Traduction par M. Raulin.
Nourse (Partie 1p. 34-113).

LETTRE II.



QUelque horrible idée que je me fuſſe formée de ce pays à mon premier abord, je trouve aujourd’hui qu’il a trop de beautés pour ne pas attirer mon attention. Il produit mille curioſités ſurprenantes. Et la nature propice, en revanche d’une chaleur étouffante qu’on y reſpire, l’a enrichi de divers avantages dont peu de contrées peuvent ſe glorifier. Je m’occupe à en faire des obſervations dont je vous entretiendrai avec le tems. En attendant je crois devoir commencer par vous donner une idée de cette iſle.

Elle eſt ſituée au 17e. degré Situation & grandeur de l’Iſle.40 minutes de latitude ſeptentrionale, environ à dix-huit lieues de Cuba, vingt-quatre de Saint-Domingue, cent quarante de Cartagene, qu’elle a au ſud-eſt. Sa longueur eſt d’environ cent ſoixante milles, & ſa largeur de cinquante-cinq. Elle eſt de forme ovale, ſe retreciſſant toujours de plus en plus depuis ſon milieu juſqu’à ſes extrémités, qui ſe terminent en pointes. L’acre d’Angleterre a 720 pieds de Roi ſur 72 de large.Elle contient plus de quatre millions d’acres de terre. Une chaîne de montagnes qui va à peu près d’Eſt en Oueſt, la partage d’un bout à l’autre. Rivières.Pluſieurs belles rivières y prennent leur ſource, & coulant des deux côtés vers la mer, y forment de jolis canaux qui arroſent en paſſant les vallées, & fourniſſent aux habitans une eau douce & fraîche, avec abondance de poiſſons de différentes eſpeces. Nous ne pouvons pas à la vérité nous vanter d’y trouver beaucoup de ceux qu’on voit en Europe ; mais les poiſſons que nous y pêchons ne leur cédent point en délicateſſe. Le Mulet y eſt d’un goût exquis, & le Calipever n’eſt pas beaucoup au deſſous du meilleur Saumon : je ne connois pas de poiſſon plus gracieux au palais. Nous avons auſſi quantité d’Anguilles & d’Ecreviſſes, & d’autres poiſſons que j’aurai occaſion de vous nommer & de vous décrire une autre fois. Aucune de ces rivieres n’eſt navigable & ne pourroit le devenir qu’avec des dépenſes immenſes : mais quelques-unes ſont aſſez larges pour qu’on puiſſe voiturer les ſucres dans des canots, des plantations les plus reculées de l’Iſle juſqu’au bord de la mer. Je défierois qui que ce fût d’en donner une liſte exacte : pluſieurs diſparoiſſent quand les orages ſont finis, ou changent leurs cours ou perdent leur nom. Quelques-unes coulent ſous terre pluſieurs milles, telles que Rio-Codre & Rio-Pedro dans le val Saint-Thomas. La première ſe perd à neuf milles de l’endroit où elle reparoit. L’autre coule deux milles au travers d’une montagne où elle ſe précipite & d’où elle reſſort également avec grand bruit. Quand les Négres veulent y pêcher, ils en bouchent l’entrée, & par l’autre côté de la montagne, entrent aiſément dans cette cavité où ils pêchent aſſez avant avec ſuccès. Cette riviere n’eſt éloignée de Spanish-Town que de douze milles, & paſſe au travers de la plantation du Conſeiller Totterdale. L’autre en eſt diſtante d’environ vingt-deux milles & ſort de la montagne appellée le Mont du Diable, près de l’habitation de M. Lord.

Qualité de l’eau. L’eau est fort bonne dans toute cette Iſle, hormis dans quelques endroits où elle eſt ſaumâtre & d’aucun uſage. Dans ces cantons on ſe ſsert d’eau de pluie qui eſt fort ſaine ; mais il y en a peu où l’on ſoit réduit à cette extrémité, hormis dans les montagnes voiſines de Ste. Catherine, dans les pâturages du même diſtrict, dans le reſſort de Port-Royal, & dans Savane ou prairie, c’eſt la même choſe. quelques ſavanes peu conſidérables.

Montagnes. Les montagnes, ainſi que la plus grande partie de l’Iſle, ſont couvertes de bois, qui ne ceſſens jamais d’être verds en quelque ſaiſon que ce ſoit. Il fait ici un printems éternel, & les fleurs naiſſantes du mois d’Aril n’effacent pas les beautés de celui de Décembre. Vous y voyez le Cédre, le Lignum vitæ, le Mahogany & cent ſortes d’arbres, parer le ſommet des montagnes, mêler bizarement leurs branchages, confondre agréablement les différentes nuances de leur verdure, & former de jolis boſquets & de fraîches retraites ; les uns élever une tête altiere, & les autres ſe nourrir & végeter à l’abri de leur ombre favorable.

Vallées. Les vallées qui ſont cultivées n’offrent pas de moindres agrémens : elles portent de même les vertes livrées de la nature, & ne plaiſent pas moins aux yeux, quoiqu’elles doivent leurs beautés à l’art. Elles produiſent les plus riches plantes de l’univers, telles que les Cannes de ſucre, le Ginger, ſorte d’épicerie, & autres de cette eſpéce, qui ſont bien plus lucratives pour leurs propriétaires qu’une part dans les Fruits. mines du Potoſy. Nous pouvons auſſi nous glorifier de la grande quantité d’Orangers & de Limoniers que nous avons. Enfin les fruits ſont ſi communs qu’on ne les regarde preſque pas. Vous pouvez, à droite & à gauche des chemins, cueillir Le Goiave. le Starapple, le Goiave[1], le Citron, le Mamet & centLe Mamet.[2] autres ſortes. En un mot on pourroit s’imaginer être ici dans une eſpéce de paradis, ſi tous ces avantages n’y étoient contrebalancés par d’aſſez grands déſagrémens. Ces rivieres ſi Animaux nuiſibles. belles ſont habitées par de terribles Alligators. Les prairies & les marais ſont remplies de Guanas[3] ou Galliwash ; Le Guana, Serpent. bien des montagnes ſont impraticable par la prodigieuſe quantité de Serpens & d’autres animaux dangereux qu’elles nourriſſent ; & nous ſommes expoſés à l’ardeur exceſſive d’un ſoleil étouffant, qui rend ce climat fort mal ſain.

Notre plus grand jour eſt d’un peu plus de treize heures, & la nuit proportionnément. Vers les neuf heures du matin le chaud eſt ſi violent, qu’il Vent de mer. ſeroit inſoutenable, ſi le vent de mer qui s’éleve ordinairement vers ce tems-là, ne le tempéroit & ne le rendoit aſſez modéré pour permettre aux Négres de travailler la terre, & à chacun de faire ſa beſogne. Sans la faveur conſtante de ce vent frais qui ſouffle juſqu’à cinq heures de l’après dîné, ce lieu-ci ſeroit inhabitable. À ſon approche, on voit la mer ſe rider preſqu’imperceptiblement : le vent ne fait que gliſſer ſur ſa ſurface & l’effleurer ſi légerement qu’elle reſte toujours parfaitement unie. Une demi-heure après qu’il a commencé à ſe faire ſentir ſur le rivage, il ſouffle aſſez gaillardement & s’augmente par degrés juſqu’à midi qu’il eſt communément très-grand. Il continue dans la même force juſqu’à deux ou trois heures qu’il commence à diminuer & à perdre petit-à-petit de ſa violence ; & enfin il ceſſe entiérement vers les cinq heures, & ne revient plus juſqu’au lendemain. Le peuple l’appelle ici médecin ; & véritablement ce nom lui convient aſſez : car s’il ne ſouffloit pas, le pays s’en reſſentiroit cruellement. La température chaude & humide de l’air dans cette Iſle, y feroit bientôt naître la peſte ou quelqu’autre maladie épidémique ; & tout ne ſeroit bientôt plus qu’un déſert. Mais le ſage Auteur de tous les êtres a pourvû à ce malheur ; & il a ordonné à ces vents réglés de nous faire éprouver leur favorable ſecours, & de tempérer l’air de ce climat, afin de nous garantir de ces maux inévitables qui nous empêcheroient de nous occuper à d’innocens travaux.

Nuits froides. La plûpart du tems les nuits ſont aſſez froides, parce que le Soleil étant fort éloigné & ſous l’horiſon, à peine quelques rayons réfléchis dans l’air parviennent-ils juſqu’à nous. Delà il s’en ſuit que le froid doit s’y faire ſentir, à cauſe que l’air s’appéſantit alors & ſe condenſe Rosée. de lui-même. Toutes les nuits il tombe un roſée ſubtile & fort mal ſaine, & les nouveaux débarqués qui s’y repoſent, ne manquent guéres d’être ſurpris par quelque maladie ſérieuse. Le crépuſcule n’y dure que trois quarts d’heure : ſuivant le ſystême commun, le Soleil étant dix-huit degrés ſous l’horiſon, le crépuſcule devroit durer une heure entiere, mais l’air étant ici très-épais, la profondeur de l’armoſphére n’eſt pas auſſi grande qu’il faudroit pour donner lieu au crépuſcule à la diſtance de dix-huit degrés, & outre cela il ſeroit à peine ſensible.

