Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/1
LIVRE PREMIER
LE PROLOGUE DU DIX-HUIT MARS
TRADITIONS DE LA COMMUNE
La Commune !… Le nom est ancien, mais sa définition et son interprétation ont varié. Dans l’acception moderne, on l’entend d’abord, et spécialement, comme désignation de la période d’histoire contemporaine, allant du 18 mars 1871 au 22 mai de la même mémorable année. Plus généralement, dans le langage politique, comme dans la mentalité populaire, c’est la dénomination théorique d’un état révolutionnaire, à tendances libertaires, à manifestations anarchiques, mais encore inexpérimenté, et jusqu’à présent repoussé par la majorité, comme chimérique ou dangereux, dont la propriété collective, la mise en commun des biens naturels et des instruments de production de la richesse, avec le nivellement des classes et l’équivalence du travail et de ses fruits, formeraient la base positive, le bénéfice matériel.
Donc, l’avènement, le triomphe du prolétariat.
Dans le passé, la « Commune » eut une signification plus restreinte, toujours avec un caractère de révolution, de substitution d’un régime plus égalitaire, plus équitable, plus populaire, aux tyrannies seigneuriales, royales ou épiscopales, sous lesquelles souffraient les peuples. La Commune fut l’avènement, le triomphe de la bourgeoisie, des gens des bonnes villes.
Ce ne fut pas une révolution exclusivement faite au profit du Tiers-État, bien que cet ordre ait recueilli tous les avantages de l’idée communaliste. Ce mouvement des communes, aux xiie siècle et xiiie siècles, fut d’abord exclusivement urbain. Il prit un caractère municipal et laïque, autant que cette dernière qualification peut être employée, quand il s’agit d’une époque où les insurgés étaient tous croyants et pratiquants, où la fréquentation des sacrements et le respect des commandements de l’Église dominaient les consciences et dirigeaient les mœurs. Les « Communards » du passé étaient les adversaires des puissances ecclésiastiques, mais non des puissances célestes. Le dogme n’était pas discuté, en dehors de la casuistique et des théologiens. L’incrédulité eût été une expression vide de sens, confondue avec l’influence diabolique. Les plus violents révolutionnaires de ces temps religieux, les bouchers de Paris, compagnons de Caboche, étaient tous de fervents catholiques et de pieux paroissiens. Les habitants des bonnes villes avaient voulu se soustraire à la domination et aux exactions des seigneurs, surtout des seigneurs évêques, ils n’entendaient nullement combattre la foi et s’émanciper de la tutelle spirituelle. Leur association et leur révolte eurent pour conséquence, non pas un groupement de libres-penseurs, espèce inexistante alors, insoupçonnée même, mais l’entrée en scène d’une classe nouvelle, inconnue du monde ancien comme de la féodalité germanique, qui s’était lentement formée au milieu de la désagrégation de l’empire romain et des bouleversements produits par l’invasion barbare. La victoire de ce nouvel ordre social fut la récompense de sou énergie. Ces hommes neufs, ces citadins qui n’étaient point propriétaires de francs-alleus, mais exerçant des métiers que la civilisation antique confiait aux seuls esclaves, devenus nombreux et riches dans le refuge des cités, persistèrent à réclamer l’administration de leurs bonnes villes, avec le pouvoir de veiller à la sécurité, à l’indépendance de l’enceinte urbaine ; ils revendiquèrent aussi le privilège de nommer leurs magistrats et de s’assembler en armes, au son du beffroi. Ils ont obtenu, ou plutôt ils ont conquis, tous ces droits. Ils ne surent les conserver. Leur défaite fut le résultat de leurs divisions, et de l’accroissement moral et matériel du pouvoir royal, auquel ils contribuèrent ; ce fut leur œuvre par haine et crainte des seigneurs.
Le mouvement communaliste du moyen-âge fut à la fois provincial et parisien. Si, en chaque bonne ville, le soulèvement demeura contenu dans les limites des murailles, l’exemple, l’imitation, la propagande du succès répandirent rapidement et simultanément au dehors l’esprit et le régime de la Commune. La royauté ne fut pour rien, ou ne fut que pour peu, dans l’établissement des Communes en France. Elle supporta ce qu’elle n’avait pu empêcher, et dut sanctionner ce qui avait été institué sans elle.
