Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/10


LIVRE III


L’EUROPE FÉODALE




CHAPITRE PREMIER

LA DISSOLUTION DE L’EMPIRE

I. — Les causes internes

La gloire de Charlemagne ne doit pas faire illusion sur la solidité de son œuvre politique. En réalité, rien n’était plus fragile que l’Empire. La faiblesse de Louis le Pieux, les querelles de ses fils, les incursions des Normands, des Slaves et des Sarrasins n’ont fait que précipiter une dissolution dont les causes sont internes, et d’ailleurs tellement évidentes qu’elles s’imposent d’elles-mêmes à l’observation.

L’immense territoire étendu des marches de l’Elbe et du Danube à la marche de l’Èbre en Espagne et aux possessions du pape en Italie, est dépourvu des caractères essentiels qui constituent un État. Le Royaume mérovingien avait au moins cherché à se constituer sur la base des institutions romaines. Si grossièrement qu’il fût organisé, son absolutisme administratif était à tout prendre un système politique. On cherche vainement quelque chose d’analogue dans la monarchie carolingienne. Tout y paraît incohérent. Le pouvoir du souverain qui devrait donner le mouvement à l’ensemble ne parvient pas à lui imposer son action. Obligés de compter avec l’aristocratie à laquelle ils devaient leur couronne, Pépin le Bref et Charlemagne n’ont pu lui refuser une place dans le gouvernement. Les grands du Royaume délibèrent avec eux et un conventus les réunit habituellement à la cour aux fêtes de Noël et à celles de Pâques. Mais quelle est la compétence, quelles sont les attributions de ces conseillers ? Elles sont aussi vagues et aussi flottantes que la composition même de leurs assemblées, agrégations d’ecclésiastiques et de laïques qui, sans titre ni mandat, sont censés représenter le peuple. Lex fit consensu populi et consitutione regis, dit un capitulaire : la loi se fait par l’assentiment du peuple et la constitution du roi. Belle formule mais qui, au vrai, ne signifie rien. En fait, quantité de capitulaires n’ont pas été soumis aux assemblées, et pour ceux qui l’ont été, on ignore quelle part d’intervention elles y ont prise. Rien d’ailleurs ne mérite moins le nom de lois que ces capitulaires, ensemble hétérogène de décisions administratives, de règlements, de déclarations de principes, de mesures de circonstance ou d’édits perpétuels, dont on ne sait, la plupart du temps, ni s’ils ont été appliqués, ni s’ils visaient tout l’Empire ou seulement quelqu’une de ses régions. Au surplus, les contradictions y abondent sans qu’on sache jamais si les textes postérieurs abrogent les précédents ou si, tant bien que mal, il faut chercher à les concilier. L’impression générale qui se dégage de ce fouillis, est celle d’une volonté royale, ardente à vouloir le bien, avide de progrès, d’ordre et de justice, et qui s’efforce, sans y réussir, à les réaliser. Tel qu’il s’y manifeste et s’y exprime presque toujours, le pouvoir royal y apparaît celui d’un souverain absolu, mais dont l’absolutisme est doublement limité. Il l’est tout d’abord par la morale chrétienne, et il l’accepte. Il l’est ensuite par la nécessité de ne pas mécontenter l’aristocratie, et il la subit. Il est évident, qu’au fond de sa conscience, l’empereur carolingien ne se sent responsable que vis-à-vis de Dieu et que s’il tolère l’intervention des grands dans son pouvoir, c’est parce qu’il ne peut faire autrement. Entre lui et les grands avec lesquels il délibère, la confiance mutuelle fait défaut dès l’origine et bientôt ce sera le manque de bonne foi qui viciera leurs rapports. Bref, on peut dire que la constitution carolingienne repose sur un malentendu. Les deux forces qui semblent s’y allier sont en réalité deux adversaires.

La plus puissante des deux, sous Charlemagne, paré de l’éclat de ses victoires et dans la fraîche nouveauté de sa dignité d’empereur, c’est celle du souverain. Mais la plus vigoureuse et la plus avantagée par les circonstances et par l’organisation sociale, c’est celle de l’aristocratie. Cette aristocratie se déclare le peuple et dans une certaine mesure elle a raison, car le peuple a disparu en elle. Elle l’absorbe dans ses domaines, et pour tous ceux qui dépendent d’elle, c’est-à-dire pour la plus grande partie de la population, elle substitue un pouvoir privé de protection et de juridiction au pouvoir public de l’État. Ce qui reste au souverain de sujets directs, en dehors d’elle, se réduit à bien peu de chose, et va décroissant d’année en année. Charles a vu le péril et a cherché à y parer. Il a essayé, en diminuant les charges que le service militaire et le service judiciaire imposaient aux hommes libres, de sauvegarder ceux qui avaient conservé cette liberté, devenue de plus en plus rare. Ses mesures ont eu le sort commun de toutes les tentatives faites pour arrêter l’évolution sociale sur la pente où l’entraînent les intérêts et les besoins : elles n’ont rien changé à l’inévitable. Les paysans n’ont point cessé de céder leurs terres aux grands et de s’agréger à leurs domaines.

Et ici encore on reconnaît le malentendu qui est à la base de l’organisation carolingienne. Sur cette question du maintien des hommes libres, l’intérêt de l’empereur et l’intérêt de l’aristocratie sont en conflit direct. Or c’est à cette aristocratie que l’empereur doit confier la réalisation de ses desseins, puisque c’est parmi elle qu’il recrute ses fonctionnaires. Les autres doivent donc opter entre leur avantage et l’avantage du souverain. Ils ne peuvent servir celui-ci qu’à leur propre détriment. Quel espoir y a-t-il qu’ils s’y décident ?