Croiriez-vous bien que nous avons ici deux printems, c’eſt-à-dire deux ſaiſons pour ſemer. Nous ne connoiſſons point comme vous autres un Printems, un Eté, un Automne, & un Hiver. Nous avons le tems ſec, & le tems des Saisons. pluies, & voilà tout le partage de notre année : encore n’eſt-il pas toujours régulier ; car il varie en pluſieurs cantons. Vers la vallée de la montagne bleue & dans pluſieurs cantons montagneux, il pleut tous les jours plus ou moins, tant que l’année dure, & on y plante les cannes de ſucre au même tems que l’on a coutume Pluies réglées. de les couper ailleurs. Vers le côté du Nord les ſaiſons ſont aſſez réglées : on commence à planter juſqu’à Noël. Pendant tout ce tems-là on y eſt aſſuré d’avoir des pluies, après quoi c’en eſt fait juſqu’en Mars, qu’elles recommencent & durent pendant les deux mois ſuivans. Vers le Sud au contraire, les plantations ont beaucoup ſouffert du manque de pluies. La Liguanie eſt tout à fait deſſéchée, & des ſucreries qui rendoient d’ordinaire pluſieurs centaines de muids de ſucre ſont maintenant métamorphoſées en pâturage pour les beſtiaux. Tel eſt auſſi l’état des quartiers de Ste. Catherine, de Ste. Dorothée & de Vere, autrefois les meilleurs & les plus riches de toute l’Iſle, & maintenant preſque bons à rien, hors à engraiſſer des beſtiaux. Il y a environ neuf mois qu’il n’y a plû ; & à Port-Royal, à peine y a-t’il quarante ondées dans une année. La raiſon de ce dérangement vient, dit-on, de la grande quantité de bois qu’on coupe : car il n’eſt pas douteux que les arbres raſſemblent & retiennent infiniment d’exhalaiſons qui retombent enſuite en roſée & en pluies ; & ce n’eſt auſſi que dans les cantons où les arbres ſont rares, que les eaux ſont mal ſaines & ſaumâtres. Nous appellons Juillet, Août & Septembre, les mois des ouragans, parce qu’ils ſont alors fort fréquens, & à peine eſt-il un ſeul jour qu’on n’essuye quelque Tonnerres & tremblemens de terre. choſe d’approchant. Il y a des éclairs toute la nuit ſans qu’il tonne cependant ; mais quand le tonnerre ſe fait entendre il eſt terrible : il gronde avec un fracas épouvantable, & cauſe quelquefois de grands déſordres. Nous ſommes auſſi expoſés à des tremblemens de terre en Mars & Février. Il y en a quelquefois de très-conſidérables, & on fête avec beaucoup de ſolemnité pluſieurs jours, où l’on a eſſuyé des tempêtes & des tremblemens de terre qui avoient preſque tout détruit.

Suivant ce que j’ai pû remarquer, il n’y a qu’un tiers de l’Iſle d’habité. Les plantations ſont autour de l’Iſle : on n’en voit aucune à quelque diſtance un peu grande de la mer, où plus de la moitié des terres, bien loin d’être cultivées, ne ſont pas même encore défrichées : on n’y rencontre que des bois immenſes. Un particulier qui aura obtenu par Patentes trois ou quatre mille acres de terrein, en aura peut-être cinq cens mis en valeur, & le reſte lui eſt inutile. Le fonds en quelques quartiers eſt extrémement fertile : on y verra un ſeul acre rendre pluſieurs muids de ſucre. Cependant de diſtance en diſtance on trouve des ſavanes ou vaſte plaines où les Indiens ſemoient leurs Mayis, & que les Eſpagnols avoient depuis employées à y élever des beſtiaux, devenues aujourd’hui arides & ſtériles, & je crains fort que dans peu, beaucoup d’autres cantons n’ayent le même ſort.

Bayes.L’Iſle eſt entourée de pluſieurs excellentes Bayes, comme Port-Royal, Port-Morant, Old-Harbour, Negrill, Port-Antoine, Michel-Shole, Alligator-Pond, Pointe-Pedro, Cold-Harbour, Rio-Novo, & les Bayes de Paratée, de Cabareta, de Luana, de Blews-field, de Montigo, d’Orange ; & beaucoup d’autres fort bonnes. Pluſieurs même pourroient être rendues de grande utilité en cas de guerre avec l’Eſpagne ; car une Flotte y ſeroit en ſureté & pourroit cependant y obſerver tous les vaiſſeaux qui partiroient de la Havane.

Pour les Villes, on n’en compte ici que trois un peu remarquables, Port-Royal, Kingſton & la ville Eſpagnole, ou Spanish-Town.

Port-Royal étoit autrefois le plus beau Port de l’Amérique : il regorgeoit de richeſſes & de commerce ; mais aujourd’hui c’eſt peu de choſe. Il y a pourtant encore trois belles rues, pluſieurs carrefours & une belle Egliſe. Il y a auſſi un Hôpital pour les Matelots malades ou eſtropiés, & depuis peu on y bâtit un magaſin pour les avitaillemens des vaiſſeaux de guerre du Roi, & pour la commodité des ouvriers qui les conſtruiſent. Il eſt placé ſur une petite langue de terre qui avance pluſieurs milles dans la mer, & qui eſt défendue par une des meilleures fortereſſes des Indes Occidentales, qui a une baterie de près de cent piéces de canon, & une Garniſon entretenue aux dépens de la Couronne. Ce havre, peut-être un des plus beaux du monde, pourroit contenir deux mille voiles, & elles y ſeroient à couvert de toutes ſortes de vents. Il eſt éloigné de Spanish-Town de onze milles, cinq par eau & ſix par terre, & à peu près auſſi de cinq milles par eau de Kingſton.

Kingston a été bâtie depuis le grand tremblement de terre de 1692, qui renverſa preſque tout Port-Royal. Le plan en fut donné par le Colonel Lilly encore vivant, & alors Ingénieur en chef dans l’expédition de Lillingſton aux Indes Occidentales. Après cette malheureuſe avanture qu’occaſionnerent la vanité & l’avarice du Chef d’Eſcadre, le Régiment vint à la Jamaïque où il fut licencié, & ce Gentilhomme, comme pluſieurs autres Officiers, reſta dans l’Iſle, où il a depuis rendu de bons ſervices : il eſt maintenant Ingénieur en chef de ſa Majeſté.

Kingſton a donc été bâtie ſur ſon plan, & c’eſt à préſent une ville grande & floriſſante. Elle peut avoir un mille de long ſur demi-mille de large, & elle eſt partagée en pluſieurs quartiers par des rues qui ſe croiſent. C’eſt la réſidence des Juſtices inférieures ; & le Receveur-Général, le Juge de la marine, le Greffier & l’Inſpecteur ſont obligés d’y tenir leurs bureaux. La ville augmente tous les jours. Maintenant il y a dix Compagnies d’Infanterie & deux de Cavalerie ; & en cas de guerre, ce ſeroit un ſecond Port-Royal. Il y a une Egliſe avec ſon Cimetiere. Les Juifs y ont deux Synagogues, & les Quakers un lieu d’aſſemblée. Enfin ſon territoire eſt borné au Sud-Oueſt par le Havre de Port-Royal, au Nord par les terres concédées au ſieur Guillaume Beeſton, & par un plantis de calbaſſiers ; & au Nord-Eſt par une ligne droite tirée juſqu’au pied de la montagne longue, & de-là juſqu’aux confins de la paroiſſe de Port-Royal.

Il y a de-là à la Ville Eſpagnole dix-neuf milles par terre : par une autre route, il y a ſix milles par eau autant enſuite par terre.

Spanish-Town, ou la Ville Eſpagnole, eſt la capitale de l’Iſle. C’eſt le lieu de la réſidence du Gouverneur, de l’Aſſemblée & des Juſtices ſupérieures. Les Eſpagnols qui l’ont bâtie, l’avoient nommée Saint-Iago de la Vega, nom qu’on lui donne encore dans tous les Actes & Ecrits publics. Elle eſt ſituée dans une fort agréable vallée, ſur la rive de Rio-Cobre, & elle a tous les avantages que l’on peut deſirer. C’étoit une ville fort grande & fort peuplée : elle contenoit alors plus de 2000 feux. Elle avoit deux Egliſes, un Monaſtere & pluſieurs Chapelles particulières. Mais elle eſt réduite aujourd’hui à une enceinte aſſez petite : elle n’a plus qu’une Egliſe & une Chapelle, & tout au plus 500 habitans. Comme elle eſt dans les terres, ſon commerce n’eſt pas conſidérable. Mais pluſieurs riches Commerçans y demeurent, & quelques gens de condition y ont des maiſons & y vivent fort agréablement. C’eſt quelque choſe de ſurprenant que le nombre de caroſſes & de chariots qui y paſſent & repaſſent inceſſamment, ſans compter ceux qui appartiennent à des particuliers de la Ville. On y donne ſouvent des bals, & depuis peu on y a conſtruit une ſalle de ſpectacles où repréſente une bonne troupe de Comédiens. En un mot, on y mene une vie auſſi gracieuſe que ſi on étoit dans le voiſinage de la Cour d’Angleterre ; & pour rendre aux habitans la juſtice qui leur eſt due, il faut convenir qu’ils ſont en général fort polis, & qu’ils ont des manieres délicates & fort engageantes.

