Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/5

LIVRE V

L’ASSEMBLÉE DE BORDEAUX

LES ÉLECTIONS

La capitulation de Paris avait abattu tout le monde, mais n’avait surpris personne.

Pourquoi la reddition de cette ville populeuse, célèbre entre toutes, la première de France sans doute, mais non l’unique et dernier boulevard de la défense, entraînait-elle la capitulation de toute la Patrie ? Pourquoi si Paris, ce qui était exact, ne pouvait plus tenir, renonçait-on à se défendre, à l’abri de ces lignes presque inforçables de l’Auvergne, des Cévennes, de la Bretagne, de la Vendée ? Les envahisseurs ne pouvaient espérer occuper toute l’immense surface du pays. Les jeunes armées de plus en plus aguerries, des levées nouvelles, car la France était loin d’avoir épuisé son réservoir d’hommes, un surcroît d’énergie se produisant dans les départements, eussent prolongé la lutte jusqu’au printemps et usé la victoire prussienne. Un pays n’est conquérable, et vraiment vaincu, que lorsqu’il se lasse de la bataille et qu’il soupire après le repos. Cet abattement était malheureusement général, et la France semblait fatiguée à la suite d’un effort qu’elle n’avait fait qu’à demi. La province parut accepter facilement que la capitulation de Paris fût celle de toute la France.

Il faut affirmer, en principe, que la chute de Paris ne devait pas entraîner la fin de la guerre, et que les patriotes enflammés qui réclamaient la lutte jusqu’au bout étaient logiques ; mais il convient aussi de reconnaître que la France était à bout de vigueur, morale et physique, et que les défenses désespérées, à la russe et à l’espagnole, ne correspondaient ni à nos mœurs, ni à nos tempéraments, ni surtout à nos intérêts.

On ne peut qu’applaudir au langage véhément de Gambetta, télégraphiant de Bordeaux aux préfets, le 31 janvier, à 11 heures et demie du soir :

… Paris inexpugnable, vaincu par la famine, n’a pu tenir en respect plus longtemps les hordes allemandes… toutefois Paris, en succombant, nous laisse le prix de ses sacrifices héroïques. Pendant cinq mois de privations et de souffrances, il a donné à la France le temps de se reconnaître, de faire appel à ses enfants, de trouver des armées et des armes, de former des armées jeunes encore, mais vaillantes et résolues, auxquelles il n’a manqué jusqu’à présent que la solidité, qu’on n’acquiert qu’à la longue.

Grâce à Paris, si nous sommes des patriotes, nous tenons en main tout ce qu’il faut pour nous venger et nous affranchir, mais comme si la mauvaise fortune tenait à nous accabler, quelque chose de plus douloureux que la chute de Paris nous attendait. On a signé, à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un armistice, dont nous n’avons connu que tardivement la coupable légèreté, qui livre aux troupes prussiennes des départements occupés par nos soldats, et qui nous impose l’obligation de rester trois semaines au repos, pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays, une Assemblée Nationale…

Gambetta protestait d’avance contre l’élection « d’une chambre réactionnaire et lâche que rêve l’étranger ». Il appelait, de ses vœux, une assemblée voulant la paix, si la paix assurait l’honneur, le rang, l’intégrité du pays, mais « capable aussi de vouloir la guerre, plutôt que d’aider à l’assassinat de la France ».

Ces nobles pensées de résistance jusqu’à la mort, de « guerre à outrance », comme on désignait avec un ironique dédain, avec crainte aussi, la passion de ceux qui se refusaient à admettre la mutilation de la France, étaient partagées par des groupes actifs, par des individualités militantes.

Le Comité de la Défense, de la Gironde, prenait, le 31 janvier, la résolution suivante :

Convaincu qu’il est du devoir du gouvernement de presser tous les préparatifs pour faire une guerre à outrance, à moins que la France n’obtienne des conditions de paix honorables, le comité adjure la délégation de rester à son poste, et il lui offre de nouveau le concours le plus actif et le plus dévoué.

À Toulouse, dans une réunion nombreuse, la déchéance du gouvernement de la Défense fut acclamée. Un ordre du jour fut voté réclamant la constitution d’un comité de salut public, avec Gambetta à sa tête, pour « rejeter l’armistice, continuer la guerre et assurer le régime républicain ».

Les préfets des Bouches-du-Rhône et des Basses-Pyrénées lancèrent des proclamations, dans le sens de la résistance à outrance.

Lyon affirma catégoriquement sa volonté de continuer la guerre, plutôt que de consentir au démembrement de la France. Dans cette ville, raisonnable et raisonneuse, on peut s’étonner de rencontrer des manifestations aussi hardies, émanant non de groupes révolutionnaires, mais du Conseil Municipal même, dont le président était l’ancien, « Cinq », M. Hénon.

Avant même de savoir la nouvelle de la reddition de Paris, le conseil municipal de Lyon délibérait : « Considérant que la guerre à outrance était la seule voie de salut, la commune de Lyon cesserait d’appuyer le gouvernement, le jour où il consentirait le démembrement de la France. »

Le conseil municipal lyonnais affirmait en outre que : « Lyon devait être le centre de la résistance », et il engageait le gouvernement à venir s’y établir. Cette dernière considération, la possibilité de devenir capitale intérimaire, ont dû peser d’un certain poids dans la délibération lyonnaise.

Mais, dans son ensemble, la France abattue, devenue passive, soupirant après le répit, ne protesta que du fond du cœur contre cet armistice, qui faisait prévoir la paix définitive et à bref délai. Elle allait, par son vote, témoigner de son indifférence relative pour le régime politique, et de son désir passionné du retour à la vie normale et pacifiée.

LE DÉCRET DE BORDEAUX

Une des clauses de la convention portait qu’une convocation des électeurs aurait lieu immédiatement, en vue de nommer une assemblée nationale. Un décret du 29 janvier, signé des membres de la Défense, convoquait les électeurs à l’effet d’élire l’Assemblée Nationale, pour le dimanche 5 février, dans le département de la Seine, et pour le mercredi 8 février, dans les autres départements.

Un conflit s’éleva entre le gouvernement de Bordeaux et celui de Paris à l’occasion de la convocation. Dans le but, louable en soi mais contraire aux principes du suffrage universel, d’exclure de l’assemblée future nombre d’ennemis avérés de la République, tous partisans déclarés d’une paix honteuse, la Délégation de Bordeaux fit suivre le décret de convocation d’un autre décret, établissant des cas d’inéligibilité. Les anciens ministres, conseillers d’État et préfets de l’Empire, ainsi que les députés ou candidats au Corps législatif, ayant accepté la candidature officielle sous Napoléon III, se trouvaient frappés d’inéligibilité.

Ce décret déconcerta Bismarck ; il effraya Jules Favre et ses collègues. Son effet assurerait une majorité dans l’Assemblée, sinon pour la continuation de la guerre, du moins pour le maintien de la République. Les membres de la Défense prirent aussitôt leurs mesures, et un second décret contraire fut rédigé, que promulgua Jules Simon. Celui-ci s’était rendu aussitôt à Bordeaux. Il s’appuyait sur l’autorité de Bismarck. Le chancelier allemand avait protesté « contre des élections faites, disait-il, sous un régime d’oppression arbitraire. Ces élections ne pourraient conférer les droits que la convention de l’armistice reconnaissait aux députés librement élus ».

