Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/4

LIVRE IV

LA CAPITULATION

LA DERNIÈRE BOUCHÉE DE PAIN

L’émeute du 22 janvier aurait réussi, que, sans parler des difficultés militaires qui n’eussent été ni pires ni diminuées par la présence d’hommes nouveaux au gouvernement, la Commune se fût trouvée en face du redoutable problème de l’alimentation quotidienne. La solution ne pouvait être que l’armistice, avec ravitaillement, préliminaire de la capitulation. Paris était réellement à bout de forces et de patience. Tout en reconnaissant qu’il j avait des subsistances dissimulées, et qu’on pouvait encore vivoter quelques heures, par un rationnement impitoyable, avec des perquisitions adroites et la distribution progressive des vivres de réserve, le siège ne pouvait être prolongé sans risquer de voir décimer inutilement, par la faim et les maladies provenant de l’inanition, la moitié des habitants. La classe moyenne et les gens qui n’étaient ni fonctionnaires ni inscrits aux bureaux de bienfaisance étaient surtout éprouvés. La patience et la résistance physique et morale de la population avaient été admirables. Il avait fallu beaucoup de courage négatif et une dose forte de bravoure passive pour supporter, durant cinq mois, la privation du nécessaire, et aussi, ce qui était pareillement insupportable pour beaucoup, l’absence ou la raréfaction des choses superflues. Les femmes avaient assurément plus souffert que la portion masculine, d’abord avec les queues matinales à la porte des boucheries, laiteries, boulangeries, et aussi à raison du changement d’habitudes, de la toilette et du costume négligés, de la rupture des relations, de la cessation des visites, des dîners, des distractions traditionnelles et des fêtes familiales. Les Parisiens, et ce n’était pas assurément leur faute, n’avaient cependant couru que peu de dangers du fait des hostilités ; le bombardement, sauf quelques regrettables accidents, avait fait plus de tapage que de victimes. On ne saurait, tout en rendant justice à l’attitude vaillante des assiégés, assimiler leur héroïsme à celui des compagnons de Léonidas. Mais, en admettant qu’ils eussent été tous décidés, et l’hypothèse est admissible, à se faire tuer dans le ravin de Buzenval, devenu les Thermopyles parisiennes, comme on ne leur avait pas demandé ce sacrifice complet, en réalité les projectiles prussiens n’avaient fait dans les rangs de la population armée que des vides beaucoup moins importants que ceux dus à la disette et à la maladie parmi la population civile. Elle ne se battait pas, mais elle devait manger tous les jours.

Après le 22 janvier, un chef de division de la ville de Paris, nommé Pelletier, insista pour être entendu par le gouvernement. Introduit, il déclara « que la commission chargée de l’alimentation avait commis une erreur sur la quantité des farines à sa disposition, qu’elle n’avait pu réunir, pour le surlendemain, que trois mille quintaux, qu’il lui en fallait au moins cinq mille six cents ». Jules Favre qui raconte ce fait, ajoute :

Il n’y a pas de mois dans la langue humaine qui puisse peindre l’effet de ces paroles… Paris à son lever n’ayant même pas son rationnement de 300 grammes par adulte. On fit, on refit les calculs, on repassa les états, la sentence était irrévocable… le ministère de la Guerre consentit à laisser entamer les réserves qui étaient destinées à nourrir son armée, et à prolonger de deux ou trois jours le délai pendant lequel il fallait faire vivre Paris pour le ravitailler…

(Jules Favre, le Gouvernement de la Défense Nationale, du 31 octobre au 28 janvier.)

Il n’y avait donc plus qu’à faire passer dans les faits la capitulation, qui était déjà arrêtée dans la pensée du gouvernement.

Une suprême convocation des maires eut lieu. On leur fit connaître la situation, en ce qui concernait les subsistances. M. Magnin, ministre du Commerce[1], annonça qu’il pourrait donner du pain jusqu’au 4 février, pas au delà. Le dilemme se posa : ou la famine ou les négociations ? Les maires, l’âme ulcérée, acceptèrent alors le principe des négociations. Mais la question, si importante, déjà posée dans le conseil tenu au lendemain de Buzenval, revint plus brûlante, plus impérieuse : qui devait négocier ? Les maires refusaient ce douloureux mandat. Ils avaient raison ; ce n’était pas à la municipalité qu’il appartenait de rendre la place assiégée. Emmanuel Arago soutint de nouveau cette opinion, précédemment émise, que le gouvernement n’avait pas qualité pour entamer des négociations avec l’ennemi. Il avait pareillement raison. Il eut le grand tort d’ajouter que ce pénible devoir incombait à la municipalité. Les maires persistant dans leur refus, on décida que ce serait le gouvernement qui traiterait avec les Allemands.

C’était une hérésie politique et militaire, c’était aussi une faute qui équivalait à une trahison. Quand une place assiégée est réduite, par le bombardement, la brèche ou la disparition des vivres, à offrir sa reddition, c’est le commandant militaire qui accomplit les démarches et traite avec l’assiégeant. Sa signature n’engage que la place, la forteresse, les troupes qui ont subi l’investissement, mais les autres places, les forteresses, les troupes, le territoire pris dans son ensemble, ne sont pas obligés par cette capitulation. Quand Sedan avait capitulé, la reddition de cette place n’avait nullement entraîné la remise à l’ennemi de Metz et de Paris. Napoléon III eut une prévoyance et une correction qui firent défaut au gouvernement de la Défense. C’est que les hommes du 4 septembre, à fin de janvier 1871, étaient surtout préoccupés d’imposer la paix non pas seulement à Paris, mais à toute la France ; ils en entendaient, avec la capitale livrée, désarmer le pays, ce qui leur assurait pour un temps la conservation du pouvoir. Ce fut là un crime de plus à joindre à leur dossier déjà bien charge.