C’est une erreur historique que d’attribuer à un roi, tel que Louis VI dit le Gros, « l’affranchissement des Communes ». Cette formule, qui a cours dans l’enseignement universitaire, semblerait indiquer qu’un beau matin, par un caprice ou un sentiment généreux, le monarque, en s’éveillant, aurait signé un édit aux termes duquel les Communes étaient déclarées « affranchies « . Tel Caracalla au début du troisième siècle conférant le droit de cité à tous les habitants de l’empire. Le roi, à l’époque de cet affranchissement, n’avait qu’une autorité très limitée, et le royaume ne comprenait qu’une portion très restreinte du territoire destiné à devenir la France. Les Communes se sont affranchies toutes seules. C’est l’insurrection, c’est la force des armes la solidité des murailles, la vigueur de la voix de métal appelant de la tour du beffroi les bourgeois à l’assemblée populaire, c’est aussi l’entente et l’enthousiasme municipal des corps de métiers, unis aux artisans, au peuple, qui fondèrent, défendirent et maintinrent, pendant deux siècles, la liberté communale. Dans un grand nombre de villes, principalement dans la région du Nord, car dans beaucoup de cités du Midi les traditions du municipe romain s étaient perpétuées, les Communes s’établirent, prospérèrent sans violences, sans effusion de sang. Il y eut, dans certaines contrées, des pactes conclus avec les seigneurs, surtout avec les seigneurs épiscopaux, comme à Noyon. Moyennant finances, des chartes communales furent octroyées. Les Croisades, et l’appauvrissement des nobles qui en fut la conséquence, facilitèrent ces transactions.
La Commune était en soi une idée chrétienne. Le mot venait du vocabulaire apostolique. Commune a pour étymologie Communauté. C’était l’application au gouvernement de la cité au régime social, du principe égalitaire et fraternel, qui avait régi les premières associations des disciples de Christ. On les appelait des communautés, ces groupements de la primitive Église. Ce fut aussi le nom sous lequel on désigna les associations bourgeoises, à leurs débuts. Les Communes disparurent, comme organismes locaux comme centres autonomes, quand le pouvoir central se fortifia ; elles furent étouffées par la couronne pesant sur elles, absorbées par l’autorité royale grandissante. L’unification des lois, la centralisation des services publics, la concentration entre les mains du roi, de ses conseils, de ses parlements, de ses baillis, sénéchaux et prévôts, de l’administration, des impôts et de la défense du royaume, primèrent en fait les Communes. Mais, jusqu’à la révolution française, jusqu’à nos jours, l’esprit communal s’est perpétue, et son action s’est manifestée, sous la forme politique du Tiers-État, sous la forme sociale de la Bourgeoisie.
Aux heures tragiques, quand le territoire était envahi, ravagé, au lendemain du désastre de Poitiers, quand il n’y avait plus ni roi, ni chefs, ni armée, ni finances, ni rien, quand la France paraissait se dissoudre et semblait menacée de disparaître, sans avoir eu sa destinée accomplie, ne laissant qu’une trace, confuse et sans gloire, dans la mémoire des hommes, ce fut à la Commune que revint la tâche de ranimer les cœurs et de prouver que la France n’était pas tuée. Un petit groupe d’hommes veillaient. S’ils ne connaissaient pas encore cette magnifique expression : la Patrie, ils en devinaient du moins la force et la beauté. Ils lui donnaient le nom de : Commune. Il y eut donc alors, au xive siècle, des patriotes, sans qu’on sût dénommer et expliquer le patriotisme. Introuvable encore dans les écrits, dans les discours, dans les chartes et les délibérations, ce mot de Patrie, qui date de Jeanne d’Arc, existait sonore et vibrant, dans le cœur des énergiques Parisiens de 1857, fondateurs de la démocratie française, républicains de la première heure, groupés en Commune autour de leur audacieux et intelligent prévôt des marchands, le précurseur Étienne Marcel.
