Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/7

LIVRE VII

FÉDÉRATION DE LA GARDE NATIONALE

PARIS AVANT LA GUERRE CIVILE

Dans les départements, la nouvelle de la fin de la guerre étrangère produisit une détente à peu près générale des esprits, malgré de louables et patriotiques protestations, isolées d’ailleurs.

La paix était attendue, et le pays eût ressenti une secousse formidable, si le vote de l’Assemblée eût trompé son attente. Les députés, en grande majorité, avaient été nommés avec ce seul mandat : faire cesser les hostilités, et renvoyer chez eux les Prussiens, le plus vite possible.

La guerre avait duré trop longtemps. Elle avait troublé trop profondément le pays. La vie sociale et familiale s’était trouvée suspendue. On voulait revivre, et s’affranchir de l’angoisse, de la gêne. Cette lutte avait déconcerté. Elle avait appelé à participer à la défense du pays des hommes qui croyaient n’avoir qu’à demeurer spectateurs du combat, et qui n’entendaient contribuer que d’une façon civile, par des services pacifiques, par des concours financiers, et des encouragements moraux, à une résistance. Cette guerre ne ressemblait en rien à celles qui avaient précédé, qu’on avait supportées. Les citoyens avaient dû s’armer. Même les départements où les contingents n’avaient pas eu à se trouver en face de l’ennemi avaient souffert de l’invasion, de la mobilisation. Chacun avait hâte de reprendre la vie normale ; bien des intérêts étaient compromis. Il y avait des situations à retrouver, des établissements à restaurer, du travail à chercher. Une existence neuve recommençait. On n’était plus disposé à ressaisir les armes, mais l’outil ; l’atelier, le comptoir, le bureau semblaient désirables, autant que la caserne, les camps, les marches, les appels apparaissaient effrayants. On était sorti d’un enfer, on ne voulait y rentrer à aucun prix.

À Paris toutefois, et dans quelques grandes villes, Lyon, Marseille, l’indignation patriotique, la surexcitation de la défaite, le goût de l’aventure, et même de la violence, persistaient. Les Parisiens, encore munis de leurs armes, furieux de ne s’en être pas suffisamment servis, mécontents des chefs, inquiets sur les tendances rétrogrades de l’Assemblée de Bordeaux, prêtaient une oreille favorable aux paroles ardentes des orateurs et des dirigeants de croupes politiques. On parlait d’une revanche du 31 octobre, dans les réunions des délégués de la garde nationale. On répandait le bruit que les réactionnaires de l’Assemblée voulaient escamoter la république, et ramener un roi. En même temps, le malaise général, l’incertitude qui planait sur la solution à donner à la question des loyers en retard et des échéances suspendues contribuaient à agiter les esprits. La fièvre obsidionale persistait et faisait bouillir la révolte dans les artères de cette population, surmenée au moral comme au physique. La guerre civile apparaissait comme probable et imminente. Les plus résolus l’attendaient, les timorés s’y résignaient dans un fatalisme passif.

Paris avait, depuis la fin des hostilités, l’aspect d’une ville de garnison, lors d’un passage de troupes. On ne rencontrait que des soldats désarmés, les bras ballants, allant, venant, baguenaudant, las, ennuyés. Rustres dépaysés, ils promenaient dans la ville enfiévrée leur nonchalance nostalgique. Ils étaient logés chez l’habitant. principalement dans les quartiers du centre ; d’autres couchaient dans des baraquements élevés sur les anciens boulevards extérieurs. Ils ne se trouvaient, ni en communion d’idées avec les citoyens, ni au diapason moral de l’ensemble de la population. Les jardins des Tuileries et du Luxembourg étaient encombrés de caissons, de fourgons, et sur les places, dans les rues larges, des pelotons de gardes nationaux continuaient à s’exercer, faisaient l’exercice, et apprenaient l’escrime à la baïonnette. On entendait des commandements : « En garde contre la cavalerie !… À gauche, à droite, parez !… Deux pas en avant, coup lancé !… En place, repos ! » On se demandait pourquoi toute cette préparation guerrière, puisqu’on ne devait plus se battre. Des officiers et des civils, âgés et barbus, notabilités de quartier et qui semblaient renseignés, murmuraient d’un air profond : « Qui sait ? » Et cette opinion encourageait les hommes à la manœuvre volontaire. Ces gardes, assidus à l’exercice, paraissaient aussi désireux de justifier la solde qu’ils continuaient à toucher.

Les Parisiens, peu à peu, essayaient de reprendre leurs habitudes, de renouer le fil de la vie de labeur et d’intérieur, cassé par l’état de guerre. Le siège avait eu, sur la population masculine, une influence plutôt fâcheuse. Les hommes n’avaient plus le goût du chez soi ; ils s’étaient dégagés de l’ambiance de la famille. Les plus rangés avaient pris des habitudes nomades. On sortait sans but, sans nécessité ; on se cherchait, on s’abordait, on interrogeait le premier passant, et l’on causait des événements. Le képi, porté même par les rares citoyens qui n’étaient pas incorporés dans un bataillon, était un signe de ralliement. Il tenait lieu de cocarde. Il excusait, facilitait ces colloques entre gens qui ne se connaissaient pas. Les taciturnes devenaient bavards, et les sobres s’accoutumaient au verre matinal. L’apéritif, qui trompait la faim, semblait indispensable. Ils étaient rares ceux qui pouvaient se passer de la tournée à offrir ou à accepter. Il n’était guère question de reprendre le travail. Pour aucun commerce, sauf pour ceux touchant à l’alimentation, il n’y avait de clientèle. On ne savait quand on recommencerait à avoir des commandes, des acheteurs, et comme les boutiquiers ne pouvaient dire quand ils reverraient leurs recettes, les ouvriers étaient dans la même ignorance pour leurs salaires. La classe moyenne, se privant, n’achetait rien, ne faisait que des dépenses de bouche. On se régalait de pain frais, de beurre, d’œufs, depuis l’armistice, et l’on dédaignait la viande de cheval, friandise de naguère. Il y avait une grande déperdition de consommateurs, une baisse dans la circulation de l’argent. Plus de 80,000 habitants avaient profité, en hâte, de l’ouverture des portes : impatience de retrouver des êtres chers, depuis si longtemps éloignés ; soif et fringale d’affections dont on avait été privé, d’amitiés et de relations suspendues, et aussi les devoirs de famille, dont on exagérait la rigueur, le besoin de changer d’air, de respirer loin de l’enceinte bastionnée, avec des appétits de distractions, et des désirs de matelots, enfin débarqués ; ces divers mobiles avaient précipité l’exode des gens riches, ou simplement aisés. Chez quelques-uns, le départ était activé aussi par une appréhension indéfinie, par l’anxiété des jours sombres qui s’annonçaient. Les élégants oisifs, les gens d’affaires, de spéculation et de négoce, ne se sentaient plus retenus par les entreprises, les bénéfices et les plaisirs. Ils se trouvaient comme des étrangers dans un Paris si différent de celui qu’ils aimaient, qui correspondait à leurs goûts, le Paris joyeux où ils avaient si bien vécu avant la guerre. Ils étaient inquiets autant que désorientés. Tout ce peuple armé et turbulent leur faisait peur. Ils regrettaient de ne pas avoir été au nombre des « francs-fileurs », lors des débuts du siège. Ils s’étaient bien juré de ne pas se laisser enfermer une seconde fois. Ils exécutaient leur promesse, et avec célérité. Leur départ, qui avait des airs de fuite, faisait un vide inappréciable dans la masse des habitants, mais très sensible pour la dépense, pour la richesse commune. Avec eux avaient disparu les travaux, les commandes, les achats qui faisaient vivre les commerçants, et qui auraient pu occuper les ouvriers. Une grande partie de la population pauvre subsistait avec la solde encore allouée. Mais deux nouvelles angoissantes circulaient : les loyers ajournés pendant le siège deviendraient prochainement exigibles, et les trente sous ne seraient plus accordés qu’aux gardes nationaux reconnus nécessiteux, et qui en feraient la demande par écrit. Si ces deux menaces étaient réalisées, c’était la misère pour beaucoup, la gêne pour toute la population sans travail, sans épargne ni crédit. Ces préoccupations individuelles, fort légitimes, avivaient l’inquiétude, surexcitaient l’irritation que faisaient naître les événements politiques. La composition réactionnaire de l’Assemblée de Bordeaux, la menace de l’entrée des Prussiens dans Paris, l’incertitude sur l’avenir, tous ces points terriblement noirs embrumaient les âmes. On pressentait la République en péril. Il n’était que temps de s’unir, de se concerter pour la défendre, pour la sauver peut-être. S’il fallait se battre, on se battrait, et cela ferait toujours oublier un temps les angoisses personnelles, le chômage et l’anxiété du lendemain.

Un vent précurseur de soulèvement populaire passait sur ces foules énervées, malades de la névrose obsidionale. On ne signalait, cependant, ni meneurs dans la foule, ni chefs dans les groupes déjà frémissants. Tous les hommes du 4 septembre étaient discrédités. Les républicains notoires étaient partis pour Bordeaux, comme candidats, comme élus comme journalistes et spectateurs de premier rang des événements attendus. Les révolutionnaires, principalement les jeunes hommes d’action du groupe blanquiste, se trouvaient immobilisés en prison, ou dispersés. L’insurrection, s’il s’en produisait une, ne pourrait être qu’acéphale et anonyme. Cette constatation faisait que beaucoup, surtout dans la classe moyenne, la considéraient comme improbable.

