Traduction par M. Raulin.
Nourse (Partie 1p. 1-34).

HISTOIRE
DE LA
JAMAÏQUE,
Traduite de l’Anglois.

LETTRE I.



UN bon Vaiſſeau & un vent favorable m’ont enfin apporté dans cette partie du nouveau Monde, bien nouveau en effet par rapport à celui que nous habitons, avec qui celui-ci n’a aucune reſſemblance. Dans cette grande variété d’objets qui ſe préſentent à ma vûe, à peine ai-je pu remarquer ſur un ſeul viſage l’œil gai & le teint fleuri de l’Anglois. Tous les habitans ont l’air mal ſain, le coloris pâle & terreux, & le corps maigre. On les prendroit pour des cadavres ambulans, encore revêtus de leur drap mortuaire. Cependant ils tirent parti de la vie le mieux qu’ils peuvent, & font de bonne humeur dans la converſation. Si la mort a plus de beſogne ici qu’ailleurs, du moins la voit-on venir avec plus d’indifférence. On y vit bien, on careſſe ſes amis, on boit de bon cœur, on y gagne de l’argent, & du reſte, on ne s’embaraſſe pas beaucoup de l’avenir. Je remets à vous parler plus amplement du caractère des habitans de cette iſle, quand le tems aura augmenté mes connoiſſances ſur ce point, & que mes habitudes avec eux ſeront devenues plus étendues & plus générales.

Notre voyage a été fort agréable : avec un beau tems & de bons vents on ne trouve pas la navigation pénible. Notre Capitaine eſt un homme de bon ſens ; la franchiſe de ſon naturel lui acquiert d’abord votre eſtime : il n’a rien de cette groſſiereté & de cette rudeſſe, défaut trop ordinaire à ceux de ſa profeſſion. Les 36 Mois ſont fort bien traités ſous ſes ordres, & l’on entend à peine un ſeul murmure. S’il arrive que les Matelots les maltraitent, ils n’ont qu’à ſe plaindre, il eſt d’accès facile & leur rend d’abord juſtice. Je n’ai jamais vu un meilleur homme plus complaiſant pour ſes amis & de plus gracieuſe ſociété. D’ailleurs il a de la vivacité & de la pénétration dans l’eſprit : il eſt bon ſans oſtentation, & & juſte ſans être ſévere. Je ne dois pas non plus oublier notre Chirurgien. J’ai beaucoup de bien à en dire. C’eſt un jeune homme d’un bon naturel & qui a du mérite. Il a fait voir une application continuelle aux différentes ſituations de nos malades. Son habileté à employer les remèdes propres à les tirer d’affaire, égaloit ſa patience à les ſoigner & à les conſoler en entrant dans leurs peines.

Notre vaiſſeau portoit auſſi pluſieurs paſſagers, gens connoiſſant leur monde & les bonnes manieres. Pouvois-je après cela n’être pas heureux & content ? Les heures couloient aiſément : chaque jour étoit agréable, & je n’ai pas reſſenti un ſeul moment d’ennui.

Outre la converſation nous avions encore d’autres paſſe-tems, médiocres à la vérité, mais aſſez doux. Pour le vin, par exemple, nous n’avions qu’à parler, & nous en diſpoſions auſſi librement que ſi nous avions été à terre.

Après quelques ſemaines de navigation, nous nous apperçûmes que nous étions dans un climat plus chaud, & l’humide Empire nous préſenta des ſpectacles nouveaux & ſurprenans pour nous,[1] Dauphins. Poiſſons volans.des Poiſſons volans dans les airs, des Dauphins qui le jouoient dans les ondes, & de vaſtes Baleines y roulant peſamment leurs lourdes maſſes : ce qui nous amuſoit beaucoup. Nos Matelots préparerent & lancerent leurs harpons, & prirent un Dauphin. Je fus curieux de voir un animal dont on dit tant de fables. Je le meſurai. Il avoit quatre pieds de longueur, & à peu près la moitié de groſſeur. Son ventre étoit d’un fort beau jaune, le dos verdâtre, & du reſte peu différent d’un gros Saumon, hors par un creux entre le muſeau & le ſommet de la tête. Bien apprêté, c’eſt un fort bon manger, gras & approchant du goût du Turbot.