À toutes les époques de crise, le peuple de Paris cria : Commune ! comme on crie : au secours ! Toutes les insurrections parisiennes aboutirent à l’établissement, plus ou moins durable, d’un pouvoir communal, plus ou moins révolutionnaire, à l’Hôtel de Ville.
Sous la Révolution française, la Commune de Paris fut fortement patriote, républicaine autoritaire, avec une indifférence religieuse, opposée à la sentimentalité déiste de la majorité de la Convention. La Commune de Paris grièvement atteinte par le procès des Hébertistes, fut définitivement vaincue au neuf Thermidor. Sa défaite fut celle de la Révolution.
La tradition de la Commune s’était perpétuée dans les dernières années du second empire, et la jeunesse blanquiste s’efforçait d’en réveiller le souvenir, d’en imposer le retour en mettant à profit les circonstances. L essai malheureux de la surpris du poste de la Villette, aux débuts de la guerre, et l’échauffourée du 31 octobre ne découragèrent pas ce parti, peu nombreux, mais singulièrement actif, dont l’énergie et la tactique se retrouvèrent lors de la tentative du 22 janvier 1871, et préparèrent, dans les comités de Vigilance et au Comité Central, le mouvement d organisation révolutionnaire, qui permit de mettre à profit la surprise du Dix-Huit mars.
La minorité insurgée, durant ces diverses journées, réclama la Commune et, dans la dernière, réussit à l’établir.
La Commune résumait alors les aspirations contradictoires, antagonistes souvent, éparses dans l’âme d’un peuple surexcité et armé. Son nom seul suffisait a indigner et à épouvanter les contre-révolutionnaires, en même temps qu’il rassurait et satisfaisait des opinions diverses on pourrait dire des partis différents. La répulsion des adversaires de tout gouvernement vraiment démocratique pour la Commune ne date pas des événements de 1870-71. Au Moyen-Âge, Guibert, abbé de Nogent, qui a laissé la chronique de la révolution communale de Laon, qualifiait « d’exécrable » la Commune et ses partisans : « de execrabilibus communici illis… » On évitait, dans les écrits contemporains du grand mouvement municipal, de nommer la Commune. On usait de périphrases malveillantes, de termes à côté, injurieux ou méprisants. C’était, pour la désigner, « la conspiration », ou bien « la trahison », ou encore « la perfidie ». Les membres de la confédération bourgeoise étaient qualifiés de « ramassis de jeunes scélérats, ayant fait (à Vézelay) un pacte contre leur évêque, d’une modération et d’une piété si grande, « aggregata que sibi maxima sceleratorum juvenium multitudine, pacti sunt sibi mutuo foedus sceleratæ conspirationis adversus æquissimi moderaminis et ing-enita pietatis dominum suum… ». Les pieux narrateurs énuméraient, avec horreur et complaisance, toutes les violences qu’avaient pu commettre les révoltés : résistance aux outrages des gens de l’évêque, aux exactions des grands seigneurs, refus de se laisser désarmer, rassemblement, donc rébellion, au son du beffroi, construction de tours et de remparts pour se protéger et meurtre de gens d’armes, envoyés pour les tuer ou pour les capturer et les conduire au château, où la torture, les oubliettes, et la mort les attendaient. Naturellement, ces ennemis de la Commune se gardaient bien de mentionner, en leurs chroniques que les historiens ont recueillies, copiées et transmises, les atrocités des chevaliers, vainqueurs de l’émeute. L’impitoyable répression qui suivit partout la défaite des bourgeois, ces ancêtres de nos Communards, devint, sous leur plume servile, car ils écrivaient sous l’œil des abbés et à la solde des châtelains, la juste punition d’une révolte impie, le châtiment mérité d’une rébellion scélérate. La lecture des journaux de 1871 contient des récits aussi exacts, des appréciations aussi impartiales.
La Commune moderne est pareillement demeurée, comme un épouvantail et une honte, aux yeux de beaucoup de nos contemporains.