Paris à cette époque confuse, se trouvait aussi isole, aussi séparé de la province que pendant les mois de siège. Paris ignorait la province et la province ignorait Paris. Les Parisiens, ayant enfin connaissance des efforts, des décrets et des proclamations énergiques de Gambetta, supposaient les provinciaux indignés à l’idée d’une paix désastreuse, et prêts à supporter toutes les souffrances, à sacrifier leurs personnes, leurs biens, leur repos, pour disputer aux envahisseurs ce qui restait d’intact du sol national. Les provinciaux, eux, se faisaient des habitants de Paris une idée fausse et méprisante. Ils croyaient, sur le dire des journaux réactionnaires, qui leur étaient largement distribués, et à peu près les seuls qu’ils eussent, que les Parisiens n’étaient que des soldats d’émeute, qu’ils n’avaient jamais voulu se battre, que tout leur courages était borné à manger du cheval, et qu’ils avaient paralyse les admirables efforts de généraux comme Trochu, d’hommes d’État comme Jules Favre, en les insultant, en organisant des insurrections, sous les yeux bienveillants de Bismarck. Les plus enragés départementaux criaient que les révolutionnaires avaient tenté de livrer leur ville aux Prussiens, le 31 octobre et le 23 janvier ; les plus modérés insinuaient que les Parisiens n’étaient patriotes que pour les trente sous, et qu’il était temps d’en finir avec la cité orgueilleuse, qui humiliait la province, et cherchait à la dominer, ou à la troubler. Les paysans ne voulaient plus voir les Prussiens dans leurs champs, et quand on disait que ces hôtes désagréables ne s’en iraient pas, si les Parisiens faisaient toujours les malins, que les Parisiens seuls empêchaient la paix de se conclure, les bonnes gens des campagnes geignaient : « Débarrassez-nous des Prussiens, et si Paris vous gêne, débarrassez-vous de ces Parisiens-là ! » Ils avaient tenu ce langage à leurs élus, au moment du vote, et Thiers, avec Bismarck, en avaient fait leur profit. La population égoïste des campagnes montra beaucoup moins de passion patriotique que celle des villes. Bourgeois et ouvriers urbains furent beaucoup moins empressés à réclamer la paix, bien qu’ayant souffert, plus que les paysans, de la guerre et de l’occupation.

Ce fut au milieu de ce désarroi moral et politique que la garde nationale de Paris tout à coup se groupa, se présenta avec une cohésion et une organisation inattendues : les bataillons républicains en grand nombre se fédérèrent, et l’on peut dire que de cette Fédération date la Commune.

LA RÉUNION DU WAUX-HALL

La garde nationale, aux termes de la convention de Versailles, avait conservé ses armes, tandis que l’armée régulière, sauf la division Faron réservée pour le service d’ordre, avait dû subir le désarmement, et verser ses fusils aux commissaires prussiens. Au premier abord, cette exception paraît une anomalie, presque une aberration de Jules Favre, comme pour l’armée de l’Est. Il n’en est rien, et le privilège accordé par le vainqueur à la garde nationale s’explique parfaitement. Quand, au cours des négociations, on fut arrivé à cette clause du projet d’armistice, Bismarck dit à Jules Favre :

— Vous demandez que la garde nationale conserve ses armes, je le veux bien, mais, croyez-moi, vous faites une bêtise !

Jules Favre leva les bras au plafond, plissa fortement sa lèvre dédaigneuse, et laissa tomber cet aveu :

— Je le sais aussi, et je partage votre avis, mais puis-je faire autrement ?

Bismarck eût volontiers rendu le service à Jules Favre de se charger du désarmement, mais c’était l’occupation de Paris entier, c’était probablement alors un affreux combat dans les rues ; c’était impossible. Ce ne fut pas de gaîté de cœur, et par reconnaissance pour ses services, que Jules Favre laissait à la garde nationale ses fusils, c’était parce qu’il ne savait comment les lui enlever. Bismarck, de son côté ne se souciait guère d’une besogne si grosse d’aventures, et sans profit pour l’Allemagne. C’est une supposition de haute fantaisie, accréditée dans les milieux réactionnaires, que Bismarck était ravi de laisser dans Paris une troupe révolutionnaire, avec des armes dont elle devait se servir pour l’émeute. Bismarck ne pouvait avoir eu cette arrière-pensée, ni même cette idée. Il ne croyait pas, ayant vu comment les choses s’étaient passées au 31 octobre et au 22 janvier, à l’éventualité d’une émeute sérieuse. Il prévoyait sans doute des échauffourées, des embarras pour le gouvernement, et c’était ce qu’il indiquait, quand il disait à Jules Favre qu’il faisait une bêtise, en sollicitant l’autorisation pour la garde nationale de conserver ses armes. Bismarck n’avait aucun intérêt à favoriser une insurrection, qui pouvait compromettre son gage, retarder la rentrée des troupes allemandes dans leur pays. La révolution le surprit, lui aussi, et l’inquiéta. Bien loin d’avoir été un seul instant favorable à la Commune, ce fut lui qui, nous le verrons bientôt, fournit à Thiers les moyens de l’écraser.

Le gouvernement français pouvait seul demander aux gardes nationaux un désarmement. Mais était-il capable de l’exiger ? Il était certain que l’opération présenterait de graves difficultés. La tenter, c’était provoquer des désordres, des résistances violentes, sanglantes peut-être. La portion modérée ou réactionnaire livrerait ses armes, probablement sans protestations, puisqu’il était à peu près certain que la paix allait être conclue, et qu’on n’aurait plus à faire le coup de feu, ni même à monter la garde aux remparts, mais les républicains avancés, les révolutionnaires, ne se laisseraient pas enlever si facilement leurs fusils, avec lesquels ils entendaient, non plus garder les remparts, puisqu’ils se trouvaient sous le canon des forts remis aux Prussiens, et que c’était une faction devenue sans objet, mais qui leur serviraient à détendre la République, à imposer leur République. Quant à la masse paisible et résignée, celle qui attendait les événements, qui n’allait ni à la révolution ni à la réaction, elle voulait cependant rester armée, et continuer à faire un semblant de service. Elle voyait, dans la conservation de ses armes, le maintien des trente sous, ce qui était pour elle la question principale, la question du pain quotidien. Le fusil garantissait, justifiait la solde, qui permettrait de manger jusqu’au retour des salaires, jusqu’à la reprise des affaires et de la vie normale. Jules Favre dut donc ajourner le désarmement. Ces fusils, laissés à des gens remuants et mécontents, l’inquiétaient sérieusement, mais on verrait plus tard. L’Assemblée réunie, la paix signée, les Prussiens éloignés de Paris, on aviserait, on pourrait sans doute alors procéder, tranquillement, à la rentrée dans les arsenaux de l’État de ces fusils désormais inutiles, et qui pouvaient devenir dangereux. Il insista donc, Bismarck ne fit plus d’objections, et la clause fut insérée.

La garde nationale armée, c’était une force considérable mise à la disposition d’un mouvement insurrectionnel toujours possible, mais ce n’était pas suffisant, comme sauvegarde, pensaient ceux que les dispositions réactionnaires du gouvernement et la composition de la nouvelle assemblée alarmaient. Il fallait mieux que la conservation des fusils par des compagnies sans lien, sans union, pour mettre la République à l’abri d’un péril imminent. Cette force éparse de la population armée devait être rassemblée, organisée, disciplinée. Il lui fallait des chefs nommés par elle, des chefs sûrs, au républicanisme avéré. On devait pouvoir la rassembler promptement pour une action commune, la tenir dans la main. De là vint, à quelques citoyens d’initiative, l’idée de grouper les bataillons séparés, de faire de ces compagnies sans relations entre elles un faisceau formidable. La période électorale parut une occasion propice. Une réunion fut organisée par le journaliste-conférencier Henri de la Pommeraye. Elle eut lieu au Cirque d’Hiver, sous la présidence d’un commerçant du IIIe arrondissement (Arts et Métiers — Saint-Merri) nommé Courty. Ce n’était ni un révolutionnaire, ni même un militant notoire, et cet actif citoyen s’effaça, après avoir joué pendant trois semaines le rôle important de promoteur de la Fédération de la garde nationale.

Après avoir arrêté une liste de candidats dans cette réunion en vue des élections, les gardes nationaux présents décidèrent de se rassembler à nouveau, toujours dans un but électoral, pour le cas d’élections doubles qu’on pouvait prévoir. Un bureau du comité, premier embryon du Comité Central, fut aussi nommé, avec mandat de convoquer les compagnies. Ce bureau convoqua pour le 15 février, au Tivoli-Waux-Hall, vaste salle de bal de la rue de la Douane. Plus de 3,000 gardes nationaux de tous les arrondissements, mais surtout ceux des quartiers populaires, se rendirent a l’appel. Ou négligea de s’occuper des candidatures, objet primitif de la réunion. On se mit surtout en mesure de grouper les bataillons, représentés par les délègues. Une commission fut nommée pour rédiger un projet de statuts de la Fédération. Sur les 20 arrondissements de Paris, 18 étaient représentés à la réunion du Waux-Hall. Ils nommèrent chacun un commissaire. Tous ces commissaires étaient des inconnus, n’ayant qu’une notoriété restreinte ne dépassant pas leur quartier. Aucun avocat, aucun journaliste aucun politicien notoire ne firent partie de ce premier comité. Ceux qui furent désignés étaient des commerçants, des employés, des ouvriers. Les élus avaient fait connaissance avec ceux qui les nommaient, au bataillon, durant les longues factions aux remparts, pendant les discussions dans les postes, à l’exercice, aux appels. Au lendemain de l’Assemblée du Waux-Hall, il y eut, dans chaque arrondissement, des réunions locales organisées par les commissaires élus le, 15 février. Une citation du procès-verbal du XVe arrondissement, réunion à la salle Ragache (Grenelle), donnera une idée de ces assemblée primaires de la Fédération ;

Séance du 16 février 1871, salle Ragache. — Président : Solair. Assesseur ;  : Chauvière et Léon Angevin. — le citoyen Masson, délégué Provisoire (au Wuaux-Hall) pour le XVe arrondissement, explique le but de la réunion. Il s’agit de réunir dans un immense faisceau la grande famille qui s’appelle la garde nationale de Paris, jusqu’à ce jour malheureusement divisée. Il lit une ébauche de statuts : l’idée républicaine domine dans chacun des articles. En voici le sens : la garde nationale ne reconnaît pas d’autre forme de gouvernement que la république. La garde nationale doit être, dans l’avenir, la seule armée de la France. Elle nomme à l’élection tous ses chefs, depuis le caporal jusqu’au général en chef. Le citoyen Chauvière[1] déclare qu’il adhère à ces idées. Il annonce que le lendemain chaque compagnie du XVe arrondissement nommera deux délégués chargés de la représenter au comité définitif central de la Garde Nationale.

