Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XV/Chapitre 1

LIVRE XV



CHAPITRE PREMIER

DU RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ. VICTOIRES : LANDAU, TOULON, LE MANS (DÉCEMBRE 1793).


On demande que le Comité se renouvelle par mois. — II eût dû l’être, mais lentement. — Cette amovibilité eût trop affaibli le gouvernement. — Trinité dictatoriale. — Missions des robespierristes. — Robespierre jeune à Toulon. — Saint-Just à Strasbourg. — Hoebe et Pichcgru. — Lutte de Baudot et Lacoste contre Saint-Just. — Kléber, Marceau, fin de la Vendée. — Nantes et Lyon. — Le Vieux Cordelier. — Un robespierriste propose l’amnistie. — Desmoulins demande un comité de clémence.

Une fatalité fort dure pesait sur la France. L’impuissance d’association, l’esprit d’isolement, créé et fortifié par la longue servitude, la force des habitudes monarchiques, tout ramenait la royauté. Nul homme, en réalité, ne méditait la tyrannie. Elle se refaisait pourtant. La nation, par son état moral, conspirait contre elle-même. Toujours mineure, nullement préparée à sa majorité, sa lassitude la menait déjà à l’abdication, la mettait sur la triste pente d’un retour involontaire au gouvernement d’un seul.

La guerre et l’extrême péril où nous fûmes avant Wattignies exigeaient la dictature. Depuis, la France était toujours entamée aux extrémités, mais non menacée au centre ; il y avait lieu d’examiner si la dictature, utile encore, ne serait pas modifiée par un renouvellement partiel du Comité de salut public.

C’est ce que Bourdon (de l’Oise) et Merlin (de Thionville) demandèrent le 12 décembre.

Merlin eut le tort de proposer le renouvellement par mois, ce qui eût trop affaibli le gouvernement.

Il ne s’agissait pas d’écarter du Comité ceux qui en faisaient la force et la gloire, les chefs d’opinion, les grands hommes de tribune, pas davantage les travailleurs héroïques qui, par d’incroyables labeurs, recréaient à ce moment toutes les administrations. Quelque modification minime que reçût le Comité, elle était indispensable pour témoigner de la République, pour avertir ce Comité souverain de sa légitime dépendance à l’égard de l’Assemblée, son auteur et créateur, l’unique source de son droit. La Convention avait fait, pour la crise, un roi collectif, à condition, bien entendu, que l’amovibilité le distinguerait suffisamment de la royauté ancienne.

C’était l’avis des plus sages, et dans le Comité même. C’était le conseil de Lindet, qui pria plusieurs membres influents de la Convention d’obtenir le renouvellement partiel. Malheureusement Merlin rendit lui-même la chose peu admissible, en l’exagérant, en demandant qu’un tiers du Comité sortît chaque mois.

Il fallait un renouvellement moins rapide, mais enfin il en fallait un. Dans le besoin croissant d’unité qu’on éprouvait, si l’Assemblée ne s’harmonisait le Comité par des changements graduels et légaux, il allait arriver certainement que le Comité, en désaccord avec elle, tenterait de la mettre à son point, épurant, taillant, rognant, jusqu’à ce qu’elle le brisât, ce qui se fit en Thermidor, mais ce qui ne put s’accomplir qu’en tuant aussi la République.

Était-ce à dire que le Comité contenait et absorbait d’une manière si complète tout ce qu’il y avait de vie et de génie à la Convention, qu’il fût impossible d’en remplacer un seul membre ? Nullement. Plusieurs membres du Comité étaient des hommes secondaires, un ou deux très dangereux (je parle surtout de Barère). Ils auraient été, sans nul doute, très glorieusement remplacés par tels des Montagnards illustres qui ont écrit leurs noms aux Alpes, aux Pyrénées et au Rhin, par de grands citoyens, des hommes de principes, tels que Romme, par Cambon dont l’Assemblée venait d’accepter le Grand-Livre. L’exclusion d’un homme si considérable resta une cause de faiblesse pour le Comité de salut public.

L’utilité du renouvellement était si palpable que le Comité n’osait rien objecter contre. Un légiste vint à son aide ; Cambacérès, qui avait beaucoup à expier à l’égard de Robespierre depuis le 3 juin, parla pour le Comité. « Le renouvellement obligé, dit-il, limiterait le pouvoir de l’Assemblée ; laissons-le libre. À chaque membre d’exercer librement son droit. »

On remit le vote au lendemain ; et, le lendemain, un violent robespierriste, Jay-Sainte-Foy, dit insolemment : « J’entends demander l’appel nominal… Oui, on devrait le demander pour connaître ceux qui votent une mesure si favorable à l’ennemi. » Suivait un éloge hautain du Comité de salut public ; lui seul, il avait tout fait. L’Assemblée céda et le renouvela sans changement, sans condition.