LES NÉGOCIATIONS

Une seule circonstance atténuante à la décharge de ces hommes, qui ne furent pas un seul jour à la hauteur de la mission qu’ils avaient acceptée, qu’ils s’étaient donnée à eux-mêmes, pour être plus exact : ils étaient nantis de dépêches vraiment décourageantes, venues des départements, communiquées intentionnellement par Bismarck. Le général Chanzy et l’armée de la Loire avaient été battus et rejetés au delà de Laval. Le général Faidherbe était repoussé dans le Nord ; seul Bourbaki avait encore une position tenable, dans l’Est, mais il était évident que pendant longtemps on ne pourrait espérer un retour offensif de ces armées en déroute, affaiblies, démoralisées, et que l’espoir de les joindre, la fameuse trouée, devenaient de plus en plus chimériques. Une sortie, comme celle du 19 janvier, eût-elle un résultat tout différent, eût-on gagné une seconde bataille de Buzenval, serait-on parvenu à franchir les défenses, redoutes, tranchées, abattis de bois, derrière lesquels les Prussiens s’étaient retranchés autour de Paris, qu’on se serait trouvé dans la nécessité de livrer bataille en rase campagne, c’est-à-dire avec toutes les chances d’être écrasé, sans aucun espoir d’être secouru, ni de pouvoir se replier sous les forts. Pour Paris, la résistance semblait donc avoir atteint son terme.

Gambetta cependant espérait toujours, et ne parlait pas de cesser la guerre. Il s’efforçait, au contraire, de reconstituer l’armée de la Loire ; il appelait, préparait de nouveaux renforts pour le général Chanzy. Cette indomptable énergie, dont Gambetta faisait montre en ce moment critique, donnait de l’ombrage et de l’inquiétude à ses collègues de Paris. Ils essayèrent de le décourager et de prémunir l’opinion contre la persistance qu’il montrait à vouloir, malgré tout, malgré eux surtout, continuer la lutte qu’ils avaient de cœur, et même de fait, abandonnée. Ils firent paraître, dans ce but, la perfide et tendancieuse note suivante, que les journaux amis s’empressèrent de reproduire :

Les personnes qui ont été ces derniers jours en rapport avec l’état-major prussien (quelles personnes ? l’espion officiel Washburne, ministre des États-Unis, ou les officiers parlementaires, charges de négocier la suspension d’armes de deux heures pour enlever les morts et relever les blessés, le lendemain de Buzenval ?) affirment que les derniers événements militaires auraient porté, en province, les esprits les plus décidés à la résistance à comprendre la nécessité d’un armistice. M. Gambetta et les membres du gouvernement délégués à Bordeaux auraient, dit-on, eux-mêmes ouvert des négociations à cet effet.

C’était un mensonge de plus, mais la provenance officielle de celui-là n’est pas établie, pas plus que le bruit du suicide de Gambetta, que l’on faisait courir, dans un but facile à deviner.

Le 25 janvier, le général Vinoy et le général Trochu, ce dernier comme président le conseil du gouvernement car il n’était démissionnaire que comme gouverneur de Paris, reçurent les chefs de corps de l’armée de Paris, et leur firent part de la nécessité de la capitulation. Ces officiers n’avaient aucune observation à faire : c’était chose décidée, et déjà Jules Favre s’apprêtait à se rendre à Versailles pour traiter.

Le lendemain 26, le Journal officiel parut avec cette déclaration du gouvernement :

Tant que le Gouvernement a pu compter sur l’arrivée d’une armée de secours, il était de son devoir de ne rien négliger pour prolonger la défense de Paris.

En ce moment, quoique nos armées soient encore debout, les chances de la guerre les ont refoulées, l’une sous les murs de Lille, l’autre au delà de Laval ; la troisième opère sur les frontières de l’Est. Nous avons, dès lors, perdu tout espoir qu’elles puissent se rapprocher de nous, et l’état de nos subsistances ne nous permet plus d’attendre.

Dans cette situation, le gouvernement avait le devoir absolu de négocier. Les négociations ont lieu en ce moment. Tout le monde comprendra que nous ne pouvons en indiquer les détails, sans de graves inconvénients. Nous espérons pourvoir les publier demain. Nous pouvons cependant dire, dès aujourd’hui, que le principe de souveraineté nationale sera sauvegardé par le réunion immédiate d’une assemblée ; que l’armistice a pour but la convocation de cette assemblée ; que, pendant cet armistice, l’armée allemande occupera les forts, mais n’entrera pas dans l’enceinte de Paris ; que nous conserverons notre garde nationale intacte et une division de l’armée, et qu’aucun de nos soldats ne sera emmené hors du territoire.