Il y a encore pluſieurs autres Villes, mais de trop peu d’importance pour en parler. On voit auſſi les ruines de Seville, d’Oreſtan, & de pluſieurs autres bâties par les Eſpagnols ; & les endroits que quelques-unes occupoient autrefois, ſont aujourd’hui couvertes de cannes de ſucre ou d’autres productions communes & néceſſaires pour l’uſage des Jamaïquois. La ville de Titchfield peut devenir conſidérable. Elle eſt ſituée près de Port-Antoine, où il y a un Fort avec une garniſon pour défendre l’iſle de ce côté-là. On eſt auſſi ſur le point de bâtir une eſpéce de ville dans un endroit nommé Bagnells dans la paroiſſe de Sainte-Anne. On a déja deſtiné & préparé un grand terrain pour cet effet, mais je crains que ce projet n’échoue comme beaucoup d’autres ſemblables. Dans la paroiſſe de Saint-David vous avez encore la petite ville de Free-Town, & dans celle de Sainte-Catherine le fort de paſſage. Ce dernier conſiſte dans une cinquantaine de maiſons ; & comme c’eſt-là ſeulement qu’on peut trouver des Chaloupes pour aller à Kingſton ou à Port-Royal, il eſt l’abord d’une infinité d’étrangers qui y occaſionnent un commerce qui fleurit & s’augmente chaque jour. Carliſle dans le Quartier ou la paroiſſe de Vere, eſt encore un Village peu remarquable. Après l’invaſion des François en 1695, on y avoit élevé un Fort qui eſt aujourd’hui en ruine. Voilà tous les lieux qui méritent qu’on en faſſe quelque mention ; & je finirai par le nom des dix-neuf Paroiſſes ou Quartiers dans leſquels l’iſle eſt diviſée, ſçavoir ceux de Kingſton, de Port-Royal, de Sainte-Catherine, de Sainte-Dorothée, de Clarendon, de Vere, de Sainte-Elizabeth, d’Hanovre, de Weſtmorland, de Saint-Georges, de Saint-James, de Sainte-Anne, de Sainte-Marie, de Portland, de Saint-Thomas de l’Eſt, de Saint-David, de Saint-André, de Saint-Jean & de Saint-Thomas dans la Vallée.

Ce n’eſt pas ici qu’il faut chercher des beautés dans l’architecture. Les Bâtimens publics ont un air de propreté, mais rien d’élégant. Toutes les Egliſes : des villes ſont généralement conſtruites en forme de croix avec un petit dôme pour clocher : elles ont des murailles fort hautes, & ſont pavées en dedans, & très-ſimplement ornées. À Spanish-Town ſe voit une Egliſe où il y a un orgue fort bon, il y en a encore un dans la paroiſſe de Saint-André. Les autres Egliſes de l’iſle ne font autre choſe que de petites maiſons aſſez propres, qu’on auroit peine à reconnoître pour ce qu’elles ſont. Le Clergé ne les fréquente gueres, & leurs portes ſont rarement ouvertes.

La maiſon du Gouverneur de Spanish-Town regarde ſur la place d’armes. C’eſt un Bâtiment à deux étages, rebâti depuis peu en pierres par le Duc de Portland, & diſtribué fort commodément. Une petite cour ſe joint au principal corps de logis, où il y a auſſi pluſieurs beaux appartemens, mais occupés aujourd’hui par les domeſtiques de ſon Excellence. Du côté de l’Eſt eſt ſitué le jardin qui eſt fort bien entretenu.

Le Palais où s’aſſemble le corps de Juſtice eſt un petit bâtiment quarré de quarante pieds ſur chaque face. Les ſiéges des Juges ſont extrémement élevés, & au moins à dix pieds de terre. Le Grand-prévôt a le ſien à main droite, les Avocats ont les leurs à quelque diſtance & vis-à-vis des Juges, & le Procureur du Roi a ſa place marquée au milieu.

Les Priſons ſont bien entendues. On y a joint une vaſte cour où les Priſonniers ont la liberté de ſe promener, précaution néceſſaire en ce pays-ci, où la grande chaleur ne permettroit pas de les tenir étroitement reſſerrés, ſans donner lieu à de dangereux inconvéniens.

Les Maiſons. maiſons des Particuliers ſont toutes baſſes & à un ſeul étage. Elles conſiſtent ordinairement en cinq ou ſix piéces, parquetées & lambriſſées avec du Mahogany, qui fait de fort belles boiſeries. Elles ont toutes un portique élevé de quelques degrés, qui ſert d’abri contre la chaleur, & d’endroit à recueillir le peu d’air frais qu’il peut faire. Dans les Villes on trouve pluſieurs maiſons à deux étages ; mais cette façon de bâtir ne vaut rien à cauſe des tremblemens de terre & des ouragans, auxquels elles ne réſiſtent pas auſſi bien que les autres moins élevées.

Pour les Nègres, ils habitent dans de miſérables petites huttes conſtruites de roſeaux, qui n’en peuvent contenir plus de deux ou trois enſemble.

Il Jardins. y a ici peu de Jardins à citer. Tout ce qu’on y trouve ſe réduit à des choux, des pois, quelques eſpéces de fruits d’Europe, & d’autres du pays. On remarque que le pommier ne réuſſit point, ou ne porte que peu d’années. Il en eſt de même de tous les fruits qui viennent le mieux dans les pays plus froids. Cependant ſi on vouloit cultiver les jardins avec plus de ſoin, & y ſemer & planter ce qui eſt propre à fructifier dans ce climat, il ne ſeroit pas difficile de les rendre agréables & rians ; mais on y dédaigne les citronniers, les orangers, les limonniers, les arbres de coco & les grenadiers : & à ces arbres qui rendraient un ombrage charmant & parfumeroient l’air, on préfére un aſſemblage confus d’arbriſſeaux qui ne ſont bons à rien.

Nos Boiſſons.boiſſons les plus communes ſont le vin de Madere & le Rum de Ponche. Le premier mêlé avec de l’eau eſt la boiſſon des honnêtes gens : le peuple & les domeſtiques uſent beaucoup de l’autre. Le vin de Madere eſt fort ſain & convient fort à la température de ce climat. Il coute peu, environ 20 livres ſterling la pipe, & 15 ſols la pinte. La pipe doit au Roi 40 Schelings d’impôt, ce qui ſe paye exactement ; car il n’eſt pas queſtion de contrebande, ni de frauder les droits. On compte qu’il en débarque ici tous les ans dix mille pipes, ſoit pour être conſommées dans l’iſle même, ou pour être vendues dans les Colonies voiſines.

Le Rum.Rum de Ponche[4] eſt bien nommé Kill-devil (tue diable) car il n’y a peut-être pas d’années qu’il ne faſſe périr un millier de perſonnes. Lorſque les nouveaux débarqués en font le moindre excès, ils s’expoſent extrémement : car cette liqueur échauffe le ſang & cauſe bientôt une fièvre qui en peu d’heures vous met au tombeau. On ne ſçauroit en uſer trop modérément, & le mieux ſeroit de s’en abſtenir tout à fait, du moins juſqu’à ce qu’on eût le corps fait à l’air du pays. Par la derniere Ordonnance, le Rhum débité en détail paye ſept ſols & demi le pot pour droits, & le détailleur eſt tenu ſur ſon ſerment de déclarer la quantité qu’il en vend.

Nous ne manquons pas non plus ici des boiſſons communes en Europe ; mais elles y ſont horriblement cheres. Croiriez-vous qu’une bouteille de mauvaiſe bierre coute une demi-couronne, le vin gris 7 Schelings & 6 ſols, & ainſi du reſte ? Tous les vins apportés en bouteilles payent auſſi un droit, tant ſur chaque douzaine.

Pain.Le Pain que l’on mange communément eſt fait de Plantain.Plantain, d’Yam[5] ou de Caſſave. Le premier eſt un grain de figure oblongue, qui croît par grappes ſur des arbres : quand il eſt cueilli verd & roti auſſitôt, il eſt fort friand à manger. Yam. L’Yam[6], & je crois, une eſpéce de patate, mais ſi groſſe qu’on en trouve qui peſent pluſieurs livres. Il fait de fort beau pain, ainſi que de la Caſſave[7], qui est la racine Caſſave. d’un arbriſſeau. On en exprime ſoigneuſement tout le jus, qui eſt un poiſon mortel : après quoi on la rape & on la met tremper dans de l’eau. On l’en retire au bout de quelque tems ; & quand cette farine eſt bien sechée, on l’étend ſur une eſpéce de gril & on en fait des gâteaux blancs, & caſſans, fort du goût des habitans, & sur tout de nos Créoles, qui les préferent à tout autre pain. Ce n’eſt pas que nous n’ayons de la farine que nous tirons de la Nouvelle-Angleterre & des Colonies du Nord : même il n’y a point de maiſon qui n’ait un four pour son uſage particulier. Mais leur pain, ou ils mettent du levain au lieu de levûre, eſt ſi mauvais, que peu de gens en veulent manger.

