Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/8

LIVRE VIII

LE PLAN DE M. THIERS

PARIS ET BORDEAUX DEPUIS LA PAIX

Au moment de l’entrée des Prussiens dans le périmètre urbain dont l’accès avait été accordé, le gouvernement, l’assemblée, les directions administratives, les autorités civiles et militaires se trouvaient loin de Paris. En cet instant critique et douloureux, Paris avait été livré à lui-même. Il était devenu, de fait, Ville Libre. Paris s’était donc gardé et gouverné lui-même, étant comme abandonné par ses chefs, par ceux qui avaient l’autorité et la responsabilité. Ce n’est là ni un reproche au gouvernement, ni un grief contre l’assemblée. Ces deux forces, ces deux moitiés de l’autorité française, au milieu du désarroi général étaient, par la force des choses, absentes ; elles semblaient inexistantes, retenues à Bordeaux. Paris se sentait toujours aussi isolé de la province qu’à l’époque du siège. Pour la mentalité parisienne, et quand on emploie ce terme ou tout autre analogue se rapportant à l’agglomération séquanaise, il est entendu qu’on y comprend l’élément immigré, établi, acclimaté, fourni par tous les départements, la privation de gouvernement est une éventualité qui paraît tellement inadmissible qu’elle confine à l’absurde et à l’invraisemblable. Pour le « Parisien » accoutumé aux lisières, s’en plaignant toujours, mais ne pouvant jamais s’en passer, c’était une situation anormale très inquiétante aussi que de se sentir en liberté. Chacun s’alarmait, comme un marmot égaré dans une foule. Il faut un bâton à l’aveugle, et un gouvernèrent à la population, dans la nuit d’événements comme ceux du 1er mars. On avait depuis l’enfance, depuis plus loin encore par l’atavisme, acquis l’habitude de la tutelle. Accoutumes à être guidés, commandés pour les actes les plus élémentaires de la vie publique et même de l’existence privée, la collectivité, comme l’individu, s’effaraient à la pensée de se trouver brusquement dépourvus de l’autorité-tutrice. Comment se passer du pouvoir-patron, commandant tout, et supposé avoir tout prévu et pourvu à tout ? Cette absence de maître déroutait. Paris était alarmé, se voyant ingouverné. L’anxiété légitime que causait, dans toutes les classes de la population, et principalement dans la classe possédante, aisée, l’approche des Prussiens, et leur séjour dans la ville, fit surtout déplorer la privation de tout gouvernement. Le coup de fusil fortuit, que M. Thiers redoutait devenant le signal d’une tuerie atroce et d’une mise à sac furieuse, hantait aussi les imaginations bourgeoises. Beaucoup de ceux qui réclamaient une audacieuse marche en avant de la garde nationale, afin de barrer le passage à l’armée d’occupation tremblaient intérieurement que les risque-tout ne fussent pris au mot ; on mourait de peur à la supposition que ceux qui conseillaient le calme pourraient ne pas être écoutés. Ils furent, et alors la détente et le soulagement dilatèrent les poitrines. Comme l’esprit populaire est toujours enclin à attribuer à attribuer à une intervention positive, à un sauver visible et acclamable, le salut d’où qu’il lui vienne même quand il est issu visiblement de la situation, et qu’il est l résultante d’une volonté collective, on fit honneur à ce Comité Central, né de la veille, à peine formé, de la tranquillité publique conservée et du péril évité. La reconnaissance de la foule est souvent aussi peu méritée que sa haine. On savait qu’un comité, nouvellement organisé, avait pris la parole au nom de 215 bataillons qu’il affirmait représenter, pour déconseiller toute résistance à l’entrée des Prussiens, et qu’il avait été entendu. Donc ce Comité était une force ; il était le pouvoir dont on regrettait l’absence, le tuteur dont on était en peine. On était sauvé ! Les sauveurs étaient des inconnus, de petites gens, peut-être des illettrés et des incapables ? N’importe ! Ils avaient tenu le langage nécessaire, et obtenu le résultat que l’on attendait du gouvernement et de l’assemblée, absents et muets. On était bien près de crier : vive le Comité Central ! puisque ce Comité-là avait tout remplacé, avait empêché un désastre et maintenait cette divinité tutélaire, qui semblait à tous indispensable : le gouvernement.

La fonction crée l’organe, dit la science moderne : le comité d’inconnus avait remplacé Thiers, Jules Favre et les autres Césars du moment. Il avait fait fonction de gouvernement, à lui donc de gouverner I Let himbe Coesar ! crie le peuple de Shakespeare au tribun Antoine proclamant qu’il n’y a plus de César. Tout, même un pouvoir dont on ne pouvait désigner par leurs noms ceux qui l’exerçaient, plutôt que pas de pouvoir ! c’était le cri des Parisiens. La population ne pouvait supporter quelques jours, quelques heures, la vacance de gouvernement. Ainsi la nature, selon les anciens physiciens, avait en horreur le vide.

Le Comité Central se trouva donc, par la force des choses, et par le consentement formel de quelques-uns, tacite du plus grand nombre, investi de l’autorité, durant les semaines d’attente qui suivirent l’entrée des Prussiens, jusqu’à la proclamation de la Commune de Paris.

Ce comité fut un pouvoir, non pas occulte comme l’a dit faussement M. Thiers, et comme l’ont répète sottement le publicistes d’alors, et aussi les historiens subséquents, mais obscur et débonnaire. Il n’était pas occulte, puisque ce terme veut dire caché, alors que le Comité se montrait, parlait chaque jour dans vingt réunions ; il n’était pas anonyme non plus, puisqu’il couvrait les murs de Paris d’affiches portant les noms de ses membres.

Dès le 4 mars, il publiait le manifeste suivant, expliquant son origine, notifiant à tous son existence, rendant compte, avec un légitime orgueil, de son intervention au moment de l’occupation prussienne :

Le Comité Central de la garde nationale, nommé dans une assemblée générale de délégués, représentant plus de 200 bataillons, a pour mission de constituer la Fédération républicaine de la garde nationale, afin qu’elle soit organisée de manière à protéger le pays mieux que n’ont pu le faire jusqu’alors les armées permanentes, et à défendre, par tous les moyens possibles, la République menacée.

Le Comité Central n’est pas un comité anonyme, il est la réunion de mandataires d’hommes libres, qui connaissent leurs devoirs, affirment leurs droits, et veulent fonder la solidarité entre tous les membres de la garde nationale.

Il proteste donc contre toutes les imputations qui tendraient à dénaturer l’expression de son programme, pour en entraver l’exécution. Ses actes ont toujours été signés ; ils n’ont eu qu’un mobile, la défense de Paris. Il repousse avec mépris les calomnies tendant à l’accuser d’excitation au pillage d’armes et de munitions, et à la guerre civile.

L’expiration de l’armistice, sur la prolongation duquel le Journal Officiel du 26 février était resté muet, avait excité l’émotion légitime de Paris tout entier. La reprise des hostilités, c’était en effet l’invasion, l’occupation et toutes les calamités que subissent les villes ennemies.

Aussi la fièvre patriotique, qui, en une nuit, souleva et mit en armes toute la garde nationale, ne fut pas l’influence d’une commission provisoire nommée pour l’élaboration des statuts : c’était l’expression réelle de l’émotion ressentie par la population.

Quand la convention relative à l’occupation fut officiellement connue, le Comité Central, par une déclaration affichée dans Paris, engagea les citoyens à assurer, par leur concours énergique, la stricte exécution de cette convention.

À la garde nationale revenait le droit et le devoir de protéger et défendre ses foyers menacés. Levée tout entière spontanément, elle seule, par son attitude, a su faire de l’occupation prussienne une humiliation pour le vainqueur.

Ce placard, bien qu’imprimé sur papier rouge, n’avait rien d’effrayant. Il était plutôt conçu en termes rassurants, puisque les auteurs repoussaient « les calomnies tendant à l’accuser d’excitation au pillage d’armes, de munitions, et à la guerre civile ».

Il répondait ainsi aux imputations et aux craintes, soigneusement entretenues à Paris, et exagérées à Bordeaux, que pouvaient faire naître la possession des canons soustraits aux Prussiens avec la mise en état de défense de Montmartre, des Buttes-Chaumont et de quelques autres points, où les canons se trouvaient déposés et gardés.

Ce terrible Comité fut cependant si peu entreprenant, si peu agressif, et l’on pourrait ajouter si peu révolutionnaire, que, pendant les trois semaines qu’il exerça le pouvoir, à la tête des bataillons les plus énergiques, ayant les hauteurs et les canons à sa disposition, de plus, respecté, obéi par la majorité de la garde nationale, il ne fit rien, pas même le Dix-Huit Mars.

Le Dix-Huit Mars, en effet, n’a qu’un auteur : Monsieur Thiers.

Cette insurrection, tout le monde en parlait et personne n’y croyait. M. Thiers seul pouvait la prévoir, puisqu’il la préparait, puisqu’il savait comment en provoquer l’explosion. Il est difficile de prouver l’existence d’un plan qui ne fut jamais écrit, et que son auteur a voulu tenir secret. Ni Jules Favre ni Ernest Picard, ministre de l’Intérieur, ni le général d’Aurelle de Paladines, investi du commandant supérieur de la garde nationale, ni le général Valentin, nommé préfet de police, trois jours avant le signal du coup de force, ne furent tenus d’avance au courant des combinaisons machiavéliques de Thiers.

Une insurrection parisienne semblait possible sans doute, et des précédents permettaient d’en concevoir éventualité, mais bien des raisonnements se présentaient à l’esprit, qui en faisaient écarter l’hypothèse. D’abord, la population parisienne ne semblait avoir ni goût ni intérêt a tenter une révolution. Elle était épuisée, appauvrie ; elle avait besoin de se refaire des privations et des chômages du siège, elle devait prouver le désir de déposer le fusil et de reprendre l’outil ; de plus, elle possédait la forme de gouvernement qu’elle aimait, qu’elle voulait ; elle avait la République. Contre qui et pourquoi se soulèverait-elle ? Sans doute cette République était instable, et paraissait menacée Des hobereaux imprudents et fanfarons, à Bordeaux, parlaient à chaque instant de la supprimer. Mais c’était plus facile à énoncer qu’à réaliser, cette suppression. Il y aurait peut-être une majorité parlementaire pour voter la déchéance de la République, comme on avait voté celle de la dynastie napoléonienne, mais alors il fallait rencontrer aussitôt une autre majorité, pour restaurer la monarchie.

Laquelle ? l’empire était, de l’avis de tous, impossible et la préférence que Bismarck témoignait à ce régime n’étai pas faite pour faciliter son, adoption. Serait-ce la royauté orléaniste ? Mais les vrais royalistes, les partisans entêtés de la légitimité repoussaient la fusion, et ne voulaient pas travailler pour la branche cadette. Pouvait-on croire à une restauration de la monarchie traditionnelle, à l’avènement de Henri V ? Mais la bourgeoisie, qui eût peut-être accepté la royauté constitutionnelle, « la meilleure des républiques », disait-on chez le banquier Laffite, après les journées de 1830, n’avait que de la répulsion pour l’ancien régime. Les orléanistes ne pouvaient se rallier au drapeau blanc ; Henri V repoussait le drapeau tricolore, qui était à ses yeux le drapeau de la Révolution. Si le peuple de Paris, recueillant les bruits et les menaces de la réaction, prêtant l’oreille aux forfanteries des adversaires de la République, estimait celle-ci en danger, M. Thiers, lui, savait que c’était une crainte exagérée et vaine, que la fusion était interdite, et que les ruraux de Bordeaux seraient bien forcés de supporter la République, puisqu’on l’avait. On ne savait par qui la remplacer, et elle était le régime qui « divisait le moins », qui laissait à tous les partis l’espérance et tenait en haleine toutes les convoitises. Cependant, il ne cherchait pas à démentir, par des actes, par des faits, cette rumeur que la République était en danger. Cette crainte servait ses desseins.

Ce qui prouve bien que, même parmi les membres de l’Assemblée, peu favorables à la démocratie, on ne croyait pas à l’imminence d’une révolution à Paris, c’est le nombre de ceux qui votèrent le départ de Bordeaux, et l’installation à Versailles. S’ils avaient cru à l’explosion d’un Dix-Huit Mars, les ruraux eussent attendu, avant de siéger à Versailles, et ne se seraient pas hasardés à venir se loger à proximité des canons, et même des fusils des insurgés. Ils ne voulurent pas accepter Paris comme siège de l’Assemblée, parce qu’ils redoutaient des surprises populaires, des échauffourées, des envahissements soudains, comme au 15 mai 48, dont le souvenir fut rappelé à Louis Blanc, au cours de la discussion. Ils consentirent à se rendre à Versailles, parce qu’ils ne supposaient pas qu’ils s’y trouve raient enfermés comme dans un camp retranché, à la suite d’un formidable soulèvement. Ils avaient admis qu’il pouvait se produire des troubles, des émeutes, à Paris, mais, en même temps, ils se diraient que le gouvernement aurai promptement raison de ces aventureuses rébellions, comme il avait facilement rétabli l’ordre au 31 octobre et au 22 janvier. À Versailles, on ne ressentirait rien de ces secousses, que les circonstances et l’état des esprits pouvaient faire prévoir, mais nullement redouter.

Des fortes têtes de la réaction, soutenues par des notoriétés du centre gauche et de la gauche modérée, faisaient même remarquer que, si les forces répressives dont on pouvait disposer, en ce moment, semblaient un peu faibles, la convention d’armistice n’ayant permis que le maintien sous les armes de la division Faron, environ 15,000 hommes, avec des gendarmes et la police, on pouvait toutefois compter, comme au 31 octobre, si une insurrection s’allumait, sur les bataillons modérés, pour l’éteindre aussitôt. En grande partie, la garde nationale se composait de bourgeois, de commerçants, d’employés, qui ne voulaient pas le désordre, et, comme en juin 48, ces amis de l’ordre feraient avec ardeur le coup de feu sur les rouges, sur ceux nui voudraient établir la république socialiste.

