Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XV/Chapitre 2

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CHAPITRE II

TENTATIVES IMPUISSANTES POUR ARRÊTER LA TERREUR, POUR SUBORDONNER LA ROYAUTÉ RENAISSANTE (DÉCEMBRE 1793).


{{bloc smaller|Robespierre menacé se réfugie dans la terreur. — Les Comités offrent en vain de modifier la terreur. — Robespierre fait attaquer Desmoulins et Phelippeaux. — Il fait rejeter la proposition des comités. — L’Assemblée veut subordonner les dictateurs.}


À la lecture de ce fatal numéro de Desmoulins, Robespierre fut épouvanté. La plus cruelle dénonciation de ses ennemis eût été moins dangereuse. L’innocent, trompé par son cœur, enivré, aveuglé de ses larmes, n’avait pas vu qu’il le perdait, en lui proposant d’être dieu.

Robespierre se sauva à gauche, chercha sa sûreté dans les rangs des exagérés, ses ennemis, se confondit avec eux.

On ne pouvait se dissimuler qu’à ce mot terrible (de ces mots qui font le destin) : Ouvrez les portes aux deux cent mille…, qu’à ce mot, dis-je, la foule des patriotes compromis qui avaient joué leur vie pour la République ne vissent distinctement venir la revanche royaliste, la Terreur blanche et ne se réfugiassent sous le canon de Collot d’Herbois.

Il arrivait en hâte de Lyon. Ses amis criaient : « Voici venir le géant ! »

Pourquoi cet effet fantasmagorique ? Et comment Collot, jusque-là de taille ordinaire, apparaissait-il ainsi ?

Trois choses le grandissaient.

Il envoyait devant lui, contre la religion de Robespierre, un bien autre dieu, fétiche effroyable, la tête même de Chalier, cette tête brisée trois fois par le couteau girondin.

Devant lui marchait aussi le bruit, la terrible légende des prisonniers foudroyés aux Brotteaux. On sentait assez qu’un si rigoureux exécuteur de la vengeance nationale ne se réservait pas de porte de derrière et ne composerait pas avec les politiques qui spéculaient sur l’amnistie.

Une chose tomba comme un pavé sur la tête de ceux-ci. L’ami de Chalier, son vengeur, ce fameux Gaillard, qui, sortant de son cachot, le 19 octobre, avait été si froidement reçu des Jacobins, tomba dans le désespoir au premier bruit de l’amnistie, crut la République perdue et se brûla la cervelle.

Collot d’Herbois lui prête ces paroles, non sans vraisemblance : « Je ne suis pas un homme faible, je n’ai point pâli devant les poignards. Mais je meurs, ô Jacobins, d’être abandonné de vous. »

Collot, monté sur Chalier, monté sur Gaillard, arrivait géant. Il faisait peur non seulement à Robespierre, mais aux hommes que Robespierre inquiétait le plus, aux membres impartiaux du Comité de salut public. Barère, Lindet, Carnot, Prieur, d’accord en ceci avec la partie indépendante de la Montagne, craignaient que les violents, délaissés de Robespierre, ne se ralliassent à l’homme qui avait donné les gages les plus terribles contre tout retour, et, pour leur sûreté, ne créassent une dictature de terreur contre la royauté de clémence et d’hypocrisie.

Ces grands organisateurs, qui, à ce moment, par des travaux incroyables, recréaient la France, de concert avec Cambon et quelques représentants modestes et laborieux, se voyaient avec douleur arracher des mains leur œuvre, et la Patrie tout à l’heure replongée dans le chaos.

Pouvaient-ils, comme le voulait Desmoulins, renoncer aux moyens de terreur ? C’eût été renoncer aux réquisitions provisoires que la Terreur seule donnait. Sans elle, avec quoi auraient-ils nourri, vêtu, équipé leurs douze cent mille soldats ?

Carnot, Lindet, nullement terroristes, aimaient peu les Jacobins. En attendant, ils vivaient des réquisitions frappées par les comités, jacobins. Ils aimaient peu Collot, Billaud, et n’en étaient pas moins forcés de se serrer contre eux, pour faire équilibre à la pesante trinité dictatoriale.

S’ils brisaient les agents de terreur, les armées mouraient de faim, la République périssait. Et s’ils les laissaient aller, ces agents aveugles comblaient les prisons, faisaient des millions d’ennemis au gouvernement, la République périssait.

