Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/9

CHAPITRE IV

L’ORGANISATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

I. — La disparition des villes et du commerce

Le fait le plus important au point de vue social, de la période qui s’écoule des invasions musulmanes à l’époque carolingienne, est l’extinction rapide puis la disparition à peu près complète de la population urbaine. Dans l’Empire romain les villes constituent, dès l’origine, la base même de l’État. L’organisation politique est essentiellement municipale. La campagne n’est que le territoire de la cité, n’existe pas indépendamment d’elle, ne produit que pour elle et n’est régie que par elle. Partout où l’État romain s’est établi, il a fondé des villes et en fait les centres de l’administration. Dans l’Empire romain, les provinces sont si intimement liées à la ville dont elles dépendent que c’est le même mot, civitas, qui désigne la ville et la province. Et ce caractère subsiste jusqu’à la fin de l’Empire byzantin.

C’est donc une nouveauté très surprenante et inconnue jusqu’alors dans le monde occidental, que la constitution d’États dont l’organisation administrative comme l’organisation sociale cesse de correspondre au type urbain de l’État romain. Elle est due, tout au moins pour ce qui concerne le rôle administratif des villes, à l’impossibilité où se sont trouvés les conquérants de l’Empire d’en conserver intégralement les institutions. Car ce sont les institutions de l’Empire qui, dans les provinces occupées par les envahisseurs, Gaule, Espagne, Italie, Afrique, Bretagne, assuraient l’existence des cités. Sans doute quelques-unes d’entre elles, le long des côtes, Marseille, Narbonne, Naples, Carthagène, pratiquaient un commerce maritime plus ou moins important et, presque toutes les villes, dans l’intérieur du pays avaient une activité commerciale régulière ; aussi la majeure partie de leur population se composait-elle d’une bourgeoisie de gens de métiers et de boutiquiers. Mais aucune d’elles n’était comparable aux grands ports ou aux grands centres industriels de l’Orient : Alexandrie, Constantinople ou Antioche. Elles se maintenaient beaucoup moins par leurs propres forces que par le fonctionnement général de activité politique et économique du monde romain. Ce qui faisait leur importance, c’est la place qu’elles occupaient dans l’État, leur qualité de centres administratifs, la présence chez elles d’un personnel nombreux de fonctionnaires et les rapports que la population provinciale entretenaient nécessairement avec elles. Bref, leur situation était assez analogue à celle de ces villes des temps modernes qui ne font figure que grâce à la résidence d’une cour princière ou à l’avantage de posséder le siège de quelque grande institution d’État. Rome même ne différait à cet égard des cités provinciales que par l’éclat et l’importance qu’elle devait à la présence de l’empereur et du gouvernement central. L’histoire de sa décadence à partir du moment où Constantin la priva du rang et des profits de capitale du monde, se répète, en de moindres proportions dans toutes les villes de l’Occident, à mesure qu’au milieu des troubles de l’invasion, puis sous le gouvernement des rois germaniques, les fonctionnaires les abandonnent, que les bureaux, les tribunaux, les écoles se ferment, que la poste ne fonctionne plus, que l’inertie et l’incapacité de l’administration laisse tomber en ruines les ponts et les aqueducs, et disparaître la police et le ravitaillement.

