Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XV/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

PREUVES DE L’INNOCENCE DE FABRE D’ÉGLANTINE (JANVIER 1794).


Dépendance et terreur du Comité de sûreté. — Présidence de David. — On empêche d’entendre Fabre. — Qui a rédigé le compte rendu du procès ? — On refusa de vérifier les écritures. — Le faux n’est pas de l’écriture de Fabre. — Découverte tardive du faux. — Le faux n’eût servi à rien. — Qui a pu inventer cette machination ? — Ligue des hébertistes et des robespierristes. — Mort de Jacques Roux, — Robespierre justifie les hébertistes.

Avant de juger l’accusé, essayons de juger les juges. Quel était le Comité de sûreté ? Rappelons-nous son origine. Il avait été renouvelé le 26 septembre, le lendemain du triomphe de Robespierre, sur une liste présentée par lui. Il le composa généralement d’hommes compromis par leurs précédents et leur donna à tous un très rude surveillant, le peintre David. Ex-peintre du roi, modéré encore au 10 août 1792, David avait d’un bond sauté au sommet de la Montagne. Il expiait, en se faisant l’œil et le bras de Robespierre, le piqueur du Comité, en terrorisant ses collègues, qu’il traitait comme des nègres.

Un fait montrera combien ce redoutable Comité était lui-même courbé sous la terreur. La Vicomterie, un de ses membres, auteur des Crimes des rois, craignait tellement de voir la face de Robespierre qu’aux jours où les deux comités se réunissaient, il se cachait, faisait le malade et ne venait pas. — Voulland, Jagot, Lebon, Vadier, avaient tous été ou Feuillants ou Girondins. — Voulland (d’Uzès) était une créature des Rabaut, et son nom était sur la liste fatale trouvée aux Feuillants. — Jagot siégeait à droite en 1792 à côté de Barbaroux. En mission pendant le procès du roi, avec Hérault et Grégoire, il demanda, comme eux, la condamnation, sans ajouter le mot à mort. — Lebon, prêtre marié, avait protesté (à Arras dont il était maire) contre le 31 mai, pour les Girondins. — Panis restait inquiet pour les comptes non rendus de la Commune, après les jours de septembre. — Les membres les plus indépendants étaient Ruhl et Moïse Bayle, Élie Lacoste, Louis (du Bas-Rhin). Le bon vieil Alsacien Ruhl était toutefois poursuivi par la presse pour son indulgence à Strasbourg.

Les hommes les plus exposés du Comité, sans comparaison, étaient Vadier et Amar.

Vadier, homme du Midi, vieux, faible, mobile, avait fait l’un des actes les plus décisifs de contrerévolution. Royaliste en 1791, il voulait, le jour du massacre du Champ de Mars, qu’on fit un procès à mort à la société jacobine. Robespierre, son ancien collègue à la Constituante, le maintenait en vie, croyant qu’il n’y a pas d’instrument meilleur qu’un homme perdu.

Amar, des pieds à la tête, était de l’AncienRégime. Il avait l’air prêtre, doux, faible, servile. Il n’était pas sans mérite. J’ai vu de lui une lettre religieuse et touchante sur la mort de sa femme. C’était un robin de Grenoble, qui, à l’entrée même de la Révolution, se trompant d’époque, avait acheté la noblesse et un titre de trésorier du roi. Il se sentait vivre par grâce, obligé à faire plus qu’un autre pour mériter cette grâce. C’était le scribe obligé, le commis, la bête de somme. À lui les plus rudes besognes, l’accusation des Girondins, par exemple, qu’il traîna tant qu’il put, jusqu’à ce que les Jacobins furieux lui arrachassent le dossier et se chargeassent de l’affaire. Amar, effrayé, fît alors plus qu’on ne voulait, enveloppant dans la Gironde les soixante -treize que sauva Robespierre. Depuis novembre, il était poursuivi de même pour accuser les dantonistes. On voulait, de l’affaire Chabot, faire un monstrueux filet pour attraper Fabre et d’autres. Les registres témoignent de la résistance d’Amar[1]. Il fuyait le Comité, se cachait chez lui. Les menaces l’en tirèrent. Il marcha tard, sous le fouet, mal, puis mieux, mais jamais bien. Robespierre ne fut jamais content de son rapport contre Fabre.