Ceux qui, dans un but électoral, ou par prudence, parfois par lâcheté, et souvent par soumission moutonnière, font des amabilités publiques aux partis les plus avancés, affectent cependant une grande réserve, quand il s’agit de la Commune de 71. Pas un des radicaux de 1910, aux sonores déclarations devant les électeurs, n’osa faire, non pas l’éloge, mais la mention de la Commune. On peut consulter le « Barodet » de ces dix dernières années, il est muet à cet égard. Aucun de ces courtisans populaires n’eut l’audace, ni la sincérité, de réclamer plus d’impartialité, et aussi plus de justice, pour ces hommes de 71, sans lesquels beaucoup des élus de 1910 ne seraient certainement plus républicains. Le nom même du régime est dissimulé. Il ne fait pas partie du vocabulaire convenable, entre politiciens. On gaze comme un gros mot, à la tribune, dans les journaux, le terme de Commune. Ceux qui l’impriment et le prononcent le font avec une intention visible d’injure, de mépris ou de dédain. L’épithète de « Communard » avec sa désinence péjorative, est un outrage. On l’accole au nom des survivants, comme une flétrissure. Les plus indulgents le prononcent avec une hautaine pitié, cherchant l’excuse. Pour les vaincus de 71, la proscription a cessé dans les faits, elle dure encore dans les écrits, dans les discours, dans les programmes, dans les conversations, dans les idées, dans les esprits. On tolère, en certaines occasions, qu’on parle de cette époque autrement qu’avec haine et parti pris, mais orateurs et écrivains doivent mesurer leurs termes et peser leurs paroles. Le cri de : vive la Commune ! est demeuré séditieux.
ÉLÉMENTS DIVERS DE LA COMMUNE EN 1871
Pour ceux qui se disent républicains, et le nombre en devient chaque jour plus grand, selon la boule de neige du succès et la loi de la vitesse acquise avec la durée, la Commune pourtant devrait être l’objet d’une reconnaissance de tous les instants et d’un sentiment de respect quasi filial : la Commune n’a-t-elle pas permis à la République d’exister, de durer ? Sans la résistance des Communards, l’assemblée de Versailles, non seulement restaurait la monarchie, mais retardait de cinquante ans peut-être le progrès républicain, l’établissement des lois sociales et l’instauration de mœurs démocratiques. Voilà le grand, le durable bienfait de la Commune. Il est incontestable. Le Peuple, et dans le peuple il faut comprendre, à l’exclusion de quelques individualités privilégiées et de certaines castes rebelles, la grande masse du pays, dut à la Commune toutes les lois, toutes les réformes, tous les progrès dont les discours officiels font l’énumération louangeuse, dont la conscience de chaque citoyen reconnaît et apprécie l’existence et la stabilité. Mais le peuple est souverain et, comme les rois, toujours il pratique l’ingratitude.
Est-ce à dire que la Commune fut parfaite, admirable en tous points, et qu’on ne saurait lui trouver ni taches ni défauts ? Ce serait folie ou mensonge que de prétendre faire son apologie, rien que son apologie. Mais elle a droit, au moins, à ce qu’on n’entende pas contre elle que des témoins à charge, et, dans son procès, il faut recueillir ce qui l’accuse, mais aussi ce qui la justifie, et même ce qui, dans certains cas, la glorifie.
Elle a commis des fautes, des crimes même, cette Commune les régimes les meilleurs, les rois les moins mauvais ; en ont autant à leur passif. Son personnel militaire, administratif et parlementaire fut insuffisant, et plus d’une mesure, prise par les agents improvisés et inexpérimentés de ce gouvernement éphémère peut être taxée d’incohérence, d’inutilité ou de maladresse. Mais on ne légifère pas et on n’administre pas, au milieu d’un combat, comme dans le calme des assemblées et des bureaux, en temps normal. Les deux mois de durée de ce régime ne fuient qu’une halte entre les batailles ; on délibéra, on statua, on administra aussi, au milieu de la fusillade, et dans l’attente d’un assaut final.