Le commerce maritime avait conservé encore aux villes de la côte, jusqu’à l’époque des conquêtes musulmanes, une activité dont avaient bénéficié les régions voisines de l’intérieur. Il avait perdu, il est vrai, son principal marché d’exportation depuis que Rome appauvrie et dépeuplée ne requérait plus pour sa subsistance le blé des provinces. Pourtant, jusqu’au milieu du viie siècle, des marchands syriens et juifs avaient fréquenté encore assidûment les ports occidentaux et la Méditerranée. Au temps de Grégoire de Tours, une colonie juive de quelque importance subsistait à Clermont-Ferrand. Le papyrus employé par la chancellerie mérovingienne était importé de Sicile, ce qui prouve que la navigation fournissait encore des objets de consommation courante. Mais ces relations avec le monde byzantin cessèrent à partir du jour où la prépondérance de l’Islam ne permit plus aux commerçants chrétiens de se risquer au delà des eaux grecques et de l’Italie méridionale. Depuis lors, la mer ne fut plus, pour les pays d’Occident, la grande excitatrice de l’esprit d’entreprise. On ne la regarda plus qu’avec la terreur d’y voir poindre à l’horizon des voiles d’ennemis. Et de même que la Méditerranée était au pouvoir des Musulmans, la Mer du Nord n’était parcourue que par les barques des Scandinaves. Baigné par les flots au sud, au nord et à l’ouest, l’Empire carolingien ne présente plus la moindre trace d’activité maritime. Ses seuls ports, Quentovic, à l’embouchure de la Canche, et Duurstede, conserveront encore une certaine activité commerciale jusqu’au ixe siècle, puis dévastés par les Normands, ils tomberont dans une décadence complète. À partir du viiie siècle, l’Europe occidentale vécut pendant trois cents ans, coupée de tous pays d’outremer.

Il devait en résulter un arrêt presque total du commerce et, à part quelques industries locales, comme celles du tissage des draps qui se maintint encore en Flandre, une disparition presque complète de l’activité industrielle et de la circulation monétaire.

Dès lors, dans les cités dépeuplées, les quartiers déserts tombent en ruine et servent de carrières de pierres aux rares habitants qui, groupés en un coin de l’ancienne enceinte, s’y retranchent et s’y abritent, en utilisant les matériaux que leur fournissent les monuments abandonnés. À Nîmes, les murs du cirque romain servent de remparts à la bourgade qui niche au milieu des décombres. À Trèves, une fenêtre de l’ancien palais impérial, accommodée tant bien que mal à la défense, devient une des portes de la ville, et la porta nigra, dont les blocs de pierre sont trop lourds pour être emportés, est dépouillée, pour servir au forgeron local, des crampons de fer qui les rattachent les uns aux autres. Même en Italie, où pourtant la décadence est moins profonde, elle ne laisse pas d’être lamentable. Rome est comme perdue au milieu de l’immense circuit que dessine, autour de ce qui reste d’elle, le mur d’Aurélien. Il faut que le pape Léon, pour la mettre à l’abri d’un coup de main, fasse enclore en 848 (cité Léonine) les parties habitées de la rive gauche du Tibre, et transforme en forteresse le tombeau de l’empereur Adrien.

En Gaule, la vie urbaine s’éteint si complètement que les rois cessent de résider dans les villes où le manque absolu de transit ne leur permet plus de trouver les approvisionnements suffisants à l’entretien de leur cour. Ils passent désormais l’année dans leurs domaines, allant de l’un à l’autre au fur et à mesure qu’ils en ont vidé les granges et les greniers. Et comme les rois, les fonctionnaires des provinces vivent aussi à la campagne sur leurs terres ou sur celles de leurs administrés auxquels ils imposent à leur profit le droit de gîte. Par un curieux phénomène de régression, l’administration, en perdant son caractère urbain, de sédentaire qu’elle était, devient nomade.

Si ruinées, si dépeuplées qu’elles soient, les villes n’ont point pourtant perdu toute importance. Abandonnées par l’administration civile, elles restent les centres de l’organisation religieuse. Le siège épiscopal, établi sous l’Empire au chef-lieu de chaque cité, demeure debout et la forte armature romaine de l’Église continue à se dresser au milieu des ruines de l’État. Au sein de la société devenue purement agricole, quelque chose du caractère municipal de l’État antique se conserve donc grâce à l’Église. C’est à elle que les villes doivent de n’avoir pas disparu tout à fait, en attendant le jour, encore lointain, où elles deviendront les berceaux d’une nouvelle bourgeoisie.

De même que le pape, après l’abandon de Rome par les empereurs, prend sur lui de protéger et d’administrer les habitants de la Ville éternelle, de même dans chaque cité l’évêque étend son autorité sur les quelques habitants qui se groupent autour de la cathédrale et pourvoyent à la subsistance du clergé. La vie et l’organisation religieuses entretiennent ainsi, au milieu des décombres des villes antiques, une petite clientèle laïque chez laquelle se perpétue, tant bien que mal, l’exercice des métiers et de la technique romaine, mais qui ne présente plus rien de commun, ni par l’esprit qui l’anime, ni par l’administration qui la régit, avec les populations municipales d’autrefois.