Le Poiſſon volant a deux longues nageoires qui lui ſervent d’aîles ; & pour la groſſeur & la figure il reſſemble beaucoup au Hareng. Ils ſe tiennent raſſemblés & volent par grandes bandes, cherchant à éviter les Bonites Bonites & les Dauphins qui les dévorent. Ils ne reſtent hors de l’eau que tant que leurs aîles ou nageoires ſont mouillées, ce qui fait qu’ils tombent ſouvent ſur le tillac des navires, & deviennent une facile proie pour les Matelots, qui les mangent ou s’en ſervent comme d’appat pour prendre les Bonites & les Dauphins. Pour la bonté, je le regarde comme une eſpéce de Merlus ; car j’y trouve peu de différence, ſoit pour le goût, ſoit pour la figure. Sa peau n’eſt pas à la vérité d’une couleur ſi claire ni ſi argentée : il eſt auſſi moins grand ; mais en gros, ces deux poiſſons ſe reſſemblent beaucoup.

À peine étions-nous à 30 degrés de latitude, que nous fûmes frappés de la vûe d’une Trombe de mer.Trombe,[2] météore ſurprenant, quoique commun ſur la mer, ſurtout dans ces parages, & ſi redoutable aux vaiſſeaux. D’abord on apperçoit un nuage épais, dont la partie ſupérieure eſt blanche, l’inférieure fort noire : de celle-ci pend ou

deſcend ce qu’on appelle proprement la trombe, qui reſſemble à un tuyau fait en cône, fort gros par le haut. Au deſſous l’on voit toujours la mer bouillir, & s’élever comme un jet d’eau qui ſe ſoutient pluſieurs verges au deſſus de la ſurface de la mer, en forme de colomne, de l’extrémité de laquelle ſort & s’étend une eſpéce de fumée. Fort ſouvent le cône deſcend ſi bas qu’il touche le milieu de la colomne & s’y attache pour quelques momens ; mais quelquefois il ne fait que s’en approcher à quelque diſtance, tantôt directement, tantôt obliquement. Il eſt quelquefois difficile de diſtinguer lequel des deux, la colomne ou le cône paroît le premier quoique généralement parlant ce ſoit le bouillonnement de l’eau & la colomne. Car le plus ſouvent le cône ne paroît creux qu’à la fin, & quand l’eau de la mer attirée violemment s’élève dans ſon centre. Auſſitôt après, ce canal diſparoît, & le bouillonnement continue encore quelque tems, même juſqu’à ce que la Trombe ſe forme de nouveau & reparoiſſe encore : ce que ſouvent elle fait pluſieurs fois dans un quart d’heure.

La vraie cauſe de ce phénomene ſi dangereux & ſi merveilleux eſt fort peu connue. Il eſt cependant aſſez probable que c’eſt l’effet d’un tournoyement des nuages pouſſés par des vents contraires & qui ſe rencontrant dans un point centrale, s’affaiſſent par là & deſcendent en forme de tuyau, à peu près comme la vis d’Archimede ; & que l’extrême condenſation & la gravitation violente de ce mouvement circulaire, attire & éleve l’eau de la mer avec une force prodigieuſe. Or comme c’eſt ce mouvement qui l’attire & la ſoutient ; dès qu’il rencontre un obſtacle à ſa rapidité dans le poids de ces eaux, le phénomène ceſſe par la diſſolution des nuages qui crèvent & laiſſent tomber les eaux qu’ils ſoutenoient. Lorſqu’on voit approcher ces Trombes il faut tacher de les rompre à coups de canon, ou du moins de les détourner par le bruit de l’artillerie qui cauſe dans l’air un tremblement & un frémiſſement contraire à cette agitation circulaire qui les forme.

Je ne vous dis rien des réjouiſſances & des cérémonies matelotes à l’approche du Tropique. Pareilles bagatelles ne valent pas la peine d’être écrites. Dans ce point de la mer on s’eſtime éloigné des terres de cent lieues de tout côté, & cependant on eſt entouré d’une multitude prodigieuſe Oiſeaux à 100 lieues des terres. d’Oiſeaux. On prétend qu’on en voit toujours dans cette latitude ; mais d’où ils viennent, où ils nichent, & quels ſont leurs noms, c’eſt je crois ce que perſonne ne ſçait. Quant à leur figure, ils ſont à peu près de la groſſeur d’une Oye d’automne, tout blancs, avec le bec & le col fort longs.

