Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVII/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

PROCÈS DE DANTON (2-3 AVRIL 1794).


Admiration des Russes pour Robespierre. — Les robespierristes ont survécu à leurs ennemis. — Ils dominent encore l’histoire. — La vitalité de la République périt en avril — Ouverture du procès, 2 avril. — Embarras de l’accusateur public. — Embarras du président. — Un seul témoin ; son témoignage mutilé. — On refuse les pièces nécessaires aux accusés. — Danton accuse les accusateurs. — Son discours du 3, mutilé, défiguré. — On lui ôte la parole par surprise.

« Ce terrible Danton fut véritablement escamoté par Robespierre. » Ce mot est d’un Girondin rancuneux, de Riouffe, depuis grand réactionnaire et sous-préfet de l’Empire. Il jouit visiblement et ne manque pas d’ajouter ce mensonge que les dantonistes, dans leur malheur, n’étaient occupés que d’eux, nullement de la patrie. Plus naïvement encore, les royalistes témoignent de la joie qui les saisit, quand, ce miracle improbable, ils le virent et le touchèrent : Danton arrivant aux prisons. Danton tué par Robespierre, la République égorgée par la République. (Voy. Mémoire sur les prisons.)

Ce sentiment était commun à tous les contrerévolutionnaires de l’Europe. Un très intime confîdent de la famille impériale de Russie, l’historien Karamsin, secrètement envoyé à Paris, peut-être pour empêcher l’alliance polonaise, fut saisi d’admiration pour la vigueur de Robespierre. L’exterminateur des factions eut dès lors toute son estime. Et quand, revenu à Pétersbourg, il apprit le 9 thermidor, il versa d’abondantes larmes.

Si les prêtres et les rois, dans leur langage officiel, maudissent le chef des Jacobins, c’est leur rôle, c’est leur métier ; ils doivent parler ainsi. Dans leur for intérieur, c’est tout autre chose. Celui qui tua Clootz et Chaumette, la Commune de Paris, et brisa le nouvel autel, sa créa un titre éternel auprès du clergé. Et celui qui tua Danton, Desmoulins, la voix de la République et la vie de la Montagne, mérita par cela seul la reconnaissance des rois.

Tous les gouvernements sont frères. Et Robespierre fut un gouvernement. Il est résulté de là deux choses :

La tradition gouvernementale de l’Europe lui est restée favorable, comme à l’homme qui transformait la Révolution ;

Et la tradition révolutionnaire lui est restée favorable, comme à l’homme en qui fut le gouvernement de la République.

Qui tua la République ? Son gouvernement. La forme extermina le fond ; elle chercha l’ordre et le calme dans l’extinction des forces vives. Elle brisa à la fois la liberté et la conscience. Mais c’est justement cela qui lui assurait les plus chauds défenseurs dans l’avenir. Tous ceux qui se trouvèrent associés à ces actes par fanatisme ou lâcheté sont devenus les avocats obligés de Robespierre.

Les dantonistes, d’une part ; de l’autre, Clootz, Chaumette, la Commune de Paris, ont disparu tous à la fois. Leurs meurtriers ont survécu.

Plusieurs, dans leur âpre vieillesse, inquiète de la postérité, ont pu, jusqu’à près de cent ans, travailler la calomnie, conseiller les écrivains, écrire, murer dans la nuit de l’erreur la mémoire de leurs victimes.

Hébertiste et robespierriste, Choudieu, Levasseur, deux octogénaires, ont pu continuer d’ensemble leur guerre contre Phelippeaux, nier l’évidence, démentir Kléber et les témoins oculaires, les actes authentiques. Contre Danton, Desmoulins, ont pu mentir à leur aise les oracles toujours consultés, un Barère qui les livra, un Souberbielle qui les jugea. Pour comble, l’école de Babel, les catholico-robespierristes, ravis de septembriser la mémoire des incrédules, ont achevé de brouiller tout.

Je me tais sur ceux qu’on peut appeler la famille et l’intimité de Robespierre. Je respecte en eux la religion du souvenir. Cependant, comment essayent-ils de défendre leur idole ? En continuant la cruelle persécution des dantonistes, en admettant comme prouvés les on dit sur la foi desquels on les mena à la mort.

Dans toute la Révolution, une méthode invariable a servi aux robespierristes pour tuer leurs ennemis, une même accusation. Quelle contre Jacques Roux ? Le vol. Contre Hébert ? Le vol. Et Fabre ? Le vol. Et Danton ? Le vol.

Quand Robespierre périt, il en était à Cambon, qu’il appela fripon le 8 thermidor.

