Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVII/Chapitre 3

◄  II.
IV.  ►


CHAPITRE III

MORT D’HÉBERT ET CLOOTZ. — ON PROPOSE LA MORT DE DANTON (24 MARS).


Billaud propose de faire mourir Danton. — Danton averti ne put rien. — Comment on endormait la Convention. — L’exécution d’Hébert précipite les choses. — La mort de Danton est résolue. — On prépare le cimetière de Monceaux.


Ce jour-là, Danton était mort. Il n’y avait pas à craindre, après une telle peur, que Robespierre voulût courir le même danger.

Quand, la nuit ou le jour suivant, il rentra au Comité, brisé de son agitation, Billaud, qui lui vit la mort au visage et qui trembla pour lui-même, dit : « Il faut faire mourir Danton. »

Billaud était la Terreur pure ; il ignorait solidement et volontairement le passé, et il n’avait au cœur aucun sens de l’avenir. La mécanique était son idée fixe, et il voulait à tout prix simplifier la machine. Ajoutez que Robespierre, ayant expédié Hérault sans la pièce de Toulon, la gardait contre Billaud. Celui-ci avait intérêt de détourner le péril vers les dantonistes.

Pourtant, quand ce mot horrible que personne n’eût osé dire fût lâché, Robespierre sauta… Il s’écria comme l’homme qui a un cruel apostume dont il souffre infiniment ; si pourtant on y met l’acier, la piqûre libératrice lui arrache un cri.

Il fut, je n’en fais nul doute, effrayé, navré, ravi : « Quoi ! dit-il, vous tuerez donc tous les premiers patriotes ! » La responsabilité resta tout entière à Billaud de la chose qui ne pouvait profiter qu’à Robespierre.

Couthon était Robespierre même, et Saint-Just plus que Robespierre. Il mordit à la chose par son génie de tyran, par son orgueil de probité, croyant volontiers tout ce qu’on disait de la corruption de Danton, tenté aussi par le péril et l’audace d’un tel coup.

Collot d’Herbois, fort branlant, trop heureux d’être à temps séparé d’Hébert, seul hébertiste dans le Comité, n’osa tout à coup se faire dantoniste et démasquer l’alliance. Carnot, Barère, avaient sujet d’être encore plus inquiets. Lindet, plongé dans ses bureaux, s’y renfonça plus que jamais et seulement fit sous main avertir Danton. Il l’a nié, parce qu’alors il craignait Billaud-Varennes.

Danton était averti de tous les côtés. Le greffier du tribunal révolutionnaire, Fabricius Paris, qui, ce soir-là, était allé au Comité et qui attendit la nuit, saisit quelque chose à travers les portes et le matin courut à Sèvres. « Eh bien, n’importe ! dit-il, j’aime mieux être guillotiné que guillotineur ! » — On lui disait de se cacher, de fuir. Danton haussa les épaules. « Est-ce qu’on emporte sa patrie à la semelle de ses souliers ? » Il sentait qu’on ne cache pas un tel homme et qu’encore en moins il eût eu un asile à l’étranger. Pour résister à Paris, il eût fallu que l’Assemblée maintînt le décret contre Héron. La droite, en biffant ce décret, avait livré les dantonistes. Le grand sens pratique de Danton lui dit tout cela. Il y avait à y regarder d’ailleurs avant de s’accuser soi-même par une démarche précipitée. Le Comité de salut public n’eût point fait une telle chose sans le Comité de sûreté. Celui-ci n’était pas informé encore. Danton y avait Ruhl et d’autres pour l’avertir ou le défendre.

Ce qui se pouvait, il le fît. Le soir du 24, Rousselin, envoyé ou par lui ou par son ami Paré, ministre de l’intérieur, conseilla aux Cordeliers d’appeler les Jacobins à l’épuration de leur club. Cette démarche fraternelle, fondant les deux sociétés, y portant l’esprit d’unité, eût pu renouer l’alliance et des Cordeliers-Jacobins et des héberto-dantonistes, si maladroitement rompue par Hébert. Là seulement était le salut. Mais les Cordelies refusèrent.

