Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/2

LIVRE II

L’AGONIE DE PARIS

ON PRÉPARE LA CAPITULATION (JANVIER 1871)

L’histoire de la Commune commence, non pas au Dix-Huit mars, date de l’insurrection triomphante, d’où sont issus d’abord le gouvernement du Comité central, pouvoir de fait, puis le gouvernement communal, pouvoir élu, mais aux événements qui suivirent la capitulation de Paris, et provoquèrent la Fédération des bataillons de la garde nationale parisienne.

Au 31 octobre, une partie de la population avait voulu remplacer le gouvernement de la Défense, dont l’incapacité, le manque de confiance dans la résistance, et l’inertie, calculée ou instinctive, lui étaient démontrés. Ce désir et cette opinion n’étaient malheureusement pas dans la majorité des esprits. La nouvelle de la capitulation de Metz, que le gouvernement avait assez sottement tenue cachée deux jours, la défaite au Bourget, et les bruits d’armistice sollicité à Versailles, dans lesquels on devinait le prélude de la reddition, avaient entraîné quelques bataillons des faubourgs vers l’hôtel de ville. Des membres du gouvernement avaient été cernés et retenus plusieurs heures prisonniers, par Gustave Flourens. Des bataillons appartenant aux quartiers du centre, patriotes assurément, mais qui avaient plus grande crainte des révolutionnaires que des Prussiens, survinrent, et les délivrèrent. Un plébiscite s’ensuivit. Par son vote, la population réprouva cette tentative d’insurrection, qu’elle estima périlleuse, et coupable aussi. L’union des assiégés paraissait indispensable. Le salut de la cité semblait, à cette majorité, plus compromis par un désordre intérieur que par le maintien au pouvoir d’hommes dont l’insuffisance ou l’impuissance n’apparaissaient pas suffisamment établies. On avait encore de l’espoir, et les illusions sur le compte de Trochu n’étaient pas dissipées. Et puis, les noms des chefs du mouvement du 31 octobre, proposés comme membres du nouveau gouvernement : Flourens, Blanqui, Delescluze, Félix Pyat, Millière, el d’autres révolutionnaires notoires, effrayaient. Les bataillons, recrutés dans la bourgeoisie, ne pouvaient accepter un pouvoir s’appuyant sur les bataillons des arrondissements ouvriers. On avait peur de la guerre civile. Voir la ville aux mains de ceux qu’on appelait encore « les rouges », en souvenir des journées de juin 48, semblait, à la partie la plus nombreuse de la population assiégée, catastrophe aussi désastreuse que la reddition aux Prussiens.

Le plébiscite eut pour conséquence de donner au gouvernement du 4 septembre la consécration du suffrage universel. Ce fut là l’unique investiture de ce gouvernement issu de l’émeute, comme le fut la Commune. Trochu conserva donc la direction des opérations militaires, et Paris lui fut légalement livré : ce fut là, le grand, le pire désastre. La défense demeurait ainsi confiée à celui qui n’y croyait pas, qui n’en voulait pas. La remise de la ville à l’ennemi n’était plus qu’une question de jours, et d’opportunité. Paris était voué au sort de Metz. La trahison hypocrite de Trochu, trahison mentale et morale, équivalait, par ses résultats, dès lors à peu près certains, à la cynique et positive trahison de Bazaine. Ce dernier avait sans doute des calculs politiques et des arrière-pensées ambitieuses, dont le triste défenseur de Paris fut exempt. Bazaine voulait conserver une forte armée pour intervenir dans la lutte des partis, qu’il prévoyait. Il comptait devenir l’arbitre forcé et le sauveur providentiel du pays désorganisé, sans pouvoir régulier, sans armée sérieuse. Trochu, libre de ces préoccupations d’aventurier, estimait inutile une résistance prolongée, et redoutait les désordres intérieurs. Il entendait donc garder les forces dont il disposait, pour combattre, s’il le fallait, l’ennemi du dedans, pour défendre l’ordre et la religion, dont la sauvegarde lui tenait plus au cœur que le salut de Paris.

Au 31 octobre, tout était déjà bien compromis, mais rien n’était perdu. La Commune aurait eu à lutter contre de graves difficultés, mais elle avait des chances pour les surmonter. Le cercle d’investissement était alors beaucoup plus faible qu’on ne le croyait ; le périmètre de la ville exigeait, pour être entièrement occupé, des troupes beaucoup plus nombreuses que celles dont les Allemands avaient pu opérer la concentration sous Paris. Ils n’avaient pas encore reçu les contingents de Frédéric-Charles, retenus sous Metz. De notre côté, les armées de province commençaient à s’organiser, et n’étaient pas encore démoralisées. Gambetta, Freycinet, Chanzy étaient pleins d’ardeur et multipliaient les efforts. Avec les ressources en hommes et en munitions, les vivres encore suffisants que Paris renfermait ; avec des attaques multipliées et sur tous les points de la circonférence investie ; avec des sorties presque quotidiennes, aguerrissant les nôtres, lassant, épuisant l’ennemi, la « trouée », à peu près impossible plus tard, eût probablement réussi en novembre. Le vote plébiscitaire, repoussant la Commune et maintenant les hommes du 4 Septembre, ajourna ces espérances, et leur ôta bientôt toute chance de réalisation.

La plupart des membres du gouvernement parisien avaient sans doute le désir de repousser l’ennemi. Nul d’entre eux n’eût refusé de dégager Paris, mais, prêtant une oreille trop favorable aux dénégations découragées et pessimistes du général en qui ils avaient toute confiance, aucun ne crevait que la délivrance de Paris fût possible par les armes parisiennes. Les nouvelles, à la suite de la bataille d’Orléans, ne laissaient guère d’espoir d’être secourus par les armées de province ; les Parisiens devaient donc être préparés à une capitulation jugée inévitable. Un armistice préliminaire servirait de transition. Le crime des hommes du 4 Septembre fut de conserver le pouvoir, dont ils devaient et ne voulaient se servir que pour épuiser et affamer la population, dans le but de lui faire accepter la reddition des forts et de la cité. Ils prétendaient, sans doute, conserver la République. Mais eût-elle couru un péril, avec la Commune victorieuse, repoussant l’ennemi ? Ils affectaient une crainte excessive, et probablement factice, d’une restauration bonapartiste, accomplie avec l’assentiment de l’Allemagne. Mais les Allemands ne songeaient nullement à ramener les Bonaparte, comme autrefois les Bourbons. Ils jugeaient leur situation meilleure, les républicains gardant le pouvoir. Ils comptaient sur les divisions intérieures, sur l’interrègne, pour mieux assurer leur conquête, pour enterrer à jamais le fantôme vivant de la Revanche.

Le gouvernement de la Défense, et son chef incapable, employèrent donc la première semaine du mois de janvier, la semaine du grand bombardement, à préparer la capitulation, à la faire admettre, désirer peut-être. Mais le bombardement trompa leur détestable espérance. Nul ne broncha sous la pluie de fer. Gavroche rit tout haut. Les obus firent des dégâts matériels inutiles. Les hôpitaux, les musées, les bibliothèques faillirent être éventrés, et c’est là une honte pour les compatriotes de Goethe et de Hegel, mais le courage de la population bombardée n’en reçut nulle atteinte.

Les Parisiens, et aussi les Parisiennes, supportaient avec une farouche énergie les obus, les privations et les souffrances du siège. Le froid intense ajoutait ses rigueurs à la famine. Cependant personne ne parlait de se rendre. On voulait souffrir encore, et l’on voulait aussi combattre. Trochu et ses complices ont, par la suite, prétendu que la garde nationale était incapable de soutenir le feu des Prussiens. La vaillance et la résistance de ces gardes nationaux, trois mois après, devant les canons et les fusils de l’armée versaillaise, répondent suffisamment à cette allégation.