Et contre leur inertie ou leur mauvais vouloir il n’est pas de remède. En droit, sans doute, l’empereur peut destituer les comtes, puisqu’il les nomme. En fait, il est impuissant devant eux. Car ils ne sont pas de simples instruments de son pouvoir, de simples agents choisis en pleine indépendance, étrangers aux hommes qu’ils administrent et passant, sur l’ordre du maître d’une circonscription à une autre. Chacun d’eux appartient au contraire à la région qu’il gouverne ; il en est, et souvent depuis plusieurs générations, le plus grand propriétaire, l’homme le plus influent ; ses biens de famille sont éparpillés par tout son comté ; les habitants, de père en fils, sont ses serfs ou ses tenanciers ; il est né au milieu d’eux et il y mourra s’il ne périt au loin sur un champ de bataille, et il en a été ainsi de son père, auquel, presque toujours il succède dans la dignité de comte. Aussi apparaît-il dans la région à laquelle il préside, bien plus comme un seigneur que comme un représentant de l’empereur. Dès lors, impossible de songer à le déplacer ou à le destituer sans faire passer son successeur, aux yeux du peuple, pour un usurpateur et un intrus.

Cette impuissance de l’État à l’égard de ses agents s’explique par la situation financière. Ce qui restait de l’impôt romain a disparu à la fin de la période mérovingienne ou s’est transformé en redevances usurpées par les grands. Deux sources alimentent encore le trésor impérial : l’une intermittente et capricieuse : le butin de guerre ; l’autre permanente et régulière : le revenu des domaines appartenant à la dynastie. Cette dernière seule est susceptible de fournir aux besoins courants les ressources nécessaires. Charles s’en est occupé avec soin et le fameux Capitulare de villis prouve, par la minutie de ses détails, l’importance qu’il attachait à la bonne administration de ses terres. Mais ce qu’elles lui rapportaient, c’étaient des prestations en nature tout juste suffisantes au ravitaillement de la cour. À vrai dire, l’Empire carolingien n’a pas de finances publiques et il suffit de constater ce fait pour apprécier à quel point son organisation est rudimentaire si on la compare à celle de l’Empire byzantin et de l’Empire des khalifes avec leurs impôts levés en argent, leur contrôle financier et leur centralisation fiscale pourvoyant aux traitements des fonctionnaires, aux travaux publics, à l’entretien de l’armée et de la flotte.

Réduit aux ressources de ses domaines privés, l’empereur ne pouvait subvenir aux frais d’une administration digne de ce nom. Or pour que le fonctionnaire dépende de l’État, il faut que l’État non seulement le nomme, mais le paye. Ici, faute d’argent, l’État est obligé de recourir aux services gratuits de l’aristocratie, ce qui le place dans cette situation paradoxale de prendre justement comme collaborateurs les membres d’une classe sociale dont la puissance ne peut grandir que pour autant qu’il s’affaiblisse. Le danger est trop évident pour que l’on n’ait point cherché à y parer. Depuis la fin du viiie, un serment spécial de fidélité, analogue à celui des vassaux, est exigé des comtes au moment de leur entrée en charge. Mais le remède est pire que le mal. Car le lien vassalique, en rattachant le fonctionnaire à la personne du souverain, affaiblit, ou même annule, son caractère d’officier public. Il lui fait, en outre, considérer sa fonction comme un fief, c’est-à-dire comme un bien de jouissance et non plus comme un pouvoir délégué par la couronne et exercé en son nom. De plus, ce système, a chaque changement de règne, produit une crise des plus périlleuses. Le nouveau prince se trouve placé devant l’alternative ou de conserver en place les fidèles de son devancier ou de les remplacer par ses fidèles à lui. Dans le premier cas, il se condamne à gouverner avec un personnel qu’il ne connaît pas, dans le second, il est inévitable qu’il fasse naître, dès le premier jour, des mécontentements redoutables.

À quelque point de vue qu’on l’envisage, l’organisation administrative de l’Empire manque donc des caractères essentiels de toute administration d’État : la subordination et la discipline. Comparée à celle de l’Église, où la hiérarchie fixe à chacun son rôle et sa responsabilité, elle paraît plongée dans une anarchie grossière. L’institution des missi dominici a eu évidemment pour but de la perfectionner par le contrôle. L’initiative personnelle de Charlemagne et sa tendance à améliorer les institutions laïques en s’inspirant de l’exemple de l’Église apparaît ici en pleine lumière. De même que l’Église était divisée en archevêchés, comprenant chacun un certain nombre de diocèses, il a réparti l’Empire en vastes circonscriptions (missatica) enfermant chacune plusieurs comtés. Dans chacune de ces circonscriptions, deux envoyés impériaux (missi dominici), un ecclésiastique et un laïque, sont chargés de surveiller les fonctionnaires, de noter les abus, d’interroger le peuple et de faire chaque année rapport sur leur mission. Rien de mieux, rien de plus utile, rien de plus salutaire qu’une telle institution, pourvu toutefois qu’elle ait une sanction. Or, en fait, elle n’en a aucune, puisque les soi-disant fonctionnaires, on l’a vu, sont pratiquement inamovibles. On ne découvre nulle part que les missi dominici aient réussi à redresser les défauts qu’ils ont dû partout noter en quantité ; la réalité a été plus forte que la bonne volonté de l’empereur.