Nous Vents aliſés. n’allâmes pas bien loin ſans trouver les vents aliſés, qui nous menoient bon train & nous faiſoient faire ſans peine deux lieues par heure. Ces vents qui ſoufflent conſtamment de l’Eſt à l’Oueſt entre les deux Tropiques, ſont cauſés par le mouvement journalier du ſoleil dans cette partie du globe. L’air de cette zone ſucceſſivement échauffé & raréfié par cet aſtre, cède à l’impulſion de l’air plus froid, plus condenſé & plus peſant qui le ſuit. Leur rencontre nous fut d’une double utilité : car en rendant notre navigation plus aiſée, ils nous empêchoient d’avoir trop à ſouffrir de la chaleur qui étoit exceſſive. Je ne ſçaurois vous bien repréſenter combien nous avions à nous louer de leur compagnie, combien ils nous ſoulageoient & nous fortifioient par leur fraîcheur. En vérité, ſans cette heureuſe précaution de la nature bienfaiſante, la chaleur étouffante de ces climats n’en auroit fait que d’arides déſerts. Seroit-il hors de propos d’entrer plus avant dans l’explication de ce phénomène curieux, dont le genre humain tire tant d’avantage ? Je crois que non : mais pour m’en bien acquitter, je vais copier ce qu’en a dit l’ingénieux M. Halley.

Le vent n’eſt autre choſe qu’un courant d’air ; or, où ce courant eſt perpétuel, il faut néceſſairement qu’il y ait une cauſe permanente & perpétuelle de ſa direction. C’eſt ce qui fait que bien des gens croient que cette cauſe eſt la rotation journalière de la terre ſur ſon axe. Comme elle tourne d’occident en orient, les parties mobiles & fluides de l’air étant exceſſivement plus légeres, tournent avec moins de viteſſe, paroiſſent ſe mouvoir vers l’Oueſt par rapport à la ſurface de la terre, & deviennent un vent d’Eſt conſtant & invariable. Ce qui ſemble confirmer cette opinion, c’eſt que ces vents régnent ſeulement près de l’Equateur, & dans ces paralléles où le mouvement diurne eſt le plus rapide.

Il faut avouer néanmoins que les calmes continuels de la mer Atlantique dans le voiſinage de la Ligne, les vents d’Oueſt près des côtes de Guinée, & les mouflons ou vents d’Oueſt périodiques ſous l’Equateur dans les mers des Indes, ſont des argumens bien forts contre cette hypotheſe. D’ailleurs l’air étant attaché, pour ainſi dire, à la terre par la gravitation, ne devroit-il pas avec le tems, acquérir le même degré de viteſſe que celui qui fait mouvoir la ſurface du globe, auſſi bien pour le tournoyement diurne, que pour l’annuel autour du Soleil, qui eſt environ trente fois plus rapide ?

Il faut donc avoir recours à quelqu’autre cauſe capable de produire un effet ſi conſtant, qui ne ſoit pas ſujette aux mêmes objections, & qui puiſſe s’ajuſter aux propriétés de l’air & de l’eau, & aux loix du mouvement des fluides. Telle pourroit être l’action des rayons du Soleil ſur ces deux élémens, en conſidérant enſemble ſon paſſage journalier au deſſus de l’Océan, & le terrein & la ſituation des continens voiſins.

Suivant les loix de la ſtatique, l’air qui eſt moins raréfié par la chaleur, & conſéquemment plus peſant, doit, pour reſter en équilibre, ſe mouvoir autour de celui qui eſt & plus raréfié & moins peſant. Ainſi l’action du Soleil ſe portant continuellement vers l’occident, ce doit être auſſi la tendance continuelle de toute la maſſe de l’air inférieur. C’eſt ainſi que ſe forme un vent d’Eſt général, dont tout l’air de ce vaſte océan étant agité, ſes parties ſe pouſſent l’une l’autre & conſervent ce mouvement juſqu’au prochain retour du Soleil : ce retour lui rend les degrés de viteſſe qu’il peut avoir perdus, & ainſi ce vent devient invariable & perpétuel.