Trochu avait communiqué aux officiers son mépris de ces civils déguisés en soldats, ainsi jadis les nobles émigrés et les troupes de Condé dédaignaient les volontaires de l’an II, « des cloutiers et des tailleurs », disaient-ils, qui devaient reconduire jusque dans leurs capitales, la baïonnette dans les reins, les vieilles armées de Brunswick. Quant aux troupes de ligne, il n’y avait, sous Paris, que quelques régiments de l’ancienne armée, le 35e, le 42e et des quatrièmes bataillons. Ces soldats étaient mal disposés envers les gardes nationaux. Comme Trochu faisait donner, exclusivement et systématiquement, les troupes régulières, et qu’elles éprouvèrent des portes sérieuses aux divers combats, notamment le 30 septembre à Chevilly, le 13 octobre à Bagneux, le 21 octobre à la Malmaison, le 29 novembre à l’Hay, le 2 décembre à Champigny, une irritation se produisit dans leurs rangs. Les chefs ne firent rien pour la calmer « Les Guerre-à-outrance, c’était le nom que les soldats, ironiquement, attribuaient aux gardes nationaux, réclamaient tout le temps la bataille, disaient les lignards, parce qu’on ne les engageait jamais ! » Les fatigues les privations relatives, le relâchement de la discipline, le manque d’enthousiasme et un sentiment nostalgique assez fort les irritaient. Ces soldats étaient tous des provinciaux, ignorant ou jalousant Paris, d’après les préjugés de leurs villages, de plus, rappelés pour la plupart, et fort mécontents d’avoir été contraints à ce rabiot belliqueux imprévu, dont ils souhaitaient ardemment voir la fin. Les remplaçants, ceux qu’on nommait peu poliment « les cochons vendus », étaient nombreux parmi ces militaires professionnels. On entendait ceux-là soupirer, en s’étirant ou en bâillant aux avant-postes : « Quand donc qu’on sera en caserne ! » La vie sous latente ou dans des baraquements, le service en campagne, les alertes, les grand’gardes et l’aléa des sorties ou on les employait seuls, ne leur convenaient guère. Comme le général en chef, ils n’avaient ni enthousiasme, ni confiance. Ils jugeaient la défense une folie, et à la moindre frottée, ils calmaient « qu’ils étaient trahis » ! Ils avaient hâte de retrouver la sécurité, l’ordinaire, et le tran-tran routinier et peu pénible des garnisons. Les autres, ceux qui, revenus au pays avec leur congé définitif, s’étaient cru libérés pour toujours, surpris et indignés, comme un débiteur qui a eu sa quittance et qu’on veut faire payer deux fois, grognaient, pleuraient misère, et ne se gênaient pas, après chaque combat, quand on les ramenait sous les murs, dans le voisinage des gardes nationaux, pour crier : « La paix ! Vive la paix ! » Ces manifestations pacifiques, très légèrement réprimées, indignaient la population frémissante, et ne déplaisaient pas aux généraux et aux officiers supérieurs.

Presque tous vieillis, hors cadres ou en retraite, ceux-ci avaient obtenu des commandements inespérés, et des grades sur lesquels ils ne devaient plus compter. Par suite de la capture, ou de la disparition des titulaires, après Gravelotte, Sedan et Metz, ils avaient les galons. Ces bouche-trous souhaitaient se débotter et replacer leurs jambes rouillées dans les pantoufles. Ils avaient hâte de jouir de leurs étoiles supplémentaires, et de l’augmentation de la retraite qui en serait la conséquence, en sûreté, à l’abri d’une balle peu probable, ou d’un chaud et froid plus vraisemblable et aussi dangereux. Les sous-officiers se montraient de même peu désireux de continuer une campagne fatigante et sans gloire. Presque tous étaient d’anciens bonapartistes, beaucoup attendaient des emplois civils, postulaient pour être sergents de ville, et la République les effrayait, les indisposait. Ils annonçaient, assez haut, devant leurs hommes, le retour prochain, avec la paix, à un régime qui, selon eux, était seul régulier et bon. Les sergents-majors promus avaient peur de perdre, avec la vie, à la première affaire, l’épaulette jugée impossible, brusquement acquise. Tous donc, avec des états d’âme différents, chefs et soldats, sauf quelques engagés volontaires pour la durée de la guerre, dans cette armée, non pas en déroute, mais découragée, étaient las de stagner sous les remparts, peu ardents à combattre pour une cause qu’on disait perdue, et soupiraient, en espérant la fin de cette guerre, qu’ils considéraient comme une corvée inutile.

Trochu était en parfaite communion d’âme avec son armée, qui, semblable à des hommes de la classe, attendait impatiemment qu’on la renvoyât dans ses foyers. Mais il ne savait quand et comment il pourrait donner le signal de la dislocation définitive. Il cherchait le moyen, il guettait l’heure. Ses collègues de la Défense partageaient son anxiété. Ils comptaient surtout sur la famine pour faire tomber, enfin, les fusils des bras épuisés de ces indomptables Parisiens. Ils constataient, avec une satisfaction croissante, que les vivres devenaient de plus en plus rares. Pour qui veut capituler, la faim est une justification. Mais les assiégés consommaient les aliments les plus invraisemblables, du pain qu’on a exhibé comme une curiosité, plus tard. Cette résignation unanime ne laissait qu’un espoir incertain de les entendre bientôt, comme les soldats, réclamer la paix.

On avait favorisé le péril de la faim. Par imprévoyance, par incurie, par illusion aussi d’une prompte délivrance, on avait, aux premiers jours du siège, facilité les accaparements et le gaspillage. Il n’y avait pas eu là de calcul perfide. On avait seulement mal compté les jours et les rations. Le ministre. Clément Duvernois, dès le début de la guerre, avait sagement pourvu à un approvisionnement, qui, mieux ménagé, aurait pu suffire à six mois de siège. Mais on ajourna le rationnement, on toléra l’accaparement des provisions par la classe aisée, et, sous le prétexte de ravitailler les troupes, on emmagasina des stocks de conserves et de denrées de toute sorte. On connut l’existence de ces réserves, quand les Prussiens prirent possession, dans les forts, de ces précieuses ressources, et aussi, après l’armistice, lorsque, les portes ouvertes et les trains reprenant leurs arrivages, les vivres cachés sortirent de toutes parts. Il y avait, dans Paris, suffisamment de subsistances pour prolonger la résistance pendant plusieurs semaines. Certaines personnes se vantèrent même par la suite de n’avoir pas souffert du manque de denrées pendant toute la durée du siège (a).

Le gouvernement, qui n’ignorait pas l’existence de ces réserves dissimulées, ne pouvait donc se fonder absolument sur la raréfaction croissante des subsistances, pour forcer les Parisiens à approuver, à supporter la capitulation. Trochu envisagea avec plus de confiance le péril de la guerre, pour la constatation de l’impossibilité, de l’inutilité de continuer les batailles.

L’éventualité d’une sortie, tardive sans doute, donc sans résultat probable, les Prussiens ayant considérablement fortifié leurs positions autour de Paris et reçu de puissants renforts, c’était une bonne préparation à la capitulation. Un combat, pas trop sérieux, mais dont la population toujours et de plus en plus désireuse de combattre, accueillerait avec transports le signal, lui parut le seul moyen d’éviter des protestations violentes, des émeutes, et d’imposer la reddition, en la justifiant. Les cris de « guerre à outrance ! » n’auraient plus raison d’être, et les bouches criardes s’empliraient de silence, beaucoup sans doute d’un silence éternel.

Au conseil de cabinet, tenu le 10 janvier, sous la présidence de Trochu, ce bavard perfide prononça un long discours. Il énuméra complaisamment les difficultés de la situation ; il peignit l’état inquiétant des esprits, et il ne dissimula point le danger auquel le gouvernement s’exposait, s’il prenait l’initiative d’une capitulation, que la population repoussait avec indignation. Il y avait à prévoir, dès que l’affiche annonçant cet événement serait apposée sur les murs, une redoutable agitation, un mouvement dans la rue, et le gouvernement, assailli, débordé, mal gardé, aurait peut-être l’existence de ses membres en péril. La garde nationale, toute la garde nationale, était à craindre. La capitulation mettrait les bataillons modérés, ceux qui avaient sauvé le gouvernement au 31 octobre, au niveau et au diapason des braillard des bataillons rouges On ne pouvait risquer, sans de grandes précautions, une si périlleuse aventure.

On résolut alors, dit un auteur non suspect, l’un des plus haineux et des plus injustes narrateurs de cette époque, Maxime du Camp, d’infuser à cette garde nationale des idées pacifiques, en la jetant tout entière au péril.

(Maxime du Camp, les Convulsions de Paris, t. I, p. 15.)

Trochu, et ce fut là son véritable plan, son seul plan sérieux, n’osa pas formuler nettement son projet. Il dit à ses collègues, en levant les yeux au plafond, d’un air de prophète inspiré : « Si, dans une grande bataille livrée sous Paris, vingt mille hommes restaient sous les murs. Paris capitulerait. » Il y eut un murmure de doute. Trochu reprit avec assurance : « La garde nationale ne consentira à la paix que si elle perd au moins dix mille hommes ! » Comme un général faisait cette objection, non pas à la proposition d’hémorragie parisienne, mais aux chances de l’opération : « Il n’est pas facile de faire tuer dix mille gardes nationaux ! » Clément Thomas, ancien fusilleur de juin 48, devenu, en remplacement de Tamisier, commandant en chef de cette garde nationale qu’on cherchait à assagir, en lui tirant du sang, répondit « qu’à son avis c’était en effet difficile, et que les gardes nationaux, quand ils apprendraient qu’on allait enfin les mener au feu, montreraient sans doute beaucoup moins d’enthousiasme, mais qu’il était quand même bon de tenter une petite saignée ; il y aurait toujours un certain nombre de têtes chaudes cassées, et cela suffirait probablement à rafraîchir les autres » !

Le conseil s’ajourna à une prochaine séance, sans prendre de résolution, mais le 15, un nouveau conseil eut lieu, où les membres du gouvernement pressèrent les généraux de tenter la saignée. Il fallait absolument tirer, une dernière fois, quelques coups de fusil ; on ne pouvait se rendre l’arme au bras. La suprême sortie fut décidée. Elle eut lieu le 19 Janvier 1871. C’est l’affaire qui porte le nom de « bataille de Buzenval ».