La création des missi suffit à prouver que Charlemagne, sous l’influence sans doute de ses conseillers ecclésiastiques, se rendait nettement compte de l’imperfection de ses moyens de gouvernement. Son idéal eût été, mais il n’eut pas la puissance de le réaliser, de les réformer sur le modèle de l’administration de l’Église. On peut dire que l’esprit qui l’anime est tout romain. C’est une illusion énorme de voir en lui, comme on l’a fait souvent, l’adepte de je ne sais quel germanisme indéfinissable et dont on cherche vainement les traces dans son œuvre. La légende a vu ici plus juste que de nombreux historiens. Dans les souvenirs populaires de l’Allemagne, Charles est resté le législateur par excellence, le vainqueur de la barbarie, le fondateur de l’ordre social. Pour les peuples païens ou à demi-païens, il a été tout cela en effet, mais il l’a été par son gouvernement ecclésiastique. L’établissement définitif de l’Église de Germanie et la subordination du peuple à ses dogmes et à sa morale est à ce point son œuvre personnelle, qu’il apparaît dans la tradition comme un personnage presque sacré. C’est d’elle sans doute que s’inspirait l’imagination d’Albert Durer, lorsqu’il lui donna cette étrange et majestueuse apparence qui fait plutôt penser à un pape laïque qu’à un empereur. L’alliance intime de l’État avec l’Église, l’identification de la société politique avec la société chrétienne, et sa conséquence nécessaire, la religion d’État, voilà l’essentiel de l’œuvre carolingienne, ce qui en a survécu et ce qui, durant des siècles, a déterminé le développement de la société européenne.

II. — Le Pape et l’Empereur

La mort de Charles (28 janvier 814) ne provoqua pas la moindre crise. En 813 il avait fait prendre, par cinq synodes provinciaux, une série de dispositions concernant l’organisation de l’Empire. Elles avaient été ratifiées, la même année, par une Assemblée générale convoquée à Aix-la-Chapelle, au cours de laquelle il avait pris la précaution de poser lui-même la couronne impériale sur la tête de Louis, l’unique survivant de ses fils. Sa succession s’accomplit au milieu de l’adhésion générale. L’Empire jouissait d’une paix profonde : rien à l’extérieur ne trahissait le déchaînement prochain des troubles au milieu desquels il allait s’effondrer. L’idéal essentiellement ecclésiastique que Charles se formait du pouvoir impérial, se marque dans l’éducation qu’il fit donner à son fils. Elle fut toute latine et cléricale, et c’est à juste titre que le second empereur carolingien porte dans la tradition le surnom de « Pieux ». Mais sa piété, si l’on peut ainsi dire, fut avant tout une piété politique. Elle se confond avec une conception du pouvoir laïque qui lui donne pour raison d’être le maintien et la protection de l’Église. Ce que Charles, devenu empereur sur le tard, a conservé jusqu’au bout de son indépendance de souverain et de son caractère primitif de roi des Francs, disparaît chez son fils. Louis, dès son avènement, renonce à s’intituler encore roi des Francs et des Lombards ; le seul titre qu’il porte est celui d’empereur, indiquant par là que son autorité est aussi universelle que celle du pape et s’étend comme elle à tous les chrétiens. Et c’est bien à cela que devait aboutir l’orientation de la politique carolingienne depuis le couronnement de l’an 800. Entre Charles et Louis il n’y a pas la moindre opposition de tendances, s’il y a une différence éclatante de puissance et de génie personnels. Le pouvoir impérial tel que l’a compris le second, n’est que le développement logique et complet de l’idée qui domine le premier dans toute la dernière partie de sa carrière, et le grand empereur a voulu et préparé lui-même l’esprit dans lequel devait régner son faible successeur.