Ils s’arrêtèrent à une mesure sage, ferme et très hardie.

La responsabilité terrible de cette chose si dangereuse (ouvrir et fermer les prisons), ils la demandaient pour eux-mêmes. Ils demandaient que, sans confier l’examen préalable à des commissaires inconnus, tels que les voulait Robespierre, les membres des comités, chacun à son tour, fussent chargés d’examiner les réclamations. Point d’examen anonyme. Si on les constituait juges d’une affaire si délicate, ils voulaient la prendre eux-mêmes sans passer par l’obscure filière des agents robespierristes, la juger sous le soleil.

La seconde réforme proposée eût été celle-ci : séparer les accusés des suspects, créer pour ces derniers des maisons de suspicion. Dans un temps où la prison était si près de l’échafaud, il était horriblement injuste et dangereux de laisser pêle-mêle ensemble, par exemple, les herbagers de la Normandie, pauvres diables de suspects à qui on ne reprochait rien, avec un M. Rimbaut qui avait livré Toulon.

Dans cette grande et décisive circonstance où était la destinée de la Révolution, au moment où ses collègues proposaient une réforme peu différente de la sienne, Robespierre, chose inattendue ! s’isola, se sépara d’eux pour se rattacher à son ennemi, Gollot d’Herbois, laissant dans la stupeur et le plus grand étonnement les robespierristes qui avaient cru le suivre dans les voies de modération.

Déjà, une fois (fin septembre), sa tactique tortueuse les avait embarrassés. Son immense succès d’alors leur fît croire qu’il était libre de l’odieuse alliance de la presse hébertiste et des bureaux de la Guerre, quand tout à coup il frappa ses propres amis qui faisaient feu avant l’ordre sur les hébertistes.

Ce qui de même en décembre lui fît quitter tout à coup ses amis pour ses ennemis, ce fut d’une part Desmoulins, qui, le dénonçant à l’admiration, à la reconnaissance du monde, montrait dans la commission robespierriste le germe du Comité de la clémence ; d’autre part, les véhémentes accusations de Phelippeaux, qui, avec Merlin, témoin oculaire, démontraient la trahison des généraux hébertistes et les tristes ménagements du Comité pour eux ; le Comité ici, c’était spécialement Robespierre, qui, le 11 septembre et le 25, les avait défendus, fait défendre, patronnés aux Jacobins.

Phelippeaux revint à la charge trois fois dans un mois, et ces accusations reçurent une publicité immense de l’étourdi Desmoulins, qui, dans les numéros mêmes où il divinisait Robespierre, louait, exaltait Phelippeaux, l’adversaire cle Robespierre.

Celui-ci, du 20 au 23 décembre, en trois jours, sans transition, tourna le dos à ses amis, passa à ses ennemis, planta là son adorateur Desmoulins et se rattacha, contre lui, à la terrible alliance de Gollot, d’Hébert.

Qui le poussa là ? Phelippeaux, le reproche de connivence hébertiste dans l’affaire de la Vendée.

Qui le poussa là ? Gaillard, le reproche de modérantisme dans l’affaire de Lyon, la mort de Gaillard, son ombre, visible à tous dans la pompe solennelle que fit la Commune à Chalier (21 décembre).

Collot n’arriva que le lendemain. Mais, avant son arrivée et dès le soir même, Robespierre renia, attaqua Camille Desmoulins, du moins le fit attaquer aux Jacobins par un rustre à lui, Nicolas, son porte-bâton, qui lui servait souvent d’escorte. C’était un grand drôle, robuste et farouche, qu’on avait fait juré, et qui eût dû être bourreau. Il s’acquitta très gauchement de la commission de Robespierre, disant du charmant écrivain, d’ailleurs représentant du peuple : « Camille frise la guillotine. »

À quoi l’autre répondit plaisamment : « Toi, tu frises la fortune… Je t’ai vu, il y a un an, dîner avec une pomme cuite ; et aujourd’hui qu’on t’a fait imprimeur du tribunal révolutionnaire, imprimeur des bureaux de la Guerre, le tribunal seul te doit cent mille francs. »

Collot, le 21 au soir, entra dans la Convention, moins comme un homme qui s’excuse que comme un triomphateur. Il conta hardiment la mort des Lyonnais mitraillés, attesta la nécessité, Toulon qu’il fallait effrayer.

Beaucoup, même des robespierristes, reçurent assez mal ces aveux, croyant que Collot allait être attaqué par Robespierre. La réconciliation entre eux n’éclata que le 23.