BATAILLE DE BUZENVAL

Le plan adopté fut celui que le général Carrey de Bellemare avait déjà proposé, et qui avait été écarté. Il consistait à enlever le plateau de Garches et celui du Butard, et à marcher de là sur Versailles. La distance du Mont-Valérien à Garches était d’environ quatre kilomètres, et cinq kilomètres resteraient à franchir pour atteindre Versailles. Le pays était accidenté : au delà des communes de Suresnes. Rueil, Saint-Cloud, très boisé ; au-devant du Mont-Valérien, très découvert, montueux et planté en vignes principalement. La ferme de la Pouilleuse et le château de Buzenval occupaient le centre de ce champ de bataille, qui s’étendait de Montretout à la Jonchère, en passant par Buzenval. L’armée était divisée en trois corps : le général Vinoy à Montretout, le général Carrey de Bellemare à Buzenval, le général Ducrot à la Jonchère, avaient le commandement en chef. Les forces furent inégalement réparties. Il y eut, en tout, près de 100,000 hommes engagés. Mais le général Ducrot, favorisé par Trochu, son ami, eut le plus grand nombre de troupes de ligne. 30 bataillons sur 33. Ce général et ses régiments, considérés comme étant les meilleurs, ceux de l’armée régulière, ne donnèrent que fort secondairement. L’armée du centre, et celle de droite, comptaient en majeure partie des mobilisés et des gardes nationaux. Ces dernières troupes n’avaient été formées en divisions que la veille, ou sur le terrain. Elles se trouvaient ainsi dépourvues de cohésion et sans lien tactique. La région était difficile et mal choisie. Mais les ouvrages, dont les Prussiens avaient garniles abords du plateau de Garches, une fois emportés, pouvaient offrir un point de résistance excellent. Le moral des gardes nationaux était aussi bon qu’on pouvait le souhaiter. Il n’y avait ni forfanterie, ni hésitations dans les bataillons démarche.

Le gouvernement avait lancé, la veille, une proclamation assez ridicule, où Jules Favre et Jules Simon, parodiant Rouget de l’Isle, s’écriaient emphatiquement : « L’ennemi tue nos femmes et nos enfants, aux armes ! » Il est une autre proclamation, qui n’a pas été publiée, d’un ton moins pompeux, mais d’un caractère plus tragique, c’est celle qui, laissée à l’inspiration des chefs de corps, fut adressée aux soldats, comme ordre du jour. Cet appel, qui peut-être ne fut communiqué qu’aux régiments de ligne, contenait cette promesse significative et décourageante : « Allez au combat avec courage ; c’est pour la dernière fois, nous vous le promettons, que vous aurez à combattre ! » Cette réflexion venait aussitôt à l’esprit, que c’était bien inutile de risquer des existences, puisque l’intention était déjà arrêtée de renoncer à la lutte.

La bataille de Buzenval, mal menée, où les règles élémentaires de l’art militaire furent négligées ou violées, où l’inertie des généraux fut égale à leur incapacité, apparaît une affaire incohérente.

L’attaque des positions prussiennes de seconde ligne fut trop tardive. Le temps était brumeux le matin, humide l’après-midi. L’artillerie, embourbée, sans attelages suffisants, ne put prendre une part sérieuse au combat. Le corps d’armée du centre, celui du général Carrey de Bellemare, qui a d’ailleurs le plus souffert, fit seul une marche en avant utile. La colonne de gauche était sous les ordres de Vinoy, l’un des hommes du Deux-Décembre, général capable, que sa belle retraite de Mézières, après Sedan, avait mis en lumière, et qu’on appréciait comme ayant ramené sous Paris son corps d’armée, le 13e, fournissant ainsi à la Défense les seules troupes régulières à mettre en ligne. Mais au 19 janvier, ce général découragé, dépourvu de confiance, comme Trochu, n’ayant plus ni initiative, ni audace, garda ses troupes à peu près immobilisées. Quant aux forces considérables dont disposait le général Ducrot, c’est à peine si elles figurèrent. Ces troupes, conduites à contre-cœur par leur général, hâbleur sinistre, qui avait juré, à l’époque de Champigny, de ne rentrer que mort ou victorieux, et qui était revenu tranquillement, en excellente santé, mais battu, s’égarèrent dans la presqu’île de Gennevilliers, « comme si l’on eût fait la guerre dans les pampas de l’Amérique », a dit un témoin oculaire. Pendant les longs mois d’inaction qui avaient précédé, les officiers d’état-major avaient eu pourtant l’occasion, et le temps, de reconnaître le terrain entre Asnières et Rueil. Vinoy, invoquant l’excuse de la boue, a dit qu’il ne put parvenir à hisser des pièces de canon sur les crêtes. L’artillerie prussienne y parvint, malgré l’état des pentes, qui était boueux aussi pour elle. Nos canons ne servirent guère qu’à mitrailler le 3e bataillon de zouaves et le 11e régiment de la garde nationale de la brigade Fournès, pris pour une colonne prussienne, sur la côte de Montretout.

La brigade Valentin attaqua courageusement, mais vainement, le mur de Longboyau, dans le parc du prince de Craon. Sans artillerie, ce fut un assaut meurtrier et inutile. Un feu terrible fut dirigé par les Prussiens, abrités derrière le mur crénelé.

Malgré des avantages remportés sur certains points, les Prussiens reprirent l’offensive, l’après-midi, et, au crépuscule, Trochu ayant donné le signal de la retraite, la débandade commença. Ce fut le lamentable piétinement d’une cohue en désordre dans la boue et dans la nuit. La bataille était perdue, avec toute espérance. Trochu remonta à cheval pour regagner Paris. Il était calme et satisfait. La saignée avait été faite, comme il avait été décidé ; elle paraissait avoir été suffisante, et la capitulation devenait acceptable, même par les plus enragés patriotes.

Cette journée néfaste, qui aurait pu être le début d’une série de combats heureux, car le succès décuple la force des armées, se termina en déroute. De l’avis d’écrivains militaires autorisés, on aurait pu conserver les crêtes, s’y concentrer, et, de là, descendre sur Versailles, qui n’était pas fortifié, et que l’ennemi se disposait à évacuer. Ce quartier général impérial, tombant en notre pouvoir, l’investissement était rompu, et les Prussiens, pour la première fois, reculaient. Ils étaient déjà épuisés, presque à bout de forces, de plus inquiets pour le retour, redoutant d’être coupés et cernés. L’occasion fut manquée, pour la dernière fois. Elle avait été évitée plutôt que cherchée. Ce n’était pas trahison absolue de la part de Trochu, c’était inertie et lâchage, faute de confiance. Persuadés qu’il était impossible de livrer une bataille sérieuse avec des gardes nationaux, et ne comptant plus sur les régiments de ligne, insuffisants et lassés, les généraux allèrent au combat comme à une corvée dont il fallait se débarrasser. Jouant à contrecœur une partie qu’ils estimaient, non pas seulement perdue d’avance, mais injouable, ils ne se donnèrent pas la peine de tenir les cartes.

Cependant, sans infatuation patriotique, sans forfanterie, sans exagérer le mérite des troupes engagées, il ressort de l’examen des dispositions prises et de la façon dont elles furent exécutées principalement dans les heures de la matinée, qu’il eût fallu très peu de chose pour remporter un avantage sérieux, susceptible de devenir définitif. On devait conserver les crêtes, s’y fortifier, comme l’ont fait ensuite les Prussiens les réoccupant, et de là, menacer Versailles, peut-être même forcer l’empereur d’Allemagne à se replier en hâte sur ses positions du Sud. Il n’en a pas été ainsi. Nous renvoyons le lecteur, pour la démonstration de l’inertie, de l’incapacité, du manque d’énergie, d’à propos et de tout ce qui fait la valeur militaire, des généraux Trochu. Vinoy et Ducrot, aux très nombreux ouvrages publiés sur la guerre franco-allemande, et notamment au livre très documenté de M. Duquet : Paris, — le Bombardement et Buzenval.

Nous sommes persuadé, — dit cet auteur compétent, s’appuyant sur des témoignages contemporains, et notamment sur les rapports du général Carrey de Bellemare, — et nous ne cessons de le maintenir, qu’une attaque d’infanterie, se produisant au petit jour, aurait trouvé les murs de la Bergerie et de Longboyau aussi dégarnis de défenseurs que Saint-Cloud, Montretout et Buzenval, et qu’il aurait été possible de les occuper et de se porter ensuite rapidement sur le haras Lupin que Bellemare, la gauche de Ducrot et la droite de Vinoy auraient tourné par la Celle-Saint-Cloud et Vaucresson, pendant que la droite de Ducrot et la gauche de Vinoy auraient vigoureusement attaqué la Jonchère et le Parc de Saint-Cloud. Il faut donc attribuer au retard de l’aile droite l’échec que nous avons subi.

(Alfred Duquet, le Bombardement et Buzenval p. 287
Fasquelle, édit. Paris, 1898).