L’assemblée nationale était donc rassurée, et, par 461 voix contre 154 sur 581 votants, elle décida, dans la séance du 10 mars, de siéger à Versailles. La première séance fut fixée au lundi 20 mars. L’assemblée ne se doutait donc pas qu’elle allait au-devant d’une révolution, et que ses membres ne pourraient pénétrer que par la brèche dans ce Paris, qui leur faisait à la fois peur et envie.

CALCULS ET PROVOCATIONS

L’Assemblée, et vraisemblablement aucun des personnages mêlés aux événements, n’eurent la perception, ni même l’intuition du plan scélérat combiné par Thiers, et qui se trouva réalisé, mais avec des complications, des obstacles et des aggravations que le petit Machiavel n’avait pas prévus.

On peut aujourd’hui reconstituer ce projet, qui dépassa certainement par les difficultés de sa réalisation, et par une résistance qui n’avait pas été envisagée, les calculs et les prévisions de son auteur. Pour étudier ce grave et curieux problème historique de la préparation par Thiers de l’insurrection qui éclata le Dix-Huit Mars, deux principes doivent d’abord être énoncés.

1o Paris n’avait aucun intérêt à tenter une insurrection.

Il avait des armes, sans doute, mais il n’était disposé à s’en servir que dans deux cas : si l’Assemblée tentait de renverser la République ou si les Parisiens se trouvaient provoqués par des mesures violentes ;

2o Thiers avait intérêt à susciter une insurrection.

Il ne la voulait ni très longue, ni très redoutable, mais suffisamment sérieuse pour alarmer l’Assemblée et le pays, pour persuader aux conservateurs qu’il avait sauvé la société en péril, et qu’il était seul capable d’opérer ce sauvetage périlleux. Une émeute peu grave, mais suffisante pour motiver une répression extraordinaire, lui paraissait avantageuse aussi, afin de se débarrasser des groupes et des individualités révolutionnaires. Elle lui serait utile encore pour faire reconnaître, par les républicains modérés et même par les avancés, tels que Louis Blanc, Tolain, que la République, comme ils la comprenaient, avait été en danger, et qu’il l’avait défendue et sauvée de la démagogie et de l’anarchie. Grâce à lui, le corps social se trouverait pour longtemps purgé de ses éléments nocifs. Donc Thiers était le sauveur, l’homme providentiel, indispensable, et comme Louis XIV disait l’État c’est moi, toute la France devrait dire la République c’est M. Thiers ! L’ordre le travail, la propriété, tout cela c’est l’œuvre, le bienfait de Thiers, le Napoléon de l’Empire Républicain !

Ces deux points admis, et il paraît difficile, après l’examen impartial des faits accomplis, que ce postulat soi démenti, ou même contesté, toute l’explication de la conduite de Thiers, depuis la paix jusqu’au premier combat du 2 avril 1871, au pont de Neuilly, devient claire ; elle est explicable, expliquée.

Il est évident que, lorsqu’il combinait l’épuration des faubourgs trop républicains, et la consolidation d’une république très modérée, dont il demeurerait le chef incontesté, Thiers n’avait pas prévu deux choses : d’abord l’étendue du mouvement insurrectionnel qu’il provoquait, et ensuite la résistance opiniâtre et terrible de ces insurges, qu’il pensait écraser sur quelques barricades, élevées dans les faubourgs, mal défendues et rapidement enlevées.

I ne pouvait non plus supposer que sa victoire sur les républicains avancés serait si forte, si décisive, quelle rassurait et encouragerait les monarchistes, au point que, délivrés de toute crainte du côté des hommes d’action et des masses armées, ils chercheraient à renverser la République. et pour y parvenir, commenceraient par le renverser, lui, son président. Il n’est pas le premier politicien qui, en croyant seulement provoquer un léger orage, ait déchaîné la tempête. Il serait exagéré de prétendre que Thiers avait combiné et prévu, dès Bordeaux, sa rentrée dans Paris fumant, sur un monceau de cadavres, après un combat acharné de deux mois. Il n’eût pas risqué son coup de force, s’il avait été certain qu’il dût être suivi d’une révolution terrible. Il n’envisagea pas un instant l’hypothèse périlleuse de tout Paris en armes, marchant sur Versailles, et l’occupant, ce qui serait arrivé, si, le 20 mars, le Comité Central avait eu l’intelligence de la situation, et aussi s’il avait possédé l’énergie révolutionnaire. Thiers voulait seulement désarmer la garde nationale, lui enlever ses canons, ses fusils et aussi son organisation, son rôle de force armée indépendante. Au point de vue gouvernemental, pour le rétablissement de la tranquillité publique, pour le recouvrement du crédit indispensable à la libération, si désirable, du territoire, il n’avait pas entièrement tort, mais est-il excusable d’avoir écarté cauteleusement toute possibilité de transaction et d’apaisement ? N’est-il pas coupable d’avoir combiné tous les éléments d’un incendie, pour avoir la gloire de l’éteindre ? Il s’est débarrassé, grâce aux flammes par lui allumées, de tout ce qu’il jugeait nuisible à son pouvoir, de tout ce qui faisait obstacle à la république constitutionnelle, l’orléanisme sans un prince d’Orléans, la seule forme gouvernementale qu’il comprît, dont il poursuivait, avec ténacité, l’établissement. L’Histoire doit répondre qu’il fut criminel, en provoquant, par tous les moyens à sa disposition, une insurrection, pour la réprimer ensuite. Les souvenirs de 1848 le guidaient : il avait déjà proposé vainement, au 24 février, de sortir de Paris avec l’armée, pour y rentrer victorieux, et il savait que Cavaignac, en juin, avait laissé grandir l’émeute pour motiver une répression impitoyable.

Ce serait une opinion fausse, et un jugement téméraire, que de croire qu’il voulut seulement asseoir sa domination et perpétuer son pouvoir. L’ambition personnelle fut secondaire dans la conception de son plan. Thiers pensa et agit comme les sectaires fameux. Il eut alors l’âme d’un Torquemada et la doctrine d’un Marat. C’était pour le bien des Parisiens qu’il pointait sur eux les canons. Il croyait sauver la société, servir son pays, et mettre la République bourgeoise et modérée, son idéal, sa religion, hors des atteintes des hérésiarques du socialisme, des schismatiques de la monarchie. Les grands inquisiteurs et les grands terroristes brûlaient et guillotinaient ainsi pour le salut des âmes, pour le salut public. Thiers bombarda, fusilla et déporta les républicains pour le salut de la République. Son plan fut conçu dans le secret de son cabinet, avec l’implacable sérénité d’un despote, et exécuté avec la cruauté inexorable d’un fanatique. Il se donna la mission d’un exterminateur. Les circonstances servirent ses desseins. Les événements toutefois dépassèrent ses calculs.

Trois données principales composaient le problème qu’il voulait résoudre : 1o le désarmement ; 2o la répression ; 3o l’organisation de la République modérée, libérée de la double crainte des monarchistes et des socialistes. Pour le résoudre il concevait trois opérations : 1o une provocation ; 2o un refus de toute conciliation ; 3o l’intervention brutale de la police et de l’armée. Ensuite il serait maître de la situation, et l’Assemblée Nationale voterait tout ce qu’il lui demanderait. Il en serait différemment si la population parisienne demeurait calme sous les provocations, et se laissait désarmer, menacer, museler, sans résistance. Alors il ne pourrait longtemps se camper en sauveur. On oublierait probablement ses services assez rapidement. Il n’aurait pas le prestige du Saint-Georges ayant terrassé l’hydre de l’anarchie. Il laisserait dans les faubourgs de dangereux ferments de haine et de révolte. On lui rendrait le gouvernement difficile, sinon impossible. Les parlementaires de la gauche, craignant les attaques des révolutionnaires, deviendraient d’autant plus audacieux en paroles, en ordres du jour de réunions publiques, en manifestes imprimés, qu’ils auraient été timides dans l’action. Ils accentueraient leurs revendications et leurs programmes, pour conserver leur popularité. Les monarchistes, de leur côté, ne croyant plus au danger à gauche, s’orienteraient entièrement à droite, et avec l’appui du parti clérical, s’efforceraient de lui créer des obstacles, l’empêcheraient d’organiser la république constitutionnelle et bourgeoise qu’il rêvait, qu’il estimait être la seule possible. Une insurrection dont il aurait raison lui était indispensable pour garder l’équilibre, pour tenir le gouvernail entre Charybde monarchique et Scylla révolutionnaire. Il fallait encore que Paris fît une tentative insurrectionnelle assez sérieuse, que la province désapprouverait qu’elle ne comprendrait pas, qui l’irriterait aussi, et l’effraierait dans les circonstances présentes. Autrement il ne pouvait répondre de l’avenir, et la Révolution, qu’il avait une occasion favorable et exceptionnelle de désarmer pour longtemps, gagnerait du terrain, soulèverait les départements. Ce seraient les ruraux, comme un insolent avait qualifié les représentants des départements, qui s’insurgeraient et on en viendrait moins facilement à bout. Donc il fallait provoquer les Parisiens, et le plus tôt possible. Il convenait d’avoir pour cela les députés sous la main, d’être sur place et de s’affranchir de l’inconvénient des allées et venues entre Paris et Bordeaux. Il y aurait eu trop grande difficulté à manœuvrer avec un gouvernement scindé en deux, obligé d’être à Bordeaux pour diriger l’assemblée, et à Paris pour conduire les affaires.

M. Thiers, dans sa déposition à l’Enquête, a révélé cette phase préliminaire de son plan. On remarquera qu’il parle d’une lutte terrible menaçante, alors que rien dans l’altitude de la population, ni dans les déclarations du Comité Central n’en pouvait signaler la préparation, ou même le désir.

Aussitôt après la signature de la paix, je vis que nous aurions une lutte terrible à soutenir, contre les gens de toute sorte accumulés dans Paris.

Pendant qu’à Bordeaux nous nous occupions de faire voter le traité, le ministre de la Guerre, général le Flô, reçut l’ordre d’acheminer les troupes sur la capitale. On m’écrivait tous les jours : il n’est pas possible, à la distance où vous êtes, de livrer bataille à une foule furieuse. L’Assemblée à Bordeaux est trop loin, il faut la rapprocher de Paris. Je n’eus jamais l’idée de faire rentrer immédiatement l’Assemblée dans Paris. À ceux qui étaient d’avis de la ramener sur-le-champ, et ils étaient nombreux, je répondais : « Non ! tant que Paris sera dans cet état, je ne proposerai pas à l’Assemblée d’y revenir, parce que je prévois des événements redoutables. Seulement je lui donnerai le conseil de s’en rapprocher autant que possible. » Plus les symptômes d’une inévitable journée se révélaient à moi, par les correspondances que je recevais, plus j’étais convaincu qu’il fallait se transporter au milieu même des événements.

(Enquête parlementaire sur le 18 mars, éd. citée, p. 121.)

Prédire une insurrection, quand on est chef d’État, c’est la suggérer. En se montrant alarmiste, M. Thiers ne se contentait pas de prévoir un soulèvement parisien, il précisait le caractère de la lutte, il l’annonçait comme devant être inévitable et furieuse. Mais il faut remarquer qu’il parlait ainsi après les événements, au mois d’août 71, et qu’il révélait seulement alors ses craintes, ses intentions, ses espérances, du mois de mars. Lorsqu’il se contentait de demander à l’Assemblée de revenir auprès de Paris, non pas dans un but stratégique, mais uniquement pour la lionne et prompte expédition des affaires, il s’efforçait de cacher le spectre de la guerre civile, il se bornait à indiquer qu’il saurait maintenir l’ordre, avec l’aide de l’armée et des bons citoyens.

Devant la résistance, l’Europe s’est étonnée, l’Europe a admiré et tous les amis de la France ont relevé la tête. Je ne saurais être ingrat pour cette grande population qui relève la France aux yeux du monde entier (applaud.). Il n’est pas vrai de dire que Paris ait toujours été la cause des révolutions : il en a été le théâtre plutôt. Je ne saurais être ingrat envers Paris, a qui je dois tout ; Paris a fait des fautes, il les paye d’un prix très cher… une grande émotion s’est emparée de la population de Pars, à la suite de l’évacuation des Prussiens. Eh bien ! ce mouvement, qui n’avait rien de coupable à l’origine, puisqu’il était dirigé contre les Prussiens, a dégénéré en une attitude coupable et factieuse mais nous espérons pouvoir ramener les hommes égarés et éviter la guerre civile… (Assemblée Nationale. Séance du 10 mars 1871.)

On voit la différence des deux langages : à Bordeaux, avant le Dix-Huit Mars, M. Thiers fait l’éloge de Paris, et dit qu’il espère « éviter la guerre civile ». Six mois après, devant la commission d’enquête, il déclare qu’il considérait, dès cette époque la guerre civile comme « inévitable ». On doit voir dans ce correctif rétrospectif à son optimisme d’antan, un commencement d’aveu de son détestable plan.

Il avoue, en août, qu’il était certain en mars que la guerre civile devait éclater prochainement. C’est reconnaître qu’il la préparait dès cette époque. Pourquoi n’a-t-il pas dit à l’Assemblée que l’insurrection allait éclater, si telle était alors sa croyance ? Parce que l’Assemblée serait restée à Bordeaux, et qu’il avait besoin d’être avec elle à Versailles. C’était le point de départ de sa stratégie.