Les élections allaient donc se faire dans le sens que prévoyait, que voulait Bismarck. Jules Simon se faisait l’humble serviteur du vainqueur. Comme Gambetta était l’homme que Bismarck et son impérial maître détestaient le plus, Jules Simon, pour mieux faire sa cour, qualifia publiquement le grand patriote de « fou furieux », et parla de le mettre en arrestation.

Gambetta riposta par une proclamation, dans laquelle il disait que m le décret d’exclusion du 31 janvier avait déjoué les espérances de la Prusse. L’insolente prétention du ministre prussien d’intervenir dans la constitution d’une assemblée française était la justification la plus éclatante des mesures prises par le gouvernement ». Il maintenait donc le décret, en contestant les pouvoirs de Jules Simon, en ce qui concernait le règlement du cas particulier des incompatibilités.

Bismarck vint au secours de ses alliés nouveaux. Dans sa protestation, adressée à Jules Favre, il insinuait que, doutant de la liberté des électeurs, il demandait s’il ne serait pas plus juste de convoquer le Corps législatif de l’empire, qui, selon lui, « représentait une autorité élue légalement par la voix du suffrage universel ».

En rappelant les hommes impopulaires, oubliés, évanouis, qui, non seulement avaient contre eux le vote de la guerre, et surtout l’incurie et la sottise avec lesquelles ils avaient voté cette guerre terrible, sans l’avoir préparée, sans avoir contrôlé l’état des arsenaux, sans avoir vérifié les affirmations de Lebœuf et des ministres, mais qui, par leur retour même, faisant présager le rétablissement de l’empire, provoqueraient une effroyable guerre civile, Bismarck était sûr d’avoir la majorité qu’il souhaitait. Jules Favre eut la pudeur de refuser, et, en assurant à Bismarck la sincérité des élections, il rapporta le décret de Gambetta.

Il faut reconnaître qu’il était difficile de le maintenir, étant données l’acceptation de l’armistice dans toutes ses clauses, et la convocation d’une Assemblée Nationale, qui en était le résultat et la condition. Bismarck ne ménageait pas la menace : « Nous ne saurions reconnaître aux personnes élues sous le régime de la circulaire de Bordeaux, disait-il, les privilèges assurés par la convention d’armistice aux députés de l’assemblée. »

Le décret fut donc rapporté, et les élections eurent lieu comme le voulait Bismarck, alors véritable maître de la France.

Si la province, en grande majorité, se montrait satisfaite de la cessation des hostilités, et se préparait à voter pour des députés chargés de traiter, de maintenir provisoirement le statu quo républicain, et de renvoyer les Prussiens chez eux, Paris conservait dans sa population, mobile et ardente, une amère et confuse pensée de revanche spéciale, personnelle, pour ainsi dire locale et séparatiste.

LE RAVITAILLEMENT

Le ravitaillement de Paris s’opérait et prenait une importance considérable, occupant les esprits, détournant un instant les colères et suspendant les haines.

Un délai de huitaine avait été indiqué, dans une dépêche de Jules Favre, annonçant la reprise des communications ferrées. Ce délai n’était pas de rigueur. On s’efforça de l’abréger.

Le 1er février, une convention intervenait entre les directeurs de chemins de fer et l’administration allemande. Sur toutes les lignes, on se préoccupa de reprendre les communications et d’envoyer des vivres à Paris affamé. Ce fut la ligne du Nord qui fut d’abord considérée comme devant avoir le plus promptement ses communications rétablies. On renonça à faire venir les subsistances par Dieppe. Ce fut sur Abbeville et Creil que circulèrent les premiers trains, amenant farine et bétail.

En attendant l’arrivage des convois nourriciers, les Parisiens se portèrent en foule aux avant-postes des Prussiens. Un tableau pittoresque, mais pénible, que celui de ces hommes, de ces femmes, mendiant (la plupart, il est vrai, une pièce d’argent à la main) un morceau de pain blanc, un rond de saucisson. Une bousculade lamentable autour des cantines. Les Prussiens, en souriant d’un bon gros sourire narquois, faisaient les échanges, tendaient les vivres sollicités, et paraissaient s’amuser énormément au spectacle de cette goinfrerie suppliante. Raides et froids, les officiers, avec mépris, considéraient ces quémandeurs faméliques et s’amusaient, comme à l’heure de la soupe dans un chenil, à voir les estomacs si longtemps vides de cette meute humaine se remplir goulûment.

Le ravitaillement s’opérait mal. Les Prussiens faisaient mille difficultés pour laisser passer les charrettes venues des campagnes. De longues files de véhicules, chargés de vivres, encombraient les avenues de la banlieue, stationnaient le long des routes. Les ennemis mettaient des obstacles, soulevaient des difficultés de visas, de paperasseries, suscitaient mille chicanes, parfois confisquaient les aliments que des piétons, franchissant les lignes, étaient venus chercher au delà des avant-postes. Il fallait se munir de certificats, de laissez-passer, de passe-ports pour se rendre au marché, chez l’ennemi.

Des rôdeurs, embusqués, attaquaient les campagnards isolés apportant des œufs, des légumes. Ils les dépouillaient de leur chargement sous prétexte de réquisition. D’autres, aux barrières, entouraient les gens d’apparence aisée, revenant avec des provisions chèrement acquises. Ils geignaient sur leur propre sort, et en invoquant la fraternité, la solidarité, se faisaient remettre une partie des vivres bourgeois. L’ouverture des halles fut marquée par une bagarre. On se rua sur les denrées exposées, et on pilla les boutiques. Les prix étaient d’ailleurs exorbitants.

Le 3 février, le premier train entrait en gare de Saint-Denis. Il comportait 50 wagons avec cette inscription : don de la ville de Londres à la ville de Paris. La générosité anglaise s’était cordialement multipliée. Des envois énormes de viande, de salaisons, des légumes secs furent expédiés. Des commissaires anglais les distribuaient, gratuitement, aux nécessiteux. Des souscriptions avaient été ouvertes simultanément dans plusieurs départements, au profit des affamés. Les dons en nature, farine, pommes de terre, affluèrent de tous côtés. Paris eut cette joie de retrouver du pain blanc. L’un des grands régals de ces premiers jours de restauration fut le poisson de mer, dont on avait, pour ainsi dire, perdu le goût, depuis le mois de septembre.

Les lettres purent partir, mais à la condition de ne pas être cachetées. La circulation des journaux était interdite.

Les premiers trains pour la province emmenèrent des voyageurs par fournées pressées. Tous ces fugitifs avaient hâte, ou d’embrasser des êtres chers restés hors de Paris, ou de fuir une cité si éprouvée par le bombardement, par la famine ; plusieurs de ces fuyards, à certains grondements précurseurs, prévoyaient une commotion populaire ; ils redoutaient même un conflit sanglant dans la ville, si, comme on l’annonçait, les Prussiens voulaient défiler triomphalement dans Paris.

Pour quitter Paris, il fallait un laissez-passer qu’on ne prodiguait pas. La plupart des voyageurs donnaient, pour motif de leur départ, leur candidature à soutenir. L’armistice ayant prévu que toute facilité serait accordée aux candidats, le bienheureux laissez-passer était délivré, après enquête sommaire et examen de la demande, à la préfecture de police. Le laissez-passer devait être traduit en allemand.

