Traduction par M. Raulin.
Nourse (Partie 1p. 113-171).

LETTRE III.



L’Histoire de cette Iſle eſt un peu obſcure ; & je ſerai néceſſairement obligé de la fonder en partie ſur la tradition. On a bien à la vérité un grand nombre de recueils des événemens remarquables qu’on prétend y être arrivés ; mais la plupart ſont, ou confus ou fabuleux. Je tacherai de me garantir du premier de ces deux défauts, en plaçant chaque fait dans l’ordre naturel des tems ou il s’eſt paſſé, & j’éviterai le ſecond en conſultant les actes autentiques, ou les perſonnes qu’on peut ſuppoſer les mieux inſtruites des circonſtances particulieres des choſes.

Découverte.La Jamaïque doit ſa découverte à ce mortel qui le premier fendit les flots des mers de l’Amérique, & tira le nouveau monde de l’obſcurité ; à ce puiſſant génie né pour tenter les plus merveilleuſes avantures, en un mot, à Chriſtophe Colomb. Il la découvrit à ſon retour du continent de l’Amérique Méridionale, & la nomma l’iſle de Saint-Jacques ; mais elle perdit bientôt ce nom, & reçut celui de Jamaïque qu’elle a toujours conſervé depuis.

Conquête.À l’arrivée des Eſpagnols, les Indiens parurent en armes, réſolus de défendre courageuſement leur liberté contre ces uſurpateurs témeraires. Ils l’auroient fait certainement avec ſuccès, ſi ces ruſés brigands ne les euſſent abuſés par de ſpécieuſes apparences de paix, & engagé ce peuple, ſimple de ſon naturel, à ajouter foi à leurs proteſtations fauſſes & concertées. Mais ils ſentirent bientôt les funeſſes effets de leur confiance. Les Eſpagnols ne ſe virent pas plutôt en état d’exécuter leurs deſſeins ſanguinaires, qu’ils commencèrent un maſſacre effroyable, égorgèrent, & détruiſirent en peu d’années plus de 60 mille des habitans, & en laiſſerent à peine en vie quelques-uns, qui ſe cacherent dans les bois, & ſe ſauverent dans des cavernes & des lieux inacceſſibles, où leurs tyrans les pourſuivoient, les chaſſoient comme des bêtes ſauves, & les exterminerent à la fin tous. Avant ce maſſacre la Jamaïque étoit une des plus peuplées des Antilles. Mais par cette cruelle boucherie, tout, juſqu’au nom Indien même, fut extirpé, ſans qu’il reſtât perſonne pour conſerver la mémoire d’un peuple autrefois floriſſant.

Après s’être mis hors d’inquiétudes par le plus indigne de tous les moyens ; & voyant qu’ils n’avoient plus de champ pour exercer leurs cruautés, ils ſongerent à s’établir dans le poſte le plus avantageux. Dans cette vûe ils choiſirent un bon Metille.canton vers l’Oueſt de l’Iſle, & ils bâtirent Metille. Mais ſa ſituation étoit peu commode, & ils abandonnèrent bientôt pour s’établir dans la partie Seville.ſeptentrionale, où ils fondèrent Seville, qu’ils quittèrent bientôt encore pour aller bâtir Oriſtan de l’autre côté Oriſtan.des montagnes, & ſur le rivage oppoſé. Ainſi ils changèrent pluſieurs fois, toujours mécontens, juſqu’à ce qu’enfin ils ſe S. Jago de la Vega.fixèrent à S. Jago de la Vega, dont Chriſtophe Colomb fut fait Duc. L’agrément de ce lieu, & la fertilité du terrein des environs, engagea les Eſpagnols à y fixer leur réſidence. Ces Savanes aujourd’hui incultes & ſtériles, étoient alors les plus riches cantons de toute l’iſle, & fourniſſoient à tous leurs beſoins. Ils y ſemoient, & y recueilloient des proviſions de toute eſpéce, & même pluſieurs choſes pour la commodité & l’agrément de la vie, telles que du cacao, de l’indigo, &c. L’on voit encore à préſent des veſtiges de ces plantations ; mais quoiqu’ils fuſſent ſitués le plus favorablement du monde, & qu’ils euſſent en abondance tous les divers préſens de la Pareſſe des Eſpagnols.nature, ces avantages ne ſervirent qu’à augmenter leur pareſſe naturelle. Ils s’abandonnèrent à toutes ſortes de débauches, & négligèrent la culture & l’amélioration des terres. Pourvu qu’ils ſe viſſent quelques légères proviſions de tabac, de ſucre, & de chocolat, ils ſe croyoient parfaitement heureux, & ne paroiſſoient pas ſe ſoucier de tout le reſte. Leur commerce répondit à leur peu d’induſtrie. Peu de bâtimens abordoient chez eux, & ceux qui venoient y trafiquer, n’y trouvoient guéres leur compte. Tout ce qu’on y pouvoit charger étoit des cuirs, du poivre, & des noix de cacao, le tout même en petite quantité. Ainſi ces premiers habitans de la Jamaïque s’étoient rendus indignes du nom d’hommes par leurs cruautés, & inutiles à la ſociété humaine par leur indolence. Le maſſacre d’une multitude incroyable de pauvres créatures ſimples & ſans malice, qu’ils avoient impitoyablement egorgées, n’avoit eu d’autre prétexte que de ſe rendre uniques & paiſibles poſſeſſeurs d’une Iſle qu’ils ne voulurent pas prendre la peine de cultiver. En effet, peu de gens ſe ſoucierent de venir s’y établir, hors ceux qui ne pouvoient faire mieux, ou qui y étoient forcés par quelque événement ; car tous ceux qui étoient en état de faire quelque figure dans le monde, s’en alloient dans l’Iſle Eſpagnole, à Cuba, ou dans le continent, ſéjours infiniment préférables, puiſqu’ils y trouvoient Droits & impots exceſſiſs.en même tems l’aiſance de la vie, & les plus belles occaſions d’augmenter leur fortune. Pour la Jamaïque, les Ducs de la Vega étoient Gouverneurs & Propriétaires de l’Iſle, & y avoient établi des impôts ſi hauts qu’ils étoient tout à fait intolérables.