II. — Les grands domaines

La disparition des villes entraîna une transformation profonde de l’économie rurale. Les produits du sol, qui s’écoulaient sur les marchés urbains, perdirent peu à peu leurs acheteurs. La division du travail social qui, dans toutes les sociétés avancées, met les villes et les campagnes en rapports de production et de consommation réciproques venant à cesser, il se fit que la population agricole ne produisit plus désormais que pour ses propres besoins, ou si l’on veut, que, constituant désormais à elle seule toute la nation, elle se trouva être, tout ensemble, le producteur et le consommateur des biens de la terre. Il n’y eut plus qu’une seule espèce de richesse, la richesse foncière, qu’une seule espèce de travailleurs, les travailleurs de la glèbe, et les seules relations économiques qui existèrent entre les hommes furent conditionnées par leur qualité de propriétaires ou de tenanciers.

On ne peut se faire aucune idée précise, faute de renseignements, de la crise agricole que durent provoquer la restriction puis le dépérissement complet des marchés urbains. Il est fort probable qu’elle acheva de ruiner ce qui subsistait encore de petits propriétaires. Quant aux grands domaines, elle eut certainement pour résultat et d’accroître leur étendue et de modifier leur organisation. Elle accrut leur étendue en poussant les petits cultivateurs, privés de débouchés et par conséquent de ressources, à s’agréger au domaine voisin en lui cédant leur terre sous condition d’en conserver la jouissance à titre de tenure. Elle modifia leur organisation par la nécessité qu’elle leur imposa de s’adapter à un régime dans lequel la production en vue de la vente a disparu. La transformation a dû commencer dès le ve siècle ; elle est achevée complètement à la fin du viiie siècle. Son aboutissement est le grand domaine de l’époque carolingienne tel que le montre en traits précis le polyptique de l’abbé Irminon et le Capitulare de villis.

Le modèle fut le grand domaine ecclésiastique, mieux organisé parce que l’Église n’avait pas abandonné l’usage de l’écriture. Et l’on peut être sûr que ce sont les domaines de l’Église qui, au delà du Rhin, ont été les premiers types de l’organisation domaniale.

Le domaine est un phénomène économique tout à fait original ; l’antiquité gréco-romaine, à aucune de ses périodes, ne présente rien de semblable. Sans doute il se rattache par une filiation directe à la grande propriété des derniers temps de l’Empire romain ; il conserve dans ses traits essentiels l’organisation de la villa romaine, dont il garde le nom, et l’influence du colonat apparaît prépondérante sur la condition de ses tenanciers. Mais son activité dans son principe, comme dans ses manifestations, est bien chose nouvelle. On pourrait le caractériser en disant qu’elle est complètement étrangère à l’idée de profit. Et cela se comprend tout de suite si l’on s’avise que, ne pouvant régler la production en vue de l’exportation et de la réalisation au dehors, elle la règle en vue de la répartition et de la consommation au dedans. Son but est que le domaine se suffise et se conserve par ses propres ressources, sans rien vendre et sans rien acheter. On la désigne habituellement sous le nom d’« économie fermée » ; il serait plus exact de dire « économie sans débouchés ».

Car c’est le manque de débouchés qui produit ce repliement sur soi-même de la constitution domaniale. Et de là plusieurs conséquences très importantes et qui ont dominé toute la vie économique du Moyen Âge jusqu’au xiie siècle. En réalité, la vie économique du Moyen Âge commence avec eux. Tout d’abord, la régression des procédés de culture est évidente. Il devient inutile, en effet, de faire produire au sol plus que n’exigent les besoins du cultivateur, puisque le surplus ne pouvant être écoulé, ne servirait ni à améliorer la condition du travailleur, ni à augmenter la rente de la terre. On se contentera donc d’un minimum de soins et d’efforts et on laissera s’oublier la science agronomique jusqu’au jour où la possibilité de vendre les récoltes incitera les détenteurs du sol à adopter des méthodes plus perfectionnées et par conséquent plus lucratives. Mais c’est qu’alors la terre commencera à être appréciée comme une valeur et non comme un simple moyen de subsistance.