Les voyageurs avaient à se transporter à Juvisy, point de raccordement de la ligne d’Orléans maintenue en exploitation par les Prussiens. Ce transport donna lieu à de nombreux abus. Les voituriers exigeaient des prix fabuleux. Les voyageurs désireux de partir sans subir les prétentions des conducteurs et qui tentèrent de se rendre à pied à Juvisy furent l’objet de mauvais traitements. Plusieurs furent volés et blessés par de dangereux bandits, répandus dans les environs de Paris, ravageant les villas abandonnées, et razziant ce qui avait échappé à la rapacité prussienne.

LA PAIX, SEUL MANDAT DE L’ASSEMBLÉE

Les élections s’accomplirent paisiblement dans toute la France, sauf en Corse, où des rixes se produisirent avec accompagnement de coups de fusil, selon la coutume de cette terre du banditisme.

À Bordeaux, le conflit à propos du décret des inéligibles avait pris fin par la démission de Gambetta et la victoire de Jules Simon, représentant le gouvernement de Paris, c’est-à-dire la paix.

Gambetta, en frappant d’inéligibilité les anciens membres du corps législatif ayant voté la guerre et les ex-fonctionnaires de l’empire, avait sans doute agi révolutionnairement et pour ce qu’il estimait être le salut de la France et le bien de là République. Jules Simon avait été envoyé de Paris pour annuler le décret ; en réalité pour supprimer l’autorité de Gambetta, le dictateur, comme on le nommait, surtout coupable, aux yeux des pacificateurs à outrance, de personnifier la résistance, de représenter la France guerrière. La délégation de Paris l’emporta sur la délégation de Bordeaux, non pas parce que les gouvernants restés à Paris avaient plus d’autorité : les deux délégations se valaient, avaient la même origine, et celle de Paris pouvait être considérée comme déchue, ayant signé la capitulation, ayant ainsi dépassé ses pouvoirs, et ayant sans droit engagé la reddition de la France. Mais Bismarck était du côté de Jules Simon, et sa volonté l’emporta. Gambetta dut donner sa démission.

Le vote de la France fut significatif. Le décret de Gambetta, abrogé par Jules Simon et ses collègues, n’aurait eu qu’une utilité théorique. Les populations ne songèrent nullement à recueillir les épaves de l’empire. Sauf quelques individualités notoires, des héritiers de noms de gloire, les bonapartistes furent rares à l’assemblée du 8 février. En revanche, la masse électorale campagnarde vola pour des candidats étranges et novices, des inconnus, en nombre, beaucoup aussi de gens titrés, des hobereaux, des propriétaires, la plupart investis de commandements dans la mobile. Ce furent les cadres des mobilisés d’abord, puis les châteaux, les grandes exploitations industrielles, qui fournirent cette majorité singulière, ignorante et moutonnière, intolérante toujours, furieuse parfois, mais qui résumait, avec ses bizarreries, l’unité de pensée et de vouloir de la France : c’est-à-dire la paix.

Paris et quelques grandes villes avaient seuls émis des suffrages politiques. Là seulement les élections eurent une couleur, furent l’affirmation d’un programme, l’avènement d’un parti. Partout ailleurs la question de drapeau et de constitution avait été négligée. On ne s’était occupé que de la cessation complète des hostilités, et de la conclusion hâtive d’un arrangement territorial et financier quelconque avec les Prussiens, pour se débarrasser d’eux. Même dans les départements cléricaux et légitimistes de l’Ouest, il ne fut guère parlé du gouvernement. Les députés furent élus, non parce qu’ils étaient légitimistes, orléanistes, partisans des prérogatives de l’Église, mais parce qu’ils s’engageaient à voter la paix. On les choisissait sans doute de préférence à d’autres pacifiants, qui eussent affiché des sentiments républicains, mais ce n’était qu’un accessoire de leur mérite électoral, cette opinion anti-républicaine ; entre un royaliste voulant continuer la guerre et un radical s’engageant à voter la paix, le Morbihan eût choisi le radical. L’immense majorité votante alors laissait en dehors de toute discussion la forme républicaine : les partis consentaient un armistice politique, jusqu’à la paix.

Aussi, apparaît-il illégal, autant que criminel, l’abus que fit par la suite cette assemblée des pouvoirs indéterminés, mais restreints en soi, et occasionnels, qui lui avaient été conférés « dans un jour de malheur ». Il n’était entré dans la pensée d’aucun électeur de la majorité campagnarde que ces mandataires, qu’on envoyait à Bordeaux expressément pour traiter de la rançon de la France, dussent, par la suite, légiférer sur toutes les matières, et surtout se mêler de donner une constitution, même républicaine, au pays. L’abus de pouvoirs fut donc indéniable, et l’usurpation de cette assemblée suffirait à justifier l’insurrection, si la province eût suivi Paris au Dix-Huit Mars.

Les républicains des « grandes villes, seuls peut-être, dans la prévision qu’ils auraient la majorité, ont voté avec l’arrière-pensée que l’Assemblée Nationale agirait comme pourvue de souveraineté, qu’elle serait constituante, législative, dictatoriale, une véritable Convention. Mais les électeurs des hobereaux et des marguilliers, qui devaient former la majorité, n’avaient pas eu de si vastes pensées, m rêvé pour leurs représentants d’aussi ambitieuses destinées. L’Assemblée Nationale convoquée et élue pour discuter de la paix ou de la guerre, après avoir pris parti pour la paix, devait se renfermer dans un rôle d’attente, dans une attitude de gouvernement provisoire, veillant à la perception des impôts dont le paiement devait servir au paiement de l’indemnité de guerre, rétablissant la police, réparant les routes, rapatriant les soldats prisonniers, hâtant la libération du territoire ; alors son mandat étant achevé, elle devait noblement et loyalement se retirer.

LA VIE BORDELAISE

La première séance de l’Assemblée Nationale eut lieu au théâtre Louit, le grand Théâtre de Bordeaux, le lundi 13 février. Voilà pour les gens superstitieux une date fatidique.

Bordeaux, durant ce mois de février, fut la capitale de la France. Une population bigarrée, militaire, civile, féminine, avait envahi la ville élégante du Sud-Ouest, et la transformaient en une sorte de ville d’eaux, de ville de fête, de ville cosmopolite, siège d’une exposition.