De ce même principe il ſuit que ce vent d’Eſt, dans la partie ſeptentrionale de l’Equateur, tendroit au Nord-Eſt, comme dans la méridionale au Sud-Eſt : car auprès de la Ligne, l’air eſt beaucoup plus raréfié que par tout ailleurs ; parce que le ſoleil y eſt vertical deux fois l’année, & ne s’en éloigne jamais de plus de vingt-trois degrés & demi, diſtance où le Soleil étant au ſinus de l’angle d’incidence, le rayon eſt un peu plus court que la perpendiculaire : aulieu que ſous les tropiques, quoique le Soleil ſoit longtems vertical, cependant il s’en éloigne de quarante-ſept degrés, ce qui y fait une eſpéce d’hiver où l’air eſt ſi froid, que la chaleur de l’été ne ſçauroit l’échauffer au même degré que celui qui eſt fous l’Equateur. Ainſi l’air, vers le Nord & le Sud, étant moins raréfié que ſous la Ligne, il faut néceſſairement que des deux côtés il tende & ſe porte vers l’Equateur. Cette tendance jointe au vent d’Eſt ci-deſſus, ſatisfait à tous les phénomènes de ce vent aliſé général, qui régneroit indubitablement tout autour de la terre, de même que dans les mers Atlantiques & d’Ethiopie, ſi toute la ſurface du globe étoit mer. Mais comme pluſieurs continens s’y rencontrent, il faut faire attention à la nature de leurs terroirs & à la poſition des montagnes élevées, qui ſont les deux principales cauſes de ce que le vent ne fuit pas toujours cette régle générale que nous avons établie. Car ſi un pays voiſin du ſoleil ſe trouve être un terrein bas, uni & ſabloneux, tel que les déſerts de Lybie, où la chaleur des rayons du ſoleil réfléchie par les ſables brûlans, eſt incroyable à ceux qui n’y ont pas été : l’air étant exceſſivement raréfié, il faut que ce ſoit vers ce côté-là que ſe porte celui qui eſt plus froid & plus denſe, pour conſerver l’équilibre entre eux. C’eſt à cela qu’on attribue ces vents qu’on trouve proche des côtes de Guinée, & qui portent toujours à terre, ſoufflant à l’Oueſt, au lieu de le faire à l’Eſt. Qu’on préſume de-là quelle doit être la chaleur de l’intérieur de l’Afrique, puiſque même dans les côtes ſeptentrionales, elle eſt déjà ſi exceſſive que les Anciens en concluoient qu’elle devoit rendre inhabitable tout ce qui étoit audelà des Tropiques.

De cette même cauſe proviennent ces calmes continuels dans cette partie de l’Océan, appellée les Rains. Dans ce parage ſitué entre les vents d’Oueſt qui ſoufflent vers les côtes de Guinée & les vents d’Eſt aliſés, l’air pouſſé également des deux côtés, reſte en équilibre & ſans mouvement ; & le poids de l’atmoſphére voiſin étant diminué par ces vents contraires & permanens, cet air ne peut y ſoutenir les vapeurs abondantes qu’il reçoit : ainſi elles tombent & forment des pluies très-fréquentes.

Mais comme l’air froid & denſe, à cauſe de ſa plus grande peſanteur preſſe celui qui eſt chaud & raréfié, il eſt facile de démontrer que ce dernier doit s’élever continuellement en même tems qu’il ſe raréfie, & s’étendre enſuite pour conſerver l’équilibre ; c’eſt-à-dire, qu’il faut que l’air ſupérieur, par un courant oppoſé coule & s’éloigne des parties où la chaleur eſt plus grande. Ainſi par une eſpéce de circulation entre ces vents aliſés, le vent de Sud-Eſt ſuivra celui de Nord-Eſt, & celui de Sud-Oueſt celui de Nord-Oueſt. Que ceci ſoit plus qu’une ſimple conjecture, c’eſt ce qu’on peut inférer de ce qu’on éprouve fréquemment en paſſant les limites des parages ou ſoufflent des vents aliſés, où l’on voit dans un inſtant un vent ſe changer en un autre diamétralement oppoſé. Ce qui confirme encore plus ce ſyſtême, eſt la facilité qu’il donne pour expliquer les vents mouſſons, phénomène inexplicable dans tout autre ſyſtême.