(Le Mot d’Ordre, n° daté du 18 février 1871.)

On voit par cet extrait combien sérieusement s’accomplirent les diverses élections pour la composition du futur Comité Central.

L’idée de grouper les bataillons de la carde nationale, et d’établir entre eux un lien de solidarité, susceptible de constituer, à la fois, un obstacle aux projets réactionnaires de la majorité rurale, et une sauvegarde pour la République, s’était présentée déjà à plusieurs esprits. L’obscur commerçant Courty l’avait le premier réalisée, en organisant et en présidant les deux réunions au Waux-Hall. Mais les préoccupations électorales avaient paru dominer dans la pensée des premiers adhérents. Dans divers arrondissements, notamment dans le XVe, on avait, comme l’indique le procès-verbal cité plus haut, proposé la forme d’une fédération. Chalain, membre de l’Internationale, avait appuyé la motion et demandé l’envoi d’un appel en ce sens aux divers bataillons.

Un groupe, qui prit le titre de « Comité fédéral républicain de la garde nationale », s’était également constitué dans une réunion tenue salle Lemardelay, sous la présidence de M. Raoul du Bisson, commandant du, 25e bataillon, ancien Général de division. Le comité avait à sa tête MM. Rattier, ancien représentant du peuple (le sergent Rattier), commandant du 220e, Latappy, capitaine au long cours commandant du 76e, Barberet, gérant de la Marseillaise, depuis l’un des directeurs au ministère du Travail, commandant du 79e ; Varenne, négociant, commandant du 80e ; Vesin, commandant du 176e ; Charles Béquet, commandant du 235e ; Vagniot, lieutenant au 197e, ingénieur ; Freydier, sous-lieutenant au 208e, négociant.

Ce groupe se proposait donc, lui aussi, de fédérer les divers bataillons, et « de prévenir toute tentative qui aurait pour but le renversement de la République ».

Il parut faire double emploi avec le comité nommé au Waux-Hall, et les deux groupements directeurs fusionnèrent.

STATUTS DE LA FÉDÉRATION

Dans une réunion générale subséquente, le 24 février au Tivoli-Waux-Hall, fut complétée l’organisation de la garde nationale. Les statuts furent adoptés, et la fédération se constitua sur les bases suivantes :

La Fédération comprend l’assemblée générale des délégués, le cercle de bataillon, le conseil de légion, le comité central.

L’Assemblée, générale est formée de : 1o trois délégués élus dans chaque compagnie, sans distinction de grade ; 2o d’un officier par bataillon élu par les officiers ; 3o du chef de bataillon.

Le cercle de bataillon est formé : 1o de trois délégués par cercle de bataillon, élus sans distinction de grade ; 2o des chefs de bataillon de l’arrondissement.

Enfin le Comité central est formé de : 1o 3 délégués par arrondissement, élus sans distinction de grade par le conseil de légion ; 2o d’un chef de bataillon par légion, délégué par ses collègues.

Cette organisation, ingénieuse et simple, déférait, on le voit, le pouvoir à l’assemblée générale des délégués. C’était le suffrage universel qui nommait ses délégués. Eux-mêmes formaient un second collège électoral ; le Comité central qui, en était l’expression supérieure, était nommé par un suffrage à trois degrés. Il n’y avait rien de révolutionnaire dans ce système, mais la participation des délégués, élus sans distinction de grade, contrebalançait l’influence, toutefois fort grande, des chefs de bataillon dans le comité central. Le caractère démocratique de ce comité fut, par la suite, démontré par les choix qui présidèrent à sa composition. Ainsi qu’on le verra plus tard, très peu de ces chefs du comité central furent élus membres de la Commune. Il y eut même là un dualisme fâcheux, une compétition féconde en heurts et en conflits, cause de faiblesse et d’impuissance des deux pouvoirs rivaux, dont l’un était superflu.

Il faut considérer comme de simples vœux, comme l’éventuelle adoption d’un système militaire nouveau, très contestable, mais dont la pratique immédiate n’était pas réclamée, cette déclaration de principes, inscrite en tête des statuts : que les armées permanentes devaient disparaître, pour faire place aux milices. C’était là, avant la guerre, un des articles fondamentaux du programme républicain. Les événements l’avaient fait reléguer dans l’armoire aux utopies. On l’en a tiré de nouveau de nos jours, sans grand succès, bien qu’il soit conforme à l’esprit et aux mœurs d’une république démocratique. L’état actuel de l’Europe, et les armements sans cesse plus forts et plus menaçants de l’Allemagne, le maintien de la Triplice ne permettent guère d’envisager son application prochaine. Les gardes nationaux de 71 n’apportèrent d’ailleurs qu’un intérêt relatif à cette partie doctrinale de leurs statuts, et n’y virent, comme dans l’abolition de a conscription, décrétée ensuite par la Commune, qu’une déclaration théorique dont l’application, comme sous la Révolution française la constitution de l’an II, serait renvoyée a époque de la victoire définitive et de la pacification générale.

Dans la réunion plénière du Waux-Hall, le 13 mars, présidée par Raoul du Bisson, personnage équivoque, les délégués de chaque arrondissement apportèrent leurs procès-verbaux et mandats. Après cette vérification sommaire de leurs pouvoirs, ils élurent trois membres par arrondissement, qui devaient former le Comité Central, destine, à quelques jours de là, à devenir le gouvernement provisoire de Paris en révolution.

Les délégués représentaient 215 bataillons. Les arrondissements qui n’avaient pas envoyé de délégués, et que, par conséquent, restèrent à cette époque en dehors de la Fedération étaient les : Ier (Louvre) ; 2e (La Bourse) ; 7e (Faubourg Saint-Germain) ; 8e (Champs-Élysées) ; 9e (Opéra) ; 16e (Passy) ; 17e (Batignolles). Plusieurs de ces arrondissements, réactionnaires ou modérés, fournirent les éléments de la résistance bourgeoise avec les maires et l’amiral Saiset, entre le 18 mars et la proclamation de la Commune. La plupart se rallièrent ensuite, au moins en partie, a la Fédération.

Telle était la force militaire dont Paris disposait, au moment où l’assemblée de Bordeaux votait la paix, accordait aux Prussiens l’entrée limitée dans Paris, et se préparât à venir, à Versailles, menacer la République et provoquer las Parisiens.

MANIFESTATIONS PLACE DE LA BASTILLE

L’anniversaire du 24 février 1848 avait offert une occasion aux bataillons de la garde nationale de prendre contact avec la population, de donner aux Parisiens comme une revue de leur armée. C’était en même temps une préparation à l’inquiétant événement attendu : l’entrée des Prussiens dans Paris. On ne connaissait pas encore bien exactement les conditions qui régleraient cette parade de l’année victorieuse. Mais on voulait être prêt à toute éventualité.

Une réunion des délégués de la garde nationale avait lieu ce jour-là, au Tivoli Waux-Hall. Une grave résolution y fut prise, dont le Mot d’ordre rendit compte en ces termes :

L’Assemblée générale des délégués de la garde nationale, réunis au Tivoli Waux-Hall, le 24 février, s’est constituée en Comité Central. Elle décide que les statuts seront imprimés à un grand nombre d’exemplaires, pour être vendus dans Paris, et portés ainsi à la connaissance et à la discussion de toutes les compagnies.

À la suite de ces résolutions, les propositions suivantes sont votées à l’unanimité :

1o La garde nationale proteste, par l’organe de son comité central, contre toute tentative de désarmement, et déclare qu’elle y résistera, au besoin par les armes ;

2o Les délégués des compagnies soumettront à leurs cercles respectifs de compagnie la résolution suivante :

Au premier signal de l’entrée des Prussiens à Paris, tous les gardes s’engagent à se rendre immédiatement, en armes, à leur lieu ordinaire de réunion, pour se porter ensuite contre l’ennemi envahisseur ;

3o Dans la situation actuelle, la garde nationale ne reconnaîtra plus d’autre chef que ceux qu’elle se donnera.

En cas de l’entrée des Prussiens dans Paris, les compagnies, réunies en vertu de la décision ci-dessus, désigneront un chef, tour le cas où le leur ne marcherait pas avec elles. Il en sera même pour les bataillons.

Les délégués du Comité Central se rendront ensuite à leur lieu de réunion pour y former un centre d’action.

La séance est levée à six heures, et les deux mille délégués présents se dirigent vers la Bastille, pour rendre hommage aux martyrs de 1830 et de 1848.

(Le Mot d’Ordre, 29 février. 1871.)