Tyrannie des Gouverneurs.C’eſt un fait certain, que les ſucceſſeurs de Chriſtophe Colomb ſe conduiſirent en véritables tyrans, qu’ils exigèrent & recueillirent avec la derniere des rigueurs les droits qu’ils avoient impoſés : mais affectant d’en accabler principalement les Portugais, nation à qui les Eſpagnols ont toujours porté une haine invincible, & qui dans ces premiers tems, compoſoient la plus grande partie de l’Iſle ; ils les dégoûterent d’une pareille habitation.

Ce fut par ce gouvernement dur & avide, que la Colonie parvint bientôt à ſon déclin. On ne cherchoit guéres à s’établir dans un lieu où l’on étoit ſûr d’être vexé ; & quiconque avoit des fonds, ſe tranſportoit dans les endroits où il étoit ſûr de jouir tranquillement des fruits de ſon induſtrie. Les Gouverneurs ſentoient bien que leur conduite tournoit au déſavantage de leur Souverain, & préjudicioit à leurs propres intérêts. Car quoique leurs mains raviſſantes, en ſuçant, pour ainſi dire, un petit nombre d’indolens, ne tiraſſent qu’un chetif revenu pour entretenir leur luxe, & fournir à leurs débauches ; ils prévoyoient bien que cette foible reſſource ne pouvoit même leur reſter longtems.

Outre le tempérament oiſif des habitans, qui leur faiſoit négliger de profiter des avantages de cette Iſle, un motif encore plus fort les engageoit à reſter dans leur fainéantiſe & leur pareſſe ; c’eſt qu’ils voyoient qu’à proportion qu’ils acquéroient des effets de quelque valeur, on les dépouilloit avec violence de la plus grande partie, & qu’ils n’avoient la jouiſſance que de ceux que leurs injuſtes Gouverneurs vouloient bien ne leur pas ravir.

Les choſes reſterent dans cette triſte ſituation, juſqu’à ce que le Gouverneur défendît ſous les amandes les plus ſéveres, de ſe ſouſtraire de ſon Gouvernement pour en aller chercher un plus doux. Cette nouvelle tyrannie occaſionna les repréſentations des habitans à S. M. C. Philippes II, & des plaintes ſur les véxations qu’ils ſouffroient. Mais ce politique & ambitieux Monarque avoit alors des vues plus importantes : il étoit occupé de ces vaſtes préparatifs, dont toute l’Europe étoit allarmée, & qui ne regardoient que l’Angleterre : ainſi il n’eut pas le loiſir de faire attention aux plaintes d’une petite Colonie comme celle-ci. Cela augmenta les mécontentemens qui n’étoient déja que trop grands. Les habitans & leur Gouverneur vécurent dans une mutuelle défiance. Il ne ceſſa pas de les tyranniſer ; & eux ne ceſſerent point de murmurer contre lui, & de le charger de malédictions, tandis qu’ils imploroient en vain la juſtice du Prince. Par-là, l’Iſle devint une conquête aiſée au premier ſurvenant. Car c’eſt un des inconvéniens de la tyrannie, qu’on ne ſe ſoumet à ſon joug que par la crainte, & jamais par l’amour. Des eſclaves peuvent bien combattre, faire des conquêtes ; mais on n’imaginera jamais qu’ils prennent les armes avec cette ardeur génereuſe que de bons ſujets employent à la défenſe de leur liberté & de leurs loix.1596. Premiere deſcente des Anglois. C’eſt ce qui ne parut que trop évidemment ici, quand Antoine S’hirly, en 1596, oſa faire une deſcente à la Jamaïque. Il y rencontra ſi peu de réſiſtance, qu’il pilla & ſaccagea toute l’Iſle, ſans preſque eſ-ſuyer le moindre danger : il brûla S. Jago, & fut maître de tout le pays, tant qu’il voulut y reſter. Les infortunés habitans n’auroient pas été fort à plaindre qu’il y fût reſté toujours : au contraire, ils ſe ſeroient eſtimés heureux de changer de maître, & de paſſer ſous les loix de quelque Prince que ce fût, qui les laiſſat vivre dans l’abondance & dans la liberté. Le Capitaine Antoine penchoit à s’y arrêter : la conquête de la Jamaïque n’eût pas été datée des jours d’un uſurpateur, mais du régne d’une Princeſſe dont l’heureux gouvernement rendoit l’obéiſſance ſi douce à ſes ſujets, & dont le nom étoit la terreur de l’Eſpagne. Ce Capitaine avoit d’autres deſſeins ; & obligé d’agir conformément à ſes ordres, il quitta l’Iſle, & retourna croiſer ſur les côtes du continent des Indes Occidentales.

Quand les Anglois furent retirés, les Eſpagnols commencèrent à ſortir des cavernes où ils s’étoient refugiés, & retournèrent à leurs anciennes habitations qu’ils ſe mirent à réparer. Ce triſte événement leur faiſant ſentir les mauvais effets d’une défiance mutuelle, ils ſe rapprochèrent les uns des autres. Le Gouverneur relâcha un peu de ſa première ſéverité, & le peuple parut plus tranquille & plus content. Pluſieurs furent admis dans la direction des affaires, comme membres de ſon Conſeil, au moins de nom ; ce qui flatta la vanité des Eſpagnols, & leur fit croire qu’avec le titre de Dom, ils avoient reçu une autorité réelle, & qu’ils participoient en effet au gouvernement.

Cette correſpondance apparente dura ſans altération juſqu’en l’année 1635, que le 1635. Seconde deſcente des Anglois.Colonel Jackſon, avec une petite flotte, partit des des Iſles de Leeward dans le deſſein d’exécuter une entrepriſe ſur celle-ci : il avoit peu de monde avec lui, mais tous gens braves, déterminés, & réſolus de mépriſer tout danger, pour gagner un riche butin. Il prit donc terre avec 500 hommes ſeulement ; &, avec cette poignée de gens, il attaqua 2000 Eſpagnols dans le Fort du Paſſage. Ceux-ci les reçurent aſſez courageuſement, & ſoutinrent quelque tems la vivacité de l’attaque avec beaucoup de réſolution ; mais nos braves Anglois combattirent avec une telle furie, qu’à la fin leurs ennemis plièrent, & prirent enſuite la fuite. Après cet avantage, les nôtres ne perdent pas un moment à Priſe de S. Jago.pourſuivre leur victoire ; ils marchent à S. Jago, quoiqu’à ſix milles delà, donnent l’aſſaut à la Place avec une intrépidité peu commune, & malgré la réſiſtance qu’ils y trouvent, y entrent bientôt l’épée à la main ; &, par un pillage général, en enlèvent tous les plus riches effets. Le butin fut partagé entre les ſoldats ; & les Eſpagnols s’eſtimerent heureux de racheter leur ville des flammes moyennant une ſomme dont on convint : elle fut payée ſur le champ, & notre brave Colonel ſe retira tranquillement ſur ſes vaiſſeaux, ſans avoir perdu dans cette expédition plus de quarante hommes.