Personne n’y perdit plus que le Comité lui-même. Il tombait irrémédiablement sous la royauté de Robespierre.

Toute-puissante aux Jacobins, pesante sur la Convention, elle était écrasante au Comité de salut public.

Elle s’était manifestée deux fois au dehors, à nu et sans ménagement :

Le 21 novembre, par le démenti qu’il donna à la Convention, sans égard au décret du 16 ;

Le 12 décembre, par la pression qu’il exerça sur les Jacobins, exigeant d’eux cet acte humiliant de versatilité, de chasser celui qu’ils venaient de nommer leur président.

L’autorité, c’était la Convention ; le pouvoir, c’étaient les Jacobins. Convention et Jacobins, autorité et pouvoir, tout avait plié. Un homme était plus autorisé que l’autorité, plus puissant que le pouvoir.

On se fait des idées absolument fausses de l’intérieur du Comité de salut public. On se figure que les grandes mesures y étaient délibérées. Rien n’est moins exact. Ses registres ne relatent rien des choses les plus décisives ; leurs lacunes sont éloquentes. Elles suffiraient pour montrer, quand même on ne le saurait d’ailleurs, que les grandes affaires révolutionnaires n’étaient pas traitées en commun.

Robespierre, un en trois personnes, c’était le gouvernement.

La trinité dictatoriale, Robespierre, Couthon, Saint-Just, se suffisait à elle-même. C’était assez de trois signatures pour qu’un arrêté, un décret proposé fût estimé l’œuvre du Comité réuni. Il apprenait souvent par les journaux, non sans étonnement, qu’il avait voulu ceci, décidé cela.

Cette trinité pourtant s’appuyait ordinairement de la fixité de Billaud-Varennes, de la flexibilité de Barère, du furieux génie mimique de Collot d’Herbois.

Billaud, Collot, les deux terroristes, entrés le 6 septembre, étaient là pour veiller Robespierre, pour le perdre, si par la clémence il allait à la tyrannie.

La trinité gouvernementale, planant sur le tout, marchait par deux choses, nullement amies, mais qui la servaient à merveille.

Par Billaud, figure immuable de la Terreur hors des intérêts de parti, elle disait : « Je suis le gouvernement révolutionnaire. »

Par Lindet, Carnot, Prieur, Jean-Bon Saint-André, elle disait : « Je suis l’ordre, la prévoyance et la victoire. »

Ces grands et admirables travailleurs avaient rendu à la France le service capital de détrôner le chaos[1]. On avait démembré pour Garnot, Prieur et Lindet le royaume hébertiste du ministre de la guerre. Ils le suppléèrent, réparèrent ses fautes, mais malheureusement ne le brisèrent pas. Ils se créèrent des bureaux à côté, s’enfermèrent et firent la besogne. Il y eut un chef de la guerre, un chef des administrations militaires (subsistances, transports, habillement, etc.) ; du reste, étrangers aux affaires, n’inquiétant en rien la haute trinité dictatoriale. Leur travail de seize heures par jour les rendait pour elle des collègues infiniment commodes. Ils signaient, le plus souvent sans lire, ce qu’elle leur envoyait, la soutenant de leurs noms honorables et de leur probité connue, de leur concert apparent, en même temps que le succès de leurs travaux la comblait de gloire.

Tout travaillait à favoriser cette dictature des trois. La violence du terrorisme poussée par Billaud, Collot, la protection que le Comité de sûreté donnait aux petits tyrans de localité, jetaient les populations dans le désespoir et les faisaient d’autant plus regarder en haut vers cette trinité secourable.

Qui recrutait, alimentait les quatorze armées de la France ? Les réquisitions (en hommes, chevaux, grain, argent, draps, souliers, etc.). Point de réquisitions sans terreur, point de terreur sans tyrannie. Serait* elle locale ou centrale ? La première, intolérable, faisait désirer la seconde.

La France vaincue, suspecte, royaliste ou girondine, contre la terreur locale qui la poursuivait partout, appelait un bon tyran.

La France victorieuse, républicaine ou montagnarde, subissait déjà l’ascendant du censeur universel, du redouté tuteur politique.

Le tout résumé par ce mot jacobin, déjà cité : « Espérons un dieu sauveur. »

Ce dieu descendait par moments, intervenait en effet d’une manière souvent sage, utile, d’autant plus mortelle à la liberté. Les missi de Robespierre apparaissaient comme ceux d’une puissance supérieure, et dans une position dominante par rapport à ceux de la Convention.