L’Assemblée, au 11 mars, ayant accédé au désir du chef du pouvoir exécutif et décidé de siéger à Versailles, c’est-adire à une heure de Paris, M. Thiers se trouvait en mesure de poursuivre et de hâter la réalisation de son plan. Deux mesures de provocation directe étaient déjà prises qui devaient en marquer le début, et précipiter les événements.

NOMINATION DU GÉNÉRAL D’AURELLE DE PALADINES

M. Thiers avait répondu à la déclaration du Comité Central que la garde nationale entendait nommer tous ses chefs, — cette prétention était contestable, mais le moment était-il bien choisi, si l’on avait voulu apaiser et non irriter, pour riposter par une nomination qui, certainement, serait mal accueillie ? — en donnant le commandement supérieur des gardes nationales au général d’Aurelle de Paladines.

Le Mot d’ordre du 7 mars fit suivre la publication du décret des réflexions suivantes :

Le Journal Officiel a enregistré la nomination du général d’Aurelle de Paladines au commandement de la garde nationale. Ses titres ? Les voici : Brutal jusqu’à la cruauté ; il s’est toujours fait détester de ses soldats. Général, il laissa à Orléans ses divers corps dans l’isolement, sans ordres ; il laissa ceux qui s’avançaient livrés à leur héroïsme ; il laissa les marins seuls défendre leurs pièces ; il fit couper les ponts charges de soldats, dont on retrouvait ensuite les cadavres ensevelis dans la glace, et il se retira au moment où, du haut du plateau d’Avron, Paris lui tendait la main. Député, il s’est signalé déjà en se permettant de rappeler aux convenances, dans les bureaux de l’Assemblée, un député républicain de l’Alsace, qui revendiquait pour I Alsace l’appui de la France.

Voilà l’homme que nous envoient, d’un commun accord, les réactions légitimiste, orléaniste, et surtout cléricale.

(Le Mot d’ordre. Henri Rochefort, No du 11 mars 1871.)

Le journal républicain exprimait les sentiments de la population. Ce général n’était pas sympathique, et sa nomination constituait comme un défi à l’opinion, une menace envers la garde nationale. Cette première provocation fut suivie d’une autre, l’apposition d’une affiche comminatoire, dans laquelle le gouvernement faisait allusion à l’enlèvement des canons, et annonçait la nomination du nouveau général. Le gouvernement précisait son intention de lutter, et faisait appel « aux bons citoyens ».

Les faits les plus regrettables se sont produits depuis quelques jours, et menacent gravement la paix de la cité. Des gardes nationaux en armes, obéissant, non à leurs chefs légitimes, mais à un Comité central anonyme, qui ne peut leur donner aucun ordre sans commettre un crime sévèrement puni par les lois, se sont emparés d’un grand nombre d’armes et de munitions de guerre, sous prétexte de les soustraire à l’ennemi dont ils redoutaient l’invasion. Il semblait que de pareils actes dussent cesser après la retraite de l’armée prussienne. Il n’en a rien été : ce soir le poste des Gobelins a été forcé, et des cartouches ont été pillées.

Céux qui provoquent ces désordres assument sur eux une terrible responsabilité : c’est au moment où la ville de Paris, délivrée du contact de l’étranger, aspire à reprendre ses habitudes de calme et de travail, qu’ils sèment le trouble et préparent la guerre civile. Le gouvernement fait appel aux bons citoyens pour étouffer dans leurs germes ces coupables manifestations.

Que tous ceux, qui ont à cœur l’honneur et la paix de la cite se lèvent ; que la garde nationale, repoussant de perfides instigations, se range autour de ses chefs et prévienne des malheurs dont les conséquences seraient incalculables. Le gouvernement et le général en chef sont décidés à faire énergiquement leur devoir, ils feront exécuter les lois ; ils comptent sur le patriotisme et le dévouement de tous les habitants de Paris.

De son côté, le général, prenant possession de son commandement, le notifiait, en ces termes menaçants, à la population :

Le président du Conseil des ministres, chef du pouvoir exécutif de la République française, vient de me confier le commandement supérieur de la garde nationale de la Seine.

Je sens tout le prix d’un tel honneur. Il m’impose de grands devoirs : le premier de tous est d’assurer le maintien de l’ordre et le respect des lois et de la propriété.

Pour réussir, j’ai besoin du concours de tous les bons citoyen. Je fais donc appel au patriotisme de la garde nationale et de tous ses officiers.

Pendant le siège de Paris, elle a partage avec l’armée la gloire et le périls de la défense ; c’est à elle, dans les douloureuses circonstances que nous traversons, de donner l’exemple des vertus civiques, et à moi de la diriger dans ses nobles efforts.

Ma règle de conduite sera la justice, le respect des droits acquis, et de tous les services rendus.

Il est nécessaire que le travail répare, le plus tôt possible, les malheurs de la guerre. L’ordre seul peut nous ramener à la porspérité. J’ai la ferme volonté de réprimer avec énergie tout ce qui pourrait porter atteinte à la tranquille cité.

Ces menaces oratoires furent suivies d’un acte violent seconde et plus sérieuse provocation. Thiers s’en prenait à la presse. C’est toujours le premier acte des pouvoirs désireux d’affirmer leur force, la suppression des journaux d’opposition. Thiers se souvenait des ordonnances de juillet. Il avait rédigé la protestation qui appela le peuple aux armes. Seulement, cette fois, c’était lui qui était Polignac.

JOURNAUX SUPPRIMÉS

Le général en chef de l’armée de Paris, en vertu de l’état de siège, exerçant les pouvoirs nécessaires au maintien de l’ordre et de la police, et sur l’avis du gouvernement, prit l’arrêté suivant :

Attendu qu’il n’y a pas de gouvernement libre possible, lorsque chaque jour, impunément, des feuilles publiques, répandues à profusion, prêchent la sédition et la désobéissance aux lois que la République ne peut cire fondée que par le respect des droits de tous, l’ordre et le travail ; que l’ordre et le travail ne peuvent être rétablis tant que de pareilles publications seront tolérées ; que les journaux ci-dessous désignés ne cessent de provoquer directement à l’insurrection et au pillage ; qu’il est du devoir du gouvernement, dans les circonstances exceptionnelles où se trouve la France, d’user des droits que lui donne l’état de siège ;

Arrête :

Art. Ier. La publication des journaux : le Vengeur, le Cri du Peuple, le Mot d’Ordre, le Père Duchêne, la Caricature, la Bouche de Fer, est et demeure suspendue.

Art. II. La publication de tous nouveaux journaux et écrits périodiques, traitant de matières politiques ou d’économie sociale, est interdite jusqu’à la levée de l’état de siège par l’Assemblée nationale.

Art. III. Le préfet de police est chargé de l’exécution du présent arrêté.

Le général en chef de l’armée de Paris ; Vinoy.

Un des journaux frappés, le Cri du Peuple, de Jules Vallès, protesta contre les accusations portées par le général Vinoy, pour paraître justifier la suspension. J.-B. Clément, l’un des rédacteurs du Cri du Peuple, disait que, « bien loin de prêcher la guerre civile, ce journal s’était efforcé de prouver que, la réaction la recherchant, le peuple devait l’éviter », car elle ferait l’affaire de cette réaction. Il ajoutait : « Le décret que Vinoy invoque porte la signature de l’ex-impératrice. Le 4 septembre a passé là-dessus, et l’Assemblée vient de voter la déchéance de l’empire. »

Cette dernière remarque pouvait avoir une importance politique, elle n’avait aucune valeur juridique. Tant que les lois et décrets ne sont pas formellement abrogés, ils conservent leur autorité. Les républicains, sous l’empire, étaient poursuivis en vertu des lois des 5 et 6 juin 1848, sur les attroupements, lois de la République par conséquent. Mais ce qu’il est intéressant de relever dans la protestation du Cri du Peuple, organe très populaire, au tirage important, c’est l’avertissement donné à ses lecteurs que la réaction cherchait la guerre civile (J.-B. Clément ignorait alors que Thiers fût surtout celui qui désirait la guerre civile), et aussi le conseil formulé de l’éviter. Il est évident que si les Parisiens organisaient la « sédition », comme disait Vinoy, à l’instigation des journaux, le Cri du Peuple eût libellé autrement sa protestation. Il n’eût pas cherché à décourager les futurs insurgés. Il ne se fût pas indigné quand le général l’accusait de provoquer à l’insurrection. Il eût trouvé une autre formule qu’un énergique désaveu, pour répondre à l’arrêté de suspension, et tenir sa clientèle en haleine, dans l’attente du signal de la prise d’armes.

L’Opinion Nationale, journal modéré, qui n’était pas dans le complot thiériste, blâma en termes mesurés l’arrêté de Vinoy, général destiné, et malgré lui sans doute, au rôle d’éditeur responsable. M. Guéroult disait notamment : c’est aux tribunaux, et non au gouvernement qu’incombe la répression sans quoi les critiques les plus fondées pourraient bientôt devenir un « crime contre la société, contre l’ordre de choses établi ».

C’était donc l’état de siège, prolongé après le départ des Prussiens, c’était l’arbitraire faisant loi, c’était surtout la liberté de la presse supprimée, qui signalaient le nouveau régime, inauguré par Thiers : c’était un don de joyeux avènement. Il y avait là vingt raisons pour exciter Paris, pour provoquer un soulèvement, pour faire descendre dans la rue ces insurgés, que Thiers espérait, qu’il guettait comme un chasseur à l’affût.

LA LOI DES ÉCHÉANCES

Paris cependant s’obstinait à demeurer calme. Il semblait sourd aux menaces, et indifférent aux outrages, que les agents de Thiers lui prodiguaient, par ordre. Il convenait de surexciter davantage les Parisiens, pensa le chef du gouvernement. L’attribution du commandement de la garde nationale à un chef antipathique, c’était bien ; la suppression de la liberté de la presse, et la suspension de six journaux républicains, c’était mieux ; mais il fallait plus encore, pour émouvoir cette population qui semblait engourdie, qui se montrait si peu disposée à riposter à tant de provocations. Par expérience, il savait que l’irritation de la classe ouvrière ne suffisait pas à susciter une émeute, et qu’il était nécessaire d’y adjoindre le mécontentement de la classe moyenne, des petits commerçants, des employés, en se ménageant, autant que possible, les bonnes dispositions de la bourgeoisie aisée. Alors il fit proposer deux lois vexatoires, et dans des circonstances particulièrement odieuses, celle visant les loyers en retard et à courir, et celle sur les échéances des effets de commerce, billets à ordres et factures.

La loi sur les échéances constituait le plus grand péril commercial, en même temps qu’elle atteignait des particuliers, souscripteurs de petits effets à des fournisseurs, ou débiteurs de factures en retard. Elle était ainsi conçue, dans ses dispositions principales :

Les effets de commerce souscrits avant ou après la loi du 13 août 1870 (qui avait justement prorogé les échéances à raison de la guerre), venant à échéance après le 12 avril 1871 ne jouiront d’aucune prorogation, et seront exigibles. Les effets de commerce souscrits du 13 août au 12 novembre 1870 seront exigibles, avec les intérêts, date pour date, sept mois après l’échéance fixée.

Quant aux effets échus du 13 novembre 1870 au 12 avril 1871, ils devenaient exigibles, date pour date, du 13 juin au 12 juillet.

C’était la ruine et la faillite en perspective pour tous les débiteurs gênés. Les porteurs d’effets de commerce étaient sans doute, désireux de recouvrer leurs fonds, mais saut des cas particuliers et fort rares, ces effets n’étaient plus entre les mains de leurs bénéficiaires ; les banquiers, les escompteurs, et principalement la Banque de France, les avaient en portefeuille. La rentrée des fonds dans les banques était légitime assurément, mais ne pouvait avoir un caractère d’extrême urgence, et de nécessité absolue. Au contraire, les souscripteurs de ces effets, qui avaient pris des engagements, sans prévoir la guerre ou sa prolongation, se trouvaient dans l’impossibilité à peu près générale de les tenir. Il n’y avait eu ni affaires, ni travaux, m recettes, ni salaires, pendant le siège, et le chômage ainsi que l’absence de bénéfices et d’émoluments duraient encore, au moment où l’on déclarait les effets prorogés exigibles. Le report en juin et juillet des effets souscrits durant les mois d’investissement était insuffisant.

De nombreuses protestations, émanant de groupes commerciaux, s’élevèrent. « Si la loi était maintenue, nous serions tous, ou à peu près, disait un de ces manifestants, à la veille de perdre notre position, notre honneur. »

Un autre manifeste contenait ces justes récriminations :

Si la loi sur les effets de commerce, qui vient d’être volée à Bordeaux, n’est pas promptement, immédiatement modifiée, rapportée, ou refaite, après enquête, par des gens qui se seront donné la peine d’écouter les vrais commerçants, la France va être couverte de faillites.

Quoi ! alors qu’il a été reconnu que, depuis sept mois, le commerce a été absolument paralysé, le commerçant va cire obligé, subitement, avant que les affaires aient pu reprendre, lorsque les communications ne sont pas rouvertes, quand rien ne fonctionne encore de ce qui est la vie commerciale, de payer dès demain, ce qu’il a été déclaré déjà impuissant à payer, il y a sept mois, à une époque où, relativement, sa situation était moins chargée, moins malheureuse !

Il sera obligé ensuite de payer de mois en mois, à des termes qu’il n’a pu choisir en vue de ses rentrées, dans des mois de vente morte, dans des mois d’été, des échéances qu’il avait réservées pour les époques de grande vente. C’est un non-sens, égal à celui qui exigerait de l’agriculteur livraison de ses blés avant qu’ils ne soient levés.

Il y a mille objections à faire à cette loi. MM. Thiers et Dufaure, avertis par la voix publique, aimeront mieux, nous n’en doutons pas, revenir sur une erreur, que de la consacrer par la ruine de l’industrie française.