La séance levée, par les boulevards populaires du Temple et Beaumarchais, entre une haie curieuse et sympathique de passants arrêtés, de voisins accourus, de boutiquiers sur le pas de leur porte, se déroula la longue procession des gardes nationaux sans armes, quittant la réunion où venait d’être organisée la Fédération des bataillons, et approuvée la motion de résister à l’entrée des Prussiens.

Ce fut un intéressant spectacle que celui du pèlerinage républicain et patriotique, qui commença ce jour-la et continua les jours suivants, à la colonne de la Bastille. Paris a deux colonnes commémoratives : la première, la plus ancienne, dite colonne Vendôme, élevée sur la place de se nom, en l’honneur de la Grande Armée, et plus spécialement consacrée à la gloire de Napoléon, dont l’image, sous des costumes différents, la redingote grise ou le manteau de César romain, selon les époques, surmonte le fût de pierre enveloppé d’une bande de bronze provenant de canons pris à l’ennemi ; la seconde est la colonne de la Liberté, dite colonne de Juillet, érigée place de la Bastille, dont le fût, entièrement de bronze, porte à son sommet en génie ailé, brandissant des chaînes brisés, et secouant la flamme de métal d’un flambeau, œuvre élégante du sculpteur Dumont, qui s’est inspiré du Mercure, à l’admirable envolée, de Jean de Bologne. Cette colonne a un caractère funèbre et révolutionnaire à la fois. Elle sert de monument funéraire aux morts des journées de juillet 1830, et du 24 février ; elle perpétue aussi le souvenir de la fameuse et initiale victoire du peuple au 14 juillet 1789.

Elle se dresse en effet sur l’emplacement de la Bastille royale. Le sentiment populaire a ajouté, bien que cette colonne eût été inaugurée en 1840, sous le règne de Louis-Philippe par conséquent, le caractère d’un hommage aux combattants de février 48. Pour beaucoup, elle personnifie la République et le suffrage universel bien que les glorieux de 1830 n’aient eu ni l’une ni l’autre pour prix de leur sacrifice.

L’anniversaire de la victoire populaire du 24 février 48 parut aux délégués du Waux-Hall l’occasion d’une démonstration impressionnante en faveur de la République, d’une manifestation imposante aussi contre l’entrée des Prussiens. Comme l’exprimait énergiquement l’ordre du jour voté au Waux-Hall, la Garde Nationale affirmait sa volonté de s’opposer par la force à la pénétration de l’armée allemande dans Paris. Ces dispositions devaient par la suite se trouver modifiées, sagement.

Ce fut, durant les journées des 24, 25, 26 février, dans une fièvre communicative et avec un enthousiasme contagieux, une farandole grave, une ronde majestueuse autour de la colonne. Tous les rangs sociaux se trouvaient confondus et égalisés dans cette spirale républicaine. Le peuple, à qui des symboles, des emblèmes comme les drapeaux, les écharpes, les insignes, sont nécessaires pour l’élan, pour l’action, après avoir, pendant les jours noirs du siège, stationné et formé le cercle, par groupes successifs, autour de la statue de Strasbourg, pince de la Concorde, personnifiant la Patrie, entourait désormais de ses anneaux vivante la colonne de Juillet, personnifiant la République.

Un drapeau rouge avait été hissé au faîte, et c’était le génie aillé qui le déployait sur la ville, comme pour l’appeler aux armes, hissant au grand mât du vaisseau parisien le pavillon de la révolution.

Les bataillons s’avançaient, commissaires en tête avec brassards et cocardes organisant le cortège et surveillant les détails de la cérémonie. Le défilé avait lieu par compagnies tambours battant, clairons sonnant. Les drapeaux s’inclinaient parvenus à hauteur de l’entrée du monument. Le commandement de : halte ! front ! étaient répété sur toute la ligne. Des officiers, délégués du Comité Central, pénétraient dans l’étroite enceinte ; à l’aide d’échelles, les commissaires grimpaient sur le socle, déposaient les couronnes sur lesquelles étaient inscrits les numéros des bataillons, accrochaient aux coqs de bronze des angles, des drapeaux, des bouquets apportés dans cette intention. Alors le commandant soulevait son képi, tandis que les tambours battaient aux champs, rythmaient la sonnerie au drapeau des clairons massés devant la porte. De temps à autre, un des manifestants s’avançait, et lançait a la foule quelques paroles enflammées. Puis le bataillon s’éloignait, et bientôt un autre le remplaçait. Tout le quartier, du faubourg Saint-Antoine à l’Hôtel-de-Ville, était empli d’une rumeur de foule, du tapage des tambours, de la vibration des sonneries. De temps en temps, une musique passait jouant la Marseillaise, des airs patriotiques ; la foule acclamait.

Ces manifestations gardaient un caractère paisible et émouvant. Un incident tragique, comme il en surgit souvent aux heures passionnées et confuses qui précèdent les révolutions, se produisit, qui ensanglanta ces manifestations jusque-là pacifiques. Cet épisode sinistre doit être rapporté avec ses détails, sans atténuation, ni exagération, car il sert à expliquer plusieurs faits analogues, comme le meurtre des généraux Lecomte et Clément Thomas, comme l’exécution des otages et le massacre de la rue Haxo, tous faits fâcheux, mais accidentels, dont l’interprétation erronée a jusqu’ici faussé l’opinion.

On venait, après le défilé et les saluts d’un bataillon, le 228e, d’entendre un orateur, plutôt grotesque, l’ex-instituteur Théophore Budaille, sorte d’illuminé, que ses excentricités déclamatoires avaient fait soupçonner, sous l’empire, d’être un agent provocateur. Budaille, avec sa physionomie d’apôtre et ses gestes d’énergumène, au pied de la colonne, achevait de flétrir le gouvernement du 4 septembre, l’accusant d’avoir trahi, quand une clameur grossissante, venue du côté de la rue Saint-Antoine, couvrit sa voix, brusqua sa péroraison. Une foule surexcitée escortait, traînait, poussait un homme, en costume bourgeois, ayant l’air d’un employé, dont le chapeau avait été enlevé ; sa nuque déjà portait des marques sanglantes. Il avançait lentement sous les huées, les menaces, les coups. Charrié par le courant humain déferlant de toutes les rues avec fureur, l’homme était chaviré, comme une épave. Il atteignit ainsi l’entourage de la colonne. Il se cramponnait à la grille, comme à une branche l’homme qui se noie. Deux chasseurs à pied le prirent au collet, l’arrachèrent plutôt qu’ils ne l’emmenèrent. La foule, de plus en plus grossie, criait : « À l’eau ! c’est un mouchard ! » Cent bouches furieuses répétaient ce cri de mort. Il est probable, il est certain, que bien peu parmi ceux qui réclamaient la mise à l’eau de ce malheureux savaient s’il était réellement un mouchard, comme on le hurlait. La foule est simiesque et crédule. Elle accuse, répète et imite, sans s’occuper de vérifier. Il paraîtrait que cet homme faisait véritablement partie du personnel de la préfecture. Il se nommait Vicenzini, selon les uns, Lambquin, selon les autres. Il avait servi dans la police sous l’empire. Comme beaucoup d’autres agents subalternes, il avait été conservé au 4 septembre, et placé dans un service non politique, les garnis ou la voie politique. On l’avait vu ce jour-là, au coin de la rue Saint-Antoine, un calepin en main, prendre les numéros des bataillons venus pour manifester. Un service d’ordre, de statistique probablement, service de renseignements nullement secrets, puisque les spectateurs faisant, la haie appelaient tout haut les numéros des bataillons à mesure qu’ils défilaient ; les journaux d’ailleurs, le lendemain, devaient citer ces bataillons. Selon d’autres témoins, cet agent prenait les numéros des régiments auxquels appartenaient les lignards, désœuvrés et désarmés, qui se trouvaient là, plutôt en badauds que comme manifestants. Mais la foule est ombrageuse, et les souvenirs des policiers de l’empire, des charges de sergents de ville sur les boulevards et dans les faubourgs, étaient demeurés vivaces, excitaient les haines, suggéraient des représailles. On avait de longues et collectives rancunes à assouvir ; l’occasion se présentait, et on ne voulait pas la laisser échapper. À certaines heures d’ivresse furieuse, le meilleur peuple redevient populace, et le premier bouc émissaire à portée est immédiatement sacrifié.

Le malheureux fut traîné du côté du canal, dit un compte rendu da Journal des Débats qui paraît exact[2], lorsque des citoyens plus calmes eurent la bonne pensée de pousser la foule devant le poste, où pénétrèrent l’individu arrêté et quelques-uns de ceux qui le conduisaient. L’officier qui commandait la compagnie de gardes nationaux de service, 91e bataillon, fit fermer les grilles.

Les deux quais se garnissaient de milliers de curieux. Un millier d’autres stationnaient devant le poste, et réclamaient le prisonnier, ou l’exécution de la sinistre sentence. L’officier monta sur la grille, et expliqua à la foule que son devoir était de garder le prisonnier, afin de le faire envoyer. la préfecture ; il engageait donc le public à se calmer. On ne tint aucun compte de ses exhortations. On cria : « C’est cela, ils vont le faire échapper ! Qu’on nous le rende ! »

Des chasseurs à pied escaladèrent la grille et s’introduisirent dans le poste, d’autres citoyens en firent autant. Le poste ne tarda pas à être envahi, et on reprit le prisonnier, qu’on put encore sauver, en l’entraînant de l’autre côté de la place, près de la rue de la Roquette. Mais les furieux, s’excitant les uns les autres, n’étaient point satisfaits. Ils poussaient les cris de : « Tapez dessus ! il faut le noyer ! »

Pendant ce temps, les coups de poing et les coups de pied pleuvaient sur le prisonnier, qui était plus mort que vif, et dont l’attitude aurait cependant dû exciter, la commisération de ceux qui le maltraitaient.