Mais ces viſites paſſageres des Anglois n’étoient que les préſages, & les avantcoureurs d’une autre plus ſolemnelle, puiſque peu d’années Troiſiéme deſcente des Anglois, & conquête de l’Iſle.après, l’Iſle tomba toute entière dans nos mains. Le ruſé Cardinal Mazarin Voyez vie de Cromwell, trad. de l’Angl. t. 2. p. 131. engagea Cromwell à unir ſes armes à celles de la France contre les Eſpagnols ; & ſa politique lui fit imaginer de les aller attaquer dans les Indes Occidentales. L’uſurpateur étoit trop pénétrant pour ne pas ſentir que, quelques fuſſent les vûes de Mazarin, ce projet étoit non ſeulement bon en lui-même, mais encore d’un ſuccès facile & avantageux à la nation. Ainſi il équipa une belle flotte dans le deſſein de faire la conquête de l’Iſle Eſpagnole. Deux mille vieux ſoldats, reſte des Royaliſtes, & autant de l’armée de Cromwell, ſans compter un nombre infini de volontaires ſervans à leurs frais, s’y embarquèrent, tous également animés par l’eſpérance de s’enrichir des dépouilles de leurs ennemis. Le Colonel Venable, & l’Amiral Penn devoient conjointement commander la flotte & l’armée, avec ordre de toucher aux Iſles Barbades, & du Lezard, pour y prendre encore du renfort, perſuadé que l’on étoit, qu’il n’y auroit point de Colonie qui ne voulût contribuer à une entrepriſe qui devoir ſi fort tourner au profit de toutes. Le Protecteur ne ſe trompa point dans cette idée : plus de 1300 hommes des Iſles du Lezard ſe joignirent à la flotte ; & la Colonie des Barbades leur fournit toutes les proviſions dont ils avoient beſoin.

L’appas étoit ſi ſéduiſant que nos vaiſſeaux furent ſuivis de nombre de gens de ces Iſles, qui croyoient courir moiſſonner des tréſors certains. En effet, jamais une ſi belle armée n’avoit vogué ſur les mers de l’Amérique ; le ſuccès de l’armement paroiſſoit aſſuré, & rien ne pouvoit le traverſer, que la mauvaiſe conduite des Chefs, puiſqu’ils avoient ſous leurs ordres un corps conſidérable, bien diſcipliné, pourvû de tout, & commandé par des Officiers de réputation, qui avoient fait connoître avec diſtinction leur courage & leur conduite dans la guerre civile, tels que les Colonels Doyly, Haygnes, Buthler, Raymund, & grand nombre d’autres, propres, ſans contredit, à commander dans une armée, eût-il été queſtion de combattre pour l’Empire du monde.

1655. Les Anglois fontLe 13 d’Avril 1695, la flotte jetta l’ancre près de l’iſle Eſune deſcente dans l’Iſle Eſpagnole.pagnole, & à la vûe de la ville Saint-Domingue. On tint conſeil de guerre ; & ſuivant ce qui y fut réſolu, on débarqua 7000 fantaſſins, & une troupe de cavalerie, avec des vivres pour trois jours. Mais les Eſpagnols, avertis de notre deſſein, nous attendoient en bonne poſture. Auſſi, Ils ſont repouſſés avec perte.après une action vive & fort courte, Venable fut obligé de ſe retirer : nos troupes furent honteuſement défaites, rompues, & taillées en pièces. Une partie regagna ſes vaiſſeaux ; mais le brave Colonel Haynes, & nombre de ſoldats, reſterent ſur le champ de bataille.

Quelle qu’ait été la cauſe de ce mauvais ſuccès, il fit perdre aux Commandans l’eſpérance de réuſſir dans une ſeconde tentative. Ils virent que les Eſpagnols étoient trop bien fortifiés, & de tout côté trop bien en état de les repouſſer : ainſi ils Ils voguent à la Jamaïque.prirent ſans différer le parti de faire une deſcente à la Jamaïque, ou ils arrivèrent le 3 de Mai. Nos Débarquent, & marchent droit à S. Jago.Généraux débarquerent leur monde, & marchèrent droit à S. Jago capitale de l’Iſle, réſolus d’inſulter la place.

Pour prévenir une avanture pareille à celle de Saint-Domingue, on publia un ordre à nos gens de tirer ſur ceux de leurs camarades qu’ils verroient fuir. Cette précaution étoit néceſſaire ; car le ſoldat étoit découragé & abbatu par notre récente défaite. D’un autre côté, on ne peut avec fondement s’imaginer, que ſi les Chefs avoient crû pouvoir ſe diſculper de quelqu’autre façon auprès de Cromwell, du peu de ſuccès de leur expédition, ils n’auroient pas hazardé une tentative ſur la Jamaïque : mais dans l’état où étoit alors cette Iſle, aucune autre ne promettoit une conquête plus aiſée. Les Eſpagnols n’avoient pas le moindre avis de notre deſſein, ni même de notre derniere défaite : ils n’étoient pas aſſez en force pour réſiſter à un corps de 1000 hommes, comme nous avions encore ; enfin tout ſembloit concourir à l’événement qui arriva.