Toutes choses étaient préparées. On avait un président sûr, chose capitale, pour brusquer l’affaire, déclarer les débats clos avant qu’ils commençassent. On avait mis au fauteuil cette terrifiante figure de David, dont la roulante prunelle, le débraillement sauvage, la difforme joue, bouffie de fureur, pouvaient fasciner les faibles.

Cette terreur parut commencer avant la séance. Que d’autres arrestations ne suivissent, on n’en doutait guère. La Montagne fit la part du feu. Elle sacrifia un dantoniste, le plus isolé, pour sauver les autres. « La grande colère de Robespierre ne vient-elle pas surtout de l’applaudissement indiscret que Desmoulins, Fabre et autres ont donné à Phelippeaux ? Eh bien ! sacrifions Phelippeaux ! » Cette grande affaire fut ainsi définitivement enterrée ; Phelippeaux fut débouté et ses accusations mises à néant par l’ordre du jour.

Alors on vit apparaître la mine discrète d’Amar et le vieux, pantin Vadier.

Amar dit « avec douleur » qu’il remplissait un devoir bien pénible, mais qu’enfin il s’agissait de l’honneur de la Convention ; que l’affaire de Chabot et Delaunay s’étendait plus qu’on ne croyait, que Fabre en était aussi, qu’il paraissait avoir fait un faux en faveur de la Compagnie des Indes ; que, du reste, l’affaire allait s’éclaircir et qu’on ne devait rien préjuger encore.

Cambon interpellé attesta qu’en effet il y avait un faux. De qui était-il ? C’était la question. Danton demanda qu’elle fût éclaircie à la Convention même.

Vadier gasconna hardiment : « Voulez-vous donc nous faire remonter à la constitution de 1790 ? Est-ce qu’il y a encore une inviolabilité pour les représentants ?… Vaste est le complot… L’homme arrêté est le premier agent de Pitt », etc.

« Non seulement on a la pièce, dit Billaud-Varennes ; mais on a les cent mille francs destinés à payer le faux. »

« Du moins qu’on fasse un prompt rapport », dit encore Danton.

« Point du tout, dit durement Billaud ; la Convention doit se reposer sur la diligence de ses comités. Attendez les faits. »

David, comme président, étrangla cyniquement la question, déclarant que le débat était clos et l’arrestation confirmée.

Que la Convention se livrât ainsi elle-même, que la Montagne, frappée en Osselin, Bazire et Fabre, menacée en tous ses membres qui revenaient de mission, ait pu si peu résister, ce serait inexplicable, si l’on n’y voyait la cruelle revanche prise par la droite et le centre, par les amis des Girondins. Je doute que Robespierre eût fait voter ainsi à l’Assemblée sa propre mort, si ce vote n’eût été très doux à la rancune de ceux qui, jusque-là dominés par la Montagne, devenaient ses juges et ses maîtres, en servant leur nouveau patron.

Ils jouirent deux fois en ce jour, de frapper en même temps et l’auteur du catéchisme et l’auteur du calendrier, d’étouffer en Phelippeaux la probité montagnarde, d’écraser le génie en Fabre, de briser la plume terrible qui risquait de doubler Tartufe.

Tous les historiens jusqu’ici (sans excepter M. Thiers, plus spécial en finances) ont suivi l’accusation, copié docilement Amar et Fouquier-Tinville. Pourquoi ? Ces deux autorités étaient-elles si rassurantes ? Une autre, sans doute plus grave, était celle de Cambon, qu’on fit venir comme témoin. Le Bulletin du tribunal révolutionnaire, rédigé et arrangé chaque soir par le juge Coffinhal (qui le falsifia dans l’affaire d’Hébert), indique en effet une déposition de Cambon contre Fabre ; il ne la donne pas textuellement, de sorte qu’on ne voit pas bien en quoi elle était contre Fabre. Cette déposition unique (car il n’y eut qu’un témoin dans cette affaire immense) méritait bien, ce semble, d’être donnée mot à mot. N’importe ! toute la presse du temps copie, sans oser rien changer, l’extrait de la déposition, telle que la donne le Bulletin. Les historiens ont à leur tour suivi les journaux.