L’élément exotique semblait représenté par tous ces seigneurs de villages, par ces campagnards à prétentions aristocratiques, à préjugés d’ancien régime, dont le suffrage universel venait de faire des députés. Beaucoup d’uniformes mettait des taches claires et vives parmi les vestons grisâtres et les redingotes à la propriétaire de ces élus. On remarquait, et l’on admirait, la belle tenue de ces soldats, tous propres, luisants, à qui pas un bouton de guêtre ne manquait cette fois, et le chic des officiers brillants, vernissés, soutachés, pommadés. Cette armée si pimpante, si différente des soldats de la Loire, des réfugiés de l’Est et des défenseurs de Paris, évoquait des idées de revue, de parade et de galas. On assurait que tous les officiers de Bordeaux avaient voté pour la paix. Des journalistes étaient venus en nombre, de Paris et de l’étranger, pour suivre les débats. Ils formaient des groupes très vivants sur les allées de Tourny et aux abords de la Comédie, devenue palais législatif. Les cafés regorgeaient de consommateurs. Le soir, les quinconces, les allées, l’Intendance, étaient envahis par des théories de promeneuses, s’offrant à consoler les assiégés, les militaires, des privations subies et faisant oublier aux élus campagnards l’éloignement de leurs dignes, mais peu attrayantes épouses. Bordeaux, où allait se consommer le malheur de la mutilation de la France, était gai le jour et flamboyant la nuit. On se dédommageait de toutes les abstinences. La cuisine fine de cette ville de gourmets, les vins généreux, les distractions du cercle, du café, donnaient, au sortir de l’enfer de la guerre, l’aspect d’un parais à la cité girondine. Les Bordelais, aimables et souriants, faisaient de leur mieux les honneurs de leur ville. Enchantés de l’aubaine d’une assemblée, les négociants supputaient des bénéfices probables, les commandes certaines, et l’argent qui serait laissé dans la ville. La population avait d’ailleurs supporté, avec résignation, les contre-coups amortis le l’invasion, la difficulté des affaires avec l’étranger et l’interruption des commandes à l’intérieur. Mais comme on comptait se rattraper à la paix, on avait fait, contre cette mauvaise fortune passagère, excellent cœur. « Vous devez avoir beaucoup souffert à Paris, disait un de ces optimistes aquitains, mais nous ici, nous n’avons pas été sans ressentir les malheurs de la guerre : les théâtres ont été fermés trois semaines ! » Une seule chose rappelait aux Parisiens transportés dans cette ville, pour eux pays de Cocagne, la guerre et ses tragédies : auprès des cafés où l’on plaisantait, en buvant apéritifs et sirops, sur les places où des saltimbanques dressaient leurs tréteaux et lançaient leurs lazzis, sur ces allées balayées par les jupes des femmes cherchant aventure, partout, en chaque endroit un peu vaste de la ville, se rencontraient des canons, stagnant, allongeant leurs cous de métal, muets, devenus inutiles, mais des canons très fourbis, des canons luisants, qui semblaient les accessoires, mis au rebut, d’une pièce militaire qu’on avait cessé de jouer.

Le siège du gouvernement était à la préfecture. Gambetta en avait déménagé, et s’était logé dans une petite maison, cours du XXX Juillet, nº 41. Jules Simon s’était installé chez le recteur de l’Académie.

LA PREMIÈRE SÉANCE. — LES RURAUX

La première séance de l’Assemblée Nationale s’ouvrit sans incidents. 260 membres seulement étaient présents. À deux heures et demie, M. Benoist d’Azy, qui figurait parmi les plus anciens députés connus, monta au fauteuil de la présidence comme doyen d’âge. Il prit la parole pour inviter l’assemblée à former ses bureaux et à vérifier les pouvoirs, avertissant que l’on procéderait comme en 1849. La vérification des pouvoirs devait être très sommaire, la plupart des dossiers électoraux n’étant pas parvenus. Les bureaux ne furent composés tout d’abord que de 25 membres.

Le président annonça en même temps qu’il avait reçu la lettre suivante de « M. Garibaldi », adressée aux départements qui lui avaient fait l’honneur de l’élire.

Bordeaux, 13 février.

J’ai accepté le mandat de député pour venir donner mon vote à la République. Avec ce dernier devoir, ma mission est accomplie, et je remets, dans vos mains, les pouvoirs que vous m’aviez délégués.

Je suis avec reconnaissance,
Votre dévoué
Garibaldi.

La lecture de cette lettre fut accueillie par un silence glacial. L’illustre général de l’armée des Vosges, qui assistait à la séance, se leva. Il voulait prendre la parole pour remercier et expliquer sa démission, mais le président d’âge ne la lui accorda pas. Jules Favre montait à la tribune. Le pleureur professionnel débuta ainsi : « Il m’est doux de déposer les pouvoirs du gouvernement de la Défense nationale entre les mains des représentants du pays… » Il ajouta qu’en attendant qu’un pouvoir nouveau fût constitué, le véritable pouvoir légitime décidant des destinées de la France, les membres du gouvernement et les ministres resteraient à leur poste, jusqu’à ce qu’ils en aient été régulièrement relevés. Il annonça ensuite qu’il demandait la permission de retourner à Paris, où il devait continuer de délicates négociations avec l’ennemi. Il insista pour que le renouvellement de l’armistice fût le plus court possible :

Nous ne devons pas perdre une minute, nous ne devons pas oublier nos malheureuses populations. Soyez sûrs que leurs larmes, leurs sacrifices, pèsent lourdement, je ne dirai pas sur ma conscience, car, devant Dieu, je suis innocent ; mais sur ma responsabilité, et je n’ai d’autre hâte que d’arriver au terme de ces misères.

Un mouvement d’assentiment suivit ces paroles équivoques. On se comprenait à demi mot. Il s’agissait de bâcler la paix. Quand Jules Favre disait pompeusement : « La France est prête, quoi qu’il arrive, à faire courageusement son devoir », ce n’était qu’une formule sonore. Le devoir, pour lui, pour le gouvernement, pour la majorité, c’était de déposer les armes avant tout, et de ne pas parler de les reprendre.

La séance d’ouverture se termina par un scandale. Garibaldi avait insisté pour parler, pour expliquer sa démission. La majorité refusa d’entendre l’illustre général, qui avait pourtant connu la victoire et vaillamment justifié le commandement qui lui avait été confié. On n’eut pas davantage égard à la quadruple élection dont il venait d’être honoré : « Il n’est plus député, puisqu’il a démissionné ! » crièrent quelques énergumènes royalistes, qui voyaient surtout, dans le brave chef des chemises rouges, le sabre de la révolution. Les tribunes protestèrent contre l’intolérance et l’injustice des hobereaux déchaînés. Il était évident que Garibaldi ne pouvait continuer à siéger qu’en renonçant à la nationalité italienne ; l’acceptation du mandat devait comporter sa naturalisation. Il avait eu le tort, au point de vue de la stricte procédure parlementaire, de ne pas demander la parole avant d’avoir envoyé sa lettre de démission. Il avait même agi avec beaucoup trop de hâte, puisqu’il déclarait à ses commettants qu’il était venu apporter sa voix à la République. Il n’avait pas encore été question de statuer sur le régime. Il aurait dû, en bonne logique, ne faire parvenir sa démission au président de l’assemblée qu’après le vote du 17 février, qui nommait M. Thiers chef du pouvoir exécutif de la République, et par conséquent reconnaissait implicitement le gouvernement républicain. Mais Garibaldi était pressé de quitter cette assemblée hostile, où il se voyait sans prestige ni autorité. Il n’avait, sa lettre en est la preuve, aucune notion du parlementarisme. Mais il espérait être écouté, aussitôt sa démission portée à la connaissance de l’assemblée. Le président ne lui ayant pas accordé la parole, il dut attendre l’occasion, après le discours de Jules Favre. L’assemblée devait-elle se montrer si rigoureuse pour une faute de procédure parlementaire, imputable surtout à son président ? Rien qu’à cette impolitesse de l’assemblée, et à cette partialité du président d’âge envers le grand citoyen italien, suspect par son passé, par ses amitiés, par ses vastes tendances humanitaires, on pressentait la haine de cette représentation nationale, faussée et rétrograde, contre tout ce qui se rattachait à la révolution, à la République, à Paris.