Couthon, Saint-Just, Robespierre jeune, d’autres agents, même inférieurs, habituaient les populations à placer l’espoir du salut, non plus en elles-mêmes, en la France ou l’Assemblée nationale, mais dans un individu.

On a vu l’étrange opération, grandiose et populaire, par laquelle Couthon entraîna, solda magnifiquement un monde de paysans d’Auvergne pour la ruine de Lyon ; puis, la foudre suspendue sur la malheureuse ville, tout à coup il fit grâce, arrêta les vengeances et ne quitta Lyon qu’après l’avoir convaincue qu’elle était sauvée si elle n’eût eu rien à craindre que Couthon et Robespierre.

Loin de répondre au mémoire du vainqueur de Lyon, de Dubois-Crancé, Gouthon, rentré aux Jacobins, lui parla, non en collègue, mais en juge, l’interrogea, faisant pleinement sentir la distance qu’il y avait entre un membre du Comité de salut public et un simple représentant du peuple. Un homme de Robespierre, Julien (de la Drôme) étouffa brusquement la chose. On fit taire Dubois-Grancé.

Robespierre jeune, qui n’avait nullement l’importance de Couthon, se trouva avoir, qu’il le voulût ou non, une importance princière, quasi dynastique, dans sa mission de Toulon. De même que Couthon avait recueilli le succès tout fait de Lyon, ce jeune homme arriva à point pour partager l’honneur de l’affaire si populaire du Midi. Une artillerie immense ayant été amenée de Lyon et des Alpes, concentrée autour de Toulon avec des forces considérables, les assiégés anglais, espagnols, n’ayant pu rien faire pour prendre pied dans le pays, le succès était certain. Il était fort avancé par les efforts de Fréron et de Barras. Robespierre voulait les faire rappeler pour que son frère commandât seul. Ils furent avertis à temps (27 octobre). Une députation formidable de quatre cents sociétés populaires du Midi déclara vouloir garder Barras et Fréron, qui seuls étaient à la hauteur, non suspects de modérantisme. Robespierre jeune n’y alla donc que comme adjoint aux deux autres. Ils n’en furent pas moins effacés. Il eut une espèce de cour ; un foyer d’intrigues et d’ambition se forma autour de lui. Un jeune officier d’artillerie, le Corse Buonaparte, esprit prodigieusement inquiet, s’était donné à Barras, à Fréron (c’est-à-dire aux dantonistes). Robespierre jeune arrivé, il devint robespierriste et fit passer un plan au Comité de salut public contre celui de son général Dugommier. Voyant pourtant le vent souiller à gauche, le prévoyant jeune homme crut qu’il ne suffisait pas du patronage des deux Robespierre. Le soir même du jour où il entra à Toulon, il écrivit à la Convention une lettre infiniment violente et signée du nom de Bru tus.

Barras et Fréron, sans s’inquiéter de la politique des deux Robespierre et de leurs vues de clémence intéressée, exécutèrent la loi à la lettre et fusillèrent tout d’abord huit cents hommes pris les armes à la main.

La chose fut plus claire encore à Strasbourg. Saint-Just apparut, non comme un représentant, mais comme un roi, comme un dieu. Armé de pouvoirs immenses sur deux armées, cinq départements, il se trouva plus grand encore par sa haute et fière nature. Dans ses écrits, ses paroles, dans ses moindres actes, en tout éclatait le héros, le grand homme d’avenir, mais nullement de la grandeur qui convient aux républiques. L’idée d’un glorieux tyran, telle que Montesquieu l’a donnée de Sylla dans son fameux Dialogue, semblait toute réalisée en cet étonnant jeune homme, sans qu’on démêlât bien encore ce qui était du fanatisme, de la tyrannie de principes et de celle du caractère. Un homme tellement au-dessus des autres n’eût pas été souffert deux jours dans les cités antiques. Athènes l’eût couronné et l’eût chassé de ses murs.

Remarquons en passant que le modèle original du style officiel, employé plus tard avec tant d’éclat par d’habiles imitateurs, n’est autre que celui de Saint-Just.

Ce jeune homme si violent se montra en même temps d’une habileté consommée. Il atteignit précisément l’idéal de la terreur, en obtenant tous les effets sans avoir besoin de verser le sang.

Cela tint au profond et subit saisissement dont il frappa tout d’abord les imaginations.

L’homme dominant de Strasbourg était l’ex-capucin Schneider, versé dans les lettres antiques, puissant dans sa langue allemande et chaleureux prédicateur, directeur adoré des femmes. Aujourd’hui même, en cette ville où l’on a créé contre lui une légende d’exécration, des femmes (bien âgées) qu’il aima n’en sont pas consolées encore. Schneider, furieux démocrate, l’était à la façon des anciens anabaptistes, du roi-tailleur de Leyde, qui, pour le nombre des femmes, prétendit lutter avec Salomon. Ce moine était insatiable ; non content de celles qui, d’elles-mêmes, couraient après lui, on assure que, sur son passage, il mettait les femmes en réquisition.