Le bombardement, malgré les préparatifs de l’armistice, se poursuivait très vif. Le même numéro de l’Officiel qui annonçait les négociations enregistrait le rapport du général de Valdan, remplaçant Schmitz, dans lequel il était dit que : « sur les fronts de l’est un combat violent d’artillerie avait eu lieu toute la matinée, et que les défenses du Nord, depuis le Drancy jusqu’au fort de la Briche, étaient l’objet d’un bombardement très actif. On ne signalait qu’un tué et 18 blessés.. » C’était encore trop, et ces ultimes sacrifices étaient aussi inutiles que cruels.

JULES FAVRE À VERSAILLES

Le canon tonnait au nord et au sud jusqu’à minuit, dans la nuit du 25 au 26, quand, à minuit et quart, le silence fut général et brusque, des deux côtés. Plusieurs fiacres franchirent la porte d’Auteuil. Ils emmenaient M. Jules Favre et son secrétaire, le général de Valdan, chef d’état-major général, et un officier de service, le général Vinoy et son aide de camp, M. Washburne, ministre des États-Unis, et un attaché, le général de Beaufort d’Hautpoul, le capitaine d’état-major comte d’Hérisson, officiers d’ordonnance, plus deux secrétaires, et un domestique portant la valise de Jules Favre. La Seine fut traversée en barque, au pont de Sèvres, au passage ordinaire des parlementaires. Des officiers allemands avec une voiture à quatre chevaux attendaient. Jules Favre y prit place. Il fut conduit immédiatement à Versailles, et introduit dans un salon. Il entra seul, en redingote noire, l’air triste mais digne. Sa lèvre ironique et dédaigneuse s’accentuait dans un pli d’souffrance. Trois personnes l’attendaient. C’étaient le roi de Prusse, qui venait d’être salué empereur d’Allemagne, de Moltke et Bismarck. Guillaume se leva et vint au-devant du représentant de la France qui s’inclina. L’empereur lui adressa aussitôt ta parole :

« Avant tout, monsieur, permettez-moi de vous présent l’expression de mon admiration pour la défense héroïque de Paris et pour la vaillance de son armée. Dans le dernier combat surtout vos troupes improvisées ont étonné les nôtres, par leur entrain et leur solidité. »

Jules Favre reçut ce compliment par une nouvelle inclinaison, plus profonde, et relevant sa tête expressive, la visage attristé, la voix grave et lente, tenant les bras croisés sur sa poitrine, dans une attitude digne qui lui était familière à la barre, il répondit :

— Sire, ces troupes improvisées étaient pour la plupart formées d’époux, de pères de famille, de jeunes gens et d’hommes déjà vieux, qui combattaient pour leurs foyers, pour leurs familles. Beaucoup sont tombés. Que de veuves et d’orphelins !…

Jules Favre s’arrêta. Il avait déjà compris que cet apitoiement peu adroit sur les deuils que la guerre amène allait fournir un argument aux impitoyables vainqueurs.

Le plus haineux de nos ennemis, le danois de Moltke, prit aussi la parole :

— L’Allemagne, monsieur, compte vingt fois plus de veuves et d’orphelins que la France, dit-il d’un ton sec. L’Allemagne a plus souffert que la France de cette guerre terrible. C’est une bien amère constatation pour vous, sans doute, mais vous nous avez fait bien du mal. Nous avons du reste tous fait notre devoir. La France ne sort pas humiliée de cette lutte. L’Europe proclame déjà que la famine seule a fait tomber les armes des mains des défenseurs de Paris.

Jules Favre salua et ne répondit rien. Un silence s’établit. Bismarck alors s’avança, heureux de l’occasion d’appuyer, et pour ainsi dire de légitimer, l’énormité des prétentions qu’il allait émettre, et les dures conditions qu’il se préparait à faire connaître. Il reprit, comme à l’appui de ce qu’avait dit de Moltke :

— Oui, l’Allemagne a bien souffert, autant sinon plus que la France. Elle a supporté des sacrifices sans nombre. Toute sa population valide a dû prendre les armes devant la résistance énergique de son ennemie. Notre victoire a été bien chèrement acquise… Aussi, reprit-il, après avoir pris un temps, comme on dit au théâtre, lorsque le comédien doit lancer une réplique à effet et d’importance décisive, la nation allemande exige que la France répare, autant qu’il sera en son pouvoir, tout le mal qu’elle lui a causé, en lui déclarant, sans motifs, une guerre dont on devait prévoir toutes les calamités…

L’impudent chancelier, le provocateur de cette guerre, dont il avait machiné le piège et qu’il rendit inévitable par une dépêché fabriquée, ayant ainsi préparé ses voies, indiqué ses exigences exorbitantes, aborda les premiers termes de l’armistice en vue.

La discussion fut longue, et Jules Favre dut revenir à Paris conférer avec ses collègues, pour retourner ensuite à Versailles achever la délibération, et conclure les termes de l’armistice.