L’Opinion Nationale, tout acquise à la politique du gouvernement et à la personne de M. Thiers, faisait suivre le commentaire de la loi des échéances de ces réflexions sévères :

M. le chef du pouvoir exécutif et MM. les ministres doivent, à moins de cécité complète, être enfin frappés de tout ce que la loi votée le 11 mars à Bordeaux contient de désastres pour les transactions, de ruines pour la production, de chômages pour le travail, de cataclysmes pour la politique.

Il y a danger public, péril grave et imminent, si cette incroyable loi n’est pas abrogée, et remplacée par une loi humainement exécutable, d’ici aux premiers jours de la rentrée de l’Assemblée.

Un comité de commerçants, fabricants et négociants, au nombre de plus de 1,000, sous la signature de son secrétaire M. Alfred Ollive, publiait également une protestation vigoureuse. Elle contenait notamment cette curieuse et affligeante remarque :

La guerre a fait cesser toutes transactions, la guerre a interrompu tous rapports avec la province et l’étranger, un commerçant s’est vu contraint, par suite de ce cas de force majeure, de profiter du délai accordé le 13 août et successivement renouvelé, jusqu’au 13 mars courant. Or, pendant les six mois qui viennent de s’écouler, la vie commerciale a été totalement suspendue ; au lieu de recevoir, ce commerçant a dû dépenser. Il a servi son pays, il a fait son devoir de citoyen, mais cela ne lui a pas mis d’argent en caisse pourtant il devra s’exécuter, le 15 mars et dates suivantes, et payer capital et intérêts ! En vérité ce serait une triste récompense de son patriotisme !

Il aurait pu quitter Paris, faire du commerce, soit à Bordeaux, soit à Marseille, recevoir, là ou ailleurs, sa correspondance, entretenir ses relations, etc…., enfin réaliser de l’argent, puis revenir à Paris, après la conclusion de la paix, sans avoir couru aucun danger, et payer ses effets en souffrance. Son crédit serait raffermi, il serait considéré, et, plus tard, on dirait de lui : il a su résister à la terrible crise qui a frappé tant de commerçants ! Au lieu de se conduire ainsi en mauvais citoyen, il a voulu faire tout le possible pour contribuer à la défense nationale ; il a beaucoup souffert de cette guerre, dont il ne voulait pas ; il a vu ses ressources s’épuiser, une à une, en gardant ses employés sans travailler, en logeant, en nourrissant des mobiles, des blessés ; mais il ne peut payer, donc il faut le mettre en faillite. Ce serait insensé…

Eh bien, c’est ce qui arrivera si la loi Dufaure passe : plus de 100,000 fabricants, commerçants, négociants, seront ruinés et déshonorés, et ces déshonneurs et ces ruines amèneront forcement la débâcle générale.

Si c’est cela qu’on désire, il faut voter cette loi inique, irréfléchie, anti-démocratique.

Si, au contraire, on veut raffermir le crédit, si on veut sauver la situation, il faut accorder du temps.

On ne voulait ni raffermir le crédit, ni sauver la situation, mais exaspérer les commerçants, les employés, dans l’espoir que cette classe moyenne, sans aller toutefois jusqu’à une prise d’armes, dont la détournaient son tempérament, ses habitudes prudentes, sa timidité et son respect héréditaire des lois et des autorités établies, approuverait les résistances révolutionnaires. Peut-être les plus déterminés de ces mécontents y participeraient, motivant par conséquent l’intervention armée, justifiant la répression cherchée. Le gouvernement fit donc la sourde oreille, et la loi de Dufaure fut maintenue, malgré les protestations des intéressés, et malgré l’affirmation populaire « qu’elle était désastreuse et inique ».

Le plan conçu par Thiers se déroulait méthodiquement. Les ministres Dufaure et Jules Favre avait été pressentis, et leur adhésion se manifestait. Il ne pouvait y avoir de doute pour Dufaure que la loi des échéances qu’il proposait, qu’il faisait voter, exciterait, en l’accablant, la population commerçante de Paris. Ernest Picard était aussi entré dans la pensée de Thiers en supprimant les journaux. Jules Favre parut bien la comprendre quand il indiqua, comme une mesure urgente et utile, la reprise des canons de la garde nationale.

Il écrivait, huit jours avant la tentative du 18 mars, en félicitant Thiers de sa nomination comme chef du pouvoir exécutif :

Paris, 10 mars, minuit.

Cher président et ami, le Conseil vient de recevoir avec une grande joie la bonne nouvelle du vote de l’Assemblée.

Ce soir, nous avons arrêté la suppression de cinq journaux, qui prêchent chaque jour l’assassinat : le Vengeur, le Mot d’Ordre, la Bouche de Fer, le Cri du Peuple, la Caricature.

Nous sommes décidés à en finir avec les redoutes de Montmartre et de Belleville, et nous espérons que cela se fera sans effusion de sang.

Ce soir, jugeant une seconde catégorie des accusés du 31 octobre, le conseil de guerre a condamné par contumace Flourens, Blanqui, Levraud, à la peine de mort, Vallès, présent, à six mois de prison.

Demain matin, je vais à Ferrières m’entendre avec l’autorité prussienne sur une foule de points de détail.

LA LOI DES LOYERS

À la provocation directe s’adressant aux commerçants, fabricants, petits industriels, en attendant la provocation décisive à la garde nationale, et derrière elle à la République, que les citoyens armés jugeaient menacée, et qu’ils voulaient être à même de défendre en gardant fusils et canons, succéda une nouvelle mesure, également désastreuse, englobant toute la population non aisée, et même la partie de la petite bourgeoisie, qui n’avait ni travaillé ni encaissé durant le siège. Ce fut la menace de la loi dite « des loyers. »

Elle ne fut pas votée à Bordeaux, mais le dépôt du projet en fut annoncé. Les termes en étaient de nature à effrayer la grande masse des locataires pauvres ou gênés. La simple divulgation des intentions de l’Assemblée de Bordeaux, que l’Assemblée de Versailles transformerait, dès son arrivée, en loi exécutoire, suffisait à indisposer les trois quarts des Parisiens. Cette loi constituait le plus intensif élément de troubles. Elle a suffi d’ailleurs à entraîner vers la Commune une quantité de gens paisibles, nullement révolutionnaires, se voyant sur le point d’être saisis, expulsés. La révolution ajournait le paiement impossible, empêchait lu saisie, les sauvait. Donc ils laissaient faire la Commune. Beaucoup de ces locataires gênés, qui eussent peut-être combattu le mouvement, tout au moins par leur abstention, le favorisèrent, puisque, grâce à lui, la prorogation des échéances et des loyers, refusée par le gouvernement versaillais, se trouvait déjà obtenue par le fait de l’insurrection, serait sanctionnée par le gouvernement parisien.

La remise totale des loyers courus pendant le siège était excessive, et eût été injuste. Les charges et les ruines issues de la guerre ne devaient pas être supportées par une seule catégorie de citoyens, par les propriétaires, mais, d’un autre côté, si les locataires étaient tenus de payer, sans aucune réduction, tout ce qu’ils eussent versé à leurs propriétaires en temps normal, ces derniers se trouvaient favorisés ; eux seuls, présents ou absents, ne s’apercevraient pas qu’il y avait eu invasion, siège, chômage, suppression du travail, interruption des affaires ou privation générale des revenus, recettes et salaires. L’appréhension de cette loi inégale, favorisant les riches au détriment des pauvres, fut un des grands facteurs de la désaffection qui atteignit l’Assemblée Nationale, et de la facilité avec laquelle la majorité de la population accepta la révolution du 18 mars. Sans ces deux lois, l’indifférence ou même la satisfaction générales qui accueillirent la fuite de Thiers et l’arrivée d’un gouvernement nouveau seraient étranges et inexplicables.

LES CANONS DE MONTMARTRE

Bismarck avait formulé, durant l’attente de la reddition de Paris, la théorie de « l’heure psychologique ». Il indiquait, par cette expression doctorale, le moment critique où Paris, à bout de forces, devrait succomber, où la ville épuisée serait à sa discrétion. L’événement avait justifié sa perspicacité et réalisé ses prévisions. M. Thiers, pareillement, avait calculé le temps qui lui était nécessaire pour se consolider suffisamment, pour rassembler quelques troupes, et pousser la population parisienne à bout, de façon à provoquer un soulèvement, et à motiver son coup de force, suivi de la sanction qu’il rêvait : l’épuration de Paris par le massacre et la déportation. Ce châtiment exemplaire des Parisiens révoltés devrait inspirer une terreur générale et salutaire : les quelques villes où existaient des groupes turbulents, des velléités de rébellion, se trouveraient averties. Si elles bougeaient, on les soumettrait à l’épuration, comme Paris. L’ordre ne tarderait pas à régner dans toute la France, ainsi qu’autrefois en Pologne, Varsovie châtiée.

Le plan de Thiers comportait ainsi plusieurs étapes, avant d’atteindre le but final. La stratégie nécessaire à son succès exigeait des travaux d’approche. On doit reconnaître successivement l’ouverture de ces « parallèles », permettant d’arriver au corps de place : un général imposé à la garde nationale, la suppression de la liberté de la presse, la juridiction et les lois de l’état de siège remises en vigueur, les deux lois ruineuses et vexatoires sur les échéances et les loyers. Il fallait aller plus avant encore. Le désarmement de la garde nationale, préliminaire indispensable de l’établissement de la république thiériste, était au bout de ces circonvallations. En faisant mine de retirer aux gardes nationaux leurs canons, les fusils partiraient tout seuls, ce qui permettrait de s’en emparer avec violence et d’organiser la terreur tricolore. Ainsi, provocation à la résistance, puis le combat et la répression, voilà les trois degrés sur lesquels Thiers devait monter pour arriver à la dictature parlementaire qu’il convoitait, qu’il jugeait sincèrement la meilleure forme de gouvernement pour la France.

Cherchant à s’emparer des canons que les gardes nationaux s’obstinaient à vouloir conserver, on devait provoquer une émotion considérable, et si l’on s’y prenait habilement, l’agitation deviendrait émeute. Seulement l’habileté, ici, consistait à agir maladroitement. Rien de pis ne pouvait survenir, pour déranger le plan, que l’enlèvement des canons sans résistance, sans qu’il y eût de sang versé, sans un prétexte à vaincre une insurrection. L’opération, dans certaines conditions, était relativement facile. Il fallait qu’elle parût, sur le moment, impossible. La plus cruelle déception que la garde nationale pût infliger à Thiers eût été de restituer bénévolement les canons et de procéder, par un accord entre le Comité central et le gouvernement, à un désarmement partiel, et ensuite à la réorganisation pacifique de la milice parisienne. La garde nationale existait sous Louis-Philippe, sous l’empire, rien ne devait s’opposer à ce qu’elle fût maintenue sous la troisième République, avec des modifications raisonnables, et une organisation plus démocratique.

Cet accord pouvait se proposer, se discuter et devait finalement s’établir. M. Thiers n’en voulut pas. S’il y avait accord, les chances d’émeute s’évanouissaient, et la société n’avait plus à être sauvée. Dans ce cas, Thiers perdait son prestige, ne paraissait plus l’homme providentiel, n’était plus le président indispensable, celui qu’on ne pouvait songer à remplacer, sans risquer les pires aventures. Il se retrouverait aux prises avec une assemblée divisée et difficile. Il aurait son trône présidentiel ballotté entre une majorité incapable de faire la monarchie, mais la voulant, et une minorité turbulente, bien près de devenir factieuse. Les groupes avancés existant dans le pays ne tarderaient pas à réclamer, et peut-être à imposer, une république non pas libérale et bourgeoise, mais radicale et même socialiste. C’est à éviter ce danger que tendait son plan.

S’il ne voulait pas d’use conciliation avant le 18 mars, et l’on verra qu’après cette date, lors de la résistance des maires au Comité Central, il se montra également rebelle à toute transaction, M. Tiers ne désirait nullement s’emparer, par surprise et sans combat, des fameux canons. Il ne voulait tenir les canons ni d’une transaction, ni d’un coup de main heureux. Si Paris, en s’éveillant, apprenait que, dans la nuit, ces redoutes qu’on désignait comme si formidables, que ces positions terrifiantes avaient été occupées, Sans qu’une cartouche fût tirée, il perdrait le mérite d’avoir vaincu la révolution menaçante. Et puis, la déception et le découragement s’empareraient des révolutionnaires. Ils renonceraient, pour le moment, à toute action violente ; le calme se rétablirait instantanément, et toute chance d’émeute s’évanouirait encore : la société n’aurait pas davantage besoin de sauveur. Le dilemme était clair : si les canons étaient cédés pacifiquement, comme s’ils étaient enlevés d’autorité, mais sans effusion de sang, le plan ratait. Il fallait qu’il y eût bataille.

La lutte n’apparaissait pourtant ni aussi inévitable, ni, si elle se produisait, comme devant être aussi furieuse que le désirait M. Thiers. Les canons, les forteresses improvisées sur les hauteurs, les préparatifs de combat à Montmartre ou à Belleville, tout ce sombre programme de guerre civile, n’existait guère alors que dans l’imagination de quelques exaltés, et dans les récits exagérés des journaux réactionnaires. On était beaucoup plus calme, à Montmartre et à Belleville, que ne le disaient les nouvellistes, que ne l’espérait M. Thiers. Des pourparlers conciliateurs, où le maire de Montmartre, Clemenceau, avait son rôle, étaient même engagés, à l’insu de Thiers ou malgré lui : la garde nationale, dans sa majorité, n’était pas irréductible, et, sauf l’inquiétude de certains bataillons à l’égard de la solde, dont la garde des canons paraissait justifier le maintien, le plus grand nombre souhaitait un accord terminant le conflit.