Il voulait pourtant se fixer et venait d’en épouser une par force et terreur. Il rentrait avec sa conquête le soir à grand bruit dans Strasbourg ; voiture à quatre chevaux. Il était tard pour une place de guerre ; les portes étaient fermées ; il les fait ouvrir. Saint-Just saisit ce prétexte, celui d’aristocratie pour son train et sa voiture, le fait prendre la nuit même dans le lit de la mariée ; et le matin, Strasbourg, surpris à n’en pas croire les yeux, voit son tyran attaché au poteau de la guillotine. Il resta là trois heures dans cette piteuse figure et n’en quitta que pour être envoyé à Paris, à la mort. Pendant l’exposition, on vit Saint-Just paraître au balcon de la place et regarder le patient avec une superbe impassibilité. Cette population catholique, dans l’humiliation de ce renégat, reconnut la main de Dieu et couvrit de bénédictions l’envoyé de Dieu et de Robespierre.

Saint-Just, avec Schneider, expédiait impartialement à Paris les adversaires de Schneider, les administrateurs de la ville, suspects de vouloir la livrer. Du reste, pas une goutte de sang. Des réquisitions seulement pour l’armée du Rhin, sous peine d’exposition à la guillotine. Un habile équilibre entre les deux fanatismes qui se partageaient la ville. Pour plaire à l’un, il afficha que les figures du portail de la cathédrale seraient détruites, et, pour ménager l’autre, il les fit couvrir de planches.

Le rôle militaire de Saint-Just et de son compagnon Lebas a été entièrement défiguré. La manie française de rapporter tout au pouvoir central, soit par instinct idolâtrique, soit pour simplifier l’histoire, a égaré ici tous les narrateurs. Nous rétablissons les faits d’après les pièces tirées des archives de la guerre[2].

En même temps que Saint-Just et Lebas, membres des hauts comités, arrivaient à Strasbourg, à l’armée du Rhin (fin octobre) deux représentants montagnards, Lacoste et Baudot, qui prenaient la direction de l’armée de la Moselle. Toutes deux étaient commandées par deux soldats : celle du Rhin, par le flegmatique et politique Pichegru, dont l’extrême dépendance plaisait à Saint-Juste. Lacoste et Baudot avaient obtenu que le commandement de la Moselle fût donné à Hoche, ex-Garde-française, qui avait fait merveille à Dunkerque. C’était un jeune Parisien de vingt-six ans, d’une capacité extraordinaire, d’une ardeur terrible ; il avait écrit jadis à Marat, depuis à Carnot, qui fut étonné et dit : « Ce sergent-là ira loin. »

Baudot et Lacoste, parfaitement étrangers à la guerre, y furent admirables. Ils s’y mirent, non pas en représentants, mais en intrépides soldats, durs, sobres, couchant sous la neige des Vosges. Puis, par un ferme bon sens qui touche au génie, ils laissèrent là la routine terroriste de mener les généraux sous le bâton et le couteau, en les faisant tous les jours accuser et dénoncer. Ils eurent foi à la nature, foi à la République, ne crurent pas qu’aucun homme pût jamais rivaliser contre la Patrie. Ils comprirent qu’il n’y avait à attendre nulle victoire sans unité, et que l’unité militaire, c’était celle de l’âme et du corps, du général et du soldat. Et, pour général, ils prirent le plus aimé, le plus aimable, le plus riche des dons du ciel, un homme en qui était le charme de la France, l’image de la victoire.

L’armée fut enthousiaste de lui avant qu’il eût rien fait. Un officier écrivait : « J’ai vu le nouveau général. Son regard est celui de l’aigle, fier et vaste. Il est fort comme le peuple, jeune comme la Révolution. »

Hoche avait les Prussiens en tête, et Pichegru les Autrichiens. Hoche devait percer les lignes des Vosges, débloquer Landau, opérer sa jonction avec Pichegru. L’armée de Moselle, qui avait le plus à faire, avait été jusque-là une armée sacrifiée ; on l’avait souvent affaiblie au profit de celle du Nord, et récemment au profit de celle du Rhin, qui en tira six bataillons. Elle était bien plus affaiblie encore par sa longue inaction, par son mélange avec la levée en masse, par l’indiscipline. Hoche comprit les difficultés. Une telle armée était susceptible d’un grand élan, mais peu de manœuvres savantes. Il était difficile de suivre les idées méthodiques du Comité. La rapidité était tout. Hoche supprima les bagages, les tentes même, en plein décembre. Malheureux dans ses premières attaques, il revint à la charge avec un acharnement extraordinaire. Toute l’armée criait : « Landau ou la mort ! »

