Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XV/Chapitre 3

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CHAPITRE III

LA CONSPIRATION DE LA COMÉDIE. — FABRE ARRÊTÉ. (JANVIER 1794).


Ironie, mobilité, élasticité de la France. — Robespierre eut peur du rire. — Terreur que lui inspirent les comiques, Fabre, Desmoulins. — Il essaye d’étouffer Desmoulins. — 11 attaque Fabre aux Jacobins. — Fabre arrêté comme faussaire par le Comité de sûreté.


Je plonge avec mon sujet dans la nuit et dans l’hiver. Les vents acharnés de tempêtes qui battent mes vitres depuis deux mois sur ces collines de Nantes accompagnent de leurs voix, tantôt graves, tantôt déchirantes, mon Dies irae de 1793. Légitimes harmonies ! je dois les remercier. Bien des choses qui me restaient incomprises m’ont apparu claires ici dans la révélation de ces voix de l’Océan (janvier 1853).

Ce qu’elles me disaient surtout, dans leurs fureurs apparentes, dans leurs aigres sifflements qui perçaient mon toit, dans le cliquetis sinistrement gai dont frémissaient mes fenêtres, c’était la chose forte et bonne, consolante : que ces menaces de l’hiver, toutes ces semblances de mort, n’étaient nullement la mort, mais la vie tout au contraire, le profond renouvellement. Aux puissances destructives, aux violentes métamorphoses où vous la croiriez abîmée, échappe, élastique et riante, l’éternelle ironie de la nature.

Telle la nature, telle ma France. Et c’est ce qui fait sa force. Contre les plus mortelles épreuves où périssent les nations, celle-ci garde un trésor d’ironie éternelle.

Nul enthousiasme n’y mord pour longtemps, nulle misère, nul découragement.

Qui fera peur à la France ? Elle a ri dans la Terreur, et elle n’a pas été entamée. Il y avait le rire et les larmes, l’émotion dans les deux sens, nullement la tristesse immobile. L’élasticité morale resta tout entière ; la très utile légèreté du caractère national l’empêche toujours d’être écrasé. Ce peuple n’est jamais véritablement avili, ni profondément corrompu.

Cette légèreté, qui ailleurs est signe de nullité, se trouve ici dans des esprits souvent de grande vigueur. C’est la mobilité du ressort d’acier qui, pour fléchir aisément, n’en est pas moins fort à se relever.

Ce peuple est terrible au fond, redoutable à tous ses dieux.

Le premier conquérant du monde moderne, revenant de la grande défaite, disait, pendant cinq cents lieues : « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. »

Telle fut aussi, dans son règne si court, la frayeur de Robespierre.

Un mot, gai comme ceux du festin de Balthazar, était écrit dans Desmoulins : « À côté de la guillotine où tombent des tètes de rois, on guillotine Polichinelle, qui partage l’attention. »

Le puissant chef des Jacobins, qui avait fait le miracle le plus incroyable en France, une royauté d’opinion, sans armes, sans succès militaire, sentait bien que le mystère de cette puissance était tout dans le sérieux, que si la France perdait son sérieux une minute, la fascination finissait, le prestige s’évanouissait, tout était fini.

Cet homme, vraiment extraordinaire, d’apparence aristocratique, avocat et juge d’Eglise, d’une personnalité anti-militaire, avait contre lui à la fois et les instincts révolutionnaires et les tendances militaires de la nation. À quoi tenait le mystère de sa puissance ? À l’opinion qu’il avait su imprimer à tous de sa probité incorruptible et de son immutabilité. Tous les autres personnages de la Révolution furent naïvement mobiles, au gré des événements. Lui seul, avec un merveilleux esprit de suite, une tactique prodigieuse, il manœuvra de manière à soutenir le renom de cette immutabilité. Il finit par le soutenir de sa seule affirmation. Et sa parole eut un tel poids qu’on en vint à démentir l’évidence même des faits, à accepter comme autorité supérieure, contre la réalité, l’affirmation de Robespierre.

La foi au prêtre revint, le lendemain de Voltaire ! Ce prêtre nia la nature, en fît une, de sa parole. Et celle-ci fut crue contre l’autre.

Par quels miracles d’adresse, dans une situation si changeante, se maintenait l’immobilité fictive du thaumaturge ? C’était, pour l’observateur, le plus étonnant des spectacles. Le contraste de ces revirements agiles, au nom de principes immuables, faisait du personnage le plus sérieux de l’époque le sujet comique entre tous, d’un comique si terrible et si imprévu qu’aucun des maîtres, ni Aristophane, ni Rabelais, ni Molière, ni Shakespeare, n’eût pu soupçonner une telle conception.