Les Anglois marchoient fièrement à S. Jago, réſolus de l’emporter d’aſſaut ; mais le Gouverneur adroit & ruſé, connoiſſant ſa foibleſſe & nos forces, qui ne lui permettoient pas de ſe flatter de pouvoir ſe défendre, eut l’adreſſe de demander à entrer en capitulaFineſſe des Eſpagnols, qui ſe retirent dans des lieux inacceſſibles avec tous leurs effets.tion : on lui accorda ſa demande ; moyennant quoi, gagnant du tems à convenir des conditions du Traité, les Eſpagnols eurent celui de transporter leurs tréſors, & leurs meilleurs effets dans les bois, & dans des lieux ſûrs. Pour mieux nous amuſer, ils nous fourniſſoient des provisions fraîches, & tout ce dont nous avions beſoin : ils firent même pluſieurs préſens à Madame Venable, qui avoit ſuivi ſon époux dans cette expédition : procédé qui fit un ſi bon effet ſur ce Général trop paſſionné pour ſa femme, qu’il ne ſe douta de la fourbe que lui jouoient les Eſpagnols, que lorſqu’il ne fut plus tems. Car après qu’ils eurent enlevé ce qu’ils avoient de plus précieux, & qu’ils l’eurent ſauvé dans des lieux où nous n’aurions pû les trouver ; ils ſe retirerent dans les montagnes, nous abandonnant une ville déſerte, où nous ne trouvâmes que de belles maiſons ſans meubles, & ſans habitans. Cet événement fut un terrible ſujet de décompte pour une armée qui s’attendoit à s’enrichir par le pillage, & qui avoit déjà été fruſtrée une fois de ſes eſpérances ſur ce point. Cette tromperie nous piqua au dernier point, & nous réſolûmes d’en tirer vengeance. Pluſieurs partis furent détachés pour aller à la découverte : mais ils eurent beau faire, leurs recherches furent infructueuſes. Ils ne connoiſſoient point le pays, ni ſes paſſages ; & ſans déterrer la retraite des ennemis, ils s’en revinrent fatigués & découragés : enſorte que ſi les Eſpagnols ne fe fuſſent pas trahis eux-mêmes, ils auroient pû attendre en ſureté que les Colonies voisines vinſſent les ſecourir, & nous chaſſer. Le fils d’un de ceux qui firent la conquête, & qui en avoit appris le détail de ſon pere, mort depuis aſſez peu d’années, m’a aſſuré que nos troupes commençoient à ſe trouver réduites à de facheuſes extrémités. Elles voyoient bien qu’il n’étoit plus queſtion pour elles de ces tréſors dont elles s’étoient flattées : leur courage étoit abbatu, & il ne leur reſtoit plus aucun eſpoir dont elles puſſent ſe ſoutenir. Leur nombre diminuoit tous les jours, & la diette forcée qu’elles obſervoient, ne s’accommodoit pas avec le goût & le tempérament Anglois. Dans ces circonſtances critiques, on délibéra d’abandonner un poſte où il y avoit ſi peu à gagner, & tant de péril à eſſuyer. On penſoit que les Eſpagnols raſſemblant ſans doute des forces conſidérables dans tous leurs autres établiſſemens voiſins de cette Iſle, les y tranſporteroient inceſſamment, & nous en chaſſeroient avec autant de facilité que de devant S. Domingue, d’autant plus même que nous étions alors bien moins en état de réſiſter à leurs attaques, que nous ne l’avions été à S. Domingue. On ne pouvoit ſe perſuader que le Gouverneur enorgueilli de la réuſſite de ſon premier deſſein, pût être aſſez lâche pour ſouffrir que l’on détruisît ainſi une Colonie de ſes compatriotes, ni pour nous laiſſer tranquilles poſſeſſeurs d’une Iſle qui avoit reconnu le Roi Catholique pour ſon Souverain. Enfin, on ſentoit bien l’impoſſibilité de défendre ce poſte avec un corps affoibli, découragé, & accablé de malades. D’un autre côté, on ne voyoit pas comment excuſer notre conduite en Angleterre auprès du Protecteur. Nous ne pouvions nous déguiſer à nous-mêmes que nous avions fait les fautes les plus groſſieres. Qu’attendre après cela de l’humeur ſévere de Cromwell ? Si donc nous oſions nous flatter de revoir jamais notre patrie, il ſalloit de toute néceſſité eſſayer par quelque voye que ce fût, d’effacer la tache que nous avoient imprimées nos premières fauſſes démarches.

Tandis que les eſprits étoient dans cette agitation, & ſur le point de ſe mutiner ; les imprudens Eſpagnols ſe trahirent eux-mêmes. Ils envoyerent un parti à la découverte ; ce parti tomba ſur une petite troupe des nôtres, & l’attaqua ; mais nous les battîmes & les ſuivîmes dans leur retraite. Cette heureuſe avanture ranima toutes nos eſpérances, & releva notre courage. Elle nous remit devant les yeux l’appas ſéduiſant du butin & nous ſembla préſenter de nouveau, pour dédommagement de toutes nos fatigues, les richeſſes des Eſpagnols, que nous croyions déjà partager.

Les Généraux ſeconderent cette bonne diſpoſition du ſoldat ; & regardant cet événement favorable comme un coup ſignalé de la Providence, ils ſe diſpoſerent à en profiter, & à ſuivre le chemin qu’il ſembloit leur indiquer, de ſurmonter heureuſement toutes les difficultés qu’ils avoient rencontrées juſques-là. Nous marchâmes donc gaiement vers les retraites de l’ennemi, qui ne nous reçut pas moins courageuſement. Il ſe donna plusieurs petits combats, mais preſque tous à notre déſavantage ; parce que les Eſpagnols, qui connoiſſoient tous les paſſages, ſe retiroient inſenſiblement de forts en forts, d’où ils faiſoient feu ſur nos gens ſans aucun riſque ; & avant que nous pûſſions grimper juſqu’à eux, ils avoient le tems d’aller ſe cacher de nouveau dans quelqu’autre retraite auſſi ſure que celle d’où nous venions de les débuſquer.

Cela nous fit appréhender d’être longtems dans cette conquête, ſi même elle ne devenoit pas impraticable. Mais étant une fois tombés ſur quelques effets appartenans aux ennemis, le ſoldat reprit ſa gaieté & ſon ardeur. Le hazard en même tems nous procura des vivres par la découverte que nous fîmes des ſavanes où les Eſpagnols avoient conduit leurs beſtiaux. Dans l’extrémité où nous étions prêts d’être réduits, c’étoit le plus grand ſoulagement que nous puſſions deſirer. Nous pûmes, moyennant ces proviſions, nous regaler tant que nous voulûmes, & eûmes bientôt oublié toutes nos précédentes peines.