La Commune, et c’est là le plus vif grief à lui imputer, n’a rien laissé de durable. Son œuvre, non seulement fut périssable, mais matériellement, législativement nulle : elle n’a anéanti ni les lois ni les institutions du passé ; elle a laissé subsister les vieux systèmes d’impôts, les cadres sociaux, aristocratiques et privilégiés ; enfin, non seulement elle n’a pu proclamer, établir la République vraiment démocratique, mais elle n’a même pas entamé le grand œuvre de la Révolution sociale. En eut-elle le temps ? Lui en a-t-on donné la possibilité ? Question. Cette Histoire fournira la réponse.
La République actuelle, avec quarante années de paix, de prospérité et de puissance régulière et respectée, n’a même pas abordé le grand problème.
La Commune fut aussi le résultat d’une dualité antinomiste : patriote dans son origine, elle renfermait dans son sein des éléments importants et actifs d’altruisme excessif et prématuré, opposé aux sentiments égoïstes et héréditaires du patriotisme fermé. Les idées internationales passionnèrent plusieurs de ses chefs. Cette contradiction ne fut pas, en elle, un germe de mort. Avec la fin des hostilités, le calme revenu dans la cité, le travail reprenant son cours, on eût assisté à l’évolution si désirable des esprits vers l’accord européen. La paix mondiale se fût établie insensiblement, sans secousses, sans luttes nouvelles, sauf peut-être quelques expéditions coloniales et asiatiques, entreprises d’accord par toutes les nations civilisées. Le but idéal de la démocratie, de la République, ne doit-il pas être cette Confédération des Etats-Unis d’Europe, utopie aujourd’hui, réalité demain, que de grands esprits, comme Victor Hugo, sondant la profondeur de l’avenir, ont saluée d avance avec enthousiasme ?
Enfin la Commune présenta ce spectacle curieux d’un autre antagonisme intime : elle représentait par sa tradition on pourrait dire par atavisme, le principe de la Commune autonome, libre, indépendante, telle que la concevaient les bourgeois de Noyon, de Laon, les Étienne Marcel et les Robert Le Coq du xive siècle, et cependant elle s’affirma unitaire dans ses actes, dans ses relations avec l’étranger, avec le reste de la France ; elle formula la République une et indivisible. Ce fut ainsi, par exemple que, légiférant pour la France entière, elle prétendit abolir les armées permanentes et la conscription, conception improvisée, et à laquelle ceux qui la transformèrent en décret n’attachèrent qu’une importance philosophique, et pour ainsi dire symbolique. Mais cet antagonisme entre Paris devenu ville libre, se gouvernant et s’administrant à sa guise — et l’exemple de certaines cités allemandes rendaient cette proposition acceptable, défendable au moins, — et Paris capitale, gouvernant, imposant sa volonté a tous les départements, perpétuant le système centralisateur de la monarchie, n’était qu’apparent et transitoire. La Commune triomphante, stable, maîtresse par le consentement e le concours de toute la France, car sa victoire dépendait de cet accord, devait fatalement et logiquement aboutir à la forme décentralisatrice et cantonaliste, à la République Fédérale, qui, plus ou moins neuve, originale ou imitée de la Suisse, des États américains, sera probablement un jour la forme définitive de notre État républicain.
On voit, par l’analyse brève de ce composé politique et social désigné, depuis 1871, sous le nom de Commune, que le régime, dont le Dix-Huit mars a marqué l’avènement, n’avait rien d’anormal, rien d’exceptionnel ou de monstrueux, et qu’il aurait pu, qu’il aurait dû devenir le régime régulier et perfectible de notre pays, si, — car il y avait forcément cette condition inéluctable, — si le pays avait consenti, si le pays avait ratifié ce qui suivit le Dix-Huit mars. Pourquoi n’a-t-il pas accordé confiance et soumission à ce régime, dont l’origine n’était pas plus illégale que celle de la monarchie, avec Louis-Philippe ou Napoléon III, ni surtout que celle du gouvernement de la Défense, et dont l’existence n’était ni plus tyrannique et insupportable que celle des régimes précédents ? Pourquoi la Commune n’a-t-elle pas trouvé cette ratification, à laquelle elle aurait pu prétendre, et qui fut accordée si facilement à tous les gouvernements antérieurs ? Pourquoi la Commune ne fut-elle pas acceptée, reconnue, subie, si l’on veut, comme le furent, au lendemain même des insurrections, des coups de force qui les avaient faits maîtres du pouvoir, les gouvernements antérieurs : la royauté constitutionnelle, l’empire absolu, la République bourgeoise ?