Une chose étrange pourtant et faite pour donner des doutes, c’est qu’au tribunal, quelques instances qu’ait faites l’accusé, on refusa obstinément de représenter la pièce qu’on disait falsifiée. Ce fut la première fois, depuis l’origine du monde, qu’on crut pouvoir frapper un faussaire sans montrer le faux. « Fabre (dit le Bulletin du tribunal), Fabre a demandé communication des pièces originales, prétendant que la représentation des originaux était nécessaire à sa défense. »

Je le crois bien ; comment décider une affaire de faux, si l’on ne voit les écritures ?

La réponse du président, Herman, est admirable :

« Le président a observé avec fondement à Fabre qu’il lui suffisait de reconnaître ou désavouer les changements et altérations qui lui étaient mis sous les yeux. »

Mis sous les yeux ? mensonge atroce !… non dans les pièces originales, où l’on eût apprécié les écritures, mais dans une copie quelconque !!!…

On n’osa guère, au procès, insister sur le point des signatures que Fabre, Cambon et autres avaient données de confiance. La question grave était celle des surcharges ajoutées en faveur de la Compagnie. Sont-elles ou ne sont-elles pas de l’écriture de Fabre ? Elles avaient pour but, la première, de liquider les affaires de la Compagnie « selon ses statuts et règlements » ; la deuxième, de lui épargner un droit rétroactif dont on frappait ses transferts, « excepté ceux faits en fraude », et de restreindre ce droit à une amende.

Eh bien, les écritures examinées, étudiées, calquées avec un extrême soin, établissent non seulement que les surcharges ne sont point de la main de Fabre, mais qu’elles sont d’une écriture sans nul rapport à la sienne, sans la moindre ressemblance, qu’il était impossible de s’y tromper, de sorte qu’il a fallu absolument, pour charger Fabre d’un faux, que les juges retinssent par devers eux la pièce fatale, ne montrassent rien au jury et tirassent de ce misérable jury (trié, trompé, terrorisé, et qui résista pourtant) un pur et simple acte de foi, un assassinat sur parole[2].

Il y a des surcharges de Fabre, comme il le déclara lui-même dès le 17 novembre, au moment de la dénonciation de Chabot contre Delaunay.

Mais ces surcharges sont faites au crayon, sur la première minute, qui ne fut point adoptée ; elles sont toutes signées de lui et elles sont honorables ; ce sont des amendements qu’il propose pour empêcher la Compagnie d’éluder le décret.

Ces amendements sévères étaient, dira-t-on, un moyen d’effrayer la Compagnie, ses agents Chabot, Delaunay, Julien, et d’en tirer de l’argent. Qui prouve cette intention ? Chabot déclara qu’on lui avait donné cent mille francs pour corrompre Fabre, mais il dit aussi qu’il n’osa lui en parler ; il les garda discrètement[3].

Quand Fabre vint, le 17 novembre, au Comité de sûreté, on lui montra la première minute chargée de ses notes, toutes signées de lui, toutes dans l’intérêt de l’État. Personne ne s’avisa alors d’avancer que la surcharge, excepté ceux faits en fraude, qu’on voit sur cette minute, fût de l’écriture de Fabre. Est-il sûr que cette surcharge existât à cette époque ?

Ce fut le 19 décembre, le lendemain du jour où Fabre avait lancé Bourdon (de l’Oise), pour accuser et faire sauter Héron, l’agent des comités, — c’est ce jour qu’on exhuma la seconde minute qui porte les deux surcharges. On répandit dans Paris qu’une pièce avait été trouvée, écrite par Benoît, d’Angers (qui était en fuite), interlignée par Delaunay, d’Angers, signée de Fabre, etc. Fabre avait signé, Cambon aussi, de confiance. Il n’y avait pas là de quoi prendre Fabre. Heureusement on avait en prison ce Delaunay, la machine à dénoncer ; on le tenait à la gorge en faisant semblant de croire que la pièce était interlignée par lui Delaunay. On était sûr que ce Delaunay, sous cette pression de terreur, crierait que les additions n’étaient pas de lui, mais de Fabre. C’est ce qu’il ne manqua pas de faire le 9 janvier, le jour où la lutte entre Fabre et Robespierre lui fit croire que, pour gagner le second, il fallait tuer le premier.