Louis se trouva tout de suite en présence d’une question qui avait été épargnée à son père et qui allait permettre d’éprouver la solidité de l’Empire. Il avait trois fils : Lothaire, Louis (le Germanique) et Pépin. Comment fallait-il régler sa succession ? L’idée du partage égal entre les fils du souverain avait toujours été appliquée depuis l’origine de la monarchie franque. D’autre part, le pouvoir impérial était, par sa nature même, aussi indivisible que le pouvoir du pape. Fallait-il donc considérer l’Empire comme si indissolublement confondu avec l’État que la succession à celui-ci serait régie par le même principe que la succession à celui-là ou bien, distinguant entre l’un et l’autre, procéder au partage de l’État, en réservant à l’un des héritiers l’autorité impériale ? Louis s’arrêta à une mesure qui, sans rompre entièrement avec la coutume du partage, la sacrifiait cependant au principe de l’unité. En 817, il s’associait, comme co-régent de l’Empire, Lothaire, son fils aîné, et le désignait comme son héritier ; toutefois les deux fils cadets recevaient chacun une sorte d’apanage avec le titre de roi ; Pépin, l’Aquitaine, Louis, la Bavière. En agissant ainsi, Louis se prononçait donc contre la vieille conception de la monarchie laïque telle que l’avaient pratiquée les Mérovingiens, et en faveur de la nouvelle conception ecclésiastique de l’Empire, et l’on ne peut guère douter qu’il n’ait pris ces dispositions de commun accord avec le pape. Mais les cadets sacrifiés se considéraient comme victimes d’une injustice et n’attendaient que l’occasion de prendre leur revanche. Elle se présenta sans qu’ils eussent besoin de la faire naître. Veuf, Louis avait épousé pour sa beauté, en 819, Judith, fille du duc des Alamans. De tempérament amoureux et sensuel, comme le furent presque tous les premiers Carolingiens, il tomba bientôt sous la domination de cette femme et quand, en 823, elle l’eût rendu père d’un quatrième fils, Charles (le Chauve), il n’eut pas l’énergie de résister à l’ardeur passionnée de sa femme et de couper court aux intrigues qu’elle mit en œuvre pour assurer à cet enfant la plus grande part possible de l’héritage paternel. Il ne fut pas difficile à Judith de gagner à ses vues Louis (le Germanique) et Pépin et de les exciter contre Lothaire, et il lui fut plus aisé encore de s’assurer, par des promesses, le concours d’une partie de l’aristocratie. Deux partis ou plutôt deux factions se formèrent ainsi dans l’Empire : l’une prenant comme programme le partage de la succession entre tous les fils de l’empereur, l’autre restant fidèle à l’idée de l’unité[1]. La première l’emporta tout d’abord : Lothaire, privé de son titre de régent, s’en fut en Italie soumettre sa querelle au pape, cependant que Louis, obéissant à Judith, procédait à une nouvelle répartition de la monarchie entre ses quatre fils. Les avantages qu’il y fit à Charles le brouillèrent bientôt avec Louis (le Germanique) et Pépin, qui se rapprochèrent de Lothaire. En 833, celui-ci, à la tête d’une armée, franchissait les Alpes, accompagné du pape Grégoire IV, rejoignait ses frères et marchait avec eux contre leur père. La rencontre eut lieu dans la plaine du Rhin, près de Colmar. Le vainqueur de la journée fut en apparence Lothaire, en réalité le pape. Au nom de la paix de l’Église, dont l’Empire n’était que la forme temporelle, il revendiqua le droit d’intervenir, rétablit Lothaire dans sa dignité primitive, et imposa au vieil empereur, coupable d’avoir troublé le repos de la chrétienté, une pénitence humiliante. Avec une impitoyable logique se manifestait la première conséquence de la conjonctionintime du pape et de l’empereur : celui-ci fléchissant, celui-là se haussait et l’alliance primitive des deux pouvoirs faisait place à la subordination du second au premier.

Mais ce n’était pas là ce qu’avaient voulu Louis (le Germanique) et Pépin. Ils reprirent les armes et la lutte continua avec une obstination confuse entre les ambitions rivales et les intérêts personnels. Ni la mort de Pépin (838), ni celle de l’empereur (840) ne l’interrompirent. Elle aboutit finalement en 843, grâce à l’épuisement de tous, au Traité de Verdun.

Ce fut un compromis, mais un compromis qui amoindrissait singulièrement la portée de l’idée impériale. La monarchie était divisée tout entière en trois parts égales. Celle du milieu, coupant en travers l’Europe, et s’étendant, sans tenir compte des frontières naturelles ni de la nature des peuples, de la Frise jusqu’aux États du pape, était attribuée à Lothaire. Il conservait en outre le titre d’empereur et exerçait sur ses deux frères Louis et Charles, qui régnaient respectivement sur les régions de l’est et de l’ouest, une primauté mal définie. Ainsi, l’identité qui avait existé sous Charlemagne et Louis le Pieux entre l’Empire et l’État franc disparaissait. L’unité impériale ne subsistait plus qu’en théorie ; son universalité cessait de correspondre à la réalité des choses puisque l’empereur ne gouvernait plus, en fait, que le tiers de la chrétienté occidentale. Ce fut bien pis encore après la mort de Lothaire (855). Il laissait trois fils qui, à leur tour, se partagèrent ses pays. L’aîné, Louis II, prit pour son lot l’Italie et le titre impérial. Sous Lothaire, l’empereur avait été au moins encore aussi puissant que les deux rois ses frères. Sous Louis II, il n’était plus qu’un souverain secondaire, infiniment moins influent que ses oncles Louis le Germanique et Charles le Chauve. Le contraste allait s’agrandissant sans cesse entre ce qu’aurait dû être l’empereur et ce qu’il était. On peut dire que, s’il y avait encore un empereur, il n’y avait plus d’Empire.

À ce déclin continu du pouvoir impérial correspond la montée corrélative et simultanée du pouvoir du pape. L’équilibre des deux forces préposées à la chrétienté se rompant, l’une d’elles doit nécessairement profiter de ce que l’autre perd. Déjà les circonstances ont amené Grégoire IV à juger entre Louis le Pieux et ses fils. Sous Louis II, Nicolas Ier (858-867) revendique et impose la supériorité du pouvoir pontifical sur le pouvoir impérial. Avec lui cesse la politique d’alliance qui a débuté sous Charlemagne. Le chef de l’Église, en vertu de l’origine divine de son pouvoir, se considère désormais comme l’arbitre et le directeur des dépositaires de la puissance temporelle, rois ou empereur. Relevant de lui comme chrétiens, passibles de sa juridiction morale comme pécheurs, il importe qu’ils soient soumis à une sanction qui garantisse leur obéissance. Dès lors, le pape peut et doit, s’il le juge nécessaire au service de Dieu et de l’Église, intervenir dans les affaires des princes, et Nicolas s’engage sans hésiter dans cette voie que suivront après lui les Grégoire VII et les Alexandre II et qui conduira Innocent III et Innocent IV à cette hégémonie théocratique à laquelle mettra fin la catastrophe de Boniface VIII. Il n’eut pas l’occasion au surplus d’intervenir dans la grande politique. L’excommunication qu’il fulmina contre le roi de Lotharingie, Lothaire II, à l’occasion de son divorce, et qui aboutit à l’humiliation du coupable, ne fut qu’une manifestation morale mais dont le retentissement se répandit à travers toute l’Europe.