Viande. Les cochons ſont extrémement communs ; il y a peu de Plantations où l’on n’en ait pas centaines : leur chair eſt d’une douceur, & d’une délicateſſe au-deſſus de toute autre. Le bœuf, maigre & coriace, n’eſt guéres bon qu’à faire de la ſoupe. Le mouton & l’agneau ſont paſſables. Par parentheſe, je vous ferai obſserver que les moutons n’ont point de laine, mais une eſpéce de poil de chevre plus long, à ce qu’il me ſemble, que celui que nous avons en Europe. Le prix des viandes a été ſouvent reglé par des Ordonnances. À préſent le bœuf eſt taxé à ſept deniers & demi la livre, le mouton & le cochon au même tau, & l’agneau & le veau à 15 deniers. Les Domeſtiques n’ont point ordinairement de viande fraîche ; ils mangent du bœuf ſalé d’Irlande, qui eſt quelquefois exceſſivement mauvais ; les Négres vivent de harengs & de poiſſon ſalé, qu’ils ont à bon marché. L’Iſle eſt auſſi bien fournie de moruë ſalée du Banc de Terre-Neuve : elle étoit dernierement à ſi bas prix, que cent livres peſant ne coutoient que dix ſols. C’eſst avec tout cela qu’on fait des Oïlles, ou des Peper’ſpots[8], Peper’ſpots.ragoûts dont on eſt ici fort friand. Calilu. On prend du Calilu, qui eſt la tête d’une petite racine : on le fait bouillir avec du mahis, ou bled d’Inde, qu’ils appellent fufu, avec du hareng, du poiſſon ſalé, du poivre rouge ; & quand tout cela eſt aſſez cuit, on le mange, comme nous faiſons la ſoupe. Un grand ragoût pour les Négres, ce ſont des rats. Rats en quantité. L’Iſle en eſt couverte : ils ont leurs nids auprès des cannes de ſucre, dont le ſuc leur ſert de nourriture. On ne ſçauroit croire le dommage qu’ils font aux plantations. On eſt obligé de répandre du poiſon autour des champs plantés de cannes, & cela pluſieurs fois l’année, mais aſſez inutilement : ils ſe multiplient toujours de plus en plus, & le meilleur remede qu’on employe pour les détruire, ce ſont les piéges que les Eſclaves leurs tendent : & moyennant ces piéges ils en prennent beaucoup. Pour les y encourager on leur promet une bouteille de Rum pour chaque cinquantaine. Quand ils en ont attrappé, ils les font cuire, & les mangent avec délice. Ce met délicat eſt pour eux, ainſi que les chats, tout ce qu’il y a au monde de plus friand ; & ils ne croyent pas avoir fait chere complette lorſqu’il n’y en a pas quelques-uns dans leurs fricaſſées.

Habillement. La maniere ordinaire de s’habiller ici n’eſt pas fort parante ; la chaleur eſt cause qu’on ne ſçauroit ſupporter beaucoup d’habits, & qu’en général, on n’y porte que des bas de fil, des caleçons de toile, & une veſte de même, un mouchoir lié autour de la tête, & un chapeau par deſſus. On ne porte la perruque que le Dimanche, & les jours d’Aſſemblée des États : alors les honnêtes gens ſont mis proprement en habits de ſoye, avec des veſtes garnies d’argent. Les Valets ont des ſous-guenilles de gros drap d’Oſnabrug, boutonnées au col & aux poignets, de longs caleçons de même, une chemiſe rayée, & point de bas. Pour les Négres, la plupart vont tout nuds, excepté ceux qui accompagnent leurs maîtres. Ceux-là ſont vêtus de livrées : ce qui eſt la plus grande peine qu’on puiſſe faire à ces malheureux.

Les Dames y ſont tout auſſi bien miſes & auſſi magnifiques qu’en Europe, & n’ont pas moins bonne grace. Leur habillement du matin eſt une robe de chambre négligée : avant le dîner, elles quittent ce déshabillé, & prennent des habits propres, riches & de bon goût : leurs Femmes de chambre ont ordinairement une robe de toile d’Hollande, unie ou rayée, & une coëffure toute ſimple. Les Négreſſes ſont, preſque toutes, nuës comme la main : elles ne ſçavent ce que c’est que la honte, & ſont étonnées de voir les Européens, par modeſtie, détourner la vûe à leur rencontre. Leurs maîtres leur donnent cependant des eſpéces de jupons, mais elles ne ſe ſoucient guéres d’en faire uſage : à quoi pourtant elles ſont obligées dans les Villes : pluſieurs même y ſont mises aſſez proprement : ce ſont de jeunes gens qui en font la dépenſe : Dieu ſçait dans quelles vûes !

Sciences. La Science ne fait nulle part une plus triſte figure qu’ici. Il n’y a pas une ſeule Ecole publique dans toute l’Iſle ; & il ne ſemble pas même que l’on s’en ſoucie. Pluſieurs donations conſidérables ont été faites à ce deſſein ; mais toujours ſans effet. L’emploi d’enſeigner eſt regardé comme mépriſable, & l’on ne voudroit pas hanter ceux qui en font profeſſion. Lire, écrire, dreſſer des comptes, c’eſt toute l’éducation que l’on demande ; & encore le ſçait-on fort mal. Un homme qui auroit quelques talens, & qui voudroit ſe charger de ce ſoin, ſeroit mépriſé, & mourroit de faim. Les honnêtes gens à qui leur fortune le permet, envoient leurs enfans en Angleterre, où ils ſont élevés noblement & poliment : pour les autres, ce ſont autant de jeunes gens perdus, & qui font dans la ſuite une si petite figure dans le monde, qu’ils ſont toujours le ſujet des railleries. Un certain M. Betford a depuis peu légué deux mille livres ſterl. pour fonder une Ecole franche. Mais il eſt incertain ſi les Directeurs ſuivront ſes intentions : car leur façon d’agir ne donne pas beaucoup lieu de croire qu’ils veulent encourager les gens de mérite à ſe charger de cette beſogne. Pluſieurs s’y étoient offert, gens capables, & qui ſe promettoient une heureuse réuſſite de la diſpoſition favorable où quelques perſonnes paroiſſoient être de les ſeconder dans leur entrepriſe ; mais après quelques tentatives ils ont été forcés d’y renoncer.

C’eſt une choſe déplorable que dans un pays où l’on dépenſe ſi aiſément, rien n’ait encore été fait en vûe de l’avantage de la poſtérité : & il eſt bien difficile de prévoir le tems où il ſe trouvera quelque Patriote aſſez amateur du bien public, pour prendre à ce ſujet des meſures efficaces. Quelques perſonnes néanmoins cultivent ici les ſciences ; mais en très-petit nombre : car en général ils ont plus d’inclination pour le jeu, paſſion à la mode, ſur tout dans ce pays, & ils aiment mieux avoir en main un jeu de cartes qu’une Bible & des livres. Citer Homere, Virgile, Ciceron, ou Demoſthene, c’eſt une extrême impoliteſſe. Et le moyen que cela ſoit autrement ; puisqu’un enfant, juſqu’à Education des enfans. l’âge de ſept à huit ans, paſſe ſon tems à badiner avec les Négres, à adopter leur langage corrompu, leurs manieres de vivre, & tous les vices que peut produire la fréquentation de ces êtres brutaux, incapables de penſer. Alors peut-être l’enverra-t’on chez un Maître : mais une jeune homme de quelque choſe ne doit pas être puni : s’il profite, à la bonne heure : s’il n’apprend rien, eh bien, qu’y faire ? Quand il ſçait un peu lire, il va chez un Maître à danſer, commence à ſe donner des aires, apprend les lieux communs de la converſation, & paſſe la journée en viſites, ou à libertiner avec les jeunes gens de ſon âge. C’eſt-là l’éducation ordinaire. Comment eſt-il poſſible après cela d’acquerir de belles connoiſſances, de diſtinguer la beauté de la vertu, de travailler à l’utilité de la patrie, & de ſuivre un train de vie raiſonnable ?

Caractere des Dames. Il eſt quelques Dames qui aiment la lecture, mais le plus grand nombre ont la fureur de la danſe, ſont fort coquettes, cherchent beaucoup par leur parure à s’attirer des amans, & finiſſent pour la plupart par s’abandonner aux moindres de ces très-humbles eſclaves. C’eſt un extrême dommage qu’on ne prenne point autant de ſoin de cultiver leurs eſprits, qu’à perfectionner leurs talens corporels.

Monnoie. Il n’y a ici d’argent courant que la monnoie d’Eſpagne : on n’y en voit d’Angleterre que dans les cabinets des curieux. Je ne crois pas qu’il y ait d’endroit au monde où l’argent ſoit ſi commun : on ne s’y ſert pas de cuivre : la moindre piéce de monnoie eſt une reale, qui paſſe pour ſept ſols & demi : mais en Angleterre un demi-ſol vous produiroit davantage. Car, vû l’exceſſise cherté de la vie, il faut avoir ici beaucoup d’argent ou d’effets à troquer. On ne trouve nulle part à dîner à moindre prix qu’une piéce de huit, & le taux ordinaire des penſions eſt de trois livres ſterlings pas ſemaine. La différence de notre argent à celui d’Angleterre eſt de 25 pour 100. 75 livres ſterl. en font 100 à la Jamaïque. Pour ſatisfaire votre curioſité, & auſſi pour votre uſage, voici une table de la valeur de notre argent.