La garde nationale avait mis ses canons en sûreté, dans un élan de précaution patriotique, mue par un sentiment de respectable dignité. Elle ne voulait pas que ces pièces d’artillerie toutes neuves, commandées et pavées par ses cotisations, par ses dons, et qui, par suite de l’impéritie de Trochu, n’avaient pas servi pendant le siège, étaient demeurées luisantes et muettes, comme des bibelots décoratifs, dans les parcs de Passy, de Wagram et du Ranelagh, vinssent à tomber, butin facile, trésor non gardé, entre les mains des Prussiens admis dans Paris. M. Thiers avait été obligé de reconnaître que la garde nationale avait bien et légitimement agi, en transportant ces canons en lieu sûr.

Alors que les Prussiens étaient partis, puisqu’il n’y avait nulle crainte à avoir d’un retour offensif, et que la paix était faite, la garde nationale devait-elle garder ces bouches à feu ? Oui, si une réglementation d’ordre militaire intervenait. Le corps de l’artillerie de la garde nationale, puisqu’il y avait une légion de cette arme dans l’armée citoyenne, en prenait alors possession régulière ; les pièces étaient transportées dans les forts, ou remisées dans les arsenaux de l’État, sous la garde d’artilleurs gardes nationaux. La négative s’imposait, si ces mêmes gardes nationaux prétendaient conserver les bouches à feu, braquées sur la ville, s’ils entendaient garder ces pièces dans des tranchées et des embrasures, prêtes à faire feu, comme au cours d’un siège. C’était alors une menace, une tentation de guerre civile aussi, qu’on ne pouvait supporter. Avoir des canons en batterie, pointés, et n’attendant que le déclic pour couvrir les maisons particulières, comme les édifices publics, d’une pluie de projectiles démolissant et tuant au hasard, c’était fait de guerre, et non régime normal. Le gouvernement avait le devoir de rassurer les intérêts et de faire cesser les anxiétés. Sa prétention de rendre la Butte à sa destination ordinaire, en temps de paix, de vaste belvédère, d’où les promeneurs venaient contempler le magnifique panorama de Paris, d’où les gamins s’amusaient à lancer des cerfs-volants, n’avait rien d’arbitraire ni de déraisonnable. La prétention, au contraire, des gardes nationaux de conserver les canons, en arguant qu’il les avaient payés, qu’ils les considéraient comme une propriété privée, comme le matériel d’une société de tir ou de sport, était insoutenable. De ce que les particuliers, à l’aide de souscriptions et de donations, font bâtir un hôpital, un collège, un musée, il ne s’ensuit pas que ces établissements d’utilité publique leur appartiennent en propre, et que le groupe des cotisants en conserve la libre et absolue propriété. Les canons avaient été fondus, payés, livrés pour le service de l’État, pour la défense de Paris contre les Prussiens, ils ne pouvaient être détournés de leur destination, pour un ouvrage non prévu, ni conservés par une portion de la population, dans un but mal défini. Le gouvernement pouvait prétendre, et plus justement, qu’investi de la puissance publique celait à lui qu’il appartenait de détenir les instruments de défense de la collectivité. L’argument que ces canons étaient la sauvegarde de l’indépendance de la garde nationale, les instruments éventuels de défense de la République en péril, était bon au point de vue insurrectionnel, devenait sans valeur, si la guerre civile était évitée.

Le gouvernement avait le droit pour lui. Il remplissait sa fonction en voulant récupérer les pièces d’artillerie, détournées de leur destination et retirées de leurs parcs normaux, dans une heure d’angoisse patriotique et d’affolement obsidional.

Le plan de Thiers avait ainsi une base légale, et si son auteur s’était borné à la suppression des redoutes et batteries à l’intérieur de la cité, menaçant non plus les lignes d’investissement, mais les habitations même de Paris, on n’aurait pu que l’approuver. Mais ce plan consistait exclusivement à faire le simulacre de la reprise régulière des canons, de façon à pousser ceux qui prétendaient les garder à une résistance violente et illégale.

Aussi les mesures pour cet enlèvement furent-elles prises non pas comme pour une capture sérieuse et décisive, mais seulement pour une tentative d’enlèvement, avec la certitude qu’elle ne réussirait pas.

Il y eut plusieurs de ces simulacres d’enlèvement.

Le Mot d’Ordre, jeudi 9 mars, avait fait le récit d’une de ces fausses attaques ;

Hier, dans la soirée, un bataillon de la ligne gravissait lentement la rue des Martyrs, se dirigeant vers les buttes Montmartre. Le 116e bataillon de la garde nationale se réunit immédiatement et vint s’interposer pour arrêter les soldats.

Après plusieurs allées et venues de la rue des Martyrs à l’avenue Trudaine, les lignards ont arrêté leur marche ascendante, et, grâce aux citoyens du 116e bataillon, une collision, a été évitée entre la troupe régulière et la garde nationale.

Donc affaire manquée. Les troupes envoyées par Thiers pour prendre des canons se replièrent en bon ordre. L’intervention des gardes nationaux du bataillon d’un quartier très modéré (Saint-Georges), composé en grande partie d’artistes, avait suffi pour décider un bataillon d’infanterie à faire demi-tour. Il est certain que des ordres très rigoureux n’avaient pas été donnés pour cette attaque en plein jour. L’envoi d’un bataillon de ligne était excessif, si l’on était assuré qu’il n’y aurait pas de résistance, c’était une force dérisoire si Montmartre se levait, faisait mine de se défendre, et mitraillait les assaillants. On remarquera qu’il n’y avait ni attelages ni prolonges. Comment les lignards eussent-ils descendu de la Butte les canons ? de quelle façon auraient-ils pu les emmener, si le bataillon du 116e les avait laissés passer ?

Les hommes du 116e, bataillon bourgeois s’il s’en fut, et qui s’était d’ailleurs très bien comporté à Buzenval, sous les ordres de son chef, le vaillant colonel Langlois, qui y fut blessé, n’auraient sans doute pas engagé le feu contre la ligne, si la troupe avait avancé. Mais il n’ÿ avait là qu’une démonstration. Il s’agissait, non pas de prendre les canons, mais d’avertir ceux qui les gardaient qu’on pourrait les leur prendre, s’ils ne veillaient pas attentivement, s’ils ne se tenaient pas prêts à repousser, par la force, les soldats envoyés pour cette razzia.

Autre démonstration vaine, à l’autre bout de Paris celle-là. Il y avait une cinquantaine de pièces de la légion d’artillerie, commandée par Schoelcher, en dépôt, au Luxembourg. Un détachement de sept ou huit hommes seulement, du 20e bataillon, les surveillait. Des artilleurs se présentèrent le 8 mars pour prendre possession des pièces. Ceux qui les gardaient refusèrent de les remettre à d’autres qu’aux artilleurs de la garde nationale. La troupe se retira sans insister.

Des renforts de gardes nationaux furent aussitôt demandés et envoyés. Un bataillon entier, le 83e, vint prendre la garde des canons. La fausse manœuvre, cette fois encore, n’avait donc eu pour but que de répandre l’alarme, et pour effet que de mettre sur pied un grand nombre de gardes nationaux de la rive gauche. Cette démonstration dans un autre quartier de Paris, à l’opposé de Montmartre, avait pour objet de prévenir les bataillons des quartiers du Sud, de les avertir que les batteries du Nord n’étaient pas seules menacées.

Le faubourg Saint-Antoine, pour Thiers et les hommes de sa génération, avait toujours son prestige révolutionnaire. Là, devaient se concentrer des réserves formidables d’insurgés. Si Montmartre et Belleville étaient des forteresses naturelles, le célèbre faubourg se transformait rapidement en bastion presque imprenable. Les souvenirs de juin 48 étaient demeurés vivaces. En évoquant la résistance légendaire de ces héroïques faubouriens, les vieux officiers d’Afrique pâlissaient, et Vinoy, un général de Décembre, savait que si Louis-Napoléon avait eu si facilement la victoire, c’est que le faubourg Saint-Antoine n’avait pas voulu prendre le fusil. Le jour du crime, il avait laissé, en ricanant, l’héroïque Baudin s’exposer à un sacrifice inutile. Mais Saint-Antoine s’était repenti de sa faute. Il était prudent, en face du faubourg redoutable, de bien sonder le terrain avant de s’avancer. À proximité de la Bastille, dans le paisible quartier du Marais, place des Vosges, était installé un parc important d’artillerie. Là, avait été transporté, le 28 février, un grand nombre des pièces enlevées au parc d’artillerie de la place Wagram. On pouvait éprouver, de ce côté, la défense possible des fédérés, et tâter le pouls au faubourg.

Aussi, le 16 mars, vers 11 heures du soir, une compagnie d’infanterie, escortée de gardes nationaux à cheval, et accompagnée de chevaux de traits et d’hommes des équipages, se présenta devant les grilles entourant la place des Vosges, ancienne place Royale. Le calme quartier était endormi. L’alarme fut vite donnée par une sentinelle. Le poste sortit en armes. Le service de faction autour des pièces devenait fatigant, et les hommes commandés pour cette surveillance, jugée sans importance, se trouvaient peu nombreux. Les officiers du détachement parlementèrent à travers les grilles, déclarant qu’ils venaient pour prendre possession des canons. Refus des gardes nationaux de les laisser pénétrer. Les municipaux s’écartèrent, les soldats avancèrent, et firent mine de vouloir forcer les grilles. Alors les gardes nationaux, rapidement, se forment sur deux rangs : le premier rang met genou en terre, prêt à tirer, le second rang croise la baïonnette. En même temps on bat le rappel autour de la place. Des gardes nationaux accourent de tous côtés. Le commandant du détachement, voyant la résistance s’organiser, obéissant certainement aux instructions qu’il avait reçues, remet tranquillement son sabre au fourreau, ordonne la retraite, les cavaliers tournent bride, et la petite colonne regagne ses quartiers, sans les canons.

Si l’attaque avait été sérieusement dirigée, avec des forces en quantité suffisante, la défense était impossible dans cette place entourée de grilles, d’arcades, facile à cerner, à isoler. Les gardes nationaux, bloqués à l’intérieur des grilles, ne pouvaient être secourus, car les rues étroites donnant accès à la place des Vosges, pouvaient être facilement barrées. Ils se seraient trouvés pris comme dans une ratière, et sans avoir pu même faire usage de leurs canons, alignés et serrés le long des grilles, impossibles à manœuvrer.

Mais la nouvelle de la tentative s’était répandue dans le faubourg, et c’était ce qu’il fallait. Le lendemain, les pièces étaient transportées rue Basfroi et rue Keller, en plein quartier Saint-Antoine. Les terribles insurgés de la Bastille et des environs se trouvaient avertis, ils veillaient, munis d’artillerie, à même de commencer la guerre civile, si le cœur leur en disait, et si on venait les provoquer. Le plan réussissait.

CALME DE PARIS À LA VEILLE DU 18 MARS

Ainsi les attaques en vue de reprendre les canons n’étaient qu’une amorce. Paris, par son attitude, semblait bien éloigné de la pensée d’un combat. Il s’entêtait à garder ses canons, ou à ne les rendre que par suite d’un accord avec des garanties républicaines pour l’avenir, mais aucun de ses habitants ne s’attendait à une lutte provoquée par le gouvernement, aucun ne la désirait venant des fédérés.

Une réunion des maires avait eu lieu, au ministère, sous la présidence d’Ernest Picard. Jules Ferry y assistait. Les maires déclarèrent qu’on avait fort exagéré des troubles passagers, qui s’étaient produits dans des quartiers excentriques. Ils dirent qu’ils ne doutaient pas que les gardes nationaux ne consentissent à conduire les pièces dans des parcs spéciaux, désignés par l’administration. Il n’y aurait aucun inconvénient, ajoutèrent-ils, à confier tour à tour la garde de ces pares à tous les bataillons de la capitale, indistinctement. La majorité des maires exprima l’avis que les comités, qui s’étaient créés dans le sein de la garde nationale, n’avaient pas un seul instant cessé d’obéir aux ordres des commandants de secteurs, et que, par conséquent, ces comités n’étaient pas de nature à entraver l’action de l’autorité supérieure de la garde nationale.

Tandis que les journaux réactionnaires excitaient les passions, exagéraient Je péril de la situation, donnaient des détails impressionnants et mensongers, le Figaro se signalait surtout dans ce reportage sensationnel, et multipliait les détails terrifiants sur ce qu’il appelait « les Folies-Montmartre » : les journaux modérés, les autres étant supprimés, tenaient au contraire un langage mesuré et conciliant.

Puisqu’en dépit de nos espérances, écrivait le Siècle, la question des canons n’est pas encore résolue, au grand détriment de tous, nous renouvelons notre appel à la députation parisienne, qui, seule, a l’autorité morale nécessaire pour agir efficacement sur des esprits qui s’égarent ; nous invitons nos députés à se rendre auprès du comité ou des officiers auxquels obéissent les détenteurs des canons, et de les adjurer, au nom des intérêts suprêmes de la République, de mettre un terme à une situation dont nous, républicains, nous souffrons plus que personne.

Nous avons nos raisons pour presser nos députés de tenter cette démarche, de concert, s’ils le jugent utile, avec les municipalités.

Le Siècle était-il au courant de ce qui se complotait dans les conseils du gouvernement, ou bien, avec perspicacité, éventait-il les projets de Thiers, à la veille d’avoir un commencement d’exécution ?