Trahiſon d’un eſclave, qui fait périr pluſieurs Anglois.Mais tandis que nous faiſions ainſi bonne chere, nous apprîmes la triſte nouvelle que plusieurs centaines de nos gens avoient été attaqués par les Eſpagnols, à la faveur de la nuit, & entièrement taillés en pièces. Il y eut apparence que cet échec fut l’effet de la trahiſon d’un eſclave des ennemis, qui s’étoit venu rendre à nous, & nous ſervoit de guide. Notre Commandant peu ſoupçonneux le reçut comme quelqu’un à qui l’on pouvoit ſe fier. Il le careſſa & lui promit d’amples recompenſes. En effet, pendant un tems nous n’eûmes pas ſujet de douter de ſa fidélité ; car connoiſſant fort bien les retraites des ennemis, il ſe gliſſoit parmi eux pendant la nuit, épioit & pénétroit leurs deſſeins, & ne manquoit pas de nous les découvrir. Mais, ſoit que ce fut une amorce qu’il nous préſentât pour gagner notre confiance, afin de pouvoir plus aiſément venir à bout de la perfidie qu’il méditoit, ou ſoit que déjà dégoûté de ſes nouveaux maîtres, il ſentît un deſir de retourner chez ceux qu’il avoit quittés, & qu’il voulut obtenir ſon pardon par quelque ſervice eſſentiel ; le traître conduiſit nos gens dans un vallon dominé de tous côtés par des collines eſcarpées. Il ſçavoit qu’un gros corps d’Eſpagnols à qui il avoit trouvé moyen de communiquer ſon projet, nous y attendoit, & s’étoit aſſuré de toutes les avenues : de maniere qu’il étoit preſqu’entiérement impoſſible que nous puſſions nous empêcher d’y périr tous. Guidés par ce miſérable, nous marchâmes ſans ſoupçonner aucun danger ; & trouvant ce lieu convenable pour nous y arrêter, nous réſolûmes d’y reſter juſqu’au lendemain matin. Déja ayant mis bas nos armes, nous commencions, les uns à ſe rejouir, les autres à ſe livrer au ſommeil pour réparer la fatigue de la marche pénible que nous avions faite la veille, ſans nous défier de notre guide ; lorſque tout d’un coup nous fûmes tirés de cette ſécurité par de grands cris ſuivis de décharges de mouſqueterie. Un nombre ſupérieur d’ennemis nous tombe ſur le corps : dans la conſternation où nous met cette attaque imprévue, à peine avons-nous le tems de nous jetter ſur nos armes : nous ſommes tous maſſacrés & taillés en pièces : on ne donne aucun quartier ; tout eſt paſſé au fil de l’épée ; & rien n’échappe de ce carnage horrible, qu’une poignée de gens plus réſolus que le reſte, qui se précipitant au milieu des ennemis, percent courageuſement au travers de cette multitude qui les environne. Du nombre de ces braves gens étoit le pere de celui de qui je tiens tous ces détails. Dans la fuite, & lorſque les Eſpagnols eurent abandonné l’iſle, le miſérable qui avoit mené cette troupe infortunée à la boucherie, étant tombé entre nos mains, il fut traité comme le méritoit ſa perfidie.

Cette funeſte aventure nous abbatit de nouveau le courage, & nous fit voir la néceſſité d’être plus ſur nos gardes : auſſi nous portâmes dans la ſuite la vigilance bien loin. Au bout de quelques mois, nos ennemis venant à ſe laſſer de leurs demeures ſauvages, & des fatigues qu’ils étoient contraints d’eſſuyer ; comparant d’ailleurs la différence qu’il y avoit entre jouir des commodités & de l’abondance d’une ville, avec le ſoin pénible de ſe tenir cachés dans les montagnes & les précipices ; entre les douceurs de la paix & les travaux de la guerre, ils ſongerent tout de bon à abandonner leur iſle.

Ils voyoient la plupart de leurs etabliſſemens détruits, eux-mêmes abandonnés à Les Eſpagnols quittent l’iſle.leur ſeul déſeſpoir, & ſans eſpérance de ſecours. C’eſt pourquoi, d’un commun conſentement, ils réſolutent de s’embarquer dans de grands canots, & de paſſer à Cuba, diſtante Mulâtres & Nègres laiſſés.d’environ dix-huit lieues. Ils exécuterent auſſitôt ce projet, & ne laiſſerent dans l’iſle qu’un petit nombre de Mulâtres & de Négres, tous gens dont ils étoient ſûrs, & à qui ils donnèrent ordre de nous haraſſer par de fréquentes attaques, & d’empêcher par-là que nous ne puſſions penſer à nous y établir.

Pour les animer à bien faire, ils leur promirent de revenir bientôt avec des forces ſuffiſantes pour nous chaſſer. Cette promeſſe conſerva effectivement pendant quelque tems ces malheureux dans leur devoir ; mais enſuite elle tourna au déſavantage des Eſpagnols eux-mêmes : car lorſque ceux-ci revinrent dans leur iſle avec des forces inſuffiſantes, & l’air de gens abandonnés de tout le monde & ſans reſſource, ces Mulâtres & ces Nègres furent les premiers à embraſſer notre parti.

Pendant cet intervalle qui fut court, il ne ſe paſſa rien de remarquable : on reſta tranquille de part & d’autre. Cependant la retraite des habitans avoit beaucoup déplu au Viceroi du Mexique ; & quoique juſques-là il eût toujours témoigné peu d’empreſſement à les ſecourir, leur état préſent l’engagea à leur promettre de les ſoutenir avec des forces considérables. Leurrés par cette eſpérance, ils revinrent dans l’iſle, & ſe diſperſerent vers le Nord & le Nord-Eſt, où ils attendoient l’arrivée de ce ſecours prétendu. Mais après s’en être longtems flattés, il leur arriva ſeulement cinq cens hommes de renfort, qui voyant la ſituation déſeſperée de l’iſle, & combien il paroiſſoit impoſſible de nous en déloger, refuſerent de nous attaquer & ſe retirerent dans S. Chereras, où ils ſe retrancherent, en attendant l’occaſion favorable d’abandonner l’iſle, qu’ils ſentoient bien être perdue pour eux ſans reſſource : car pendant ce même tems-là les Anglois ſe voyant ſans ennemis qui les inquiétaſſent, s’étoient étendus & établis au Sud & au Sud-Eſt. Un régiment avoit été détaché à Port-Morant pour y demeurer, & d’autres Doyley nommé Gouverneur.diſperſés dans l’intérieur de l’iſle. Le Colonel Doyley avoit été nommé Gouverneur avec deux ou trois mille hommes de troupes de terre, ſans en compter environ 20 mille ſous les ordres du Vice-Amiral Goodſon ; & tous deux avoient ſi bien diſpoſé toutes choſes, qu’à la moindre attaque nos nouveaux habitans étoient ſûrs d’être à l’inſtant ſecourus par nos gens de guerre.