Bien des causes secondaires, en dehors de la brutale victoire versaillaise, motivèrent la chute de la Commune : la notoriété imparfaite ou inquiétante de ses promoteurs, l’abstention ou l’hostilité des républicains connus, des vieilles barbes de 48, des jeunes moustaches de 1869, contribuèrent à son isolement. Mais la cause principale de sa défaite, de son impuissance à se faire accepter, de l’impossibilité où elle s’est trouvée, dès ses premiers pas, de marcher à la tête de la France, et de la faire marcher à sa suite, ce ne fut pas son caractère de Révolution prolétarienne et sociale, car elle ne l’eut pas à ses débuts, et par la suite elle ne l’affirma que par des vœux et des déclarations théoriques, mais uniquement parce qu’elle est venue trop tard. Elle ne put prendre ce caractère national, qu’elle eût acquis au 4 septembre 1870, sans lequel une révolution ne reste qu’une insurrection, sans lequel aucun gouvernement monarchique ou démocratique, ne saurait se maintenir en France. La Commune ne pouvait vivre et durer, que si elle s’était substituée au gouvernement impérial, qu’en étant d’abord le gouvernement de la lutte contre les Prussiens, qu’en organisant la vraie défense nationale, et peut-être la victoire.
CAUSE PRINCIPALE DE L’INSUCCÈS
La Commune était née au milieu des déchirements de la Patrie. L’humiliation de la défaite et le rut combatif non assouvi avaient présidé à sa conception, dans l’angoisse et dans l’énervement. Cette humiliation et ce désir, la province es éprouvait aussi, mais moins vivement que la maladive cité, et en supportait, avec plus d’apathie, les irritations. Les républicains des grandes villes manifestaient leur indignation avec moins de soubresauts révolutionnaires. La province se montrait raisonnablement patriote, mais nullement pacifique à tout prix. La formation rapide des armées-citoyennes à la voix de Gambetta, la soumission et la patience de ces paysans, de ces ouvriers, de ces bourgeois de petites villes, accoutumés à la mise en bataille de soldats professionnels, à l’appel de mercenaires employés au combat, à la garnison et au camp, prouvent un patriotisme résigné. Ce n’étaient plus l’embrigadement de vieux troupiers chargés de recevoir les coups et de rapporter des victoires à la population civile, les applaudissant après les avoir regardés faire, c’étaient ces civils même que brusquement, brutalement, on chargeait d’un fusil, qu’ils ne savaient guère manier et d’un sac qu’ils n’étaient point habituas à porter ; on les traînait par les plaines, dans les tranchées, sous la pluie, la neige et le froid. Ces « pékins » marchèrent de leur mieux, se faisant tuer, à l’occasion, comme si c’eût été leur métier, et résistant autant que leur nombre et leur inexpérience, au milieu du désarroi général, le permettaient. Cette levée générale de la population départementale, à qui la victoire a manqué pour devenir épique, cet effort de la France vaincue, envahie, privée de l’armée et du gouvernement, sur lesquels elle était habituée à compter, prouvent que la province, malgré d’incontestables couardises bourgeoises et une regretable inertie paysanne, en certaines régions, eut aussi, sur bien des points du territoire menacé, son élan et son patriotisme. Elle souhaitait, ardemment sans doute, la paix, le désarmement, le repos, le retour de chacun chez soi, avec le travail repris et l’existence normale et paisible recommençant, mais elle eût été joyeuse d’un changement de la fortune, heureuse de la délivrance, et fière d’y avoir contribué. Il ne faut pas juger la France d’alors par le choix navrant des hobereaux, cléricaux et réactionnaires, que, faute de mieux, elle envoya à l’assemblée qualifiée de rurale, avec le mandat, presque impératif, de la débarrasser des Prussiens. Elle consentit à ce qu’on les congédiât par un traité, puisqu’il paraissait impossible de les chasser par la victoire. Elle se montra donc satisfaite quand on renvoya ces Allemands avec de l’or ; elle eût été transportée d’enthousiasme, si on les avait reconduits dans leur Allemagne à coups de canon. La province eut, non pas seulement supporté, mais acclamé la souveraineté traditionnelle de Paris, si ce Paris eût libéré le territoire et congédié l’ennemi, eût-il, ce faisant, remplacé l’assemblée de Versailles, soit en la dispersant par la force, soit en la forçant à se dissoudre comme ayant achevé son mandat, qui était la conclusion de la paix.