Une voix s’éleva des tribunes, ironique et cruelle, qui devait venger Garibaldi. Se penchant hors d’une loge en montrant le poing aux insulteurs du héros, un jeune homme leur cria : « C’est une honte ! Vous n’êtes qu’une majorité rurale ! »…

Le président Benoist d’Azy fit évacuer les tribunes, mais le coup était porté, et l’épithète resta. Les députés qui votèrent la mutilation de la France, approuvèrent les massacres de Paris, mais ne purent cependant parvenir à renverser la République, demeurent flétris et ridiculisés dans l’histoire. Ils ont été et resteront les Ruraux. Le jeune républicain qui les a baptisés tels se nommait Gaston Crémieux, avocat et journaliste à Marseille. La réaction triomphante, après les événements de la Commune, lui a fait payer le baptême : bien qu’il n’eût participé que très indirectement aux troubles de Marseille, Gaston Crémieux fut fusillé, comme communard.

Garibaldi sortit du Grand Théâtre de Bordeaux, accompagné par Esquiros. La foule, le reconnaissant sur les marches, l’acclama. Le vieux soldat se découvrit, et dit au peuple :

— « J’étais venu pour défendre la République honnête, raisonnable, et pour contribuer à la régénération de la France. »

Ces paroles, qui n’avaient rien de séditieux, et que nous trouverions plutôt empreintes de modération, furent suivies de longs applaudissements de la foule, de huées de la part des députés présents et des militaires.

Garibaldi avait envoyé, en même temps que sa démission de député, une lettre au gouvernement de la Défense, par laquelle il se démettait de son commandement de l’armée des Vosges. Le gouvernement, en acceptant cette démission, ne put s’abstenir de remercier le général qui s’était si glorieusement dévoué à la défense du territoire.

À l’issue de la séance, les députés se réunirent pour procéder au tirage au sort des bureaux.

M. THIERS, CHEF DU POUVOIR EXÉCUTIF

Dans les séances suivantes le pouvoir exécutif fut constitué. Sur le rapport de M. Victor Lefranc, M. Thiers fut nommé chef du pouvoir exécutif de la République française. Il devait exercer ses fonctions sous l’autorité de l’Assemblée Nationale, avec le concours de ministres qu’il choisissait, et dont il présidait le conseil. Thiers devenait un véritable président de la République, aux pouvoirs très étendus, à peu près les mêmes qui furent conférés à ses successeurs, Mac-Mahon, Grévy, Carnot, avec cette différence que ses pouvoirs avaient une durée illimitée. En fait la République existait, était reconnue, maintenue, puisqu’on lui donnait un président.

Louis Blanc fit entendre une réserve, à la suite de ce rapport. Il protesta contre le sentiment exprimé par le rapporteur que la République n’était admise qu’à titre provisoire. Il affirma hautement que la République était la forme naturelle, nécessaire, de la souveraineté populaire. « Le suffrage universel lui-même ne peut rien contre la République ! » s’écria l’éloquent républicain. Et comme M. Javal interrompait ironiquement : « C’est la République de droit divin ! » Louis Blanc riposta : « Je répète que le suffrage universel ne peut rien contre la République ! » Des rumeurs interrompirent ; il continua, enflant la voix, dressant sa petite taille, grandi par l’ampleur du geste :

— « Non ! une génération ne peut confisquer le droit des générations futures ! Le suffrage universel, en établissant l’hérédité monarchique, se suiciderait et perdrait sa raison d’être. La République n’a donc pas besoin d’être reconnue pour exister ».

Après cette protestation théorique, écoutée avec impatience par la majorité, la proposition fut acceptée à la presque unanimité.

Le personnage considérable, que vingt départements venaient d’envoyer siéger à l’assemblée, et que celle-ci, n’osant pas proclamer un prince d’Orléans, un Bonaparte ou encore moins un Henri V, subissait comme président d’une république provisoire, devant promptement se muer en monarchie, était un revenant, un homme d’État ancien, dont on avait cru depuis longtemps le rôle fini et les forces éteintes.

Les révolutions sont comme les volcans : dans leurs soulèvements, elles projettent à la surface des débris très vieux et de jeunes matières en ébullition. On trouvait rassemblés, dans cette salle de Bordeaux, les éléments les plus disparates : sans qu’il fût besoin de recourir à l’inéligibilité décrétée par Gambetta, la plupart des hommes ayant servi l’empire étant considérés comme les conseillers de la funeste guerre, comme les complices de la honte de Sedan, avaient été éliminés. Mais le suffrage universel, surpris, désorienté, intimidé, se manifestant sous les canons de l’ennemi, dans quarante départements, avait, ici et là, exhumé de vieilles notoriétés parlementaires de tous les partis. À côté des commandants de mobiles et des châtelains réactionnaires, enragés partisans de la paix, qui représentaient les nouvelles couches politiques, tous hommes sans passé, inconnus, qui n’avaient pas servi Napoléon III, se rencontraient sur les bancs de l’assemblée des ruraux, les vieilles barbes républicaines de 48, et les toupets orléanistes de Louis-Philippe, les spectres de la rue de Poitiers. Les uns et les autres étaient comme des émigrés de la démocratie, revenus de Coblentz divers. Victor Hugo, Edgar Quinet, Louis Blanc, Corbon, Schœlcher, trouvaient en face d’eux d’autres revenants, à la lueur des désastres sortis de l’obscurité, tirés, par le suffrage aveugle, de leurs retraites, de leurs manoirs, de leurs sacristies, comme MM. Audren de Kerdrel, Lorgerll, Belcastel, de Broglie. Quelques jeunes hommes politiques, députes par les villes, tous républicains avancés, quelques-uns socialistes Minière, Cournet, Clemenceau, Malon, Tridon, complétaient cette assemblée non pas éclectique, mais confuse, et capable seulement d’une coalition hétérogène.

Les quelques hommes de gloire et de valeur, qui émergeaient de ces médiocres individualités, ne pouvaient obtenir ni autorité ni égards. On a vu de quelle façon insultante la démission de Garibaldi avait été accueillie, et quel manque de déférence rencontrait sa haute et sympathique personnalité. Victor Hugo ne devait pas tarder à être l’objet d’un affront semblable. Gambetta démissionnaire du gouvernement, dénoncé, traité de fou furieux par Jules Simon, odieux à beaucoup parce qu’il représentait la guerre, la résistance, craint comme républicain avancé, comme chef populaire possible, n’avait aucune action sur cette assemblée dont il ne devait pas tarder à se retirer. Les militaires, suspects, s’ils avaient servi sous la Défense, étaient peu en honneur. Les vieux républicains comme Louis Blanc et Quinet, traités de sectaires, ne comptaient pas. Seul M. Thiers apparaissait avec le double prestige d’un homme d’État consommé, jouissant d’une gloire parlementaire incontestable. Il était universellement reconnu comme un chef politique d’une rare habileté. Libre d’attaches actuelles, indépendant vis-à-vis de tous les partis, il convenait à merveille pour être à la tête d’un pouvoir transitoire, d’un régime qui « diviserait le moins ». Son pèlerinage diplomatique à travers l’Europe, son rôle de mendiant auprès des souverains, sa mission inutile et ridicule de quêteur de commisération pour la France, ou, en guise d’appui, de secours, il n’avait récolté que des paroles de condoléance et d’espoir, et encore pas dans toutes les cours, avaient rajeuni sa vieille notoriété. On lui savait gré de sa tentative vaine. On lui accordait un prestige en Europe. Il passait pour le seul homme politique français ayant du crédit auprès des souverains. On ne voyait plus en lui le ministre de la monarchie de Juillet, le conspirateur de la rue de Poitiers, qui avait facilité et paru un instant excuser le coup d’État ; on oubliait son opposition funeste à une attitude énergique de la France lors de l’agression de la Prusse sur les duchés, son obstruction aux mesures protectrices au lendemain de Sadowa, ayant sans doute déconseillé la guerre, mais ayant aussi tout fait pour empêcher de s’y préparer ; on saluait en lui l’homme du jour, le sauveur présidentiel, celui que la France attend toujours aux heures de crise, et qu’elle accepte les yeux fermés, quand elle s’imagine l’avoir vu surgir dans l’effarement des désastres. Avec lui la continuation de la guerre n’était plus à redouter. D’où son succès, surtout auprès de Bismarck et des ruraux.