Les « fausses décrétales » qui se répandirent au milieu du ixe siècle dans la France du nord, et dont les textes aprocryphes forgés avec assez d’habileté donnent au pape sur le corps entier de l’épiscopat une puissance qu’il n’avait jamais exercée en fait jusqu’alors, contribuèrent encore à affermir la primauté de Rome. Nicolas voulut même la faire reconnaître par l’Église orientale et lança l’excommunication contre le patriarche Photius, sans autre résultat que d’aggraver encore le conflit qui allait s’envenimant sans cesse entre les deux moitiés de la chrétienté, la grecque et la latine.

La mort de Louis II (875) fournit à la papauté une nouvelle occasion d’affirmer sa supériorité sur l’Empire et de montrer qu’il dépendait d’elle et non de la dynastie. Louis n’ayant pas d’enfant, son plus proche parent mâle était Carloman, fils de Louis le Germanique et il l’avait désigné comme son héritier. Jean VIII (872-882) en décida autrement, appela Charles le Chauve à Rome et le couronna.

Depuis le milieu du ixe siècle, l’ascendant du pape n’avait donc cessé de l’emporter sur celui de l’empereur. Mais cet ascendant n’avait pu s’exercer que parce que les empereurs y avaient consenti. Par lui-même, le pape réduit à la possession de son petit État romain, eût été absolument incapable de résister à la moindre agression. Bien plus, l’autorité dont il jouissait et dont il venait de donner des preuves si éclatantes, il la devait en somme à ces Carolingiens qu’il couronnait et qui, en retour, lui accordaient leur protection. Situation paradoxale s’il en fût que celle qui ne permettait au pape de dominer l’empereur que pour autant que l’empereur garantissait sa liberté, qui ne laissait la puissance spirituelle l’emporter sur le pouvoir laïque que grâce à l’appui qu’elle en recevait. Or l’anarchie politique dans laquelle l’Europe glisse de plus en plus rapidement à la fin du ixe siècle, enlève tout à coup au pape ce protecteur indispensable. Charles le Chauve est le dernier empereur qui ait encore joui d’un prestige et d’une force réels. Après lui, sous la poussée irrésistible de la féodalité, sous les coups des Normands, des Sarrasins, des Slaves et des Hongrois, sous l’influence du particularisme régional, sous l’action des ambitions, des intrigues et des rivalités personnelles, ce qui subsistait encore de l’ordre carolingien s’effondra et les princes, qu’ils s’appellent rois ou empereurs, sont également impuissants. Dès lors, Rome est abandonnée à son sort et la papauté se voit tout à coup en présence de périls bien plus grands que ceux qui l’avaient menacée jadis au temps des Lombards. Car si les Lombards s’obstinaient à la conquête de Rome, ils n’en voulaient pas au pape. Maintenant au contraire, c’est la liberté même de la papauté qui est menacée. Puisque le pape dispose de la couronne impériale, il suffira désormais pour l’obtenir de lui faire violence et de contraindre sa faiblesse à exercer, sous la menace, le droit qu’on revendique. Déjà, après la mort de Charles le Chauve, Charles le Gros, en s’approchant de Rome à la tête d’une armée, a forcé Jean VIII à le couronner (881). Puis, bientôt après, on assiste au triste spectacle de l’avilissement simultané du pape et de l’empereur. Après la déposition de Charles le Gros et la rupture définitive de l’unité carolingienne, deux magnats italiens, le marquis de Frioul, Bérenger, et le duc de Spolète, Gui, se disputent l’ancienne couronne lombarde et se font tous deux couronner rois à Pavie. La dignité impénale était vacante. Gui résolut de s’en emparer. Il n’eût qu’à entrer dans Rome avec ses soldats pour l’obtenir du pape Étienne VI (891) et quelque temps après il obligea le successeur de celui-ci, Formose, à la conférer également à son fils Lambert. Jusqu’où l’Empire et la papauté étaient-ils tombés en quelques années ! Formose sentit que pour les relever l’un et l’autre, il fallait faire appel à la force. Arnould, duc de Carinthie, venait de remporter une éclatante victoire sur les Normands et semblait promettre un règne glorieux. Le pape sollicita son appui contre l’odieuse tyrannie qu’il subissait. Arnould passa les Alpes, prit d’assaut Rome défendue par les Spolétains, reçut la couronne impériale (896) puis repartit pour l’Allemagne. Lambert pouvait prendre sa revanche ; elle fut répugnante et tragique comme l’étaient devenues les mœurs politiques et religieuses. Formose étant mort, il le fit exhumer et un synode procéda, en présence du cadavre, à un simulacre de jugement après lequel le corps du pape fut livré à la populace qui s’en fut le jeter dans le Tibre. Arnould ne repassa pas les Alpes et la papauté fut plus que jamais le jouet des intrigants ambitieux qui se disputaient l’Empire comme tant d’autres se disputaient ailleurs un fief ou une province, et sans que le monde y prit plus d’attention. Lambert, mort, Bérenger de Frioul reprit le dessus en Italie. Louis, roi de Bourgogne, lui fit la guerre, le vainquit et profita de l’occasion pour se faire couronner empereur par Benoît IV (900). Cinq ans plus tard, Bérenger s’emparait de lui à Vérone, lui faisait crever les yeux et le chassait de la péninsule. Puis en 919, il se faisait à son tour sacrer empereur par Jean X. Il était difficile de dégrader davantage le titre qu’avait inauguré Charlemagne et, en fait, il ne roula pas plus bas dans l’abjection. Après l’assassinat de Bérenger de Frioul (924), il ne devait plus y avoir d’empereur jusqu’au couronnement d’Othon Ier (962).