Du 21 au 24, et encore les jours suivants, on ne fit rien qu’adoucir, assoupir la Convention, la convaincre que le Comité de salut public ne gouvernait que par elle. On lui soumit des affaires qu’on avait toujours faites sans son concours. On la laissa prendre pour président Tallien, et les Jacobins Legendre. Quels sujets de sécurité pour les dantonistes ! De toutes parts, des communes des environs de Paris venaient défiler avec des discours devant la Convention pour la féliciter de sa vigueur contre Hébert ; c’était Sèvres, c’était Nanterre, c’était Bagnolet. Et des discours et des réponses. Attendrissements mutuels. Le tout idyllique, pastoral, sentimental. Ces hommes des champs, tout naïfs, parlaient en patois : « J’avions, j’étions », etc. Qui n’eût été attendri ?

Le touchant, le poétique, ce fut de voir arriver, comme un troupeau de bergers, la société des Jacobins, portant trois superbes épis, déjà murs en mars ! don de la société de Nîmes. « Vous le voyez, l’hiver a fui, un printemps perpétuel commence, voici les dons de la nature », etc.

L’orage, pendant cette bonace, s’était réfugié tout entier dans le sombre petit salon du Comité de salut public. Personne n’y défendait Danton ; on se contentait de dire, contre l’avis de Billaud, que la mesure était horriblement hasardeuse ; la peur de Barère s’adressait à la peur de Robespierre, qui généralement laissait dire.

L’exécution d’Hébert (le 24) avança les choses. Elle donna à la situation un tout autre aspect

On avait senti ce qu’il y avait de hasardeux à frapper le Père Duchesne, à supprimer son journal qu’il était habitué à avaler le matin, comme une mauvaise eau-de-vie. Il fallait un équivalent. On en donna un, admirable, un grand amusement du soir, qui pût étourdir la foule et la consoler des journaux. Ce fut le spectacle gratis. Le 11 mars, avant-veille de l’arrestation d’Hébert, le Comité de salut public arrêta que le Théâtre-Français désormais nommé Théâtre du Peuple, serait mis en réquisition trois fois par décade pour donner des représentations patriotiques et que, ces jours-là, on y entrerait avec des marques, distribuées par les municipalités, qu’il en serait de même dans toutes les villes où il y aurait spectacle[1].

La chose, mise en train pendant l’affaire hébertiste, produisit, comme on pouvait le croire, une diversion immense. Le peuple, dans l’enthousiasme de ces représentations, fortement chauffées d’esprit militaire, de tam-tam, tambours, trompettes et poudre à canon, fut sans peine désintéressé du journal et de la tribune, et supporta patiemment la mort de son journaliste.

Oublieux public ! sa mort fut une espèce de fête. On fut curieux de voir quelle figure le Père Duchesne, qui avait tant parlé de guillotine, allait faire, y comparaissant lui-même en propre personne : ce fut encore un spectacle. Dès le matin, la spéculation s’en mêla ; charrettes, bancs, échafaudages, tout se prépara pour faciliter cet agréable spectacle. La place devint un théâtre ; on paya cher pour rester là debout tout le jour à attendre. Tout cela loué, crié avec d’étranges plaisanteries. Autour une espèce de foire, les Champs-Élysées peuplés, riants, avec les banquistes, les petits marchands ; un gai et fort soleil de mars. Seulement, à voir les prix auxquels on payait les places, à voir la joie sauvage, quasi frénétique de plusieurs des spectateurs, on était tenté de croire qu’au total c’étaient généralement les riches, les aristocrates. Le républicain véritable ne défendait pas Hébert, qui avait sali, compromis la République. Cependant, quand elle frappait le principal journaliste, disons mieux le journal même (le reste au fond n’existait plus), ne rendait-elle pas insoluble la question posée par Tallien : « Sera-t-il aisé maintenant de distinguer les patriotes ? »