Chose inouïe ! À cette heure-là, il pouvait y avoir sur la place de la Bastille environ vingt mille personnes. Les forcenés, qui réclamaient la mort de la victime, n’étaient pas plus de quatre ou cinq cents, et encore y avait-il parmi eux deux cents gamins. Eh bien ! cette minorité l’a emporté. On a repoussé le prisonnier vers le boulevard Bourdon. Là, il a supplié qu’on lui permit de se brûler la cervelle. Les chasseurs à pied, qui n’avaient pas cessé de le tenir au collet, le firent monter sur un banc, un peu plus loin que le bâtiment du Grenier d’abondance, et posèrent à la foule cette question : Voulez-vous permettre au prisonnier de se brûler la cervelle avec son revolver ? « Non, non ! répondirent deux cents voix éraillées, à l’eau, à l’eau I il n’aurait qu’à tirer sur quelqu’un ! ne lui rendez pas son revolver. »

Le cortège sinistre s’avança a par le quai Henri IV. La rage des forcenés avait redoublé. Ils poussèrent la cruauté jusqu’à prévoir le cas où la victime pourrait savoir nager et, par suite, échapper à la mort. Ils prirent la précaution, sur la berge, de garrotter le prisonnier et de lui attacher solidement les bras et les jambes. On le porta comme un véritable paquet, en passant sur les péniches amarrées à cet endroit, et on le jeta, à une assez grande distance, dans la Seine.

Nous ne saurions trop le répéter un pareil acte a pu être commis impunément en présence de plusieurs milliers de spectateurs, qui se bornaient à assister paisiblement à toutes les péripéties de ce drame émouvant.

Le courant n’a pas tardé à entraîner le corps du malheureux. Des misérables, poussant la férocité jusqu’à ses dernières limites, lui jetaient des pierres, et s’armaient de bitons pour repousser le corps que le courant ramenait près des bateaux.

À plusieurs reprises, les pilotes de deux bateaux-mouches se soûl approchés, de façon à pouvoir jeter la bouée de sauvetage, mais chaque fois on leur criait de se retirer. Et, comme ils ne tenaient pas compte de ces cris, on leur adressait des menaces violentes. Ne paraissant pas bien comprendre ce qui se passait, ils ont fini par s’éloigner.

La victime de ce crime odieux a été entraînée sous l’estacade qui existe à la pointe de l’Ile Saint-Louis, où elle a disparu. Les recherches qui ont été faites ensuite pour retrouver le corps sont restées infructueuses.

Ces horribles scènes n’ont pas duré moins de deux heures.

Ces violences d’une foule déchaînée sont déplorables. Elles ne sauraient souiller un parti, ni permettre à qui que ce soit de flétrir une cause. Comme nous le verrons, lors des meurtres de la rue des Rosiers, ces méfaits sont l’œuvre d’une tourbe anonyme, impulsive, sourde à toutes les prières, rebelle à tous les ordres, meute impitoyable et échauffée qui veut déchirer la proie pantelante, et mord même ceux qui tentent de la lui arracher. Des victimes, comme cet obscur agent de police, comme ces brillants généraux, ce sont les holocaustes qu’une infime portion du peuple, dans une Ivresse de sang, offre aux divinités terribles de la Vengeance, de la Révolte et de la Fatalité.

L’ENLÈVEMENT DES CANONS

Paris fut debout et passionné toute la journée du 28 février. Le tocsin sonnait aux clochers envahis. On battait le rappel dans les faubourgs. Los rues étaient pleines de gardes nationaux allant à la Bastille, ou en revenant. Des mots d’ordre circulaient. Des chefs ignorés donnaient des consignes. La nouvelle de la paix, sur le point d’être votée à Bordeaux, et signée à Versailles, avait été suivie de l’annonce de l’entrée des Prussiens dans Paris.

Le gouvernement avait, dès le matin, fait afficher une proclamation, où il faisait connaître « l’occupation partielle et très momentanée d’un quartier de Paris ».

Cette occupation, disait cet appel au calme et à l’ordre contenant l’énoncé des menaces prussiennes, sera limitée au quartier des Champs-Elysées. Il ne pourra entrer dans Paris que trente mille hommes et ils devront se retirer dès que les préliminaires de paix auront été ratifies, ce qui ne peut exiger qui un petit nombre de jours. Si cette convention n’était pas respectée, l’armistice serait rompu, l’ennemi, déjà maître des forts, occuperait de vive force la cité tout entière ; vos propriétés, vos chefs-d’œuvre, vos monuments, garantis aujourd’hui par la convention, cesseraient de l’être… L’armée française, qui a défendu Paris avec tant de courage, occupera la gauche de la Seine pour assurer la loyale exécution du nouvel armistice. C’est à la garde nationale a s’unir à elle pour maintenir l’ordre dans le reste de la cité.

La lecture de cette affiche fut accueillie, ici par des murmures, ailleurs par des cris d’indignation. Des gardes nationaux, en tapant sur la crosse de leur « flingot » rappelaient que l’engagement avait été pris, par 2,000 fédérés, au Tivoli Waux-Hall, de s’opposer, par la force, à l’entrée des Prussiens, l’heure n’était-elle pas venue de tenir cette promesse ? On attendait un signal du Comité Central, et, anxieux les plus déterminés se demandaient ce qui résulterait de cette collision suprême : le sort de Moscou était-il réservé à Paris ? Moscou avait vu fuir l’envahisseur, et cette perspective encourageait ces patriotes qui, plus énergiquement, d’une main plus nerveuse, faisaient résonner la crosse de leurs fusils.

Une voix s’éleva dans les groupes. On n’a pas conserve le nom de ce citoyen, soudainement inspiré, mais qui doit être considéré comme l’organisateur inconscient de l’insurrection, alors prochaine, qui s’écria tout à coup : « Et nos canons ! les Prussiens vont les prendre ! » Et aussitôt des gardes nationaux de répondre : « Ils ne les auront pas ! Il faut les enlever ! » Alors une bande vociférante d’hommes, d’enfants, de femmes, bien vite grossie en route, comme les compagnons du Cid, aux cris cent fois répétés de : Aux canons ! À Wagram ! Au Ranelagh ! se mit en route vers les parcs d’artillerie.

On avait oublié ces batteries, confiées à la garde de quelques compagnies. Ces canons, tout neufs, avaient été fondus pendant le siège, avec le produit de souscriptions, de collectes, et aussi avec les recettes de quelques représentations, notamment celles où les meilleurs artistes avaient récité des vers des « Châtiments ». Victor Hugo avait abandonné ses droits d’auteur, et l’une des pièces, qui avait reçu le nom du poème vengeur « Châtiment », avait été entièrement payée par ce don. Le peuple considérait ces canons comme sa propriété, et la garde nationale devait les conserver. Si ces canons restaient dans la zone livrée à l’occupation, les Prussiens s’en empareraient. Il fallait les soustraire à leur réquisition. Pas une minute n’était à perdre.

Ce fut au milieu d’un enthousiasme fébrile, et avec un entrain extraordinaire, que ces citoyens s’attelèrent aux canons, les transportèrent à travers Paris, du Ranelagh et de la place Wagram à la place des Vosges, où déjà se trouvait installé un parc d’artillerie, et aussi à Montmartre et aux Buttes-Chaumont. Là, les pièces seraient en sûreté ; à l’occasion on les retrouverait. Ce fut, durant toute la journée, une animation et un mouvement de troupes intenses dans la ville. Des bataillons, escortés par une foule frremisante, se portèrent aux Champs-Élysées, comme s’ils allaient au-devant des Prussiens. Des gardes nationaux envahirent la caserne de la Pépinière, s’efforçant d’entraîner les marins qui s’y trouvaient cantonnés. D’autres, se souvenant qu’il y avait à Sainte-Pélagie, des prisonniers politiques, forcèrent la porte de la prison et délivrèrent l’ex-commandant Brunel et Piazza, détenus à la suite du 22 janvier.

LE COMITÉ CENTRAL ORDONNE LE CALME

Un mouvement se dessinait, mais une certaine hésitation se produisit bientôt. Des voix raisonnables s’élevaient et étaient écoutées, dans les groupes. On se félicitait d’avoir repris les canons, et de les avoir mis à l’abri, à Montmartre, mais on réfléchissait à la témérité d’une résistance armée à l’entrée des Prussiens, d’un obstacle apporté à l’occupation concédée. On songeait au bombardement certain, et à la tuerie, qui accompagneraient la collision avec les ennemis, maîtres des forts. Les avis prudents l’emportèrent presque partout. Du moment qu’il n’y avait pas unanimité pour une bataille dans les rues, c’eût été folie que de la tenter. Même avec l’unanimité, cette résistance eût-elle été raisonnable ?

Le Comité Central le comprit ainsi. Les membres, chargés de rédiger les statuts de la Fédération, se trouvaient convoqués à la mairie du IIIe arrondissement. Quelques commandants inclinaient vers la bataille, ainsi que les membres de l’Internationale, réunis à la salle de la Corderie du Temple. Mais les délégués, qui disposaient des bataillons, firent entendre le langage de la raison. Une affiche fut rédigée, et affichée aussitôt. Elle était ainsi conçue :

Citoyens ! Le sentiment général de la population paraît être de ne pas s’opposer à l’entrée des Prussiens dans Paris Le Comité central, qui avait omis un avis contraire, déclare qu’il se rallie à la résolution suivante :

Il sera établi, tout autour des quartiers que doit occuper l’ennemi une série de barricades propres à isoler complètement cette partie de la ville. Les habitants de la région circonscrite dans ces limites devront l’évacuer immédiatement. La garde nationale de concert avec l’armée formée en cordon tout autour, veillera à ce que l’ennemi, ainsi isolé sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse, en aucune façon, communiquer avec les parties retranchées de Paris.