Cet homme utile, en récompense, vivait royalement en prison ; tout y abondait, les vins délicats, les fruits exotiques, les filles surtout, ce qui peut énerver, troubler, annuler la conscience. On l’abrutissait et on l’effrayait, on en tirait ce qu’on voulait. Entre deux vins, il savait tout, révélait tout, dénonçait tout.

Qu’aurait-on fait, si on eût voulu suivre une marche simple et loyale ? On n’aurait pas été demander la vérité à Delaunay, dans cet égout de prison. On eût fait, en plein soleil, la simple et naturelle enquête qui ouvre toute affaire de ce genre, l’enquête des écritures


Non seulement on ne chercha pas d’éclaircissements, mais on repoussa ceux qui vinrent d’eux-mêmes ; une lettre vint de Julien (de Toulouse), l’un des accusés en fuite ; elle vint droit à la Convention, sans passer par le Comité. N’ayant pu la supprimer, on réussit du moins à en empêcher la lecture, qui peut-être eût tout éclairci.

Ce qui rend cette affaire étrange encore plus mystérieuse, c’est que, plus on y réfléchit, plus on voit que la Compagnie ne pouvait espérer que le crime lui servît à rien.

Ce décret public, imprimé, personne ne r aurait-il donc lu ? La commission créée pour diriger, surveiller la liquidation, ne l’eût-elle pas dénoncé au bout de deux jours ? Les coupables, dira-t-on, Fabre ou Delaunay, auraient émigré sans doute, dès qu’ils auraient reçu l’argent. D’accord. Mais les banquiers d’alors étaient-ils si sots que de jeter de l’argent dans une affaire d’un résultat si éphémère, si visiblement incertain ? Pas un homme sérieux ne le ferait aujourd’hui. Je suis bien plus porté à croire que le banquier principal, le baron de Batz, pensionné en 1815 pour avoir essayé de sauver les enfants du Temple en gagnant des députés, avait versé les cent mille francs pour entamer cette affaire, à laquelle, par Chabot peut-être, il croyait amener tels et tels ; l’affaire de la Compagnie n’était qu’un prétexte.

Imputer ce crime si bête d’un faux qui crevait les yeux à l’un des grands esprits du temps, à l’homme habile et dangereux qui, disait-on, menait Danton, Desmoulins et tout le monde, c’était une contradiction hardie et cynique, qui ne pouvait être risquée que par la toute-puissance, par ceux qui, pour être crus, n’ont pas même besoin d’imiter les écritures, pouvant faire juger sans pièces ou tuer sans jugement.

Nous n’accusons nullement Robespierre de cette machination, son caractère y répugnait. D’ailleurs il est très rare que les puissants aient besoin de faire des crimes ni même de les savoir ; on devance leurs pensées.

Nous ne croyons pas non plus qu’il y ait lieu d’accuser en masse le Comité de sûreté. Il y régnait une singulière division du travail. Des affaires grandes et terribles s’y sont souvent décidées avec deux ou trois signatures.

L’accusation dont les menaçait Fabre aura décidé les membres les plus compromis du Comité. La haine et la peur auront aisément établi dans leur esprit que leur ennemi était un traître. Cela bien convenu entre eux, le moyen de le faire périr leur parut indifférent. Un faux ? Pourquoi pas ? Le mot traître à lui seul contient tous les crimes.

Chose singulière ! l’homme le plus envenimé contre Fabre garde une certaine réserve. Robespierre parle de son avarice, de son immoralité ; il n’ose articuler expressément le mot faussaire.

Conservait -il quelque doute ? Il s’en sera rapporté au Comité de sûreté et aux tribunaux, à son président Herman, ami trop discret pour l’inquiéter sur le mode de frapper l’intrigant, le traître, dont la disparition lui était si nécessaire.

Quoi qu’il en soit, il était à craindre que la Convention revenue de sa stupeur, la droite même et le centre, honteux de livrer la Montagne, n’appuyassent guère Robespierre dans cette terrible affaire de Fabre. Le Comité de salut public, une partie même du Comité de sûreté, ne l’y soutenaient nullement. C’est ce qui explique l’intime alliance et le très parfait concours des robespierristes et des hébertistes, vers la fin de janvier.