Penn & Venables emprisonnés en Angleterre.Cependant Penn & Venables étant retournés en Angleterre vers la mi-Septembre, y furent d’abord arrêtés & mis en priſon, en punition de leur mauvaiſe conduite, qui avoit imprimé une telle tache ſur le nom Anglois, qu’elle auroit été ineffaçable ſi nous n’en avions pas été un peu dédommagés par la conquête de la Jamaïque, qui fut pourtant bien plutôt un préſent du hazard, que la ſuite d’une entrepriſe bien concertée.

Sedgwick Gouverneur en la place de Doyley.Cromwell ſentit bientôt l’avantage que la nation retireroit de cette conquête, qui en effet, comme nous le dirons plus bas, ne manqua pas de déconcerter beaucoup les Eſpagnols. Ainſi il équipa, ſans perdre de tems, une nouvelle eſcadre ; & deſtituant de ſes emplois le Colonel Doyley, parce qu’il étoit Royaliſte, il envoya en ſa place le Major Sedgwick, qu’il nomma Gouverneur de l’iſle.

Mais avant ſon arrivée, le Colonel Doyley, qui continuoit d’agir avec une bravoure & une habileté peu commune, ayant découvert les retraites & les retranchemens des ennemis, marcha pour les y aller attaquer à la tête d’un gros corps. Ceux-ci de leur côté avoient reçu des ſecours conſidérables. Ils avoient conſtruit pluſieurs Forts dont on voit encore les veſtiges ſur les bords du Rio-Nuevo, dans le quartier de Sainte-Marie : ils avoient bon nombre d’armes & de munitions, & commençoient à ſe flatter de réparer leurs pertes & de rentrer dans la poſſeſſion de ce qui leur venoit d’être enlevé Espagnols défaits.par la ſupériorité des Anglois : mais en vain étoient-ils deux fois plus de monde que nous, en vain avoient-ils devant eux de bons retranchemens, nous les attaquâmes ſi vivement qu’ils furent forcés par tout, & totalement défaits en peu de jours. La bravoure des Anglois fut remarquable dans cette occaſion. Ils effacerent les taches que leur honneur avoit reçûes ; & tout bons ſoldats qu’ils étoient naturellement, on peut dire qu’ils ſe ſurpaſſerent eux-mêmes, & ſe montrerent dignes de ſervir ſous Eſclaves fugitifs ſervent bien les Anglois.Cromwell. Les eſclaves fugitifs des Eſpagnols nous rendoient grand ſervice : ils ne s’épargnerent en aucune façon : pluſieurs même d’entre eux firent merveille en combattant contre leurs anciens maîtres, de qui ils ne pouvoient plus attendre qu’une mort prompte & cruelle, ſi jamais ils venoient à retomber entre leurs mains.

Hiſtoire tragique d’un eſclave.Doyley leur donna à tous la liberté, & des récompenſes à quelques-uns, à un ſurtout dont l’ardeur s’étoit le plus fait remarquer, & qui de ſa main avoit tué pluſieurs ennemis. Il y a apparence que celui-ci avoit appartenu à un des principaux d’entre les Eſpagnols : il aimoit éperdument une jeune Négreſſe, & il en avoit eu pluſieurs enfans. Rien n’égaloit leur bonheur, ſi le bonheur ſe peut trouver dans l’eſclavage, lorſque celui à qui il appartenoit, arracha cruellement d’entre ſes bras cette tendre épouſe, & la força de condeſcendre à ſes infâmes deſirs.

Le mari s’adreſſa à tous les Tribunaux pour obtenir juſtice ; mais l’ardeur de ſes pourſuites ne ſervit qu’à lui attirer un châtiment cruel : il l’eſſuya avec la réſolution de s’en venger tôt ou tard : & notre deſcente dans l’iſle lui en fourniſſant une occaſion favorable, il trouva moyen de donner un rendez-vous à ſa malheureuſe épouſe. Dans leur entrevue qu’il lui avoit indiquée dans un lieu écarté, il lui fit part de ſes projets de vengeance, lui jura que l’amour ſincere qu’il avoit pour elle lui feroit toujours regretter de l’avoir perdue ; que leur bonheur étoit fini pour jamais, parce que quelqu’innocente qu’elle fût de l’affront qu’elle avoit reçu, la tache ne pouvoit en être effacée, & ſa première vertu lui être rendue ; mais que ne pouvant recevoir dans ſes bras une femme deshonorée, il ne conſentiroit pas non plus à la voir vivre dans ceux d’un autre. Alors il l’embraſſa tendrement & lui plongea un poignard dans le cœur : c’eſt ainſi, lui dit-il, que ton époux uſe de ſon pouvoir ſur toi ; après quoi il ne ceſſa de la tenir dans ſes bras juſqu’à ce qu’elle eût rendu le dernier ſoupir. Il s’enfuit auſſitôt & ſe réfugia dans notre camp. Il nous ſervit parfaitement dans tous les petits combats qui ſe donnerent, ſurtout dans le dernier de tous, où la vûe de ſon barbare maître redoublant ſa rage & ſon deſir de vengeance, il ſe jetta comme un furieux dans la mêlée pour le joindre, & le fit bientôt tomber à ſes pieds. Il ſacrifia encore d’autres Eſpagnols à ſa fureur, & combattit ſi courageuſement, que le Colonel Doyley remarqua ſa bravoure. Ainſi ſans examiner quels en étoient les motifs, il l’afranchit, lui fit des gratifications, & lui donna en propriété un terrain où il vécut paiſiblement depuis, mais dans une triſteſſe & une mélancolie qu’il ne put jamais ſurmonter. Il mourut en 1708, dans un âge fort avancé. Un de ſes fils nous a bien ſervi en 1695, contre les François, & pluſieurs autres fois contre les Nègres rebelles.

