur ayant été ouvert, il se trouva qu’il avait nommé pour lui succéder Shariar, le plus jeune de ses fils ; cédant en cela aux insinuations de l’impératrice, dont ce prince était gendre, car il avait épouse une de ses filles d’un premier lit. Le visir écrivit aussitôt à Mohabet : « Le moment d’agir en faveur de Shah-Jehan est arrivé. » Comme expédient temporaire, il avait placé sur le trône Dawir-Busch, fils du feu prince Chusero ; il disperse en même temps les troupes de Shariar, l’empereur désigné, s’empare de sa personne et lui fait crever les yeux. Shah-Jehan marcha vers Agra. La mort imprévue, quoique naturelle, de Dawir-Busch ayant achevé d’écarter tout obstacle, au commencement de l’année 1628, Shah-Jehan se fit proclamer empereur des Mogols. À peine sur le trône, son premier soin fut de se délivrer de toute crainte de rivalité dans l’avenir : il fit périr par le glaive, le corde ou le poison, la postérité mâle tout entière de Timour ; lui-même et ses propres fils en demeurèrent les uniques rejetons. Ces derniers étaient au nombre de quatre : Dara, appelé aussi Shêko, Sujah, Aureng-Zeb, et Morad ; l’aîné avait alors treize ans, le plus jeune quatre. Il avait aussi trois filles, toutes trois distinguées par leur esprit : l’aînée, Jehânara, la favorite de son père, exerçait une influence illimitée sur son esprit ; elle était franche, ouverte, attachée à son frère Shêko, dont le caractère était en harmonie avec le sien. La seconde, Roshenrai-Begum, artificieuse, intrigante, remuante, était, pour cette même raison de conformité de caractère, étroitement liée à Aureng-Zeb. La troisième, qui se tenait en dehors de toutes les intrigues de la cour, à cause de la douceur de son caractère, se nommait Sûria-Bânu. Sous ce nouveau règne, le grand-visir conserva sa dignité, et Mohabet fut nommé généralissime de l’empire. Tout était alors tranquille dans la vaste étendue de la domination mogole. Mais un chef d’Usbecks crut le moment d’un changement de règne favorable à une invasion dans l’Indostan : à la tête de 10,000 chevaux, il pénétra dans les montagnes de Cabul. D’abord il mit le siège devant la forteresse de Zohae ; mais la trouvant bien défendue, il marcha sur Cabul. La situation de la ville devenait désespérée, lorsque les assiégés firent une sortie et repoussèrent l’ennemi qui, à la fin d’un siège, ne s’attendait pas à cette vigueur. Le rajah de Bundelcund, qui refusait de se soumettre à un accroissement de tribut, fut promptement châtié et soumis par Mohabet. Le mérite même et les grands services de Mohabet ne pouvaient manquer d’engendrer à la longue le soupçon dans l’esprit d’un despote oriental ; déjà Shah-Jehan ne le regardait qu’avec une inquiète terreur. Toutefois les événements de Deccan, qui forment une partie considérable de ce règne et du suivant, réclamèrent bientôt uniquement son attention.

Nous avons raconté la chute d’Ahmednuggur à la fin du règne d’Ackbar. À l’avènement au trône de Shah-Jehan, Lodi, un des lieutenants de Jehangire, commandait une armée dans le Deccan : il sembla montrer de l’hésitation à reconnaître le nouvel empereur ; une armée impériale marcha contre lui ; il se soumit, fut nommé au gouvernement d’une autre province, recevant en outre l’ordre de se rendre d’abord à la cour, il obéit. Mais l’empereur l’accueillit fort mal ; l’orgueil et la prudence lui conseillèrent également d’essayer, dans les intérêts de sa vengeance et de sa sûreté, de se rendre indépendant. En conséquence, il s’échappe de la cour ; se trouve d’abord réduit aux plus tristes extrémités, cependant il parvient à déjouer toutes les tentatives de l’empereur pour s’emparer de sa personne, et atteint le Deccan. Homme de tête et de cœur, il est bientôt à la tête d’une nombreuse armée ; l’empereur, qui comprend le danger, se hâte de courir de ce côté, impatient de combattre. Arrivé à Burrahanpore, la capitale de Candesh, il somme les princes du Deccan qui avaient épousé la cause de Lodi, de licencier leurs troupes, de le livrer, et de venir faire leur soumission en personne, sous peine, d’être considérés comme des rebelles à l’empire. Les trois souverains du Deccan s’étaient déjà engagés dans une ligue pour le soutien de Lodi ; celui-ci, à la tête d’une nombreuse armée, s’étant emparé de tous les passages qui donnaient entrée dans le Deccan, en défendait l’entrée à l’armée mogole impériale. L’empereur, impatient du délai, éloigne son général, et le fait remplacer par son visir, qui promet la mort du rebelle et le châtiment des princes du Deccan. Les princes étaient fatigués de la guerre : l’habileté et le pouvoir du visir excitent leurs appréhensions. Lodi est successivement abandonné de tous ses adhérents, à l’exception d’un petit nombre d’amis fidèles ; secondé par ceux-ci, il se place dans un terrain avantageux, et dispute long-temps la victoire à toutes les armées impériales. Forcé de céder au nombre, il bat en retraite, et se décide à aller chercher un refuge dans quelque place forte ; surpris par un parti considérable, il fut tué en se défendant bravement. En apprenant cette mort, Shah-Jehan laissa percer une joie qui donna la mesure des terreurs dont il se sentait délivré. De ce moment, la guerre du Deccan ne fut plus qu’une série de ravages exercés par l’armée de Shah-Jehan ; ses ennemis se trouvaient réduits à l’impossibilité de faire la moindre résistance. Pour comble de maux, une famine terrible, résultat de plusieurs années de sécheresse, éclata tout à la fois dans l’Inde et dans la plus grande partie de l’Asie. Les princes demandèrent la paix. L’empereur consentit à retirer son armée, que d’ailleurs il ne pouvait plus nourrir, à condition cependant de conserver les forteresses qui se trouvaient dans ce moment entre ses mains. À cette époque, les Portugais établis à Hoogly, dans le Bengale, donnèrent quelques sujets de mécontentement au subahdar de la province ; celui-ci s’en plaignit à l’empereur ; Shah-Jehan répondit : « Chassez ces idolâtres de mes États. » Après s’être défendus avec bravoure, les Portugais furent contraints de mettre bas les armes ; leurs comptoirs et leurs magasins furent ravagés ; pillés par le vainqueur, et ce qui leur fut plus cruel encore, leurs images religieuses brisées, détruites. Après cet événement survint une révolte du rajah de Bundelcund, qui se défendit avec une grande bravoure pendant deux années entières. Le troisième fils de l’empereur, Aureng-Zeb, avait le commandement nominal de cette guerre, et à l’âge de treize ans, montrait déjà l’ardeur belliqueuse et la cruauté qui plus tard signalèrent son règne.

La tranquillité de l’empire une fois rétablie, Shah-Jehan commença à s’occuper de nouveau de son projet favori, la conquête du Deccan. Parti d’Agra, il s’achemina à petites journées vers le midi, afin de donner aux gouverneurs de provinces le temps de le rejoindre avec leur contingent de troupes. Au bout de l’année, il arriva à Dowlatabad avec une armée qui s’était incessamment grossie en route. Cette armée était divisée en douze corps ou divisions ; ce furent comme douze torrents dévastateurs qui inondèrent tout-à-coup les royaumes de Golconde et de Beejapor ; les soldats se livraient sans crainte à tous leurs sanglants caprices, car l’empereur avait voulu qu’il en fût ainsi : « La guerre est le fléau de l’humanité, disait Shah-Jehan, et la pitié ne sert qu’à prolonger les maux qu’elle entraîne. » En quelques mois, cent cinquante villes ou forteresses tombèrent dans les mains des Mogols. Les souverains du Deccan sollicitèrent la paix ; elle leur fut accordée, à la condition de se reconnaître tributaires du Grand-Mogol. La province de Candesh, ainsi que l’armée du Deccan, fut laissée sous les ordres du fils de Mohabet ; celui-ci semblait avoir hérité des grands talents de son père, mais il mourut peu après. Aureng-Zeb, dont la précoce ambition commençait à percer, fut son successeur. La province de Candahar, jadis enlevée aux Mogols par Abbass, shah de Perse, fut recouvrée par eux ; effrayé, dégoûté des sanglants caprices du successeur d’Abbass, le gouverneur se laissa facilement persuader de la restituer à ses anciens maîtres. À la même époque une invasion faite par le roi d’Assam dans la province de Bengale fut facilement repoussée ; peu après le royaume du Tibet fut subjugué par un autre lieutenant de Shah-Jehan ; cette dernière expédition, dont les opérations militaires ne nous sont point connues, fut suivie d’une période de pair, bien rare à cette époque de l’histoire.

Shah-Jehan s’occupa dès lors de l’administration intérieure de l’empire ; les gouverneurs des provinces furent exactement surveillés ; la collection des revenus, qui, déjà du temps d’Ackbar, avait reçu de nombreuses améliorations, fut portée à une sorte de perfection. Pendant plusieurs années, la tranquillité publique ne fut troublée qu’une seule fois par une invasion dans le Cabul des Tartares Usbecks ; le gouverneur de cette province les repoussa facilement, et fit lui-même l’année suivante une irruption sur leur propre pays, mais l’empereur se laissa aller à l’envie d’ajouter à ses possessions déjà si vastes les terres de ces peuples. Le plus jeune des fils de Shah-Jehan, chargé de cette expédition, les parcourut, à la tête de son armée, sans rencontrer nulle résistance. Aureng-Zeb lui succéda bientôt dans le commandement de l’armée mogole. Le chef des Usbecks avait fui ; mais un de ses fils, ayant obtenu l’alliance des tribus habitant au-delà de l’Oxus, soutint la guerre avec un courage désespéré : il ne fallut rien moins que les talents et le courage persévérant d’Aureng-Zeb pour en venir à bout. Dans une bataille désespérée, la fortune, long-temps en suspens, fut plus d’une fois sur le point de se déclarer contre les Mogols ; le moment vint néanmoins où le pays tout entier fut au pouvoir d’Aureng-Zeb. Les anciens souverains convaincus de l’impossibilité de soutenir une plus longue lutte, mirent bas les armes et en appelèrent à la clémence, à la générosité de l’empereur. Celui-ci écouta leurs prières ; il les réintégra dans leurs anciens États, se contentant de leur imposer un léger tribut.

Shah-Jehan n’abandonnait pas son projet de conquête du Deccan. Les frontières de ce côté de l’empire, et une armée destinée a tenir en échec les souverains de cette contrée, avaient été placées sous le commandement d’Aureng-Zeb ; toutefois la jalousie et les soupçons de Shah-Jehan et de ses autres fils commençaient à s’attacher à ce dernier ; déjà les uns et les autres ne voyaient pas sans quelque frayeur le développement de son ambition. Tour à tour envoyé dans le Guzerate, puis contre les Tartares-Usbecks, il avait trouvé le moyen de revenir à ce premier poste, le plus important de tous. Alors se présenta une occasion favorable à l’accroissement de sa fortune qu’il n’était pas homme à laisser échapper. Un chef, l’émir Jumlah, au service du roi de Golconde, après avoir fait triompher en plusieurs rencontres les armes de ce souverain et beaucoup ajouté à sa domination, était tombé dans la disgrâce ; bientôt il eut à craindre pour sa vie elle-même. Dans cette situation, il songea à passer au service d’Aureng-Zeb, et lui fit connaître sa résolution de l’aider, dans la supposition que ses offres seraient accueillies, à s’emparer par surprise de la ville d’Hyderabad, non loin de Golconde ; c’était la résidence ordinaire du souverain, où se trouvait déposé le trésor de l’État. Aureng-Zeb, cachant habilement ses projets, fit admettre dans la ville un certain nombre de ses partisans, sous prétexte d’une ambassade. Le roi découvrit le piège assez à temps pour l’éviter, et s’enfuit à Golconde. Hyderabad fut attaquée, et, dans le désordre et la confusion, livrée aux flammes qui détruisirent la meilleure partie de ces richesses convoitées par Aureng-Zeb. Golconde fut aussitôt assiégée par l’armée de ce dernier ; mais des négociations survinrent : la fille du roi de Golconde, renommée dans toute l’Inde pour sa beauté, épousa le fils aîné d’Aureng-Zeb, et le siège fut levé.

L’émir Jumlah, dont Aureng-Zeb avait suivi les conseils dans ces dernières circonstances, était né en Perse, dans un village auprès d’Ispahan ; son père et sa mère étaient fort pauvres. Un marchand de diamants, qui se rendait à Golconde, l’emmena dans cette ville comme son serviteur. Bientôt il quitta son maître pour trafiquer pour son propre compte. Ayant gagné quelque argent, il acheta une petite place au service du roi, et montra un zèle et des talents qui lui valurent l’attention, la faveur des grands, du roi lui-même ; on le vit monter avec une rapidité singulière jusqu’aux postes les plus élevés, accroissant incessamment son pouvoir et ses richesses. C’est dans cette situation qu’il passa au service de l’empereur, par l’intermédiaire d’Aureng-Zen. L’office de visir étant devenu vacant, l’empereur le lui conféra, dans l’espoir d’en recevoir un riche cadeau, comme témoignage de reconnaissance ; car les richesses de l’émir, qu’on disait avoir affermé sous des noms supposés, les mines de diamants de Golconde, passaient à bon droit pour gigantesques. Mais pendant que la faveur de Jumlah grandissait ainsi journellement à la cour de l’empereur, des événements survinrent qui rendirent sa présence nécessaire dans le Deccan. Le roi de Beejapoor mourut ; les omrahs, sans consulter l’empereur, placèrent son fils sur le trône. L’empereur qui affectait de compter les souverains du Deccan parmi ses tributaires, s’offensa de cette négligence ; il envoya le nouveau visir avec une armée pour la châtier. L’émir joignit Aureng-Zeb à Burrahanpore. Aureng-Zeb, profondément dissimulé, affecta la plus entière soumission à l’égard du visir de son père. D’ailleurs, tous deux s’entendirent à merveille : la guerre fut conduite avec intelligence et activité ; la ville de Beder prise ; l’armée de Beejapoor défaite en rase campagne, et Calburga, l’ancienne capitale de l’empire du Deccan, soumise. Le roi n’eut plus qu’à se jeter aux pieds du conquérant. Aureng-Zeb lui fit acheter la paix à de rudes conditions, et s’en retourna à Burrahanpore ; le visir fut rappelé à Agra.

Au moment même où s’accomplissaient ces évènements, la santé de l’empereur commençait à donner de sérieuses alarmes. La politique ordinaire de l’Orient consistait et consiste encore à élever les fils du monarque de manière à les efféminer, à les affaiblir de bonne heure dans les plaisirs énervants du sérail. Par une singulière exception, les fils de Shah-Jehan avaient contracté au contraire de bonne heure l’habitude d’une vie active et guerrière ; tous étaient ardents, ambitieux ; chacun d’eux se croyait digne de l’empire. L’aîné Dara ou Shêko, était brave, franc, ouvert, mais impétueux et inconsidéré ; destiné au trône par son père, il avait presque toujours vécu auprès de ce dernier. Sujah, le second, alors subahdar du Bengale, laissait voir plus de prudence et de discrétion que son frère aîné, toutefois il se montrait sous tous les rapports bien inférieur au profond et dissimulé Aureng-Zeb. Dès son enfance, Aureng-Zeb s’était appliqué à couvrir d’un masque de piété son ambition naturelle ; il prétendait n’avoir que de l’éloignement pour les affaires et les vanités du monde ; on l’entendait souvent dire qu’il ne désirait dans le monde entier qu’une seule chose : une retraite où il pût se consacrer au service de Dieu, dans la pratique de la pénitence et des austérités religieuses. Morad, le dernier des fils de Shah-Jehan, était surtout remarquable par son courage, populaire aussi par l’affabilité de ses manières et surtout par sa libéralité, d’ailleurs crédule et faible. Au moment de la maladie de son père ce jeune prince se trouvait dans la province de Guzerate dont il était subahdar. La maladie de l’empereur à son apparition avait semblé mortelle. Dara ou Shêko, qui se trouvait auprès de lui dans ce moment, se saisit sans hésiter des rênes du gouvernement. Avec sa précipitation habituelle, il montra bientôt ce qu’il craignait de ses frères et ce que ses frères avaient à craindre de lui. Toute relation, toute communication avec l’un ou l’autre fut interdite aux sujets de l’empire sous peine de mort ; leur argent, leurs propriétés dans la capitale furent saisis, leurs amis emprisonnés ; ceux des grands-officiers de l’État soupçonnés d’avoir quelque dévouement pour eux, éloignés ou privés de leurs emplois. Les troupes impériales, mises immédiatement sur le pied de guerre, n’attendirent plus que le moment d’entrer en campagne. Sujah, comme le plus voisin de la scène, fut le premier à se montrer en attitude hostile. Les plus riches provinces de l’empire, tour à tour gouvernées et pillées, lui avaient fourni beaucoup d’argent, en Orient comme en Europe le nerf de la guerre ; depuis longtemps il s’était préparé au combat qui allait s’engager ; une armée considérable paraissait disposée à suivre sa fortune. Dara lui opposa son fils aîné Soliman, trouva le moyen de passer le Gange à l’improviste, et surprit le camp de Sujah ; celui-ci eut à peine le temps de se réfugier à Monghir, où il fut immédiatement assiégé.