Reale vaut L. Sch. D.
1 . . . 0 0 7 ½
2 . . . 0 0 15
3 . . . 0 1 10 ½
4 . . . 0 2 6
5 . . . 0 3 1 ½
6 . . . 0 3 9
7 . . . 0 4 4 ½
8 . . . 0 5 0
9 . . . 0 5 7 ½
10 ou une piéce de huit 0 6 3
2 piéces de huit   . . . 0 12 6

3 . . . 0 18 9
35Ce qui fait une Piſtole d’Eſpagne. Reales. . . 1 3 9
4 piéces de huit . . 1 5 0
5 . . . 1 11 3
6 . . . 1 17 6
7 . . . 2 3 9
8 . . . 2 10 0
2Ce qui fait un Doublon, ou un double Doublon. Piſtoles. . . 2 7 6
4 . . . 0 6 0
16 piéces de huit . . . 5 0 0

Par le moyen de cette Table vous verrez aiſément notre maniere de compter en argent, & la valeur courante de toutes les monnoies que nous avons ici. Une guinée y vaut 28 ſchellings, & un écu à couronne 6 ſchellings & 3 ſols. On a hauſſé ainſi la valeur de ces eſpéces, afin d’empêcher leur tranſport hors de l’iſle : mais cette précaution n’a pas produit grand’choſe ; car tous les jours on en envoye quantité en Angleterre : la friponnerie des Juifs nous fait un grand tort dans ce point : ils rognent & alterent les monnoies, de façon qu’une piéce de huit qui devroit peſer 17 ½ deniers de poids, n’en peſera que 15. Il n’y a pas longtemps qu’on a fait pluſieurs recherches de ces excès ; mais quelques gens en place qui y étoient fort intéreſſés, ont fait éviter aux coupables les punitions qu’ils méritoient.

Supplices. Il n’y a peut-être pas de pays où elles ſoient plus ſéveres qu’ici : du moins il n’y en a point où les eſclaves ſoient punis avec tant de barbarie ; & où on les faſſe perir plus cruellement. Un Negre rebelle ou qui aura battu deux fois un blanc, eſt condammé aux flammes[9]. On le conduit au lieu de l’exécution : on le couche sur le ventre, attaché avec des chaines : les bras & les jambes étendues ; enſuite on lui met le feu aux pieds, & il gagne ainſi petit-à-petit juſ qu’aux parties ſupérieures. Quelquefois on les fait mourir de faim, que l’on irrite même par la vûe d’un pain qu’on ſuſpend devant eux. J’ai vu de ces malheureux ſe manger les bras, & expirer dans des douleurs terribles, & égales à celles d’un homme qui perit au milieu des plus horribles tourmens. L’état de ce pays pourroit peut-être excuſer ces traitemens rigoureux ; car il ne ſeroit pas poſſible d’y vivre au milieu d’une multitude d’eſclaves, ſi on ne les contenoit dans leur devoir avec la plus grande ſéverité ; & ſi on ne puniſſoit leurs fautes avec une extrême rigueur.

Depuis quelque tems la juſtice ſe diſtribue avec une grande exactitude ; & par bonheur le Juge principal eſt un galant homme, dont la droi ture & de la candeur lui ont attiré une eſtime générale.

Le cours de la juſtice n’est pas ce qui effraye les jeunes gens de ce pays. Ce que les Jamaïcains craignent le plus, ce ſont les ouragans & les tremblemens de terre. Ils ruinent leurs biens, leur ôtent la vie, ou la mettent au moins en danger ; auſſi la ſeule penſée les en fait-elle frémir.

Ouragans. Les ouragans tirent leur étimologie du mot Indien Hurrica, qui veut dire Diable. Il eſt rare qu’il en arrive ailleurs qu’entre les deux Tropiques & dans les climats où regnent les vents aliſés, qui ſoufflant continuellement de l’Eſt, n’ont qu’à rencontrer un vent de terre ou d’Oueſt, pour occaſionner néceſſairement un combat & une agitation extraordinaire ; & je ſuis perſuadé que ſi nos ſens étoient aſſez ſubtils pour appercevoir les commotions des parties de l’atmoſphére, nous le verrions ſouvent auſſi agité que la mer la plus orageuſe. Quand le vent aliſé commence à ſauter du point de l’Eſt à un autre point, on s’attend à un ouragant, qui, de toutes les tempêtes eſt la plus terrible & la plus violente. Autrefois ils étoient rares ici ; mais ils ſont devenus très-fréquens. D’ordinaire la mer devient tout d’un coup calme & unie comme une glace. Bientôt après, l’air s’obſcurcit & ſe couvre de nuages ſombres & épais : enſuite il paroit tout en feu ; & pendant un tems conſidérable, allumé d’éclairs terribles. À ces éclairs ſuccédent d’horribles éclats de tonnerre, tels qu’il ſembleroit que les cieux s’abîment, & ſe mettent en piéces. Pour lors il s’éleve un vent qui ſouffle avec tant de force & d’impétuoſité, que les arbres les plus hauts & les plus forts en ſont déracinés, les maiſons renverſées, & tout détruit dans l’étendue de ſon tourbillon ; juſques-là même que les hommes, pour n’en être pas emportés, ſont obligés ſouvent de s’attacher, & de ſe cramponer aux troncs des arbres. Quelques-uns ſe ſauvent dans des cavernes, ou ſe mettent à l’abri dans les huttes des Négres, qui ſont fort baſſes, & échappent par-là aux chocs de la tempête. Ce vent fait dans peu d’heures tout le tour du compas, enſorte que la plus grande partie des vaiſſeaux qui ſont alors sur les côtes, périſſent miſérablement.

Quand l’orage eſt paſſé, c’eſt un ſpectacle effrayant que ce que l’on voit, des forêts culebutées, des maiſons renverſées, & une multitude de miſérables, qu’il a fait perir, giſſans ſur la terre.

Tremblemens de terre. Pour ce qui eſt des tremblemens de terre[10], M. Boyle croit qu’ils ſont occaſionnées par la chute de quelque maſſe peſante de la terre, qui produit ces terribles ſecouſſes.

Le ſçavant Docteur Woodward, dans ſon eſſai de l’hiſtoire naturelle de la terre, les explique de la maniere ſuivante.

Leur cause.Il ſuppoſe que cette chaleur, ou feu ſouterrain qui éleve inceſſamment du fond de l’abîme l’eau qui fournit à la terre les pluies, les roſées, les fontaines, & les rivières, ſe trouvant arrêté quelque part dans le ſein de la terre, ou détourné de ſon cours par quelque obſtacle accidentel, où quelque engorgement dans les pores & paſſages qu’il a coutume de traverſer pour parvenir à la ſurface du globe, eſt forcé par-là de ſe raſſembler en cet endroit, dans une plus grande quantité que d’ordinaire, y cauſe une plus grande raréfaction, une intumeſcence dans l’eau de l’abîme, & enſuite une plus grande fermentation, fait auſſi un plus grand effort en même tems contre la terre qui eſt ſuſpendue au-deſſus, & occaſionne ces ſecouſſes, & cette commotion que nous nommons tremblement de terre.

Dans quelques tremblemens de terre cet effort eſt ſi violent qu’il déchire & diviſe la maſſe du globe dans pluſieurs endroits, y faiſant des fentes & des crevaſſes de pluſieurs milles de longueur, qui s’ouvrent au moment de ces chocs & ſe rejoignent dans l’intervalle de l’un à l’autre. Ils ſont même quelquefois ſi furieux qu’ils for cent entièrement les diverſes couches qui ſont au-deſſus, les ſéparent tout à la fois, & minent & ruinent leurs fondemens. Ainſi la chute de ces couches entraine avec elle tout le terrain qui eſt au-deſſus, qui au moment que le choc ceſſe, tombe dans l’abîme : & y étant englouti, une partie de l’eau qu’il renferme s’élève & forme un lac en ſa place. C’eſt ainſi qu’ont été englouties des étendues conſidérables de terres, des Bourgs, des Villes entieres, & même des montagnes conſidérables par leur maſſe & par leur hauteur.

Innondations & débordermens.Cet effort ſe fait également dans toutes les directions poſſibles, en haut, en bas, & de tout côté. Car le feu ſe dilate & ſe répand de tout ſens, & tend toujours, proportionnément à ſa quantité & à ſa force, à s’étendre, & à forcer tout obſtacle. Il agit autant ſur les eaux de l’abîme que ſur les eaux ſupérieures. Il force celles-ci à ſortir avec impétuosité par toutes les ouvertures & iſſues qu’elles peuvent trouver, par les puits, par les ſources, par leurs canaux & conduits ordinaires, par les paſſages qu’il leur ouvre pour lors, par les ſoupiraux, & les fentes des volcans ; & enfin par ces crevaſſes qui ſont au fond de la mer, par où l’abîme a communication avec elle, & ſe décharge dans ſon ſein.

Cette eau de l’abîme étant toujours & par tout dans une chaleur conſidérable, ſurtout dans les parties voiſines de ces amas extraordinaires de feu, il faut bien qu’il en ſoit de même de celle qui eſt ainſi violemment pouſſée au dehors. Auſſi lorſqu’elle ſe mêle avec les eaux des ſources, des puits, des rivières, ou de la mer, elle leur donne un degré ſenſible de chaleur.