Bien lui prit en ce moment d’être un soldat parvenu. Noble, il eût été suspect, destitué, et il eût péri ; mais il reçut une lettre rassurante et généreuse de Saint-Just et de Lebas. Lacoste et Baudot le suivaient pas à pas et combattaient avec lui. Les Prussiens cédèrent ; l’armée de Moselle déboucha des Vosges, descendit en plaine ; Landau fut sauvé, la jonction opérée avec Pichegru. Hoche se jeta dans ses bras : « Qu’est-ce que c’est que ce Pichegru ? écrivait-il ; ses joues m’ont paru de marbre. » — Le premier bulletin, daté de Landau, fut envoyé par Pichegru. Barère parla de la victoire, sans dire un seul mot de Hoche.

Qu’allait-on faire maintenant ? qui devait commander les deux armées pour agir d’ensemble ? Saint-Just ne daignait pas communiquer à Baudot et Lacoste ses instructions secrètes. Il se lassèrent de cette taciturnité et de l’inaction de Pichegru. Ils jouèrent leur vie. Le 24 décembre, ils ordonnèrent à Pichegru d’obéir à Hoche. Tout alla comme la foudre. Hoche lança six mille hommes au delà du Rhin, sur les derrières de l’ennemi. Pais, lui-même, en cinq jours de combats, terribles, acharnés, il poussa l’ennemi à mort et le jeta vers le Rhin. Voilà l’Alsace sauvée, l’étranger chassé, le Rhin repris, conquis, gardé (et jusqu’en 1815) !

Baudot et Lacoste, justifiés par la victoire, écrivirent sèchement au Comité souverain : « Nous avions oublié de vous écrire que nous avons donné le commandement en chef au général Hoche… Si Saint-Just avait fraternisé avec nous, si nous eussions eu connaissance de vos plans, nos mesures ne se fussent pas contrariées. »

Quels étaient ces plans admirables qu’on reproche à Hoche, Lacoste et Baudot d’avoir fait manquer par leurs victoires ? On eût, dit-on, enveloppé l’armée autrichienne ; c’est ce qu’on voulait que fit Houchard pour l’armée anglaise à Dunkerque. L’idée fixe était toujours de prendre et d’envelopper. Il semble qu’on ait pas su ce qu’étaient les armées de la République. Ce n’étaient point du tout les armées impériales. Très vaillantes, elles étaient très peu manœuvrières encore ; elles étaient capables d’un élan, mais bien moins de ces opérations compliquées, si faciles à combiner dans le cabinet, si difficiles à exécuter sur le terrain avec des soldats novices, émus, spontanés, et qui, par la passion même, étaient infiniment moins propres à servir d’instruments aux calculs des tacticiens.

Il ne faut pas oublier non plus que cette armée autrichienne qu’on méprise tant, était fortement appuyée sur les populations d’Alsace ; son général Wurmser était du pays, y avait toutes ses racines. L’offensive brillante en Allemagne que prit Hoche et qu’on arrêta était chose plus faisable certainement que la tentative de prendre, comme en un filet, une armée très aguerrie par la nôtre, formée d’hier, les vieilles moustaches hongroises par nos toutes jeunes recrues.

Hoche, arrêté dans ses succès, fut furieux, écrivit brutalement qu’il briserait son épée, qu’il irait vendre du fromage chez sa tante la fruitière (papiers de R. Lindet). Le Comité, indigné, effrayé de ce langage nouveau, l’éloigna de ses soldats « pour un autre commandement ». Ce commandement fat aux Garnies, dans une écurie de six pieds carrés.

Malgré cette cruelle injustice et tant d’extrêmes misères, avouons que cette France de 1793 était grande à ce moment : à Toulon, Dugommier, le vaillant créole, qui bientôt donna l’offensive la plus brillante à l’armée d’Espagne ; aux Pyrénées, notre vieux général Dagobert, audacieux à quatre-vingts ans, vénéré, adoré de tous et mourant dans la victoire, pauvre, enterré avec les sous que donna chaque soldat ; Soubrany, Milhaud, toujours en avant, le sabre à la main, irréprochables et farouches représentants de la Montagne, ne regardant que l’ennemi, ignorant toutes les intrigues, les mouvements de l’intérieur, couvrant la France de leurs corps et l’étendant de leurs conquêtes.