De son côté, Aureng-Zeb ne demeurait point dans l’inaction. Tout en ne cessant de répéter qu’il aspirait, quant à lui, au ciel et non au trône, il embrassait ouvertement le parti de Mourad. Mourad, disait-il, était digne de régner bien plus que ses rivaux, Dara et Soja. Dans l’intérêt de la justice, du bonheur à venir de l’empire, il fallait donc bien qu’il l’aidât de toute sa force dans la lutte qui allait s’engager ; au besoin, sa tendre amitié pour Mourad lui aurait fait de même une nécessité de ce parti. L’émir Jumla, quoique privé du visirat, fut nommé par Dara au commandement d’une armée dans le Deccan ; Aureng-Zeb le gagna promptement à ses intérêts ; mais comme en même temps toute sa famille était conservée en otage à Delhi, ce chef n’osait prendre un parti décidé. Aureng-Zeb eut recours à l’expédient de s’emparer de la personne de Jumla ; il espérait que cette apparence de contrainte, à laquelle aurait cédé l’émir, suffirait à préserver la famille de ce dernier de la vengeance de l’empereur. D’un autre côté, des promesses, des distributions d’argent devaient apaiser le ressentiment de l’armée, dans le cas où elle s’irriterait de cette violence commise sur son chef. En effet, la chose réussit : l’armée et la personne de l’émir vinrent s’ajouter aux ressources d’Aureng-Zeb. Aureng-Zeb s’étant concerté avec son frère du Guzerate, avait promis de le rejoindre à Oojeen : il se mit en route. Arrivé à la Nerbudda, il apprit que Jeswint-Sing, gendre du rajah d’Odypoore, était en possession de la côte d’Oojeen et se préparait à lui en disputer le passage. Les troupes d’Aureng-Zeb arrivèrent sur les bords de la rivière exténuées de faim et de fatigue ; le rajah laissa pourtant échapper cette occasion de les attaquer. Aureng-Zeb eut l’art de temporiser quelques jours ; jusqu’au moment où il fut rejoint par Mourad ; tous deux alors passèrent la rivière. Le rajah, après un combat opiniâtre, fut mis en fuite. Aureng-Zeb, qui se servait volontiers de la ruse et n’employait d’ordinaire la force qu’à défaut de cette dernière, avait en même temps pratiqué des intelligences avec les mahométans de l’armée du rajah. Cependant la maladie de Shah-Jehan, jugée d’abord mortelle, trompa les prévisions des médecins ; il en revint, et Dara ne perdit pas un moment pour lui restituer le pouvoir, conduite désintéressée, qui l’éleva plus haut encore dans l’affection de l’empereur. En même temps Shah-Jehan se hâta d’envoyer l’injonction positive à Aureng-Zeb et à Mourad de se rendre dans leurs gouvernements respectifs. Aureng-Zeb avait beaucoup de répugnance à abandonner une entreprise si bien commencée ; toutefois comme Shah-Jehan était son père, de plus aimé du peuple et de l’armée, il craignit l’odieux d’une semblable guerre, et après quelque hésitation prit le parti de l’obéissance.

Cependant l’impétuosité de Dara devait fournir promptement un prétexte à Aureng-Zeb pour mettre ses desseins à exécution. À la nouvelle de la défaite du rajah Jeswint-Sing, Dara, enflammé de colère, partit d’Agra à la tête des forces impériales, annonçant l’intention de venger le rajah et de châtier sévèrement Aureng-Zeb. Ce dernier se plaignit amèrement de la nécessité de combattre où le mettait son frère ; il prit le ciel et la terre à témoin de son horreur pour une guerre contre son père et son souverain. Dara envoya l’ordre à son fils Soliman, qui, en ce moment assiégeait Sujah dans Monghir, de faire avec ce dernier la paix à tout prix, et de venir se joindre à lui. Soliman, obéissant aux ordres de son père, se hâta d’accourir sur le théâtre où l’action allait s’engager. Soliman était à la fois prudent, brave, aimé de ses soldats. D’un autre côté, l’empereur voulait à toute force se mettre en campagne. Si l’une ou l’autre de ces deux circonstances se fût réalisée, si Soliman ou Shah Jehan fussent arrivés avant qu’un engagement décisif eût lieu, peut-être en était ce fait de la destinée d’Aureng-Zeb. Mais Dara était impatient d’agir : il se hâta de marcher pour occuper les bords de la rivière de Chumbul, et les passes des montagnes qui s’étendent du Guzerate à la Jumma. Aureng-Zeb, après avoir reconnu la position de l’ennemi, la trouva tellement forte, qu’il renonça au dessein de l’attaquer ; craignant en même temps l’arrivée de Soliman, il se trouva tout-à-coup dans la plus étrange perplexité. Un avis inattendu vint le tirer d’embarras, peut-être le sauver. Un omrah de ses partisans, bien qu’il se trouvât dans les rangs de Dara, lui fit donner connaissance d’un chemin détourné conduisant du lieu qu’il occupait à une partie de la rivière alors sans défense ; Aureng-Zeb en profita pour gagner la rive opposée avec la presque totalité de ses troupes, tandis que son camp demeurait tendu en vue de Dara. Tout-à-coup ce dernier apprend qu’Aureng-Zeb, après l’avoir tourné, est en pleine marche vers la capitale ; il fait lui-même la plus grande diligence, et parvient à rejoindre l’ennemi. Le combat s’engage ; par sa bravoure éclatante, Dara balance la froide intrépidité d’Aureng-Zeb, qu’aucun péril n’avait jamais troublé, et l’impétueux courage de Mourad. Malheureusement, l’éléphant qu’il monte est blessé, et s’abat ; forcé d’en descendre, il s’élance sur un cheval et cet accident lui devient funeste : les soldats, en perdant de vue l’étendard, croient à la trahison ou à la mort de leur chef ; le désordre se met dans les rangs, et bientôt chacun ne pense plus qu’à sa propre sûreté. Entraîné par la déroute générale, après de vains efforts pour rallier ses troupes. Dara lui-même est obligé de chercher un asile à Agra ; il s’y arrête à peine assez de temps pour avoir une courte entrevue avec son père, et court en toute hâte à Delhi, où il se flatte de rassembler quelques troupes.

Aureng-Zeb déploie en ce moment toute son adresse. Il affecte de traiter. Mourad comme l’empereur ; quant à lui, il commence à s’occuper des préparatifs d’un voyage à la Mecque. En même temps il emploie tous les moyens de séduction dans lesquels il était passé maître pour détacher les principaux des omrahs de la cause de Dara. Il réussit complètement auprès de l’armée de Soliman ; bientôt celui-ci se trouve isolé, cesse d’être en sûreté au milieu des siens : il est forcé de s’enfuir et de chercher un asile auprès du rajah de Serinagur, petit État indou jusque là échappé à la conquête, comme perdu au milieu des montagnes. L’armée victorieuse se présente devant Agra, mais en trouve les portes fermées par l’ordre de l’empereur. Aureng-Zeb hésite, reste indécis sur le parti à prendre ; il n’ose se livrer à une violence ouverte contre Shah-Jehan, à la fois son père et son souverain ; l’empereur a le premier recours à la ruse ; feignant de se trouver heureux de la présence d’Aureng-Zeb, il l’invite, le presse de paraître en sa présence. Aureng-Zeb affecte beaucoup d’empressement à obéir, et cependant de jour en jour, sous mille et mille prétextes, tarde à le faire. S’il se livrait à ses propres sentiments, il irait seul, dit-il, se jeter aux pieds de son père ; mais, selon lui, son armée ne le laisserait pas s’éloigner, à moins que son propre fils et un détachement de ses troupes ne fussent d’abord introduits dans la citadelle. Shah-Jehan, aveuglé lui-même par le désir de s’emparer de la personne d’Aureng-Zeb, consent à cette condition. Or, le fils de ce dernier avait ses instructions : à peine dans la citadelle, il s’empare de l’empereur, dont la rage et la colère ne connaissent plus de bornes en se voyant prisonnier de son petit-fils. Il lui offre la couronne, à la condition qu’il se joindra à lui contre Aureng-Zeb ; ce dernier, dans l’esprit duquel la frayeur d’encourir le ressentiment d’Aureng-Zeb l’emporte sur l’ambition, refuse. Après des hésitations, des délais, des négociations sans résultat, Shah-Jehan envoie les clefs de la citadelle à Aureng-Zeb, qui se hâte alors de publier une lettre apologétique de sa conduite : « C’est à contre-cœur, dit-il, qu’il en est venu à ces extrémités ; ce sont les crimes de Dara qui lui ont mis les armes à la main. Quant à lui, il ne veut, ne désire, n’attend qu’une chose : la restauration de Shah-Jehan dans la plénitude de son pouvoir ; le plus heureux moment de sa vie sera celui où il pourra se présenter devant le trône impérial comme le plus humble sujet de l’empire, à genoux, le front dans la poussière. » Il redouble de soins, d’égards, de démonstrations d’obéissance, et de respect à l’égard de Mourad. Ce langage éloignant tout soupçon de l’esprit de Mourad, il se rend sans défiance à un divertissement où le convie Aureng-Zeb ; là on l’enivre avec un vin contenant de l’opium, et lorsque le sommeil a fermé ses yeux, il est désarmé, fait prisonnier, séparé des siens et envoyé au château d’Agra.

Le moment était venu où Aureng-Zeb pouvait laisser de côté toute dissimulation ; cependant il semble hésiter encore : il se fait long-temps presser par les nobles et les principaux officiers de l’État, alors seulement feignant de céder à leurs instances, il consent à revêtir les insignes de la royauté et à monter sur le trône. C’était le 2 août 1658, dans le jardin d’Azabâd auprès de Delhi. Il prit le titre pompeux d’Alum-Gêr, ou conquérant du monde. Aureng-Zeb n’était pas homme à compromettre ce qui déjà était fait en différant ce qui demeurait à faire : il se mit en campagne pour combattre Dara. Les provinces de Lahore, de Multan et de Cabul reconnaissaient encore l’autorité de ce prince ; dans les montagnes où il s’était réfugié, Soliman s’était entouré d’un grand nombre de ses partisans ; enfin Sujah régnait sans rival sur la riche province du Bengale. Aureng-Zeb étant parvenu sur les bords de la Suttledje, Dara se retira à son approche ; Aurang-Zeb continua d’avancer, et le chassa tour à tour des provinces de Lahore et de Multan. Atteint par la mauvaise fortune, le malheureux prince avait perdu cette impétueuse résolution qui jadis l’avait caractérisé : de Multan il s’enfuit, après avoir traversé l’Indus, dans les montagnes de Bicker. Alors Aureng-Zeb, considérant cette guerre comme terminée, laissant un corps de 8, 000 chevaux chargé de poursuivre le prince fugitif, s’en retourna à Agra. À peine arrivé, il apprit ce qu’il craignait déjà, c’est-à-dire que Sujah était en pleine marche ; sans perdre un moment, il se met aussitôt en campagne. Sujah avait pris une forte position dans les environs d’Allahabad, et là attendait l’ennemi ; la bataille eut lieu. Le rajah Jeswint-Sing, après avoir fait la paix avec Aureng-Zeb, s’en détacha de nouveau au milieu même du combat, et attaqua en queue l’armée de l’usurpateur pendant que ce dernier faisait tête à Sujah. Le désordre et la terreur que cet incident jeta dans l’armée furent au moment de devenir funeste à Aureng-Zeb. L’ordre fut rétabli, mais alors un nouvel accident faillit encore une fois tout perdre. L’éléphant monté par Aureng-Zeb ayant reçu une profonde blessure, devint ingouvernable ; Aureng-Zeb fit un mouvement pour en descendre ; déjà il avait un pied sur le marche-pied ; mais en ce moment l’émir Jumla, cet ami, ce partisan qu’il avait feint d’emprisonner, et qui se trouvait à cheval à côté de lui, cria d’une voix tonnante : « C’est du trône que vous descendez. » Aureng-Zeb le comprit, et, après un moment d’indécision, se replaça de nouveau sur le housda et fit enchaîner l’éléphant par le pied ; et les troupes ne cessant pas de voir l’étendard impérial, continuèrent de combattre avec la même ardeur. L’émir Jumla montra jusqu’à la fin de la bataille une intrépidité remarquée de tous. Sujah voyant la fortune se déclarer contre lui, n’eut bientôt plus qu’à s’enfuir à la tête de tout ce qu’il put rassembler de troupes. D’ailleurs Aureng-Zeb n’était pas en mesure de le poursuivre ; aussi, laissant son fils Mahomet à la tête d’un corps d’armée pour poursuivre les fugitifs, il s’en retourna à Agra.

De puissantes raisons rappelaient en effet Aureng-Zeb à Agra. Dara, parvenu à Bicker avec sa famille, traversa le désert, arriva dans le Guzerat ; là, à force de promesses, il parvint à rallier à son parti le gouverneur de la province. Aureng-Zeb savait par sa propre expérience combien il était aisé d’allumer la flamme de la révolte, toujours mal éteinte, parmi les rajahs désaffectionnés des montagnes, les vice-rois éloignés, les princes du Deccan. Après s’être réconcilié avec Jeswint-Sing, malgré sa trahison récente, il marcha vers Ajmère. Dara s’était retranché avec soin dans une situation avantageuse ; s’étonnant, dès qu’il l’eut reconnue, de la force de cette position, du grand nombre d’ouvrages qui en défendaient les approches, Aureng-Zeb eut recours à ses armes ordinaires, l’intrigue et la ruse ; à force d’argent, et surtout de promesses, il parvint à gagner un corps de Mahrattes qui se trouvait au service de Dara. Abandonné tout-à-coup du plus grand nombre des siens, Dara n’eut plus qu’à s’enfuir en toute hâte vers l’Indus, accompagné de sa seule famille. Dénué de ressources, de serviteurs, de vivres même, ils furent plus d’une fois sur le point de périr dans le désert. Après grand nombre d’autres vicissitudes, Dara finit par tomber dans les mains d’un chef dont jadis il avait épargné la vie et fait la fortune ; celui-ci, empressé de gagner la faveur d’Aureng-Zeb, s’empara du prince fugitif et le livra à l’usurpateur. Aureng-Zeb, après l’avoir fait promener ignominieusement par les rues de Delhi, peu de jours après le fit étrangler. Pendant ce temps, Mahomet, fils d’Aureng-Zeb, et l’émir Jumla poussaient avec activité la guerre contre Sujah, et le contraignirent bientôt à se réfugier à Tanda. Malgré sa fuite, ce prince, dont le courage et la résolution ne cédèrent point à la mauvaise fortune ; possédait pourtant encore quelques ressources ; d’ailleurs un événement survint de nature à lui faire espérer une révolution favorable dans la tournure de ses affaires.

Un fils d’Aureng-Zeb, Mahomet, avait été jadis amoureux de la fille de Sujah ; leur union avait même été projetée avant que les discordes de la famille royale eussent rempli l’empire de sang et de confusion. La princesse écrivit à Mahomet une lettre dans laquelle, lui rappelant le souvenir de leur première tendresse, elle lui reprochait de s’être fait l’instrument de la ruine de son père. Mahomet, fier et présomptueux, ne supportait qu’en frémissant le joug de la volonté despotique d’Aureng-Zeb : la douleur de celle qu’il avait aimée, qu’il aimait peut-être encore, le toucha ; il résolut d’abandonner la cause de son père pour celle de son oncle. Aimé de son armée, il ne doutait pas de l’entraîner facilement dans sa détection ; mais l’émir Jumla, fidèle à Aureng-Zeb, fit échouer ce dessein. À la nouvelle de la défection de son fils, Aureng-Zeb ne doutant pas qu’il n’eût entraîné l’armée, se mit en toute hâte en marche vers le Bengale. Dans l’intervalle, Jumla avait attaqué l’armée de Sujah et l’avait défaite ; Mahomet et Sujah s’étaient enfuis : alors Aureng-Zeb, sous la forme d’une réponse à Mahomet, lui écrit une lettre qu’il a soin de faire intercepter par les agents de Sujah : et dans cette lettre, feignant d’accueillir les témoignages de repentir que Mahomet lui aurait donnés, il lui offre l’oubli du passé, le pardon de sa récente trahison, condition cependant que le prince révolté rendra le service qu’il a promis. La nature de ce service offert par le fils, accepté par le père, n’était pas désignée dans la lettre d’Aureng-Zeb ; d’ailleurs toute la lettre laissait facilement deviner qu’il s’agissait de la mort ou de la capture de Sujah. Cette ruse d’Aureng-Zeb jeta le doute, l’angoisse, la crainte dans le cœur de Sujah ; et ses mauvais traitements contraignirent bientôt Mahomet à s’éloigner. Celui-ci n’eut plus d’autre ressource que de s’aller jeter aux pieds d’Aureng-Zeb et de s’en remettre à sa clémence. Immédiatement emprisonné dans la forteresse de Gwalior, il y languit plusieurs années, et ne recouvra la liberté que pour mourir peu de jours après. Sujah et sa famille, successivement trahis par les princes auprès desquels ils allaient demander un refuge, subirent divers genres de mort. Dernier objet des craintes d’Aureng-Zeb, Soliman, réfugié chez le rajah de Serinagur, fut bientôt trahi par ce dernier, auquel une récompense avait été offerte, trop forte pour la vertu d’un Indou.