C’eſt d’ordinaire dans une grande quantité, & avec une grande impétuoſité qu’elle s’élance hors du ſein de la terre. On la voit quelquefois s’élever du fond des puits, paſſer par deſſus leurs bords, & ſe répandre ſur la terre. Elle ſort avec autant de rapidité par les ſources des rivières : elle les enfle tout d’un coup & les fait déborder dans les terres, ſans qu’on puiſſe attribuer ce ſoudain accroiſſement, ni aux eaux de la pluie, ni à aucune cauſe ordinaire.

On la voit auſſi jaillir en très-grande quantité par les crevaſſes occasionnées par les tremblemens de terre, monter dans l’air en grand volume, & juſqu’à une hauteur incroyable, & cela ſouvent à pluſieurs milles de diſtance de la mer.

Il en eſt de même des volcans d’où elle ſort auſſi quelquefois en grande abondance, & avec une violence terrible.

Quand elle eſt pouſſée hors de l’abîme par les ouvertures du fond de la mer, c’eſt avec une telle force qu’elle met la mer dans un extrême déſordre, & dans la plus grande agitation. Dans un tems que tout eſt calme, & que pas un vent ne ſouffle, elle la rend furieuſe, la fait mugir effroyablement, ſouleve ſur ſa ſurface des vagues prodigieuſes qu’elle agite & roule avec fureur, renverſe les vaiſſeaux juſques dans les havres mêmes, & les engloutit dans ſon ſein.

La quantité d’eau qui ſort de l’abîme eſt ſi grande, qu’elle augmente le volume de l’eau de la mer au point de la faire monter de pluſieurs braſſes plus haut que dans les plus fortes marées ; qu’elle inonde les pays adjacens par les plus affreux débordemens ; ruine & détruit les Villes, entraîne hommes & troupeaux, rompt les cables des vaiſſeaux, ou les arrache de deſſus leurs ancres ; les pouſſe ſur la terre juſqu’à pluſieurs milles, & y fait échouer avec eux des baleines & d’autres grands poiſſons qu’elle y laiſſe à ſec à ſon retour.

Ces phénomènes ne ſont pas nouveaux ni particuliers aux ſeuls tremblemens de terre, arrivés de nos jours ; on en a vû de pareils dans tous les tems ; & l’hiſtoire nous en rapporte beaucoup d’exemples extraordinaires.

Le feu lui-même, qui étant ainſi raſſemblé & renfermé eſt la cauſe de tous ces déſordres, ſe fait auſſi paſſage par tout où il trouve jour au travers de ces crevaſſes que les tremblemens occaſionnent ſur la terre, au travers des ouvertures des fontaines, & ſurtout de celles des ſources chaudes. Après ces abondantes éruptions, le tremblement de terre ceſſe, juſqu’à ce que la même cauſe ſe renouvelle, & qu’un nouvel amas de feu donne encore lieu à de pareils dégâts.

Quelquefois la maſſe de l’abîme agité eſt ſi étendue, que le choc qui en réſulte, attaque en même tems une aſſez grande étendue du globe, pour qu’il ſe faſſe ſentir préciſément dans la même minute dans des pays éloignés de pluſieurs centaines de milles les uns des autres, & ſéparés par la mer. On ne manque pas même d’exemples d’une concuſſion du globe terreſtre, aſſez générale pour faire conclure que l’abîme fut alors agité dans ſon entier.

Cependant quoiqu’il puiſſe l’être dans toutes ſes parties, & qu’il ſoit difficile qu’il ſe trouve aucune contrée totalement exemte de ces accidens ; ils ne ſont pourtant point ſenſibles ; & leurs grands ravages ne ſont ordinaires que dans les pays montagneux, remplis de rochers, & caverneux intérieurement.

Ces ſecouſſes ſont encore plus fréquentes, lorſque les couches ſouterraines ſont diſpoſées de façon à communiquer avec l’abîme par quelque ouverture propre à recevoir facilement & entretenir le feu, qui s’y aſſemblant en grande quantité, y produit néceſſairement ces terribles effets : car il prend naturellement ſon cours vers les parties de la terre les plus propres à le recevoir, telles que les terres caverneuſes ; ce qui vraiſemblablement eſt auſſi la ſource de l’humidité des mines. Outre cela les parties intérieures du ſolide de la terre qui ſont les plus abondantes en couches de pierres & de marbres, oppoſant un plus ferme obſtacle à l’effort du feu, ſont auſſi ſecouées le plus violemment, & en ſont plus endommagées que celles qui n’étant compoſées que de ſable, de gravier, ou d’autres matieres moins compactes font une moindre réſiſtance, & lui ouvrent plus aiſément un paſſage : obſervation qu’on peut faire non ſeulement dans ce phénomène, mais auſſi dans quelqu’autre exploſion que ce ſoit.

Mais par deſſus toutes les autres, les contrées fécondes en ſoufre & en nitre, ſouffrent beaucoup plus des tremblemens de terre, parce que ces minéraux compoſant une eſpéce de poudre à canon naturelle, qui s’enflamme à l’approche du feu raſſemblé, cauſent ces bruits ſourds, & ces tonnerres ſouterrains qui ſe font entendre pendant les tremblemens dans les entrailles de la terre. Ce ſurcroit de force exploſive augmente la violence du choc, & occaſionne quelquefois de terribles ravages.

Tremblemens de terre à la Jamaïque en 1692.Aucun autre canton du monde n’a peut-être jamais ſenti de plus cruels effets de ces furieuſes ſecouſſes, que l’iſle de la Jamaïque ; & l’on peut citer le 7 Juin 1692 comme le jour fatal où les habitans éprouverent les plus grands malheurs qu’on puiſſe eſſuyer. Des Villes furent abîmées, des montagnes ſéparées en deux, & toute l’iſle offrit le tableau d’une déſolation univerſelle. C’eſt à préſent une fête annuelle, & un jour où en effet ils ſe donnent quelques marques réciproques de charité. Après ces ouragans ou tremblemens de terre, le ſéjour de l’iſle devient mal ſain ; & ceux qui échappent à la fureur de ces terribles événemens, ſont dans la crainte d’être emportés par les maladies qui ne manquent jamais de les ſuivre.

Mortalité périodique, ſelon quelque-uns.Nos Arithméticiens politiques imaginent qu’il ſe fait tous les ſept ans dans cette iſle une révolution totale des vivans, & qu’il meurt dans cet eſpace de tems autant d’hommes que l’on y compte d’habitans à la fois. Il n’eſt pas douteux que la multitude des mourans laiſſeroit bientôt l’iſle déſerte, ſi tous les jours il n’y ſurvenoit pas d’Angleterre de nouvelles recrues. Il eſt rare qu’il y arrive un vaiſſeau où il n’y ait à bord des paſſagers qui viennent s’établir ici, & des 36 Mois, ou Domeſtiques à vendre : c’eſt un renfort conſtant & néceſſaire. Mais malgré leur grand nombre, l’iſle ſe peuple bien lentement, car je ne ſçache pas vingt nouvelles plantations depuis douze ans. Après tout cependant, je me perſuade que la grande mortalité vient moins du climat, que de notre intempérance. Car ces nouveaux venus, après avoir été dans le trajet bornés à une vie ſobre & régulière, dès qu’ils ſont débarqués, trouvant abondance de punche de Rum, & d’autres liqueurs fortes, donnent tout d’un coup dans une autre extrémité, en avalent avec avidité, s’enyvrent, & ne ſe garantiſſent pas du ſerain qui eſt très-mal faiſant, & gagnent bientôt une fievre qui les emporte. C’eſt pourquoi je ſuis perſuadé que s’ils menoient une vie plus réglée, & s’abſtenoient de l’uſage des liqueurs ſpiritueuſes, ils pourroient vivre ici auſſi heureux & auſſi ſains qu’en aucun autre climat.

Fievres.Les maladies dont on eſt attaqué communément, ſont la fievre chaude & la colique. Je crois que toutes deux ſont abſolument de la même eſpéce que celles qu’on eſſuye ailleurs. Les fievres en générale y font extrêmement violentes, & vous emportent en peu d’heures : peu de gens en font exemts à leur première arrivée dans l’iſle ; & c’eſt la raiſon pourquoi ils y meurent ſitôt après s’y être établis. Les Médecins, pour les guerir, ordonnent force ſaignées ; & ſi elles n’ont pas un heureux ſuccès, ils font appliquer les veſicatoires, comme le dernier remede.

Colique.Pour la colique, c’eſt peut-être la plus douloureuſe que l’on puiſſe reſſentir. Bien des gens en reſtent perclus pour toujours, & dans le tems de la durée du mal, pouſſent des cris, auſſi aigus qu’une femme en travail d’enfant. Leur remede ordinaire ſont des médecines douces, & des lavemens. Dès qu’on eſt un peu ſoulagé, on vous ordonne les bains chauds, qui ſont d’un excellent uſage pour remettre les malades en parfaite ſanté & leur rendre l’entiere faculté de ſe ſervir de leurs membres.

Médecins.Les Médecins d’un peu de réputation font tous une grande fortune dans cette iſle. Mais on y eſt inondé d’une foule de jeunes gens ignorans & ſans expérience, qui la regardent comme l’endroit le plus propre pour un établiſſement. Quand ils y arrivent, on les employe d’abord à veiller ſur un certain nombre de Negres dans quelque habitation champêtre : ce qui fait pour eux un travail bien ingrat & de peu de profit. Dans les Villes on n’y voit guéres qu’un ou deux habiles gens qui ayent de la pratique ; & ils s’enrichiſſent bientôt.