Le Comité central engage donc toute la garde nationale a prêter son concours à l’exécution des mesures nécessaires pour arriver à ce but, et éviter toute agression qui serait le renversement immédiat de la République.

À la Corderie, les membres de l’Internationale, ceux du comité des vingt arrondissements et des chambres syndicales, essayèrent encore de conseiller l’aventure, mais, très courageux, au risque de sacrifier leur popularité et de passer pour tièdes, d’être même assimilés aux capitulards, les Délégués, qui représentaient vraiment la force armée de Paris, persévérèrent dans leur opposition.

La catastrophe était certaine, dit Lissagaray, sans le courage de quelques hommes qui osèrent remonter le courant. La Corderie tout entière observait, avec une réserve jalouse, cet embryon de Comité, composé d’inconnus qu’on n’avait jamais vus dans aucun mouvement révolutionnaire.

(Lissagaray. Histoire de la Commune, Dentu, éd. Paris 1896).p. 90.)

Les délégués se rendirent au Waux-Hall, où avait lieu une grande réunion, et là, signalèrent le danger qu’ils voyaient à une collision, dont le résultat certain serait d’affaiblir, pour longtemps, le parti républicain. Ils firent prévaloir leur opinion. Un nouveau manifeste parut, exhortant les gardes nationaux à s’abstenir :

Toute attaque, disait cet appel, servirait à désigner le peuple aux coups des ennemis, qui noieraient les revendications sociales dans un fleuve de sang. Nous nous souvenons des journées de juin…

Citoyens, toute agression serait le renversement de la République !

Il sera établi tout autour des quartiers que doit occuper l’ennemi une série de barricades, propres à isoler complètement cette partie de la ville. La garde nationale, de concert avec l’armée, veillera à ce que l’ennemi ne puisse communiquer avec les parties retranchées de la ville.

Suivaient les signatures, qu’il est intéressant de reproduire : Alavoine, Bouit, Frontier, Boursier, David, Boisson, Barroud, Gritz, Tessier, Ramel, Badois, Arnold, Piconel, Audoynaud, Masson, Weber, Lagarde. Laroque, Bergeret, Pouchain, Lavalette, Fleury, Maljournal, Chouteau, Cadaze, Castioni, Dutil, Matté, Ostyn.

Cette affiche parut encadrée de noir. Elle produisit un grand effet. Aucune collision n’éclata. Mais cette proclamation eut aussi cet effet de révéler aux gens clairvoyants l’existence et la puissance du Comité Central, dont on voyait pour la première fois la composition. Pas un de ces 29 noms obscurs n’avait de passé ni de signification. On ne connaissait pas ceux qui les portaient, en dehors du cercle étroit où vivaient, travaillaient, parlaient et organisaient ces citoyens modestes et nouveaux. Ils devaient par la suite figurer à plusieurs reprises, avec des additions et des suppressions, sur les proclamations et les affiches. Ces noms de citoyens ignorés eurent plus d’action, plus d’autorité sur la population que ceux des chefs de bataillon, des membres de l’Internationale, des orateurs de réunions publiques, des présidents de clubs, des journalistes et des condamnés politiques. Blanqui, Flourens, Delescluze, tous les chefs connus et reconnus, n’auraient peut-être pas eu le pouvoir de conjurer un conflit aussi imminent, ni de faire supporter la présence des Allemands. Ces inconnus montrèrent, pour la première fois, leur force ; elle était irrésistible, parce qu’elle ne provenait ni de la notoriété, ni de la fonction, ni des services antérieurs. Ces nouveaux venus, qui, soudainement, commandaient au peuple, et lui parlaient comme ayant reçu de lui mandat et pouvoir, furent écoutes, obéis. C’est que ces 29 prolétaires étaient les représentants directs et autorisés de Paris, dont on les reconnaissait maîtres, parce qu’ils disposaient de la seule force existante alors, celle de l’armée, c’est-à-dire la garde nationale. Cette garde nationale avait le pouvoir, était le pouvoir. Ainsi les logions de César, les grenadiers de Bonaparte, les Cosaques de Louis XVIII, les régiments gagnés de Louis-Philippe, les légions réformistes de 48, les soudards de Saint-Arnaud, imposèrent et maintinrent l’autorité suprême. Il ne faut, pas se payer de mots. Tout sans doute à Paris depuis la capitulation jusqu’à l’entrée des troupes de Versailles dans Paris, se fit au nom du Peuple. Mais le peuple n’était qu’une formule exécutoire, le peuple n’était rien : la garde nationale était tout.

Le Dix-Huit Mars fut un épisode, un incident imprévu, commencé en bagarre et achevé en révolution provoqué par la fuite du gouvernement existant, mais la Révolution était faite le jour où la garde nationale se fédérait, formait une armée, devenait maîtresse de la ville et de l’autorité.

Le manifeste aux Parisiens, pour leur ordonner de rester tranquilles pendant les heures de l’occupation prussienne, fut la proclamation du nouveau règne. Le Dix-Huit Mars fut la conséquence logique et inévitable du pronunciamiento républicain du 28 février, où l’armée parisienne notifiait son avènement au peuple, au gouvernement, à la France entière. Le Comité Central existait donc. Il se révélait, il prenait la parole, il donnait des ordres, il était écouté, il était obéi ; il tenait Paris, mais la France devait lui échapper.

Le 28 février 71 est la date que devrait porter la grande insurrection parisienne. Il y eut, ce jour-là, un pouvoir nouveau, accepté, respecté, aux lieu et place de Thiers, de Vinoy, pouvoirs déchus, méprisés et remplacés à cette date.

Le Comité Central, dont les pouvoirs furent seulement votés et notifiés le 3 mars, au Waux-Hall, dès le jour de l’entrée des Prussiens dans Paris, faisait son entrée dans l’histoire.

LES PRUSSIENS A PARIS

L’occupation limitée de Paris avait été une condition humiliante, mais avantageuse, de l’armistice et par conséquent de la paix. Ce fut la rançon de Belfort. « Ou mes troupes garderont Belfort, ou elles entreront dans Paris », avait dit Bismarck, et comme Jules Favre et Thiers tentaient d’adoucir la rigueur de cet ultimatum, Bismarck avait ajouté avec une sorte de bonhomie hautaine : « Mettez-vous à ma place, messieurs, quand je serai de retour en Allemagne et qu’il m’arrivera de rencontrer un de mes vétérans, si ce vieux brave, me montrant son membre mutilé, me dit : tu es revenu avec tous tes membres, toi, moi je reviens invalide du siège de Paris, et tu ne m’as même pas fait voir cette ville qui m’a coûté mon bras ! » Bismarck ne voulut donc rien entendre et les négociateurs durent céder.

M. Thiers a raconté en termes colorés cette émouvante négociation :

Une chose avait été très débattue entre le roi de Prusse, M. de Bismarck et moi : c’était l’entrée de l’armée prussienne dans Paris. Cette entrée était pour notre patriotisme un coup douloureux. Je disais à mes interlocuteurs : « Je ne puis consentir à une telle exigence. Réfléchissez-y bien : si vous voulez entrer dans Paris, la population élèvera des barricades de toutes parts ; il vous faudra les enlever, et Dieu sait ce qu’il en arriverai ! » — Nous en viendrons à bout, » répondait M. de Bismarck. — Ce ne sera pas aussi aisé que vous croyez, lui répliquai-je, mais il y aura combat et Paris pourrait être dévasté. Pour nous ce serait un malheur, mais pour vous une honte éternelle. »

Le dernier jour, alors que j’avais réussi, après des efforts inouïs à conserver Belfort à la France, le roi me fit dire : « Si vous voulez abandonner Belfort, nous n’entrerons pas dans Paris. Je répondis sans hésiter : « Non ! non ! plutôt que de perdre notre frontière, j’aime mieux toutes les humiliations qu’il vous plaira de nous infliger ; entrez-y si vous le voulez, mais je garde Belfort. » Les Prussiens avaient grande appréhension de leur entrée dans Paris ; mais ils étaient piqués d’honneur. Le roi de Prusse disait : « Je ne veux pas humilier les Parisiens, ce n’est pas mon intention ; mais, devant toute l’Europe, on a prétendu que j’avais peur d’un coup de fusil, et jamais je ne reculerai devant un danger ! » Pour moi, je craignais, en effet, que ce coup de fusil ne fût tiré, et s’il l’eût été, quels flots de sang n’auraient pas coule !

(Enquête parlementaire sur le Dix-Huit Mars. Déposition de M. Thiers. Séance du 24 août 1871.)

Au fond, Bismarck faisait un marché de dupes. Pour un ennui d’un moment, qu’un seul quartier de Paris aurait à subir, encore s’agissait-il d’un quartier dont une partie avait été évacuée avec empressement, d’abord en septembre 1870, puis en février, par ses aristocratiques habitants, peu désireux de goûter le pain du siège ou d’assister à une révolution, la France conservait Belfort. C’était la clef gardée du passage de l’Est, une sentinelle avancée de la défense laissée à la trouée des Vosges, la citadelle protectrice de l’avant-garde pour une revanche, à laquelle on croyait alors, et que les patriotes attendaient, voyaient prochaine. Belfort abandonné, c’était la frontière sans défense, la porte ouverte à l’invasion, c’était l’ennemi chez nous, dans nous. Paris, qui, avec la longue résistance de son siège, avait déjà sauvé l’honneur, sauva en cette circonstance, par son sacrifice d’amour-propre, ce qui pouvait être préservé de notre territoire. La mutilation du pays, aussi intéressante pour nous que celle du vétéran dont parlait Bismarck, se trouvait ainsi atténuée. Les négociateurs savaient que Paris supporterait avec douleur, mais avec une énergie résignée, cette humiliation nouvelle, cet abus surabondant de la victoire. Ils se soumirent à la volonté du vainqueur. Ils ont bien fait.