Notre brave Colonel, après avoir forcé les retranchemens, les détruiſit & les renverſa de maniere qu’ils n’auroient pû être aiſément rélevés ; & après avoir pourſuivi & harcelé les ennemis quelques jours, il revint couvert de gloire avec beaucoup de priſonniers, & chargé d’un butin fort conſidérable. Pendant cette expédition un autre gros corps d’Eſpagnols retranché à Point-Pedro, fut auſſi défait & presque tout taillé en pièce.

Seconde retraite des Eſpagnols.Ces ſuccès répétés les découragerent entièrement, & plutôt que d’être toujours réduits à errer dans les bois, expoſés à notre pourſuite, & à une miſere & une diſette affreuſe, ils prirent enfin une ſérieuſe réſolution d’abandonner pour toujours une Les Anglois maître de l’iſle.iſle qu’ils voyoient bien qu’il leur étoit impoſſible de recouvrer. Nous n’eumes garde de les traverſer dans ce deſſein. Nous les laiſſâmes tranquillement s’embarquer avec leurs femmes, leurs enfans, & le peu qui leur reſtoit de leurs tréſors, moyennant quoi nous reſtâmes maîtres de la Jamaïque.

C’eſt ainſi que le courage & la bonne conduite de cet Officier nous en aſſura en peu de tems l’entiere poſſeſſion, & obligea les Eſpagnols premiers poſſeſſeurs de cette iſle, à l’abandonner en fugitifs.

Les Négres réſiſtent encore. Mais quoique nous euſſions réuſſi dans la principale partie de notre projet, il nous reſtoit encore de grands obſtacles à ſurmonter. Ceux des Nègres qui avoient conſervé leur fidélité à leurs anciens maîtres, ſe voyant par leur fuite en liberté, & craignant que nous ne puniſſions cruellement les pertes qu’ils nous avoient fait ſouffrir dans cette petite guerre, réſolurent de ſe maintenir dans l’iſle. Ils tuerent celui que les Eſpagnols avoient mis à leur tête, choiſirent entre eux un chef pour les commander ; & après être convenus entre eux de quelques réglemens néceſſaires pour les contenir tous dans l’union, ils penſerent à s’aſſurer leur ſubſiſtance. Ils planterent dans les cantons les moins à portée de nous, du mahis, du cacao, d’autres plantes utiles à la vie : d’ailleurs la plupart marchant en corps, vivoient de la chaſſe & des vivres qu’ils nous déroboient. C’eſt ce qui fut cauſe de leur perte : car Doyley toujours actif, donna ordre de les pourſuivre. On joignit pluſieurs de leurs Battus en detail.partis écartés du gros, qui furent la plupart taillés en pièces : de ce nombre ſe trouva le Chef de ceux qui s’étoient oppoſés à ce qu’ils ſe ſoumiſſent à nous. Le reſte frappé de crainte, & découragé commença à déſeſpérer de ſe pouvoir plus La plupart ſe ſoumettent.longtems ſoutenir. C’eſt pourquoi ils envoyèrent humblement offrir au Colonel Doyley de ſe ſoumettre, pourvu qu’on leur pardonnât le paſſé. Celui-ci ſe fit prier un peu, afin de leur faire valoir la grâce qu’on leur accordoit, & enfin accepta les conditions qu’ils propoſoient. Leurs Députés s’en retournerent fort contens, & rendirent compte à leurs compagnons du ſuccès de leur négociation. Auſſitôt leur Capitaine & pluſieurs centaines d’entre eux vinrent apporter leurs armes & furent bien reçus par le Colonel.

Quoique le plus grand nombre des Négres ſe fût ſournis, pluſieurs autres Le reste pourſuivi par ceux qui s’étoient ſoumis.s’obſtinerent à ſe défendre. L’on vint cependant à bout de preſque tous, en employant les eſclaves à leur courir ſus. La promeſſe d’une récompenſe leur fit entreprendre cette beſogne de bon cœur. Ils connoiſſoient les retraites de leurs compagnons, & il étoit rare qu’ils revinrent ſans avoir remporté ſur ces obſtinés quelqu’avantage conſidérable.

Ce fut ainſi qu’ils s’attacherent à nous aſſurer de leur fidélité ; & c’étoit en effet la meilleure voye qu’ils puſſent prendre pour cela, & la plus avantageuſe pour nous : car à la fin nous étions bien las de pourſuivre une poignée de voleurs qui connoiſſoient parfaitement les détours dans les bois & les lieux propres à ſe retirer, & que nous ne joignions point ſans riſque. Dans un climat auſſi brulant, la fatigue continuelle de grimper, chargés de nos armes, du fond des précipices juſqu’aux lieux eſcarpés, où ils ſe réfugioient, étoit au-deſſus des forces de gens nés en Europe. Ces eſclaves ne pouvoient donc nous mieux ſervir ; & ils s’y portoient de ſi bonne volonté, que le nombre de ceux qu’ils avoient en tête diminuoit tous les jours. Quelques-uns de ceux-ci trouverent le moyen de paſſer à Cuba & le peu qui s’obſtina à ſe défendre, ne fut plus bientôt pour nous un ſujet d’inquiétude. C’eût été cependant un bonheur pour les Anglois de ces tems-là, & pour leur poſtérité, ſi on étoit venu à bout de les exterminer Il eût fallu les détruire entierement.tout à fait. Car quoiqu’alors leur nombre fût peu conſidérable, il étoit cependant tout naturel de prévoir que tant qu’il leur reſteroit quelque lieu ſûr où ils puſſent ſe maintenir & ſe défendre, ce nombre augmenteroit toujours inſenſiblement, & qu’il deviendroit dans la ſuite l’aſyle de tous les eſclaves que le moindre mécontentement, ou la crainte des châtimens engageroit à s’enfuir de chez leurs maîtres. C’eſt ce qui n’a pas manqué d’arriver. Inconvenient de ne l’avoir pas fait.Ils ſont devenus ſi redoutables par progreſſion de tems, qu’ils ont quelquefois fait trembler toute l’iſle, & nous ont obligés d’employer toutes nos forces contre eux. Les eſclaves fugitifs ſont aſſurés d’être bien reçus parmi les mécontens ; & aujourd’hui on fait monter le nombre de ces rebelles à pluſieurs milliers. À la vérité on a rendu contre eux les Édits les plus ſéveres : on a promis les plus grandes récompenſes à quiconque en pourroit tuer. On a même envoyé contre eux des détachemens de troupes choiſies ; mais tout cela ſans ſuccès : ceux qui les ont attaqués ſont toujours revenus après avoir eſſuyé plus de perte qu’ils n’en avoient cauſée.