ATTITUDE DE LA GARDE NATIONALE À BUZENVAL

Cette bataille, bien engagée, mal conduite, compromise par l’inactivité d’une grande partie des forces dont nous disposions, perdue par la faute des généraux, et non par l’insuffisance ou le manque de fermeté des troupes, dont la plupart étaient pourtant inexpérimentées, ne fut qu’une sorte de grande reconnaissance. Elle aurait pu se changer en victoire décisive. Elle demeure néanmoins un fait d’armes fort honorable.

L’affaire fut particulièrement glorieuse pour la garde nationale.

Ces gardes nationaux, dont l’inexpérience était évidente, et ces mobiles de la Vendée ont pris et repris, avec l’énergie suppléant à l’expérience, et comme auraient fait de vieilles troupes, sous un feu terrible, des hauteurs qui avaient été abandonnées…

a dit un écrivain militaire. Qui a prononcé ce bel éloge des gardes nationaux de Paris, en y ajoutant, sans doute par sympathie de compatriote, la louange des bataillons de Bretagne ? Le breton Trochu, qui ne peut être suspect de bienveillance ou de partialité en faveur des bataillons parisiens. (Trochu. L’Empire et la Défense de Paris.)

Les pertes n’ont pas été aussi considérables que l’on aurait pu le redouter. Cela tient à ce que le combat a été livré en des terrains boisés, accidentés, et avec un développement peu étendu, ce qui fut d’ailleurs une faute grave. Le centre, armée Carrey de Bellemare, a surtout été éprouvé : 2,156 tués, blessés, disparus. L’armée de Vinoy, la gauche, en a eu 1,079 ; celle de droite, général Ducrot, a relativement peu souffert, pertes : 827.

Il est aisé de voir, dit Alfred Duquel, que les attaques des généraux Ducrot et Vinoy ont en somme été assez molles, ce qui explique l’insuccès de ces attaques. L’armée active et les mobiles ont eu 2,613 officiers et soldats hors de combat, la garde nationale 1,457, soit près du tiers des pertes totales, chiffres donnés par le général Ducrot. Donc, les gardes nationaux se sont aussi bien conduits au feu que les mobiles. (Alfred Duquel, loc. cit., p. 207.)

Un auteur allemand, Louis Schneider, dont les « Souvenirs » ont été revus par l’empereur Guillaume, a rendu ce témoignage, bon à opposer aux détracteurs de la Garde Nationale :

Cette sortie du 19 janvier fut un combat très sérieux, et, en réalité, le premier où la garde nationale ait montré vraiment une attitude militaire, surtout à l’attaque du parc de Buzenval. Jusque-là, en effet, elle n’avait donné sérieusement nulle part, mais le 19 elle prouva, habilement employée, qu’elle pouvait être utile, et que nous n’avions plus le droit de la dédaigner. C’est ce que reconnut l’empereur dans la matinée du 20.

Ce point demeure donc acquis, — car on pourrait multiplier les citations à l’appui de cette déclaration de Trochu, « la garde nationale de Paris montra, le 19 janvier, un très grand courage » — que les gardes nationaux se sont bravement comportés devant l’ennemi, et qu’avec eux, et avec les régiments de ligne dont on disposait, on aurait pu faire la trouée, couper l’armée d’investissement, tenter de rejoindre les armées de province, si les généraux avaient auparavant exercé, aguerri leurs troupes et multiplié les sorties avec les trois cent mille hommes de première ligne dont ils disposaient, et qu’ils ont jugés inutilisables jusqu’au simulacre de sortie du 19 janvier. Les batailles ne se gagnent pas seulement avec de l’enthousiasme, du courage et le désir de vaincre, c’est entendu, mais ces éléments sont d’un appoint sérieux, et souvent décisif, dans la lutte. La garde nationale les possédait. Trochu eut le tort de ne pas paraître s’en douter. Son crime n’est pas seulement d’avoir fait tuer des gardes nationaux, avec le sentiment de l’inutilité de cette saignée perfide et calculée du 19 janvier, mais bien de n’en avoir pas exposé assez durant les cinq mois de siège, avec la volonté de les exercer, de les accoutumer à vaincre, avec le désir de les entraîner à une victoire décisive.

S’il est impossible, d’après l’examen des opérations militaires et des péripéties du combat du 19 janvier, et aussi d’après les dépositions des généraux, même hostiles à la garde nationale, et les témoignages de l’ennemi, incontestable juge, de douter de la valeur de cette force militaire, sottement inutilisée et coupablement perdue, que le gouvernement de la Défense tenait entre ses mains débiles, il est une autre allégation, fausse et calomnieuse, qu’il convient de réfuter. Elle a été propagée par les généraux, reproduite avec empressement par les écrivains réactionnaires, et des historiens l’ont admise. Elle a même pénétré dans le grand public. Elle fait partie de ce bagage de suppositions, de mensonges, de préjugés et de jugements tout faits, qui, sur les événements du siège et de la Commune, ont composé l’opinion. Des esprits sincères ont cru, croient encore, qu’il y a une distinction à faire entre les divers bataillons de gardes nationaux, selon qu’ils étaient recrutés parmi les citoyens d’opinions modérées, ou parmi les républicains avancés. Les bataillons « bourgeois », ceux des quartiers du centre, se seraient seuls battus, les bataillons « rouges », ceux des quartiers populaires, se seraient réservés pour l’insurrection fatale.

C’est là une invention de parti : comme si, au 19 janvier, on préparait le 18 mars ! C’est un anachronisme historique et moral.

M. Ambroise Rendu, depuis conseiller municipal de Paris, homme distingué et fort honorable, qui s’est bravement conduit à Buzenval, mais clérical ardent et réactionnaire militant, a dit dans ses Souvenirs de la Mobile (Paris, Didier, 1872) :

Il faut distinguer ceux qui ont voulu se battre, ceux-là se sont toujours bien conduits, quoique leur élan ne fût pas toujours bien dirigé, et ceux auxquels leurs opinions défendaient sans doute de combattre.

Le musicien Vincent d’Indy, dans son Histoire du 105e bataillon de la Garde Nationale (Parie, Douniol, 1872), a eu le courage d’écrire :

Il y avait dans la garde nationale 60,000 sectaires qui avaient ordre de ne pas combattre contre les Prussiens et de rassembler le plus d’armes possible pour faire une révolution au moment propice.

M. Arthur Chuquet, dans la Guerre de 1870-71 (Paris, Chailley, 1875), a dit :

Si les régiments de la garde nationale les plus calmes et les plus modérés avaient tenu solidement, les plus bruyants et les plus tapageurs auraient été les premiers à déguerpir.

M. Alfred Duquet, dans son remarquable ouvrage, a eu le tort de se faire l’écho de ces imputations injurieuses, émanant d’hommes prévenus et de parti-pris, inspirées par les passions politiques, et issues de la crainte et du ressentiment que firent naître les événements de la Commune.

À côté de certains bataillons qui ont fait leurs preuves à Buzenval, a-t-il affirmé, d’autres, qui devaient plus tard constituer l’élite des troupes de la Commune, se sont débandés, dès le premier moment. Le mot d’ordre leur avait été donné par les comités auxquels ils obéissaient, ils criaient à la trahison, en se sauvant. Il avait été décidé, dans les régions supérieures de Belleville, que la garde nationale réserverait ses forces et son courage pour une meilleure occasion : celle que ; devait offrir la plus odieuse des insurrections. Mais devant l’ennemi, et à l’heure de la bataille, que tous réclamaient et appelaient depuis si longtemps, une grande partie n’a rien fait ou s’est enfuie.

(Alfred Duquet, le Bombardement et Buzenval, p, 278.)

Il est impossible d’admettre cette dualité dans l’âme de la garde nationale : désir d’aller à l’ennemi et de le fuir, espoir de délivrer Paris et calcul de rester l’arme au bras. Tous les faits, tous les documents du siège, attestent l’existence du sentiment patriotique, l’espérance de refouler l’Allemand, dans les cerveaux bourgeois, comme dans les cœurs plébéiens. On peut supposer, chez ces citoyens, non exercés, l’hésitation en face de l’ennemi, mais non la volonté de ne pas se battre. Comment ! ces « Bellevillois », qui proclamaient la nécessité de la guerre à outrance, une fois le fusil à la main, auraient refusé de s’en servir ! Et cela non par peur, ils ont montré qu’ils étaient intrépides à Vanves, à Issy, à Neuilly, mais par obéissance à un prétendu mot d’ordre criminel, venu on ne sait d’où ? Ces bataillons de marche auraient eu l’arrière-pensée, absurde autant qu’abominable, de ne pas marcher ! Ils auraient combiné de se ménager, en vue de la guerre civile ! Ce ne sont pas là des sentiments français. Rien n’autorisait les combattants contemporains à porter une accusation pareille contre leurs frères d’armes ; quant aux écrivains qui ont accueilli et répercuté ces vilenies, ont-ils fourni la preuve de leurs calomnies ? Il est toujours facile d’attaquer des adversaires politiques, des vaincus surtout ; mais la postérité est en droit d’exiger qu’on lui apporte la justification d’odieuses accusations.