Le gouvernement établi à Paris, par Paris — cette capitale n’est-elle pas comme un parlement, où toutes les provinces, tous les arrondissements, on pourrait dire chaque ville, chaque village, ont leurs représentants ? — eut été reconnu et obéi, comme l’avaient été jusqu’alors tous les pouvoirs antérieurs, dont les provinciaux recevaient la notification, comme un ordre, par l’autorité centrale, par les courriers, par le télégraphe ; mais il fallait que ce gouvernement eût le caractère d’un gouvernement national. Or la capitulation, le traité de paix et l’existence conservée de l’assemblée nationale faisaient de lui un gouvernement seulement parisien, un pouvoir local, le produit dune émeute, et non le résultat d’une révolution.
Paris, alors, parut avoir manqué à sa mission, qui était de délivrer la France. Sa déchéance sembla juste comme avait été jugée telle celle de Napoléon III. Le droit lui fut dénié de donner un gouvernement à la France, comme il avait pu le faire après les journées de 1830, après le 24 février 1848, au 4 septembre 1870. À la suite de ces diverses journées insurrectionnelles, le pouvoir central n’existait plus, les assemblées, représentant l’ensemble de la nation, s’étaient dissoutes ou avaient été balayées. Le pouvoir était vacant. Il ne l’était plus au Dix-Huit mars.
La faute, le vice, le germe de mort que contenait la révolution du Dix-Huit mars, c’était donc, d’une part, de ne plus répondre au vœu national pour la libération du territoire, et d’autre part, d’avoir, en face d’elle debout groupée, organisée, poursuivant ses séances, votant des lois, dictant des décrets, et, disposant de l’autorité morale puisqu’elle était toujours considérée comme l’expression du suffrage universel, une assemblée, qui, tant qu’elle n’était pas chassée ou démissionnaire, représentait l’ensemble du pays, gardait le nom et le caractère d’Assemblée Nationale.
Assurément, on pouvait ergoter, et discuter la légitimité de la durée de cette assemblée, élue « dans un jour de malheur », uniquement pour traiter de la paix et voter les conditions de l’indemnité à paver aux Prussiens. On pouvait la considérer comme en état d’usurpation, puisque aussitôt la paix, votée à Bordeaux, acceptée par l’Allemagne, son mandat expirait, sa mission se trouvait terminée. Elle devait régulièrement céder la place à une assemblée constituante. Ces arguments, excellents en théorie, en polémique, pour soutenir l’illégitime situation de l’assemblée de Versailles et la légitimité de l’insurrection parisienne, n’ont aucune valeur historique : l’assemblée existait de fait, et le fait constituait son droit. Le peuple d’ailleurs n’entend rien à ces subtilités de casuistique constitutionnelle.
Tant que cette assemblée conservait son mandat, et le tort de l’insurrection du Dix-Huit Mars fut de ne pas le lui enlever, de ne pas marcher sur elle et de la disperser par un dix-huit brumaire républicain, Paris ne pouvait prétendre instituer seul un gouvernement pour toute la France. Il n’y avait pas place pour deux pouvoirs centraux.
La situation d’un gouvernement établi à Paris, tandis qu’il y en avait un autre à Versailles, était donc bien différente de celle des précédents pouvoirs insurrectionnels, qui n’avaient pas rencontré cet obstacle légal et moral, ou qui l’avaient aussitôt brisé.
La révolution faite par Paris, le dix-huit mars, lui restait propre. Elle devenait une insurrection locale, un mouvement séparatiste, une Vendée républicaine. Paris, isolé pendant la guerre, demeurait, la paix faite, pareillement séparé du reste du pays. Pour la majorité des Français, les Parisiens révoltés reprenaient le rôle des insurgés de juin 48.