L’Ouest, d’octobre en décembre, vit des choses non moins héroïques ; la fraternité immortelle de Klêber et de Marceau, qui termine la Vendée, leur dévouement, leurs périls. — « Combattons ensemble, disaient-ils ; ensemble, nous serons guillotines. »

Le Comité avait nommé l’inepte général Léchelle, dont Kléber fait cet éloge : « Je ne vis jamais si sot général, mais jamais si lâche soldat. » Léchelle, malade, fut remplacé par un autre qui ne valait guère mieux, Turreau ; mais entre les deux, il y eut par bonheur un entr’acte, pendant lequel Marceau, Kléber, Westermann, portèrent enfin à la Vendée l’épouvantable coup de la bataille du Mans. Blessée à mort, elle vint expirer à’Savenay, qui ne fut guère qu’un massacre. Alors arriva Turreau, le général du Comité, Marceau fut rudement écarté, et l’on parla plus d’une fois de faire guillotiner Kléber.

La victoire mit les vainqueurs dans un embarras terrible. Que faire de cette population qui avait passé la Loire, mourante de faim, de misère et de maladie, ramassée sur tous les chemins ? La difficulté était la même et bien pire encore qu’à Lyon, où l’immense majorité des victimes avaient échappé. Quoique les soldats en sauvassent un nombre incroyable, des milliers de Vendéens étaient rabattus sur Nantes. Les décrets étaient précis : tout ce qui avait pris la cocarde blanche devait être mis à mort.

L’occasion était belle et grande pour l’ami de l’humanité qui eût pu intervenir. Elle était tentante pour le politique qui eût eu l’adresse et l’audace de répondre aux besoins des cœurs.

Il y avait un nombre considérable d’hommes dans la Convention qui désiraient qu’à tout prix on interprétât ces décrets de mort, portés à une autre époque, en représailles des massacres royalistes, et dans l’extrême danger. Malheureusement l’initiative de ces adoucissements, ayant était prise à Lyon en octobre par l’homme de Robespierre, tout retour à l’humanité prenait la fâcheuse apparence d’un complot robespierriste.

Dès le 29 novembre, Collot d’Herbois écrivait à la Commune de Paris : « Il y a un grand complot pour demander l’amnistie. »

L’amnistie apparaissait comme le sacre du dictateur.

Cette situation, ce danger de la République, contribuèrent sans nul doute à la précipitation féroce avec laquelle Carrier, Collot et Fréron, à Nantes, à Lyon, à Toulon, exécutèrent et dépassèrent les décrets de l’Assemblée. Ils abrégèrent en faisant canonner, noyer. Collot, le 4 décembre, fit tirer à boulets sur soixante hommes pris les armes à la main. En quelques jours, ses commissions firent fusiller, guillotiner deux cent dix personnes. Il écrivait à Robespierre, avec une ironie cruelle : « Nous tâchons de vérifier la sublime inscription (Lyon n’est plus) que tu as proposée. » Toulon résistait encore, et Collot accélérait d’autant plus les exécutions, croyant effrayer à la fois Toulon et Paris, tirer sur l’Anglais, tirer sur le dictateur.

Un flot invincible montait cependant, comme une puissante marée, une émotion générale de pitié et de clémence. Le 13 décembre, une foule de femmes vinrent pleurer à la barre de la Convention, prier pour leurs maris, leurs fils. Le 15, la grande voix du temps, le mobile artiste qui avait devancé, annoncé les grands mouvements de la Révolution, Desmoulins lança le n°3 du Vieux Cordelier. Simple traduction de Tacite, pour répondre aux détracteurs de la République, à ceux qui pourraient trouver 1793 un peu dur, il leur conte la Terreur de Tibère et de Domitien : elle ressemble si fort à la nôtre que cette apologie paraît (ce qu’elle est) une satire.

Les exagérés, par leur furie maladroite, aidaient aussi au mouvement qui les menaçait. Ronsin, l’exécuteur barbare des mitraillades de Lyon, pour répondre aux accusations, opposant l’audace à l’audace, arrive à Paris, placarde une affiche horrible. Le même jour, on en profita à la Convention. L’attaque fut entamée très habilement contre les agents hébertistes de la Guerre, qui avaient saisi des dépêches adressées à la Convention, bien plus, arrêté sur une route un représentant, sans égard à son caractère. Bourdon alla jusqu’à dire qu’il fallait supprimer les ministres, le conseil exécutif.

Ce qui étonna le plus, c’est que pendant que le Comité de sûreté cherchait à atténuer, le Comité de salut public, par l’organe de Couthon, appuya les demandes qu’on faisait contre ces agents hébertistes de la police militaire. Lebon, autre robespierriste, rapporta un propos insolent des bureaux de la Guerre contre le Comité de salut public.