III. — Les ennemis du dehors

Les ennemis, Normands et Arabes, dont l’Empire eût si cruellement à souffrir au IXe siècle, ne l’attaquèrent point à cause de sa faiblesse et ne dirigèrent pas, de propos délibéré, leurs coups contre lui. Le champ d’action des premiers dans les mers du Nord, des seconds dans la Méditerranée, dépassait de beaucoup les rivages de l’État carolingien ; les agressions dont il fut l’objet ne constituent en somme qu’un épisode dans l’histoire d’incursions maritimes auxquelles il ne put échapper mais dont il ne fut ni le but unique, ni même, du moins au début, le but principal.

Les progrès des Arabes dans la Méditerranée occidentale, au commencement du ixe siècle, ne se rattachent plus au grand mouvement d’expansion religieuse qui avait suivi la mort de Mahomet. L’unité politique de l’Islam était brisée depuis que le khalife de Bagdad n’était plus reconnu par tous les croyants. En Espagne, dès la fin du viiie siècle, un nouveau khalifat s’était érigé sous les Ommiades. En Afrique, les Berbères du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie étaient en fait indépendants. Définitivement établis dans leurs nouvelles conquêtes, ces Musulmans d’Espagne et d’Afrique tournèrent leur activité vers la mer. Tunis, fondé à côté des ruines de Carthage, regardait comme elle la Sicile et, de même que les Carthaginois dans l’Antiquité, les Tunisiens cherchèrent bientôt à s’emparer de cette belle île dont, au cours de l’histoire, l’Europe et l’Afrique se sont toujours disputé la possession. Les Byzantins ne purent défendre énergiquement cette province trop lointaine. De 837 à 878, ils furent peu à peu refoulés vers le détroit de Messines et enfin obligés de se replier sur la côte italienne. Déjà en possession des Baléares, de la Corse et de la Sardaigne, les Musulmans détenaient maintenant toutes les îles de la Méditerranée. Elles leurs servirent de stations navales et de bases d’attaque contre les côtes continentales. De la Sicile des expéditions furent dirigées vers la Calabre et aboutirent à la conquête de Bari et de Tarente. D’autres flottes harcelèrent les rivages d’Italie centrale. Le pape Léon IV fut obligé de mettre ce qui restait de Rome à l’abri des pirates qui débarquaient, sans avoir rien à craindre, à l’embouchure du Tibre. Les bouches du Rhône, aussi mal défendues, étaient plus exposées encore. Des postes militaires furent érigés par les Arabes le long de la Corniche où leurs abris subsistent encore. Il n’y eut pas d’ailleurs de tentative d’établissement à l’intérieur. Seule la maîtrise des côtes importait aux nouveaux maîtres de la Méditerranée et comme le commerce chrétien n’existait plus, on ne fit pas d’efforts sérieux pour les en déloger et on leur abandonna les rivages. La population chrétienne se retira plus loin et les débris des villes de la région de Nîmes se remparèrent de leur mieux[2].