Cette paix, qu’il avait inutilement implorée de l’Europe, sourde et indifférente, il l’obtiendrait de l’assemblée ravie de la lui accorder. M. Thiers passait pour persona grata auprès de l’empereur d’Allemagne ; il s’entendait à mer-Teille, disait-on, avec le Chancelier. C’était donc l’homme indispensable, le bouclier contre les périls possibles, l’adversaire de la résistance, et aussi un sûr défenseur de l’ordre social contre les entreprises des socialistes, l’ennemi de ces groupements ouvriers de l’Internationale et de ces communards, que déjà les esprits perspicaces devinaient sous l’uniforme des gardes nationaux réclamant la guerre à outrance. Il n’y avait pas à hésiter pour l’élire. L’Assemblée Nationale devait se hâter de mettre à la tête du pouvoir nouveau, qui sortait des ruines de la patrie, ce petit homme grandi par le suffrage de vingt départements, dont la Seine.

Alors commença la troisième existence de M. Thiers.

Thiers, Monsieur Thiers, comme il libellait son nom sur ses cartes de visites, comme il s’annonçait, et comme le désignaient toujours les journalistes, les hommes politiques, était un personnage complexe et mobile, un aventurier d’une espèce particulière, et le condottiere d’une caste nullement guerrière. Ce terme de « Monsieur », qu’on lui appliquait, et qui lui est resté, devenu presque inséparable de son nom, comme un surnom, comme un titre et une qualité, — tel qu’on écrit lord Byron, Dean Swift, Don Carlos, le bailli de Suffren, — fut avant tout, et par-dessus tout, l’homme de la Bourgeoisie, son avocat, son financier, son historien, son général, son souverain, son héros, son dieu. À l’origine, un tout petit bourgeois, un fils d’artisan parvenu. Il avait obtenu une bourse, et put faire de bonnes études au lycée de Marseille, puis à la faculté d’Aix. Louis-Adolphe Thiers avait dix-huit ans lors de l’écroulement de Napoléon. Il conserva toute sa vie l’éblouissement de la chute de l’astre impérial, et cependant sa politique, ses idées, ses gouts, sauf la combativité et l’amour du militarisme, l’éloignèrent toujours de l’idée césarienne, du despotisme napoléonien. Il était, malgré son autoritarisme personnel, beaucoup plus rapproché de ces idéologues que détestait Napoléon, et qui lui rendirent bien, à l’heure de la défaite, la haine qu’il leur avait manifestée.

Plus âgé alors, et membre de la Chambre de 1814, M. Thiers eût certainement conspiré avec Laine, Destutt de Tracy et autres bourgeois libéraux ; il eût, avec eux, précipité la chute de l’empire, signé la capitulation de Paris. Il procédait de l’école des whigs anglais. Son idéal gouvernemental était la monarchie constitutionnelle, non pas celle de Louis-Philippe, ce roi gouvernait trop à ses yeux, mais le régime de la Grande-Bretagne, où le monarque n’est qu’un fantôme décoratif, une idole signante et présidante, dont il eût été le Pitt, le Palmerston, le Gladstone. Même quand le désarroi, l’impossibilité de faire place nette à un prétendant, et la soumission du pays républicain, eurent fait de lui, après l’hémorrhagie de 1871, un souverain presque absolu, car il régnait en despote à l’aide de la menace double de la démission et de la rupture de la sécurité vis-à-vis des Prussiens, il ne devait pas trouver satisfaisant le régime dont il était devenu la clé de voûte. La solidité, la régularité faisaient défaut ; le manque de contre-poids parlementaire le choquait surtout, comme un vice de construction capital, dans cet édifice hâtif, bâti sur des décombres, en présence de l’ennemi, au lendemain d’une formidable insurrection. Sa présidence lui apparaissait alors comme trop monarchique, et l’assemblée unique, une sorte de Convention rose, pas assez constitutionnelle.

Pourvu d’une exceptionnelle capacité de travail, l’intelligence ardente, l’ambition surexcitée, la mémoire ornée, et l’esprit doué d’une incomparable puissance d’assimilation, le jeune Marseillais, dès ses premiers pas, courut au succès, son but, son programme, sa foi, sa religion, du commencement à la fin de sa carrière. Peu scrupuleux, il n hésitait pas à violenter la fortune. Ses premiers essais en fournissent la preuve. Il avait en, tout jeune, une aptitude pour les lettres, servie et développée par son excessive facilité d’expression, et une intelligence ouverte, toujours en éveil. Comme J.-J. Rousseau, comme Proudhon, il débuta en lauréat dans un concours académique. L’éloge de Vauvenargues, l’officier moraliste, avait été mis au concours par l’Académie d’Aix. Le jeune étudiant, pour avoir plus de chances de réussite, écrivit deux mémoires, en ayant le double soin de traiter le sujet d’une façon différente, et aussi de changer l’écriture. Il obtint le prix et l’accessit. Voilà qui promettait un gaillard âpre à la renommée, avide du butin de la gloire, et ne négligeant rien pour les acquérir. Son droit achevé, il vint à Paris, se lia avec Mignet, connut Manuel, et, par ce dernier, entra au Constitutionnel. Là, protégé par le banquier Laffitte, il devint un des brillants publicistes de l’opposition. Ses facultés de vulgarisation, d’improvisation, dont, par la suite, il devait fournir tant de preuves à la tribune et aux affaires, le servirent à souhait dans le journalisme. Animé d’une fièvre de travail extraordinaire, le jeune publiciste, en sortant du journal, s’attablait à une œuvre de longue haleine : l’Histoire de la Révolution Française.

Cet ouvrage est loin d’être parfait. Il a été depuis dépassé, et l’on possède sur la même époque des histoires plus vibrantes, plus passionnées, plus sincères, plus hautes de conception et d’exécution, d’une philosophie supérieure aussi. C’était surtout une nomenclature de faits, son travail comportant une analyse du Moniteur, et un résumé des séances, avec une description, minutieuse et souvent fastidieuse, des opérations militaires. Mais les événements de la Révolution étaient rarement dénaturés. Si l’esprit et les opinions de M. Thiers alors le rapprochaient des hommes de 89, des Girondins, il ne fut pas, de parti pris, hostile aux Montagnards. Il ne fit pas des Robespierre et des Saint-Just des démons, ni des thermidoriens des anges. Les volumes de la Révolution Française eurent un vif succès. Cet ouvrage fit mieux connaître les révolutionnaires, contribua certainement à leur grandissement devant la postérité, et détruisit, dans l’opinion bourgeoise, beaucoup des légendes ridicules ou infâmes propagées par les libellistes royalistes.