Ce 24 mars fut comme une échappée et du public et de la nature. Le grand public indifférent, peu changé par la Révolution, royaliste au moins d’habitudes, peureux jusqu’alors et craignant d’avouer le modérantisme, vint s’épanouir au soleil. La Révolution, ce jour-là, avait l’air de régaler, de fêter ses ennemis avec la mort de ses amis. Je dis amis. Hébert n’était pas tout dans cette boucherie de vingt personnes. Qu’avait fait le pauvre Clootz ? Le royaliste avait goûté au sang patriote, et déjà il en était ivre. Il était là attablé à cet horrible banquet où la France le soûlait des morceaux vivants de son cœur.

« Qu’auraient fait les Vendéens, sinon de faire périr ceux qui avaient invariablement prêché l’extermination de la Vendée ?

« Qu’auraient fait les prêtres, maîtres de Paris, sinon de faire disparaître le grand hérétique, l’impie, l’athée, le fondateur du culte de la Raison ?

« À qui a-t-on rendu service en tuant Hébert et la Commune ? À Danton, qui se trouve dès lors le seul centre d’opposition. Tous les représentants en mission, les hébertistes aussi bien que les autres, vont maintenant se tourner vers lui.

« Qui sait si cette forte ligue, entraînant la Convention, ne renversera pas les situations, n’échangera pas les rôles, mettant les accusateurs au rang d’accusés ? N’a-t-on pas entendu Tallien, menaçant ceux qui le menacent, crier que la conspiration est plus grande encore qu’on ne croit, qu’il la voit aux Jacobins, qu’elle vise à la dictature ?… Qu’adviendra-t-il, si ces choses, bien reçues de la Convention qui l’en a récompensé en le faisant président, retentissaient tout à coup par le tonnerre de Danton, par les échos des prisons, par les deux cent mille suspects ?… La République elle-même ne s’écroulerait-elle pas ? »

C’est certainement ce que Billaud et Saint-Just dirent dans la nuit du 24. Robespierre, accablé et ne sachant que répondre, leur abandonna la vie du seul homme qu’il eût à craindre. Il s’immola, se dévoua, sacrifia ses souvenirs, tant d’années de travaux communs. Mais il n’eut pas le cœur d’égorger de sa main Danton. Tristement il tira de sa poche la minute, fort travaillée (elle existe) de l’acte d’accusation, et il la passa à Saint-Just. Celui-ci, d’une foi atroce, avec son furieux talent, a tout couvert au hasard d’une blanche écume de rage, ne sachant rien, n’ayant pris nulle information et n’en voulant prendre.

Pas un mot ne fut dit encore au Comité de sûreté. Mais l’homme de Robespierre, Payan, qu’il avait mis à la Commune à la place de Chaumette, fut averti sans nul doute. Il demanda un arrêté qui défendît d’apporter des bancs pour les spectateurs sur la place des exécutions. Il fit savoir à Fouquier-Tinville que désormais le cimetière de la Madeleine ne recevrait plus les guillotinés. Fouquier lui-même (le 25) en avertit l’exécuteur[2].

Ce cimetière était plein, il est vrai, mais l’on entassait toujours. Louis XVI et la Gironde, l’un sur l’autre, c’était trop. Placé si près des boulevards, il était hanté, ce champ de repos, par les passions brûlantes ; les ombres y erraient en plein jour. Royalistes et Girondins, en pressant du pied la terre, croyaient la sentir vivante. Mais qu’aurait-ce été, grand Dieu ! si l’on eût mis là encore Danton, Desmoulins ?… La terre eût pris feu… On prévit donc sagement. Dix jours d’avance, dans un lien infiniment peu fréquenté, près d’une barrière déserte, dans une partie réservée du parc abandonné de Monceaux, on créa un cimetière pour cacher, si l’on pouvait, cet objet terrible.

Danton en ouvrit les fosses et y attendit Robespierre.

  1. Archives. Registres du Comité de salut public, 20 ventôse an II.
  2. Archives. Armoire de fer, lettres de l’accusateur public à l’exécuteur.