Aureng-Zeb se trouva ainsi maître absolu de l’empire mogol. Toute rivalité vaincue, toute résistance étouffée, rien ne l’empêcha plus de tourner toute l’activité de son esprit vers l’administration intérieure de l’empire ; il put encore s’occuper sans relâche de l’achèvement de la conquête du Deccan, qui devint l’événement le plus important de son règne. À l’époque où il se proposait de disputer la couronne à ses frères, Aureng-Zeb, en quittant cette province, en avait laissé l’administration à son second fils, Mahomet-Mauzim ; à peine sur le trône, la crainte lui vint que ce grand pouvoir qu’il venait de confier ne fût bientôt tourné contre lui-même. Mauzim, qui connaissait l’humeur défiante et jalouse d’Aureng-Zeb, conservait cependant avec grand soin les dehors de la plus extrême humilité ; évitant tout déploiement de pouvoir, toute apparence de richesse, il se faisait seulement remarquer par une exactitude extrême à s’acquitter de ses moindres devoirs vis-à-vis l’empereur. Les contributions de son gouvernement ne demeuraient jamais un seul jour en arrière. L’habileté prudente de cette conduite ne fut pourtant pas suffisante à empêcher qu’il ne fût rappelé à la cour, et remplacé comme vice-roi du Deccan par Shaista-Khan. Comme dédommagement et pour remplacer par des espérances ce dont il le dépouillait en réalité, l’empereur déclara Mahomet-Mauzim l’héritier du trône, et changea son nom en celui de Shah-Aulum ou roi du monde. Peu après l’empire fut désolé par un fléau terrible ; une sécheresse extraordinaire suspendit toute végétation, et laissa sans nourriture les hommes et les animaux ; Aureng-Zeb prit les plus actives mesures : les impôts furent remis, le trésor impérial ouvert aux sujets de l’empire ; le grain, acheté dans les provinces où il était le plus en abondance, fut porté dans celle où il se trouvait le plus rare, de sorte à diminuer le mal en le répartissant sur un plus grand espace. La prudence avec laquelle l’empereur avait toujours administré les revenus de l”État lui donnait alors d’abondantes ressources pour fournir aux besoins du peuple. Différant en cela des monarques de l’Orient, Aureng-Zeb n’avait nullement le goût du luxe ou de l’ostentation. Mais, pour comble de maux, la famine n’avait point encore achevé de sévir, qu’il fit une grave maladie et que l’on crut sa fin prochaine. La perspective de nouveaux bouleversements politiques se montra dans l’avenir ; la cour se remplit d’intrigues, se sépara en factions diverses : l’une se prononçant pour Mauzim, le successeur déclaré de l’empereur, l’autre pour Ackbar, un autre de ses fils, encore enfant. Shah-Jehan lui-même vivait encore, et le peuple croyait déjà voir le vieil empereur se ressaisir du sceptre ; mais Aureng-Zeb recouvra la santé, et conserva l’autorité aussi entière que jamais. Pendant la maladie de l’empereur, Mauzim avait montré peu de préoccupation de la santé de son père, en revanche beaucoup d’activité pour s’assurer sa succession. Aureng-Zeb demeura frappé du danger d’avoir près de lui un héritier aussi impatient, aussi disposé peut-être à devenir un compétiteur ; pour se mettre à l’abri de cet inconvénient, il songea à désigner pour son successeur sen jeune fils Ackbar. Dans ce but, il engagée l’empereur Shah-Jehan à donner en mariage à Ackbar la fille de Dara, demeurée auprès de son grand-père ; malgré les grands événements qui avaient dispersé sa famille. Shah-Jehan, bien qu’étroitement gardé dans le palais d’Agra, n’avait pas cessé d’être traité avec le plus grand respect : il avait conservé ses femmes, une cour nombreuse ; il était pourvu de tous les divertissements qu’on savait de son goût : toutefois sa colère et son irritation contre Aureng-Zeb n’étaient point apaisées. Il répondit aux propositions de ce dernier par un refus exprimé en paroles hautaines et insultantes ; Aureng-Zeb, loin de montrer aucun ressentiment, redoubla d’efforts pour apaiser l’irritation du vieillard.

L’émir Jumla avait obtenu, pour la récompense de ses services, le gouvernement de Bengale ; mais bientôt Aureng-Zeb, fidèle à la politique de l’Orient, songea à retirer l’émir de ce gouvernement, toutefois sans en venir à une rupture ouverte. D’abord, pour l’occuper, il le pressa de faire la guerre contre le roi d’Assam, dont l’armée avait fait tout-à-coup une irruption dans le Bengale. Jumla, pour qui c’était une occasion de gloire et de fortune, entreprit avec joie cette expédition ; il traversa les montagnes d’Assam, vainquit le roi, le mit en fuite, le força de s’enfuir et de se cacher dans les montagnes ; mais alors arrivèrent des pluies, plus abondantes, plus violentes dans ces régions que dans tout le reste de l’Inde. Le pays ne fut bientôt plus qu’une mer immense. Jumla se trouvant dans l’impossibilité de faire subsister son armée, se vit contraint de retourner dans le Bengale. Les difficultés qu’il eût à vaincre dans cette marche rétrograde furent innombrables : les vivres manquèrent ; les routes avaient été détruites ; l’ennemi, plus au fait des localités, l’assaillait sans cesse avec avantage. Cependant Jumla, homme de tête et de cœur, triompha de tant d’obstacles et parvint à ramener la plus grande partie de son armée. Ce revers l’avait animé plutôt qu’abattu. Il écrivit à l’empereur qu’il se proposait d’arriver dès l’année suivante jusqu’en Chine. Mais en ce moment même une dysenterie terrible, suite ordinaire des grandes fatigues dans ces climats, décimait les rangs de son armée ; atteint par le fléau, Jumla, dont la constitution était déjà épuisée par l’âge et les fatigues, succomba promptement. En apprenant cette nouvelle, Aureng-Zeb dit au fils de Jumla, en ce moment auprès de lui : « Vous avez perdu un père, moi le meilleur et le plus dangereux de mes amis. » Peu après, c’est-à-dire dans la septième année du règne d’Aureng-Zeb, le vieil empereur Shah-Jehan rendit le dernier soupir ; il avait atteint un âge fort avancé, et selon toutes les probabilités cette mort fut naturelle ; toutefois l’opinion publique s’est long-temps obstinée à l’attribuer au pousta, sorte de poison fort en usage dans l’Orient, réservé aux princes emprisonnés par la raison d’État, et dont la mort violente pourrait avoir des inconvénients politiques. C’est un breuvage fait de têtes de pavot écrasées, et qu’on laisse infuser dans l’eau. On en porte tous les matins une grande coupe à chacun des prisonniers, et toute nourriture leur est refusée jusqu’à ce qu’ils l’aient complètement vidée. L’usage de cette boisson les prive insensiblement de leurs forces et de leur intelligence ; ils maigrissent, s’affaiblissent, s’hébètent de jour en jour, jusqu’à ce qu’enfin ils aient succombé. À la mort de Shah-Jehan, Aureng-Zeb devint maître de l’empire par droit de succession aussi bien qu’il l’était déjà par le droit de conquête. Il avait vu successivement disparaître tous ses rivaux, tous ses compétiteurs, c’est-à-dire à peu près toute la famille impériale. C’est aussi à compter de ce moment que l’histoire d’Aureng-Zeb se trouve contemporaine de celle des établissements anglais dans l’Inde.

À cette époque, une erreur commise par un secrétaire fut sur le point d’entraîner l’empire dans une guerre avec la Perse, et de le jeter en même temps dans toutes les horreurs de la guerre civile. À son arrivée au trône, Aureng-Zeb avait reçu des ambassades de félicitations du khan des Usbecks et du shah de Perse ; toutes les affaires du gouvernement étant réglées, il se disposa a les envoyer remercier en son nom. Le secrétaire de chancellerie, chargé de composer les lettres adressées aux deux souverains, désigna le shah de Perse par les mêmes titres que le khan des Usbecks. L’erreur fut prise par le shah pour une injure préméditée ; il commença ses préparatifs de guerre. Aureng-Zeb chercha vainement à expliquer ce malentendu par l’intermédiaire d’un ambassadeur : ce dernier ne put obtenir une seule audience du shah. Cependant, dans l’armée d’Aureng-Zeb les officiers appartenaient à des races fort diverses : les uns étaient mogols, d’autres afghans, d’autres turcs, un très grand nombre persans, et parmi ces derniers le visir lui-même. Aureng-Zeb n’était point disposé à mettre la fidélité de ces derniers à l’épreuve d’une guerre contre leur patrie et leur souverain. Une lettre adressée par le shah de Perse au visir fut interceptée : cette lettre parlait d’une conspiration existant parmi les grands fonctionnaires persans pour se saisir de la personne de l’empereur aussitôt qu’il entrerait en campagne. Aureng-Zeb, à la lecture de cette lettre, fait cerner par ses gardes les maisons des omrahs persans ; ceux-ci reçoivent la défense d’en sortir, sous peine de mort. Mais les chefs persans étaient nombreux et puissants ; le danger les unissait. Les représentants de la noblesse afghane détestaient les Mogols, qui avaient renversé du trône la dynastie des Afghans ; ils étaient disposés à faire cause commune avec les Persans. Le moment était critique pour Aureng-Zeb ; toutefois il était trop familier avec les armes de la ruse et du mensonge pour ne pas les reconnaître aux mains de ses adversaires : il ne fut pas long-temps à se douter que la lettre du shah pouvait bien n’être qu’une ruse, qu’un stratagème. Changeant, aussitôt de conduite, il envoie auprès des principaux omrahs, et sollicite leur présence à la cour. Ceux-ci avaient assemblé leurs amis, fortifié leurs maisons, n’attendaient plus que le moment de recourir aux armes. Mais une des filles de Shah-Jehan, la princesse Jehanara, favorite de son père, avait été de tout temps citée, remarquée par la façon distinguée avec laquelle elle avait toujours traité les Persans ; elle se rendit elle-même comme médiatrice, et dans son palanquin, à la porte du visir, démarche qui, dans les idées de ces peuples, était un suprême honneur pour ce dernier. Les portes de la maison, déjà barricadées, s’ouvrent aussitôt ; le visir, touché, attendri, se rend à la salle d’audience de l’empereur, il se prosterne devant le trône. Aureng-Zeb se hâte d’en descendre, il relève le visir et l’embrasse ; il ne cherche plus qu’à effacer toutes traces de ces débats. Aureng-Zeb s’empresse alors de marcher contre le shah de Perse, qui, profitant de ces désordres intérieurs, s’était avancé sur les frontières ; mais le shah mourut dans son camp avant que les deux armées ne fussent en présence. Le successeur ne se souciait pas de se donner les embarras d’une guerre au commencement de son règne ; de son côté, Aureng-Zeb était plus préoccupé de l’envie d’étendre ses conquêtes du côté du Deccan que de celui de la Perse. Ces dispositions réciproques rendaient facile un arrangement, et il fut effectivement conclu.

Aureng-Zeb était déjà depuis dix années sur le trône, lorsqu’un nouvel ennemi se présenta qui devait devenir promptement redoutable à ses successeurs : c’était Sevajee, le fondateur de l’empire des Mahrattes. Dans les régions montagneuses qui s’étendent des frontières de Guzeráte jusqu’à celles du Canara, se trouvait une race d’Indous encore sauvage, grossière, ayant moins participé aux progrès de la civilisation que les habitants des plaines, en même temps plus hardie et plus guerrière ; elle consistait en quelques tribus auxquelles on donna le nom de Mahrattes, nom qui fut ensuite étendu à beaucoup d’autres. Mheerut ou Mharat était le nom d’un district qui, sous les souverains du Deccan, faisait partie de la province de Dowlatabad ; il est à croire qu’il aura donné son nom, dans les premiers temps, à une portion du Deccan beaucoup plus considérable que celle comprise aujourd’hui sous cette dénomination, et qu’il a été le pays originaire des Mahrattes. Sevajee était fils de Shahjee, un Indou au service d’Ibrahim-Adil-Shah, roi de Beejapoore, dont il reçut un jaghire dans le Carnatique avec le commandement d’un corps de 10,000 hommes. Encore fort jeune, il fut envoyé résider à Poonah : zemindarie dont son père avait obtenu l’octroi, et dont il avait confié l’administration, en même temps que le soin de sa femme et de son fils, à l’un de ses officiers nommé Dadajee-Punt. La mère de Sevajee était pour son mari l’objet d’une aversion à laquelle le fils participait. Grandi en force de corps et en résolution d’esprit, dès l’âge de dix-sept ans, Sevajee avait rassemble autour de lui bon nombre de bandits à la tête desquels il ravageait les districts voisins. Dadajee s’étant empoisonné, effrayé, dit-on, des suites que pouvaient avoir les brigandages de Sevajee, ce dernier prit possession de la zemindarie. Son premier soin fut d’augmenter le nombre de ses troupes, d’étendre plus loin ses pillages et ses dévastations. À l’époque où Sevajee s’empara de la zemindarie de Poonah, son père était trop occupé dans l’Est pour être en mesure d’intervenir. À la même époque, Aureng-Zeb faisait en toute hâte ses préparatifs de guerre contre l’empereur ; il engagea Sevajee à se joindre à lui. Sevajee, manqua alors de tact et de prévision, il renvoya avec mépris le messager d’Aureng-Zeb, reprochant à ce dernier sa double trahison contre un roi et contre un père. Profitant bientôt des dissensions de l’empire mogol, il prit possession de la forteresse de Rajegur, dont il fit la capitale de son gouvernement ; il y ajouta Porundeh, Jegneh et plusieurs autres districts dépendants du roi de Beejapore. Il mit à mort par trahison le rajah de Jaowlee, et s’empara de son territoire et de ses trésors ; il pilla la riche et manufacturière ville de Kallean ; il s’empara de Madury, de Purdhaungur, Rajapore, Sungarpore, et d’une île appartenant aux Portugais. Le roi de Beejapore ayant fait marcher une armée contre lui, Sevajee fit au général qui la commandait des professions de repentir et de soumission, et l’engagea à une conférence où il le poignarda. L’armée, privée de son chef, se dispersa sans même tenter de résistance. Alors il fut facile à Sevajee de prendre rapidement possession de toute la région du Concan, région située entre les Ghauts et la mer de Goa jusqu’à Daman.

Aureng-Zeb, après la défaite de ses rivaux, envoya Shaista-Khan, avec le rang d’ameer-al-omrah, c’est-à-dire de chef des omrahs, pour commander dans le Deccan. Le rajah Jeswunt-Sing, qui avait racheté sa trahison dans la bataille contre Sujah par l’abandon postérieur de la cause de Dara, fut investi à la même époque du gouvernement de Guzerate. Aureng-Zeb avait alors le loisir de s’occuper des progrès de Sevajee : le vice-roi de Guzerate reçut l’ordre de coopérer avec le vice-roi de Deccan pour châtier l’aventurier mahratte. Sevajee n’était pas en mesure de résister à l’orage qui alors le menaçait : la forteresse de Jegneh lui fut enlevée ; l’amer omrah marcha sur Poonah, où il établit sa résidence. Mais là, un jour, ou plutôt une nuit, une bande d’assassins se fraya un chemin jusqu’à son lit ; il fut blessé à la main en parant un coup dirigé contre sa tête, son fils fut massacré. Les assassins, parmi lesquels se trouvait, dit-on, Sevajee, échappèrent. Les soupçons de Shaista-Khan tombèrent sur Jeswunt-Sing, car les circonstances de l’introduction de ces assassins étaient de nature à faire soupçonner quelque trahison ; quoi qu’il en soit, ces deux généraux furent rappelés. Après un intervalle de deux années, où le Deccan fut gouverné par Shah-Alaum, deux autres généraux, Jey-Sing et Diller-Khan, furent envoyés poursuivre la guerre contre le chef mahratte. Jey-Sing était rajah d’Abnir, et Diller avait obtenu le haut rang d’omrah au service de Shah-Jehan. Avant l’arrivée de ces deux chefs, Sevajee, avec la plus grande adresse, avait surpris et pillé Surate, à cette époque ville de grande importance et de grand renom, principal port de l’empire mogol, point de départ ordinaire des pélerins qui se rendaient à la Mecque. Les opérations des nouveaux généraux changèrent le cours des affaires des Mahrattes : les armées de Sevajee furent mises en déroute ; son pays pillé, saccagé ; Poorundeh, place très forte, où il avait placé ses femmes et ses trésors, assiégée et bientôt réduite aux dernières extrémités. Alors Sevajee usa d’un stratagème que nous verrons se reproduire plus d’une fois dans l’histoire d’Orient : seul et désarmé, il se présente tout-à-coup à l’un des avant-postes des troupes impériales ; il demande à être conduit au général ; là, il confesse sa folie de s’être attaqué à l’empire mogol, il expose son repentir, sollicite le pardon de sa révolte, et offre ses services à l’empereur. Il ajoute qu’il veut restituer vingt forts qui sont encore en son pouvoir. Jey-Sing, le général de l’empereur, accepte la proposition ; Sevajee reçoit l’ordre de se rendre à Delhi, en présence de l’empereur ; il obéit sur-le-champ. Il offrait de se mettre à la tête de la guerre alors imminente entre la Perse et l’empire : que cet offre eût été acceptée, qu’il eût été reçu avec les honneurs auxquels il se croyait des droits, et Sevajee se consacrait probablement au service du grand Mogol ; alors l’empire des Mahrattes n’aurait peut-être jamais existé. Aureng-Zeb se donna, au construire, le plaisir d’abaisser, d’humilier l’aventurier rebelle : quand ce dernier se présenta dans la salle d’audience, il le fit placer parmi les omrahs des rangs les plus inférieurs, traitement qui l’humilia jusqu’à lui arracher des larmes amères. Aussi, laissant son fils à un brahme qu’il avait connu à Mutterah, et qui le lui ramena plus tard heureusement, Sevajee s’échappa bientôt de Delhi ; il voyagea sous le travestissement d’un pèlerin, se rendit à Jaggernaug, et de là, par la voie d’Hyderabad, ne tarda pas à gagner son propre pays.

