Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVIII/Chapitre 1

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LIVRE XVIII



CHAPITRE PREMIER

ÉPUISEMENT ET PARALYSIE DE ROBESPIERRE. — L’ÊTRE SUPRÊME (6 AVRIL 1794).


Attitude de la Convention. — Irritation de Robespierre, 5 avril. — Annonce d’une fête à l’Être suprême, 6 avril. — Solitude de Robespierre, — II avait brisé les fils qui dirigeaient les partis.


Pendant l’exécution même, la Convention restant muette, les deux comités remplirent la courte séance. Couthon, Vadier, se relayant, dirent, redirent à l’Assemblée qu’elle avait bien heureusement échappé à un grand péril, que Danton infailliblement l’aurait égorgée.


Aux Jacobins, c’était plus : Danton méditait un massacre universel de Paris.

Vadier, gracieux et bon, ajouta qu’on savait bien que l’Assemblée, en général, était intègre, que tout membre serait à même de prouver sa délicatesse, en rendant compte de sa fortune. C’était dire : « Assez de sang. La Convention n’a rien à craindre.

Les représentants revenus de mission ne resteront plus sous le poids de vagues accusations. Ce compte rendu finira tout. »

La chose, appuyée de Couthon, fut décrétée à l’instant même. S’échauffant alors à froid, les deux acteurs protestèrent qu’on avait tort de parler de dictateurs et de décemvirs : « Nous, dictateurs ! » dit Couthon. Et alors, tous les deux levant leur bras débile, le vieillard et le podagre jurèrent que, si jamais il s’élevait un dictateur, il ne mourrait que de leur main.

Mais là ils eurent infiniment plus de succès qu’ils ne le voulaient. La Convention, si morte jusqu’à ce moment, tout à coup vivante et ressuscitée, se leva comme un seul homme, jura, d’une voix de tonnerre, qu’en effet le dictateur serait poignardé. Cette scène eut tout l’effet d’une répétition préalable du drame de Thermidor.

Robespierre visait-il à la dictature ? Vaine question désormais. Quelque peu qu’il l’eût désirée jusque-là, elle lui devenait indispensable dans la terrible situation où il s’était mis. Elle était son seul asile, sa nécessité, sa fatalité. Il y était poussé et par son propre danger et par l’exigence de son parti.

En un mois ou six semaines, comme on le verra, il se trouva nanti de tout instrument de pouvoir. Mais cela n’était rien pour lui. Il voulait le pouvoir moral. Et ce violent cri de l’Assemblée, qui semblait venir à lui de l’échafaud de Danton, que voulait-il dire ? « Jamais ! »

Il y répondit le soir, aux Jacobins, par un autre « Jamais ! » non moins furieux. Ce que Vadier et Couthon avaient proposé et fait décréter, la reddition des comptes et l’exposé des fortunes, cette chose accordée, consentie, qu’on croyait généralement que Couthon disait au nom de Robespierre, il la combattit aigrement, soutenant que cette mesure favoriserait les fripons. C’était retenir sous le coup d’un procès, pour une époque inconnue, pour l’époque qui plairait au pouvoir, une foule de représentants, spécialement les deux cents membres qui avaient rempli des missions.

Jamais il ne se montra plus amer, plus sauvage, et cela le soir du jour où il avait obtenu l’énorme concession d’un si horrible sacrifice ! Que fallait-il donc pour l’apaiser ? Que pouvait-on prévoir de l’avenir ?… Et le surprenant objet sur qui l’orage tomba fut un Dufourny, homme fort secondaire, absolument indigne de toute cette colère royale.

L’espoir trompé, l’implacabilité visible d’un maître qui ne se contenait plus, ajoutèrent un degré cuisant de haine et d’envenimement à la douloureuse plaie que Danton laissait dans les cœurs.

Aussi quand, le 6 au matin, Couthon dit : « Nous préparons un rapport sur une fête à l’Éternel », il y eut sur la Montagne comme un grincement de dents.

Quoique Couthon n’eût pas dit le complément de la chose, qu’on ne sut qu’un mois après (liberté des catholiques), tous odorèrent le catholicisme qui venait derrière, le retour à l’Ancien-Régime, qu’on venait déjà de flatter si cruellement par la mort des pères de la République !