Après avoir fait route encore quelque tems, nous vîmes le Poiſſon Pilote.Poiſſon Pilote[3], ainſi nommé, parce qu’on le voit toujours précéder celui que l’on appelle Goulu.Goulu. Nous eſſayâmes toutes ſortes de façons de le prendre ; mais en vain : il évitoit toutes les amorces que nous lui préſentions. C’eſt en vérité le poiſſon le plus particulier que j’aie vû, & qui paroît dans l’eau de la figure la plus jolie qu’on puiſſe imaginer. Son corps eſt bigarré de cent couleurs éclatantes, diſperſées le plus agréablement du monde. Sa vue fit conclure à nos Matelots qu’il falloit qu’il y eût un Goulu bien près de nous. Auſſi ils amorcèrent bien vîte un fort crampon avec une piéce de bœuf ; & en moins de deux heures on trouva que cet animal vorace s’y étoit pris. On le tira ſur le pont avec peine : & le Charpentier le mit d’abord en pièces à coups de hache. J’aurois déſiré qu’il ne l’eût pas fait ſi promptement, car cela me fit perdre l’occaſion de l’examiner auſſi ſoigneuſement que j’euſſe voulu. Autant que j’en pus juger, il étoit fait comme le Chien de mer.Chien de mer[4], & monſtrueuſement grand. Sa tête étoit auſſi de la même forme que la leur : ſes dents fort ſerrées : il en avoit trois rangées, & toutes étoient triangulaires, dentelées très-aiguës. Il a le goſier fort grand, & l’on trouve quelquefois dans ſon ventre des corps humains à demi digérés ou même tout entiers. Sa peau eſt rude, raboteuſe & couverte d’un grenetis fort denſe. C’eſt avec quoi les Bahutiers & les Faiſeurs d’étuis couvrent toutes ſortes d’ouvrages. C’eſt ſans contredit l’animal le plus deſtructif que la mer nourriſſe dans ſon ſein ; & la crainte d’en être dévorés, empêche bien des gens d’oſer s’y baigner.

Enfin après quelques ſemaines paſſées aſſez doucement, nous prîmes terre. La premiere que l’on put découvrir nous cauſa une joie inexprimable. Nous regardions avec des yeux avides les montagnes encore éloignées, & nous reſſentions des tranſports extraordinaires à la vûe de ce nouveau Monde. Iſle Saint-Chriſtophe.Nous mourions tous d’envie d’aller à terre. Notre Capitaine eut la complaiſance de nous laiſſer deſcendre à Saint-Chriſtophe, & nous y fûmes parfaitement bien reçus. Le Commandant de Baſſeterre, qui eſt la Capitale de cette Iſle, nous parut un homme bien né, d’un commerce aiſé, ami enjoué, hôte affable, & d’agréable converſation. Il nous fit un accueil fort poli, & nous régala de pluſieurs des bonnes choſes que produit l’Amérique. C’eſt là que nous goûtâmes pour la première fois de la Tortue, & que nous vîmes les premieres pommes de pin, les premieres cannes de ſucre, & des champs agréables, entourés de haies de Citronniers. Si nous eumes lieu de nous louer de la bonne réception, nous en eumes autant d’être flattés des adieux qu’on nous fit. On eût dit à leurs regrets, que nous étions d’anciens & intimes amis.

Après un ſéjour de peu de durée & nous être pourvûs de ce qui nous manquoit, nous remîmes à la voile. Il y a là un courant violent qui va de l’eſt à l’oueſt. Il eſt occaſionné par les vents aliſés, & leur rencontre avec les iſles connues ſous le nom générale des Caraïbes. Il favoriſoit ſi bien notre route que le ſeptiéme jour, après avoir quitté Saint-Chriſtophe, nous arrivâmes à la vue de la La Jamaïque. Jamaïque. À une petite diſtance cette Iſle forme un magnifique coup d’œil. Les hautes montagnes toujours vertes & ombragées de grands bois, les petites plantations qu’on découvre ſur leurs pentes ou dans les vallées audeſſous, préſentent une perſpective ſombre, mais agréable. Nous voguâmes doucement le long de la terre ſans jamais perdre de vûe cette contrée dans laquelle nous étions ſur le point de nous établir. Je ne pus dans cette occaſion, retenir une foule de penſées qui m’agitoient violemment. Quelquefois avec des ſoupirs, je me rappellois l’heureux climat & les aimables connoiſſances que je venois de quitter ; je me repréſentois avec tranſport l’Angleterre, ſa précieuſe & éternelle liberté, les beaux arts dont elle eſt le théâtre, les Sçavans dont elle eſt la nourrice, & les vertus dont elle eſt la protectrice. Heureux ſéjour où le plus chétif payſan, aiſé & tranquille, jouit ſans trouble du fruit pénible de ſon travail ! Tandis que moi j’allois me fixer dans un pays encore à demi déſert, en proie à des diſſenſions inteſtines, où l’eſclavage étoit établi, & où le pauvre malheureux travailloit ſans ceſſe au milieu d’une chaleur étouffante, ſans jamais avoir goûté les douceurs de la liberté, ou recueilli le moindre avantage d’une laborieuſe induſtrie ; enfin dans un pays qui n’avoit rien de remarquable que la verdure de ſes campagnes.