L’empereur d’Allemagne tenait à parader dans Paris, ne fût-ce que d’une façon hâtive, et se contentait d’une occupation restreinte, presque furtive. C’était une satisfaction morale qu’il voulait donner à ses troupes, et à lui-même. Il savourait, en cette démonstration militaire, la revanche des entrées triomphales des armées françaises à Berlin, dans toutes les villes allemandes, au temps de nos gloires défuntes. Bismarck voulait aussi frapper l’opinion, en France et à l’étranger. La victoire de l’Allemagne ne paraîtrait décisive et complète qu’avec l’entrée dans Paris.

Il se mêlait encore à ces sentiments politiques et militaires une pensée d’orgueil personnel, de respect humain, chez Guillaume. M. Thiers l’a fort bien indiqué : « Les Prussiens avaient grande appréhension… « (Enquête Parlementaire, p. 118 citée.)

L’occupation s’accomplit dans les termes stipulés. Elle n’eut guère la caractère triomphal de ces apothéoses guerrières, dont l’antiquité avait gravé le cérémonial dans les mémoires, consigné le fastueux souvenir dans les histoires, et laissé l’exemple et l’envie aux conquérants futurs. On dit que bien des officiers allemands pestèrent, en considérant le peu de solennité accordée à cette affirmation de leur victoire. Cette introduction réglementée, limitée de troupes victorieuses dans une ville qui s’était rendue leur parut un déni de salaire mérité, et cette occupation parquée ne fut pas, à leurs yeux, une réparation suffisante des humiliations subies par leurs pères, lors de l’entrée tapageuse de Napoléon à Berlin, après Iena.

À huit heures du matin, le premier allemand un lieutenant de hussards de la Mort, suivi de six cavaliers, franchissait les fortifications, à la Porte-Maillot ; c’était l’extrême avant-garde. Ce chef se nommait le lieutenant Colomb. Un nom français, celui d’un descendant de ces protestant chassés par Louis XIV et la Maintenon. Cet éclaireur fit, au grand galop, le parcours de l’avenue de la Grande-Armée et des Champs-Élysées, jusqu’à la Concorde, puis revint a son point de départ, toujours à grande allure. Alors, levant son sabre, il fit signe aux troupes massées, en de ça de la barrière, que la route était libre, et que rien de suspect n’apparaissait dans les rues adjacentes. L’armée allemande s’ébranla. Derrière le peloton de hussards, s’avança l’infanterie, ayant à sa tête le général Von Kamecke et son état-major Les fourriers de tous les corps l’armée de 30,000 hommes, chiffre auquel avait été limite le contingent d’occupation, précédaient l’infanterie, afin de préparer les logements, dans les Champs-Élysées et dans le quartier du Roule assignés. Tous ces vainqueurs marchaient fièrement sans doute, mais tous n’étaient pas sans quelque appréhension, plus ou moins dissimulée. On pouvait s’attendre à tout de la part de ces satanés Parisiens ! Et le souvenir, si présent, de ce long siège, ou l’armée allemande n’avait pu emporter et conserver aucun des travaux d’approche, aucun fortin, aucune tranchée, faisait plisser le front des chefs et grimacer les faces des soldats. Aucun fusil ne partit et aucune occasion de conflit ne se produisit.

Un officier d’ordonnance de Trochu, le comte d’Hérisson, qui a assisté à l’entrée des troupes, en a donné le récit suivant :

Dès le matin, on avait jeté un double pont de bateaux au-dessous du pont de Saint-Cloud, unautre à Suresnes, et un troisième près de Billancourt.

Par ces trois ponts, 30,000 hommes avaient passé et s’étaient massés sur la piste de Longchamps, en face des tribunes vides, sur trois lignes : une ligne d’infanterie en colonne de bataillon, une ligne de cavalerie en colonne d’escadron, avec artillerie sur les flancs, et une ligne de services auxiliaires et d’ambulances. Les troupes avaient déjeuné sur le terrain, les fantassins derrière leurs faisceaux, et les cavaliers à la tête de leurs chevaux.

À dix heures et demie, le Kronprinz, à la tête d’un nombreux état-major, avait passe sur le front, salué par des hurrahs prolongés.

À onze heures moins dix, le cri : Le Roi, Kœnig ! avait retenti, les lèvres prussiennes n’étant pas encore dressées au mot : Kaiser, l’Empereur ! et on avait vu déboucher la voiture de l’Empereur, précédée de piqueurs et attelée en daumont de quatre purs sang. Derrière la tribune, l’Empereur descendit de voiture, monta à cheval, et, en grand costume de général prussien, avec le casque à crinière blanche et l’écharpe. il déboucha sur la plaine de Longchamps, vers le moulin, où il fut reçu par son fils.

À ce moment, sur toute la ligne, les musiques entonnèrent l’hymne national : « Salut à toi, couronné par la victoire ! » Escorté par un état-major de plus de six cents officiers, il galopa devant les trois lignes de l’armée, puis il vint s’adosser à la tribune impériale, déserte comme toutes les autres. Le prince royal alla se mettre à la tête de l’armée, et le défilé commença, au milieu des hurrahs ininterrompus.

Le comte de Bismarck était au milieu de l’état-major, confondu avec les officiers, en uniforme de cuirassier, avec le casque d’acier, mais sans cuirasse.

Après avoir défilé devant l’empereur, chaque régiment prenait le chemin de l’.Vrc-de-Triomphe, musique en tête. Les Prussiens, arrivant par l’avenue de l’Impératrice, contournèrent l’Arc-de-Triomphe, pour entrer dans les Champs-Élysées. Quant aux Bavarois, ils prirent l’avenue des Acacias, l’avenue de la Grande-Armée, et sans se détourner ils passèrent sous l’Arc-de-Triomphe.

(Nouveau Journal d’un officier d’ordonnance, par le comte d’Hérisson. Paris, Ollendorff, 1889, pp. 12 et 13.)

L’aspect de Paris fut lugubre durant cette journée néfaste. Presque partout les boutiques étaient closes comme en un jour de décès. Plusieurs magasins portaient une bande de papier sur laquelle on lisait : « fermé pour cause de deuil national ». Quelques débits de boissons gardaient leurs portes seulement entrebâillées. De rares consommateurs s’v glissaient, plutôt pour avoir des nouvelles, pour échanger des réflexions, que pour boire. Un bruit de billes choquées, chez un débitant ainsi à demi fermé, révélèrent la présence de joueurs dans la salle de billards au premier étage. On monta, et on pria les joueurs de cesser leur partie ce qu’ils firent aussitôt, soumis et penauds. Pas de voitures sur les chaussées ; des passants isolés sur les trottoirs, filant d’une allure pressée. Nulle livraison de marchandises. Plus de transactions. Dans les restaurants et les débits de tabac, demeurés entr’ouverts, les clients pénétraient, l’allure hâtive, comme des voyageurs dans un buffet de gare. Les journaux n’avaient pas paru. La ville entière prenait l’aspect d’une immense maison mortuaire, dans l’attente du départ du corps. Une palpitation sourde, derrière les volets mis et les persiennes fermées, dénotait seulement que toute la vie ne s’était pas retirée de Paris, que le cœur battait encore, et indiquait que, la syncope passée, il reprendrait sou mouvement vital.

Les soldats allemands cependant s’étaient installés silencieusement, et en bon ordre, dans les Champs-Élysées. On les logeait sans empressement, mais sans grossièreté. Les soldats de toute nation font la guerre, et ne l’ont pas engagée. Quelques escouades déjà cuisinaient la popote. Des Bavarois, accroupis sur la bordure du trottoir de l’allée centrale des Champs-Elysées, fumaient leurs pipes de porcelaine, à tuyaux courbes, indifférents, un peu somnolents. Des cavaliers, cantonnés sur le Cours-la-Reine, menaient, avec un contentement épais, leurs chevaux boire à la Seine. Un épisode à raconter plus tard, de retour aux bords de la Sprée. Sur la place de la Concorde, des bottes de paille étaient distribuées et étendues pour le bivouac de la nuit.

À trois heures seulement, le gros des troupes (IIe corps bavarois, Ier et IIe corps prussiens) fit son entrée, revenant de la revue de Longchamps : six régiments de chasseurs bavarois, deux batteries d’artillerie prussienne, trois régiments d’infanterie prussienne, dont un de la garde royale, un escadron de hussards de la Mort, un escadron de dragons prussiens, un régiment de ulhans bavarois. Un escadron de cuirassiers blancs escortait un état-major brillant et nombreux.

À quatre heures, le pavillon tricolore de l’Allemagne, noir, blanc, rouge, fut hissé sur l’hôtel de la Reine Christine, près l’Arc-de-Triomphe (depuis Hôtel Basilewski), et des pièces de canon furent braquées, deux sur chaque avenue rayonnant de la place de l’Étoile.

Des barrages avaient été établis à l’entrée de toutes les rues débouchant sur les Champs-Elysées. La consigne était donnée de ne laisser franchir les barrages à aucune personne en uniforme, soldat, marin, garde national. Les civils pouvaient circuler librement. Quelques-uns eurent la fantaisie d’aller regarder les Prussiens, sous le nez. Des femmes, peu intéressantes, furent l’objet des lazzis et des rebuffades des passants. Il y en eut de fouettées, comme l’avait été jadis Théroigne de Méricourt ; d’autres furent plongées dans les bassin de la Concorde et du Rond-Point. On supposait qu’elles se rendaient auprès des officiers allemands, qui festoyaient dans les restaurants des Champs-Elysées, et la foule gouailleuse entendait ainsi rafraîchir leur ardeur.