Ce jour, Collot, aux Jacobins, donna toute carrière à son éloquence mélodramatique ; il fut terrible, écrasant de mise en scène. Il amena Gaillard même, tout mort qu’il était, fit apparaître son ombre, la fit parler, hurla, pleura. Robespierre fut trop heureux de trouver une diversion, de lever un autre gibier, de tourner la meute contre Phelippeaux. Il avait amené avec lui un dogue, docile et furieux, Levasseur, qui, le 18, s’était aventuré à demander l’amnistie, et qui, comme le chien qui s’est trompé à la chasse, ne demandait qu’à réparer l’erreur en mordant quelques morceaux dans la chair de Phelippeaux. Danton essaya d’adoucir, mais Robespierre, prenant la parole avec la placide autorité d’un moraliste, demanda à Phelippeaux si, dans son âme et conscience, il était bien sûr de n’avoir pas été entraîné par la passion, par le patriotisme même. Un autre casuiste, Couthon, lui fît la même question. Enfin on ne demandait qu’à innocenter Phelippeaux, étouffer l’affaire. Il répondit qu’il ne pouvait composer, qu’il y avait en trahison de la République.

« Nommons une commission », dit Couthon (pour gagner du temps). Elle fut nommée, ne fit rien ; le tout fut escamoté par une farce de Collot d’Herbois.

Robespierre, pour sa sûreté, rentra donc dans la terreur. — Il fit à la Convention un discours sur l’équilibre, se jeta à gauche, demanda la tête d’Houchard et de Biron.

Deux têtes de généraux dans un tel moment, on n’en voyait pas l’à-propos. On l’eût mieux compris, comme avis sévère, dans une défaite ; mais la République apprenait de tous côtés des victoires. Le 24, on apprit la reprise de Toulon ; le 25 ou le 26, la bataille de Savenay et l’anéantissement de la Vendée ; le 30, les lignes de Wissembourg ; le 1er janvier, Landau débloqué, l’ennemi repassant le Rhin.

La proposition du Comité de salut public, faite le 26 décembre, pour examiner les réclamations des prisonniers et mettre à part les suspects, arrivait admirablement. Barère, avec beaucoup d’adresse, pour écarter tout soupçon de modérantisme, frappait d’allusions hostiles les molles propositions de Desmoulins, faisant parfaitement sentir qu’il ne s’agissait pas de clémence, mais de justice. Cette justice, le Comité la proposait sévère et forte, du haut de la victoire.

Robespierre ne craignit pas de parler contre. La seule raison qu’il donna, c’est que les deux comités ne pouvaient consacrer leur temps aux aristocrates. Il aima mieux sacrifier sa propre commission qu’il avait obtenue le 20. Billaud-Varennes, immuable contre tout adoucissement, fit voter la Convention, et contre le décret obtenu par Robespierre et contre le projet du Comité. Il demanda qu’on ne fît rien.

Tout fut fini. Les prisons durent, dès lors, aller s’encombrant, jusqu’à ce qu’elles crevassent et vomissent en une fois un peuple d’ennemis furieux pour tuer la République.

L’accélération des jugements, demandée ce jour même par Robespierre, était un remède impuissant qui avilissait la justice, la rendant positivement, physiquement impossible, lui étant la foi de tous. Elle n’en fut pas moins exigée, et lorsque le danger national, tellement diminué, ne l’expliquait plus.

Ce sinistre 26 décembre, qui fermait décidément les prisons, n’y laissant plus d’ouverture que le terrible guichet d’une justice accélérée, devait avoir deux effets contraires.

D’une part, les rivaux de la dictature centrale, Fouché à Lyon, Carrier à Nantes, dans leur émulation effroyable, accéléraient la justice.

D’autre part, les indulgents, n’espérant plus rien ni de Robespierre ni du Comité, poussèrent leur guerre contre les hébertistes, alliés actuels de Robespierre, de sorte que leurs ennemis durent ou les tuer ou périr.

Desmoulins se releva et jeta sa vie au vent. De ce jour, il est immortel. Au n°5 du Vieux Cordelier, il expie le n°4 et se justifie devant l’avenir : « L’anarchie mène à un seul maître. C’est ce maître que j’ai craint. » — Donc il n’est plus à genoux. Le voilà debout devant Robespierre.

