Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVII/Chapitre 5

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CHAPITRE V

ARRESTATION DE DANTON, DESMOULINS, PHELIPPEAUX (31 MARS 1794).


Danton et Desmoulins au Luxembourg. — Desmoulins continue le Vieux Cordelier. — Robespierre intimide l’Assemblée. — Résistance de la Montagne. — La droite et le centre votent l’arrestation. — Danton et Desmoulins à la Conciergerie. — Ce qu’étaient alors le tribunal et les jurés.


Les victimes, comme il arrive dans une trop longue alarme, s’étaient rassurées, et ce jour ne s’attendaient plus à rien. On avait habilement augmenté leur sécurité. Billaud dit que Robespierre, le jour où il consentit la mort de Danton, avait accepté un dîner avec lui à quatre lieues de Paris, et qu’ils revinrent dans la même voiture. On ne sait rien de ce qui s’y passa.

Danton disait en prison : « Robespierre n’avait jamais parlé à Camille Desmoulins avec tant d’amitié que la veille de son arrestation. »

Le 31 mars (il germinal) à six heures du matin, ils furent arrêtés.

Le plus frappé fut Camille. Au même moment il recevait cette lettre : « Ta mère est morte. » Et il apprit en même temps que Danton était perdu. Il se jeta sur Lucile, l’embrassa, et dans son berceau le petit Horace… partit… Famille, amour, amitié, liberté, patrie, toutes les fibres du cœur arrachées du même coup !

Débarqués au Luxembourg, une image d’innocence, bien propre à calmer, vint frapper leurs yeux. Ce grand coupable, Hérault de Séchelles, qui vendait, disait-on, les secrets de la République, sa conscience était si tranquille qu’il était là, dans la cour, qui, comme un enfant, jouait au bouchon. Dès qu’il vit Camille et Danton, il courut à eux et les embrassa.

Danton fut mieux au Luxembourg qu’il n’était depuis longtemps. Sa situation était mauvaise, mais non plus flottante. Il valait mieux pour lui être victime que protégé de Robespierre, comme il fut au 3 novembre. Il se montra gai, causeur, soulagé d’un rôle impossible.

Le concierge du Luxembourg, le bon vieux Renoit, était aimé des prisonniers. Ils racontèrent à Danton ses soins, sa sensibilité, ses larmes pour le malheur. Danton, fort touché, lui dit : « Je vous remercie, Renoît.)>

Il trouva là Thomas Payne, toujours écrivant pour la Révolution, pendant qu’elle l’emprisonnait. « Good day! dit Danton en riant, avec une poignée de main. Ce que tu as fait pour ton pays, j’ai voulu le faire pour le mien. J’ai été moins heureux, mais non plus coupable… On m’envoie à l’échafaud ; eh bien, mes amis, j’irai gaiement ! »

Danton, qui avait fini en ce monde, prenait aisément son parti. Mais Camille, que la mort saisissait en pleine vie, dans son triomphe de presse, plein d’amour, aimé, adoré, sentant en lui la voix d’un monde… il arrivait désespéré. Un prisonnier d’à côté, qui entendait ses soupirs, malade lui-même, au lit, lui dit, de l’autre chambre, aussi haut qu’il put : « Qui êtes— vous, pauvre malheureux ? » Et au nom de Desmoulins : « Ah ! c’est toi, grand Dieu !… La contre-révolution est donc faite ? »

Le malade était Fabre d’Églantine.

Le théâtre en Fabre, la presse en Desmoulins, la tribune avec Danton, tout dans la même prison.

Royalistes et robespierristes, tous voudraient avilir le malheur de Camille Desmoulins. — « Il pleurait comme une femme, restait tout le jour collé aux barreaux, pour tâcher de voir Lucile, son enfant, dans le Luxembourg. Il lisait les Nuits d’Young, il ne faisait qu’écrire des lettres désespérées… » Il faisait encore autre chose, on l’a imprimé en 1836. Dans cette captivité de deux jours (arrêté le 31, traîné le 2 en jugement !), le grand artiste, avec une vigueur de vie indomptable, avait commencé un foudroyant numéro du Vieux Cordelier. « Pauvre peuple ! Jacques Bonhomme ! on t’abuse, mon ami », etc.