Quand les conditions débattues avec opiniâtreté, de part et d’autre, furent enfin arrêtées, Bismarck tendit la main à Jules Favre, et lui dit :

— « Je suis heureux, monsieur, de rendre hommage à votre caractère. Vous avez, au milieu des revers qui frappaient votre patrie, toujours eu des paroles patriotiques, des espérances et des illusions bien légitimes. Je ne forme plus qu’un souhait, c’est que l’Allemagne et la France, oubliant le passé, se réconcilient pour toujours, car de l’union de ces deux peuples dépendent la tranquillité et la prospérité de la France. »

Jules Favre aurait pu répondre que cette réconciliation désirable dépendait de son hôte. Si, en effet, Bismarck se fût contenté d’exiger des milliards pour indemniser l’Allemagne de ses pertes indiscutables, la réconciliation, et l’union dans l’avenir étaient possibles. Mais l’amputation de la chair française, le dépeçage de notre France pantelante et à terre rendirent toute pensée d’un oubli impossible, pendant quarante ans. Cette impossibilité doit durer tant que l’Alsace-Lorraine ne nous sera pas rendue, pacifiquement ou autrement. Ce n’est pas la vanité blessée, ce n’est pas l’humiliation d’avoir été battus, qui perpétuent cet antagonisme irréductible ; la France, comme toutes les nations, n’a pas toujours eu la victoire de son côté ; mais c’est l’annexion par la force d’une partie de son territoire qui rend inacceptable, pour les générations du moins qui se souviennent et ne veulent pas oublier, toute entente plus ou moins cordiale avec les Allemands. Nous avons pardonné aux Anglais Azincourt et Waterloo, et nous avons eu raison, mais si l’Angleterre eût conservé, malgré les populations, le seul port de Calais, croit-on que le roi Edouard ou son successeur auraient jamais pu venir, en amis, à Paris ?

Jules Favre ne répondit que par un geste évasif aux avances de Bismarck, et déclina, avec courtoisie, l’invitation à dîner que lui adressait le chancelier. Il revint diner à l’hôtel des Réservoirs, où l’attendaient les personnages qui l’avaient escorté dans sa mission.

Au moment où il quittait Versailles pour rentrer à Paris, les officiers commandant les avant-postes se sont avancés vers sa voiture, la casquette à la main. L’un d’eux, au nom de ses camarades, lui adressa le compliment suivant :

— Monsieur le Ministre, veuillez bien exprimer à vos concitoyens de Paris l’admiration que nous éprouvons pour leur belle résistance. L’armée allemande comptait bien entrer dans la capitale pendant le mois de septembre, et nous voilà au mois de février. Depuis cinq mois, nous attendons à vos portes !

— Vous attendriez encore, messieurs, si la famine ne les avait pas ouvertes !…

On se salua et la voiture partit.

REDDITION DE PARIS ET REMISE DES FORTS

La date à jamais néfaste, de la capitulation de Paris, qui mit fin à la guerre franco-allemande, doit être indiquée, bien que tout fût conclu de la veille, au samedi 28 janvier 1871.

Le Journal officiel publia à cette date lavis de la Convention, dont les termes avaient été arrêtés le vendredi, entre Jules Favre et Bismarck, à Versailles :

Citoyens,

La convention qui met fin à la résistance de Paris n’est pas encore signée, mais ce n’est qu’un retard de quelques heures.

Les bases en demeurent fixées, telles que nous les « vous annoncées hier ;

L’ennemi n’entrera pas dans l’enceinte de Paris ;

La garde nationale conservera son organisation et ses armes ;

Une division de douze mille hommes demeure intacte ; quant aux autres troupes, elles resteront dans Paris, au milieu de nous, au lieu d’are, comme on l’avait d’abord propose, cantonnées dans la banlieue. Les officiers garderont leur épée.

Nous publierons les articles de la convention aussitôt que les signatures auront été échangées, et nous ferons en même temps connaître l’état exact de nos subsistances.

Paris veut être sûr que la résistance a dure jusqu’aux dernières limites du possible. Les chiffres que nous donnerons en seront la preuve irréfragable, et nous mettrons qui que ce soit au défi de les contester.

Nous montrerons qu’il nous reste tout juste assez de pain pour attendre le ravitaillement, et que nous ne pouvions prolonger la lutte sans condamner à une mort certaine deux millions d’hommes, de femmes et d’enfants.

Le siège de Paris a duré quatre mois et douze jours ; le bombardement un mois entier. Depuis le 15 janvier, la ration de pain est réduite à 300 grammes ; la ration de viande de cheval, depuis le 15 décembre, n’est que de 30 grammes. La mortalité a plus que triplé. Au milieu de tant de désastres, il n’y a pas eu un seul jour de découragement.

L’ennemi est le premier à rendre hommage à l’énergie morale et au courage dont la population parisienne tout entière vient de donner l’exemple. Paris a beaucoup souffert ; mais la République profitera de ses longues souffrances, si noblement supportées.

Nous sortons de la lutte qui finit retrempés pour la lutte à venir. Nous en sortons avec tout notre honneur, avec toutes nos espérances ; malgré les douleurs de l’heure présente, plus que jamais nous avons foi dans les destinées de la patrie.

Paris, 28 janvier 1871.
Les Membres du Gouvernement :
Général Trochu, Jules Favre, Emmanuel Arago, Jules Ferry, Garnier-Pages, Eugène Pellelan, Ernest Picard, Jules Simon ; Le Flô, ministre de la Guerre, Dorian, ministre des Travaux Publics, Magnin, ministre de l’Agriculture et du Commerce.