Qu’il y ait eu des défaillances individuelles, ici ou là, nul ne peut le nier. Les bataillons bourgeois, qui ont en général très courageusement fait leur devoir, étaient-ils entièrement composés de Bayards et de chevaliers d’Assas ? À la façon dont ces mêmes bataillons ont répondu, après le 18 mars, aux appels de l’amiral Saisset, et en se souvenant du peu de résistance qu’à la mairie du IIe arrondissement, et au Grand-Hôtel, ayant des canons, des munitions, des vivres, des chefs et des points d’appui dans la population du centre, ils ont opposée aux bataillons fédérés, on pourrait supposer le contraire. Mais ne ramassons pas l’insulte lancée aux bataillons des faubourgs pour la rejeter sur les bataillons dits bourgeois. Les gardes nationaux de Belleville, de Montmartre, de Montrouge et de Popincourt ont prouvé par deux mois de lutte terrible qu’ils n’avaient pas peur. Ces fédérés ont tenu contre les meilleures troupes françaises ; ils ont résisté, sous un feu d’artillerie intensif, aux excellents soldats de Woerth, de Rezonville, de Gravelotte, revenus d’Allemagne, irrités de la défaite, impatients de montrer qu’ils avaient succombé sous le nombre, et qu’ils étaient capables encore de se battre et de vaincre. Ces bataillons « rouges », qui firent preuve d’une énergie, d’une solidité et d’une audace que leurs adversaires, pendant la lutte, n’ont jamais eu même la pensée de contester, étaient ces mêmes bataillons qu’on a dénoncés comme ayant fui devant les Allemands. Ceux-ci étaient-ils donc plus valeureux, plus invincibles que les Français ? Ce n’est plus notre vanité, c’est tout notre passé qui le nie. Est-ce que le courage et la peur sont des vertus variables et intermittentes ? Ces braves, dans les tranchées d’Issy, auraient-ils commencé par être des poltrons dans les ravins de Garches ? Cette transformation de lièvres en lions est inadmissible. Doit-on alors accepter l’invraisemblable et machiavélique combinaison, que l’esprit de parti a inventée, d’hommes ardents, de patriotes avérés, se contenant, se défilant, se ménageant, et réservant leurs cartouches et leur peau, en face de l’ennemi, si longtemps attendu, cherché, enfin abordé ? Supposition insultante et ridicule. Mais ils se conservaient pour l’émeute ! disent leurs calomniateurs. Et qui donc pensait à l’émeute, devant des tirailleurs prussiens faisant grêler les balles par les créneaux des murs de Buzenval ? Tous ceux qui étaient appelés à l’honneur de la journée, qu’ils fussent en première ligne, à découvert, exposés au feu plongeant des Bavarois abrités, ou maintenus déplorablement dans l’inaction des réserves, n’avaient certainement qu’une pensée : se bien tenir devant l’ennemi, sous les yeux des camarades, attaquer les ouvrages, les murs, les retranchements, aussi courageusement qu’on le pourrait, débusquer successivement les assiégeants de leurs positions, les refouler, les poursuivre jusqu’à Versailles si c’était possible, et débloquer Paris. C’était là le désir de tous les combattants. Les prétextes n’auraient pas manqué, à ceux qui auraient eu d’autres sentiments, pour s’embusquer au moment de la formation, confuse et sans contrôle, des colonnes d’attaque, ou, avant le départ de Paris, pour « couper » à la sortie. Tous ceux qui furent présents étaient là pour faire leur devoir, et le firent. Il est probable, il est certain, que tous ces hommes, différents par l’origine, par les milieux, par les professions, par les façons de vivre et de sentir, ne pouvaient avoir sur le gouvernement, sur les affaires publiques, sur les suites probables de la guerre, les mêmes manières de voir. Les opinions, comme les aspirations, n’étaient pas les mêmes dans le quartier Popincourt et dans celui de l’Opéra. Mais sur le champ de bataille, en mettant le sac à terre, chacun déposait aussi son bagage de parti. On était tout à l’action, tout à l’espoir de vaincre. Et, sur le compte des Prussiens, chacun était d’accord aussi et pensait comme son compagnon de combat. Supposer une autre mentalité à ces Français, qu’on menait pour la première fois au feu, et qui étaient tout fiers des y trouver, c’est nier, c’est outrager l’honneur national !

La fièvre obsidionale et la fièvre républicaine pouvaient surexciter les nerfs et surchauffer le sang dans les artères, elles ne pouvaient refroidir ces masses ardentes et les rendre calmes et circonspectes tout à coup. Ce serait là une invraisemblance physiologique et morale. Ainsi, ces exaltés, ces « guerre à outrance », comme les nommaient ironiquement les militaires, se seraient tenus cois et les bras croisés, en vue d’une insurrection problématique, dont personne n’aurait pu dire ni l’objet, ni la date !

Le mouvement qui éclata quelques jours après, le 22 janvier, prouve bien que rien n’était prévu, ni combiné, dans les milieux populaires, à l’époque du combat de Buzenval. Ce fut l’échec du 19 janvier et la capitulation, qui furent la cause de cette tentative d’insurrection. Le peu d’adhésions qu’elle rencontra, le petit nombre de gardas nationaux qui y prirent part prouvent que les combattants de Buzenval ne s’étaient pas ménagés ni réserves en vue d’une guerre civile, que personne ne pouvait prévoir, ni au 22 janvier, ni même le matin du Dix-Huit mars. Il est certain que, sans le coup de force de Thiers, voulant enlever les canons de Montmartre et ensuite désarmer la garde nationale, l’insurrection, au 18 mars, n’eût pas éclaté, et n’aurait peut-être même jamais eu lieu.

L’imputation absurde tombe donc devant les faits. Il y a cependant un point à approfondir et une explication à donner sur cette observation, résultant de la statistique des morts et blessés du 19 janvier : les bataillons des faubourgs, ceux réputés comme ayant fourni par la suite les plus intrépides soldats à la Commune, n’ont pas éprouvé de pertes sensibles, et l’on ne signale pas, sauf quelques exceptions, leur présence sur les divers points périlleux, ceux où l’action fut la plus vive, où le feu fut le plus meurtrier. Ainsi, au mur de Longboyau, au parc de Buzenval, à la Bergerie, dans les premières maisons de Garches, au parc Pozzo di Borgo à Saint-Cloud et dans les ravins de Cucufa, comme sur les pentes de la Tuilerie et de Montretout, voici les troupes qui ont le plus souffert : 109e et 110e, 117e et 120e, 136e de ligne, 4e zouaves, mobiles du Loiret, régiment de Seine-et-Marne et les régiments suivants de la garde nationale : 5e, 9e, 11e, 14e, 16e, 18e et 19e. On ne voit là aucun des bataillons populaires, portant tous des numéros supérieurs.

Ceux qui voudraient tirer argument de l’absence, en première ligne, sur les points les plus périlleux, des bataillon dits « rouges », oublieraient que les troupes, dans un combat, ne se postent pas là où il leur plaît d’aller. Les gardes nationaux envoyés à Buzenval étaient organisés, groupés, et faisaient partie de divisions et de corps d’armée, dont la marche était réglée à l’avance, et de colonnes d’attaque dont les positions étaient désignées. Il y avait, pour la bataille du 19, un plan. Il avait été discuté et arrêté dans le conseil du 9 ou du 10 janvier. On pouvait blâmer ou approuver ce plan. Il était permis de critiquer, par exemple, le choix du terrain trop boisé, trop accidenté, d’un accès difficile à l’artillerie, et surtout d’un champ de bataille trop étranglé, ne permettant pas de déployer les forces considérables dont on disposait, obligeant, par conséquent, les colonnes à se former en profondeur, restreignant par suite leur puissance de tir, tandis qu’elles offraient des épaisseurs funestes au tir de l’ennemi, mais ce plan étant adopté, on ne pouvait que s’y conformer. Eh bien ! cet ordre de combat, qui était dû aux généraux Carrey de Bellemare et Berthaut, bien qu’il ait gardé le nom du chef d’état-major, le fameux (P. O.) Schmitz, ne comportait pas l’engagement, en première ligne, de ces bataillons populaires. Pouvaient-ils se battre là ou on ne leur commandait pas de se porter ? Les mobiles parisiens furent d’ailleurs, comme eux, tenus en réserve.

Reprocher à certains bataillons de ne pas s’être trouvés au feu, quand on ne les y avait pas envoyés, est d’une insigne mauvaise foi. Est-il permis même de faire une comparaison entre les pertes sensibles des régiments de ligne et des bataillons choisis, placés en première ligne, et les effectifs intacts des soixante-dix mille hommes, tenus intentionnellement loin du feu, ou promenés follement à huit kilomètres du champ de bataille ?

Mais on doit rechercher le motif de ce soin tout particulier avec lequel les généraux ménagèrent les mobiles parisiens, et écartèrent soigneusement les bataillons populaires des emplacements où l’action devait être la plus vive. On aurait dû croire, au contraire, que ces généraux, qui cherchaient la saignée et non la victoire, auraient profité de l’occasion propice, et exposé de préférence au feu ces « bellevillois » insupportables et inquiétants, dont ils détestaient le patriotisme, à leurs yeux excessif, et dont ils appréhendaient le républicanisme, pour eux exagéré. C’eût été pourtant un grand souci de moins, un bon débarras, eussent pensé les hommes d’ordre, et l’épuration sanglante de Thiers devenait à peu près inutile.