Mais qui avait le sang-froid, en un tel péril, d’observer ce terrible acteur, dont le pénétrant regard pouvait être mortel à l’observateur, et qui ne craignait rien tant que d’être sérieusement regardé ?

C’est ici l’audace de Pline, qui, pour observer, avança au bord même du cratère et se tint payé de la vie, s’il était bien sûr d’avoir vu.

Un homme observait Robespierre, grand artiste, amant de l’art et surtout des arts d’intrigue. C’était le premier auteur dramatique du temps, Fabre d’Églantine. « Sa tête, disait Danton, est un vaste imbroglio. » Imbroglio pour les autres, mais clair pour le grand dramaturge, qui se plaisait à voir les fils s’embrouiller pour se débrouiller.

Robespierre et sa manœuvre étaient l’objet permanent sur lequel sa lorgnette de théâtre (qui ne le quittait jamais) était constamment braquée.

Il y eut un côté que ne put jamais atteindre l’excellent observateur ; sa nature était fine, forte, ardente, mais point élevée. Le côté élevé du sujet lui resta inaccessible.

Robespierre ne trompait les autres que parce qu’avec une étonnante habileté instinctive, il se trompait d’abord lui-même, qu’il était sa propre dupe, et que, sous les tours, retours, circuits infinis de l’hypocrisie que lui imposait le moment, il restait sincère dans l’amour du but où il croyait arriver par cette route sinueuse.

Ce haut mystère de la nature : le grand nombre d’enveloppes dont l’âme humaine est compliquée, lesquelles, rentrant l’une dans l’autre, l’empêchent de se voir elle-même, ce qu’un mystique appelle ingénieusement : les sept enceintes du château de l’âme ; — tout cela était lettre close pour Fabre d’Églantine.

Il ne voyait que la surface, mais voyait parfaitement, décrivait avec une propriété, une fine spécification, qui contraste avec cet âge de fades généralisateurs. Ce don n’appartient guère alors qu’aux deux éminents comiques, Fabre et Camille Desmoulins. Le beau portrait de Marat qu’a fait le premier est une œuvre d’une fermeté, d’une précision admirables. Il fait habilement ressortir le trait dominant de Marat, celui qui couvre le reste et le sauve dans l’avenir, son incontestable candeur. Ce portrait, piquant en lui-même, l’est bien plus par le moment, par l’à-propos du jour où il fut lancé. Il parut le 6 janvier, le jour même où Phelippeaux, par une nouvelle brochure, caractérisait la conduite tortueuse du Comité et de Robespierre. Il parut dix jours après ce cinquième numéro de Desmoulins où l’on entrevit si bien comment Robespierre, après l’avoir lancé sur Hébert et Clootz, recula précipitamment vers les hébertistes. Marat, bien posé, tel qu’il fut, devant le public, tout simple et tout d’une pièce, dans son abandon complet de toute tactique, dans l’emportement d’un caractère essentiellement spontané, faisait une amère satire du caractère si contraire qui en fut l’envers exact et la complète opposition.

Robespierre, par la force de seconde vue que donne la passion, sentait Fabre, même absent, derrière lui, qui le regardait. Il en était cruellement inquiété, irrité. Il sentait d’instinct, de terreur, ce que Danton avait dit sans en sentir la portée : « La tête de cet homme-là est un répertoire d’idées comiques. »

Son imagination maladive lui exagérait les choses. Il se figurait que ce chercheur impitoyable de situations comiques créait ces situations, que ce cruel machiniste faisait lui-même les fils, les poulies, les trappes où Robespierre à chaque instant pouvait se prendre ou heurter.

Il se trompait. Ni Fabre ni personne n’avait une telle action.

Les pièges où Robespierre risquait de périr étaient en Robespierre même, et aussi, en grande partie, dans les contradictions quasi fatales de son rôle.

Sa fatalité principale avait été sa triste connivence pour les hébertistes, tout-puissants par la presse, en août et septembre. Leur ami pour la Vendée, il fut leur ennemi pour Lyon en octobre. Modéré ici, exagéré là, il eut dans Phelippeaux et Dubois-Crancé ses deux Euménides.

Ce n’était pas Fabre qui avait fait cette situation.