Quoi ! le lendemain d’un tel jour ! et la tombe ouverte encore ! parler de fête et de Dieu !… Où la fera-t-on cette fête ? Sur la place où échafaud l’ fume ?… ou bien dans le parc maudit où la chaux dévore tout ce qu’adora la France, ces bons cœurs, ces nobles cœurs, amis de l’humanité !

Et ce ne fut pas la Montagne seule qui sentit cela. Même à la droite et au centre, les croyants pour qui on parlait n’accueillirent point du tout ces avances à contretemps. L’effet de cette parole fut sur eux celui d’une corde fausse qui déchire l’oreille. Ordonner la joie dans le deuil, une fête dans cette boucherie, parmi le printemps et les fleurs, faire chanter ceux qui pleuraient, qui mourraient demain peut-être, oser, entre deux guillotines, entonner des hymnes, était-ce là honorer… ou souffleter Dieu ?

Tous taxèrent également Robespierre d’une impudente hypocrisie.

Ils se trompaient. Son appel à Dieu, tout étrange que fût le moment, était spontané, sincère. Quelque aigrie et faussée que fût sa nature, si dévastée que fût son cœur, fils de Rousseau, il en gardait toujours une certaine idéalité religieuse. Et il y avait recours dans l’effroi qu’il éprouvait de son grand isolement.

Il avait eu l’épouvantable succès de raser tout à la fois. Deux hommes restaient, sur le monde détruit, et nul avec eux. L’un, blême, épuisé, ayant donné son fruit, un homme désormais ouvert, tout entier révélé et vide. L’autre, ce jeune génie, obscure et redoutable énigme de l’avenir, qui venait de tuer Danton (lui seul et non pas Robespierre). Et maintenant il regardait son maître, attendait, exigeait son oracle… Robespierre sentait bien qu’il devait se renouveler, trouver, créer quelque chose, ou qu’il périrait. Mais peut-on créer sans Dieu ?

Rappelons en peu de lignes sa destinée depuis le 31 mai. Deux spectres l’avaient poursuivi.

Le spectre de la guerre sociale, qu’il ne combattit qu’en subissant longtemps la misérable alliance d’Hébert, par qui il écrasa Jacques Roux, pour qui il ménagea Ronsin, s’engrenant dans une série d’étonnantes contradictions, à Lyon surtout, où les amis de Chalier furent tantôt combattus, tantôt défendus par lui.

Un autre spectre le suivait, la corruption publique, mal naturel d’un peuple esclave lancé tout à coup dans la liberté. Robespierre vit partout la corruption et la poursuivit partout, spécialement chez ceux qui notaient ses contradictions. Crut-il vraiment que tous ses ennemis étaient des hommes vendus ? Je le pense. Sa terrible imagination lui fit croire tout ce qu’il avait intérêt de croire. Ils disparurent. Mais après ? Qui les remplaça ? Personne. On a retrouvé les listes qu’il faisait et refaisait des hommes qui restaient possibles. Ce sont toujours les mêmes noms, infiniment peu nombreux. Cette stérilité est tragique. Il cherche et ressasse toujours, il fouille dans les inconnus, il va descendant et ne trouve rien. Plus d’hommes ! Quoi ! la vie est toute épuisée ? Non, sans doute, elle est ailleurs, mais décidément elle n’est plus dans les voies de Robespierre.

C’est dans cette horreur du vide qu’il se retourna violemment vers la source de la vie. Mais la retrouve-t-on comme on veut ? L’idée de Dieu est féconde, quand elle jaillit du cœur, quand cette idée est sentie dans son essence vitale, qui est la Justice. Le mot Dieu n’est pas fécond ; abstraction, verbalité, forme scolastique et grammaticale, si c’est là tout, n’espérez rien.

Comme Être suprême, c’est-à-dire comme neutralité politique entre la Révolution et le Christianisme, entre la Justice et la Grâce, c’était la stérilité même, l’aridité et le vide.

Ainsi, par horreur du vide, Robespierre tournait vers un vide pire encore, — car, sous forme vague et neutre, cette équivoque abstraction nullement neutre en réalité, arrêtait la vie nouvelle, tandis que la mort, le passé, à la faveur de ce nuage, relèveraient les vieilles pierres où pouvait heurter la Révolution.