Ils n’osèrent pas. Comme ils n’avaient prévu qu’un simulacre de combat, en resserrant le champ de bataille, en rétrécissant la ligne de combat, et en disposant, contrairement aux cléments de la tactique, leurs colonnes d’attaque en forte profondeur, de façon à éviter de profiter de l’avantage de leur énorme supériorité numérique, ils savaient d’avance que les pertes ne pouvaient être considérables. Trochu devrait se contenter d’une saignée incomplète ; la saignée de dix mille hommes, dont on avait parlé, était difficile à opérer : et puis, en exposant si grand nombre d’hommes, on risquait d’avoir un combat sérieux, et peut-être la victoire. Alors où irait-on ? Il faudrait prolonger la guerre, continuer la campagne, tout cela pour arriver au même résultat final qui, seul, leur paraissait possible, réel, inévitable, c’est-à-dire la capitulation. On avait donc résolu de ne pas faire trop de cadavres. Mais, malgré cette prévoyance, que les dispositions du combat prouvaient, il y avait à envisager un certain chiffre de pertes. Il fallait donc s’attendre à des deuils, à des gémissements, à de l’agitation, et peut-être à du désordre dans la ville, quand on constaterait les absences. On verrait, dans les quartiers dont les bataillons auraient donné, et qui par conséquent fourniraient les morts et les blessés, des groupes irrites se former, à l’angle des rues, bientôt entourés de femmes se lamentant, avec de la marmaille en pleurs pendue a leurs jupes. Les boutiques seraient fermées, avec des avis mortuaires collés sur les volets, et, au seuil de chaque maison, s’étendraient des draperies noires, avec des corbillards et des gens consternés rangés le long du trottoir. On se souvenait des lendemains du Bourget, et de l’accablement, suivi de colère, dans les Batignolles, dont les mobiles avaient été décimés. Si la population des quartiers excentriques laissait un grand nombre des siens par les champs et les ravins de Buzenval, une agitation dans le faubourg et peut-être une émeute, étaient à prévoir. Avec les bataillons du centre on serait plus tranquille. Les gardes nationaux modères ne feraient point d’émeute ; ils pleureraient leurs morts, sans troubler l’ordre, sans insulter les généraux, sans menacer le gouvernement. D’où la décision de faire donner, à peu près seuls, les bataillons des quartiers du centre, ceux de l’ancienne garde nationale bourgeoise, telle qu’elle était organisée sous l’empire, comprenant toutefois l’adjonction de quelques éléments nouveaux, mais recrutés dans le même milieu, offrant les mêmes garanties de modération et de respect de l’ordre établi.

Ce n’est donc pas pour « se ménager » que les bataillons populaires n’ont pas figuré en première ligne, et ce n’est pas dans leur intérêt qu’on les a « ménagés ». On avait l’avantage, en les laissant en arrière, de pouvoir les insulter ensuite, ce qu’on n’a pas manqué de faire. On justifiait aussi les mépris de Ducrot, et l’obstination dédaigneuse de Trochu à ne pas vouloir faire entrer la garde nationale dans l’évaluation des forces à sa disposition.

On doit comprendre la crainte du gouvernement d’ajouter à l’humiliation de la retraite du 19 janvier l’irritation, injuste sans doute, mais dangereuse quand même, des quartiers les plus populeux, les plus ardents, comptant leurs morts le lendemain de la défaite, et constatant alors que les bataillons bourgeois avaient été épargnés, et, tenus loin du feu, étaient revenus indemnes. Les sentiments de jalousie et de méfiance que les arrondissements populaires pouvaient avoir à l’égard des quartiers du centre eussent été surexcités à l’extrême. La sortie du 19 janvier avait été décidée et réglée pour faciliter l’acceptation de la capitulation, et éviter un soulèvement. C’eût été manquer le but que d’agiter les faubourgs par le spectacle des cadavres ramenés du champ de bataille. Il eût été plus qu’imprudent d’ajouter le désespoir et le deuil des familles à l’exaspération provenant de la défaite.

Voilà l’explication logique de l’inaction voulue où furent laissés les bataillons des faubourgs, durant la journée de Buzenval.

LA DÉMISSION DE TROCHU

Une dépêche du gouverneur de Paris au général Schmitz, au Louvre, datée du Mont-Valérien, 20 janvier 1871, 9 h. 30 du matin, fut publiée et affichée dans la matinée. Elle était contresignée : le ministre de l’intérieur par intérim, Jules Favre, et ainsi conçue :

Le brouillard est épais. L’ennemi n’attaque pas. J’ai reporté en arrière la plupart des masses qui pouvaient être canonnées des hauteurs, quelques-unes dans leurs anciens cantonnements. Il faut à présent parlementer d’urgence à Sèvres pour un armistice de deux jours, qui permettra l’enlèvement des blesses et l’enterrement des morts. Il faudra pour cela du temps, des efforts, des voitures très solidement attelées et beaucoup de brancardiers. Ne perdez pas de temps pour agir dans ce sens.

Le ton alarmiste de cette dépêche était voulu. Son exagération dépassa le but. Elle ne trompa personne. Deux jours d’armistice pour enterrer les morts et des réquisitions en masse de « voitures et de brancardiers », il semblait, en vérité, a écrit Francisque Sarcey, notant au jour le jour les événements et les impressions du siège, qu’il « s’agit de déblayer le champ de bataille de Waterloo ». Trochu cherchait visiblement à répandre la terreur, et par cette vision lugubre de brancardiers, de voilures de blessés et de fossoyeurs, il entendit glacer la population, lui faire apparaître la capitulation, non seulement comme inévitable, mais comme désirable. Le public vit immédiatement le calcul pessimiste. Les Prussiens, d’ailleurs, n’accordèrent pour le déblaiement du champ de bataille que deux heures de suspension d’armes, et elles furent suffisantes. L’opinion se remit et les gardes nationaux eux-mêmes démentirent les exagérations de Trochu.

Des morts et des blessés, il y en a sans doute et il n’y en a que trop, mais pas tant que vous le croyez, dirent ceux qui revenaient du champ de bataille. Si Trochu a demandé des brancardiers et des voitures de supplément, c’est qu’il faisait une boue de tous les diables, et que dix chevaux sont nécessaires où un seul eût suffi, il y a huit jours, par la gelée.

(Francisque Sarcey. le Siège de Paris, Lachaud, éd., 1871, p. 322.)

Ainsi, les combattants n’avaient pas perdu tout courage, et la population persistait dans ses idées de résistance. Le gouvernement, lui, continuait à envisager une prompte capitulation comme la seule solution possible et bonne. Trois membres du gouvernement : Jules Favre, Jules Ferry, Le Flô, s’étaient rendus, dans la nuit du 19, au Mont-Valérien, pour conférer avec le gouverneur. Trochu fut d’avis qu’on ne pouvait cacher plus longtemps la situation, ni continuer à tromper la population sur la durée de la résistance ; qu’il convenait, toute action défensive désormais étant devenue impossible, de sauver Paris d’une prise de vive force, et de ne pas attendre les horreurs de la famine complète. Le général Trochu ajouta que, les vivres allant faire défaut, c’était nécessairement la fin du siège. Jules Favre, en rendant compte de cette réponse, émit l’avis de remplacer le général. C’était le vœu de toute la population :

On s’en prenait surtout à Trochu, dit Francisque Sarcey ; le bruit courait dans Paris que son illuminisme avait tourné à la folie, qu’il était en pi-oie à des hallucinations, qu’il voyait Geneviève, patronne de Paris, et qu’il avait mis dans une proclamation officielle, heureusement interceptée par Jules Favre, les habitants de la capitale sous la protection de la Sainte. Il portail les licites molles des héros d’opéra-comique et le bonnet de soie noire du marguillier. Il n’en faut pas davantage, à Paris, pour rendre un homme ridicule, surtout quand il n’a pas réussi.

(F. Sarcey, p. 324, loc. cit.)

Le remplacement du général Trochu se présentait donc à l’esprit de tous comme juste, nécessaire et urgent. La population, qui avait encore, au moins dans sa partie la plus ignorante et la plus crédule, des illusions sur la possibilité d’une résistance prolongée, sur les chances d’une trouée, n’en avait plus sur le compte du défenseur de Paris. La majorité du gouvernement partageait cette désillusion. Trochu avait dit à Jules Favre, durant leur entretien au Mont-Valérien, après la bataille, que l’autorité militaire et l’autorité municipale devraient s’entendre pour régler la conduite à tenir, c’est-à-dire la capitulation. Les maires de Paris furent donc convoqués, dans ce but, au ministère des Affaires Étrangères, pour le jour même 20 janvier, dans la soirée.