Un autre caractère de l’exploitation domaniale est la substitution presque complète des prestations en nature aux paiements en argent. Il va de soi que c’est là une suite naturelle et nécessaire de l’absence de vente à l’extérieur. Le propriétaire dont la subsistance dépend de son domaine, fixe en produits naturels, parfois même en matières premières travaillées par le paysan, la quote part de chaque tenure dans ce que l’on pourrait appeler son revenu alimentaire. À des époques déterminées, et conformément à une répartition permanente, elles auront à lui livrer des grains, des œufs, du fromage, des viandes fumées, des aunes de toile. On se tromperait fort en croyant que l’on se trouve ici en présence d’un retour aux âges antérieurs à l’invention de la monnaie, et l’expression assez malheureuse d’économie naturelle (natural wirtschaft) par laquelle on désigne habituellement ce système n’en rend que très imparfaitement la nature. En réalité la monnaie ne cesse point d’exister comme instrument d’échange et mesure des valeurs. On ne voit pas que, du ixe au xiie siècle, des produits naturels quelconques se soient substitués à elle et en aient rempli les fonctions. Il est vrai seulement de dire que, dans l’intérieur du domaine, elle a cédé tout naturellement la place à la pratique imposée par la nécessité, des fournitures en objets de consommation. Au dehors, elle reprend ses droits, et c’est en deniers et en oboles que se payent les quelques denrées, œufs et volailles, apportées chaque semaine par les paysans aux petits marchés locaux dont aucune société ne peut se passer complètement.

Il faut considérer encore que la prestation de chaque tenure est invariable et que, moyennant qu’il la fournisse, le tenancier jouit d’un droit héréditaire à la terre qu’il occupe. Et cela aussi est la conséquence rigoureuse d’une constitution économique étrangère à l’idée du profit. Ce qui importe au propriétaire, c’est la régularité annuelle de son alimentation et il n’est pas de meilleur moyen de la garantir que de lui donner le caractère d’un impôt permanent. Entre le seigneur du domaine et ses paysans, aucun rapport n’existe qui soit comparable à celui qui subordonne les travailleurs à un capitaliste. Le domaine ne constitue en rien une exploitation, ni une exploitation du sol, ni une exploitation des hommes. Il est une institution sociale, non une entreprise économique. Les obligations n’y découlent point de contrats personnels, mais reposent sur le droit et la coutume. Chaque domaine a sa loi spéciale, fixée par des usages traditionnels. Le seigneur est à la fois moins et plus qu’un propriétaire foncier suivant la conception romaine ou moderne du mot : moins, car son droit de propriété est limité par les droits héréditaires de ses tenanciers à leur tenure ; plus, car son action sur ces tenanciers dépasse de beaucoup celle d’un simple propriétaire du sol.

En effet, il est leur seigneur, et ils sont ses hommes. Beaucoup d’entre eux, descendants d’esclaves affranchis ou serfs de corps, font partie de son patrimoine. D’autres, héritiers des colons de l’époque romaine, sont attachés à la glèbe. D’autres encore, qui se sont liés à lui par la recommandation, vivent sous sa protection. Sur tous, à des degrés divers, il exerce une autorité patriarcale et étend sa juridiction privée. C’est par ce groupe familial, qu’il protège et qu’il domine, qu’il est puissant. Car, à cette époque de population faible, les hommes sont bien plus importants que la terre ; celle-ci surabonde, ceux-là sont rares, et la grande affaire est de conserver soigneusement ceux qu’on possède. Aussi, les entraves qui empêchent l’homme de quitter le domaine se multiplient. Le seigneur possède sur ses serfs un droit de poursuite ; ils ne peuvent, sans son consentement, épouser des femmes étrangères à la communauté domaniale. La servitude de la glèbe, primitivement restreinte aux descendants des esclaves et des colons, s’étend peu à peu aux hommes libres vivant sous le seigneur. Cette extension graduelle de la servitude à toute la population agricole est le phénomène social le plus remarquable que présente le ixe siècle et les deux cents années qui le suivent. En règle générale le paysan de cette époque est un non-libre ; il l’est au point que, dans la langue des documents, les mots qui désignent le paysan (villanus, rusticus) deviennent synonymes de serf (servus).