La Jamaïque en a eu pluſieurs de cette eſpéce, qui ont fait figure dans le monde ſçavant. Le ſieur Hans-Sloane y demeuroit, lorſqu’il fit cette belle collection de plantes, dont la deſcription ſous le titre d’Hiſtoire naturelle de la Jamaïque, eſt un préſent bien précieux qu’il a fait au genre humain. Son neveu, le Docteur Fuller, y eſt arrivé depuis peu : par ſes excellentes qualités il s’attire l’eſtime & l’affection des gens de mérite ; & l’heureux ſuccès de ſes cures lui promet abondance de pratiques.

Le Docteur Clifton, dernier Médecin de S. A. R. le prince de Galles, a auſſi exercé ici la médecine avec applaudiſſement ; & il n’a pas moins été eſtimé pendant ſa vie que regretté après ſa mort. Il en eſt pluſieurs autres qui mériteroient que j’en fiſſe mention : mais je courrois riſque d’ennuyer.

Les productions ordinaires de cette iſle y ſont le ſucre, le rum, le gingembre, le cotton, le caffé, l’indigo, le piment, le cacao, pluſieurs eſpéces de bois, & quelques drogues médecinales. Elle produit auſſi du tabac, mais en médiocre quantité : c’eſt la raiſon pourquoi on n’en plante que pour la proviſion & l’uſage des Negres, qui ne ſçauroient s’en paſſer.

Aucune eſpéce de graines d’Europe ne croît ici. Nous y avons ſeulement le mahis,[11] ou bled d’Inde, celui de Guinée, pluſieurs ſortes de pois mais toutes différences des vôtres, & grand nombre de racines. Les fruits y viennent en abondance, oranges de la Chine & de Seville, limons doux & communs, citrons, grenades, cormes ſaddocks, papas,[12] guſtard-apples,[13] ſtar-apples ; guavas, poires d’Alicada, poires épineuſes, melons, courges, & pluſieurs eſpéces de graines que l’on trouve par tout dans les bois.

Enfin j’ai juſqu’ici couché par écrit pluſieurs obſervations générales qui peuvent ſervir pour l’intelligence de ce qui me reſte à dire, & à donner une idée de notre Iſle. Dans ma première Lettre, je compte vous entretenir de ce qui regarde ſon hiſtoire, & j’y employerai toute l’exactitude dont je ſuis capable. Je ſuis, &c.


  1. Voyage aux Iles. Labate, t. 2, p. 210.Le Goiavier eſt un arbriſſeau de ſept à huit pouces de diametre, qui vient facilement par tout où la graine tombe, & remplit en peu de tems les ſavanes. Son fruit reſſemble aſſez à la Pomme de rainette, excepté qu’il a une couronne à peu près comme celle de la Grenade. Son écorce paroit unie & douce de loin, mais elle eſt rude & pleine d’inégalités. Elle a trois lignes d’épaiſſeur, quand le fruit eſt verd, & un peu plus quand il eſt en maturité. Elle renferme une ſubſtance rouge ou blanche, car il y en a de deux qualités. Mure, cette ſubſtance n’a pas plus de conſiſtance que celle de la Nefle ; elle eſt mêlée de quantité de petites graines auſſi rouges ou blanches, de la groſſeur de la navette & fort dures. Comme cette graine ne ſe digere point, les animaux la rendent avec leurs excrémens, & ainſi ils en ſement partout.

    Quand le fruit eſt mur, ſa peau eſt d’un jaune de Citron également dans les deux eſpéces. Sa fleur reſſemble aſſez à celle d’un Oranger, mais elle a moins de conſiſtance & moins d’odeur, quoiqu’elle en ait une fort douce & fort agréable.

    Ce fruit eſt d’un fort bon goût & fort ſain. Verd, il reſſerre, & fait le contraire bien mur. On le mange & on l’apprête de différentes façons. On prétend qu’il eſt ſpécifique contre le flux de ventre.

  2. Labate ibid. t. 2. p. 342. Le Mamet, ou l’Abricot de Saint-Domingue, ne mérite ce dernier nom que par la ſeule couleur de ſa chair. L’arbre qui le porte devient grand, & il eſt un des plus beaux qu’on puiſſe voir. Son bois est blanchâtre, ſes fibres aſſez grosses, liantes. Son écorce est griſe, ordinairement aſſez unie. Ses feuilles longues de ſix à ſept pouces, en maniere d’ellipſe un peu pointues par le bout, ſont d’un très-beau verd & preſque de l’épaiſſeur d’une piéce de quinze ſols. Comme ſes branches ſont aſſez égales, grandes & fort garnies de feuilles, il fait un ombrage charmant.

    Son fruit eſt preſque rond, quelquefois de la figure d’un cœur dont la pointe eſt émouſſée. Il a depuis trois juſqu’à ſept pouces de diametre. Il eſt couvert d’une écorce griſâtre, de l’épaiſſeur d’un écu & même davantage, forte & liante comme du cuir. Après qu’on a fait une ou deux inciſions à cette écorce de toute la hauteur du fruit, on la leve comme ſi on écorchoit le fruit. On trouve une pellicule jaunâtre aſſez forte, quoique mince & adhérente à la chair. Après qu’on l’a enlevée, on trouve la chair du fruit qui eſt jaune, ferme comme celle d’une Citrouille, & d’une odeur aromatique qui fait plaiſir. Quand on le mange crud, il laiſſe dans la bouche une fort bonne odeur, mais un goût peu amer & gommeux. La maniere ordinaire de le manger, eſt de le couper par tranches aſſez minces, que l’on met une heure dans un plat avec du vin & du ſucre : cela lui ôte ſon amertume & ſa gomme. Il est excellent pour la poitrine, fort ſain & fort nourriſſant.

    On trouve dans ſon milieu un, deux, & ſouvent trois noyaux gros comme un œuf de Pigeon. Lorſqu’il n’y en a qu’un ſeul, l’arbre qui en proviendroit ſeroit immanquablement femelle & porteroit des fruits : lorſqu’il s’en trouve davantage, cela eſt caſuel, & ces noyaux pourroient produire des arbres mâles qui ne porteroient que des fleurs ſans fruits. L’amande du noyau eſt blanche, aſſez amere & aſtringente, à ce qu’on prétend.

    Le nom du Mamet vient des Eſpagnols.

  3. Hiſt. gen. des Voyages, t. 10. p.382.Le Guana eſt une eſpéce de Lezard reſſemblant au Crocodile, mais beaucoup plus petit. Il a rarement plus d’une aune de long. Les Négres le mangent. Il a le goût du Lapin. Cet animal entre la nuit dans les huttes des Négres & ſemble prendre plaiſir à leur paſſer sur le visage. Sa morſure, quoique non venimeuſe, eſt à craindre, parce qu’il ne lâche priſe qu’à la mort. La ſeule façon aiſée de le tuer eſt de lui enfoncer une paille dans les narines : il en ſort quelques gouttes de ſang, & l’animal levant la machoire ſupérieure, expire auſſitôt. Ses pieds ſont armés de cinq griffes fort aigues, qui lui ſervent à grimper ſur les arbres avec une agilité ſurprenante. Sa queue lui ſert de défenſe.

    Sa chair bien préparée a auſſi le goût & l’air de celle de Poulet. Lorſqu’il s’endort ſur quelque branche d’arbre, les Négres qui le ſurprennent s’en ſaiſiſſent avec un lacet au bout d’une gaule. Ses œufs, aulieu d’écailles, ſont couverts d’une membrane épaiſſe.

  4. Le Ponche eſt la boiſſon favorite des Anglois. Elle eſt compoſée de deux parties d’eau de vie ſur un d’eau. On y met de la canelle & du gerofle en poudre, du citron, beaucoup de muſcade, une croute de pain fort rotie, & des jeunes d’œufs qui la rendent épaiſſe comme du brouet. Ils prétendent que c’eſt une chose excellente pour la poitrine & fort nourriſſante. Souvent au lieu d’eau on y met du lait, & c’eſt le plus eſtimé.

    On le fait encore d’un tiers d’eau de vie ſur deux tiers d’eau avec des citrons, du ſucre & de la muſcade.

  5. La Banane ou le Plantain eſt un fruit d’environ un pouce & demi de diamètre & long de dix à douze. Sa peau, de verte devient jaune quand il eſt mur. Elle renferme alors une ſubſtance jaunâtre de la conſiſtance d’un fromage gras, ſans aucune graine. Bientôt cette peau devient noire, & la Banane reſſemble par dehors à un ſauciſſon. Le dedans tient du goût du coing & du bon-chretien un peu plus que murs, & ſes fibres préſentent une eſpéce de croix : ſur quoi les Eſpagnols croyent que c’eſt le fruit défendu, où Adam découvrit le myſtere de la Rédemption.

    L’arbre qui le produit ne ſe plante point, & ne porte qu’une fois, après quoi il flétrit, ſe ſeche & tombe. Mais ſa racine qui eſt une grosse bulbe ronde & maſſive, a bientôt pouſſé d’autres rejettons qui dans douze ou quatorze mois portent du fruit, meurent & ſe renouvellent ſucceſſivement. Ils ſemblent d’abord n’être que de deux feuilles roulées enſemble, qui enſuite ſe déroulent en pouſſant, s’élargiſſent & s’épanouiſſent.