La population apprit avec accablement, mais sans explosion de fureur, la nouvelle officielle. Le coup si rude, étant prévu, se trouvait amorti. C’était comme le dénouement douloureux, mais déjà accepté, du dernier soupir d’un agonisant aimé. Francisque Sarcey a noté, en ces termes émus et justes, l’état d’âme des assiégés :

L’armistice attendu n’excita pas les désordres que l’on pouvait craindre. Quelques bataillons de garde nationale, les uns par simple nos les autres emportés par l’excès d’une patriotique douleur protestèrent et demandèrent à marcher à l’ennemi ; quelques corps francs brisèrent leurs armes ; on répandit dans le public le bruit que certains amiraux songeaient à se faire tuer sur leurs pièces, plutôt que de se rendre… Tous ces bouillonnements s’échappèrent en fumée. L’inexorable fatalité était la, qui, de sa main de fer, pesait sur toutes les velléités de révolte, et ce fut avec une douleur profonde, mais sans éclats de fureur, que nous lûmes cette proclamation signée de tous les membres du gouvernement (excepté par Jules Favre, retourne a Versailles pour l’échange des signatures de la convention). C’était le 135e jour la siège. Tout était fini, bien fini, fini à jamais. Nous baissâmes la tête et nous revînmes au logis, les yeux pleins de larmes.

(Francisque Sarcey. — Le Siège de Paris. — Ed. Lachaud, Paris, 1871, p. 360.)

La remise des forts aux autorités prussiennes s’accomplit avec ordre, et sans incidents. On avait fait évacuer toutes les positions par les troupes, et on avait emporté les approvisionnements. L’entrée des régiments prussiens se fit gravement. Pas de musique, pas de tambours ; les hommes avaient le fusil en bandoulière, la baïonnette au fourreau, les drapeaux étaient serrés autour de la hampe. Le froid était assez vif. Le thermomètre marquait 1 degré au-dessous de zéro. Quelques coups de canon, les derniers, furent entendus dans la direction du sud. C’étaient les Prussiens qui tiraient à blanc, faisant l’essai des pièces dont ils venaient de prendre possession.

Une effervescente et brève protestation contre la capitulation se produisit dans le XIe arrondissement (Popincourt et faubourg Saint-Antoine), mais elle ne dura pas, la population ayant conserve tout son calme. Le tocsin avait sonne vainement à Saint-Ambroise, et le rappel avait été battu sans succès à Belleville. Quelques gardes nationaux se rassemblèrent en armes ; ils avaient à leur tête les commandants Brunel et Piazza, qui furent bientôt arrêtés. L’ensemble de la ville demeura consterné et paisible. On était las, à bout de forces nerveuses, et Paris déprimé semblait n’aspirer qu’au repos, au silence. Cette dépression n’était que temporaire, et Paris n’allait pas tarder à retrouver sa nervosité et sa vigueur, quand il estimerait la République en péril.

CONDITIONS DE LA CONVENTION

La Convention intervenue « entre M. le comte de Bismarck, chancelier de la confédération germanique, stipulant au nom de S. M. l’empereur d’Allemagne, roi de Prusse, et M. Jules Favre, ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la défense nationale, munis de pouvoirs réguliers » (tels sont les termes du protocole), signée à Versailles, le 28 janvier 1871, fut publiée par le Journal officiel le 30 janvier. On s’est servi, pour la designer, du terme d’Armistice et de celui de Capitulation. C’est une terminologie impropre et inexacte. Le mot de capitulation, exact pour Paris et ses forts, ne l’est plus quand il s’agit de régler d’autres intérêts que ceux de Paris, et principalement les conditions du traité de paix à intervenir.

Bien que le mot d’armistice y figure en tête, — armistice convenu pour permettre la convocation d’une assemblée ayant pour mandat de décider si la guerre devait être continuée ou à quelles conditions la paix devait être faite, — les clauses étaient autres, et plus rigoureuses, que celles d’une ordinaire suspension d’armes. Les forts devaient être immédiatement remis aux Prussiens ; un périmètre d’occupation était déterminé pour Paris. Les troupes devenaient prisonnières, et déposaient leurs armes, sauf une division de 12,000 hommes restant armée, comme force d’ordre et de police.

La garde nationale était autorisée à conserver ses armes.

Tous les corps francs étaient dissous. Le ravitaillement était autorisé, en dehors de la ligne des positions allemandes. L’échange des prisonniers de guerre devait commencer immédiatement. Les lettres pouvaient circuler entre Paris et les départements, mais non cachetées. Il était permis de quitter Paris, avec une autorisation de l’autorité militaire française, visée aux avant-postes allemands. Permis et visas étaient accordés de plein droit aux candidats à la députation. Une contribution de 200 millions de francs était imposée à la ville de Paris, payable avant le quinzième jour de l’armistice. L’armistice devait prendre fin le 19 février à midi.

On voit que les termes de cette convention différaient de ceux d’un armistice ordinaire. Il s’y trouvait ceci de particulièrement ambigu que, si l’assemblée refusait la paix, aucune clause ne remettait les choses en l’état, comme c’est de règle dans une suspension d’armes. Quand son délai expira, les belligérants reprennent les positions respectives qu’ils occupaient. Ici, il n’aurait pu en être ainsi, puisque les forts étaient livrés, et n’auraient pas été rendus, puisque l’armée était désarmée, et considérée comme prisonnière de guerre. Les prisonniers, c’est-à-dire tous les soldats, auraient pu être envoyés en Allemagne. C’était un contrat léonin, où l’Allemagne seule avait et stipulait ses avantages. La paix ne pouvait donc être refusée. C’était le traité forcé.

L’ARMÉE DE L’EST OUBLIÉE

L’art. Ier de la Convention déterminait les conséquences de l’armistice pour les belligérants. Ils conservaient leurs positions respectives séparées par une ligne de démarcation indiquée, qui partait de Pont-l’Évêque (Calvado) et aboutissait à l’est de Quarré-les-Tombes ou se touchent les départements de la Côte-d’Or, de la Nièvre et de l’Yonne.