L’idée bizarre de Robespierre était que la France avait perdu Dieu et qu’il allait le lui rendre. Dieu ! mais où n’était-il donc pas ? Qui ne le voyait aux frontières, illuminant de ses éclairs la marche de nos armées ? Qui ne le voyait dans l’humble dévouement de nos soldats, dans cette vie de sacrifices obscurs dont le type connu fut Desaix ? Qui ne vit Dieu dans la grande âme de cette église militante qui, par ses travaux anonymes, a fondé sans bruit les trente mille lois où la France inaugura l’égalité ? Dieu était-il invisible sur la place de la Révolution dans les yeux de tant de martyrs de la liberté, dans le dernier chant de Vergniaud, le dernier mot qu’écrivent Phelippeaux et Desmoulins ?… Disons plus : en des cœurs même nullement irréprochables, en des cœurs que la mort lavait, en ce suprême regard que Danton jeta au ciel… quelque chose de Dieu fut encore…

L’infirmité du scolastique était de croire qu’il fallait chercher Dieu dans un livre, à telle page de Rousseau, comme dans un dictionnaire, de ne pas le reconnaître dans les formes infinies de la vie et de l’action nationale. Blasphème énorme de dire que la France était sans Dieu ! Toute fatiguée qu’elle était, cette nation, et brûlée à la surface, elle bruissait au dedans de cent fleuves inconnus. Et c’était un individu, faible et pâle bâtard de Rousseau, et lui-même tellement dévasté, qui se chargeait de la rajeunir ! À cette mer de fécondité qui verse les eaux à l’Europe, le désert disait : « Sois féconde ! »

Le point par où il se rencontrait bien plus directement avec l’instinct populaire, c’est par ce que j’appellerais la croyance au Diable.

Le peuple attribue tous les maux aux personnes plus qu’aux choses. Il personnifie le Mal. Qu’est-ce que le Mal au Moyen-Âge ? C’est une personne, le Diable, Qu’est-ce que le Mal en 1793 ? C’est une personne, le Traître… Explication vraie et fausse. La République fut souvent trahie par les choses autant que par les personnes ; elle le fut par le chaos, la désorganisation naturelle d’une telle crise. Robespierre n’admit jamais de coupables que les personnes ; pour lui, comme pour le peuple, le traître lit tout. Comme tels, il désigna les grands meneurs des partis. Comme tels, en un coup de filet, il les fit tous disparaître. Mais, en ce même moment, il se suicida, s’ôtant ce dont il vivait, la matière et l’occasion de cette force accusatrice qui associait sa scolastique aux passions vivantes du peuple.

Jusque-là on avait pu croire que ces meneurs, tant haïs, étaient les entraves, les obstacles de la Révolution. Eux morts, elle ne put plus avancer ni reculer. On fut à même de voir qu’ils en avaient été les organes nécessaires. En chacun d’eux se résumait la force active d’un parti ; par eux, ces partis étaient susceptibles d’être dirigés, ils en étaient les agents intermédiaires, les fils conducteurs. Robespierre, maître de la machine, ne s’en trouva pas moins impuissant à la mouvoir, pour une raison toute simple : il avait cassé les fils.

Comment, en 1793, avait-il si habilement joué de ce vaste clavier ? En tirant ces fils, en frappant ces touches, en se servant de ces meneurs. Il avait tour à tour incliné vers l’un, vers l’autre, son influence centrale. Sans son alliance éphémère avec Collot, avec Hébert, dans plusieurs moments décisifs, un monde lui restait fermé, les six cent mille lecteurs pour qui tirait le Père Duchesne (par exemple au 4 octobre). Sans l’amitié de Danton et de Desmoulins, il ne pouvait en décembre liguer les quelques millions d’hommes qu’on appelait indulgents, contre Chaumette et Clootz, qui devenaient indulgents.

Il y avait des bas-fonds où Robespierre ne regardait qu’avec terreur. Nul moyen ne lui coûta pour tuer les êtres bizarres qui avaient surgi sur ce sol ultra-révolutionnaire, Jacques Roux, par exemple. Eh bien, ce furieux Jacques Roux fut plus mauvais mort que vivant. Les Gravilliers, qui avaient en lui leur tribun, auraient-ils, en Thermidor, combattu sous le parti mixte ? Non sans doute, si Roux eût vécu ; il était incapable de tout compromis. De même le faubourg Saint-Antoine, si on n’eût détruit, éloigné ou négligé ses meneurs, n’eût pas gardé, en cette journée, la neutralité terrible qui livra à la mort la Commune et Robespierre. Celui-ci se trouva avoir détruit les agents qui le gênaient et qui pourtant l’auraient sauvé.