Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVII/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

ON ARRACHE AUX COMITÉS L’ORDRE D’ARRÊTER DANTON (NUIT DU 30 AU 31 MARS).


Suppression du ministère de la guerre en faveur de Carnot, Lindet, Prieur. — Création d’une police spéciale de Robespierre. — Saint-Just lit l’acte d’accusation. — Les Comités votent l’arrestation.


Pendant que notre œil se fixe sur ce point noir de Paris, que nos regards plongent déjà dans cette fosse où la République descendra peut-être, le printemps s’est fait et toutes les armées sont en mouvement. La résurrection de la Pologne par Kosciuszko resserre la coalition. Les rois savent que la Pologne, assassinée plusieurs fois, ne sera jamais tuée qu’en France. Le péril revient, immense. Et la défense n’est pas complètement organisée.

Pourquoi ! Parce que Lindet, Carnot, Prieur, les hommes de la situation, n’ont pas encore définitivement la dictature de la guerre.

Le ministère de Bouchotte, Vincent et consorts, n’est plus, et il dure ; vaine ombre, il fait obstacle à tout, et rien ne le remplace encore.

Le plus grand service qu’on pût rendre à la République, c’était de réaliser enfin l’idée proposée, dès le 1er août, par Danton, de faire que le Comité de salut public fût vraiment un gouvernement, — de réaliser ce que Bourdon et autres avaient demande tant de fois et qui avait été repoussé par Robespierre, comme chose de haute trahison, d’anéantir la monarchie ministérielle, de faire que l’apparence concordât avec la réalité, de prendre pour le Comité toute la responsabilité en supprimant les ministères, en divisant chacun d’eux entre de simples commis, qui, chaque soir, rendraient compte aux membres du Comité.

« Rendre chaque administration collective, dirat-on, n’est-ce pas la polysynodie du bon abbé de Saint-Pierre, essayée sous la Régence, et qui ne fut qu’une Babel, bavarde et paralytique, jasant toujours, ne faisant rien ? »

La collectivité ici n’était qu’apparente. Elle était dans les commis, simples chefs de division. Mais la Guerre avait la plus stricte unité dans un homme, dans Carnot. De même en Lindet les administrations auxiliaires (subsistances, équipement, transports). De même en Prieur, celle des armes et munitions, en Saint-André la marine.

La nuit du 30 au 31 mars furent convoqués les trois Comités de salut public, de sûreté et, chose inouïe, le Comité de législation. Celui-ci, probablement, avait été chargé par Robespierre et Saint-Just de rédiger le grand décret d’organisation. La plume de ce comité, le petit blondin Merlin (de Douai), compromis par sa protestation contre le 31 mai, était, de sa nature, un instrument très docile. Cambacérès, Treilhard, Berlier, légistes impériaux, nés pour formuler en lois les volontés de César, n’avaient garde d’objecter à rien. Cambacérès, le 3 juin, avait proposé, fait passer le décret qui fermait le pouvoir à Robespierre, et depuis se mourait de peur. Le Comité de législation avait déjà perdu Fabre et il allait perdre Lacroix ; chacun craignait que cette contagion de mort ne vînt jusqu’à lui.

Donc on l’appela dans la nuit, ce Comité tremblant, docile. Si l’on voyait résistance dans les Comités de salut public ou de sûreté, on était à même de faire voter les légistes et d’avoir, par eux, une majorité pour écraser tout.

Le projet, en réalité, était magnifique pour Carnot et pour Lindet ; on leur immolait enfin leur mortel obstacle, le ministère de la guerre : on les faisait rois.

Le droit de préhension, vieux mot monarchique, le droit de requérir et prendre toutes choses nécessaires au salut public fut ôté aux représentants en mission, à toutes les autorités, et placé uniquement dans les mains de la commission des approvisionnements, c’est-à-dire dans la main de Lindet.