Ces mutins occaſionnent de grandes dépenſes à cauſe des forts & des retranchemens qu’ils nous forcent à bâtir pour nous garantir de leurs incurſions, & à cauſe des troupes que nous ſommes obligés d’entretenir toujours pour les pourſuivre. Depuis qu’ils ont commencé à ſe rendre redoutables, il en a coûté bien des millions, & il en coûtera encore bien d’autres avant de parvenir à les réduire, ſi on ne s’y prend d’une autre façon.

C’étoit l’avis de Doyley.J’ai oüi dire que l’avis du Colonel Doyley avoir été de les détruire entièrement ; qu’il s’étoit ſervi, pour le ſoutenir, des raiſons les plus fortes, & qu’il avoit en quelque façon prédit les ſuites fâcheuſes de la faute qu’on alloit faire : mais Mais il fut contredit par des factieux.les Colonels Raymund, & Tyſon qui commençoient dès-lors à faire voir un génie diſpoſé à flatter le peuple, & tourné aux factions, s’étant déclarés d’un ſentiment contraire, Doyley tout éclairé & tout ferme qu’il étoit, n’oſa s’oppoſer à l’opinion de gens qui étoient entiérement maîtres de l’eſprit de la ſoldateſque. Ils diſoient que le ſoldat etoit las d’une guerre pénible, & charmé de pouvoir enfin jouir de quelque repos : & qu’il s’imaginoit que l’avis de Doyley venoit d’une mauvaiſe volonté de ſa part, & d’un deſſein formé de le tenir toujours en mouvement, & de le fruſtrer du fruit de ſes travaux, qu’il avoit cependant acheté par tant de combats. Doyley n’oſa aller contre ces raiſonnemens populaires : ainſi il ſe contenta de leur faire ſentir ſur quoi il fondoit ſa façon de penſer, les conſéquences d’une conduite qui y ſeroit contraire, & l’inquiétude où nous ſerions toujours tant que nous aurions à craindre que ces rebelles ne vinſſent tomber à l’improviſte ſur nous, pour nous couper la gorge ou ſaccager nos plantations.

Voilà l’hiſtoire de cette iſle depuis ſa découverte juſqu’au tems qu’elle tomba entre nos mains. Quoique les mémoires de tout ce qui s’eſt paſſé dans cet intervalle ſoient tous fort obſcurs, cependant nous n’avons rien de mieux que ce que je donne ici. J’ai tâché de ſuppléer à ce qui leur manque par l’avantage que j’ai eu de composer les miens dans l’iſle même, où j’ai eu des liaiſons avec pluſieurs perſonnes dont les peres avoient eu part à ſa conquête, ou s’y étoient établis peu d’années après. Je continuerai une autre fois ma Relation.

Mais avant de finir, je ne puis m’empêcher de remarquer ici, que tout État, toute Couronne où le ſujet gémit dans l’oppreſſion, eſt bien voiſin de ſa ruine. Tout Prince, tout Gouverneur qui tient les peuples dans la ſervitude, ne peut manquer d’en être haï & maudit. Rien n’eſt capable de réprimer le deſir que la nature a donné à l’homme de la liberté, & de la jouiſſance paiſible de ſes biens. Tant que ces deux objets ſont reſpectés par le Souverain, ſes ſujets n’ont pas d’intérêts différens des ſiens, & ſe défendent contre quiconque vient les attaquer. Mais ſi on foule aux pieds les droits les plus ſacrés du citoyen, qu’on ne ſe flatte point de ſa fidélité. À la première occaſion favorable, la nation ſe déclarerera unanimement, & ſeconderera ceux qui chercheront à exciter quelque révolution. L’éxemple de toutes celles qui ſont arrivées quelque part que ce ſoit de l’univers, confirme ma penſée. En effet, il n’eſt guéres poſſible qu’un ennemi étranger puiſſe ſubjuguer un peuple libre, qui aime ceux qui le gouvernent, & qui ne craint point qu’ils forment d’entrepriſes ſur ſes biens : car il ſe laiſſeroit plutôt anéantir, que de perdre ſa liberté. Quand on combat pour ce que nous avons au monde de plus précieux, quelle puiſſance, quelle armée pourrait triompher de cette ardeur généreuſe, qui enflamme nos cœurs, & qui fait le véritable courage ?

Dans le récit que je viens de faire, vous avez pû remarquer la lâcheté des Eſpagnols ; mais pouvoit-il en être autrement ? C’étoient des eſclaves qui combattoient. Ils languiſſoient depuis longtems ſous la tyrannie de leurs Gouverneurs, qui s’emparoient de leurs biens, & les privoient du fruit de leurs travaux & de leur induſtrie. Il étoit naturel qu’à l’approche d’un ennemi, ils ne ſongeaſſent point à ſe défendre, & qu’ils n’euſſent point le courage de réſiſter aux attaques vigoureuſes d’une nation brave comme la nôtre, & qui connoit tout le prix de ſa liberté.

On voit que tout changeoit en mieux pour les habitans, dès que ces avides Gouverneurs ſe relâchoient un peu de leur ſévérité & de leurs uſurpations. Un regard plus favorable de leur part faiſoit refleurir le commerce, augmenter les richeſſes, & renaître le calme & la félicité : en un mot, mon récit eſt un exemple & une preuve ſans réplique, que les motifs les plus forts pour engager des ſujets à être fideles à leur prince, & à combattre pour ſa gloire & pour ſon avantage, ſont la liberté & la jouiſſance paiſible des biens ; & que les entrepriſes ſur l’une ou ſur l’autre, ſont dans un État, une marque de foiblefle, un ſigne de ſa décadence, & de ſa ruine prochaine.

De peſans impôts peuvent entretenir ſur pied de nombreuſes armées : mais malgré ces armées, un peuple génereux, & libre peut ſe révolter : & quand il le fait une fois, tremblez, Prince, qui avez oſé eſſayer de nous mettre dans l’eſclavage. Le Roi Jacques ſe fioit ſur une belle armée qu’il voyoit campée au milieu des plaines d’Angleterre : il reconnut bientôt après ce qu’il en devoit penſer. Mais quel fond pouvoit-il faire ſur elle, dans un tems où ſa tyrannie animoit notre courage à défendre notre liberté ?