J’étois abſorbé dans ces penſées quand Port-Royal ſe préſenta à notre vûe. Nous jettâmes l’ancre & deſcendîmes à terre à cette pointe où eſt le Fort Charles, qui défend l’entrée du havre & qui eſt un des meilleurs morceaux de fortification qu’il y ait en Amérique. Nous prîmes une Chaloupe pour aller à Kingſton, environ à cinq milles de-là. On n’y ſçauroit aller par terre de Port-Royal, ſans faire un circuit de plus de quinze milles, & cela par un chemin fort dangereux.

Kingſton.Kingſton eſt une jolie ville, grande & bien ſituée. C’eſt la réſidence des Marchands les plus conſidérables : ce qui en fait une ville d’un vaſte commerce. On y vient charger & décharger les vaiſſeaux ; & la baye qui eſt vis-à-vis, n’eſt jamais ſans deux ou trois cens bâtimens.

36 Mois.Comme nous avions beaucoup de 36 Mois ſur notre bord, & parmi eux quelques habiles artiſans, nous vîmes bientôt accourir nombre de Maîtres de plantations, qui venoient pour faire accord & paſſer contrat avec eux. C’étoit quelque choſe de touchant de voir ces malheureux paſſer en revûe devant leurs futurs tyrans, qui les épluchoient & les examinoient à peu près comme nous faiſons un cheval. Chacun choiſit celui qui lui plaît le plus. Un bon ouvrier ſe vend juſqu’à 40 liv. ſterl. les autres 20 par tête. Ils avoient été ſi bien nourris & ſi bien traités pendant le paſſage, qu’ils avoient tous un air de vigueur, de ſanté & de fraîcheur, qui fut cauſe qu’ils furent vendus ſur le champ ; au-lieu que peu après un autre vaiſſeau chargé de même que nous, mit à terre une multitude de pauvres miſérables, exténués, & ſemblables à des ſquelettes. La miſere étoit peinte ſur leur viſage, & l’on pouvoit lire dans leur contenance ſombre & abbatue, les mauvais traitemens qu’ils venoient d’eſſuyer ſur mer. Il eſt horrible à raconter toutes les barbaries dont ils ſe plaignoient. Un mot ou un regard équivoque étoit traité de deſſein de mutinerie. Et d’abord, un jeûne ſévere, des menotes, la fuſtigation ou telle autre punition s’enſuivoit. Il faut vous dire cependant que ces cruautés ne s’exercent que dans peu de vaiſſeaux. En général, les Capitaines ont trop d’humanité & de généroſité pour commettre de pareilles baſſeſſes, & l’honneur ſuffit pour les empêcher de tourmenter des gens ſans ſecours, & de redoubler par-là leur infortune. D’ailleurs les 36 Mois ſont cenſés devoir être bien traités : leurs maîtres payent leur paſſage. Et ſeroit-ce pour eux une raiſon de les maltraiter d’avance, pour ainſi dire, que ce contrat par lequel ils s’obligent volontairement à ſervir un nombre fixe d’années ?

Adieu, je continuerai de tems en tems à vous rendre compte de ce que je remarquerai de curieux, & vous pouvez compter ſur la vérité & l’exactitude de mes récits.