La révolution de 1830 survint, à laquelle Thiers avait contribué, en rédigeant la protestation parue dans le National, au lendemain des ordonnances. Il fut successivement nommé conseiller d’État, puis élu député à Aix. Il devint ministre pour la première fois au département de l’intérieur, le 11 octobre 1832, sous la présidence du maréchal Soult. Il quitta l’intérieur pour le commerce, à la suite de la réprobation, soulevée par la peu noble négociation avec le juif Deutz, qui, pour cinq cent mille francs, avait livre a la police la duchesse de Berry, dont il était l’amant. Ses alternatives de pouvoir et d’opposition, — ministères Gérard Mortier, Bassano, Guizot, Molé, — le conduisirent jusqu’à la veille de la campagne des banquets, précédant la chute de Louis-Philippe. Elu par trois départements en 1848, Gironde, Mayenne, Orne, il ne cessa de conspirer contre le gouvernement républicain. Quand le prince Louis-Napoléon fut élu à la présidence, il continua ses complots dans un sens monarchique. Il eut l’honneur d’être arrête au 2 décembre, et fut conduit à la frontière, au pont de Kehl.

Il ne tarda pas à rentrer en France, et, retire de la politique, il se consacra tout entier à son grand ouvrage : l’Histoire du Consulat et de l’Empire, qui lui valut une durable réputation dans la classe moyenne. Cette vaste compilation n’est pas sans intérêt. Elle fournit en abondance les renseignements et les faits. Napoléon est jugé avec enthousiasme souvent, mais son rôle de législateur d’administrateur, est justement mis en lumière. Cette histoire copieuse a certainement conserve a notoriété et accru la force morale de M. Thiers sur la bourgeoisie. L’écriture est gardienne de la vitalité des hommes. S’il paraissait à la génération de 1868 et de 1870 toujours contemporain, toujours jeune et utilisable, le publiciste de 1830, le ministre de Louis-Philippe, le comploteur de la rue de Poitiers, c’est à ses travaux d’historien, à sa publicité d’auteur du Consulat et de l’Empire, qu’il devait ce rajeunissement et cette permanence de la renommée.

Il était, comme politique, un homme du passé pour notre génération, pour les hommes qui avaient vingt ans, au moment du réveil de l’esprit républicain, sous l’empire, c’est-à-dire vers les élections de 1869. Il délaissa ses « chères études », et vint solliciter les suffrages des Parisiens, dans la deuxième circonscription, Passy-Batignolles. Il ne se présenta pas comme républicain, mais simplement comme candidat d’opposition. Il y avait un candidat officiel, M. Devinck, chocolatier riche et membre de la commission municipale parisienne. Le candidat des républicains était d’Alton-Shée, ancien pair de France, grand seigneur appauvri, affirmant des idées très démocratiques, et qui adhérait au programme de Belleville, credo républicain du temps. M. Thiers fut élu. Son rôle au corps législatif fut assez effacé, sauf au moment de la déclaration de guerre. Il prédit les malheurs qui s’ensuivraient, s’il n’était pas écouté, et il ne le fut pas. Il ne pouvait guère l’être. La France, trompée, persuadée que l’armée était forte, invincible, qu’on était prêt, et en même temps frémissante sous l’insolence de la Prusse, manifestée par les dépêches d’Ems falsifiées et communiquées à toutes les chancelleries, approuvait à grande majorité la guerre, et criait : à Berlin ! Le cri était fait d’ignorance, de sincérité, et de patriotisme. On sut gré à Thiers de ses prévisions pessimistes, par la suite, et le malheur prédit donna crédit au prophète.

Tel, à l’heure douloureuse où il s’agissait de traiter de la paix ou de la guerre, et de restituer à la France une organisation des finances, une police, une administration où il fallait hâter la reprise du travail, donner de l’essor à l’industrie, s’occuper de la liquidation des dettes, des charges et des chômages, issus de l’invasion, apparaissait le nouveau chef du pouvoir exécutif.

Ah ! l’ondoyant, le divers petit homme ! Il avait de l’oiseau, la mobilité, la légèreté, le babil. Il sautillait parmi les hommes, les faits, les idées, comme le chardonneret de branche en branche. Ses petites ailes lui permettaient de ne jamais tomber ; elles l’empêchaient aussi de s’élever. Cette mobilité perpétuelle se retrouve à tout instant de sa vie. Ce contraste permanent qu’il portait en lui existait au physique comme au moral. Jambes trop courtes sur un buste trop long. Il modifiait, en une heure, son attitude, comme sa politique, en une année. Tantôt, dans un salon, entouré d’amis attentifs, c’était un érudit bienveillant et disert, discutant des points délicats d’histoire ou d’archéologie, et citant des textes. Il avait alors l’air modeste et doux ; un feu paisible rayonnait sous ses lunettes ; sa redingote laissée ouverte semblait la robe de chambre du savant. Tel il était, avec ses vieux commensaux lettrées, Barthélémy Saint-Hilaire ou Mignet. Puis, brusquement, un mot, une répartie, un rien, transposaient l’attitude, le sou de voix, le geste. Le petit homme se redressait. La redingote tout à coup strictement boutonnée s’efforçait de prendre les plis du bronze. Et, la tête en arrière, la main en avant, la parole brève, parodiant, devant la cheminée Napoléon à Austerlitz, le savant paisible de tout à l’heure se faisait général au coup d’œil d’aigle. Il franchissait les monts, passait les fleuves, tournait les positions, enlevait les défenses, battait l’ennemi et sauvait la France. Tel il cabotinait avec Soult ou Jomiui. Toute sa vie fut ainsi comme un vaste kaléidoscope que les événements faisaient tourner. Incapable d’une grande pensée, parce que, selon le délicat et sympathique Vauvenargues, dont il avait analysé les sentiments, sans les comprendre, et décrit les modestes vertus, sans les imiter, ces pensées-là viennent du cœur, et il n’y avait que de la tête chez lui. Il n’eut jamais une idée généreuse, jamais une pensée large, dépassant le cercle restreint des préoccupations mesquines et des intérêts immédiats.

C’est par cette sécheresse de cœur et par cette petitesse de cerveau qu’il charma et conquit pour toujours la bourgeoisie.