Les invasions normandes furent autrement dévastatrices et eurent des résultats d’une portée bien plus considérable. Elles font apparaître tout à coup sur la scène un peuple jusqu’alors tellement inconnu qu’aucun nom n’existait pour le désigner et que, fait de mieux, les habitants des côtes du nord qui furent les premiers en contact avec lui, l’appelèrent du nom de la région même d’où il arrivait : Noord-mannen, Normands. On ne peut expliquer que par des hypothèses, d’ailleurs plausibles, les razzias maritimes des Scandinaves. La condition première en est évidemment le besoin éprouvé par une partie de la population de chercher au dehors les moyens d’existence que le sol ingrat et pauvre de la patrie ne dispensait plus suffisamment au gré d’hommes énergiques et hardis. Que l’on ajoute à cela, coïncidant avec ce malaise économique, des luttes intestines entre les chefs locaux, la fierté de vaincus refusant de se soumettre aux vainqueurs et entraînant avec eux leurs compagnons de guerre, l’espoir d’un retour triomphal après des aventures profitables, et l’on se fera une idée des motifs qui, depuis la fin du viiie siècle, ont poussé à l’envi sur la Mer du Nord, la Baltique, les plaines glauques de l’Atlantique du nord et jusque sur les flots bleus de la Méditerranée, Danois, Norvégiens et Suédois. Ces derniers furent attirés au dehors par un motif qui n’agit pas sur les peuples scandinaves de l’Ouest. Jusqu’à ces froides extrémités du mondes qu’ils habitaient, les deux grands Empires du sud, celui de Byzance et celui des Khalifes, jetaient du fonds des espaces comme un rayonnement d’or. Depuis la fin du viie siècle, les routes commerciales que forment, d’un côté, entre la Mer Baltique et la Mer Caspienne, le golfe de Finlande, la Neva, les lacs Ladoga et Onega, puis le cours de la Wolga, et d’un autre côté la Mer Baltique et la Mer Noire, la Duna aboutissant au bassin supérieur du Dniepr, avait commencé à s’animer. Les fouilles ont fait découvrir dans le sol de la Suède plus de 200.000 monnaies arabes et byzantines dont les plus anciennes datent de 698. Il est certain que les Suédois ne tardèrent pas à s’aventurer sur les chemins qui conduisaient vers les pays du soleil et de la fortune. Les Slaves désignaient ces étrangers sous le nom de Rus que leur avaient donné les Finnois, voisins des uns et des autres. Ces Russes scandinaves s’établirent bientôt en assez grand nombre dans les pogostes (marchés) où les marchands arabes ou khazars venaient, à époques fixes, acheter aux habitants leur miel et leurs fourrures. Ils y supplantèrent en assez peu de temps les autres étrangers. Ils dominèrent à ce point sur le cours du Dniepr, que les cascades du fleuve ont durant des siècles conservé les noms suédois qu’ils leur donnèrent. Vers le milieu du ixe siècle, ils s’imposèrent en maîtres à la population voisine des pogostes. D’après la tradition, Rurik aurait fondé Novgorod, et deux de ses compagnons, Askod et Dir, auraient, dès avant 862, pris possession de Kiev, la place de commerce la plus importante de toute la plaine du sud. En 892, le successeur de Rurik, Olaf, s’établit lui-même à Kiev qui commence depuis lors à étendre sa domination politique sur tous les pays voisins. On peut dater de ce moment la naissance d’un État russe, c’est-à-dire suédois, dans le bassin du Dniepr. Les princes et leurs compagnons de commerce et de guerre, vers lesquels affluaient jusqu’au commencement du xie siècle des renforts de la patrie, conservèrent jusque vers cette époque leur langue et leurs mœurs scandinaves[3]. Mais ils devaient finalement se laisser absorber par la population qu’ils gouvernaient et exploitaient, et c’est ainsi que le nom de ces hardis aventuriers du ixe siècle, par une extraordinaire fortune, a passé à travers les vicissitudes de l’histoire au plus grand des peuples slaves et à l’empire le plus étendu qui soit au monde. Par la situation de leur pays, les Norvégiens et les Danois étaient orientés vers l’ouest. Les pays qui s’offraient à leurs entreprises n’étaient pas, comme l’Empire byzantin ou l’Empire arabe, des États florissants, couverts de villes et promettant de fructueux profits commerciaux, mais des régions purement agricoles n’ayant rien à vendre ni à acheter. Aussi, tandis que les Suédois se trouvant en rapports avec des sociétés économiquement très avancées, cherchent avant tout à trafiquer avec elles, les Danois et les Norvégiens apparaissent-ils, soit comme des pirates et des pillards, soit comme des coureurs de la mer[4].

En même temps qu’ils assaillent les côtes du sud et de l’ouest, leurs bateaux explorent les eaux du nord. Des Norvégiens s’installent de bonne heure aux îles Feroë, découvrent l’Irlande en 874, la colonisent et, un siècle plus tard, s’avanceront de là jusqu’à la côte du Groenland. Mais c’est naturellement vers les régions européennes qu’ils sont surtout attirés par l’espoir du butin. L’Angleterre fut la première à supporter leurs attaques. Dès 783, un débarquement a lieu dans le Northumberland où les monastères de Lindisfarne et de Jarrow sont pillés et brûlés. Depuis lors, les incursions se succèdent, de plus en plus nombreuses et vigoureuses. Les rois anglo-saxons ne parviennent pas à repousser les envahisseurs. Au milieu du ixe siècle, la plus grande partie de la région orientale de l’île leur appartient, et en 878 Alfred le Grand est obligé de leur abandonner par traité le pays situé à l’est d’une ligne tirée de Londres à Chester, et qui fut longtemps désigné depuis lors sous le nom de Danelaw. L’Irlande n’échappe pas davantage à l’envahissement scandinave. Dublin fut, depuis le milieu du ixe siècle, et resta jusqu’au commencement du xie, une espèce de colonie normande. De ces postes insulaires, les hardis aventuriers se lançaient audacieusement vers le sud. Ils infestèrent les côtes du Portugal et de l’Espagne où ils attaquèrent Lisbonne et Séville (844), passèrent le détroit de Gibraltar, pillant Algésiras et les Baléares, s’avancèrent jusqu’aux bouches du Rhône, et débarquèrent parfois, rivaux lointains des pirates musulmans, sur les côtes italiennes. L’Empire franc par son voisinage, l’étendue de son littoral et le grand nombre de fleuves profonds qui y débouchent, devait avoir, et eut en réalité, le plus à souffrir des Normands. Depuis le règne de Louis le Pieux jusqu’au commencement du xe siècle, leurs incursions furent incessantes. Tout d’abord, elle apparurent tantôt sur un point, tantôt sur un autre, déroutant la défense par leur soudaineté et leur imprévu. Le Rhin, l’Escaut, la Meuse, la Seine, la Loire furent successivement remontés aussi loin que leurs eaux pouvaient porter les barques, et leurs rives dévastées à fond. Puis, le pays étant mieux connu par l’ennemi, il procéda avec plus de méthode et s’en tint surtout à la région qui, du nord de la Seine, s’avance jusqu’à la Frise. Le port de Duurstede, pillé quatre fois de suite (834-837), n’est plus qu’un amas de ruines ; Utrecht est détruit en 857. Il semble qu’un État scandinave et païen soit sur le point de se fonder en Frise, car en 890 l’empereur Lothaire, impuissant à repousser le viking Rurik lui donne en fief les rives du Waal et, en 882, Charles le Gros renouvelle cette concession en faveur de Godefroid, un autre barbare. L’année 879 marque l’apogée de la crise. Une véritable armée débarque sur les bords du Rhin et de l’Escaut qui, appuyée successivement sur ces camps retranchés établis à Gand et à Courtrai, puis à Elsloo, près de Maestricht, et enfin à Louvain, met durant plusieurs années toute la région en coupe réglée. Charles le Gros en 844 ne put la détourner de l’Allemagne rhénane que par un traité humiliant. Elle se dirige alors vers la Seine et s’obstine durant un an au siège de Paris qu’elle ne parvient pas à enlever (885). Après avoir promené la dévastation dans toute la France du nord, elle reparut en 891 à Louvain. Ce fut pour y être attaquée et anéantie enfin par Arnould de Carinthie. Depuis lors, les Normands ne risquèrent plus que quelques coups de main sur le territoire des Pays-Bas. Mais la Seine demeura longtemps encore leur objectif. Enfin en 911, Charles le Simple, ne pouvant les repousser, céda en fief à leur chef Rollon, la région d’entre Seine et Epte qui constitue depuis lors le duché de Normandie. Ce fut la fin des invasions. La Scandinavie, épuisée d’ailleurs par son effort et pourvue de conquêtes suffisantes, cessa d’épancher son trop plein sur le continent.