Il ne faudrait pas croire que cette servitude ait pesé aux hommes. Au contraire, elle s’adapte si complètement à leur condition de tenanciers héréditaires et de protégés d’un puissant, qu’ils la considèrent comme leur condition naturelle et s’y soumettent spontanément. L’organisation domaniale l’entraîne nécessairement à sa suite ; elle en est la conséquence juridique inévitable. Comment la liberté aurait-elle quelque prix pour des hommes dont l’existence n’est garantie que par la place qu’ils occupent sur la terre et sous la juridiction du seigneur, et dont la sécurité est dès lors d’autant plus grande qu’ils sont plus intimement incorporés au domaine ?

Qu’elle soit laïque ou ecclésiastique, la grande propriété des premiers siècles du Moyen Âge (antérieurement au xiiie siècle) n’a rien de commun avec la grande exploitation. Déjà à la fin de l’Empire romain les latifundia à esclaves avaient disparu et il semble bien que les propriétaires fonciers se détournaient de plus en plus de la grande culture et divisaient leurs terres en tenures. La cessation complète du commerce des produits agricoles a naturellement favorisé encore cette tendance. Le grand domaine de l’époque carolingienne et des siècles suivants nous en montre le triomphe à peu près complet. Il se divise en deux parties d’importance bien inégale : la terre seigneuriale (terra indominicata) et la terre mansionnaire (mansionaria). La première, de beaucoup la moins étendue, est exploitée directement et tout entière au profit du seigneur. Le travail y est exécuté soit par des serfs domestiques ne possédant pas de tenures et analogues à nos ouvriers agricoles, soit par des tenanciers astreints aux corvées. À ceux-ci est réservée la terre mansionnaire. Elle est divisée en unités d’exploitation, d’étendue variable suivant la qualité du sol et les régions, mais dont chacune suffit à la subsistance d’une famille : ce sont les manses (mansus) possédés héréditairement, à charge, on l’a vu, de prestations en nature et en travail. Tout cet ensemble forme une ville (villa) rurale. Le centre commun est la cour seigneuriale (hof, curtis) dans laquelle réside l’intendant du seigneur, le maire (meyer, major, villicus), préposé à la surveillance et à la juridiction des vilains (villani). La Cour, entourée d’un fossé et d’une palissade, sert à l’habitation du maître, quand il réside sur sa terre, et renferme des granges et des magasins où sont conservés les récoltes et les autres revenus. C’est là aussi que s’assemble le tribunal domanial composé de tenanciers et présidé par le maire ou le seigneur. Ça et là, déjà au ixe siècle et de plus en plus fréquemment dans la suite, une chapelle, bâtie par le seigneur et dont il choisit et nomme le desservant, pourvoit aux besoins du culte. Quantité de paroisses rurales doivent leur origine à ces chapelles domaniales, et c’est par elles aussi que s’explique le droit de présentation des curés que bien des seigneurs locaux ont conservé jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, et dont il subsiste encore des traces dans certains pays.

Autour des terres cultivables, les bois, les prairies et les marais sont, proportionnellement à la part de sol qu’ils exploitent, livrés à la jouissance du seigneur et des vilains. Souvent si un cours d’eau les traverse, le seigneur y construit un moulin à son usage et à celui des habitants. Une part de farine est prélevée sur chaque sac par le meunier, pour son entretien ; c’est là le point de départ de ces droits de vassalité qui n’ont disparu qu’à la Révolution française.