Rien de plus hardi que ce n°5, si amusant, si véhément, d’une colère comique et sublime… Le rire, mais celui de la foudre qui rit en éclairs, va, vient, frappe et réduit en poudre, des éclats de sa joie terrible… Tous ceux qu’ici elle toucha, vaine cendre, ont gardé figure pour servir d’éternelle risée.

Incroyable audace ! il frappe non seulement les géants, les Collot et les Billaud, mais, chose plus hardie peut-être, le type de la horde basse des tartufes de troisième ordre, les Brutus hommes d’affaires qu’engraissait le patriotisme : maître Nicolas.

Le mieux traité est Hébert. Le puissant artiste, avec l’adresse et le soin d’un naturaliste habile qui d’une pince a saisi un hideux insecte, le tourne et le montre au jour sous tous ses aspects. Camille a détruit celui-ci, sans en altérer les formes, et l’a parfaitement conservé. Il ne serait pas facile d’en trouver un autre. Hébert bien décrit, bien piqué, classé au musée des monstres, pose là pour tout l’avenir.

La fin est la simple liste des sommes que Bouchotte a données à Hébert, spécialement soixante mille livres, données le 4 octobre pour tirer le fameux numéro à six cent mille, qui extermina Danton au profit de Robespierre, au moment où celui-ci venait de patronner Ronsin (25 septembre), au moment où les hébertistes opéraient dans la Vendée une seconde trahison pour faire périr Kléber (3 octobre).

L’innocent Camille peut-être croyait ne frapper qu’Hébert. Il est fort douteux qu’il sût à quelle profondeur ce coup entrait au cœur de Robespierre. Très probablement il était conduit par gens plus habiles, peut-être par Fabre d’Églantine.

La faiblesse de Robespierre avait été partagée par le Comité de salut public. Sa haute autorité en restait compromise. La question allait se poser de nouveau : Renouvellerait-on le Comité ? ou se contenterait-on de le ramener à une dépendance légitime et raisonnable de la Convention ?

La France avait une halte, ses trois victoires ajournaient le danger, et peut-être pour toujours. C’est ce qui eut lieu en effet, la Prusse étant restée occupée en Pologne et l’Autriche trouvant dans les Belges une telle mauvaise volonté que définitivement elle ne put rien en 1794 contre nos frontières du Nord.

Le 18 nivôse (7 janvier), dans un discours très habile, fort modéré d’expressions et probablement calculé par Fabre d’Églantine, Bourdon (de l’Oise), après force éloges du Comité de salut public, tomba sur le ministère, demanda qu’il cessât d’être monarchique, qu’il devînt républicain, c’est-à-dire qu’il ne puisât nuls fonds à la trésorerie sans demande d’un Comité à la Convention et sans décret de l’Assemblée.

Tout ceci à l’occasion des subventions monstrueuses données par Bouchotte à Hébert.

Danton, avec infiniment de prudence et de ménagements, dit et redit par trois fois qu’il fallait renvoyer la chose au Comité de salut public.

Elle n’en fut pas moins décrétée, avec ce mot : en principe, — et cette réserve : de sorte que l’activité des forces nationales n’éprouve nul ralentissement, c’est-à-dire en donnant au Comité tous les moyens d’éluder ce qu’on venait de décréter.

Carnot, Lindet, Prieur, Saint-André, qui seuls dépensaient et qui seuls étaient atteints du décret, ne se plaignirent pas ; Robespierre seul se plaignit, il dit, écrivit : Que tout le mouvement des armées était arrêté, chose matériellement fausse. Toutes ou presque toutes les choses nécessaires se faisaient par des réquisitions en nature, levée de grains, levée de draps, levée de chevaux, etc. La Convention venait de voter cent millions argent pour les subsistances. Elle eût voté les yeux fermés ce que le Comité eût pu demander. Ne l’avait-elle pas elle-même forcé en août de prendre en mains cinquante millions, sans vouloir aucun détail ? Mais il y aurait eu retard ? Autant qu’il faut de minutes pour aller d’un pavillon à l’autre, dans le château des Tuileries.

Il fallait franchement laisser là des objections peu sérieuses et dire à la Convention : « Ceci est la question même de la souveraineté. Nous voulons la dictature sans mélange, autocratique. »

À quoi l’on eût pu répondre : « Qui créa la dictature ? Le moment, le péril, la nécessité de la défense contre l’ennemi… L’ennemi maintenant, c’est celui qui gardera la dictature. »