Le succès de ces agressions ne s’explique que par la faiblesse de l’État carolingien et par sa décomposition croissante. Pour résister aux Barbares, il eut fallu une flotte. Sans finances, comment en constituer une ? Et comment construire des forteresses pour la protection des côtes ? Comment, au milieu des luttes des rois entre eux et de la dissolution de la monarchie, concentrer les efforts et mener les armées à l’ennemi ? En réalité, les rois abandonnèrent la partie et laissèrent l’aristocratie tenir tête, comme elle put, par des efforts locaux et décousus, à l’invasion harcelante. Les chroniqueurs de l’époque ont conservé le souvenir de l’héroïsme de bon nombre de féodaux qui, comme les comtes de Paris, Robert le Fort et Eudes (le futur roi), établirent dans ces luttes, leur réputation. Mais d’autres n’y virent qu’un moyen de chantage pour s’assurer un accroissement de fortune en effrayant la faiblesse des rois par la menace de s’allier aux barbares. Sans les invasions normandes ce grand échafaudage carolingien serait tombé tout de même. Les secousses auxquelles il fut soumis ne firent que hâter sa chute.

La cession de la Normandie à Rollon n’est que de quelques années postérieure à la conquête de Kiev par Oleg[5]. La comparaison entre les deux États est intéressante. En Russie, les Normands furent et restèrent les maîtres du pays et y instituèrent, suivant leurs coutumes nationales, le gouvernement des Slaves qu’ils traitèrent en sujets. En France, en contact avec une civilisation supérieure, leur attitude fut toute différente. Rollon et les siens passent au christianisme et se mettent aussitôt à s’assimiler avec une rapidité surprenante. Vingt-cinq ans après leur arrivée, on ne parle plus scandinave qu’à Bayeux et sans doute sur la côte où les noms de lieux en beuf rappellent qu’il y a eu là une population de langue germanique. La francisation est si complète qu’il n’y a pas un seul mot scandinave dans le dialecte normand. Il n’y a pas plus de scandinavisme dans les institutions du duché. Elles s’adaptèrent tout de suite au milieu et ne diffèrent, en rien d’essentiel, de celles des autres grands fiefs. Cinquante ans après Rollon, la Normandie est une province aussi française que la Bourgogne ou la Champagne. Il ne faut pas oublier que c’est sur son territoire qu’est née la Chanson de Roland et que s’élevèrent quelques-uns des plus beaux spécimens de l’architecture romane, tels les grandes églises de Caen et de Bayeux. De germanisme il n’y a pas trace. Il y en a si peu que quand les Normands envahiront la Sicile et ensuite l’Angleterre (1066), ils y apparaîtront comme des conquérants français. Ce qui leur est resté, c’est l’esprit d’aventure qui, dès le commencement du xie siècle, en fait partir des masses pour l’Italie où quarante d’entre eux revenant d’un pélerinage ayant été retenus en solde, ont fait savoir ce qu’il y avait à y gagner. Sans doute, faut-il y voir aussi, comme dans les migrations flamandes et brabançonnes de l’époque, la conséquence d’une surpopulation.

  1. Ce sont là les étiquettes des partis. Au fond les ecclésiastiques seuls ont pu avoir un programme ; les laïcs se groupèrent suivant leur sympathies et leurs intérêts.
  2. En 916, le pape Jean X, avec le roi Bérenger et des secours byzantins, s’emparèrent du camp retranché des Musulmans sur le Garigliano. Depuis lors, l’Italie centrale en fut débarrassée
  3. Ce sont ces nouveaux venus qui s’appellent en russe, d’un vieux mot suédois signifiant : « étranger » (vaering). De là les βαϱαγγοι de la garde de Constantinople composée surtout, au début, de Scandinaves.
  4. Les Russes attaquèrent d’ailleurs Constantinople en 865, 907, 941, 944, 1043.
  5. Ce n’est que dans le courant du xie siècle que les Scandinaves s’assimilent aux Slaves. En 1018 Kiev est encore toute scandinave.