Un coup ayant été frappé sur les indulgents (12 janvier) par l’arrestation de Fabre, ils en frappèrent un sur les enragés par le procès de Jacques Roux (16 janvier). Fabre était accusé de faux, Roux fut accusé de vol. Hébert était cruellement jaloux de Roux, de Varlet, de Leclerc, obscurs tribuns des quartiers industriels, qui, quels que fussent ses efforts, occupaient toujours l’avant-garde. Roux, puissant aux Gravilliers, leur signalait le Père Duchesne comme un tartufe, un muscadin et un modéré. Robespierre même en avait peur, et c’est ce qui plus qu’aucune chose le condamna à l’alliance hébertiste, qui fut sa fatalité. Pourquoi avait-il peur de Roux, d’une influence qui semblait confinée dans un quartier de Paris ? C’est qu’il en voyait (dans Leclerc, de Lyon) les rapports avec les amis de Chalier, en deux mots le germe obscur d’une révolution inconnue dont la révélalion plus claire se marqua plus tard dans Babeuf.

Et comme la peur est cruelle, on fut impitoyable pour Jacques Roux. Chaque fois qu’il y eut du bruit dans Paris, on tomba sur lui ; on lui mit d’abord sur le dos l’émeute du savon (juin) et on lui lança Marat. Il essaya un journal avec Leclerc, de Lyon. Et on l’étouffa par une réclamation de la veuve Marat (août). Au mouvement de septembre, les choses à peine arrangées, on tombe encore sur Jacques Roux, sous le prétexte d’un vol[4] ; il demande en vain qu’on le juge, en vain les Gravilliers réclament à la Commune ; Hébert rit et pirouette, comme un marquis d’autrefois. Les femmes révolutionnaires, qui le soutenaient, sont dissoutes, leurs clubs fermés. Le pauvre homme reste là, attendant toujours des juges… Le procès est escamoté. La police correctionnelle, ne pouvant tirer parti de l’accusation de vol, renvoie Jacques Roux à Herman, au tribunal révolutionnaire. Il vit bien qu’il était mort et se frappa de cinq coups de couteau (16 janvier). Les Gravilliers ne le pardonnèrent jamais ni à Hébert ni à Robespierre ; et ils ont retrouvé cela en mars et en Thermidor.

Les robespierristes n’attendaient pas que l’homme qu’ils croyaient salir échapperait de cette façon, se lavant dans son propre sang. Ils furent assez inquiets de l’effet aux Gravilliers et dans les quartiers du centre. Ce martyr des enragés les dénonçait par sa mort, les notait de modérantisme. C’est ce qui les précipita dans une comédie plus qu’hébertiste qui étonna tout le monde.

Couthon, comme Robespierre, était la décence même, un homme très composé. Au 21 janvier, anniversaire de la mort du roi, dans un enthousiasme à froid, il demanda le bonnet rouge, que Robespierre avait toujours obstinément rejeté. Il proposa que tous les représentants, chacun portant le bonnet rouge, la pique à la main, allassent visiter l’arbre de la liberté au bout du jardin des Tuileries. Arrivée là, l’Assemblée se trouva nez à nez avec le bourreau, en face de la charrette qui menait les condamnés du jour à la guillotine. Plusieurs détournèrent les yeux et beaucoup craignirent de les détourner. Ils crurent la chose calculée, se sentirent sous l’œil de l’espionnage qui notait leurs répugnances. Bourdon (de l’Oise) rompit le lendemain ces tristes chaînes de peur, exprima violemment la pensée de tous et trouva un écho dans les cœurs ulcérés de l’Assemblée.

Les hébertistes étaient maîtres. Robespierre avait besoin d’eux. Il leur donna (9 pluviôse) cet étrange certificat qui contrista ses amis : « Il est inutile que les Jacobins interviennent en faveur de Ronsin et de Vincent. Le Comité de sûreté sait qu’il n’existe rien à leur charge. Il faut le laisser agir afin que leur innocence soit proclamée par l’autorité publique. Il n’y a rien de pis pour l’innocence opprimée que de fournir aux intrigants le prétexte de dire qu’on leur a forcé la main. Le Comité de sûreté sera fidèle à ses principes ; il n’a aucune preuve des dénonciations faites par Fabre d’Églantine. »

Il oubliait pour Lyon la violation des lois, patente et publique, pour la Vendée les preuves écrasantes qu’avait imprimées Phelippeaux.