À partir de ce point, ajoutait cet article, le tracé de la ligne sera réservé à une entente, qui aura lieu aussitôt que les parties contractantes seront renseignées sur la situation actuelle des opérations militaires en exécution dans les départements Côte-d’Or, du Doubs et du Jura.

C’était donc un armistice partiel. Il ne s’appliquait pas aux trois départements de l’est indiqués, et, pour être plus net, il était ajouté à la fin de cet art. I que :

Les opérations militaires sur le terrain des départements du Doubs, du Jura et de la Côte d’Or, ainsi que le siège de Belfort, se continueront indépendamment de l’armistice, us qu’au moment où on se sera mis d’accord sur la ligne de démarcation dont le tracé à travers les trois départements mentionnes a été réservé a une entente ultérieure.

C’était clair, c’était précis, c’était net. L’armistice ne concernait pas l’armée de l’Est, qui opérait sur les départements réservés, et jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à cet accord sur la ligne de démarcation des positions respectives, qui était prévu, les hostilités continuaient. On pouvait discuter le plus ou moins de gravité que comportait cette exception, blâmer Jules Favre pour n’avoir pas réclame l’extension à l’armée de l’Est de l’armistice, mais ce qui est reste hors de discussion, c’est que l’armée de l’Est devait être avertie que l’armistice ne la touchait pas, qu’elle devait donc poursuivre sa marche, ne pas cesser le feu, tant que le gouvernement n’aurait pas informé ses chefs que l’accord était fait sur la ligne de démarcation, et que les départements exclus de la convention, ôtaient, à partir de tel jour, compris dans l’armistice.

Or, Jules Favre ne signala cette exception ni à la délégation de Bordeaux, ni au général Clinchant, à Pontarlier.

Le général Clinchant, qui avait reçu avis, par la délégation de Bordeaux, qu’un armistice avait été conclu à Versailles, fut persuadé que l’armistice concernait ses troupes. Il cessa donc le feu, et demeura dans l’immobilité, tandis que les Allemands, avisés que l’armistice ne concernait pas la région de l’Est, continuaient leurs hostilités et poursuivaient leur mouvement tournant, pour envelopper l’armée de l’Est et lui couper la route de Lion. Cette omission de Jules Favre, dont tout le gouvernement parisien doit partager la responsabilité, accorda aux armées allemandes deux journées de marche, avance précieuse pour eux, pour nous terrible. Le commandement et le moral furent également désorganisés par cet événement, où beaucoup de combattants virent une trahison calculée.

Comment Jules Favre a-t-il consenti à mettre l’armée de l’Est en dehors de l’armistice ? Ce ne fut pas un oubli, comme on l’a dit. Il peut être d’une ironie cruelle et facile de dénoncer un ministre qui signe un traité de paix, car la convention était un véritable préliminaire de paix sous la condition, dont on ne pouvait douter vu les circonstances, de la ratification par l’Assemblée nationale, et qui, avant de signer, oublie un corps d’armée, comme il aurait omis de parapher un renvoi. En réalité Jules Favre a volontairement omis de comprendre l’armée de l’Est dans la convention. Il a expliqué cette omission. Il a prétendu, pour sa défense, en versant ces larmes qui lui étaient familières, argument banal de défenseur aux assises, qu’il manquait de nouvelles, qu’il croyait l’armée de l’Est victorieuse, et qu’il craignait d’arrêter sa marche en avant.

Cette rêverie ne soutient pas l’examen. L’armée de l’Est pouvait encore résister, mais ne devait pas être supposée triomphante, étant isolée, cernée par toutes les forces allemandes. Mais comment pourrait-on justifier cet incroyable silence gardé vis-à-vis de la Délégation de Bordeaux et l’ignorance, où se trouvèrent ainsi les chefs de l’armée de l’Est, de la clause spéciale les concernant, continuant exceptionnellement pour leurs soldats la guerre partout ailleurs suspendue, finie ? On ne trouve d’autre explication que l’état mental du signataire de la convention et de la dépêche.

Le méfait inconscient de Jules Favre fut apprécié ainsi par Challemel-Lacour, indigné en apprenant, à Lyon, l’exception :

Ainsi c’est arrêté ! L’armistice n’est pas applicable aux départements du Doubs, du Jura et de la Côte-d’Or. Celui qui a consenti une pareille condition, quel que soit son nom, est un misérable.

Gambetta, de son côté, télégraphiait de Bordeaux, Ier février, à Jules Favre :

L’ajournement inexplicable, auquel votre télégramme ne fait aucune allusion, pas plus qu’aux effets produits par l’armistice, en ce qui touche Belfort et les départements de la Cote-d’Or, du Doubs et du Jura, donne lieu aux plus graves complications.

Dans l’Est, les généraux prussiens poursuivent les opérations sans tenir compte de l’armistice, alors que le ministre de la Guerre, croyant pleinement aux termes de votre impérative dépêche, a ordonné à tous les chefs de corps français d’exécuter l’armistice et d’arrêter les mouvements, ce qui a été exécuté religieusement pendant 48 heures.

Faites immédiatement appliquer l’armistice à la région de l’Est et réalisez, comme c’est votre devoir, l’entente ultérieure, dont parle la convention du 28 janvier.