  1. Hiſtoire gen. des Voyages, t. 2. p. 347. Arkius.Le Dauphin eſt un poiſſon droit, fort brillant, de la longueur de quatre à cinq pieds de long avec une queue fourchue & perpendiculaire à l’horiſon. Il nage familiérement autour des vaiſſeaux. Sa chair fait de fort bon bouillon. Hiſtoire gen. des Voyages, t. 2. p. 347. Arkius.
  2. Il eſt remarquable que lorſque le tems eſt chargé & le vent orageux, ſoufflant en même tems de plus d’un côté, les Trombes ſont plus communes près des Caps de Latikea, de Greego & de Carmel (en Syrie) qu’ils ne le ſont dans aucune autre partie de la Méditerranée. Celles que j’ai eu occaſion de voir, m’ont parû autant de cilindres d’eau qui tomboient des nuées, quoique par la réflexion des colomnes qui deſcendent, ou par les goutes qui ſe détachent de l’eau qu’elles contiennent, & qui tombent, il ſemble quelquefois, ſurtout quand on en eſt à quelque diſtance, que l’eau s’élève de la mer en haut. Pour rendre raiſon de ce phénomene, on peut ſuppoſer que les nuées étant aſſemblées dans un même endroit par des vents oppoſés, ils les obligent, en les preſſant avec violence, de ſe condenſer & de deſcendre en tourbillons. Dans ſon Cours de chymie.Lemery ſuppoſe que ce phénomene eſt produit par des tremblemens de terre & des éructations qui ſe font au fond de la mer ; ce qui ne me paroît pas vraiſemblable. Ariſtote, in Mettorolog. n’explique pas mieux la choſe par les vents qu’il appelle typhons & ſiphons, parce que, dit-il, ils attirent ſouvent l’eau. Voyages de Shaw dans les Royaumes d’Alger & de Tunis, tome 2. p. 55.
  3. Le Poiſſon Pilote eſt de la groſſeur du Hareng, & d’une aſſez belle couleur. Ces poiſſons accompagnent toujours le Requin, s’en approchent familièrement & s’attachent à ſon dos. On ſuppoſe qu’ils lui font découvrir ſa proie & l’avertiſſent des dangers. Je croirois qu’ils ont, ainſi que d’autres poiſſons, l’inſtinct de le ſuivre pour ſe nourrir de quelques parties de ſa proie.
  4. Le Requin, ou Chien de mer, que les Anglois appellent Shark, les Portugais Tuberoue, paroît d’ordinaire dans les tems calmes. Il nage lentement, à l’aide d’une haute nageoire qu’il a ſur la tête : ſa gueule qui va juſqu’au milieu de ſon col, eſt éloignée d’un pied du muſeau, enſorte que pour ſaiſir ſa proie il faut qu’il ſe tourne ſur le côté ; ce qu’il fait avec beaucoup de peine. Ainſi pour choiſir ſon tems, il pouſſe devant lui ce qu’il pourſuit & veut haper. Ses dents ſont ſi tranchantes qu’elles coupent la cuiſſe ou le bras auſſi net que la hache la plus affilée. Il a auſſi tant de force dans la queue, qu’il caſſeroit une jambe d’un ſeul coup, ſi on s’en approchoit trop quand il eſt pris.

    Il a la tête platte & unie : ſes yeux ſont grands, ronds, enflammés. Il a trois mâchoires l’une ſur l’autre triangulaires, les dents plattes & pointues, extrêmement fortes & ſerrées. Outre la nageoire qu’il a ſur le dos, il en a une plus petite près de la queue, & deux médiocres ſous le ventre. Il a quelquefois vingt-cinq pieds de long ſur quatre de diamètre. Sa peau eſt forte & rude, quoique peu épaiſſe. Il eſt vivipare & ſa matrice reſſemble à celle de la chienne. Sa chair eſt coriace, maigre, gluante & de mauvais goût. Son ventre ſeul, mariné vingt-quatre heures & bouilli, eſt un manger ſupportable. Ses petits, trouvés dans le ventre de la femelle & dégorgés un jour ou deux, ſont aſſez bons à manger. Sa cervelle rôtie devient dure comme une pierre.

    Il ſuit ſa proie avec tant d’avidité qu’il s’élance quelquefois ſur le ſable. Les Nègres, lorſqu’il ſe tourne pour mordre, plongent & le frappent ſous le ventre. Sa voracité lui fait avaler toutes ſortes d’amorces. On le prend d’ordinaire avec un crochet armé d’un morceau de viande & attaché avec une chaine de fer.

    Quelques Auteurs diſtinguent le Requin du Chien de mer, qu’ils font trois fois plus petit.