Le rajah Jeg-Sing, soupçonné bien à tort d’intelligence avec Sevajee, fut rappelé ; il mourut avant d’avoir pu se disculper dans l’esprit de l’empereur. Le prince Shah-Alaum et le rajah Jeswint-Sing furent envoyés pour le remplacer ; circonstance qui devint favorable à Sevajee. Jeswunt-Sing avait en effet peu de goût pour le service impérial ; il laissa traîner la guerre en longueur ; d’ailleurs des jalousies de rang parmi les chefs, des mutineries parmi les soldats, venaient à chaque instant paralyser l’armée impériale. Au contraire Sevajee, alors en possession d’une autorité sans limites, déployait la plus grande activité. À peine de retour au milieu des siens, il prit un titre royal et battit monnaie en son nom, ce qui dans l’Inde est considéré comme l’attribut le plus élevé de la souveraineté. Grâce à de sages arrangements pris avant son départ, pendant son absence ses troupes avaient été fort régulièrement payées, nourries, exercées ; aussi se trouva-t-il en mesure d’attaquer les forts et le territoire mogols. Surate fut pillée de nouveau ; il reprit successivement tous les forts qui lui avaient été enlevés, et ajouta quelques nouveaux districts à ses premières possessions. La faiblesse du gouvernement de Beejapore le lui fit considérer comme une proie facile ; cependant il ne pouvait se hasarder à commencer cette entreprise ou toute autre, jusqu’à ce que ses forteresses eussent été approvisionnées : et c’était chose difficile, car les armées mogoles couvraient le pays et l’affamaient. Mais Sevajee savait aussi bien se servir des armes de la ruse que de celles du courage : dans une lettre à Jeswunt-Sing, il lui dit que s’il a fui la présence impériale, c’est parce que le refus de ses offres de service, le danger perpétuel qu’il courait, lui en ont fait une triste nécessité ; il ajoute, en style oriental, qu’il n’en désire pas moins vivement rentrer dans les murailles de la fidélité et replacer son cou sous le joug de l’obéissance ; il dit encore que toute son ambition est de faire entrer son fils dans l’armée impériale, en supposant toutefois qu’il pût y obtenir un commandement en rapport avec son rang. La ruse réussit au gré de Sevajee : il obtint un emploi considérable pour son fils, et un armistice dont il profita pour approvisionner ses places fortes. Peu après le fils de Sevajee parvint à se retirer des rangs de l’armée de l’empereur, et sans éprouver beaucoup de résistance, Sevajee prit possession de plusieurs districts de l’État de Beejapoore, auxquels il imposa une contribution de guerre et trois lacs de pagodes. Jeswunt-Sing fut rappelé ; plusieurs généraux furent successivement envoyés contre les Mahrattes ; mais ceux-ci, grâce à leur manière de faire la guerre, déjouèrent tous les plans de leurs ennemis et les battirent souvent. En 1671, d’après les ordres de l’empereur, Aulum-Shah quitta l’armée ; Bahadur-Khan demeure seul chef de l’armée pendant cinq années ; mais cette période de temps ne fut signalée par aucun événement de quelque importance. Les efforts du vice-roi étaient en partie dirigés contre Beejapore et Golconde, par conséquent divisés, par conséquent affaiblis. En 1677, Sevajee contracta une alliance avec le roi de Golconde contre le roi de Beejapore et les Mogols ; il entra dans le territoire de Golconde à la tête de 40,000 chevaux. D’abord Sevajee semble vouloir demeurer fidèle à cette alliance ; cependant il a soin de placer des gouverneurs mahrattes dans toutes les places fortes ; il s’empare par trahison de la forteresse de Gingee regardée comme imprenable, et met le siège devant Vellore qui se défend pendant plus de quatre mois. Mais bientôt la nécessité de veiller par lui-même au soin de ses provinces occidentales rappelle Sevajee. Diller-Khan, successeur de Bahadur, continua la guerre commencée par ce dernier, qui lui-même vint le remplacer de nouveau dans l’année 1681.

Une guerre navale, la première dont il soit fait mention dans l’histoire de l’Inde, avait alors commencé entre Sevajee et ses ennemis. Au début de la carrière de Sevajee, un chef nommé Siddee-Jore avait le gouvernement de la ville de Dunda-Rajapore, port de mer au midi de Bombay, appartenant au roi de Beejapoore ; il avait en même temps le commandement de la flotte chargée de protéger les provinces maritimes de ce royaume ; car un grand nombre de pirates infestaient alors les côtes de l’Inde. Siddee-Jore étant occupé dans un autre endroit contre Sevajee, ce dernier arriva d’une manière inattendue à Dunda-Rajapore, et s’en empara par stratagème. La perte de Dunda-Rajapore irrita tellement le roi de Beejapoore contre Siddee-Jore, qu’il le fit assassiner. À cette époque, le fils, l’héritier de Siddee-Jore avait le commandement de la flotte en ce moment à l’ancre dans l’île fortifiée de Gingerah, située en face de la ville. Irrité du traitement que le roi de Beejapoore avait fait subir à son père, ce jeune homme offrit ses services, la flotte, dont il disposait et le fort de Gingerah à Aureng-Zeb. L’offre fut acceptée avec empressement. Le fils de Siddee-Jore, qu’on appelait encore Siddee, nom commun, à ce qu’il paraît, à tous les aventuriers abyssiniens qui passaient au service des rois du Deccan, fut rejoint par un grand nombre de compatriotes. À leur tête, il fit une guerre active à Sevajee sur toute la côte occidentale de l’Inde ; et ces aventuriers devinrent dangereux non seulement aux Mahrattes, mais à toutes les nations qui fréquentaient ces parages. Sur ces entrefaites, Sevajee mourut le 5 avril 1682, dans la forteresse de Rajepore, d’une inflammation de poitrine, à l’âge de cinquante-deux ans. Il avait déployé, pendant la durée d’une carrière si bien remplie, une fertilité d’imagination, une faculté d’invention, une fermeté de caractère et une constance d’esprit dans la poursuite de ses desseins qu’on ne saurait trop admirer. À la mort de Sevajee, ses États occupaient, sur les rives occidentales de l’Inde, une étendue de 400 milles en longueur et de 120 en largeur. Quant aux forteresses détachés dans lesquelles il avait placé des garnisons, et qui se trouvaient dans la Carnatique, une ou deux seulement paraissent à cette époque être demeurées dans ses mains.

Ce n’était pas seulement contre cette puissance naissante qu’Aureng-Zeb avait à lutter ; il lui fallut soutenir en outre une guerre obstinée d’abord contre les Afghans qui infestaient les provinces du nord, ensuite avec les Rajpoots d’Ajmer ou de Malwa. En 1673, les Afghans ayant fait une irruption dans le territoire du gouverneur de Peshawir, celui-ci les poursuivit dans leurs montagnes où toute son armée fut taillée en pièces. Un Afghan, qui avait servi dans les armées de Sujah, se trouva avoir avec ce dernier une grande ressemblance : les Afghans le proclamèrent roi de l’Inde ; toutes leurs tribus furent sommées de se réunir pour le placer sur le trône. Comme les Afghans étaient en mesure de mettre sur pied 150,000 hommes, c’était un grand danger qui menaçait Aureng-Zeb. Il se mit en campagne en personne, et traversa l’Indus vers la fin de l’année 1674. La guerre dura quinze mois environ ; les Afghans furent obligés d’abandonner le plat pays et de se réfugier dans leurs montagnes, où Aurang-Zeb était trop prudent pour les poursuivre ; il se contenta de faire établir une chaîne de forts pour résister à leurs invasions. Aureng-Zeb projetait encore la réduction des États rajpoots ; il ne pouvait se résoudre à voir sans jalousie l’existence indépendante d’un pouvoir aussi considérable, en état, disait-on, de mettre 200,000 hommes en campagne, et cela au centre, au cœur même de sa domination. Pour couvrir ses projets politiques, Aureng-Zeb mit en avant une grande ardeur de prosélytisme, affecta beaucoup de zèle pour la conversion des Indous à la religion musulmane. Jeswunt-Sing, ou le grand rajah, ainsi qu’on l’appelait parmi les siens, étant mort dans le voisinage de Cabul en 1681, ses enfants furent amenés à la cour d’Aureng-Zeb, qui fit des efforts pour les convertir à l’islamisme. Leurs serviteurs rajpoots trouvèrent moyen de les faire échapper et de leur faire regagner leur pays natal. L’empereur se vengea de cette désobéissance par une guerre qu’il conduisit en personne ; à l’aide de ses forces nombreuses, il parvint à chasser les Rajpoots du pays ouvert ; d’ailleurs ils continuèrent à demeurer en possession de leurs montagnes et de leurs forts ; et la guerre dégénéra en une multitude d’actions de détail, toujours sanglantes, quoique sans résultats décisifs. Le quartier-général d’Aureng-Zeb était placé à Ajmer, d’où il surveillait les opérations contre le Deccan aussi bien que celles de la guerre avec les Rajpoots.

Sambajee, fils aîné de Sevajee, lui succéda après quelques contestations ; un parti considérable se déclara pour son frère puîné, qui lui disputa long-temps la couronne ; toutefois, Sambajee demeura vainqueur. Pendant la guerre entre Aureng-Zeb et les Mahrattes, un de ses plus jeunes fils, Ackbar, tourna ses armes contre son père, mais Aureng-Zeb trouva facilement le moyen de semer la division parmi les révoltés. Ackbar, abandonné des siens, n’eut bientôt plus d’autres ressources que de chercher un refuge auprès de Sambajee. Sambajee et Aureng-Zeb comprirent tous deux, l’un ce qu’il gagnait, l’autre ce qu’il perdait à cette résolution. Le prince impérial fut reçu avec tous les honneurs imaginables par le chef mahratte, qui, en témoignage de respect, refusa constamment de s’asseoir en sa présence ; Aureng-Zeb résolut alors d’en finir avec l’ennemi qui l’avait si souvent importuné, en frappant un grand coup, un coup décisif ; en conséquence, en 1684, il se présenta il la tête d’une nombreuse armée à Aurangabad. Cependant tout se borna à l’attaque et à la défense de quelques forts sans résultats importants ; Shah-Alaum, fils de l’empereur, fut alors envoyé dans le Concan pour détruire les forteresses mahrattes de la côte ; le manque de vivres, les inconvénients du climat pour les troupes mogoles, l’obligèrent de s’en retourner après avoir perdu une bonne partie de son armée. En 1687, l’empereur résolut d’opérer la réduction finale des royaumes mahométans du Deccan, d’Hyderabad, de Golconde et de Beejapore, qui déployèrent de plus grandes forces et firent une résistance plus obstinée qu’on n’aurait dû s’y attendre. Ayant placé le quartier impérial à Ahmednuggur, Aureng-Zeb s’avança aussi loin que Sholapore, après avoir envoyé une armée vers Hyderabad, une autre vers Beejapore. Le chef de l’armée du roi d’Hyderabad, trahissant son devoir, passa à l’ennemi ; le roi, par suite de cette trahison, se vit contraint d’abandonner le pays ouvert : il s’enferma dans la forteresse de Golconde ; ou Shah-Alaum l’assiégea. Hyderabad fut prise et pillée. Le siège de Golconde était conduit par Shah-Alum ; Aureng-Zeb, qui ne se souciait point de laisser à ce dernier, surtout parce qu’il était son fils, la gloire de s’emparer de cette ville célèbre, se contenta pour le moment des premières propositions faites par le roi assiégé, remettant à un autre temps la soumission définitive du royaume. Beejapore fit, de son côté, une résistance obstinée, à laquelle le manque de vivres devait mettre un terme. Le siège durait déjà depuis quelque temps ; une attaque conduite par Aureng-Zeb en personne avait été repoussée : mais la famine contraignit la garnison à se rendre, et le jeune monarque fut livré aux mains d’Aureng-Zeb. À la même époque, Ackhar abandonna les Mahrattes pour chercher un autre asile en Perse. N’ayant plus rien qui le pressât d’agir contre les Mahrattes, Aureng-Zeb tourna toutes ses forces contre Golconde ; la ville se rendit après une résistance de sept mois et le roi fut fait prisonnier, de sorte qu’Aureng-Zeb eut alors entre ses mains deux des souverains du Deccan.

Un autre événement tourna tout aussi bien pour Aureng-Zeb. Sambajee, qui se trouvait à l’un de ses forts dans les montagnes, loin d’être sur ses gardes, passait tout son temps livré à ses plaisirs favoris ; un corps de l’armée d’Aureng-Zeb parvint à le surprendre et à s’emparer de sa personne, Sambajee était trop redoutable pour qu’il lui fût permis de vivre ; mais Aureng-Zeb souilla sa fortune en repaissant ses yeux du spectacle de son ennemi aux prises avec le supplice ; toutefois les terreurs de la mort n’abattirent point l’esprit, le caractère indomptable de ce fier Mahratte. L’empereur, poursuivant son succès sans perdre de temps, envoya aussitôt dans le Concan une armée dont les opérations furent heureuses : Rayree (ou Ragegur), que Sambajee et son père avaient fait leur capitale, ainsi que les femmes et les enfants de Sambajee, tombèrent au pouvoir du vainqueur. Cependant Rama, un frère de Sambajee, s’échappa du Concan, et, passant dans le Carnatique par le chemin de Seringapatam, se jeta dans le fort de Gingee, place d’une très grande importance ; par l’opiniâtreté de sa résistance aussi bien que par les délais intéressés des généraux de l’empire, il retarda pendant plusieurs années les arrangements définitifs que se proposait Aureng-Zeb dans le Deccan. Il donna de l’occupation aux armées impériales de 1692 à 1700, et durant cette période, rendit incomplète la soumission du Carnatique.

Aureng-Zeb tournait volontiers tous ses efforts contre les Mahrattes ; il comprenait combien cet empire naissant pouvait devenir redoutable dans un avenir rapproché. Mais pendant qu’il était occupé à la réduction des places fortes, les Mahrattes, sortant de leurs montagnes sous différents chefs, répandaient la désolation et le pillage sur les pays nouvellement conquis de Beejapore et de Golconde, même sur les provinces de Berar, de Candesh et de Malwa. Les soldats d’Aureng-Zeb les poursuivirent dans tous les sens, toujours victorieux partout où les Mahrattes acceptaient le combat ; parti auquel ceux-ci se décidaient, à la vérité, fort rarement : poursuivis de près les Mahrattes se réfugiaient d’ordinaire dans les montagnes ; puis, lorsque l’ennemi était obligé de se retirer, ils le harcelaient sur ses flancs et ses derrières, interceptaient ses convois, surprenaient ses détachements ; le moment venu où les troupes impériales s’étaient définitivement retirées, ils reprenaient le cours ordinaire de leurs dévastations. Aureng-Zeb était bien parvenu à s’emparer d’un grand nombre des places fortes des Mahrattes ; mais, pendant ce temps, ceux-ci ne cessaient de s’enrichir par le pillage des États de l’empereur ; ils croissaient journellement en fortune et en puissance, et l’avantage de la guerre était définitivement de leur côté. D’ailleurs, les infirmités de l’âge commençaient à se faire sentir à Aureng-Zeb ; il n’avait plus l’énergie de la jeunesse, et pourtant sa politique jalouse l’empêchait de donner de grands commandements à ceux qui en eussent été les plus dignes. Il mettait volontiers à la tête de ses armées ou de ses provinces des gens sans pouvoir, sans considération, et ne songeant qu’à s’enrichir. Les provinces au midi de la Nerbudda se trouvèrent de la sorte exposées sans défense aux incursions des Mahrattes. L’empereur persévéra dans ses efforts pour les subjuguer ; c’est à cela que furent consumées les années qui s’écoulèrent jusqu’à sa mort, événement qui eut lieu au camp d’Ahmednuggur le 21 février 1707. Aureng-Zeb était âgé de quatre-vingt-quatorze ans, et en avait passé quarante-huit sur le trône. Il laissa l’empire d’Ackbar agrandi d’un tiers par l’aquisition du Deccan.

Shah-Alaum, fils aîné de l’empereur, se trouvait en ce moment dans le Cabul : Aureng-Zeb l’avait nommé au gouvernement de cette province, parce qu’il la supposait peu dangereuse dans les mains d’un ambitieux, en raison de son éloignement du centre de l’empire. Aureng-Zeb laissait deux autres fils : l’un, Azim-Shah, était subahdar de Guzerate, l’autre, Kam-Buksh, avait été nommée récemment au gouvernement de Beejapore. Tous deux se trouvaient par hasard auprès de l’empereur au moment où celui-ci tomba malade ; à ce moment suprême, Aureng-Zeb, n’oubliant pas les préoccupations de toute sa vie, se hâte de les renvoyer à leurs gouvernements respectifs. Azim n’avait pas encore atteint le terme de son voyage, quand il apprit la mort de son père ; ce qui le fit retourner au camp impérial en toute hâte. Comme aucun compétiteur n’était présent il se fit prêter sans difficulté serment de fidélité par l’armée. Mais il n’avait nullement lieu d’espérer que Shah-Alaum consentît à résigner aussi facilement le trône et par conséquent la vie ; aussi Azim commença-t-il à se mettre aussitôt en marche vers les provinces du nord. À la nouvelle de la mort de l’empereur, Shah-Alaum avait déjà dépêché à ses fils, l’un gouverneur de Multan, l’autre gouverneur du Bengale, l’ordre d’avancer aussi promptement que possible à la tête de toutes leurs forces vers Agra. Le cadet, Azim-Ooshaun, fit une telle diligence qu’il put arriver à Agra avant Azim-Shah, et s’emparer du trésor impérial ; les armées des deux prétendants se trouvèrent bientôt en présence dans le voisinage d’Agra. Shah-Alaum écrivit alors à son frère une lettre où il proposait de se partager l’empire : cette proposition fut rejetée, les deux armées en vinrent aux mains ; et Azim-Shah perdit la bataille, où lui-même et ses deux fils laissèrent la vie. Shah-Alaum, qui prit alors le titre de Bahadur-Shah, fut en très grande partie redevable à la prudence et à la sagesse de Monaïm-Khan, son ministre des finances, de la victoire qui lui valut le trône ; il le récompensa en le créant visir. Cependant tout n’était pas fini. Le trône avait été prédit par des astrologues à Kam-Buksh, le troisième fils d’Aureng-Zeb ; bien que Shah-Alaum fut en ce moment dans son voisinage avec une armée fort nombreuse, et qu’il l’invitât à jouir en paix de son royaume de Beejapore, auquel il lui proposait d’ajouter celui de Golconde, le prince n’en courut pas moins à sa perte. Aureng-Zeb s’était proposé, en lui donnant le pouvoir à Beejapore, de le mettre à l’abri de la jalousie de celui de ses frères qui monterait sur le trône impérial ; dans ce but, il avait placé sous ses ordres un corps considérable de Mogols, compose d’aventuriers, de soldats de fortune arrivant journellement de la Tartarie, vivant à part de ceux qui étaient nés ou avaient été élevés dans l’Indostan. Le chef de ces Mogols était Ghazee-ad-Dien-Khan, homme chargé d’années et d’expérience, qui avait acquis beaucoup d’influence et de réputation dans le Deccan pendant les guerres d’Aureng-Zeb. Il vit bientôt dans le caractère inconstant et léger du prince la certitude de sa ruine prochaine : aussi ne tarda-t-il pas à accepter les propositions de Shah-Alaum, qui le pressait de passer à son service ; il fut nommé subahdar du Guzerate ; son fils, Cheen-Koolish-Kan, fut reçu favorablement à la cour. Kam-Buksh se trouva ainsi successivement abandonné de tous ses partisans. Cependant, il la tête de quelques centaines d’aventuriers, il osa risquer un combat près d’Hyderabad, où il fut blessé mortellement.