GEORGES ARNOLD

Les protestations pacifiques abondaient cependant. Arnold, membre du Comité Central, futur membre de la Commune, écrivait à l’Opinion Nationale, en prenant ce prétexte que « son nom était placé, par ordre alphabétique, en tête de la liste des membres qui avaient signé le manifeste du Comité central » pour répudier toute idée de guerre civile. Il se défendait d’abord de faire partie d’un gouvernement, occulte ou anonyme. « Nous ne sommes pas plus un gouvernement, disait-il, que tel groupe d’écrivains défendant une même cause dans un ou plusieurs journaux, pas plus que la coalition de l’Union libérale. » Il ajoutait :

Nous croyons que les intérêts des citoyens réunis et groupés comme gardes nationaux ont besoin d’être solidarisés pour être soustenus et défendus. La garde nationale forme une grande famille, et le Comité Central constitue son grand conseil de famille. Il n’y a là rien d’anarchiste, ni qui puisse appeler le ridicule on le mépris, ou au besoin les foudres d’un pouvoir quelconque. Pour remplir de telles fonctions, pas besoin d’être une illustration ; il y a même quelque garantie de plus dans cette obscurité.

Il est vrai que le Comité Central, ou mieux la Fédération républicaine de la garde nationale, a aussi dans son programme la défense de la République menacée. Serait-ce là une usurpation de pouvoirs ? Les hommes notoires ou illustres, actuellement en lumière, n’ont pas donné à la République de tels gages qu’on puisse la leur abandonner aveuglément.

C’est donc à tort que vous indiquez, en notre œuvre, une tentative quelconque de gouvernement, et c’est également à tort que vous faites apparaître aux yeux de vos lecteurs le spectre des batteries de Montmartre, braquées sur Paris.

Un tel mélange de questions amène la confusion. Le parc d’artillerie de Montmartre, dû à l’initiative de l’arrondissement, a été établi pour sauver les pièces de l’ennemi, et sans doute les bataillon, de l’arrondissement ne veulent pas les voir servir d’instruments à un despotisme quelcon que pour faire un nouveau Deux-Décembre.

Mais, croyez-moi, évitez de prononcer sans cesse ces mots de guerre civile, familiers à la réaction, ils sont provocateurs et empêchent le calme des esprits.

(Arnold, sergent major an 176e bataillon, membre du Comité Central.)

Arnold, qui tenait ce langage conciliateur, et qui définissait, avec tant de mesure, les fonctions et les tendances du Comité Central, dont il fut l’un des principaux chefs, fut aussi membre de la Commune. C’est une physionomie intéressante. On voit, par sa déclaration ci-dessus, qu’il n’avait nullement songé à la guerre civile et que, comme ses collègues du Comité Central, il fut surpris par l’agression des troupes au Dix-Huit Mars.

Arnold (Georges-Léon) était né à Lille en 1840. Il avait donc trente et un ans au 18 mars. Il était architecte. Ancien élève de l’école des Beaux-Arts de Lille, il avait concouru pour le grand prix de Rome, section d’architecture. Il était entré dans l’administration, et devint sous-inspecteur des travaux de la ville de Paris. C’était, par rapport à d’autres collègues du Comité Central, un bourgeois. Ses opinions très avancées, et son patriotisme ardent, l’avaient mis en évidence, dans les clubs, pendant le siège. Sergent major au 176e bataillon (2e régiment de guerre), délégué à la Fédération, puis membre du Comité Central, il fut, après le 18 mars, élu commandant du 64e bataillon. Il fut chargé de la défense de la Butte Montmartre. Il signa avec Ranvier la convention intervenue entre les maires de Paris et les membres du Comité Central pour la convocation des électeurs au 26 mars, afin de nommer les membres de la Commune. Il s’attachait presque exclusivement aux opérations militaires. Il fut élu, aux élections complémentaires d’avril, membre de la Commune par 5,402 voix dans le 18e arrondissement (Montmartre). Il continua à siéger au Comité Central et fut membre de la commission de la guerre. Il contraignit le capable, mais autoritaire Rossel, à partager ses attributions avec le Comité Central. Cette dualité de la Commune et du Comité, et cette lutte de Rossel et des membres du Comité Central seront exposées plus loin, dans leurs détails. Arnold, questionné sur cet antagonisme, à répondu, sans aigreur, ni rancune, et avec modestie :

Le Comité Central, du 8 février au 15 mars, avait mobilisé toute la partie valide et républicaine de Paris. Il est vrai que ce fut un gouvernement comme on n’en voit pas. Il venait en réunion publique discuter avec es commettants… Il m’est posé d’autres questions sur les causes de dissentiments entre le Comité Central et la Commune, comme aussi sur la division en majorité et minorité. On a beaucoup exagéré l’importance de ces manifestations.

Ayant volontairement cédé sa place provisoire à l’Hôtel-de-Ville, le Comité Central devait pouvoir reprendre sans conteste celle qui avait été sa raison d’être, avant le 18 mars, dans la garde nationale. Logiquement, il devait être la commission de la guerre. Pourquoi fut-il considéré avec défiance ? Pourquoi son action fut-elle annihilée ?…

Le Comité à l’Hôtel-de-Ville avait décidé, par convention tacite, que personne ne prendrait part aux luttes électorales : c’est ainsi qu’un grand nombre ne brigua point les suffrages. Ceux d’entre nous qui furent élus le 26 mars le durent, soit à leur notoriété, soit parce qu’ils n’avaient pas cru devoir observer la consigne…

(Enquête sur la Commune, La Revue Blanche, de Ier avril 1897.)

Un biographe contemporain à tracé de lui ce portrait :

Arnold est un homme d’une trentaine d’années. Il est grand, mince, et porte avec désinvolture l’uniforme de commandant du 64e bataillon. C’est un des membres les plus actifs du Comité Central… Arnold est doué d’une vive intelligence, qu’il met au service d’une ambition démesurée… La victoire du Comité Central sur Rossel est due en grande partie à l’esprit actif, inventif, intrigant d’Arnold.

Ce nouveau veau sur la scène politique y arrive avec des qualités et des défauts peu communs. Hautain, arrogant dans ses rapports, même avec ses collègues, il croit suppléer à l’absence d’études politiques et sociales, par une intrigue pleine d’habileté. C’est un ennemi dangereux pour ceux auquels il s’attaque, et c’est un ami, non moins redoutable, pour ceux avec lesquels il songe bon de s’unir pour un moment. La Commune ne semble pas avoir beaucoup de sympathie pour Arnold, dont elle ne connaît guère le passé, et dont elle redoute l’avenir…

(Jules Clère. Les hommes de la Commune. Paris, Dentu, éd. 1871.)

Ce portrait est sévère. Il n’a guère de valeur que parce qu’il fut tracé pendant la Commune, d’après nature, et qu’on y peut noter les nuances du moment. Les divergences d’opinions ne furent ni grandes ni terribles entre les membres de la majorité et de la minorité ; ces adversaires théoriques s’allièrent dans l’action ; ils se retrouvèrent presque tous unis pour la lutte suprême, et s’affirmèrent compagnons dans la défaite et dans la mort. Entre le Comité Central et la Commune, il y eut, au contraire, permanente compétition de pouvoirs, persistante jalousie individuelle, et vivace hostilité de corps. Arnold toujours pencha du côté du Comité Central. Il était dans la logique de la situation. La Commune, malgré certaines individualités puissantes, comme Delescluze, malgré des décisions humanitaires ou sociales intéressantes, mais plutôt de la compétence d’une assemblée nationale, faisait double emploi avec le Comité Central. Elle aurait dû avec lui, la dualité pernicieuse étant maintenue, partager le pouvoir et séparer les attributions. Au Comité central devait appartenir l’organisation de la guerre, avec la direction du combat, les seules choses importantes, de nécessité absolue, durant les six semaines de lutte quotidienne. Arnold représentait, et soutenait énergiquement, cette opinion, qui était la vraie, la seule pratique. Il s’était spécialement occupé de l’effort militaire à faire, et ne prétendait nullement au rôle de législateur. Il voulait imposer, par les armes, la paix, forcer à la transaction le gouvernement de Versailles, et non donner des lois à la France. À ce titre, Arnold demeure use des figures les plus importantes de la Révolution parisienne, malgré son rôle effacé à l’Hôtel-de-Ville, peut-être à raison même de cette abstention volontaire des séances parlementaires. Il jugeait que sa place était aux remparts, et la Commune tout entière aurait dû l’y suivre.

Arnold, qui participa à la défense désespérée des derniers jours, fut fait prisonnier, et déféré aux conseils de guerre. Il fut condamné à la déportation. Il put, à la presqu’ile Ducos, puis à Nouméa, continuer ses travaux d’architecture. Il participa au concours pour la construction de l’église de Nouméa, — le travail n’a pas d’opinion, — et obtint le second prix. Il envoya un projet à l’exposition de Sidney, qui fut primé. Revenu en France, à l’amnistie, il put reprendre sa profession d’architecte de la Ville de Paris.

Le fait qu’un homme aussi énergique, aussi influent dans le Comité Central, protestait contre les rumeurs sinistres de guerre civile, et cela l’avant-veille du coup de force de Thiers, prouve suffisamment que Paris ne s’attendait nullement à cette attaque, et que ce fut bien par la volonté et les manœuvres du gouvernement que cette guerre civile éclata.

PARIS CROIT QUE TOUT VA S’ARRANGER

La détente était visible, et malgré les excitations de la presse réactionnaire, l’avis à peu près unanime était que les choses s’arrangeraient. On supposait que les canons finiraient par ne plus être gardés du tout, et que les autorités en pourraient, au premier jour, reprendre possession, sans ostentation, comme se fait la relève d’un poste, et que les quelques hommes se trouvant là, en faction, s’écarteraient pacifiquement. La garde et la surveillance des canons devenaient en effet une véritable corvée. Les mêmes bataillons faisaient le service, et commençaient à trouver fastidieuse la faction inutile sur la Butte. Les journaux constataient ce laisser-aller, précurseur d’un abandon définitif.

M. Degouve-Denuncques, adjoint au Xe arrondissement, a déclaré devant la Commission d’enquête :

Je suis allé à Montmartre, quand j’ai examiné les canons j’ai causé avec les factionnaires qui les gardaient. C’étaient des hommes qui demandaient qu’on les débarrassât de ces canons qui les obligeaient à monter la garde à Montmartre.

(Enquête parlementaire sur le 18 mars. déposition de M. Degouve-Denuncques, t. II, p.400.)

La même appréciation fut fournie par un personnage dont l’opinion méritait d’être prise en considération, le général d’Aurelle de Paladines. Pour lui, le service des gardes autour des pièces d’artillerie les fatiguait, les ennuyait.

Le général a ajouté :

M. Clemenceau vint me trouver, et me dit que cette situation était très pénible pour les hommes de son quartier ; qu’ils étaient disposés à rendre les pièces d’artillerie qu’ils avaient ; qu’il suffisait qu’on s’engageât à les placer dans un endroit où elles seraient gardées partie par la garde nationale, partie par l’armée… Je ne voyais pas d’inconvénient à cela. Je crois que M. Clemenceau parlait avec sincérité, Car, pour témoigner de son bon vouloir, il m’écrivit une longue lettre…

M. Clemenceau me disait que je pouvais compter sur son dévouement à l’ordre ; que, malgré ce qu’on disait de lui, il y était attaché ; qu’il comprenait très bien qu’une révolution ne pouvait conduire le pays qu’à d’autres malheurs que ceux dont on voulait sortir, que par conséquent il était disposé à faire tous ses efforts pour que son arrondissement rendit les armes.

(Enquête parlementaire, déposition du général d’Aurelle de Paladines, t. II, p. 434.)

Un espion, nommé Ossude, qui fit fonctions de prévôt dans le VIIe arrondissement, lors de la prise de Paris, répondant à une question du président de la Commission d’enquête au sujet des canons, a émis cette opinion, bonne à retenir, malgré l’indignité de la bouche et la grossièreté du ton :

Il y avait deux moyens : ou laisser faire, et un jour où ils (les gardes) auraient été gris, on les aurait enlevés (les canons). Ils en avaient assez, ils en avaient plein le dos, ou bien on pouvait attaquer, mais pas avec le 88e.

(id., dép. Ossude, t. II, p. 471.)

La Gazette des Tribunaux du 17 mars donnait l’aspect suivant de la ville le jour de la mi-carême (16 mars) :

La journée d’hier a été fort calme. Dans le centre de Paris, on n’a guère eu à remarquer que les manifestations de la Bastille, et notamment une députation de cinquante à soixante marins, qui, avant leur départ, sont venus, en chantant des refrains patriotiques, déposer une couronne au pied de la colonne de Juillet.

À Belleville et à la Villette, tout est fort tranquille. Montmartre seul continue à se fortifier et à se retrancher, sans toutefois qu’il en résulte des scènes de désordre.

Dans une réunion tenue aux Gobelins (13e arrondissement), il avait été annoncé par un membre du Comité Central que ce Comité, dans un but de conciliation, reconnaitrait le général d’Aurelle de Paladines comme commandant supérieur de la garde nationale, mais à la condition que ce général se soumettrait à l’élection. Les statuts de la Fédération exigeaient en effet que tous les chefs de la garde nationale, tous les gradés sans exception, dussent leur grade à l’élection. C’était un principe très démocratique, contestable il est vrai, et qui, au point de vue purement militaire, est inadmissible, mais, puisque la guerre étrangère était terminée, et que la garde nationale ne devait plus avoir qu’un rôle sédentaire, qu’elle recevrait seulement pour mission d’assurer l’ordre intérieur et de veiller à la défense de la République contre les tentatives des partis, quels qu’ils fussent, comme à l’époque de Lafayette le système de l’élection pouvait lui être appliqué, au moins d’une façon transitoire, et le général en chef pouvait s’y soumettre sans humiliation. C’eût été d’ailleurs une simple formalité, la nomination étant décidée d’accord, et cette sanction n’avait que le caractère d’une ratification plébiscitaire. Pour établir l’apaisement, le gouvernement aurait pu, lui, sans faiblesse, accepter cette investiture populaire. Mais Thiers, loin de vouloir l’apaisement, ne cherchait que le conflit, l’occasion de livrer bataille, et c’est là une preuve surabondante de ses intentions.