LIVRE XVI


CHAPITRE PREMIER

CARRIER À NANTES. — EXTERMINATION DES VENDÉENS (DU 22 OCTORRE AU 13 DÉCEMRRE 1793).


Fautes de tous les partis. — Douleur de Kléber. — Carrier chargé d’en finir. — Les deux partis ne voulaient plus de grâce. — Barbarie des Vendéens. — Peur de Carrier. — Résistance qu’il trouve à Nantes. — Attitude des prisons et de la ville. — Le comité révolutionnaire. — Le créole Goullin. — Noyades. — Victoires du Mans et de Savenay, 12-13 décembre 1793. — Comment Carrier y contribua.


Mes lecteurs ont cru sans doute que décidément j’avais perdu de vue l’Ouest, qu’entraîné, comme enroulé dans le fil tourbillonnant de l’histoire centrale, je laissais échapper sans retour le fil trop divergent des affaires de la Vendée.

Le centre les oubliait. Les yeux sur Paris, sur le Nord, il faisait bon marché du reste. L’Ouest restait comme une île. Nantes pour s’approvisionner traitait avec l’Amérique. Sans la crainte d’une descente anglaise, on n’eût plus pensé, je crois, qu’il y eût une Vendée.

À Dieu ne plaise que j’imite cet oubli, que je manque si cruellement à la mémoire de nos pères, que j’abandonne là nos armées républicaines, que je ne donne à nos braves ma pauvre et faible expiation, de dire au moins comment ces hommes, invincibles aux grandes armées d’Allemagne, périrent dans les boues de l’Ouest, moins sous le feu des brigands que par l’ineptie de leurs chefs !

Si j’ai ajourné ce récit, c’est que j’ai voulu attendre que les événements eussent atteint leur maturité, que tout l’apostume eût crevé, et que cette histoire locale, éclatant dans un jour d’horreur aux yeux de la France, apparût en rapport étroit avec l’histoire même du centre, dont on la croyait séparée.

Les succès inattendus des Vendéens fugitifs, leur déroute qui suivit, la tragédie de Carrier, tout cela va fournir les plus terribles éléments à la tragédie centrale. Carrier, devenu légende, conté par toute la France comme une histoire de revenants, est immédiatement saisi comme une prise admirable, pour exterminer les partis.


Il faut d’abord établir que tous, Vendéens, Anglais et républicains, firent ce qu’il fallait pour échouer ; les Vendons par ineptie, les Anglais par timidité et le Comité de salut public par la dépendance où le tenaient les hébertistes (en octobre 1793).

Les Vendéens, on l’a vu, à la mort de Cathe

  1. Lettre du Comité de sûreté à Amar :

    « Nous t’avons envoyé notre collègue Voulland t’exprimer notre impatience sur le rapport que tu nous fais attendre depuis quatre mois. Il nous a annoncé de ta part que tu devais te rendre le soir au Comité Nouveau manquement de parole... Il faut absolument que tu finisses… Tu ne nous forceras pas à prendre des moyens qui contrarieraient notre amitié pour toi. Dubarran, Vadier, Jagot, É. Lacoste, Louis (Il ventôse). » (Archives nationales, registre 640 du Comité de sûreté générale.)