L’empereur sembla d’abord effrayé de s’engager comme son père dans le labyrinthe des affaires du Deccan. Laissant à ses lieutenants le soin de ce qui restait à faire, il se hâta, quoiqu’on fût au milieu de la saison des pluies, de se mettre en marche vers sa capitale. L’empereur n’était pas non plus sans inquiétude à l’égard des princes rajpoots, dont la désobéissance avait été provoquée par la guerre religieuse suscitée contre eux à la fin du règne d’Aureng-Zeb. Ajeet-Sing, le successeur de Jeswunt-Sing rajah d’Odypoor, et Jey-Sing, successeur du rajah qui s’était rendu fameux dans les guerres d’Aureng-Zeb, avaient formé une alliance politique cimentée par un mariage entre leurs deux familles : sans repousser ouvertement l’autorité de la cour de Delhi, ils s’efforcèrent du moins de mettre des bornes fort étroites à leur obéissance. Des mesures furent prises pour mettre un terme à ces essais d’indépendance ; mais un nouvel ennemi se présenta, qui rendit nécessaire au gouvernement impérial de se contenter de cette soumission telle qu’ils la voulaient bien pratiquer : les Seicks ravageaient alors la province de Lahore, la partie septentrionale de la province de Delhi, faisant subir mille outrages et mille cruautés aux Musulmans. Ce peuple marchait alors rapidement à une importance politique qu’il a conservée depuis ; son origine remontait jusqu’au temps de l’empereur Baber, fondateur de l’empire.

À cette époque un célèbre derviche ayant conçu une vive amitié pour le fils d’un marchand de grains de la caste des chactrias, l’engagea a demeurer dans sa maison ; il l’instruisit dans les préceptes et les doctrines de l’islamisme. Nannuck, c’était le nom de ce dernier, aimait la science ; mais bientôt il ne se contenta pas de savoir, il voulut enseigner. Dans les écrits théologiques sa lecture habituelle, il fit un choix des doctrines, des sentiments, des idées, des expressions même qui lui plaisaient le plus ; et de tout cela résulta un livre écrit, dit-on, avec élégance dans le dialecte du Punjaub parlé dans le pays, et qui eut de nombreux lecteurs et admirateurs. La renommée de l’œuvre de Nannuck, à laquelle il donna le nom de Kirrunt, ne tarda pas à se répandre de proche en proche. Peu à peu les lecteurs du Kirrunt devinrent une secte : ils se distinguaient par des vêtements et des pratiques analogues à ceux des Fakirs mahométans ; ils vivaient entre eux, séparés du reste de leurs compatriotes ; ils formaient des villages et des communautés appelées sungats, dans lesquelles un d’entre eux, nommé chef de la communauté, était élevé au-dessus des autres, les gouvernait. Neuf chefs ou patriarches, guides intellectuels de la secte, se succédèrent après Nannuck ; et pendant ce temps, les Seicks menèrent une vie paisible et inoffensive. Le dixième patriarche, nommé Teeg-Bahadur, était constamment suivi d’une multitude de disciples et d’enthousiastes. Un Fakir musulman vint s’unir à lui avec une suite assez nombreuse. La nécessité de subsister força bientôt ces sectaires à mettre à contribution les districts voisins ; puis cette vie de guerre et de pillage ne tarda pas à avoir des attraits pour eux ; elle les arracha à la contemplation ; et ils devinrent le fléau de la province.

Aureng-Zeb, alors sur le trône, ordonna au gouverneur de Lahore de se saisir des deux chefs de ces bandits, de bannir au-delà de l’Indus le Musulman, de conduire dans la forteresse de Gwalior l’Indou et de l’y faire mettre à mort. La mort ou l’absence de leurs patriarches était loin de suffire à éteindre l’ardeur religieuse des Seicks : ils élevèrent à la suprématie devenue vacante, sous le nom de Gooroo-Govind, un fils de Teeg-Bahadur. Gooroo est, comme on le sait, le titre par lequel les Indous désignent leurs guides ou leurs directeurs spirituels. Gooroo-Govind résolut de faire tous ses efforts pour éviter, autant que possible, le sort de son père : il engagea ses partisans, jusque là désarmés, à se pourvoir de chevaux et d’armes ; il les divisa en troupes, les plaça sous le commandement de ceux de ses amis dont la fidélité lui était le moins suspecte ; il pilla les pays voisins. D’ailleurs il n’était pas encore assez puissant pour tenir tête aux troupes régulières de la province ; bientôt deux de ses fils furent faits prisonniers, et lui-même obligé de chercher un refuge parmi les Afghans. Le désordre se mit peu après dans son intelligence, ce qui obligea ses partisans à lui donner pour successeur un d’entre eux nommé Banda, qui à peine élu résolut de tirer vengeance des mahométans pour le meurtre du père et des fils de son prédécesseur. Le vol, le pillage avaient été jusqu’à ce moment habituels aux Seicks ; le meurtre et la cruauté vinrent s’y joindre. Shah-Alaum, ému de tout ce qu’on racontait des cruautés de Banda, quitta le Deccan avec l’intention de l’aller châtier. À son approche, les Seicks désertèrent Sirhind et se retirèrent à Daber, place forte à l’entrée des montagnes, résidence ordinaire leur gooroo. Daber étant réduit aux dernières extrémités, Banda, avec ses principaux partisans, se retira dans les montagnes pendant la nuit, et peu après se trouva en mesure de reprendre de nouveau le cours de ses déprédations.

Shah-Alaum, après un règne de cinq ans, expira d’une maladie violente dans son camp près de Lahore, dans l’année 1712. Il avait quatre fils : Moïz-ad-Dien-Khan était l’aîné ; Azim-Ooshaun le second, en même temps que le favori de son père ; Ruffeh-Ooshaun le troisième ; Kojesteh-Akter le plus jeune. Parmi les omrahs, le plus puissant était Zulfeccar-Khan qui se croyait parfaitement en mesure de placer sur le trône celui des prétendants dont il embrasserait la cause. Mais Azim-Ooshaun étant parvenu à s’emparer des trésors de son père, se fit proclamer sans hésitation. Zulfeccar-Khan lui fit offrir ses services, et cette offre ayant été reçue avec dédain, il se donna tout aussitôt à Moïz-ad-Dien. Les trois frères étaient en ce moment étroitement unis ; il s’agissait pour eux de combattre Azim-Ooshaun, et, après l’avoir vaincu, de se partager l’empire. Azim-Ooshaun ne mit pas le temps à profit, et laissa ses frères faire leurs préparatifs sans les inquiéter ; il fut vaincu, et disparut après le combat sans avoir jamais été retrouvé. On crut généralement que son éléphant blessé l’avait emporté dans la rivière, où tous deux avaient trouvé la mort. Les vainqueurs songèrent alors à s’occuper de la partie la plus importante de leur tâche, c’est-à-dire de partager leur conquête. Mais Zulfeccar nourrissait d’autres desseins : soit qu’il craignît la division de l’empire pour le bien de l’État, soit que la faiblesse de ce prince lui donnât l’espoir de le gouverner, il avait résolu de placer sur le trône Moïz-ad-Dien comme seul empereur. Dans ce but il créa des dissensions parmi les vainqueurs ; deux combats suivirent ; et les deux compétiteurs de Moïz-ad-Dien ayant été défaits, le dernier fut immédiatement proclamé empereur, sous le nom de Jehandar-Shah. Son gouvernement et sa personne tombèrent bientôt dans le mépris. Une de ses concubines, ayant appartenu à la profession de danseuse, le gouvernait comme un enfant ; une pluie de grâces et de faveurs ne cessait de tomber sur les parents ou les anciens compagnons de cette femme ; ils avaient tout pouvoir, tout crédit ; ils disposaient de tout l’empire. Les nobles s’irritèrent contre ces nouveaux favoris qui osaient intercepter les rayons de la faveur impériale ; les peuples s’indignèrent de voir chez le souverain des vices qui suffisaient à jeter le mépris et la dégradation sur les moindres d’entre eux.

Jehandar-Shah, par toutes ces raisons, se trouvait peu en mesure de faire tête à l’orage qui devait éclater peu après. Feroskeer était un fils d’Azim-Ooshaun ; après la défaite de ce dernier, il dut songer à la fuite ou à la résistance. Deux frères, appelés les frères Syeds à cause de leur descendance du prophète, l’un nommé Abdallah-Khan, l’autre Hussein-Khan, jouissaient alors d’un grand crédit, d’une grande renommée dans l’empire ; l’un était gouverneur d’Allahabad, l’autre de Bahar. Feroskeer réussit à gagner l’amitié de tous deux ; avec leur secours, il se mit en mesure d’attaquer l’empereur, qui envoya pour le combattre son fils aîné Aïz-ad-Dien, homme sans talent et sans expérience. Les deux armées se rencontrèrent à Cudjwa, ville du district de Corah, où déjà s’était jadis livré une grande bataille entre Sujah et Aureng-Zeb. Aïz-ad-Dien, ainsi qu’un général plus âgé qu’on lui avait donné pour lui servir de guide, s’enfuirent la nuit qui précéda la bataille. Feroskeer, après un délai de quelques jours qui lui fit perdre une partie de ses avantages, se mit enfin en marche. Jehandar n’eut plus qu’à mettre sa vie et sa couronne au hasard d’une bataille : il prit la route d’Agra, avec tout ce qu’il put rassembler de troupes, tandis que Feroskeer arrivait d’un côté opposé. Les deux armées demeurèrent en présence pendant plusieurs jours, séparées par une rivière. Feroskeer la traversa pendant la nuit, on en vint aux mains, et les lignes de l’armée impériale furent rompues dès le premier choc. Un des généraux de l’empereur, Zulfeccar-Khan, combat avec une grande intrépidité, parvient à rallier une partie de l’armée, et se dispose à reprendre l’offensive dès le jour suivant. Cependant on ignorait ce qu’était devenu l’empereur : Zulfeccar dépêche à sa recherche de nombreux messagers ; mais ce prince était déjà loin et se dirigeait vers Delhi, caché sous un déguisement qui le rendait méconnaissable. Assud-Khan, le père de Zulfeccar, qui en ce moment tentait d’aussi grands efforts en faveur de l’empereur, était gouverneur de la ville : croyant la cause de ce prince perdue, il s’empara de sa personne, et écrivit à Feroskeer pour lui demander de quelle façon il devait disposer du prisonnier ; Feroskeer, abusant de sa victoire, le fit étrangler ; il fit étrangler aussi Zulfeccar, malgré le service éminent que venait de lui rendre le père de celui-ci. Les restes inanimés de l’empereur et du général qui lui était demeuré fidèle furent exposes et promenés, à côté l’un de l’autre, dans les rues de Delhi.

Feroskeer commença son règne par les mesures ordinaires ; il se hâta de se défaire de tous ceux qui lui faisaient ombrage par leur naissance ou leur mérite. Il songea aussi à récompenser ceux qui l’avaient aidé il conquérir le trône. Hussein-Khan fut nommé au poste de bukshi ou payeur-général de l’armée, avec le titre de Ameer-al-Omrah ; l’autre à celui de visir, avec le titre de Koottub-al-Mulk, c’est-à-dire le pivot ou l’axe de l’État. Cheed-Koolich-Khan, fils de Gazee-ad-Dien-Khan, chef d’un corps considérable de Mogols dans le Deccan à la fin du règne d’Aureng-Zeb, était connu par une grande haine contre Zulfeccar-Khan, le dernier général de l’empereur détrôné. Cette circonstance, jointe à une renommée méritée par de grands talents, le fit appeler au poste de vice-roi ou subahdar du Deccan ; elle lui valut en outre l’appellation de Nizam-al-Mulk, ou soutien de l’État : titre honorifique qui devint plus tard un nom propre pour ses descendants. Feroskeer n’était qu’un prince faible, bon seulement à être gouverné par des favoris ; aussi des intrigues de toutes sortes ne tardèrent pas à remplir sa cour. Un certain Jumla, autrefois cadi à Dacca, alors fort avant dans ses bonnes grâces, lui rendit bientôt suspects les deux frères, auxquels il devait son élévation. Le rajah Ajeet-Sing, comme nous l’avons dit, avait succédé à Jeswunt-Sing dans cette partie du Rajpootana connu sous le nom de Marwar ou Rhatore, dont Chitore et Odeypoor furent successivement la capitale. Le rajah résista aux efforts tentés par Aureng-Zeb pour le soumettre, il conserva son indépendance pendant les règnes de Shah-Aloum et de Jehandar-Shah. Hussein, l’Ameer-al-Omrah fut envoyé contre l’Indou rebelle ; il marcha à la tête de forces tellement considérables, que le rajah n’eut d’autre parti à prendre que de céder. En conséquence il se hâta de conclure un arrangement avec Hussein, ce qui lui fut facile ; Hussein se montrait lui-même impatient de retourner dans sa capitale. Abdallah, frère de Hussein, ne manquait ni de talent ni de courage ; mais, entièrement livré aux femmes, il était devenu incapable de s’occuper d’affaires ; il les abandonnait aux mains les plus subalternes Cette conduite donnait à ses ennemis des avantages dont ils surent profiter pendant l’absence de Hussein. Celui-ci, à son retour, demanda le gouvernement du Deccan, avec l’intention de le confier à un député. L’empereur le lui accorda, dans l’espérance qu’il s’éloignerait ; mais à peine fut-il connu que telle n’était pas son intention, que les dissentiments de la cour et des deux frères devinrent plus prononcés que jamais. Ils s’abstinrent de paraître en présence de l’empereur, s’entourèrent de leurs partisans, et se fortifièrent dans leurs palais. Pendant ce temps, le timide Feroskeer, qui voulait leur ruine sans oser la consommer, formait et abandonnait vingt résolutions par jour. Après un temps rempli d’incertitude et d’alarmes, une réconciliation fut enfin effectuée par l’entremise de l’impératrice-mère. On convint que Jumla, l’ennemi invétéré des deux frères, nommé au gouvernement du Bahar, partirait pour se rendre à ce poste en même temps que l’Ameer-al-Omrah se mettrait lui-même en route pour le Deccan. Hussein, en partant, laissa à l’empereur de menaçants adieux ; il lui dit : « Des dangers peuvent menacer mon frère, mais rappelez-vous que vingt jours suffisent pour arriver ici du Deccan. »

Banda, patriarche des Sicks, après la dispersion de ses partisans par Aureng-Zeb, ne tarda pas à les réunir de nouveau ; il étendit son autorité au-delà des limites où elle s’était renfermée jusqu’alors. Le subahdar de Lahore, envoyé contre lui immédiatement après l’accession au trône de Feroskeer, essuya une défaite et des pertes considérables. Le phousdar, ou commandant militaire et chef de justice de Sirhind, se hâta d’aller tenter la même fortune ; mais on le trouva un matin assassiné dans sa propre tente ; un seik s’était dévoué pour frapper ce grand coup. Le gouverneur de Cachemire fut alors nommé au gouvernement de Lahore, et reçut de l’empereur l’ordre d’agir vigoureusement contre les seiks. Après plusieurs engagements malheureux, Banda se trouva dans la nécessité de chercher un refuge dans un fort, où la famine le contraignit aussitôt à se rendre. Des cruautés sans nombre furent exercées sur tous ses adhérents ; quant à lui, emmené dans la capitale, il fut ignominieusement exposé aux yeux et aux insultes de la foule, puis mis à mort, après avoir souffert d’horribles tortures.