L’attitude encourageante des robespierristes contre les exagérés permettait d’aller plus loin. Fabre d’Églantine, demande, enlève l’arrestation immédiate de Vincent. D’autres ajoutent : « Ronsin et Maillard. » — Décrété. — « Ajoutez donc Héron, crie Bourdon (de l’Oise) ; Héron, qui a osé prendre notre collègue Panis au collet. »

À ce nom d’Héron, tout se tut. On renvoya prudemment l’affaire au Comité de sûreté. Héron était un personnage. Homme triple, il servait et la police militaire et celle des comités ; dans les choses graves, il recevait le mot d’ordre de Robespierre.

La violence de Bourdon avait dépassé le but. Il avait frappé plus haut que les hébertistes. Néanmoins le mouvement était si fort contre l’exagération qu’il n’en continua pas moins. Le 18, sur la nouvelle qu’on reçut de la débâcle effroyable des Vendéens, le robespierriste Levasseur (homme qui n’avait jamais ouvert que des avis violents) hasarda de dire : « Il y aurait un moyen bien simple de pacifier le pays, ce serait de proclamer une amnistie pour ceux des Vendéens qui n’ont été qu’égarés. »

Une machine ingénieuse se préparait en même temps. Un frère du représentant Gauthier avait encouragé à Lyon quatre patriotes à venir prier à Taris pour leur ville infortunée. Gens illettrés, ils s’adressèrent à un jeune royaliste qui leur écrivit leur adresse, très adroite et très touchante. Ce jeune homme était Fontanes, l’homme le plus prudent qui ait vécu en nos jours. Osa-t-il tenir la plume, dans une affaire si dangereuse, sans être bien sûr que ces hommes fussent appuyés de Couthon (c’est-à-dire de Robespierre) ? Nous ne le croirons jamais.

La Convention donna un signe non équivoque de son impression favorable sur l’adresse lyonnaise en prenant pour président Couthon, celui qu’on accusait d’avoir été à Lyon trop modéré, trop humain.

Le même jour (20 décembre), où cette adresse fut accueillie de l’Assemblée, Robespierre se déclara. Les femmes des prisonniers, de nouveau, en foule immense, étaient venues à la barre ; tout le monde était ému. Robespierre fut très habile. Il les reçut au plus mal, les gronda, les accusa, disant même « qu’apparemment c’était l’aristocratie qui avait poussé cette foule ». Mais quand il eut suffisamment parlé « contre le perfide modérantisme », aux applaudissements de la Convention, il proposa précisément ce que demandaient ces femmes : « Que les deux comités nommassent des commissaires pour rechercher les patriotes qui auraient pu être incarcérés, et que les comités pourraient élargir. »

Le mot fut ainsi lancé. La chose votée d’enthousiasme, avec un applaudissement sincère, incroyable. Une chose pourtant restait louche. Les noms de ces commissaires, « pour éviter les sollicitations », disait le décret, devaient rester inconnus. Il était facile à prévoir que ces mystérieux inquisiteurs de clémence, tous Jacobins sans nul doute, seraient choisis sous l’influence unique de l’homme qui pouvait seul faire de la modération sans soupçon de modérantisme. Énorme accroissement à son influence ! Seul, il allait tenir la clé des prisons !

Le lendemain, 21 décembre, au matin, le libraire Desenne avait à sa porte la longue queue des acheteurs qui s’arrachaient le no 4 du Vieux Cordélier. On le payait de la seconde, de la troisième main, le prix augmentant toujours, jusqu’à un louis. On le lisait dans la rue, on en suffoquait de pleurs. Le cœur de la France s’était échappé, la voix de l’humanité, l’aveugle, l’impatiente, la toute-puissante pitié, la voix des entrailles de l’homme, qui perce les murs, renverse les tours… le cri divin qui remuera les âmes éternellement : « Le Comité de la clémence ! »

Cette feuille, brûlante de larmes, était tout inconséquente dans sa violence naïve. « Point d’amnistie ! » disait-elle. Et tout à côté : « Voulez-vous que je l’adore votre constitution, que je tombe à genoux devant elle ? Ouvrez la porte à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects. »

Mais qui aurait été maître de ce mouvement immense ? On l’eût rapporté à un seul, il eût fait une religion, un sauveur, un messie. Cet homme eût régné, malgré lui. Malgré lui, il eût été placé vivant sur l’autel.