C’est lui qui la voyait le mieux, la formulait, la démontrait, en faisait jaillir le comique. Il en marquait, en artiste, d’une plaisanterie douce et fine qui semblait n’y pas toucher, le terrible crescendo. Robespierre, fuyant son adorateur, poursuivi par Desmoulins qui dénonçait sa bonté à l’admiration du monde, allait se jeter d’effroi dans les bras de ses ennemis, Gollot, Hébert et Ronsin. Son malheur d’avoir défendu le Ronsin de la Vendée le poussait fatalement à défendre aussi le Ronsin de Lyon, à endosser les mitraillades. C’est ce qu’il fît en effet le 29 janvier.

Fabre commentait, critiquait. Agissait-il ?

Robespierre assure que c’est Fabre, qui, par le fougueux Bourdon, lui aurait porté ce coup de Jarnac, de faire ôter au Comité la facilité de puiser à même aux caisses de la trésorerie. Ce qui n’est pas moins vraisemblable, c’est que le même Fabre fit faire à Robespierre, par l’innocent Desmoulins, deux malices signalées : l’une, de signaler à toute la terre les Mémoires de Phelippeaux qui seraient morts étouffés ; l’autre, de mettre en lumière les changements de Robespierre, de montrer comment ce bon et sensible Robespierre allait tourner à l’indulgence, et cela au moment où le tremblant tacticien voulait rentrer dans la terreur et rattachait précipitamment son masque de sévérité, de sorte que cette admiration exaltée de la bonté de Robespierre, en opposition visible avec sa marche en sens inverse, illuminait sa manœuvre et trahissait cruellement les tâtonnements de sa tactique.

Celui-ci, sans s’en douter, lui donna beau jeu, le 7 janvier, où on lut les numéros accusés du Vieux Cordelier. Camille assura que son comité de clémence ne voulait dire autre chose que comité de justice. Pour le reste, il persista. Ce fut très naïvement la scène de Galilée devant l’Inquisition. Qui le croirait ? Robespierre, allant au delà de ce que ses ennemis auraient demandé, se servit exactement du langage du Saint-Office : « Camille avait promis d’abjurer ses hérésies, ses propositions malsonnantes. .. Les éloges des aristocrates l’empêchent d’abandonner le sentier que l’erreur lui avait tracé… »

Puis, croyant qu’il était plus utile d’humilier que de frapper, il ajouta bénignement :

« Il faut pourtant distinguer sa personne de ses écrits… C’est un enfant que les mauvaises compagnies ont égaré… Je demande seulement pour l’exemple que ses numéros soient brûlés dans la société. »….

Desmoulins : « Brûler n’est pas répondre. »

Robespierre : « Ta résistance prouve assez que tu as de mauvaises intentions… »

Danton : « Camille ne doit pas s’effrayer des leçons d’un ami sévère. Citoyens, que le sang-froid préside à nos discussions… Craignons de porter un coup à la liberté de la presse. »

Le succès de Desmoulins fut complet, même aux Jacobins. Ses juges les plus hostiles furent touchés, ravis. Mais Robespierre le voulait : ils obéirent et le rayèrent.

Le vainqueur se sentait vaincu, en réalité. Sa fureur n’eut aucune borne. Sa sombre imagination lui montra un profond accord entre Desmoulins, Bourdon, Phelippeaux, hommes pourtant spontanés, violents, plus que calculés. Quel était le calculateur, l’adroit machiniste qui tirait les fils ? L’ancien secrétaire de Danton, l’homme des imbroglios, le dramaturge Fabre d’Églantine. Lui seul, parmi eux, était capable de tracer un plan, de préparer et ménager les moyens, les ressorts, de les faire habilement concourir à une action commune.

C’est Fabre qu’il fallait perdre, envelopper si l’on pouvait dans la conspiration dont Robespierre parlait sans cesse : la conspiration de l’étranger.

Fabre, infiniment prudent, laissait aller devant les autres et n’agissait guère qu’à coup sûr. Il donnait bien peu de prise du côté du modérantisme ; il avait concouru à la mort des Girondins. S’il avait, obtenu l’arrestation de Ronsin et de Vincent, c’était le jour même où leurs sbires avaient arrêté, insulté des députés, au grand émoi de la Convention, si bien que Couthon et Lebon, deux hommes de Robespierre, avaient parlé eux-mêmes dans le sens de Fabre. Fort de tout ceci, il s’alarma peu, et, sachant que Robespierre devait commencer contre lui l’attaque aux Jacobins, le 8 au soir, il alla s’asseoir en face de lui, avec sa lorgnette de spectacle qu’il portait toujours, et vint observer par où allait s’avancer l’ennemi.