LE COLONEL LANGLOIS

Le conseil que donna le député-colonel Langlois, et qui ne fut pas suivi, était également acceptable, et susceptible d’amener une solution pacifique.

Figure assez curieuse que celle de Langlois. Un mélange choquant et sympathique de jactance et de vraie bravoure, de violence et de bonhomie, d’exubérance et de sagesse, de fougue et de modération. Ses cheveux gris, qu’il portait longs, encadrant une physionomie d’apôtre, faisaient souvenir des socialistes de l’école de Saint-Simon, du père Enfantin et de Considérant. On eût dit, quand il rôdait, en agitant les bras, par les couloirs du grand théâtre de Bordeaux, un spectre attardé des clubs de 48. Les yeux mobiles et inquiets donnaient à cette figure de penseur et d’évangéliste, qui aurait pu servir de modèle à un peintre de Saintes-familles, une vivacité pénétrante, et une flamme d’extase. Son allure, inspirée et faubourienne faisait songer aux moines batailleurs et verbeux de la Ligue. La voix était rauque et saccadée ; la bouche, toujours prête à hurler, détruisait l’harmonie du visage bien ovale, aux lignes régulières et douces. À de certains moments, la face de Langlois ressemblait à ces têtes d’expression, au fusain, qu’on voit accrochées comme modèles académiques dans les salles de dessin des pensionnats, et auxquelles le crayon irrévérencieux d’une élève a ajouté quelques traits hasardeux, défigurant et communiquant l’aspect caricatural. Quand il parlait, ou plutôt quand il tonitruait, car il s’informait de votre santé dans une clameur, le masque devenait mascaron, les lèvres se contournaient, les muscles jouaient, la grimace zigzaguait, et le bénin et excellent homme qu’était l’ancien philosophe apparaissait tel qu’un énergumène. Un aliéniste, quand il pérorait dans les groupes, l’eût classé parmi les épileptiques. Il semblait ne pas décolérer. Quand il disputait avec un collègue, qu’il accrochait par un bouton de son vêtement, on pouvait croire qu’il l’invectivait et qu’il s’apprêtait à le rosser. Il avait toujours l’air d’un chef de barricades appelant aux armes. Il exprimait avec fureur les idées les plus modérées, et prêchait l’apaisement comme on proclame la révolte. Avec une véhémence effrayante, il disait : soyons calmes ! Il n’avait du tribun que la voix, et si sa gesticulation semblait d’un fou, ses avis étaient souvent d’un sage. Il était très brave. À Buzenval, comme colonel d’un régiment de marche, il s’était admirablement conduit et avait eu le bras fracassé. Il était fort aimé des gardes de son bataillon, le 116e, dit bataillon des artistes. À Bordeaux, au restaurant, entendant un jeune officier de mobiles dire assez haut que la garde nationale ne s’était pas battue, il s’était levé, et on avait eu toutes les peines à lui faire accepter les excuses du hobereau, qui était vraiment mal tombé, en parlant aussi légèrement de cette troupe, devant l’un de ses chefs blessés à l’ennemi. Le colonel Langlois avait été choisi par Proudhon pour être l’un de ses exécuteurs testamentaires, et cette désignation si flatteuse lui valait une certaine considération dans le parti avancé, comme sa droiture, sa vaillance de mousquetaire de la République, et la simplicité de son courage sur le champ de bataille, contrastant avec son emportement dans la vie civile, le faisaient estimer de tous les partis.

Langlois, dont il fut un instant question pour la haute fonction de général en chef de la garde nationale, exprima ainsi son avis à M. Roger du Nord, chef d’état-major du général d’Aurelle de Paladines, au sujet des canons :

Que le général convoque tous les commandants de bataillons, sans en excepter un seul, et qu’il leur pose cette question : Ne vaut-il pas mieux, au lieu d’avoir un parc unique d’artillerie à Montmartre, donner deux canons à chaque bataillon, ou tout au moins diviser ce parc, et répartir les canons sur plusieurs points ? Vous pouvez être certain que tous les commandants se prononceront pour la distribution des canons entre leurs bataillons. Supposer le contraire, c’est ne pas connaître la nature humaine. Par ce système on laissera sans doute encore des canons aux bataillons dont on se défie, mais tous les autres bataillons en auront.

(Enquéte parlementaire. Déposition du colonel Langlois, t. II. p. 516.)

Cet avis fut d’ailleurs repoussé, comme tous ceux qui tondaient à un dénouement pacifique.

Il résulte de ces divers témoignages, et de l’ensemble des faits qui ont précédé le Dix-Huit Mars, que la situation n’était nullement critique dans les trois premières semaines de mars, que l’on pouvait patienter encore, et que, soit par un arrangement avec les chefs de bataillons, comme le proposait le colonel Langlois, soit par la temporisation, en attendant que la lassitude et la négligence eussent permis d’enlever facilement les canons, la crise devait être retardée, conjurée, donc pas de sang, pas de Commune, Mais c’était l’anéantissement du plan de M. Thiers.

SYMPTÔMES D’APAISEMENT

La presse, sauf quelques journaux réactionnaires qui propageaient l’alarme et exagéraient le péril des canons de Montmartre, dans le but mesquin de plaire à la clientèle et de donner des informations sensationnelles, ce furent les déplorables débuts du moderne reportage, tenait généralement un langage rassurant. Elle continuait à publier des notes nullement menaçantes.

Ainsi, on lisait dans l’Opinion Nationale :

Le quartier de la Butte Montmartre n’a pas encore repris absolument sa physionomie accoutumée, mais tout est en bonne voie d’apaisement. On sent une certaine lassitude chez ceux qui avaient pris la direction de cet étrange mouvement, et les consignes brutales de ces jours derniers se relâchent.

Même note dans un journal non politique, d’autant plus intéressant à consulter pour se rendre compte de l’état des esprits à la veille de l’insurrection. Le Monde Illustré de cette époque, si précieux par sa documentation de dessins d’actualité et de vues de Paris, prises au jour le jour, a donné, dans son numéro portant la date du 18 mars, un dessin signé E. Morin, artiste renommé, avec ce sous-titre : « Aspect du Champ Polonais sur les buttes Montmartre, devenu, depuis l’occupation, un parc d’artillerie. » On voit un certain nombre de pièces et de caissons alignés, deux tentes dites marabouts, un factionnaire et trois groupes de gardes nationaux, les uns assis sur l’herbe rase de la Butte, d’autres se promenant, désœuvrés et paisibles, dans l’attente probablement de leur tour de faction. En tout huit personnages. Le panorama est mélancolique et le « champ Polonais » semble abandonné. Ce n’est point là du tout l’aspect d’un camp retranché, ou d’une redoute, à la veille d’un combat.

En commentant ce dessin, le rédacteur du Monde Illustré écrit ces lignes, qui sont le plus sérieux témoignage de l’importance qu’il convenait d’attribuer à cette forteresse de Montmartre et à ces canons braqués sur Paris.

En coudoyant ces farouches du Mont-Aventin parisien, dit le rédacteur qui signe des initiales M. V. (Maxime Vauvert, collaborateur habituel), un journaliste venu de Bordeaux aurait pu voir de ses yeux ce qu’il en était de cette manifestation. Tout aussi clairement que nous, il aurait été convaincu de la bénignité des intentions de ces gardes nationaux, qui montaient la garde auprès de ces caissons et de ces mitrailleuses, qu’ils avaient amenés là, la veille du jour où les Prussiens devaient entrer dans Paris. Il aurait vu qu’ils avaient l’air bien plus ennuyés que terribles, que celui qui était de faction auprès de ces engins si redoutés ne demandait qu’une chose : qu’on vint le relever au plus vite…

(Le Monde Illustré, 15e année, no 727. No du 18 mars 1871.)

Ce témoignage sincère, et nullement apporté par esprit de parti, publié le jour même où Thiers lançait un corps d’armée à l’assaut de ce champ Polonais, que défendait une garnison de huit hommes, baguenaudant, et se morfondant à garder des canons que personne, dans leur pensée, ne songeait à prendre de force, établit nettement que le prétendu péril des canons de Montmartre n’existait que dans l’imagination de l’assemblée de Bordeaux, dans les racontars alarmistes de la presse réactionnaire, — et aussi dans la pensée de derrière la tête de M. Thiers, parce que ce péril imaginaire était indispensable à l’exécution de son plan.

D’autres préoccupations que les canons de Montmartre se faisaient jour dans la presse. Plusieurs journaux publièrent des articles indiquant qu’une partie au moins des quartiers de Paris étaient envahis par des personnages qui ne songeaient guère à construire des barricades, et que le public était en butte aux assauts d’aigrefins embusqués à tous les coins de rues, qui s’efforçaient de soustraire autre chose que des pièces d’artillerie.

Voici l’une de ces notes, où l’on retrouverait difficilement la trace de l’appréhension d’une Révolution :

Malgré l’avis des maires, malgré l’énoncé des peines portées contre ceux qui établissent des jeux sur la voie publique, certaines parties de Paris continuent à présenter un spectacle indiquant suffisamment que l’avertissement donné est resté lettre morte pour les exploiteurs et pour leurs dupes.

Qu’on visite les rues retirées, les bords du canal, les boulevards extérieurs, c’est partout le même aspect. Et quand le temps est mauvais, ce sont les voûtes du chemin de fer de Vincennes et les baraques construites pour les troupes qui servent d’abri aux joueurs de dés ; car c’est décidément ce jeu qui l’emporte, sans doute parce qu’il est plus expéditif. En très peu de temps, l’argent change de poches.

Si encore il s’agissait d’un simple passe-temps, entre gens qui ne savent que faire, on ne devrait en prendre nul souci ; mais, à première vue, il est facile de reconnaître qu’il y a des entrepreneurs adroits, des affidés, qui prennent dans leurs filets de pauvres diables, à qui l’appât d’un gain imaginaire fait perdre en un instant le fruit de pénibles travaux.

C’est plus que de l’immoralité, c’est du vol.

Quelques compagnies de gardes nationaux avaient commencé à faire la chasse à tout ce monde ; mais peu secondées, elles paraissent y avoir renoncé.

Nous espérons que le nouveau préfet de police s’en inquiétera davantage, et que bientôt il nous débarrassera de ce spectacle affligeant, qui est une aggravation du deuil de la cité.

Des gens qui jouent avec ardeur à la passe-anglaise, ou qui se plaignent d’être filoutés au bonneteau, ne semblent pas s’attendre à une révolution.

Une certaine agitation, il est vrai, était signalée dans le XIVe arrondissement. Elle avait son foyer au club de la Maison-Dieu. Le chef de légion Henry avait pris le commandement de ce quartier, et paraissait préparer les hommes dont il disposait à une action. Mais il s’agissait toujours d’une intervention armée, pour le cas où l’Assemblée de Bordeaux, assurément suspecte aux yeux des républicains ardents du XIVe arrondissement, tenterait quelque coup de force contre la République. À une convocation des officiers, 10, rue Maison-Dieu, pour le jeudi 16 mars, à l’effet de nommer des délégués, et signée : le chef de légion Henry, un chef d’escadron d’état-major de la garde nationale Lunel, commandant le 8e secteur, riposta par un ordre du jour destiné à être communiqué aux bataillons des VIe et XIVe arrondissements. Ce document portait que les officiers et gardes qui donneraient leur adhésion à un ordre quelconque du soi-disant chef de légion de l’arrondissement, nommé par les délégués d’un comité central illégalement constitué, seraient immédiatement privés de leur solde.

Le conflit entre ces deux chefs de gardes nationaux, l’un nommé régulièrement, mais l’autre disposant de bataillons qui lui accordaient leur confiance, n’avait qu’une importance secondaire. L’autorité des commandants de secteurs n’existait plus guère, et la désorganisation de la garde nationale, telle qu’elle était constituée durant le siège, était complète.

Le colonel Langlois, dans sa déposition déjà citée, a dit : à propos des commandants de secteurs :

Oui, me dit M. Roger du Nord, cela peut s’arranger. Le maire de Montmartre, M. Clemenceau, est plein de bonne volonté. Mais il y a des gens qui jettent des bâtons dans les roues. Il y a des représentants de secteurs qui résistent, entre autres Un nommé Duval, le connaissez-vous ? — Non, je ne le connais pas. — Il y avait là en effet des gens qui avaient pris une certaine influence, ce qui provenait de ce qu’on avait supprimé les commandants de secteurs, qui étaient des généraux et des amiraux. Le jour où les gardes nationaux n’ont plus eu de rapports qu’avec le comité central, on ne tint plus la garde nationale. Il aurait fallu conserver ces commandants de secteurs. Ils étaient au nombre de neuf. Les commandants de secteurs, qui avaient des rapports avec les chefs de bataillons, étaient les hommes les plus capables de donner des ordres et d’empêcher ce qui est advenu. Je dis à M. Roger du Nord ce que je pensais de ces commandants de secteurs improvises.

(Enquëte parlementaire, déposition du colonel Langlois, t. II, p.516.)

L’agitation était donc fort circonscrite, et l’antagonisme entre le commandant du 8e secteur, un commandant improvisé, comme disait le colonel Langlois, et le populaire chef de légion Henry, n’avait guère qu’un caractère local et personnel.

Ce mouvement, dans deux arrondissements de la rive gauche, le XIIe avec Duval et le XIVe avec Henry, deux chefs s’efforçant de grouper, de préparer les bataillons dont ils étaient sûrs, n’était pas une préparation à la guerre civile ; ils n’agissaient pas dans l’idée ou l’espoir d’une prise d’armes, à échéance fixe. On eût procédé ainsi, s’il y avait eu complot, mot d’ordre donné, et rendez-vous pris à l’avance. Il n’en était rien. Duval et Henry ne s’organisaient qu’éventuellement, en vue d’une prise d’armes qui ne deviendrait nécessaire que si l’Assemblée tentait, comme on le craignait, de renverser la République, ou d’introduire un prétendant, d’Aumale ou le comte de Paris. Aucun de ces deux chefs de légion, nul de leurs camarades du Comité Central n’eurent un moment la pensée que leurs bataillons seraient, quelques heures plus tard, convoqués pour le service des barricades, pour la mise en état de défense des rues et avenues de leurs quartiers.