Entre temps, nous autorisons les généraux français à conclure directement une suspension d’armes provisoire.

Le général Clinchant de son côté a déclaré :

Pendant la soirée du 29, la journée du 30, et la matinée du 31, la croyance formelle où j’étais de la réalité de l’armistice avait suspendu notre mouvement. Sans cette croyance j’aurais certainement pu accélérer la retraite de mon infanterie de manière à la rendre à peu près assurée.

L’effet de non-armistice fut déplorable sur l’esprit de l’armée de l’Est. Il faut de l’indulgence pour une armée abandonnée. Les contemporains purent juger sévèrement l’abattement de ces braves, qui s’étaient battus un contre dix. Leur indiscipline ne fut qu’occasionnelle. Ils avaient vaillamment supporte les périls, les fatigues, les souffrances d’une campagne désespérée. On leur annonce que les armes vont être déposées de part et d’autre, que les préliminaires de la paix définitive sont engagés. On envisage les bienfaits de la paix, les joies du retour au foyer. L’héroïsme est une fièvre. Quand on la coupe, une stupeur et une nonchalance se produisent. Imaginez une troupe harassée, se croyant enfin à l’étape, courageusement atteinte. Les sacs sont débouclés, on s’étire les membres, et chacun se dispose à goûter le repos gagné. Tout à coup on annonce qu’il y a erreur, que l’heure du boire et du dormir est reculée, qu’il faut se mettre on route encore, pour longtemps peut-être. Le clairon sonne, on court aux faisceaux, et l’on donne un coup de pied dans la marmite, qui commençait à dégager une odeur alléchante. En avant !… Il n’y a pas d’armistice, et l’on ne sait quand il y en aura !… En même temps, on apprend que les camarades, de l’autre côté de tel fossé, de telle vallée, de telle frontière idéale, ont, eux, acquis le droit de se reposer et de se refaire des lassitudes subies. Vous surprendra-t-il que ces hommes, auxquels on demande un effort inattendu et le recommencement de souffrances déjà lointaines, presque oubliées, grognent et poussent l’irritation jusqu’au refus de continuer à se traîner sur la route de misère ? Évidemment le devoir, la discipline, l’honneur rendent le contraire, mais les hommes ne sont pas des abstractions, et le sentiment inné de ce qui est juste les domine ; il peut transformer en rebelles les plus fidèles. Or, la privation des privilèges de l’armistice semblait aux malheureux traînards de Clinchant une injustice, une punition imméritée, d’où une dépression générale.

L’hésitation et le mécontentement des soldats de l’Est sacrifiés, livrés sans défense à un ennemi audacieux et sans scrupules, fut d’ailleurs de courte durée, et bientôt ces malheureux abandonnés se comportèrent en braves, et ces résignés furent les héros de l’heure suprême.

Cerné par des forces supérieures, le général Clinchant, qui de plus était privé de vivres, et ne disposait que d’homes épuisés, démoralisés, se croyant victimes d’un passe-droit envoya le lieutenant-colonel Chevals au commandant de l’armée suisse, Hans Herzog. pour traiter la question du passage de son armée sur le territoire helvétique.

Cette grave décision était dictée au général par la volonté de n pas se rendre aux Allemands. Il convient de noter que la mauvaise foi germanique s’était manifestée dans toute cette catastrophe. Avertis que l’armistice ne s’applique pas à l’armée de l’Est. Manteuffel et ses officiers s’étaient hâtés de profiter de l’erreur où ils voyaient tombés les généraux français, qui suspendaient le feu et arrêtaient la marche de leurs troupes. La plus élémentaire loyauté, car de nombreux échanges de messages parlementaires eurent lieu, faisait un devoir au général allemand de rectifier l’erreur de Jules Favre, et de prévenir les Français, cessant le feu, que les hostilités, pour les belligérants en présence dans le Jura, n’étaient pas interrompues. Autant que la bonne foi, l’humanité aurait dû dicter à Manteuffel l’offre d’une suspension d’armes spéciale et locale, pour permettre d’attendre des explications et de recevoir des ordres précis de Versailles et de Bordeaux. Manteuffel, au contraire, abusa de l’erreur et de la force qu’il avait en mains.

Ce fut le 1er février que l’armée de l’Est prit la route de Suisse, la neige sous les pieds, le froid au ventre et le désespoir dans le cœur.

Le général Clinchant annonça la retraite par une proclamation éloquente et douloureuse.

Après avoir énoncé l’espoir qu’il avait eu de se frayer un passage, jusqu’à Lyon, par les montagnes du Jura, il ajoutait :

Une fatale erreur nous a fait une situation, dont je ne veux pas vous laisser ignorer la gravité. Tandis que notre croyance en l’armistice, qui nous avait été notifié et confirmé à plusieurs reprises par notre gouvernement, nous commandait l’immobilité, les colonnes ennemies continuaient leur marche, s’emparaient des défilés déjà en nos mains, et coupaient ainsi notre ligne de retraite.

Il est trop tard aujourd’hui pour accomplir l’œuvre interrompue. Nous sommes entoures par des forces supérieures, mais je ne veux livrer a la Prusse, ni un homme ni un canon. Nous irons demander à la neutralité suisse l’abri de son pavillon. Mais je compte, dans cette retraite vers la frontière, sur un suprême effort de votre part : défendons pied à pied les derniers échelons de nos montagnes, protégeons les défilés de notre artillerie, et ne nous retirons sur un sol hospitalier qu’après avoir sauvé notre matériel, nos munitions, nos canons.