Le pouvoir des Mahrattes continuait alors à s’accroître. Bientôt il se montra formidable non plus seulement pour les provinces voisines, mais pour le trône impérial lui-même. Saoo-Rajah ou Sahogee, fils de Sembajee, avait succédé à l’autorité de son père et de son grand-père en qualité de chef de la confédération mahratte ; les discordes qui déchiraient l’empire mogol lui rendaient facile d’étendre la sphère de sa domination et de ses exactions. À la fin du règne d’Aureng-Zeb, la veuve de Rama, frère de Sambajee, jouissait pendant la minorité de Sahogee d’une autorité temporaire ; elle proposa de mettre un terme à toutes les excursions dévastatrices des Mahrattes dans les provinces du Deccan ; elle demandait en dédommagement un dixième du revenu de cette province, sorte d’impôt appelé par les Mahrattes Deesmukkee. Aureng-Zeb blessé dans son orgueil repoussa avec dédain la proposition. Mais sous les règnes de Shah-Alaum et de Jehandar les choses avaient changé de face ; à cette époque le gouverneur de la province, député de Zulfeccar-Khan, se soumit à payer le chout, c’est-à-dire le quart des revenus de la province ; certains districts érigés en jaghires pour des princes du sang royal, furent seuls exceptés. À l’arrivée de Nizam-al-Mulk, comme vice-roi du Deccan, la perception du chout donna naissance à des discussions bientôt suivies d’hostilités. Il gagna une grande bataille, et sans aucun doute serait parvenu à mettre des bornes au pillage des Mahrattes ; mais il fut rappelé à la cour au bout de peu de mois. Un des chefs mahrattes établit à cette époque une chaîne de petits forts le long de la route de Surate à Boorahanpoor, ce qui lui donnait la facilité de piller à son gré les marchands faisant le commerce entre les deux villes ; un corps de troupes impériales se mit en campagne pour faire cesser le désordre ; mais le commandant de ces troupes se laissa attirer par le rusé Mahratte dans un lieu défavorable, où il se fit tuer, ainsi qu’un bon nombre de ses soldats. L’Ameer-al-Omrah marcha lui-même alors pour atteindre le même objet, à la tête d’un corps d’armée plus considérable ; les Mahrattes évitèrent une action générale, et battirent en retraite ; ils furent suivis de près par le général impérial jusqu’à peu de distance de Sattarah, la résidence de Sahogee. Sattarah était au moment d’être assiégé ; mais la cour de Delhi aurait voulu que l’Ameer-al-Omrah trouvât de grandes difficultés dans sa guerre avec les Mahrattes : elle encourageait secrètement Sahogee à résister. L’Ameer-al-Omrah ayant appris ce stratagème, s’empressa de conclure la paix à tout prix ; non seulement il accorda l’impôt du chout (le quart du revenu), mais il y ajouta celui du Deesmukkee (le dixième) ; bien plus, il laissa s’établir à Aurengabad des agents mahrattes, appuyés d’une force considérable, pour la perception du revenu. Les provinces furent ainsi affranchies des ravages des incursions militaires ; en revanche, les peuples eurent à gémir d’un nombre inouï d’exactions de toutes sortes. Il y avait des collecteurs pour le trésor impérial, d’autres pour le chout, d’autres encore pour le Deesmukkee.

Un héritier de la faveur de l’émir Jumla avait capté la bienveillance de l’empereur par la promesse de le délivrer des deux frères Syeds sans le danger d’un conflit. Par son avis, les plus puissants grands-officiers ou vice-rois de l’empire furent appelés à la cour ; on leur fit des ouvertures pour le renversement de ces deux chefs ; mais il était visible pour tous que la ruine des deux frères ne profiterait qu’au seul favori : tous rejetèrent sans hésiter ces propositions. En apprenant ce qui se passait à la cour, Hussein se hâta d’accourir. Nizam-al-Mulk et quelques autres chefs s’étaient déjà détachés de la cause de l’empereur. L’orgueil et le ressentiment de Feroskeer le faisaient incliner par moment à de violentes mesures ; le moment d’après, c’étaient ses craintes et sa pusillanimité naturelle qu’on voyait triompher. Après un intervalle pendant lequel ces passions se succédèrent rapidement dans son esprit, il se mit à la merci des Syeds, se soumettant d’avance à toutes leurs exigences. Peut-être ceux-ci ne voulaient-ils pas pousser les choses jusqu’au point de détrôner l’empereur ; mais pendant cette espèce d’anarchie un grand tumulte s’éleva dans la ville. Feroskeer se réfugia dans l’appartement des femmes. Appelé plusieurs fois, il refusa de se montrer. Ses amis et ses serviteurs les plus dévoués prirent les armes. Le tumulte s’accroissait de moment en moment. Le visir se décida enfin à violer la sainteté du Zenanah ; comme nous l’avons dit, il était du parti des frères Syeds. Feroskeer, arraché de sa retraite, fut emprisonné ; Ruffey-al-Dirjaut, fils de Ruffeh-al-Kudder, petit-fils d’Aureng-Zeb par une fille d’Ackbar, pris parmi les princes confinés au milieu desquels il languissait depuis long-temps, fut placé sur le trône, et proclamé dans toute la ville au bruit du canon. En peu de temps, les troubles qui menaçaient de ruiner la ville s’apaisèrent, l’ordre et la tranquillité reparurent. Feroskeer avait régné un peu plus de six années ; son successeur, déjà atteint de consomption au moment de son accession au trône, mourut cinq mois après. Feroskeer, pendant sa captivité, avait péri de mort violente, sans qu’on sache encore si ce fut de sa propre main ou de celle d’un assassin. À l’exception des offices du palais donnés aux créatures des Syeds, tous les autres fonctionnaires de l’empire furent maintenus dans leurs postes. Nizam-al-Mulk voulait d’abord vivre dans la retraite ; il se laissa néanmoins persuader d’accepter le gouvernement de Malwa.

Ruffey-al-Dowla, le plus jeune frère de Ruffeh-al-Dirjaut, monta sur le trône vacant. Mais le gouverneur de la citadelle d’Agra avait sous sa garde un fils d’Ackbar, le plus jeune des fils d’Alaum-Gir : dans l’espérance d’être rejoint par un grand nombre d’autres chefs hostiles aux Syeds, il le proclama. Mais les Syeds ne laissèrent pas le temps aux contents de se concerter. Le gouverneur ne tarda pas à voir qu’il avait tenté une entreprise impossible ; il mit fin à ses jours. L’enfant maladif qui avait été placé sur le trône suivit ses prédécesseurs après un règne de trois mois. Alors ce fut à Rooshun-Akter, fils de Kojesth-Akter, le plus jeune des fils de Shah-Alaum, de monter sur ce trône devenu si fatal à ceux qui l’occupaient ; il prit à cette occasion le nom de Mahomet-Shah. Âgé de dix-sept ans, le nouvel empereur avait été sévèrement emprisonné depuis le commencement du règne de Jehander-Shah. Les Syeds étaient alors dépourvus de tout sentiment d’hostilité et de jalousie à l’égard du trône ; l’empereur et l’impératrice mère professaient la soumission la plus complète à leurs volontés ; néanmoins, parmi les grands-officiers de l’empire, il en était quelques uns qui ne voyaient pas leur triomphe et leur pouvoir sans haine et sans envie. Le gouverneur d’Allahabad s’étant rendu coupable de quelque manque de respect, Hussein, l’Armer-al-Omrah, se mit en mesure de le châtier ; le gouverneur mourut pendant que Hussein était encore en marche, et fut remplacé par son neveu, qui se tint prudemment sur la défensive. La difficulté d’assiéger Allahabad, fortement défendu par la Jumma et le Gange qui se rencontrent à l’entour de ses murailles, contraignit Hussein à renoncer au désir de la vengeance : il écouta les propositions de son adversaire, et lui donna le gouvernement d’Oude en échange de celui dont il venait d’hériter. Nizam-al-Mulk devint bientôt un objet de crainte et de préoccupations pour les Syeds. En prenant possession de son dernier gouvernement de Malwa, il trouva cette province, grâce aux dernières agitations de l’empire, toute remplie de confusion et de désordres. Des bandes considérables de bandits, ainsi qu’il s’en forme sans cesse dans l’Inde, infestaient et dévastaient le pays : Nizam-al-Mulk, dans le but de les combattre, ou peut-être se servant de ce prétexte, faisait de nombreuses levées de troupes. Il semblait que la cour impériale ne dût point y trouver à redire ; cependant les Syeds ne tardèrent pas à voir que les préparatifs de Nizam allaient de beaucoup au-delà de ce qui eût été nécessaire pour le seul maintien de l’ordre et de la tranquillité dans la province. Ils songèrent à écarter Nizam du gouvernement, mais s’y prirent d’abord avec de grands ménagements. Dans les termes les plus respectueux ils lui représentèrent que Malwa se trouvant à moitié chemin de la capitale au Deccan, il était convenable qu’elle fut assignée comme résidence a l’Ameer-al-Omrah, qui de ce point pouvait à la fois gouverner sa vice-royauté en même temps qu’être au courant de ce qui se passait à la cour ; le choix de ces quatre subahs, Multan, Candesh, Agra et Allahabad, lui fut laissé en échange de celui de Malwa. Nizam répondit par un refus hautain et dédaigneux. De part et d’autre on ne songea bientôt plus qu’aux hostilités : les deux frères envoyèrent une armée contre Malwa ; Nizam résolut de prendre possession du Deccan. Mettant promptement ce dessein à exécution, il s’empare par séduction de la forteresse d’Asere et de la ville de Boorahonpore ; là, il est joint par Eiwuz-Khan, subahdar de Berar et son parent, par un chef mahratte qui s’était mis en rébellion contre Sahogee, enfin par un grand nombre de Zemindars. Il rencontra et mit en déroute l’armée envoyée contre lui par les deux frères ; le gouverneur d’Aurengabad, qui s’était mis en campagne pour s’opposer à Nizam, fut tué dans une bataille, ce qui laissa celui-ci dominer dans le Deccan sans compétiteur ; et le gouverneur d’Hyderabad, à la tête de 7,000 chevaux, vint rejoindre le vainqueur. Pour mettre le comble à tant de circonstances heureuses, l’empereur, fatigué du joug des Syeds dont il sentait tout le poids, et impatient de s’en délivrer, encourageait secrètement, par de nombreux messagers, la rébellion de Nizam-al-Mulk.

Les deux frères Syeds hésitèrent et perdirent du temps. Parmi leurs partisans, les plus sages leur conseillaient d’abandonner le Deccan à Nizam, afin de se le concilier, ce qui leur permettrait d’appliquer toutes leurs forces à défendre le reste de l’empire. Ils ne goûtèrent point cet avis. Hussein, après quelques hésitations, se décida à marcher vers le Deccan avec une grande armée, emmenant avec lui l’empereur ; Abdallah s’était chargé de garder la capitale pendant ce temps. Les troupes furent assemblées et se mirent en marche. Une conspiration éclata alors dans l’armée ; Hussein, l’Ameer-al-Omrah, fut assassiné. Ces nouvelles atteignirent Abdallah, avant qu’il ne fût à Delhi, dont il allait prendre le commandement. Parmi ces princes prisonniers qui ne manquent jamais dans les cours de l’Orient, et qui deviennent d’un moment à l’autre des concurrents redoutables, il en choisit un qu’il proclama empereur ; la cérémonie à peine achevée, il se hâta de courir à la rencontre de l’armée impériale, alors en pleine marche sur Delhi. Une grande bataille fut livrée à Shapore, où Abdallah vaincu fut fait prisonnier. L’empereur, délivré de sa tutelle, entra en grande pompe dans la capitale, salué par l’artillerie, complimenté comme s’il se fût agi de son accession au trône. Mais de nouveaux troubles vinrent bientôt interrompre pour lui le cours de ces fêtes. Les Afghans se montrèrent en armes dans le voisinage de Peshawir, livrèrent plusieurs combats au gouverneur de la province, dont ils firent le fils prisonnier. Nizam-al-Mulk, dont on annonçait l’arrivée, était la providence sur laquelle la cour et l’empereur comptaient pour remédier à tant de maux ; l’empereur et les principaux de l’État le suppliaient de prendre l’office de ministre. Nizam-al-Mulk, se rendant à leurs désirs, accepta cette charge ; mais après avoir vainement essayé d’en remplir les devoirs et de remonter les ressorts de l’administration, s’apercevant que le manque d”énergie de l’empereur ne pouvait manquer de faire échouer toutes ses réformes, il fut saisi de découragement et d’ennui. Sous prétexte de réprimer quelques désordres dans le Guzerate, il s’éloigna de la capitale. De retour à Delhi après cette expédition, y retrouvant plus que jamais le désordre et la corruption, désespérant de pouvoir y remédier, il poursuivit sa route vers le Deccan.

Tout en comprenant qu’il en avait besoin, l’empereur haïssait le visir ; en ce moment le second sentiment l’emporta : il envoya au gouverneur d’Hyderabad l’ordre de le faire périr dans une embuscade, lui promettant, en cas de succès, le gouvernement du Deccan. La promesse était trop séduisante pour qu’il fût possible d’y résister : le gouverneur attaqua en effet Nizam ; mais ce dernier se tenait sur ses gardes, et l’agresseur paya de sa vie cette tentative. Cependant Nizam fut dépouillé du visirat, ainsi que de ses nouveaux gouvernements de Malwa et du Guzerate. Pour s’en venger, il encouragea à la résistance le député par lequel il gouvernait le Guzerate ; il encouragea de même sous main deux chefs mahrattes, Peelajee et Coantojee, à envahir les provinces voisines ; peu après, et toujours, dit-on, à l’instigation du Nizam, Bajee-Row, généralissime de Sahojee, rejoignit ces derniers. La lutte fut soutenue avec plus ou moins de vigueur par les députés impériaux jusque vers l’année 1732, où les provinces de Guzerate et de Malwa purent être considérées comme complètement soumises à la domination mahratte. D’ailleurs les Mahrattes n’étaient pas hommes à se contenter de ces nouvelles acquisitions : se livrant à des usurpations sans nombre, ils s’emparèrent successivement de différents districts dans les subahs d’Agra et d’Allahabad, et portèrent le pillage jusque dans les environs d’Agra. Leur opposait-on une armée, il battaient précipitamment en retraite, ravageant le pays ; puis le moment venu où cette armée se trouvait dans la nécessité de se retirer, faute de vivres et d’argent, ils se saisissaient de nouveau de la contrée pour la piller et la rançonner de plus belle. Sous ce règne, Bajee-Row pénétra avec ses Mahrattes jusque dans les faubourgs de Delhi ; il demeura pendant trois jours en possession des environs de la ville. Alors seulement, l’approche d’une armée impériale vint l’obliger à la retraite.

Cependant d’autres dangers allaient bientôt atteindre cet empire en ce moment tout prêt à s’écrouler ; un autre ennemi plus redoutable le menaçait. Les Sophis qui siégeaient sur le trône de la Perse étaient tombés dans la mollesse, la volupté, la négligence des affaires de l’État, suite trop ordinaire, dans les familles royales, d’une longue possession du pouvoir souverain. Le chemin était tout frayé à un usurpateur. Dans ces circonstances, un chef aventureux avait rassemblé autour de lui, au milieu de cette chaîne de montagnes, barrière naturelle de la Perse et de l’Indostan, un grand nombre d’Afghans, ses compatriotes ; à leur tête il pénétra en Perse et en conquit facilement plusieurs provinces. Le faible Hussein-Shah, alors sur le trône, se montra incapable de la moindre résistance. L’Afghan fut assassiné ; mais un de ses neveux, entreprenant et hardi jeune homme de dix-huit ans, le remplaça. Les provinces auprès de la Caspienne et du Caucase, celles dans le voisinage de l’Indus se révoltèrent. En 1722, les Afghans mirent le siège devant Ispahan même. La couronne tomba de la tête du faible Hussein ; la famille impériale fut massacrée, un seul fils de Hussein nommé Thamas en échappa. Un grand nombre des amis et des partisans de sa famille se réunirent à lui dans le voisinage de Tauris. Parmi eux se trouvait un certain Nadir, fils d’un berger du Chorassan. Nadir vendit les troupeaux de son père, et avec le prix de leur vente leva une troupe de bandits à la tête desquels il ne tarda pas à se faire remarquer par son audace, son courage, son esprit entreprenant. Il prit le nom de Thamas-Koolie-Khan, c’est-à-dire esclave de Thamas. L’état de la Perse n’était que trop favorable à l’ambition d’un tel homme ; en peu de temps il devint assez puissant pour tenir tête, souvent avec succès, aux Afghans. La fortune lui fut fidèle dans un grand nombre de combats ; il s’empara d’Ispahan en 1729 ; l’usurpateur afghan s’en était échappé, Nadir le poursuivit, le vainquit et le fit prisonnier. Les Turcs mettant à profit la faiblesse du gouvernement des derniers Sophis, avaient fait quelques conquêtes dans les provinces occidentales de la Perse ; Thamas-Kouli-Khan tourna ses armes contre eux et reprit ces territoires. Jusque là, tout en reconnaissant Thamas pour roi de Perse, il l’avait tenu dans une sévère réclusion ; cependant il se contentait de gouverner sous le nom du faible monarque. Encouragé par ce demi-succès, Thamas-Kouli-Khan cessa de s’astreindre à cette vaine formalité : il fit crever les yeux à l’infortuné Thamas, et se fit couronner roi de Perse, sous le nom de Nadir-Shah.

Les Afghans, toujours remuants, et qui ne cessaient de regretter la conquête de la Perse, causaient encore quelque désordre dans les provinces orientales ; Nadir leur fit une guerre d’extermination. Non content de les avoir chassés de toutes les parties accessibles de leur propre patrie, il se fraya un chemin dans le Candahar, contrée qui pendant plusieurs générations avait été détachée de l’empire mogol et annexée à la Perse. Cabul fut tout-à-coup rempli d’une multitude d’Afghans qui venaient y chercher un refuge contre les envahisseurs de leur patrie ; car Nadir s’acharnait sans trêve ni relâche à la poursuite de cette proie. Il était aussi mécontent du gouvernement de l’Indostan, qu’il accusait de n’avoir pas reçu quelques uns de ses messagers avec les égards convenables. La négligence qui présidait depuis long-temps au gouvernement du grand Mogol avait laissé sans la moindre garde pour les défendre, sans le moindre fort pour les fermer, les passes des montagnes donnant accès de la Perse dans le Cabul. Nadir-Shah commença par prétendre qu’il était loin de sa pensée de faire quelque tort à ses frères de l’Indostan : tout ce qu’il voulait, disait-il, c’était de châtier les Afghans réfugiés dans le Cabul, puis se retirer immédiatement, pourvu qu’il ne lui fût fait aucun dommage. Nadir-Shah rencontra une si faible résistance, qu’elle ne semblait pas digne d’exciter sa colère ; les Afghans tombés sous le sabre de ses soldats furent impitoyablement massacrés, et il allait se retirer, lorsqu’un accident imprévu vint tout-à-coup changer la face des choses. Déjà un messager, porteur de ses adieux à l’empereur, s’acheminait vers Delhi ; mais ce messager et l’escorte qui l’accompagnait furent massacrés par les habitants de Jellalabad. Les courtisans s’opposèrent à ce que Mahomet envoyât quelques excuses à l’occasion de ce meurtre ; bien plus, ils l’engagèrent à y donner son approbation officielle. Ils tournaient en ridicule toute idée que l’empereur pût avoir quelque chose à craindre de la part d’un berger pillard, d’un voleur du Chorassan : c’est ainsi qu’ils désignaient entre eux le terrible Nadir.