Un café, tenu par un nommé Dupont, à l’angle du rondpoint des Champs-Elysées et de l’avenue Montaigne, était resté ouvert toute la journée et toute la nuit de l’occupation. Les officiers, accueillis avec des saints obséquieux et des mines empressées par le patron et ses garçons, ces derniers choisis exprès parlant l’allemand, y soupèrent avec des donzelles, bravant la fessée populaire, souriantes, accourues au bruit des thalers et des marks, qui, dans la poche des vainqueurs en belle humeur, sonnaient le ralliement. Quand les Prussiens eurent évacué les Champs-Élysées, la foule se rua sur cet établissement trop hospitalier et le saccagea.

Comme contraste avec ces réjouissances des triomphateurs, excusables au fond, car nous en aurions fait tout autant à Berlin, les soldats de garde[3], aux barrages des rues de Rivoli, Saint-Florentin et Royale, au quai et sur le pont, virent, au réveil, un spectacle imprévu et saisissant : les dames calmes et imposantes, un peu massives, qui, dans une position assise, représentent les grandes villes de France, — la statue de Strasbourg vers la rue de Rivoli, demeurant pavoisée, ornée de drapeaux, de couronnes, de guirlandes et de bandes de crêpes, depuis les premiers jours du siège, — apparurent portant toutes un masque noir sur leurs visages de pierre. Pendant la nuit, avec des échelles, des patriotes demeurés inconnus avaient escaladé les énormes piédestaux, et s’étaient hâtés d’aveugler les regards inertes de ces statues. Inspiration romantique sans doute, manifestation un peu théâtrale, et conventionnelle aussi, mais qu’importe ! le sentiment qui l’avait dicté était excellent, et l’effet impressionnant. Il ne fallait pas, avaient pensé les décorateurs funèbres, que nos Villes de France pussent, idéalement et par une supposition de l’esprit, voir les odieux Prussiens paradant autour de leurs socles. La pudeur emblématique des majestueuses cités devait être protégée contre le viol des yeux allemands, et étant supposées ne plus voir, c’est comme si elles n’étaient point vues. Ce fut un inoubliable spectacle que celui de ces statues masquées, peut-être la grossièreté tudesque n’y prit-elle point garde, mais tous ceux qui ont contemplé cette muette et symbolique protestation en ont emporté, dans les prunelles et dans l’âme, l’ineffaçable vision.

Toute la journée, Paris avait été triste, il fut sinistre la nuit venue. De bonne heure, le repas du soir avait été préparé, avalé en hâte, et, dès neuf heures, la ville avait pris l’aspect nocturne de minuit passé. Quelques lueurs, ici et là, filtraient à travers rideaux et persiennes. Les cafés faisaient, sur les boulevards, de grands trous vides et sombres. Des lampes à pétrole, aux clartés blafardes, éclairaient les postes, les mairies. Quelques curieux, allant aux renseignements, passaient, s’évanouissaient comme des ombres.

Vers dix heures, une clarté lunaire vive donna un aspect fantastique à la ville déserte et silencieuse. Bientôt les derniers feux furent éteints, et Paris, tandis que les Prussiens ronflaient sur les bottes de paille distribuées, et dans les logements qui leur avaient été assignés, s’endormit d’un sommeil fiévreux, empli de cauchemars sinistres, et coupé de sursauts angoissants.

Cependant le soleil se leva, et il y eut comme un soupir général de satisfaction, en apprenant, en constatant, que rien ne s’était passé durant cette nuit lourde d’inquiétudes. Paris reprit son agitation matinale coutumière. Les nécessités de la vie exigeaient la reprise de la routine quotidienne : le lait, déposé et mis à chauffer, le pain attendu, les soins domestiques, la toilette des enfants, toutes ces besognes familières remplirent les premières heures. Les ménagères s’en furent aux provisions, et les hommes aux nouvelles. Tout demeurait calme.

On apprit que les préliminaires de paix avaient été votés à Bordeaux, le mercredi Ier mars, et que M. Thiers, avec Jules Favre, devait être en route pour Versailles, porteur des doubles du traité, car Bismarck avait eu cette dernière exigence, de ne pas se contenter des dépêches de Bordeaux annonçant le vole ; il avait voulu posséder le procès-verbal avant de rien ordonner pour l’évacuation. Il serait dans la soirée certainement nanti des documents réclamés. Les ratifications furent échangées dans la journée du 2, et à six heures tout était terminé, les dernières dispositions pour l’évacuation étaient prises à Versailles. Les Prussiens devaient donc vider le sol parisien. Ce fut un grand contentement dans tous les quartiers de la ville.

À Versailles, on était beaucoup moins satisfait. On avait compté sur des lenteurs parlementaires, sur des discussions longues, des renvois à la commission, des amendements peut-être à discuter, et à soumettre à Bismarck avant de les retourner, approuvés ou refusés, à l’Assemblée. Tout cela dans la pensée de l’état-major impérial, devait prendre un certain temps, au moins une huitaine. On aurait donc e temps de voir Paris, ou du moins la partie de la ville autorisée. Quelques officiers, en traversant le jardin des Tuileries, interdit au public, avaient pu, par les galeries du Louvre, parcourir le musée, et gagner la colonnade, d’où ils s’étaient fait voir à la foule, rassemblée sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois, que des gardes nationaux gardaient. Aperçus, ces officiers avaient été hués, et s’étaient en hâte retirés. Mais beaucoup de leurs camarades se promettaient, sans se montrer aux fenêtres du Louvre, de jeter aussi leur coup d’œil sur ce Paris, dont ils ne pouvaient fouler que le seuil. Ils pensaient pouvoir faire, à tour de rôle, cette excursion tentante. Des ordres avaient déjà été donnés pour que tous les hommes du corps d’occupation pussent venir loger et camper dans les Champs-Élysées, remplaçant, chaque jour, les troupes introduites la veille, et ayant passé la nuit dans Paris. Tous ces projets furent renversés par la rapidité avec laquelle l’Assemblée avait ratifié les préliminaires. La déception allemande fut vive. L’empereur fut particulièrement vexé de ce vote si prompt, qui le privait d’une orgueilleuse satisfaction qu’ils était promise. Il comptait personnellement entrer dans Paris, à la tête de la garde prussienne, et il avait ordonné une revue qui serait passée, dans les Champs-Élysées et au rond-point de l’Étoile, pour le lendemain vendredi 3 mars. À cheval sous l’Arc-de-Triomphe, Guillaume eût goûté la joie superbe d’être acclamé, dans Paris, par ses troupes fièrement alignées dans la capitale des Français. C’eût été, pour lui, le complément de la proclamation de l’empire d’Allemagne, dans le salon des Glaces, au Palais de Versailles, la véritable cérémonie du sacre, son couronnement, par ses légions victorieuses, dans Paris vaincu.

Le vendredi 3 mars ne vit pas cette apothéose. Ce jour-là même, en vertu des conventions et du vote de l’Assemblée Nationale, dont le procès-verbal avait été remis la veille par Thiers, revenu de Bordeaux, l’ordre d’évacuation était donné aux troupes, et le mouvement de retraite commençait.

Derrière le dernier escadron franchissant la Porte-Maillot, un peloton de gendarmes français à cheval, tenant toute la largeur de l’avenue de la Grande-Armée, au pas et à quelque distance, fermait la marche, avant-garde de la foule impatiente qui suivait. Les gendarmes s’arrêtèrent a la Porte-Maillot, dont le pont-levis, jeté sur les fosses des fortifications fut aussitôt levé derrière le dernier Prussien avec un fracas significatif. La foule avait gravi les talus et, du haut des remparts, accompagnait de huées, de cris, d’acclamations ironiques, le départ, peu triomphal, des triomphateurs.

Paris respirait, reprenait courage, revivait sa vie Les magasins relevèrent leurs rideaux de fer, les devantures reprirent leur aspect habituel, les terrasses des cafés se garnirent de leurs chaises et de leurs guéridons enlevés, les jets d’eau des fontaines, aux Champs-Élysées et à la Concorde arrêtés pendant l’occupation, comme a l’ordinaire jaillirent, et la population emplit de nouveau de sa rumeur affairée rues et boulevards.

Le cauchemar des deux nuits et des deux journées sinistres avait disparu, mais, la joie première du départ des Allemands satisfaite, la réalité reprit son impérieuse et menaçante obsession. Qu’allait-ou devenir ? Garderait-on la République ? Faudrait-il, comme beaucoup le pensaient, faire le coup de feu pour la défendre ? Qu’y avait-il derrière l’écran mystérieux cachant l’avenir ? l’incertitude pesait, comme un couvercle, sur la cité frémissante.

  1. Chauviere (Emmanuel-Jean-Jules), né à Gand (Belgique) de parents français, 18 août 1850, correcteur d’imprimerie, mort en 1909 ; publiciste condamné sous l’Empire, et après la Commune à 5 années de prison ; conseiller municipal de Paris, député du XVe arrondissement.
  2. L’auteur se trouvait, par hasard, aux environs de la Bastille, ce jour-là. Il assista spectateur impuissant et attristé, à cette scène affreuse, et il ne peut que confirmer le récit de l’écrivain anonyme qu’il cite.
  3. L’auteur se trouvait ce jour-là de service avec sa compagnie, la 6e du Ier du 110e de ligne au barrage de la rue Boissy-d’Anglas, adossé au Cercle Impérial et à l’Hôtel Crillon.