Avant cette séance de nuit, le gouvernement tint conseil : Jules Ferry demanda la destitution du général Trochu. En même temps, il proposa une nouvelle tentative, ne fût ce que pour convaincre la garde nationale de son impuissance mais avec un autre général. Ernest Picard l’appuya, en proposant de tenter en même temps des négociations avec les Allemands. Il y avait contradiction entre les deux avis : négocier et préparer une sortie. Jules Simon, Emmanuel Arago et Garnier-Pagès firent remarquer cette incohérence. Tous les trois insistèrent, et avec raison, sur ce point capital que, si l’on entamait des négociations. Paris ne devait traiter que pour Paris, et qu’on ne devait pas compromettre la France entière. Ils ne persévérèrent malheureusement pas dans cette attitude, aussi raisonnable que patriotique.

L’énorme faute de permettre au gouvernement de capituler, au lieu de laisser, comme s’il s’agissait d’une forteresse ordinaire, le gouverneur militaire rendre la place, ce qui n’engage ni les autres chefs militaires, ni le gouvernement du pays vaincu, fut, sinon commise, du moins préparée par les maires. Ce fut du reste le résultat des phrases entortillées et vaines de Trochu. Une fois réunis en cette décisive séance de nuit, Jules Favre leur fit part des intentions du gouverneur président du Conseil. Celui-ci prit ensuite la parole, et, après s’être rendu une justice qu’il ne méritait pas, affirma qu’il n’avait commis aucune faute.

Ce fut alors que le gouverneur de Paris fit cette étrange et équivoque déclaration, que l’un des maires présents, Corbon, par la suite sénateur, a conservée :

La première question que m’adressèrent mes collègues, le soir même du 4 septembre, en prenant le pouvoir, fut celle-ci : Paris peut-il, avec quelques chances de succès, soutenir un siège et résister à l’armée prussienne ? Je n’hésitai pas à répondre négativement. Quelques-uns de mes collègues qui m’écoutent peuvent certifier que je dis la vérité et que je n’ai pas changé d’opinion. Je leur expliquai, en ces mêmes termes, que, dans l’état actuel des choses, tenter de soutenir un siège contre l’armée prussienne serait une folie. Sans doute, ajoutai-je, ce serait une folie héroïque, mais voilà tout. Les événements n’ont pas démenti mes prévisions.

Ainsi de cet aveu, qui dut surprendre les auditeurs, non seulement Trochu, mais ses collègues, car ils avaient en son diagnostic militaire une confiance entière, étaient convaincus, le jour même de leur prise de possession du pouvoir, que Paris, ne pourrait soutenir le siège, et devrait, tôt ou tard, capituler. Alors, la plus élémentaire honnêteté ne devait-elle pas leur faire refuser ce pouvoir, dont ils se sentaient incapables d’user pour le but dans lequel on le leur avait donné ? Au 4 septembre, Trochu et ses collègues envisageaient déjà, comme seule issue, une négociation avec les Prussiens ? Alors pourquoi ne proposaient-ils pas, sur le champ, de traiter ? C’est que la population n’eût ni compris, ni admis leurs raisons, et qu’elle les eût immédiatement dépouillés de ce pouvoir qu’ils tinrent, avant tout, à conserver. La simple loyauté exigeait que ces hommes, plus ambitieux que patriotes, fissent connaître au pays ce qu’ils croyaient la vérité. Ils devaient épargner à la France et à Paris les douleurs et les pertes d’une agonie de cinq mois, s’ils jugeaient cette prolongation de misères et de dangers absolument inutile. La France, ainsi prévenue, eût été à même de choisir la honte de la paix immédiate, ou la résistance désespérée sans l’espoir de sauver Paris. Il est probable, il est certain, qu’elle eût choisi, quand même, la défense à outrance, et que Paris, même sachant d’avance qu’il serait vaincu, eut préféré la guerre avec ses horreurs, à la paix avec ses humiliations. L’espoir, qui accompagne le malade jusqu’au bord du cercueil, le condamné à mort jusqu’à l’heure du supplice, eût bercé, grisé, soutenu ces courageux Français. Et qui pouvait savoir, au 4 septembre, si le beau désespoir cornélien n’eût pas secouru, au dernier moment, ce grand pays qui ne voulait ni mourir ni se rendre ? En tous cas, d’autres hommes que les Trochu et les Favre eussent tenu les armes, et l’espérance avait des chances. Tel fut le crime de Trochu et de ses collègues du gouvernement, dit, ironiquement sans doute, de la Défense nationale.

On doit conclure de cette confession que Trochu et ses collègues, persuadés que toute résistance était inutile, ne firent rien, ou firent peu de chose, pour la prolonger, pour la rendre redoutable et pour chercher la victoire. Ils étaient tous pénétrés de cette idée, au moins parmi les gouvernants restés à Paris, car Gambetta s’efforça de leur donner un réconfortant démenti en province, qu’on luttait inutilement, follement, et qu’on devait se préparer à la capitulation, comme un moribond doit s’attendre à la mort. Ils ne firent donc rien pour éviter ce dénouement, à leurs yeux fatal. Ils le retardèrent seulement, par respect humain, et pour conserver le pouvoir. Ils avaient fait tout, de leur côté, pour justifier les pessimistes prévisions de Trochu, et en aider la réalisation.

Ayant émis cet aveu, du ton suffisant de l’homme qui a prédit une mauvaise issue à une entreprise, et voit se réaliser sa prédiction, Trochu chercha à préparer ses auditeurs à la nouvelle de la capitulation. Elle s’imposait, dit-il : les vivres faisant complètement défaut, et une nouvelle tentative de combat n’offrant aucune chance, il cesserait donc ses fonctions, et la municipalité de Paris devrait s’aboucher avec les autorités prussiennes, afin de stipuler, en faveur de la malheureuse cité, les conditions que garantissent les lois de la guerre et les principes d’humanité, respectés par tous les peuples civilisés. Il enguirlanda cette navrante proposition de toutes les fleurs de sa rhétorique coutumière de général incapable, mais beau phraseur.

Les maires furent insensibles au charme habituel de cette faconde. Ils repoussèrent avec indignation l’offre d’être les signataires de la capitulation. Ils envisagèrent, avec terreur, la réprobation, les injures, les violences même, dont ils seraient l’objet de la part de la population. Ils refusèrent, avec ensemble, la mission que leur offrait le gouverneur. Vraiment, il se déchargeait avec trop de désinvolture d’une tâche qui était la sienne, d’une pénible besogne dont il devait se charger. C’était lui qui avait été le chef, le maître de la situation, depuis le commencement du siège ; il avait tout dirigé, tout disposé, et quand, par ses fautes par son incurie, par son incapacité, on était acculé à la honte d’une capitulation, il se défilait, il passait la main. Il ne voulait pas se rétracter publiquement, puisqu’il avait dit, dans un moment d’infatuation et de jactance, qu’il ne capitulerait jamais. Il se dérobait derrière les maires ; il les envoyait chez les Prussiens, avec mandat de capituler pour lui. C’était inadmissible. Le gouvernement avait eu jusque-là tous les pouvoirs et pris toutes les responsabilités, il ne pouvait, à la minute suprême, se dégager et transmettre à la municipalité ses pouvoirs et ses responsabilités. Les maires refusèrent donc de se substituer au gouvernement pour capituler.

Le gouvernement ne se conforma que trop bien à ce désir.

Les maires n’avaient pas compris qu’en permettant au gouvernement de traiter, au lieu de remettre une place de guerre, comme c’eût été le cas d’un général signant la capitulation, ils livraient la France, ils désarmaient le pays entier.

Ces maires, il est vrai, ne pensèrent pas à cette conséquence de leur refus de signer avec les Prussiens les conditions de la reddition, ils ne songèrent qu’à témoigner de leur refus de capituler et qu’à affirmer, fidèles mandataires de la population, son désir de lutter encore. « La population aimait mieux mourir de faim que de honte », a dit Jules Favre, constatant ces sentiments désespérés des Parisiens, dans son récit : le Gouvernement de la Défense Nationale, du 31 octobre au 28 janvier, et le maire Vacherot déclara que « si, sans transition, on prononçait le mot de capitulation, la guerre civile en résulterait ».

Il fut donc décidé qu’on ne parlerait pas de se rendre, mais qu’on examinerait la question d’une nouvelle sortie, et qu’un conseil de guerre serait tenu immédiatement à cet effet.

NOMINATION DU GÉNÉRAL VINOY

Le général Trochu avait dit aux maires : « Jusqu’à présent j’avais été d’avis qu’il fallait tenter une grande opération, mais, après l’essai fait à Buzenval, je suis bien obligé de reconnaître que j’ai eu tort, et je suis fermement résolu à ne plus renouveler une pareille entreprise. » C’était sa démission offerte, ou plutôt subie. Il fit observer qu’il ne fallait pas d’interrègne dans le commandement militaire, et il désigna trois hommes, en situation de le remplacer : le général Le Flô, ministre de la guerre, le général Ducrot et le général Vinoy. Ce fut ce dernier qu’on choisit, bien que, comme ayant participé au coup d’État, il fût suspect aux républicains.