« Si nous n’avons aucune pièce, disent les ennemis de Danton, c’est qu’elles étaient dans un dossier entre les mains de Lebas, et ce dossier aura été brûlé par les dantonistes après Thermidor. » Mais vous l’aviez ce dossier, à l’époque du jugement. Et comment donc avez-vous été si discrets que de ne le pas produire ? Vous l’avez gardé sans doute avec les preuves de la trahison d’Hérault, qui n’existèrent jamais, avec le faux de Fabre d’Églantine ? Elle subsiste cette dernière pièce, elle est retrouvée maintenant, et vous en resterez accablés pour tout l’avenir.

« Mais il est de notoriété que ce parti était orléaniste. » Je sais que Louis-Philippe n’a rien négligé pour fortifier cette tradition. C’est de sa bouche qu’un historien illustre a reçu l’étrange anecdote qui, dans le fondateur principal même de la République, crée à la royauté nouvelle un patron et un prophète. J’ai montré ailleurs que la prétendue conspiration orléaniste de Danton est impossible par les dates. Dans la Belgique, on l’a vu, Danton suivit précisément la voie de Cambon, contraire à celle de Dumouriez et des orléanistes.

Ce n’est pas seulement Danton qui a été escamoté c’est son histoire et sa mémoire, c’est celle des dantonistes, c’est celle de la Commune, de Glootz et Chaumette, celle des représentants montagnards, cruellement poursuivis pour leurs missions de 1793, qui sauvèrent la France, de juin en octobre, avant que le Comité agît.

Toute la gloire de la Montagne a été monopolisée par le Comité, celle du Comité par Robespierre : c’est-à-dire l’histoire républicaine a été constamment écrite dans le sens monarchique, au profit d’un individu.

« Prenez garde ! disent-ils, prenez garde ! si vous touchez à Robespierre, vous blessez la République ! » Je le sais parfaitement, ces choses sont identiques en vous ; tout ce que vous comprenez de la République, c’est la dictature, le suicide de la République.

Nous établissons dans ce livre que la dictature collective des comités fut pour un moment, d’octobre en décembre, la défense et le salut. Là elle devait cesser. Mais la dictature d’un individu avait commencé ; elle s’empara de toutes les forces matérielles dans les six semaines qui suivirent la mort de Danton, lançant la France dans une voie rapide de réaction monarchique qui fut applaudie de l’Europe, et que la contre-révolution continua après Thermidor.

La chute de la République date pour nous non de Thermidor où elle perdit sa formule, mais de mars, d’avril, où elle perdit sa vitalité, où le génie de Paris disparut avec la Commune, où la Montagne plia sous la terreur de la droite, où la tribune, la presse et le théâtre furent rasés d’un même coup.

Le 2 avril, à onze heures, on amena les accusés. La terreur qu’ils inspiraient était marquée naïvement par le soin qu’on avait pris de placer au tribunal (chose nouvelle) deux accusateurs publics. On ne se fiait pas assez à Fouquier-Tinville, parent de Camille Desmoulins et placé par lui. Fouquier, comme un bon nombre des juges et jurés, révolutionnaires subalternes, était client et créature de ceux qu’il allait tuer. Pour l’aider, on le surveilla, on lui donna pour acolyte Fleuriot, un des zéros de Robespierre, qu’il fit bientôt maire de Paris.

La pensée meurtrière du procès parut déjà dans l’arrangement artiste et perfide qu’on vit au banc des accusés. On avait mis Danton et Hérault aux côtés de l’homme le plus sali, Delaunay ; Fabre près de Chabot et Lacroix ; l’irréprochable Phelippeaux à côté de l’agioteur d’Espagnac.

Les deux Allemands Frey, l’Espagnol Gusman, le Danois Deiderikseu, étaient là pour donner bonne mine au procès, pour justifier le mot d’ordre : Conspiration de l’étranger.

Quand Danton entra ainsi entre ces larrons, les cœurs patriotes bondirent. Un greffier du tribunal, Fabricius Paris, jetant tout respect humain, toute peur, traversa la salle, alla au banc des accusés et se jeta en pleurant au cou de Danton.

Tout près des fauteuils des juges, du doux et sinistre Herman, la lucarne de Nicolas, imprimeur du tribunal, était toute grande ouverte et montrait flamboyants dans l’ombre les yeux avides et colères du Comité de sûreté ; plusieurs de ses membres étaient là, pour montrer du zèle, montrant qu’ils surveillaient eux-mêmes, sans s’en rapporter aux espions et regardant comment leurs hommes allaient marcher.