Soldats, je compte sur votre énergie et sur votre ténacité. Il faut que la patrie sache bien que nous avons tous fait notre devoir jusqu’au bout, et que nous ne déposons les armes que devant la fatalité.

Cet admirable ordre du jour, daté de Pontarlier, 31 janvier, fut suivi du suprême effort que le général avait invoqué.

LE COMBAT DE LA CLUZE

Les Prussiens poursuivaient avec acharnement l’armée en retraite. Le Ier février, sur la route de Pontarlier, dans la vallée du Doubs, au pied du fameux fort de Jeux, eut lieu le dernier combat, le combat de la Cluse. La Cluse est à la fois le défilé de Pontarlier, et la porte fatale par laquelle en 1815, pénétrèrent les Alliés.

Cette suprême rencontre des Français et des Allemands fut une victoire. Le 9e grenadiers prussien fut décime et les autres troupes allemandes subirent de fortes pertes. Les troupes françaises engagées furent le 42e de marche le 92e le 29e, le 44e le 77e mobiles, bataillon de l’Allier, 2 compagnies du 73e mobiles du Loiret. Les généraux Robert Pallu de la Barrière, le commandant Gorincourt (tué) ; le lieutenant-colonel Couston (blessé) ; l’amiral Penhoat, le chef d’escadron Ploton, commandant le fort de Joux, enfin, à Larmont et à Orge, les généraux Billot et Brémond d’Ars, le lieutenant-colonel Achilli (tué), le commandant Beaupoil de Saint-Aulaire (tué) ; le lieutenant-colonel Coquet furent les héros de cette journée suprême. On doit ajouter à la nomenclature des derniers défenseurs de la Patrie abandonnée et bientôt mutilée, des détachements du génie et deux compagnies du premier bataillon de Zéphyrs d’Afrique. Ces disciplinaires, commandant Rose, étaient de grand’garde dans un poste avancé. Ils accoururent au feu ; ces réfractaires à l’obéissance de la caserne, mais friands des mêlées et redoutables au combat, chargèrent à la baïonnette les Prussiens débouchant sur un coteau, et les culbutèrent, laissant derrière eux le ravin noir de casques, de sacs, de cadavres, et la neige rouge.

Ces héros sacrifiés, qui protégèrent la retraite, gagnèrent la frontière suisse, le 2 février. Le sol helvétique donna asile à 88,000 soldats ; 2,192 officiers et 285 canons.

L’omission due à Jules Favre fit donc, tardivement et inutilement, couler le sang dans les défilés neigeux de Pontarlier. L’armistice refusé aux armées de l’Est, et l’incertitude qui fut la conséquence de l’inconcevable erreur du ministre, eurent encore ce résultat funeste de paralyser la diversion que tentait Garibaldi avec 50,000 hommes, dans la direction de Dôle. L’armée de Garibaldi s’arrêta à 3 kilomètres de Dôle, que l’ennemi avait presque entièrement évacué. Pendant les pourparlers provenant de l’ignorance de la clause concernant l’armée de l’Est, les Prussiens envoyèrent des renforts considérables contre Garibaldi, qui fut obligé d’évacuer Dijon et de se retirer sur Mâcon.

Les combattants de la dernière minute, victorieux à La Cluse, n’ont cependant pas vainement donné leur vie. Ils se sont battus, sachant bien que leur sacrifice était inutile, et qu’une bataille gagnée, dans ces montagnes perdues, à quelques mètres de la frontière suisse, ne pouvait changer la face des événements accomplis. D’ailleurs la France entière était désarmée et pacifiée. À eux seuls, on avait laissé le droit de tirer des coups de fusil. Ils en ont usé. Leur défense ultime a permis de gagner l’abri charitable de la Suisse ; elle a prouvé que l’armée de l’Est, mieux dirigée, eût été capable de grandes choses. Honneur à ces braves qui ont, jusqu’au bout, gardé leurs armes, et ont fait face à l’ennemi avec un tronçon d’épée !

La déloyauté des Allemands, n’avertissant pas de l’exception prévue dans la convention, connue d’eux, ignorée de leurs adversaires, et profitant de la continuation des hostilités, ainsi que de la croyance à l’armistice où étaient les Français, pour les bloquer dans les gorges du Jura, fut-elle de leur part un adroit calcul ? Elle a permis à l’armée de l’Est de faire preuve de courage, de conserver ses drapeaux ; elle a jonché le col de La Cluse de soldats allemands, tués aussi sans profit, puisque la victoire était acquise à leur pays avec des avantages énormes, et qu’ils n’avaient nul besoin de protéger la retraite des leurs. Nos soldats de La Cluse couraient pour l’honneur, pour le salut de l’armée de l’Est, pour la conservation de ses canons, de ses drapeaux, et si leur sacrifice fut à peu près inutile, il demeure du moins comme un bel exemple de valeur militaire et comme une preuve de la vitalité française.

  1. Pierre-Joseph Magnin, né à Dijon 1er janvier 1834. mort à Paris 23 novembre 1910, maître de forges, député sous l’Empire, ministre du Commerce et de l’Agriculture pendant le siège, députe à l’Assemblée nationale, plusieurs fois ministre des Finances, vice-président du Sénat.