Au conseil de guerre tenu ensuite, le général Vinoy et deux ou trois autres généraux furent convoqués, et on leur dit : « Messieurs, nous comptons sur vous pour une grande opération. Qu’est-ce que nous pouvons bien faire ? »

Le général Vinoy répondit : « Nous n’avons qu’une chose à faire c’est de continuer la défense des forts, et de tâcher de ne point les laisser prendre. Quant à faire des sorties, je n’en vois pas la possibilité. »

À la suite de cette réponse, dit le général Ducrot, il y eut une grande stupéfaction et un grand mécontentement, mais on ne se tint pas pour battu et le lendemain on convoqua des colonels, des chefs d’escadron, des officiers subalternes chez M. Jules Simon. On leur demanda si l’un d’entre eux avait examine les chances et les moyens de forcer les lignes ennemies, et l’on ajouta que si l’auteur d’un projet offrant véritablement des chances de succès se sentait assez résolu pour en tenter l’exécution ou lui donnerait aussitôt, quel que fût son grade, le commandement en chef.

Cette offre, d’esprit révolutionnaire, qu’inspiraient certainement les souvenirs des armées de l’an II, ne tenta personne. Les circonstances n’étaient pas les mêmes, les généraux non plus. La capitulation n’était plus qu’une question d’heures. Le gouvernement de la défense faisait faillite, et Vinoy succédait à Trochu uniquement pour faire fonctions de syndic.

Le bombardement continuait. Les églises et les hôpitaux situés sur la rive gauche furent particulièrement éprouvés. Un obus tomba au Collège de France, au pied de la chaire de M. Levasseur faisant son cours. Le Val-de-Grâce où il y avait pourtant des blessés allemands, reçut 75 obus, la Pitié 47, la Salpêtrière 31, l’Hospice Cochin, les Enfants Malades, les Incurables, la Maternité, les Invalides eurent leur part de projectiles. Les Allemands s’en excusèrent, par la suite, en alléguant la maladresse de leurs mauvais pointeurs. Méchante justification.

On en était arrivé à la dernière bouchée de pain, au moins dans les boulangeries, et pour la consommation du gros public. Les prix atteints pour les denrées courantes devenaient fantastiques. Le beurre se payait 25 à 30 francs la livre, la pomme de terre 25 francs le boisseau, l’oignon 1 franc la pièce. Et encore ne trouvait-on que difficilement ces comestibles coûteux. Le chat et le chien se débitaient à 5 francs la livre. Le bois, vert et peu combustible, valait 15 francs le cent. Les volailles, le cheval, le mulet, l’âne étaient hors de prix, et réservés pour les tables riches. Le sucre, le riz et le vin ne manquèrent jamais, et servirent à sustenter les deux millions d’affamés.

La mortalité était considérable. Le froid, les privations, les fatigues des gardes aux remparts, les interminables attentes des femmes à la porte des boucheries et des boulangeries avaient multiplié les malades. Le chiffre des décès dans la dernière semaine fut inouï : 4,465. La moyenne mortuaire à Paris, avec une population plus forte de cinq ou six cent mille êtres, varie, en temps ordinaire, de 760 à 900, selon les saisons. La situation était véritablement critique, et la position devenait intenable. Le moment « psychologique » prévu, attendu par Bismarck et par Trochu, était arrivé.

MANIFESTE DE L’ALLIANCE RÉPUBLICAINE

La population, malgré tout, encourageait, exigeait cette résistance in extremis. Une société politique importante, l’Alliance Républicaine, entreprit de donner satisfaction à l’opinion et de tenter un suprême effort à l’intérieur d’abord et de changer le gouvernement ; ensuite on aviserait.

Après le 4 septembre, plusieurs organisations politiques s’étaient formées. L’Alliance Républicaine, la plus importante, comptait parmi ses membres : Ledru-Rollin, Delescluze, Cournet, Lefebvre-Roncier, Edmond Rochat, Mathé, Lefèvre, Rousseau, Massol, Boisson, Lafontaine, Maillard, Abel Pevrouton, Tisserandeau, Sellier, Duché, Henri Brisson, Radoux, Frathebont, Savage, Turpin, Lafond, Razoua, Bruys, Drugé, Lechasseur, Alfred Lamarque, Brives, Tony Révillon, Martin Bernard, Floquet, Arthur Arnould, Levraud, Gatineau, Bourncville, Marras, Bayeux-Dumesnil, Bertillon, Leclanché, Mercier.

Le 18 décembre, l’Alliance avait voté la motion suivante de Ledru-Rollin et de Tony Révillon :

Exprime le vœu que le gouvernement renonce à tout projet de capitulation et dirige sur-le-champ, dans le sens de l’offensive, les forces dont il dispose.

Le 21 janvier, elle vota et lança le manifeste suivant, son dernier acte, car ses réunions furent interrompues par le décret supprimant les clubs, paru deux jours après :

Des revers continus de l’armée de Paris, le défaut de mesures décisives, l’action mal dirigée succédant à l’inertie, un rationnement insuffisant, tout semble calculé pour lasser la patience.

Et cependant le peuple veut combattre et vaincre.

S’y opposer serait provoquer la guerre civile, que les républicains entendent éviter.

En face de l’ennemi, devant le danger de la patrie, Paris assiégé, isolé, devient l’unique arbitre de son sort.

À Paris de choisir les citoyens qui dirigeront à la fois son administration et sa défense.

À Paris de les élire, non par voie plébiscitaire ou tumultuaire, mais par scrutin régulier.

L’Alliance républicaine s’adresse à l’ensemble des citoyens ;

Invoque le péril public ;

Demande que, dans les 48 heures, les électeurs de Paris soient convoques, afin de nommer une assemblée souveraine de deux cents représentants, élus proportionnellement à la population.

Demande encore que le citoyen Dorian constitue la commission chargée de faire les élections.

Arthur Arnould, l’un des membres de l’Alliance et l’un des signataires, a apprécié ainsi ce manifeste :

On a dit qu’il était trop tard, et que, la capitulation étant devenue inévitable, notre propre succès n’aurait eu d’autre résultat que de faire endosser, par le parti révolutionnaire socialiste, la honte de la reddition de Paris.

Cela est possible, et je ne nierai pas que, chez la plupart d’entre nous, il y avait en ce moment plus de désespoir que de foi. Toutefois nous crûmes de notre devoir de protester jusqu’à la dernière heure, et de tenter un dernier effort, faisant de bon cœur le sacrifice de nos personnalités, devenues odieuses ou ridicules, en cas d’insuccès devant les Prussiens.

On peut se demander, néanmoins, si la partie était absolument désespérée, et si nous n’avions pas quelque droit d’agir ainsi que nous le faisions.

Arthur Arnould. Histoire Populaire et Parlementaire de la Commune. Bruxelles, 1878.)

Cette supposition d’Arthur Amould que tout espoir ne devait pas être considéré comme perdu, reposait sur la croyance, qui n’était pas absolument fausse que les approvisionnements n’étaient pas aussi épuisés qu’on le disait, et sur l’ignorance où l’on était encore de la situation véritable les armées de province. Sans cette croyance optimiste, l’émeute qui se produisit le jour même de l’affichage de ce manifeste eût été criminelle et absurde. Elle ne fut qu’insuffisamment préparée, et ne trouva pas d’adhésion de la part de la population.

Le 22 janvier fut la répétition du 31 octobre, plus brève, et plus tragique aussi, car le sang coula. Ce fut, comme dans toute tragédie conforme aux règles, la catastrophe qui précède et force le dénouement. C’est la fin du siège et le début d’une nouvelle période historique : l’époque de la Commune commence.


Notes et éclaircissements

(a) La disette n’était pas absolue, comme le prouve un témoignage gastronomique assez curieux.

Quatorze convives, appartenant à la littérature, à la philosophie, au journalisme et à la politique, avaient coutume de se réunir, tous les quinze jours, au restaurant Vachette, tenu par Brébant, sur le boulevard Poissonnière, au coin du faubourg Montmartre.

Ces reconnaissants dîneurs, car le restaurateur avait trouvé pour leurs estomacs des vivres de choix, alors que tout Paris était réduit à boucler son ceinturon, ont tenu à perpétuer le souvenir de leurs bonnes digestions. En commémoration de ces bombances du siège, qui avaient surtout le mérite d’être exceptionnelles, ils ont fait frapper à la Monnaie de Paris une médaille en or fin, d’une valeur de trois cents francs, en l’honneur du restaurant Brébant.

Sur la face de cette extraordinaire médaille, on lit :

PENDANT
LE SIÈGE DE PARIS
QUELQUES PERSONNES AYANT
ACCOUTUMÉ DE SE RÉUNIR CHEZ M. BRÉBANT
TOUS LES QUINZE JOURS NE SE SONT PAS UNE SEULE
FOIS APERÇUES QU’ELLES DÎNAIENT DANS
UNE VILLE DE DEUX MILLIONS
D’ÂMES ASSIÉGÉES.
1870-1871

Au revers :

À M. Paul Brébant

Ernest Renan
P. De Saint-Victor
M. Berthelot
Ch. Blanc
Sherer
Dumesnil
A. Nefftzer

Ch. Edmond
Thurot
J. Bertrand
Marey
E. de Goncourt
Théophile Gautier
A. Hébrard