Quand le bruit de l’arrestation se répandit dans Paris, personne n’y voulait croire. Les royalistes s’obstinaient à nier cette grande victoire qui leur tombait comme du ciel ; ils baissaient modestement les yeux, cachaient leurs émotions. Les patriotes étaient tentés d’arrêter, comme alarmistes, ceux qui colportaient la nouvelle.

La Convention s’assemble. Legendre monte à la tribune. Un tel coup, frappé si près, venait à lui visiblement. Il demande que les représentants arrêtés soient entendus. La Montagne frémissait, appuyait.

Robespierre, averti, arrive : « En quoi Danton a-t-il mérité un privilège ? En quoi diffèrent Danton et son collègue Chabot ?… Pourquoi se défîe-t-on de la justice ?… Quoi ! lorsque l’égalité triomphe partout, on l’anéantirait dans cette enceinte !… Qu’avez-vous fait jusqu’ici que vous n’ayez fait librement ?… Quiconque tremble est coupable ! Jamais l’innocence ne redoute la surveillance publique ». (Applaudissements de la droite.)

« Plus d’idoles ! plus de privilèges !… Nous verrons si la Convention saura briser une idole pourrie, ou si, dans sa chute, elle écrasera la Convention !

« Moi aussi, on a voulu m’inspirer des craintes, me faire croire que le danger de Danton irait jusqu’à moi. On comptait sur le souvenir d’une ancienne liaison… Rien n’a effleuré mon âme… Que le danger m’atteigne, je ne le regarde pas comme une calamité publique.

« Les coupables ne sont pas nombreux ; j’en atteste la presque unanimité avec laquelle vous votez pour les principes… Nous savons que quelques membres ont reçu des prisonniers la mission de demander quand finiraient les pouvoirs des comités… De qui tiennent-ils leurs pouvoirs, si ce n’est de la patrie ?… Cette discussion elle-même est une offense contre elle… On défend les conspirateurs, pourquoi ? Parce que l’on conspire. »

La presse de cette époque est si durement bâillonnée que pas un journal n’a osé mentionner la résistance de la Montagne. Par qui la connaissons-nous ? Par l’unique témoignage de celui qui l’étouffa. C’est Robespierre, qui, dans ses notes secrètes contre plusieurs Montagnards, nous apprend que Delmas et autres demandèrent qu’au moins un vote de cette importance ne fût pas ainsi enlevé, mais qu’on avertît les membres de tous les comités, dispersés dans les bureaux, afin qu’ils vinssent voter.

Le journal des Jacobins, dit Journal de la Montagne, attentif ici, comme partout, à favoriser Robespierre, et qui a très adroitement caché son éclipse du 5 septembre, fait effrontément une addition pour faire croire que Robespierre ne veut rien que de raisonnable : « Demander que des coupables soient entendus avant leurs dénonciateurs, c’est plaider leur cause. » Ces trois mots ne furent pas dits.

La droite avait applaudi au mot innocence. L’innocente, c’était la droite, les Sieyès, les Durand de Maillane, les Boissy d’Anglas. La coupable, c’était la Montagne. La droite et le centre soutinrent Robespierre, comme au jour où la Montagne voulait lui ôter Héron. Alors ils lui sauvèrent Héron, son couteau contre Danton ; et le 1er mars, ils lui donnèrent Danton, Desmoulins, la vie de la République, les obstacles naturels de la future réaction. Qu’auraient été les Boissy et tous ces héros, si Danton avait vécu ?

La réaction elle-même commençait dans le discours de Robespierre. On y disait tenir le pouvoir, non de l’Assemblée, mais de la patrie. Précisément comme l’empereur Napoléon l’a dit si souvent dans le Moniteur.

Le soir, Legendre, aux Jacobins, roula dans la bouc. Tout à coup enthousiaste du décret contre ses amis, il dit ces paroles : « Tout adversaire du décret aura affaire à moi… Je me charge de le dénoncer. »

Pour prouver à la Convention qu’on voulait bonne justice, on l’amusa d’une loi nouvelle contre les faux témoins. À quoi bon ? Pas un témoin ne fut produit dans l’affaire (sauf un contre Fabre) ; on en avait appelé deux cents contre Hébert. Ici, ni témoins ni pièces.