Nadir, suspendant aussitôt le mouvement rétrograde de son armée, marcha immédiatement sur la ville coupable ; les habitants en furent passés au fil de l’épée, sans distinction d’âge ni de sexe. Nadir se dirigea ensuite sur Peshawir, puis sur Lahore, où il ne rencontra qu’une faible résistance, et de là vers la capitale de l’empire par le chemin le plus court. Mahomet, entouré de courtisans et de flatteurs, sommeillait dans une fatale sécurité ; il ne se trouva personne assez osé pour troubler ce repos, en lui donnant l’avis que l’usurpateur persan se préparait à attaquer le grand Mogol, le descendant de Timour. L’armée impériale était bien entrée en campagne depuis deux mois, mais elle n’était encore qu’à Carnal, c’est a-dire à quatre jours de marche de Delhi ; c’est là qu’elle fut surprise par l’armée de Nadir, dont Mahomet et la cour ignoraient encore l’approche. La multitude confuse et indisciplinée qui composait l’armée impériale ne put tenir que quelques instants devant les bandes aguerries de Nadir ; l’Ameer-al-Omrah, blessé mortellement, mourut à quelques pas du champ de bataille. D’ailleurs, Nadir n’avait aucun souci de la conquête de l’Indostan ; ne se donnant pas la peine d’attaquer le camp des vaincus, il se prêta volontiers à des conditions d’accommodement. L”empereur, cédant à des conseils pacifiques en rapport avec la pusillanimité de son esprit, se rendit de sa propre personne dans le camp du vainqueur. Touché de cette démarche, Nadir se laissa persuader d’évacuer l’Indostan, moyennant une somme de deux crores de roupies. Malheureusement, l’insatiable ambition de Nizam-al-Mulk devait empêcher que cet arrangement ne fût définitivement conclu. Trop puissant pour être refusé, il sollicitait la haute dignité d’Ameer-al-omrah ; il l’obtint, mais un des compétiteurs qu’il avait pour ce haut emploi, Saadut-Khan, désappointé, voulut se venger de l’empereur et de Nizam : il fait secrètement donner avis à Nadir que deux crores de roupies sont une rançon trop faible pour l’Indostan, ridicule par son exiguïté ; que lui seul, simple officier de l’empire, ne serait point embarrassé de fournir cette somme, mais qu’il faut avant tout s’emparer de Nizam-al-Mulk, le seul qui puisse faire quelque résistance ; qu’alors les richesses, les trésors de l’empire deviendront sans plus de difficulté la proie du conquérant. Une perspective nouvelle autant qu’éblouissante s’ouvre tout-à-coup aux yeux du farouche conquérant. Mahomet-Shah et Mizam-al-Mulk sont rappelés au camp du Persan ; Nadir marche vers Delhi, qui ouvre ses portes pour le recevoir. Les deux premiers jours, la plus stricte discipline est observée par les Persans, le plus grand ordre règne dans la ville ; mais dans la nuit du second jour, par une étrange fatalité, le bruit se répand que Nadir-Shah a été tué. Les malheureux habitants croient le moment venu de se délivrer et de se venger des Persans : ils courent aux armes ; pendant la nuit la ville est livrée au tumulte, au carnage. Au point du jour, Nadir monte sur un lieu élevé qu’on montre encore à Delhi ; de là, il disperse ses soldats dans des directions différentes et dans tous les sens. D’après ses ordres, les Persans massacrent tout ce qu’ils trouvent, sans distinction d’âge ni de sexe ; depuis le lever du soleil jusqu’à la moitié de sa course, le sabre, la lance et le poignard frappent sans relâche et sans pitié ; le sang coule dans les rues, inonde les places publiques, baigne le pied des palais. Des cris de rage, de désespoir, s’élèvent de toutes parts, se mêlant au bruissement, au sifflement des flammes, car le feu avait été mis tout-à-coup à différents quartiers de la ville. Sur la terrasse d’un palais, et le glaive à la main, Nadir, semblable à l’ange exterminateur, présidait au massacre. Cependant, fatigué de meurtres, il fait donner l’ordre de cesser le carnage : aussitôt, telle est son autorité, la fureur du soldat s’arrête, le sabre rentre dans le fourreau, et le reste de la malheureuse Delhi est épargné. Cent mille cadavres jonchaient les rues ou s’amoncelaient sur les places publiques.

Au milieu de cet effroyable désordre, Nadir fit d’abord saisir le trésor impérial et ce qui appartenait à l’empereur, vaisselle, meubles, bijoux, palanquins, etc. ; le tout montait à environ 40 millions de livres sterling, un milliard de notre monnaie. Les banquiers, négociants et autres riches individus, furent mis à la torture pour les forcer à découvrir ce qu’ils avaient caché ou ce qu’ils étaient soupçonnés d’avoir caché de leur argent ; une forte contribution fut imposée à la ville, exigée, levée avec une inexorable sévérité ; on vit un grand nombre de riches habitants se tuer de leurs propres mains, afin d’échapper aux tourments qu’ils voyaient infliger à d’autres. La famine et la peste, provenant de tant de cadavres que le manque de temps avait empêché d’ensevelir, vinrent compléter ces maux. Ne se contentant point de cet immense butin, Nadir exigea en outre, comme condition de la paix, que toutes les provinces à l’ouest de l’Indus, Cabul, Tattah et une partie de Multan, seraient détachées de la domination de grand Mogol et ajoutées à la sienne. Toutes ces mesures exécutées, Nadir restitua à Mahomet l’exercice de sa souveraineté, en le replaçant sur le trône qu’il avait dédaigné de renverser. Commençant sa marche rétrograde le 14 avril 1739, il quitta Delhi après en avoir été en possession pendant trente-sept jours. Sandut-Khan, l’auteur du fatal conseil qui avait amené cette sanglante catastrophe, mourut à cette époque d’un cancer dans le dos. L’histoire offre peu de calamités semblables à celles qui accompagnèrent la terrible incursion de Nadir-Shah dans cette course à travers l’Indostan. Un derviche, frappé jusque dans sa solitude des cris de désespoir, des longs gémissements, des désolations de toutes sortes qui accompagnaient la marche du conquérant, eut le courage d’en sortir et de se présenter devant Nadir ; il lui dit : « Si tu es un dieu, agis comme un dieu ; si tu es un prophète, conduis les hommes dans la voie du salut ; si tu es un roi, rends les peuples heureux. » — Le conquérant répondit : « Derviche, je ne suis point un dieu pour agir comme un dieu ; je ne suis point un prophète pour conduire les hommes dans la voie du salut ; je ne suis point un roi pour rendre les peuples heureux… je suis celui que Dieu envoie aux nations qu’il a résolu de visiter dans sa colère. »

L’empire, déjà ébranlé, ne devait pas se remettre de ce choc terrible. Il avait atteint l’apogée de sa gloire au temps, d’Ackbar, il s’accrut en étendue sous Aureng-Zeb ; mais, à partir de ce moment, l’administration avait continué à perdre journellement de sa vigueur. À l’époque où nous sommes parvenus, l’empire se composait encore comme sous Aureng-Zeb de vingt-deux provinces ou vice-royautés, dont le Deccan comprenait six : c’étaient Cabul, Candahar, Lahore, Cachemire, Multan, Tatah, Delhi, Agra, Allahabad, Oude, Bahar, Bengale, Orissa, Guzerate, Ajmeer, Malwa, Berar, Aurengabad, Bednore, Amednaggur, Beejapore, Hyderabad ou Golconde. Le revenu total montait à environ 39 millions de livres sterling, immense somme en elle-même, quadruplée pour ainsi dire par le bon marché des objets nécessaires à la vie, en général quatre fois moins chers dans l’Inde qu’en Europe. Mais il manquait depuis long-temps une main assez forte, une tête assez puissante pour savoir employer toutes ces ressources. La vie se retirait peu à peu de ce corps immense. Nadir-Shah venait de le parcourir comme un fléau dévastateur ; le subah du Deccan ne professait plus qu’une obéissance équivoque au trône de Delhi ; les Afghans commençaient des invasions qui devaient se renouveler d’année en année plus longues et plus terribles ; les Seicks étaient toujours animés du double fanatisme de la guerre et de la religion ; les Mahrattes achevaient de fonder une puissance redoutable ; le midi de la Péninsule était, de fait, indépendant de l’empire ; enfin des ennemis plus menaçants encore, les Anglais et les Français, avaient pris simultanément pied au Bengale et dans le Carnatique. Les rivalités européennes de ces peuples devaient sans doute leur mettre les armes à la main sur ces nouveaux rivages, mais le vainqueur ne pouvait manquer de devenir pour l’empereur de Delhi un ennemi plus redoutable encore que tous les autres. C’est le moment d’examiner les moyens du gouvernement, les ressorts administratifs de cet empire au centre duquel allaient surgir tant d’événements importants, et dont la situation intérieure se trouvait elle-même singulièrement compliquée.

Les deux races superposées l’une à l’autre qui habitaient l’empire, les vainqueurs et les vaincus, appartenaient à deux religions différentes. Les conquérants suivaient la loi du Koran, les vaincus appartenaient en général au culte de Brahma, Ces deux religions, qui se repoussaient par tous les points, creusaient comme un abîme entre ces deux espèces d’hommes. Le nord de l’Inde fut le seul endroit où l’islamisme se répandit quelque peu ; il fut adopté par les Patans ou Afghans, destinés à jouer, plus tard, un rôle important dans l’histoire de l’Inde. Les armées conquérantes des dynasties tartares, celles mêmes qui ne firent que de simples irruptions dans l’Inde, y laissèrent un grand nombre de mahométans auxquels un beau climat, un pays riche, firent oublier leur patrie. D’un autre côté, les princes mahométans établis dans l’empire devaient tout naturellement préférer aux autres les soldats de leur religion : ces derniers, d’une constitution plus forte, plus robuste, se montraient plus aptes à supporter les fatigués de la guerre, que les Indiens subjugués. Cette préférence engagea de tout temps les aventuriers persans, tartares ou arabes, à venir chercher fortune dans l’Inde, où ils avaient de meilleures chances que dans leur patrie. Il se forma ainsi peu à peu dans l’Indostan une population d’environ 10 millions de mahométans. Ceux-ci se trouvaient à l’égard des indigènes dans la proportion de un à dix ; d’ailleurs ils se mêlèrent fort peu. Les mahométans habitent d’ordinaire la capitale, les grandes villes, les places de commerce, les postes militaires ; mais, dans l’intérieur du pays, il est rare, même à présent, d’en rencontrer quelques uns, à moins qu’ils ne soient fonctionnaires publics, collecteurs, etc.

Chacune des grandes divisions ou subah de l’empire était gouvernée par un subahdar ou sepahsillar, délégué immédiat et représentant de l’empereur. Les institutes d’Ackbar lui donnaient les instructions suivantes : « Qu’il fasse marcher devant lui la prière et la supplication ; qu’il ne songe qu’à faire du bien aux hommes et ne porte pas sur eux une main trop rude ; qu’il forme son caractère à la prudence ; qu’il ne communique son secret qu’à un petit nombre de personnes ; que le magistrat dont le cœur brûle pour la justice se multiplie sous son administration ; qu’il ne donne pas le supplice de l’attente à ceux qui demandent justice ; qu’il sache que son office est celui d’un tuteur, et qu’il agisse avec la plus extrême prudence ; qu’il sache que les bonnes dispositions du peuple à son égard sont les plus solides fondements de son pouvoir, et s’il a obtenu qu’elles le soient, qu’il dorme en paix ; qu’il tienne sous le joug de la raison sa faveur et sa disgrâce : qu’il s’efforce d’empêcher la désobéissance par de bons avis ; s’il échoue, qu’il punisse alors les coupables par des paroles dures, par des menaces ; qu’il les fasse saisir, emprisonner et fustiger ; qu’il les punisse par la perte de quelques uns de leurs membres, mais qu’il ne leur arrache la vie que dans les cas les plus extrêmes, après les plus mûres délibérations, etc., etc. » — Il est de plus enjoint au subahdar de protéger les faibles, d’employer les hommes vigilants et vertueux, d’avoir l’oreille accessible à la plainte, ouverte à la vérité ; de se rendre agréable à Dieu en aidant, en secourant les cultivateurs ; d’abréger son sommeil pour augmenter sa vie, de faire sa prière au moment où le soleil paraît à l’horizon, etc, etc. « Pour la plus grande prospérité de l’empire, continuent les institutes d’Ackbar, sa majesté, de la même façon qu’elle a appointé un sepahsillar pour chaque subah, a nommé un de ses intelligents et désintéressés serviteurs au gouvernement de plusieurs pergunnahs, sous le nom de phousdar. Il est sous les ordres du subahdar qu’il doit aider de tout son pouvoir. » — Le phousdar était ainsi le représentant du subahdar, de même que celui-ci l’était de l’empereur. Le phousdar accompagnait le subahdar dans toutes les expéditions militaires de ce dernier, tant qu’elles avaient lieu dans l’étendue de sa juridiction ; obligation qui cessait du moment que le subahdar franchissait les frontières. Le législateur avait voulu rendre le phousdar dépendant du nabob, quand il était de l’intérêt de l’empire qu’il le fût ; mais faire cesser cette dépendance dans le cas contraire, c’est-à-dire s’il arrivait que le subahdar voulût sortir de son gouvernement pour se mettre en hostilité avec l’empereur.

Les phousdars prenaient volontiers le titre de nabob, qui signifie député, remplaçant (locum tenens), et beaucoup plus relevé que le précédent dans les idées du peuple : ils l’exigeaient de leurs inférieurs. Les Européens établis dans leurs dominations n’avaient aucune raison de leur refuser un titre, que ceux-ci ambitionnaient si fort ; en conséquence ils le leur donnèrent facilement. Plus tard, ce nom de nabob atteignit dans l’Indostan une signification plus relevée encore : il devint synonyme de subahdar ou vice-roi, mais à une époque toute moderne, et ce fut la circonstance suivante qui lui donna, dit-on, naissance. Alee Gohur, fils de l’empereur alors régnant, ayant été forcé de quitter Delhi, par suite de troubles politiques, se réfugia dans le Bengale, auprès de Suja-Dowlah qui en était alors gouverneur, ou phousdar. Il l’appela frère nabob ; l’exprèssion parut un compliment de bon goût, passa dans la conversation ; et depuis lors fut toujours appliqué à Suja-Dowlah, ainsi qu’aux autres gouverneurs. Lorsqu’un nabob venait à mourir en fonction, le subahdar était en droit de lui donner provisoirement un successeur, mais cette nomination était soumise à la sanction de l’empereur. En droit, au point de vue de la légalité, subahdar et nabobs étaient des fonctionnaires publics essentiellement révocables. Il entrait même dans l’esprit ombrageux du despotisme impérial de les changer souvent ; c’était le vrai moyen de leur ôter la possibilité d’acquérir un grand pouvoir dans leurs gouvernements. Un nabob nouvellement nommé, partant de Delhi pour se rendre dans son gouvernement, se plaça, dit-on, à rebours sur son éléphant, c’est-à-dire la tête tournée vers la queue ; il fit la route de cette façon : interrogé sur cette étrange manière de voyager, il répondit : « Qu’il voulait voir venir son successeur. » L’affaiblissement graduel du pouvoir central ne devait pas tarder à changer cet état de choses : les nabobs, en commençant par ceux des provinces les plus éloignées, s’affermirent peu à peu dans leurs gouvernements ; au lieu du revenu total de leurs provinces, ils n’en firent plus passer à Delhi qu’une somme moindre et déterminée d’avance ; enfin, de progrès en progrès dans cette voie, ils devinrent indépendants. On les menaçait bien d’une grande armée qui devait incessamment partir de Delhi pour les aller châtier ; mais cette grande armée n’arrivait jamais. Les nabobs sont ainsi demeurés en paisible possession de leurs gouvernements, et, ce qui est plus étonnant encore dans un État despotique, on en a vu nommer eux-mêmes leurs successeurs, qui souvent les ont remplacés avec moins de difficulté que n’en a l’héritier légitime d’un royaume à monter sur le trône de ses pères.

La supériorité du nombre des Indous sur les mahométans a forcé ces derniers à laisser plusieurs princes indous en possession de leur pays ; ils y règnent paisiblement, pourvu qu’ils paient le tribut qui leur a été imposé par les traités. Ces princes possèdent une grande partie de l’empire : les États de la plupart d’entre eux sont fort peu considérables ; il en est d’autres au contraire, par exemple les rois de Mysore et de Tanjore, dont les États ne le cèdent point en étendue à ceux de plusieurs souverains européens. Parmi ces princes indigènes, surtout dans le Rajpootana, il en est qui prétendent descendre des familles les plus anciennes de toute l’Inde. Dans ces États il n’y a qu’un fort petit nombre de mahométans, et, à cela près d’un impôt payé par le chef de l’État, les choses en sont restées pour eux où elles en étaient aux premiers jours du monde ; on retrouve là le système complet, et pour ainsi dire sans mélange, de la civilisation indoue proprement dite.