Il en eût été différemment si la Commune s’était établie plus tôt. Au 31 octobre, il était déjà bien tard, mais l’assemblée de Bordeaux et de Versailles n’existait pas, et la province eût probablement, dans son ensemble, sauf quelques protestations impuissantes, accepté le nouveau gouvernement proclamé à Paris, bien que l’isolement de la capitale eût pu retarder ou compromettre cet assentiment. Mais c’est au 4 septembre, l’empire effondré dans l’entonnoir de Sedan, Napoléon III vaincu, prisonnier, déchu moralement, le corps législatif dispersé et le sénat évanoui, que la Commune, se substituant au pouvoir détruit, donnant à la France un régime nouveau, aurait eu toutes les chances de se faire reconnaître par le pays entier, et aurait pu durer. On peut même admettre que c’est à l’époque des premiers désastres qu’une insurrection eût été surtout utile, et serait demeurée victorieuse. L’échauffourée de Blanqui, à la Villette, n’était ni si déraisonnable, ni si coupable qu’on l’a dit. Le défaut de préparation, le manque de forces populaires et de concours politique, la répugnance de la population à se soulever en présence de l’ennemi firent, de cette émeute ratée, un crime. Si elle eût réussi, la Commune pouvait devenir le gouvernement national de la France, et les destinées de notre malheureux pays changeaient.
C’est donc, tout en faisant la part des causes secondaires de faiblesse, de désagrégation et de défaite finale, parce qu’elle est venue trop tard, parce qu’elle ne put remplir le rôle de gouvernement national que la Commune a sombré, avec Paris.
Le naufrage tut terrible et grandiose. Il évoque la fin légendaire du « Vengeur », avec plus d’horreur, et autant d’héroïsme. De vastes ronds sanglants, éclairés de lueurs sinistres, s’étendirent autour du vaisseau de Paris, à demi submergé, Ceux qui en considèrent les remous, à quarante années de distance, demeurent encore surpris et impressionnés. Là, fut une épave formidable, bientôt remise à flot, mais dont les grands cercles tragiques sont encore visibles, les vibrations encore sensibles.
LES DEUX BIENFAITS DE LA COMMUNE
La Commune a inspiré aux Allemands, témoins stupéfaits et inquiets, des sentiments de prudence dont la France a recueilli l’avantage. Son énergie, la vaillance combative qu’elle montra, et aussi la vigueur qu’il fallait à ceux qui la vainquirent ont inspiré le respect à nos envahisseurs. Le courage déployé dans les deux camps a détourné de Moltke, Bismarck, et d’autres conquérants subalternes, de leur projet d’achever la victoire, selon eux, imparfaite. Tous ces guerriers enivrés ont renoncé à l’espoir de chercher, dans une agression nouvelle, la curée d’un démembrement plus complet. Ils ont compris, en voyant comment les Français se battaient sous les murs de Paris, la paix conclue, qu’il fallait s’en tenir à cette paix, assurément avantageuse, et qu’il serait téméraire de recommencer à provoquer cette nation belliqueuse, vraiment indomptable, qu’ils avaient crue si affaiblie, si démoralisée, si incapable de continuer une lutte. Ces épuisés, ayant pu se procurer un peu de pain, redevenaient vigoureux et terribles. Il était sage de ne pas tenter une seconde fois la fortune.
La Commune ainsi a sauvé l’honneur français, à l’extérieur, et protégé les frontières ; à l’intérieur, elle a sauvé la République et protégé les conquêtes démocratiques.
À défaut de reconnaissance et d’admiration, de la part des jeunes générations, ingérâtes parce qu’ignorantes, et ne connaissant guère d’elle que sa légende, la Commune a droit à la vérité et au respect. Le jugement hâtif qui l’a condamnée, sans les circonstances très atténuantes qu’elle méritait, doit être cassé.
L’Histoire n’est pas seulement une Résurrection, comme a dit Michelet, elle est aussi une Révision.