Qu’ils marchassent, c’était un problème. Fouquier n’avait ni pièces ni témoins (sauf un contre Fabre). Le Comité ne lui donnait nul moyen, et puis il lui disait : « Marche ! »

Qu’avait donc à présenter ce pauvre Fouquier ? Sa conviction personnelle ? J’en doute. Dans ce mois même, il dîna secrètement avec deux amis de Danton. Pour suppléer par la richesse des mots a la pauvreté des preuves, il fit lire d’abord le long verbiage d’Amar contre les agioteurs, et à la fin l’atroce diatribe de Saint-Just. Entre ces deux grosses pièces, il glissa vite son maigre petit travail, où, tâchant absolument de mettre quelque chose de lui, il n’a trouvé que ce non-sens : « Que Chabot n’était pas plus délicat que Camille Desmoulins. »

Il s’assit. Et alors on s’aperçut qu’on avait oublié de faire venir deux accusés : Lhuillier, qu’on innocenta (parce qu’on s’en servit, il se tua de remords) et Westermann, qui, avec Marceau, venait de finir la Vendée.

« Votre nom ? votre âge ? votre demeure ? — Je suis Danton ; j’ai trente-cinq ans. Ma demeure sera demain le néant ; mon nom restera au panthéon de l’histoire. »

« Et moi, Camille Desmoulins ; trente-trois ans ; l’âge du sans-culotte Jésus. »

Heureusement pour le président, comme il y avait trois affaires en réalité, sans rapport entre elles, il pouvait s’éloigner longtemps de ces terribles accusés, mettre la sourdine aux débats, en s’appesantissant sur Fabre, qui était là malade, tout enveloppé, et qui à grand’peine se faisait entendre.

Quelque fort qu’il fût de sa cause, on ne craignait rien de lui, pourquoi ? Parce qu’elle reposait tout entière sur l’écrit fatal que gardaient ses ennemis. Ils pouvaient, de leur lucarne, rire à l’aise en voyant le malade se débattre et s’efforcer, comme ceux qui, du haut d’un pont, riraient des efforts d’un noyé. Herman, aux demandes obstinées qu’il faisait de cette pièce, répondait toujours doucement : « Elle a été examinée. »

Fabre articula tous les faits qui ont été trouvés vrais dans l’enquête et l’examen fait récemment aux Archives (février 1853).

Du reste, il montra moins d’adresse qu’on n’eût supposé. Cambon, en attestant le faux, ne disait aucunement qu’il fût de Fabre d’Églantine. Fabre l’irrita en disant qu’il avait trouvé Cambon plus favorable que lui à la Compagnie. Cambon, sanguin et colérique, s’emporta, sans voir le secours qu’il donnait à l’accusation.

Les notes de l’audience, travaillées par Coffinhal (on l’a vu au procès d’Hébert), imprimées par Nicolas, l’homme de Robespierre, avant de passer aux journaux, sont arrangées de manière qu’on croirait que Cambon a nié tous les faits avancés par Fabre, nié l’évidence même, nié ce que les pièces, heureusement subsistantes, mettent pour jamais hors de doute. Non, un homme si honnête put s’emporter un moment, mais jamais il ne put faire de lâches et meurtriers mensonges pour pousser l’infortuné qui avait un pied dans le tombeau.

Je croirai bien aisément ces notes falsifiées, quand je sais qu’elles ont été tronquées, mutilées. Le président, voyant Cambon irrité et rouge, de la maladroite attaque de Fabre, s’enhardit à lui demander ce qu’il pensait de Danton et de Desmoulins, s’il ne les regardait pas comme des conspirateurs : « Loin de là, dit-il rudement, je les regarde tous deux comme d’excellents patriotes, qui n’ont cessé de rendre d’importants services à la Révolution. » Le falsificateur a sans scrupule supprimé ces mots ; nul journal n’a osé les mettre que longtemps après. (Histoire parlementaire, XXXIV, 403.)

Si Fabre ne put voir la pièce pour laquelle il périssait, Hérault de Séchelles n’eut pas davantage la fameuse pièce de Toulon avec laquelle Robespierre l’avait étranglé au Comité de salut public. On n’osa même en parler.

Pourquoi Hérault était-il là ? Il désirait le savoir ; on lui montra une grossière fabrication de police, farce ignoble de mouchards. Pour Phelippeaux, on lui soutint qu’il avait conspiré. Nulle preuve, nulle explication ; ses complices, huit jours après, furent amenés au tribunal. Mais cette fois, les jurés qui venaient de trouver la conspiration certaine la déclarèrent non prouvée. Quelque endurcis qu’ils fussent, ils voyaient avec horreur sur leurs mains le sang de ce juste.