Partout, quelles que soient les différences locales, se rencontrent les traits généraux de l’organisation qu’on vient de décrire, plus parfaite seulement, dans les propriétés ecclésiastiques que dans celles de l’aristocratie laïque. Elle a agi si profondément sur la société que dans toutes les langues le vocabulaire géographique et l’onomatologie en conservent la trace profonde. Il suffit de penser aux noms de lieux terminés, en France, par ville ou par court, et dans les langues germaniques, par hof, et à l’abondance des noms de famille Lemaire, Mayer, De Meyer, Le Mayeur, etc.

Ordinairement, un grand domaine se compose de plusieurs villes. Celui de Saint-Germain des Prés, à l’époque de Charlemagne, en comprenait une série éparpillées de la Bretagne aux bords de la Moselle. Presque toujours les monastères des régions septentrionales cherchaient a acquérir dans les pays à vignobles aux bords du Rhin, de la Moselle ou de la Seine, une ville qui pût leur fournir le vin qu’il était impossible de se procurer par le commerce[1].

Ce dernier trait achève de caractériser l’économie rurale sans débouchés dont le domaine des premiers temps du Moyen Âge est l’organe, comme la corporation de métier sera plus tard, celui de l’économie industrielle urbaine. Malgré les différences profondes de leur nature, tous deux se ressemblent en un point. L’un et l’autre, en effet, sont fondés sur la petite exploitation et ont eu également pour résultat de conserver intacte à travers les siècles, celui-ci le petit bourgeois artisan, celui-là le petit cultivateur. Si paradoxal que cela paraisse, il est vrai de dire que la grande propriété du Moyen Âge a sauvegardé la classe des paysans. La servitude a été pour eux un bienfait. À une époque où l’État est impuissant et où la terre subvient seule aux besoins des hommes, elle leur a assuré un protecteur et garanti la possession d’une part du sol. N’étant point organisée en vue du profit, la constitution domaniale ne leur a imposé que des prestations minimes en retour d’avantages considérables. Comme ils font partie de la propriété du seigneur, celui-ci est intéressé à leur conservation : il les défend en cas de guerre et les soutient de ses réserves en temps de famine. La guerre et la famine sont, en effet, les deux fléaux qui, tour à tour, s’abattent sur eux, la première, suite de la faiblesse croissante de l’État, la seconde, conséquence inévitable de la stagnation commerciale. Une mauvaise récolte est une catastrophe sans remède en un temps où un pays ne peut compenser son déficit par le surplus d’un pays voisin. La période qui s’écoule du ixe au xiie siècle est par excellence, dans l’histoire économique de l’Europe, la période des crises alimentaires. Elles reparaissent périodiquement au bout de quelques années avec la régularité d’un phénomène naturel.

Mais si elles ont été beaucoup plus nombreuses que celles des siècles suivants, ces famines ont été aussi moins cruelles. Et cela s’explique tout à la fois par l’absence de population urbaine, et par le chiffre très minime de la population rurale. L’organisation domaniale telle qu’on vient de la décrire, avec sa faible production et sa classe paysanne composée presque exclusivement de tenanciers, suppose évidemment un nombre très restreint d’habitants. Sans doute il ne manquait pas de gens sans terre, des « pauvres » comme disent les textes du temps, gens de vie errante, mendiant de monastère en monastère, se louant aux vilains au temps de la moisson. Mais ces déshérités d’un ordre social qui reposait sur la possession de la glèbe n’étaient ni une charge, ni un danger et cela prouve justement leur petit nombre.

Quant à apprécier avec quelque exactitude la densité de la population, il y faut renoncer faute de toute base solide d’appréciation.

Tout ce que l’on peut affirmer, c’est qu’à l’époque carolingienne, le chiffre de la population était très bas, plus bas sans doute qu’il ne le fut à aucune époque antérieure, à cause de l’extinction de la population municipale. Et il semble être resté à peu près stationnaire jusque vers le commencement du xie siècle, l’excédant naturel des naissances ne servant qu’à combler les vides constamment ouverts par la famine, la guerre, les troubles et catastrophes de toute espèce qui s’abattirent sur l’Occident à partir du milieu du ixe siècle.

  1. L’abbaye de Saint-Trond, par exemple, possédait des vignobles à Briedel et Pommeren sur la Moselle.