La dernière semaine avant le Dix-Huit mars se passa donc dans le calme, sans angoisse. On ne croyait pas tout danger disparu, mais l’ensemble de la population se disait que, quand l’Assemblée serait réunie à Versailles, si les monarchistes persistaient dans leurs idées de restauration ou de confiscation de la République, il y aurait peut-être du « grabuge », mais cette Assemblée ne tenterait rien le premier jour de son installation. Comme elle ne venait siéger que le lundi 20, on avait au moins devant soi quelques jours de tranquillité certaine.

Le jeudi 16 mars était le jour de la Mi-Carême. Un arrêté du général Vinoy avait interdit les déguisements et supprimé les cortèges, les mascarades, les bals, L’animation fut quand même très générale, Les cafés étaient pleins. Les théâtres jouaient. Ils donnaient les pièces suivantes : Théâtre Français : « La Joie fait peur » — « Le Jeune Mari » : — Gymnase : « Frou-Frou ». — Vaudeville : « Les Parisiens ». — Variétés : « Le Beau Dunois ». — Palais-Royal : « Le Supplice d’un homme ». — Bouffes : « Les Bavards ». — Gaîté : « La Chatte Blanche ». — Ambigu : « Les Nuits de la Courtille. » — Château d’Eau : « Jeanne ». — Beau-marchais : « Les Bohémiens de Paris » : Délassements Comiques : « Les Coutes de Fées ».

Les cours des facultés allaient reprendre, et l’on avertissait les étudiants des dates pour l’inscription, en vue de la session d’avril.

Les ambassadeurs et ministres plénipotentiaires s’étaient réinstallés. La vie normale renaissait. « La Bourse est excellente aujourd’hui, disait un bulletin financier, la hausse est considérable, eu égard à la situation présente. Le détachement du coupon, qui a eu lieu aujourd’hui, porte le véritable cours du 3 0/0 à 52.15. Le marché se maintient toujours très ferme, notamment sur la rente. »

Aucune réunion politique n’était annoncée pour le dimanche 19 mars. Mais les journaux faisaient savoir qu’une grande soirée exceptionnelle serait donnée, au bénéfice de Mlle Duguéret, au Cirque National, à huit heures et demie du soir. Litolff dirigerait la partie instrumentale. Got et Saint-Germain avaient promis leur concours à la bénéficiaire, qui a dû faire, dans la soirée, de tristes réflexions sur l’idée fâcheuse qu’avait M. Thiers de choisir la veille de sa représentation pour provoquer Paris, et douner un spectacle en plein air qui devait, pour quelque temps, faire le vide dans les théâtres.

Une seule assemblée populaire était fixée pour ce jour-là : les ouvriers tailleurs de Paris étaient convoqués pour le dimanche 19, en assemblée générale, à l’Élysée Montmartre (à cent cinquante mètres de la Butte et de la rue des Rosiers) pour « entendre le rapport du conseil d’administration, et fixer le jour où l’on pourrait toucher les dividendes à répartir entre tous ceux qui avaient fait des travaux pour l’entreprise de l’habillement de la garde nationale ».

Cet ordre du jour, publié par tous les journaux, le matin du 18 mars, ne semblait pas révéler chez les tailleurs, en rapports quotidiens avec les chefs de la garde nationale pour l’habillement des hommes, une prévision des graves événements qui s’accompliraient dans leur voisinage, à l’heure où ils se préparaient à entendre fixer le chiffre de leurs dividendes.

Thiers, en brusquant le mouvement, en communiquant l’ordre d’attaquer la Butte dans la nuit du 17 au 18, a donc, sciemment et volontairement, donné le signal d’une insurrection que personne ne prévoyait si prochaine, qu’on ne voyait pas sortir des événements présents, et dont lui-même ne pouvait deviner la gravité.

Sauf Vinoy, personne ne fut au courant des projets de Thiers. La surprise de Paris fut donc générale, le lendemain matin. Les groupes révolutionnaires, les membres futurs de la Commune, les membres du Comité central, furent aussi abasourdis que l’ensemble de la population. Rien ne pouvait faire supposer que les choses n’allaient pas s’arranger, et les gens les mieux informés, les journalistes, les hommes politiques, les orateurs et les organisateurs de réunions pendant le siège, les militants blanquistes, comme les affiliés de l’Internationale, se couchèrent le vendredi soir, sans se douter qu’ils se lèveraient, le samedi, avec Paris en insurrection[1].

Le Comité Central ne fut ainsi pour rien dans les événements. Il n’a ni préparé le Dix-Huit Mars, ni même, après la tentative d’enlèvement des canons dans la matinée, pris la direction, commandé l’émeute, et agi en chef d’un parti soudainement victorieux.

La conclusion de ces observations, fondée sur les faits, est que, sans la volonté de M. Thiers, il n’y aurait eu ni le Dix-Huit-Mars, ni la Commune.

L’ATTAQUE EST DÉCIDÉE

Pourquoi Thiers brusqua-t-il le mouvement ? Il pouvait temporiser encore, comme il aurait pu ordonner plus tôt une attaque décisive. Il n’avait pas voulu, sans être présent, commencer l’exécution de son plan. Il lui avait paru nécessaire, tandis qu’il était à Bordeaux, de préparer l’opération, de permettre l’incubation de la résistance. De là les tentatives des jours précédents. Elles avaient averti, comme il le voulait, les gardes nationaux. Il ne désirait pas que les canons fussent enlevés par surprise et trop facilement, mais il ne convenait pas non plus de propager trop longtemps l’expectative. Il avait peloté en attendant partie, à présent il fallait jouer. Retarder l’opération définitive, c’était risquer de la rendre inutile. La lassitude des gardiens des parcs était visible, déjà notoire. L’opinion souhaitait un dénouement pacifique, attendait une transaction. Un accord était dans l’air, et soit que les gardes nationaux par abandon, lui fissent trop aisée la tâche de sauveur de l’ordre, soit qu’une proposition de céder les canons à l’artillerie, ou de les répartir entre chaque bataillon, comme l’avait indiqué le colonel Langlois, fût, aux yeux de tous, trop avantageuse et trop loyale pour pouvoir être refusée, s’il tardait encore, il manquait l’occasion cherchée d’un coup de force. Le combat, et en même temps la répression, lui échapperaient. Il était encore à même d’entamer une lutte le samedi 18, mais, le dimanche 19, il serait peut-être trop tard.

Le second motif qui fit choisir cette date, ce fut la réunion prochaine de l’Assemblée. Elle venait siéger à Versailles le lundi 20 mars. C’étaient deux jours pleins devant soi. Ce délai était suffisant pour agir et vaincre. La résistance, sur laquelle Thiers comptait, ne pouvait se prolonger plus de trois jours. C’est la durée normale des insurrections parisiennes. Le dimanche verrait sans doute le fort de la lutte, et le lundi matin, les rebelles seraient écrasés, les barricades prises ; alors l’armée, maîtresse de toutes les positions, ne rencontrerait plus devant elle que des fuyards et des prisonniers. Ce serait l’œuvre de la police de continuer la victoire. Quant à lui, avec une modestie triomphale, dès l’ouverture de la séance, il monterait à la tribune et apprendrait à l’Assemblée le commencement et la fin de l’émeute : Paris soumis, et plus de canons braqués sur la ville ! Non seulement les factieux allaient être immédiatement désarmés et châtiés, mais même les bataillons restés fidèles remettraient leurs fusils, ceux-là volontairement.

Le rôle de la garde nationale serait donc fini. L’Assemblée, avec plus de sécurité qu’au temps où Changarnier s’efforçait de la rassurer, pourrait délibérer en paix. Il n’aurait plus lui, Thiers, qu’à recueillir les applaudissements et les félicitations de la représentation nationale, heureuse d’être délivrée, et toute à la discrétion de son libérateur. Le pays joindrait ses acclamations.

Enfin, une considération financière pressante le poussait à hâter, au moment où l’Assemblée reprenait ses séances, la fin du malaise et de l’indécision, dont, à cause de ces canons, les banquiers arguaient pour ajourner les combinaisons permettant de faire l’emprunt et de payer les Prussiens.

Beaucoup de personnes, déposa Thiers, s’occupant de la question financière, disaient qu’il fallait songer à payer les Prussiens. Les gens d’affaires allaient répétant partout : vous ne ferez jamais d’opérations financières, si vous n’en finissez pas avec tous ces scélérats, si vous ne leur enlevez pas les canons. Il faut en finir, et alors, on pourra traiter d’affaires. L’idée qu’il fallait enlever les canons était en effet dominante, et il était difficile d’y résister.

(Enquête parlementaire. — Déposition de M. Thiers, t. II, p.11.)

On lui ordonnait d’en finir ! Injonction terrible de la réaction effrayée, à toutes les époques de lutte contre les forces populaires. Le plus tôt qu’il en finirait serait donc le plus avantageux, pour aborder la question de l’emprunt, pour les ressources à trouver afin de payer et de renvoyer les Prussiens. Il comptait saisir l’Assemblée, dès sa réunion à Versailles, des moyens financiers qu’il avait en vue. Il était donc nécessaire d’agir immédiatement.

Il n’avait pu engager plus tôt l’action qu’il méditait, parce que d’abord il voulait être là pour tout décider, pour donner des ordres aux généraux, pour faire de son cabinet un quartier général, d’où il dirigerait les opérations, la stratégie étant sa marotte. En art militaire il s’estimait seul compétent, n’était-il pas l’historien des batailles de Napoléon ? Ayant raconté les campagnes de l’empereur, il finissait par croire qu’il les avait faites. Il n’aurait pu commencer plus vite sa campagne de Paris, parce qu’il n’avait pas suffisamment de troupes sous la main. Depuis plusieurs jours, des renforts, réclamés d’urgence, lui arrivaient. En même temps, il pressait le renvoi des soldats désarmés, logés chez l’habitant, vaguant dans Paris, et dont le contact avec la population civile l’inquiétait. Débarrassé de ces éléments douteux susceptibles de renforcer l’insurrection, disposant des régiments qu’il avait fait venir de province, de Gap, d’autres garnisons du sud-est, ayant déjà la division Faron qui avait conservé ses armes, et dont il était sûr, il estima que l’heure d’agir était venue. Il convoqua Vinoy pour le 17, dans la matinée, à son cabinet :

Si l’on ne réussissait pas, a dit M. Thiers, il faudrait sortir de Paris, mais auparavant, il fallait tenter le combat, et chercher à enlever les canons à tout prix. Nous étions à l’un de ces jours où il faut tout risquer. Le général Vinoy, que je consultai, me répondit : Nous avons bien peu de monde, mais enlever les positions n’est pas impossible. Ordonnez, je suis soldat, j’obéirai !…

(Enquête Parlementaire. Id.)

Il ordonna, et Vinoy obéit, mais mal.

Ni lui, ni personne dans le conseil qui fut réuni dans la journée de vendredi, et qui approuva le plan d’attaque délibéré entre Vinoy et le chef du pouvoir exécutif, n’avaient prévu trois facteurs de l’échec du lendemain : les mauvaises mesures prises par les généraux, notamment en ce qui concernait l’envoi des attelages pour emmener les pièces d’artillerie, puis l’intervention en masse de la population montmartroise, et enfin la débandade d’un régiment, le 88e de marche.

M. Thiers souhaitait la résistance, sans laquelle il n’aurait pu faire qu’une épuration, à ses yeux insuffisante, mais il ne devinait pas qu’elle deviendrait aussi formidable. Il partageait l’opinion des généraux sur la garde nationale, et croyait qu’elle serait incapable de tenir contre les troupes plus de 48 heures, du samedi au lundi. Aussi avait-il refusé tout concours des gardes nationaux, dits de l’ordre. D’un cœur, non pas léger, mais lourd de haine contre la démocratie, contre le peuple, qu’il avait appelé la vile multitude, il déclara à Paris la guerre. Il ne se doutait pas qu’elle durerait deux mois, qu’elle ferait couler des flots de sang du côté de l’armée, qu’il entraînait cette armée dans une seconde campagne inutile et sans gloire, et que sa victoire retardée aboutirait à ces deux résultats qui n’étaient point ceux qu’il cherchait : la république consolidée et son fauteuil de président donné au maréchal Mac-Mahon, l’exécuteur de ses hautes œuvres.

À trois heures du matin, les troupes mises sur pied sortaient silencieusement des casernes, et se dirigeaient vers la Butte Montmartre.

Aux premières lueurs de l’aube indécise le plan de M. Thiers avait reçu un commencement d’exécution.

  1. L’auteur avait diné et passé la soirée du vendredi chez son ami, le poète Paul Verlaine, 2, rue Cardinal-Lemoine (Ve arrond.). Retournant à son domicile avenue Trudaine (IXe), il rencontra Raoul Rigault, qui l’accompagna. Ils traversèrent Paris en causant.

    Raoul Rigault, qui avait été commissaire de police, resté en rapport avec des anciens collègues, sortait de la brasserie Glaser, où il avait

    trouvé des camarades blanquistes. Il m’était au courant de rien ; les policiers et les habitués de la brasserie, presque tous futurs membres ou militants de la Commune, avaient la même ignorance.

    À deux heures du matin, quand ils se quittèrent au carrefour Trudaine. Raoul Rigault devant regagner les Batignolles, tout était tranquille. Pas un bruit ne montait de la ville, et Montmartre dormait.