Quoiqu’on eût tué le temps, usé les heures tant qu’on pouvait, il fallut bien en venir à Danton à la longue, le laisser aussi parler. Tout changea de face. La salle se transfigura, le peuple frémit, les vitres tremblèrent. Il se trouva tout à coup que Danton était le juge ; tous regardèrent à l’autre bout, vers les accusés véritables, les membres du Comité, dont la face effrayée se voyait honteusement encadrée à la lucarne comme dans une guillotine ; eux-mêmes s’étaient, sans le savoir, constitués en jugement ; ils s’enfuirent l’un après l’autre.

Danton dit, en son nom, au nom de Desmoulins et de Phelippeaux, qu’on les avait accusés parce qu’ils allaient accuser, qu’ils demandaient que l’Assemblée nommât une commission qui reçut leur dénonciation contre la tyrannie des comités, qu’ils appelaient comme témoins seize membres de la Convention. Herman, Fouquier et Fleuriot, épouvantes et du discours et de l’attitude du peuple, se turent et levèrent la séance (le soir du 3 avril).

Ce discours vainqueur de Danton, qui enleva ceux qui l’entendirent, foudroya ses ignobles juges, qu’est-il devenu ? La scélératesse des mutilateurs est ici palpable. Ils ont biffé le discours, rayé cette parole vivante, et comme, dans le compte rendu, ce vide énorme bâillait, qu’ont-ils fait ? Une chose plus hardie encore qui frappe dans tous les journaux (tous ont suivi ou abrégé ces notes du faussaire Coffînhal[1], imprimées par Nicolas), ils ont mêlé la séance du 2 avec celle du 3, sans dire où l’une finit, où l’autre commence !

Chose perfide ! dans le compte rendu du 3, tels mots, évidemment ironiques, de Danton y sont donnés pour des aveux.

Après avoir dit par exemple : « Je me souviens en effet d’avoir provoqué le rétablissement de la royauté », etc., il dit, en se jouant de même : « On me confia cinquante millions, je l’avoue. » On a supprimé ce qui entourait ces mots, de sorte qu’il semble que Danton ait reçu cinquante millions, tandis qu’il rappelle seulement par cette phrase ironique les cinquante millions confiés en août au Comité de salut public, — pour faire ressortir le peu de fonds dépensés sous son ministère en 1792 pour la libération du territoire, en comparaison de cette masse monstrueuse de fonds secrets confiés au Comité en 1793.

Danton parla presque tout le jour du 3. Et le compte rendu donne en tout six petites pages. Coffinhal a sabré tout ce qui était faits et preuves ; il a laissé les bravades, les paroles de fierté, qui, sans doute perçant par éclairs dans une forte discussion, échappant comme cris du cœur et de la dignité blessée, ne sont nullement ridicules, mais qui le deviennent quand on les isole de tout ce qui les soutenait. Ce barbare mutilateur, biffant les paroles suprêmes d’un homme si près de la mort, n’a songé qu’à faire de Danton un burlesque et un grotesque, conformément au mot d’ordre donné le 2 par Robespierre : l’idole et l’idole pourrie.

La foule immense qui entendit le 3 avril la justification de Danton, la trouva si concluante que, sous les yeux mêmes du Comité de sûreté, devant ce tribunal de mort, elle applaudit avec enthousiasme.

Alors Herman à Danton : « Tu es fatigué, Danton ; cède la parole à un autre ; je te la redonnerai après quelque temps de repos. »

Admirez l’hypocrisie du rédacteur des notes envoyées aux journaux : « Sa voix était altérée… Cette position pénible fut sentie de tous les juges, qui l’invitèrent à suspendre, pour reprendre ensuite avec plus de calme et de tranquillité. »

Herman, bien soulagé alors, voltigea tout à son aise de l’un à l’autre accusé, laissant dire un mot à chacun et sans laisser à aucun le temps d’achever.

Cela permettait à Herman, à Fouquier, de reprendre leurs esprits. Un accusé renouvelant la demande d’appeler en témoignage des membres de la Convention, ils trouvèrent cette réponse incroyable : « La Convention étant votre accusateur, aucun de ses membres ne peut témoigner pour vous. »

« Du reste, dit Fouquier, pressé sur cette raison ridicule, j’écris à la Convention ; sa décision sera suivie. »

Voilà tout ce qu’on sait de la séance du 3.

  1. Personne n’y mit jamais moins de façon que cet Auvergnat. Dans le fameux malentendu qui permit au père Loiserolles de mourir à la place de son fils, Coffinhal, voyant arriver un vieillard au lieu d’un jeune homme, n’a pas pris la peine d’éclaircir la chose. Il a tranquillement falsifié l’acte, changé les prénoms, surchargé les chiffres d’années, etc.