Quand ils furent transférés tous du Luxembourg à la Conciergerie et que Danton entra sous la voûte qu’on ne repassait que pour mourir, il dit cette parole : « C’est à pareil temps que j’ai fait instituer le tribunal révolutionnaire[1]… J’en demande pardon à Dieu et aux hommes… Mais c’était pour prévenir un nouveau septembre ; ce n’était pas pour qu’il fût le fléau de l’humanité. »

Ce tribunal, au reste, différait entièrement de son institution première. Il fut changé jusqu’à trois fois en neuf mois de 1793.

D’après le premier projet, celui de Lindet, on n’y eût été envoyé que par décret de la Convention. Evidemment il n’eût jugé que des cas d’exception peu nombreux. Il aurait jugé les actes, non les opinions.

On a vu qu’à l’époque de la trahison de Toulon, la Commune exigea un tribunal plus nombreux et plus rapide. Cependant il restait des garanties. Le président devait faire un interrogatoire préalable, recevoir les dépositions écrites des témoins. Les juges, les jurés, devaient chaque mois être répartis au sort entre les quatre sections qui composaient le tribunal, de sorte qu’on ne pût prévoir quelles affaires leur seraient soumises.

L’accélération des jugements ne permit guère bientôt de suivre ces mesures. Robespierre demanda pourtant, le 25 décembre, une accélération nouvelle. Il l’eût demandée encore en ventôse, si le juré Scellier, l’un des jurés les plus durs, ne l’eût prié cependant de ne pas désespérer le jury. Il attendit prairial.

Au 2 avril, quand s’ouvrit le procès de Danton, le tirage au sort des jurés se faisait sans nul témoin, entre le président Herman et Fouquier-Tinville. Tirage, non ; mais triage ! Il y parut aux résultats.

Le chef du jury était un homme des Cévennes, Trinchard ; de ces têtes de caillou, dures et de travers, qui, dans ces gorges étroites du Midi, semblent avoir été faussées en naissant d’un dard du soleil.

L’homme principal était Renaudin (des Vosges), luthier, établi à Lyon, de là à Paris, fixe aux Jacobins, leur surveillant pour Robespierre, compagnon ordinaire des promenades du grand homme. Camille le récusa en vain.

Le Provençal Fauvety, Topino-Lebrun, un peintre, étaient des hommes de valeur, fanatiques ambitieux, qui poussaient le char du maître, sûrs avec lui d’aller très loin.

Le chirurgien Souberbielle, Gascon, âpre, intéressé, avait donné un gage particulier de dureté ; il était chargé du triste examen des prisonnières qui se disaient enceintes ; jamais ou presque jamais il n’en voulut voir de signes. Son vote contre Danton lui fut payé par la place de chirurgien-major de l’École de Mars.

Un excellent juré était Ganney, qui, étant idiot et ne comprenant pas plus les demandes que les réponses, à tout hasard tuait toujours.

Meilleur encore et plus solide était un vieux marquis, Leroy de Mont-Flabert, qui parlait toujours du 10 août et qu’on surnomma Dix-Août. Celui-là, c’était l’immuable, celui qui ne bronchait jamais, qu’aucun incident n’émouvait, véritable idéal du juré : il était sourd.

  1. Le tribunal révolutionnaire avait toujours existé en France, c’est-à-dire que la Raison d’État y avait toujours dominé le Droit. On peut dire même que ces tribunaux révolutionnaires de l’Ancien-Régime étaient plus choquants et par la légèreté aristocratique des juges et par l’atrocité des peines. Tout cela était naïvement absurde, horrible. De Mesmes et Maupcou, revenant le matin du petit théâtre de la duchesse du Maine ou de chez la Du Barry, par-dessus l’habit de Scapin, passaient l’hermine à la hâte, et, selon l’intrigue du jour, politique ou religieuse, pendaient, rouaient ou brûlaient. Il manquait là cependant une laideur qui vint plus tard : un jury manipulé. Ce grand peuple, qui a été le docteur et le pape du Droit au seizième siècle, qui a trouvé, promulgué, au dix-huitième siècle, la Loi pour toute la terre, n’en a pas moins un organe faible, quelque peu atrophié et qui ne revient pas bien : le sens de la Justice criminelle et civile.