Après le subahdar, venaient d’autres fonctionnaires, ses inférieurs dans la hiérarchie ; le dewan, le catwal, le cadi. Le dewan était le fermier-général des revenus d’une province ; il affermait les terres, en recevait les produits, recevait les droits de douane, de péage, etc. D’abord officier de l’empereur, il devint dans chaque province l’officier du nabob lorsque chacun de ces nabobs se fut fait une sorte de souveraineté indépendante du grand Mogol. Le catwal était une espèce de lieutenant ou préfet de police ; il était chargé de protéger l’ordre public, de surveiller les voyageurs, etc. « Le catwal, disent les Institutes d’Ackbar, doit surtout donner des chaînes à la violence ; faire punir et arrêter les voleurs et les malfaiteurs ; de sorte que chacun puisse dormir tranquille dans sa maison. Il veille à l’exécution des criminels, à la célébration des cérémonies religieuses, etc., etc. Celui-là, disent encore les Institutes, est digne de cette place, qui au courage joint la science de tenir dans la main gauche les rênes de l’administration ; qui a la marche souple, fière et intelligente de la couleuvre ; qui ne songe qu’à faire du bien lorsque tout le monde veille, et fait la ronde la nuit tandis que les autres reposent dans le sommeil. » — Le cadi jugeait tout ce qui concernait les héritages et les successions. Le Coran est à la fois pour les Musulmans la source de la croyance, la règle des usages, la loi civile et criminelle, etc. C’est dans le Livre sacré que le cadi puisait les motifs de ses décisions : Pour les Indous, tout ce qui concernait les questions d’intérêt, était de même affaire d’usage et de tradition ; ils remettaient volontiers leurs différends à la décision d’arbitres, choisis au gré des parties, et ordinairement dans la classe des Brahmes. D’ailleurs, en raison de la constitution de la propriété ; il y avait peu de procès qui ne se rattachassent à une question fiscale, c’est-à-dire où l’administration du fisc ne fût intéressée. Il en résulta avec le temps une organisation plus régulière de l’administration de la justice : nous en parlerons dans un moment.

Une institution qui fut dans les temps anciens la base et comme l’élément intégrant de la constitution des Indous, a persisté dans la domination musulmane ; nous voulons parler du village Indou. Sous les conquérants musulmans, le village continue d’exister avec une constitution aussi forte que précédemment. Un village est une certaine étendue de terrain comprenant quelques centaines ou quelques milliers d’acres de terre labourable ou en friche ; il ressemble à une corporation ou à une municipalité quand on le considère politiquement. Il a une sorte de gouvernement qui est composé comme il suit : le potail, ou chef du village, maire ou bourgmestre, a la surintendance générale des affaires du village ; il arrange les querelles, veille au maintien de bon ordre, touche les revenus du village. Le carnum tient registre des frais de culture et de tout ce qui s’y rapporte. Le tallier fait la recherche des crimes, des fautes, des délits ; il escorte et protège les personnes qui voyagent d’un village à l’autre. Le totie est chargé de la garde et de la mesure des moissons. Le gardien des limites est chargé de donner tous les témoignages dans ce qui les concerne ; le commissaire des eaux et des étangs distribue les eaux suivant les besoins de l’agriculture ; le brahme remplit les cérémonies du culte public ; le maître d’école enseigne aux enfants à lire et à écrire. Il y a aussi le calender brahme, ou astronome, qui annonce les époques favorables ou défavorables pour les semailles ; le forgeron et charpentier, qui confectionne les instruments d’agriculture et bâtit les cabanes ; le potier, le porteur d’eau, le barbier, le gardeur de bétail, le médecin, la danseuse, le musicien et le poëte. C’est sous cette forme de gouvernement que les habitants de la campagne ont vécu de temps immémorial. Les bornes de ces villages ont été rarement altérées, les villages eux-mêmes ont été quelquefois désolés par la guerre, la famine et la peste, mais ils ont conservé leur nom pendant les siècles ; les mêmes familles ont continué d’y faire leur résidence et d’y avoir leurs intérêts. Les habitants ne se mettent point en peine des renversements et des brisements de l’empire ; tant que le village demeure entier, ils ne s’inquiètent point à quel souverain il appartient ; quel que soit ce souverain, l’économie intérieure du village n’en demeure pas moins invariable : quoi qu’il arrive, le potail demeure toujours le chef des habitants, il est à l’abri des révolutions politiques dans ses fonctions de juge, de magistrat, de collecteur du revenu public. Ces villages sont ainsi une sorte de république, immuable base des monarchies chancelantes de l’Orient. Dans la plupart de ces villages il existe même une sorte de communauté des biens et des travaux qui permet à chacun de profiter de quelque manière de l’assistance de tous les autres. L’impôt dû par le village étant d’abord prélevé, les habitants se partagent ensuite le reste de la moisson en proportion de la quantité de terre que chacun a défrichée. Les uns vont au marché, les autres s’occupent de la culture, de la moisson, etc. ; et chacun a de la sorte ses occupations particulières, qui profitent à tous ; état de choses d’où résultent des avantages analogues à ceux que procure ailleurs la division du travail. Un autre usage mérite encore d’être remarqué ; les terres, dans quelques uns de ces villages, changent de mains tous les ans.

La quotité générale des impôts est ainsi décrite dans le rapport d’un comité du parlement chargé, en 1810, d’un examen sur les affaires de l’Inde : « Par la coutume du gouvernement indou, les cultivateurs ont droit à la moitié de la moisson de riz qui est le produit des pluies périodiques ; ils ont droit aux deux tiers environ de celle provenant des moyens artificiels d’arrosement. Tandis que la moisson est encore sur pied, la quantité des grains est examinée en présence des habitants et des employés du village ; elle est estimée par des personnes étrangères à celui-ci, que l’habitude a rendues expertes, habiles à estimer le montant du produit d’une étendue de terre quelconque, et qui d’ailleurs sont aidées dans ce travail par la comparaison du produit de l’année avec celui des années précédentes, constaté par les registres du village. La part du gouvernement étant alors fixée, déterminée d’avance, elle est payée soit en nature, soit en argent. Des produits du jardinage, dont la culture est plus dispendieuse et plus difficile, le gouvernement prend une plus petite portion. » D’après le docteur Buchanan, qui fit un voyage dans le royaume de Mysore, la moisson était partagée comme il suit entre le cultivateur et le souverain, sous le gouvernement de Tippoo, demeuré le même qu’au temps de Hyder. La moisson devait rester dans le champ jusqu’au paiement de l’impôt ; le paiement effectué, le grain était immédiatement partagé, toujours sur place, en un certain nombre de part ou de tas. Un tas consistait généralement en cent dix boisseaux de Winchester (chaque boisseau pesant environ trois kilog.), qu’on distribuait de la façon suivante : pour les dieux, c’est-à-dire pour les prêtres, il était déduit vingt-cinq seers (chaque seer était le tiers d’un boisseau), pour les brahmes mendiants autant ; pour l’astrologue et les brahmes du village un seer chacun ; pour le barbier, le potier, le porteur d’eau, le vasaradava, à la fois charpentier et forgeron, deux seers chacun ; pour le mesureur quatre seers ; pour l’aderca, une sorte de bedeau, sept seers ; pour le chef du village huit seers, avec lesquels il était obligé de subvenir aux sacrifices du village ; pour le comptable dix seers : toutes réquisitions qui demeuraient les mêmes quelle que fût la grosseur du tas, pourvu qu’il dépassât vingt-cinq boisseaux. Toutes ces portions retirées, le tas de grain était mesuré de nouveau. Alors pour chaque candaca, c’est-à-dire pour chaque mesure équivalant à cinq demi-boisseaux, il était déduit un demi-seer pour les gardes de nuit du village, deux seers et demi pour le comptable, autant pour le chef du village ; enfin l’épaisseur d’un pouce au-dessus de terre, mêlé à de la bouse de vaches, dans le but de le purifier, devenait le lot du conducteur des eaux. Le total de ces diverses déductions sur un tas de vingt candacas ou de cent dix boisseaux, était de 5 1/2 p. 100 sur le produit brut ; il revenait en outre sur le net 10 p. 100 au collecteur du revenu. Le reste du tas était alors partagé par portions égales entre le roi et le cultivateur ; ce dernier n’obtenait qu’à peine une compensation pour son travail et les frais de culture, le bénéfice total de la terre allait au souverain. Un certain M. Motte ayant entrepris un voyage, dans la province d’Orissa, à la recherche des mines de diamants, eut occasion d’observer l’assiette de l’impôt. Là, tout village était aussi taxé à une rente annuelle de tant de mesures de riz. Mais il y avait cela d’étrange, que la propriété particulière semblait ne pas exister dans cette province. Dès qu’un homme atteignait l’âge convenable, il lui était accordé une certaine quantité de terre labourable, suffisante à produire deux cent quarante-deux demi-mesures de riz, dont il devait payer soixante, c’est-à-dire environ un quart, au rajah ou roi. Quoique cet impôt fût moins fort que le précédent, nous pouvons répéter ce qui a déjà été dit, que le bénéfice de la terre allait au prince, et qu’il ne restait au cultivateur qu’une sorte de compensation pour son travail et les frais de culture.

Les zemindars et les ryots constituaient les personnages principaux, les rouages essentiels de ce système de gouvernement. Le dewan était un fermier-général affermant la totalité des terres de telle ou telle province, puis le zemindar se chargeait de la sous-louer en la partageant en un certain nombre de districts d’une étendue variable, qu’il distribuait soit entre des cultivateurs individuellement, soit entre un certain nombre de villages par l’intermédiaire de leurs chefs. Le ryot était le cultivateur immédiat du sol, et le zemindar formait ainsi un moyen terme, un intermédiaire entre le dewan et les ryots ; affermant à ces derniers la terre louée par le dewan, il faisait passer à celui-ci le prix de cette location, recevant pour ce service une commission, fixée en général à 10 pour 100. L’intérêt du zemindar consistait ainsi à sous-louer le plus cher possible les terres dont la location lui était confiée ; sous ce rapport, il représentait le collecteur du revenu pour tel ou tel district. Or, comme la collection du revenu dans un rude état de société, est l’affaire la plus essentielle du gouvernement, le zemindar, afin qu’il fût plus à même d’assurer cette fin, avait été dès l’origine, revêtu d’un pouvoir assez considérable. La police du district, le pouvoir judiciaire, au moins en partie, le commandement des troupes rentraient dans ses attributions. À la tête d’un district étendu, il avait tout l’extérieur, toute l’apparence d’un prince. Ressort singulièrement compliqué dans le gouvernement indou-mahométan, le zemindar était donc tout à la fois fermier, receveur du revenu, magistrat, officier de police. L’ensemble de ces pouvoirs le faisait d’abord ressembler, pour des yeux européens, à un seigneur féodal de l’Europe au moyen-âge. Un abîme existait pourtant entre eux. Le premier se trouvait le véritable propriétaire de terres qu’il donnait à bail ; le revenu lui appartenait pour la plus grande partie ; le zemindar, au contraire, n’avait qu’une commission sur les sommes versées par lui dans le trésor impérial, et à ce point de vue n’était qu’un banquier. Quant au ryot, bien que l’empereur seul eût, ainsi que nous l’avons dit, la propriété du sol, il n’en jouissait pas moins de la plupart des droits de la propriété. La coutume avait fait de la jouissance de la terre par lui une véritable possession, lui assurant la plupart des avantages de la propriété : il n’était pas dépossédé, à moins d’avoir manqué à ses engagements ; il pouvait céder son bail de la terre qu’il cultivait, pendant sa vie et après sa mort : autant que droits peuvent être établis par la possession, les siens l’étaient. En définitive les ryots se trouvaient donc dans la situation de fermiers, ayant la faculté de vendre ou céder leurs baux avec la seule restriction de respecter le droit de propriété du maître. Le zemindar, considéré par rapport au ryot et à l’empereur, représentait encore ce qu’est l’homme d’affaires du propriétaire dans les pays où le système des métairies est employé. Dans ce système, en effet, le produit est partagé en nature ; le propriétaire a généralement un intendant ou homme d’affaires chargé de recevoir sa portion moyennant un salaire, salaire ordinairement proportionné à la valeur de la récolte, ce qui achève l’analogie. D’un autre opté, le zemindar jouissait pourtant ; nous le répétons, d’une autorité qui lui donnait quelques points de ressemblance avec le seigneur féodal.

Le zemindar exerçait la juridiction civile et criminelle dons les limites de son territoire. La cour criminelle qu’il présidait s’appelait phousdary ; là, il infligeait toute sorte de peines, et même des punitions capitales. Dans la cour civile, appelée andawlut, il décidait toutes les questions ayant rapport à la propriété, avec une amende de 25 p. 100 sur le sujet en litige, perçue à son profit. Aucune loi, que le Koran, les commentaires du Koran, les coutumes du pays, ne restreignaient son autorité. Dans les cas relatifs à la religion, les cadis ou les brahmes étaient appelés pour expliquer l’un la loi mahométane, l’autre la loi indoue ; leur opinion entraînait la décision. Dans l’origine, la décision des questions de revenus, aussi bien que celle des autres questions, avait été donnée aux zemindars ; vers l’année 1760, la décision des questions fiscales leur fut enlevée et fut transférée dans chaque province à un officier appelé naïb-dewan ou député fiscal. Outre ces tribunaux de districts, deux cours criminelles siégeaient encore à la capitale ; l’une, présidée par le nazim, appeléeRoy Andaunlut, punissait les crimes capitaux ; les délits moindres ressortaient d’un magistrat nommé phousdar, mais avec faculté d’appel par les prévenus au nazim. Il s’y trouvait aussi une cour fiscale, présidée par le dewan ; celle-ci prononçait sur toutes les questions touchant au revenu, par conséquent toutes celles concernant les terres. Les causes purement civiles étaient jugées par une cour appelée Darago Andaunlut al Alea, à l’exception cependant de celles d’héritage et de succession : ces dernières réservées au cadi ou muphti. Enfin un officier, avec le titre de mohtesib, surveillait les poids et les mesures, et les autres détails de service.

L’empire présentait ainsi de singuliers contrastes dans ses institutions. Sur le trône le grand Mogol, descendant de Tamerlan, demeurait dépositaire, du moins en apparence, d’une autorité sans limites ; dans la province, des subahdars, ses représentants, administraient les grandes subdivisions de l’empire, au nom de l’empereur ; dans la décadence de l’autorité impériale, on les vit d’ailleurs non seulement s’installer à vie dans leurs charges, mais les transmettre à leurs enfants ; au-dessous, à côté d’eux, se trouvaient un grand nombre de princes indigènes, de rejetons des anciens souverains dont la domination avait précédé de bien des siècles la conquête mogole. Les uns et les autres déléguaient leur autorité à un grand nombre de fonctionnaires, par les mains desquels ils administraient et gouvernaient. Puis, au-dessous de cette hiérarchie aristocratique et administrative se trouvait le village, sorte de municipalité, de république, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, et dont la constitution était demeurée invariable sous tous les gouvernements qui s’étaient successivement remplacés sur le sol de l’Inde ; le village présentait tellement peu de surface qu’il pouvait entrer dans les édifices politiques les plus différents, il avait assez de consistance pour ne pas être brisé dans leur chute. C’est ainsi que dans l’ordre physique les mêmes molécules intégrantes peuvent passer successivement dans les formes de cristallisation les plus variées. L’empire mogol était donc tout à la fois despotique par sa tête, aristocratique et féodal dans son milieu, municipal et républicain à sa base.

Le Mogol et l’Indou, ces deux peuples vivant sur le même sol, présentaient des contrastes moraux non moins étranges, non moins curieux. Les Indous professaient un panthéisme universel ; ils divinisaient la nature entière ; ils remontaient, par une chaîne non interrompue, du brin d’herbe ou du grain de sable qu’on foule aux pieds jusqu’au trône du Dieu universel et absolu. Pour eux, Dieu était dans le monde et le monde dans Dieu ; l’islamisme, au contraire, avait, pour ainsi dire, encore exagéré l’idée de l’unité et de la personnalité de Dieu, telle qu’elle était professée par le christianisme ; le prophète avait dit : « Infidèle est celui qui dit que Dieu est un troisième de la Trinité ; il n’y a point de Dieu, si ce n’est le Dieu unique. S’ils ne désavouent ce qu’ils avancent, un châtiment douloureux atteindra les infidèles. » Dans aucune religion, l’abîme qui sépare Dieu du monde n’a été creusé aussi profondément que dans le mahométisme. En même temps, Dieu n’en gouverne pas moins le monde par sa volonté, manifestée par le prophète ou le chef politique. Le panthéisme indou reconnaît un lien entre toutes les parties de l’univers, un rapport nécessaire entre le passé et le présent ; pour l’Indou, dans l’univers tout se tient, tout se fait par un enchaînement inévitable de causes et d’effets : dans l’islamisme règne un seul Dieu, dont la volonté, qui n’est jamais enchaînée par le passé, le présent ou l’avenir, se meut sans obstacle et avec une liberté illimitée. L’Indou est lié à sa caste, liée elle-même à l’ordre général de l’univers ; il est essentiellement garrotté par les milles et mille prescriptions de sa religion ; il se sent un anneau dans une chaîne qu’il ne peut rompre, de tous côtés il se trouve entouré de barrières infranchissables : le musulman, croyant à la fatalité, prenant pour des ordres de Dieu les moindres inspirations de sa propre volonté, se sent libre et sans obstacle au sein du monde, il agit avec une indomptable violence ; ce qu’il veut, c’est Dieu qui le veut ; il s’élève ou s’abaisse, dans l’ordre politique, avec autant de liberté que l’oiseau dans l’atmosphère. C’est ainsi que ces deux sociétés, malgré leurs fréquents points de contact, n’ont pu se pénétrer réciproquement ; toutes deux se repoussent mutuellement de toutes leurs forces ; elles demeurent étrangères, sont profondément antipathiques l’une à l’autre.