    Lorſque la plante eſt arrivée à ſa perfection, les feuilles ſe ſéparent du tronc, ſoutenues par une tige d’un pouce de diametre, ronde d’un côté, plate de l’autre, avec une rainure dans ſa longueur qui eſt d’un pied. La feuille a 7 à huit pieds de long ſur environ un demi de large, de l’épaiſſeur du parchemin, pâle & blanchâtre au dehors, verd-clair au dedans. Le vent les déchire aiſément.

    Cette plante n’a, ni écorce, ni bois. Sa hauteur naturelle eſt de dix à douze pieds : d’ordinaire elle y parvient en neuf mois.

    Son fruit vient par bouquets de 30 à 40 autour d’une ſeule tige. On appelle ce bouquet, un régime de Bananes.

    Ce fruit eſt bon, de quelque maniere qu’on le mange, quoiqu’un peu venteux. Il ſert de pain comme la Caſſave.

    Quelques Auteurs font une différence du Plantain & de la Banane. C’eſt le ſentiment de Moore, qui nomme ces deux fruits reſſemblans ; le plus court, Figue ou Banane ; le plus long, Plantain.

  6. Labate, ibid, t. 2. p. 339.L’Yam, ou Igname eſt une eſpéce de béterave, qui groſſit à proportion de la bonté du terrain. Sa racine eſt épaiſſe, inégale, rude, couverte de chevelu & d’un violet foncé. Le dedans eſt de la conſiſtance de la béterave, d’un blanc ſale, quelquefois tirant ſur la couleur de chair.

    Ce fruit crud, eſt fade & viſqueux. Il ſe cuit aiſément. Il eſt leger, facile à digérer, & fort nouriſſant. On le mange cuit avec la viande, ainſi que le pain, & la Caſſave. On le fait cuire ſeul dans l’eau, ſous la braiſe, & on le mange avec la pimentade ; c’eſt-à-dire, avec du citron, du ſel & du piment écraſé.

    La tige qui le produit eſt quarrée, de trois à quatre lignes de face : elle rampe ſur la terre, pouſſe des filamens qui prennent racine, s’attache aux arbres, y monte & les couvre bientôt. Ses feuilles viennent deux à deux, ſont en forme de cœur avec une petite pointe, aſſez épaiſſes, d’un verd brun, & ſe flétriſſent lorſque la racine est mure.

    La tige pouſſe quelques épis couverts de petites fleurs en formes de cloches, dont le piſtil ſe change en ſiliques pleines de graines noires. Elle vient de ſemence & de bouture, fort vîte, & ſe multiplie extrémement. Pour en provigner l’eſpéce, on fend en quatre la tête du fruit, & on en plante les morceaux à trois ou quatre pieds l’un de l’autre. En moins de cinq mois, ils portent des fruits bons à manger. Quand ils ſont murs, ce qui ſe connoit à la feuille, on les tire de terre ; on les laiſſe reſſuyer au ſoleil ; enſuite on les met dans des tonneaux où ils ſe conſervent dans leur bonté des années entieres.

  7. La Caſſsave eſt une eſpéce de pain fait Labate, ibid. tom. 1. pages 473, 739. avec les racines d’un arbriſſeau nommé Manioc, réduites en farine. Avant d’employer cette farine, il en faut exprimer le ſuc qui eſt un poiſon mortel pour les hommes & les animaux. Le Pere Labate s’étend extrémement ſur la deſcription de cet arbriſſeau, & la maniere d’apprêter la Caſſave.
  8. Hiſt. gen. des Voyages, t. 12. p. 467. Le Perper’ſpot, ou Terrine au Poivre, ou Soupe noire, eſtimé des Anglois, quoique ragoût des Négres, eſt un mélange de volaille, & de quantité d’excellentes herbes, qu’on fait bouillir avec de l’huile de palmier, de l’ocre, & beaucoup de poivre. À la Jamaïque, il n’y entre point de cette huile, parce qu’il n’y en croît point.
  9. Labate, Voyage aux Iſles, t. 3. p. 208. t. 4. p. 402. Dans les moulins à ſucre, où il faut bien ſe garder d’approcher la main de l’endroit où ſe touchent les deux cylindres en mouvement : on ſeroit pris infailliblement & écraſé entre deux, rien n’étant plus difficile que d’arrêter le mouvement du moulin aſſez à tems. Dans les moulins à eau où cela est preſqu’impoſſible, tout le corps y ſeroit écraſé, & la tête ſeule, ſe détachant du col, retomberoit.

    On aſſure que les Anglois qui en uſent inhumainement avec leurs Négres, lorſqu’ils ont commis quelque faute conſidérable, leur lient les pieds & les mains ; & leur mettant la pointe des pieds entre les deux cylindres, ils les y font paſſer tout entier. Quelquefois ils les brulent tout vifs, ou les enferment dans des cages de fer, garottés à ne pouvoir ſe remuer. Ils les attachent auſſi à un arbre où ils les laiſſent mourir de faim. Ils en uſent de même envers les Indiens qui font des descentes dans leurs iſles.

  10. Voyages dans les Royaumes d’Alger, &c. par Shaw, T. i, p. 303. Les tremblemens de terre à Alger arrivent preſque toujours un jour ou deux après les grandes pluies, à la fin de l’Eté, ou en Automne. Cela vient peut-être de ce qu’après une groſſe pluie la ſurface de la terre étant plus ſerrée qu’à l’ordinaire, les vapeurs ſouterraines ne peuvent s’exhaler ; au lieu que pendant l’Eté la terre étant plus poreuſe, même remplie de grandes crevaſſes, les particules combuſtibles s’échappent plus aiſément. Mais comme on ne ſçauroit aller à la ſource de ces phénomenes, tous les raiſonnemens qu’on peut en faire, ainſi que la plupart des autres branches de l’hiſtoire naturelle, ne conſiſtent qu’en conjectures ſondées ſur des connoiſſances aſſez ſuperficielles.

    Les habitans de la Jamaïque s’attendent tous les ans à un tremblement de terre, & diſent qu’ordinairement il arrive après les grandes pluies. Introduction à l’Hiſtoire de la Jamaïque par le Chevalier Sloane. p. 44.

  11. Hiſtoire gen. des Voyages, t. 2. p. 325.Il y a deux ſortes de Mahis, le grand & le petit, qui ſe ſement en diverſes faifons.

    Il s’en conſomme parmi les Nègres une prodigieuſe quantité. Ils le conſervent en le ſuſpendant en faiſceaux par la tige dans des lieux ſecs, & cela pendant des années entières.

    Pour s’en ſervir ils le broyent dans un mortier, & le paſſent dans un crible pour en ſeparer le ſon.

  12. Voyages de Dampierre, t. 3 p. 170, & 25.Le Papa eſt de la groſſeur du melon muſcat, creux de même, avec autant de reſſemblance au dedans & au dehors pour la forme & la couleur. Seulement il porte au centre une poignée de graines noirâtres de la groſſeur d’un grain de bled, d’un goût preſqu’auſſi chaud que celui du poivre. Le fruit eſt fort agréable dans la maturité : mais verd, il n’a aucune ſaveur. Mûr, on le fait cuire avec la viande comme les navets.

    L’arbre qui le porte a dix à douze pieds de hauteur. Son tronc près de terre n’a pas moins d’un pied & demi ou deux de diamètre, mais il s’élève en diminuant juſqu’au ſommet. Il eſt entièrement ſans branches. Ses feuilles qui ſont grandes ſortent immédiatement du tronc, au bout d’une tige qui augmente en longueur à meſure que la feuille eſt plus éloignée de la cime de l’arbre. Elles commencent à ſortir à ſix ou ſept pieds de terre, & deviennent plus épaiſſes en montant vers le ſommet. Elles ſont très-larges & ſerrées contre le tronc, Le fruit croît entre elles avec d’autant plus d’abondance quelles ont plus d’épaiſſeur, de forte qu’à la cime il eſt en ſi grand nombre que l’un tient à l’autre ; mais ſa groſſeur alors ne ſurpaſſe pas celle des navets communs. Ce qu’on a dit d’abord ne regarde que le fruit d’en bas qui croît entre des feuilles moins épaiſſes.

  13. Hiſtoire gen. des Voyages, t. 7. p. 169.Le guſtard-Apples ou la couſtarde eſt une ſorte de pommes de la groſſeur d’une grenade, & preſque de la même couleur. Sa peauDampierre, Voy. autour du monde, t. 3. p. 25. tient le milieu pour la ſubſtance & l’épaiſſeur entre celle de la grenade, & celle de l‘orange de Seville, plus ſouple que celle-ci, plus caſſante que la première. Ce qui la rend fort remarquable, c’eſt quelle eſt environnée de petits nœuds, comme autant de clouds. La chair en eſt blanche, douce & agréable, & le goût en eſt ſi ſemblable à la couſtarde, ou flan à l’Angloiſe, que cela lui en a fait donner le nom. À la place de pépins, elle a quelques petits noyaux ou glandes. L’arbre qui la porte eſt de la grandeur d’un coignaſſier avec des branches fort minces, mais longues & en grand nombre. Le fruit croît à l’extrémité, & pend par ſon propre poids au bout d’une queue de neuf à dix pouces de long. Le plus grand arbre ne porte pas plus de 20 ou 30 pommes.