  2. Absent de Paris, je m’adressai à une personne qui m’inspirait toute confiance, plus que moi-même peut-être, parce qu’en cette grave question elle arrivait neuve et se trouvait moins émue. Je la priai de demander aux Archives la pièce fatale. Elle subsiste par miracle. L’examen a été fait froidement, consciencieusement, sans système ni parti pris, par un homme très sérieux, d’une probité bretonne (M. Lejean, de Morlaix), jeune homme d’une maturité rare, critique d’un coup d’œil sûr, comme ses livres en témoignent, et qui, par ses études habituelles dans les manuscrits de tout âge, semblait très particulièrement préparé à cet examen. — L’écriture de Fabre, forte et vivante plus que belle, allongée, sans facilité, pénible parfois et dure, comme sont souvent ses vers, est frappante ; on ne l’oublie plus dès qu’on l’a vue une fois. C’est celle d’un homme ardent, laborieux, habitué à lutter contre sa pensée. L’écriture des deux surcharges n’est ni de Fabre, ni de Delaunay, ni d’aucun des accusés ; visiblement elle n’est pas d’un député, d’un homme d’affaires, d’un homme, mais d’une plume, d’un de ces braves employés dont la définition complète est celle-ci : une belle main. Jamais crime si innocent dans la forme, ni plus manifestement fait en conscience et de bonne foi. L’irréprochable commis y a mis sa meilleure plume, sa meilleure ronde ; il a écrit à main posée d’une encre noire et luisante, avec la sécurité de celui qui peut dire : « Je l’ai écrit, mais non lu. » — Ces surcharges auront pu être insinuées verbalement. On aura pu dire au bonhomme qui avait écrit la pièce : « Vous aviez oublié ceci. » Il se sera excusé, et consciencieusement, soigneusement, aura fait le faux. — Maintenant les surcharges furent-elles ordonnées par Delaunay, Chabot, Benoit ? ou par ceux qui voulaient les attribuer à Fabre d’Églantine ? C’est ce qu’on ne peut déterminer, ni le temps où elles furent faites. Nous ne savons quel jour Cambon les a vues pour la première fois.
  3. Il faut lire la déposition du capucin, très curieuse, et ses lettres à Robespierre. Parmi un monde de mensonge, il y a beaucoup de choses vraies qui jettent un grand jour sur ce temps. « Le tout vint par un hasard, dit Chabot. Julien (de Toulouse) nous invita, Bazire et moi, à dîner à la campagne avec des filles. » 11 se trouva que la maison était celle du petit baron de Batz (agioteur royaliste). Là se trouvaient le banquier Benoît (d’Angers), le corrupteur principal, le représentant Delaunay (putain à vendre au premier venu, c’est le mot même de Chabot), la comtesse de Beaufort, maîtresse de Julien, enfin le poète La Harpe. Dans cette rencontre, et autres, Bazire fut inébranlable ; il dit aux banquiers qu’on les attrapait ; qu’ils seraient bien sots de donner leur argent à des fripons pour des choses impossibles. Ce baron de Batz était si audacieux qu’il écrivait à Robespierre même. Connaissant sa mortelle haine pour Cambon, il lui adressait des plans de finances pour faire sauter son ennemi. Chabot, pour plaire à Robespierre, ne manque pas dans sa déposition de placer Cambon parmi ceux qui agiotaient. « On assure encore, dit-il, que Billaud-Varennes spécule sur les blés. » Le scélérat veut tellement plaire qu’il nommerait tout le monde. Il nomme Camille Desmoulins !… Sa furieuse envie de vivre lui fait accuser ses amis. Il fait pourtant exception pour Fabre et Bazire « Fabre, dit-il, ne spéculait ni dans un sens ni dans l’autre. »
  4. Loin que cette accusation eût la moindre apparence, ces fanatiques marquaient par leur désintéressement. Quand on assigna une indemnité pour l’assistance aux sections, celle des Droits-de-l’Homme, sous l’influence de Varlet, refusa l’indemnité, dans ce temps d’extrême misère ! Le faubourg se piqua d’honneur et les Quinze-Vingts dirent aussi : « Nous avons fait la Révolution sans intérêt et nous continuerons de même. » (Archives de la Police. Procès-verbaux des Quinze-Vingts, 12-13 septembre 1793.) — Quant à Jacques Roux, son crime fut d’avoir soutenu (contre le Comité de salut public) qu’une dictature prolongée était la mort de la liberté ; puis d’avoir demandé qu’on établit des magasins publics où les fermiers seraient forcés de porter leurs denrées ; l’État eût été seul vendeur et distributeur. Doctrine très populaire aux Gravilliers, aux Arcis et autres sections du centre de Paris. Voir la très rare brochure :

    Discours sur les moyens de sauver la France et la liberté, prononcé dans l’église métropolitaine, à Saint-Eustache, Sainte-Marguerite, Saint-Antoine, Saint-Nicolas et Saint-Sulpice (vers la fin de 1792), par Jacques Roux, membre de la société des Droits-de-l’homme et du citoyen. Chez l’auteur, rue Aumaire, n° 120, cloître Saint-Nicolas-des-Champs, par le petit escalier, au second. (Collection Dugast-Matifeux.)