Ces commissions ne répondaient pas exactement aux anciens ministères. On avait, par exemple, démembré l’Intérieur et la Justice, en tirant de l’Intérieur les administrations civiles, et de la Justice la surveillance des tribunaux, pour les donner à une même commission. Ajoutez une petite chose qu’elle cumulait encore, un simple bureau de police, d’attributions très limitées, mais qui envahit bientôt, et qui, remis à Herman, le meurtrier de Danton, fit la plus redoutable concurrence au Comité de sûreté générale.

Ce bureau était la part réelle de Robespierre et le vrai but de la loi, part minime en apparence. La grosse part était pour Carnot. On lui mit le rapport dans la main, lui imposant de le lire à la Convention. Véritable coup de maître ! de faire endosser par cette lecture au plus honnête, au plus humain des hommes, la solidarité apparente de l’acte affreux qu’on préparait !

Les choses étant arrivées là, tout convenu, la nuit avancée, chacun près de s’en aller, Saint-Just tira de sa poche un volumineux manuscrit, sa barbare et furieuse traduction du réquisitoire de Robespierre.

Cette pièce, horriblement éloquente, nous a atteints, tous, amis de la liberté, d’une inguérissable blessure ! Elle nous a avilis. Elle fait et fera toujours la joie des tyrans. Ils rient deux fois en la lisant, sur la perte de Danton, sur l’aveuglement de Saint-Just. La France dit, le cœur arraché : « J’ai perdu mes deux enfants. »

Le plus triste, dans ce discours si superbement montagnard, ce sont les appels à la droite, la subite piété de Saint-Just. Lui, qui le 13, était encore un sceptique, un douteur, qui attestait le néant, le 30 il a appris la langue du maître, il répète, à vide, à sec, Immortalité, Providence, Être suprême, Divinité, que sais je ? et tout cela, pour tuer.

Chose odieuse ! de voir Saint-Just, sous des formes si hautaines, flatteur et rusé, fouiller dans la Convention les bas-fonds de la vanité : « Ils disent que vous êtes usés, et vous avez vaincu l’Europe ; ils disent que vous êtes usés », etc.

Il ne voit pas qu’en allant trop loin dans l’absurde la pierre retombe d’aplomb sur celui qui l’a lancée ! Par exemple, si Danton soutenait la levée en masse, c’était pour faire massacrer d’une fois tous les patriotes.

Tout le monde baissait la tête, on était navré, malade. Lui, d’une voix monotone, faible et basse, mais invariable, il allait comme un timbre d’airain. Plusieurs choses, vraiment furieuses, tranchaient pourtant, rappelaient que cet être était un homme, un homme enragé de haine ; par exemple, ce mot à Danton : « Faux ami, naguère tu disais du mal de Desmoulins, instrument que tu as perdu, tu lui prêtais des vices honteux. » Ainsi, au moment même où il les envoie à la mort, il les brouille, les envenime, leur ôte les pleurs mutuels et les embrassements de l’amitié.

Ce long supplice des trois Comités étant fini, les bougies aussi finissaient et la lumière défaillait. Les têtes se relevèrent un peu ; les ternes regards se tournèrent vers Robespierre, plus pâle que l’aube blafarde de mars. Il ne donna pas un signe. Y eut-il un vote ? On ne sait… La Vicomterie a raconté que tous étaient anéantis.

On ne leur donna pas une minute pour en revenir. À Billaud, qui avait eu le mérite de l’idée première, revenait l’honneur de la signature ; il prit la minute du mandat d’arrêt précipitamment griffonnée sur mauvais papier d’enveloppe, signa, passa à Vadier. Ils signèrent tous dans cet ordre (je mets en italique les noms du Comité de sûreté) : Billaud, Vadier, Carnot, Lebas, Louis, Gollot, Barère, Saint-Just, Jagot, Prieur, Couthon, Voulland, Dubarran, Elle Lacoste, Amar, Moïse Bayle, Robespierre, La Vicomterie. (Pièces du rapport de Saladin, p. 245.) Lindet et Ruhl signèrent-ils ? Je ne le vois pas. Mais comment purent-ils éluder ?