Qu’il l’aimait et qu’il la courtisait cette bourgeoisie dans laquelle il n’était pas né, mais au sein de laquelle il avait acquis droit de cité ! Il haïssait l’aristocratie, qu’elle vînt des hasardeux privilèges de la naissance, ou du légitime avènement du talent. Il exécrait le peuple. Il l’a d’abord insultée, notre patiente et laborieuse population ouvrière et paysanne, en lui refusant ses droits électoraux ; il l’a appelée « vile multitude ». Mais les paroles ne suffisaient pas à assouvir sa haine de fils d’ouvrier parvenu ; par la suite, il a agi. De la rue Transnonain aux tranchées du Père-Lachaise, les ossements blanchis des travailleurs peuvent témoigner de l’énergie de son action, et de l’âpreté de son animosité. Il agit aussi sur la classe moyenne par l’abondance de sa parole, la clarté de ses expositions, la facilité avec laquelle il citait les chiffres et la souplesse qui lui servait à manier les faits. Il ne fut jamais un grand orateur, dans le sens sonore et théâtral que la mémoire des hommes attache à ce terme. On l’a qualifié de Mirabeau-Mouche. Il fut plutôt le Danton du juste-milieu, car il effraya souvent, par son audace mesurée, ceux qui l’admiraient, et il leur parut certaines fois bien hardi, par exemple lorsqu’il affirma qu’un pays pouvait vivre et prospérer sous la forme de la République. Il est vrai qu’il permettait d’ajouter ce correctif : à condition que cette république l’eût pour président. Il avait la grande force, à la tribune, après s’être renseigné et documenté auprès des gens es plus compétents d’élucider les questions obscures, et de faire comprendre, au moins versé dans les doctrines économiques et dans les choses de finances, les difficultés budgétaires ; il traitait tout ce qui se rattachait aux impôts avec parti-pris, mais avec une passion lucide qui charmait ses auditeurs déconcertait ses adversaires. Et puis, admirable ressource dans les assemblées parlantes, dans une démocratie oratoire où l’on conduit les hommes avec des phrases, il excellait dans l’art du lieu commun. Il était incomparable, comme le héros de Henri Monnier, avec qui il eut plus d’une ressemblance, au physique et au moral, lorsqu’il s’agissait de débiter magistralement des riens. Il montrait avec cela des goûts médiocres qui plaisaient a ses congénères. Il aimait le bibelot de cabinet et le bronze d’étagère. Il avait su acquérir la fortune et administrait sa maison en bon père de famille. Il avait un valet de chambre chargé démontrer aux électeurs influents non l’alcôve conjugale comme chez le roi Louis-Philippe, mais l’armoire où Mme Thiers serrait ses confitures. La popularité bourgeoise est faite de ces niaiseries.

Tour à tour combattant la démocratie ou a réaction selon qu’il monte au pouvoir ou qu’il en descend, on le voit, en 1830, préparer la Révolution populaire, puis, quand elle éclate chercher à l’étouffer. D’incendiaire devenu pompier, il résiste à Godefroy Cavaignac et à ses amis de la veille qui réclament la République, et fait accoucher la Révolution en travail de cette souris difforme et ridicule : la monarchie de Juillet. Plus tard, le peuple, à bout de patience, voyant renaître de ses cendres l’ancien despotisme royal, se plaint, réclame. On ne l’écoute pas. Il court aux armes. On est en avril 1834. Monsieur Thiers détient le pouvoir. L’occasion lui est propice d’assouvir pleinement son goût pour les répressions inexorables ; Lion et Paris furent ensanglantés. Il devait, par la suite, effacer avec plus de sang les souvenirs lugubres de la Croix-Rousse et de la rue Transnonain. Il était animé d’un fonds d’indifférence cruelle et de férocité souriante, dont il fit montre à plusieurs reprises. Il apporta une certaine crânerie dans ses premières répressions. On le vit, lors de l’insurrection de 1834, aller aux barricades, comme à un spectacle.

Nous le verrons, en mai 71, suivre avec passion, de son cabinet de Versailles, la marche des régiments sur Paris, prêter l’oreille avec ravissement au grondement du canon, et se passionner pour les opérations stratégiques, qu’il voulait diriger lui-même, reprenant et surveillant les généraux. Il se croyait un grand tacticien. Ses études de batailles pour son histoire du Consulat et de l’Empire l’avaient familiarisé avec les termes, les procédés, les cartes de l’art militaire. Il profitait de la terrible occasion qu’il avait d’exhiber son érudition. Son rêve n’était réalisé qu’à demi. Sa taille et sa tournure grotesque lui interdisaient de passer des revues à cheval, et en uniforme. Ce fut une amère souffrance pour lui. Il avait beau se dire que Napoléon n’avait que quelques pouces de plus, il ne se risqua jamais à commander et à parader en personne, à la tête des régiments. Il se rattrapait dans le généralat en chambre. Cette passion des choses de la guerre, cet amour de la stratégie furent pour beaucoup dans la frénésie qu’il apporta à prendre Paris d’assaut, après l’avoir bombardé, avec une sauvagerie que les Prussiens même n’avaient pas montrée.

M. Victor Lefranc, dans son rapport, en énumérant rapidement les titres de l’homme qu’on présentait pour être investi du pouvoir exécutif et de la présidence du conseil des ministres, ne manqua pas de appeler l’heureuse inspiration qu’il avait eue, trente ans auparavant, de fortifier Paris. M. Thiers ne devait pas tarder, en s irritant de la résistance des Parisiens, pour la seconde fois assièges, à reconnaître que les fortifications de Paris, ses fortifications, étaient une arme défensive à deux tranchants.

Durant la période difficile et confuse qui suivit l’armistice, et l’arrivée à Versailles de l’assemblée de Bordeaux, c’est-à-dire du 13 février au 18 mars, M. Thiers déploya une rare habileté et une astuce profonde. Il sut réfréner les impatiences mal contenues des orléanistes, des légitimistes et des bonapartistes montrant leurs dents de dogues accourus à la curée de la France éventrée. Par la suite, pendant la lutte de Paris contre Versailles, il fit preuve d’une finesse et d’une duplicité, non moins remarquables. Il sut amadouer les républicains des départements et leur persuader que la Commune était leur ennemie. Il les trompa, au point que les grandes villes, comme Lyon, Marseille, Toulouse, Lille, dont la cause de Paris, c’est-à-dire l’autonomie et la liberté municipales, était la leur, furent convaincues que l’écrasement de la Commune de Paris était une victoire pour les Communes de France. L’habile petit homme, en vérité ! Il dissimula jusqu’à la dernière minute les atrocités commisses pendant la lutte, avec son approbation, et il promit, jusqu’à l’entrée de Mac-Mahon dans Paris, qu’il se montrerait clément, et ne frapperait que les assassins des généraux Thomas et Leconte. Il roula et abusa, depuis de 19 mars, Paris et la province en proclamant des désirs de conciliation et de transaction, qui n’étaient que sur ses lèvres. Dans son cœur, il portait la haine de Paris et du peuple soulevé, et s’il parlait de transaction, d’entente sur la loi municipale, et de réconciliation, dans les premiers jours qui suivirent sa fuite, c’était pour arrêter l’élan secourable des provinciaux républicains, pour leurrer les Parisiens indécis et modérés, pour donner le temps d’arriver aux renforts des prisonniers de guerre, dont il sollicitait des Allemands le rapatriement. Quand il eut sous la main toutes ces troupes sûres, irritées, disposées à cogner dur sur les Parisiens républicains et guerroyeurs, il jeta le masque conciliateur, et dit à l’assemblée, soumise et consentante : « Dans huit jours, il n’y aura plus de danger, la tâche alors sera à la hauteur du courage et de la capacité des impatients qui me reprochent d’être trop lent à prendre Paris. Qu’ils se rassurent : je serai impitoyable ! » Et il le fut. Que de sang sur la redingote marron de cet homme, qui combina et résuma, dans son corps exigu, trois personnages énormes, types légendaires de la ruse, de la cruauté et de la sottise prétentieuse : Louis XI, Néron et Joseph Prudhomme.