Robespierre, selon sa coutume, fit parade d’un grand équilibre, disant qu’il était impartial entre Desmoulins et Hébert, parla de deux factions, des ultra et citra-révolutionnaires, dit que l’étranger agissait par toutes deux à la fois, que des meneurs adroits faisaient mouvoir la machine et se tenaient dans les coulisses, que c’était toujours la Gironde, la même action théâtrale, seulement d’autres acteurs sous des masques différents. Ces métaphores accumulées désignaient assez Fabre d’Églantine, acteur et auteur dramatique.

Enfin ces masques, ces acteurs, ces machinistes, où voulaient-ils en venir ?… Conclusion inattendue : à dissoudre la Convention !

Ceci ne rimait plus à rien ; on se regardait, on se demandait ce qu’il voulait dire. C’était justement pour maintenir et faire respecter la Convention que Fabre, appuyé ce jour-là des robespierristes mêmes, avait obtenu l’arrestation d’Hébert et Vincent.

Il tourna, tourna toujours dans cette vaine allégation, reprenant toute l’histoire du girondinisme. À quoi Fabre ne tint plus et, perdant patience, se leva pour s’en aller. Mais, à ce moment, Robespierre, fixant sur l’homme à la lorgnette ses lunettes et son regard fauve, le pria d’attendre. Il reprit avec fureur sur les intrigants, les serpents qu’il s’agissait d’écraser (Applaudissements unanimes) : « Parlons de la conjuration, et non plus d’individus… » Et au moment même : « Je demande que cet homme qu’on ne voit qu’avec une lorgnette et qui sait si bien exposer des intrigues au théâtre veuille bien s’expliquer ici… Nous verrons comment il sortira de celle-ci… »

Fabre dit froidement qu’il répondrait quand on préciserait les accusations, que du reste on avait tort de croire qu’il influençait Desmoulins, Bourdon ou Phelippeaux.

Une voix : « À la guillotine ! » Robespierre demanda qu’on chassât l’interrupteur. Cependant, qu’avait fait ce trop zélé robespierriste ? Dire contre Fabre ce qu’avait dit contre Desmoulins Nicolas, l’homme de Robespierre.

Celui-ci put voir le 10 combien il avait peu satisfait les Jacobins par une agression si vague. Aux premiers mots qu’il prononça, une voix s’écria : « Dictateur ! » La société refusa de rayer Bourdon (de l’Oise) et rapporta la radiation de Desmoulins.

À ces échecs manifestes, à cet éloignement visible de l’opinion, on répondit par un coup de terreur. Dans la nuit du 12 au 13, le Comité de sûreté fit arrêter Fabre d’Églantine.

Le prétexte fut celui que tous les pouvoirs emploient avec succès dans les arrestations politiques pour donner le change : arrêté comme voleur.

L’étonnement fut profond. D’autres, surtout Bourdon (de l’Oise), avaient bien autrement provoqué Robespierre. Voici cependant deux mois qui peuvent éclaircir la chose.

1° Fabre, peu de jours auparavant, avait eu l’imprudence de dire qu’il prouverait, pièces en mains, qu’Héron, l’agent général des arrestations, avait des mandats d’arrêt en blanc, et qu’ainsi le Comité de sûreté le lançait sans savoir sur qui. Dans ce cas, quelqu’un sans doute dirigeait Héron, un homme apparemment plus puissant que le Comité.

2° On nous apprend que Fabre en prison, malade et tout près d’aller à la mort, n’était occupé, ne parlait que d’une grande comédie en cinq actes, qu’on lui avait prise en l’arrêtant (Mémoire sur les prisons, l, 69).

Quel en était le sujet ? Nous devrions au moins en trouver le titre dans l’inventaire de ses papiers qui se fît en juin. La pièce n’y est point relatée, ce qui prouve qu’en effet elle lui avait été prise au moment de l’arrestation.

Le sujet ne serait-il pas celui qui semble indiqué par allusion dans Desmoulins : « Il est telle comédie grecque, contre les ultra-révolutionnaires et les tenants de la tribune de ce temps-là, qui traduite ferait dire à Hébert que la pièce ne peut être que de Fabre d’Églantine. »

Ce sujet était si naturellement indiqué par la situation que les Girondins eux-mêmes, dans leur misérable fuite, toujours si près de la mort, en faisaient une comédie.