Et croyez-vous que ce danger effraye beaucoup Desmoulins ? Point du tout. « Ô mon cher Robespierre, ô mon vieux camarade de collège !… souviens-toi que l’admiration et la religion naquirent des bienfaits, que les actes de clémence sont « l’échelle de mensonge », comme disait Tertullien, par lesquels les membres des comités de salut public se sont élevés jusqu’au ciel. »

  1. Chaque jour Carnot indiquait à Lindet les mouvements des armées. À lui de trouver les ressources : les subsistances, transports, équipement, habillement, effets de campoment, etc. La difficulté alla augmentant, à mesure que la réquisition produisit ses résultats. La France se rassurait, en voyant ses quatorze armées, ses douze cent mille hommes. L’administration s’en épouvantait. « Quel Étal peut entretenir ce prodigieux peuple armé ! Nous périrons, disait Lindet à Carnot, si nous n’envahissons le pays ennemi. » Quand le Comité fit revenir Lindet de sa mission (2 novembre), il demanda où étaient les trois administrations qu’on lui confiait, et on lui montra… le vide. Les administrateurs de l’habillement étaient en prison depuis quatre mois ; on n’avait pas songé qu’il fallait les remplacer. Aux questions de Lindet on ne faisait qu’une réponse : « Nous aurons l’armée révolutionnaire. » Ainsi, dit-il, la France allait devenir un gouvernement tarlare à la Tamerlan. Cette armée, courant l’intérieur, eût alimenté de ses razzias les armées, les places fortes. La France eût été défendue peut-être ; mais elle n’eût pas eu grand’chose à défendre, n’offrant qu’un désert, des volcans. — Quels moyens emploierait-on ? Pouvait-on avoir recours à des auxiliaires étrangers ? Nullement. La France, serrée de toutes parts, était comme une place bloquée. Ces grands services publics qu’il fallait organiser, pouvaient-ils être confiés à des compagnies ? Nulle n’eût inspiré confiance, et nulle en réalité n’eût répondu par les ressources à l’immensité des besoins. Il ne fallait pas moins que l’emploi de la France même, tout entière et sans réserve, à cette opération énorme, qui était de sauver la France. Un mot magique et terrible y suffit ; Réquisition. Pour l’habillement, Lindet et Carnot firent requérir chaque district d’habiller, équiper un bataillon, un escadron. Pour les subsistances, le grain fut requis et versé de proche en proche, de sorte qu’il refluât du centre aux armées. Pour les transports, on requit le vingt-cinquième cheval et le douzième mulet, ce qui fit cinquante-quatre mille tètes. Ces mesures violentes furent adoucies, autant qu’elles pouvaient l’être, par la sagesse de Lindet. Il remédia à l’abus qui, dans les commencements, faisait faire au cultivateur, pour la réquisition des grains ouïes transports militaires, des quarante et cinquante lieues. Chaque district charria son grain seulement jusqu’aux limites de son arrondissement. Nul autre transport ne fut exigé au delà de dix lieues. Cette tyrannie nécessaire fut conduite avec une douceur ferme qui remplit d’admiration. Les districts de Commercy et de Gondrecourt avaient refusé leurs grains ; les agents de ces districts étaient en péril de mort. Lindet les fit venir à Paris, les éclaira, leur expliqua les nécessités générales, les sauva et les renvoya pleins de repentir. — La situation de Lindet était double et difficile. Qui lui permettait de faire ces réquisitions ? La Terreur… Qui l’empêchait de profiter des ressources qu’il eût trouvées dans le commerce ? La Terreur… Dès son entrée aux affaires, il avait essayé d’intéresser des négociants à s’associer pour nous faire venir ce qui nous manquait, d’Afrique, d’Italie, des États-Unis. Mais, d’une part, nos corsaires irritaient les neutres, les dépouillaient sans pitié, leur faisaient éviter nos côtes ; d’autre part, les aveugles terroristes menaçaient de guillotiner les agents mêmes de Lindet, pour crime de négociantisme.
  2. Ces pièces sont les lettres de Baudot et Lacoste (décembre 1793). Non seulement elles rectifient l’histoire militaire, mais elles dévoilent l’irritation des représentants contre les missions supérieures et princières des membres des comités : « Croiriez-vous que les généraux ont dédaigné de nous faire part de leurs opérations pour en instruire Saint-Just et Lebas, qui étaient à huit lieues du champ de bataille ? Voilà les effets de la différence des pouvoirs. Notre mission paraît en sous-ordre et soumise à la bienveillance des chefs à qui l’on prétend tout rapporter. Nous ne sommes pas d’humeur à laisser ainsi avilir la représentation nationale. Nous répondrons à ces petites intrigues en partageant le pain et la paille du soldat, en forçant les généraux à faire leur devoir et nos collègues à marcher d’égal à égal. » (Archives de la guerre.) M. Moreaux, fils du brave et patriote général de ce nom (ce n’est pas Moreau, le Breton, général des alliés en 1812), a bien voulu me communiquer ces lettres avec celles de son père, dont je profiterai plus tard. Moreaux, outre le malheur d’une telle homonymie, a celui encore qu’on oublie qu’entre autres faits d’armes, il a contribué, avec Marceau, à prendre Coblentz.