Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/8


CHAPITRE III

LA RESTAURATION DE L’EMPIRE EN OCCIDENT

I. – Charlemagne (768-814)

Charlemagne s’est décerné lui-même le nom de grand, et la postérité a si complètement ratifié ce titre que, par un phénomène unique, elle l’a indissolublement uni à son nom (Charlemagne, Carolus magnus). César et Napoléon seuls jouissent d’une gloire aussi universelle que la sienne. De même que dans les langues germaniques, « César » (kaiser) est devenu synonyme d’empereur, de même Charles (carol, kiral, kral) a pris en hongrois et dans les langues slaves la signification de roi. La légende carolingienne est au Moyen Âge l’une des sources les plus abondantes de la littérature en langue vulgaire. C’est d’elle que sort directement le plus ancien poème épique français : la Chanson de Roland. Et elle inspire encore, en pleine Renaissance, le Tasse et Arioste.

À y regarder de près cependant, on aperçoit bientôt que le règne de Charlemagne n’est, à quelque point de vue qu’on l’envisage, que la continuation et comme le prolongement de celui de son père. Aucune originalité n’y apparaît : alliance avec l’Église, lutte contre les païens, les Lombards et les Musulmans, transformations gouvernementales, souci de réveiller les études de leur torpeur, tout cela se rencontre en germe déjà sous Pépin. Comme tous les grands remueurs d’histoire, Charles n’a fait qu’activer l’évolution que les besoins sociaux et politiques imposaient à son temps. Son rôle s’adapte si complètement aux tendances nouvelles de son époque qu’il en paraît être l’instrument et qu’il est bien difficile de distinguer dans son œuvre ce qui lui est personnel et ce qu’elle doit au jeu même des circonstances.

Au moment où il succéda à son père (768), la question religieuse, ou si l’on veut et ce qui revient au même à cette époque, la question ecclésiastique dominait toutes les autres et demandait une solution. Ni l’évangélisation de la Germanie païenne n’était achevée, ni un modus vivendi définitif ne réglait les rapports du roi des Francs avec la papauté toujours menacée par les Lombards. On peut dire que c’est à mener à bien cette double tâche que Charles employa le meilleur de ses forces durant la première partie de son règne.

Au delà du Rhin, un puissant peuple conservait encore, avec son indépendance, la fidélité au vieux culte national : les Saxons, établis entre l’Ems et l’Elbe, depuis les côtes de la Mer du Nord jusqu’aux montagnes du Harz. Seuls de tous les Germains, c’est par mer qu’à l’époque du grand ébranlement des invasions, ils avaient été chercher des terres nouvelles. Durant tout le v{e}} siècle, leurs barques avaient inquiété les côtes de Gaule aussi bien que celles de Bretagne. Il y eût des établissements Saxons, encore reconnaissables aujourd’hui à la forme des noms de lieux, à l’embouchure de la Canche et à celle de la Loire. Mais c’est seulement en Bretagne que des Saxons et des Angles, peuple du sud du Jutland étroitement apparenté à eux, fondèrent un état de choses durable. Ils refoulèrent la population celtique de l’île dans les districts montagneux de l’ouest, Cornouailles et pays de Galles d’où, se trouvant trop à l’étroit, elle émigra au vie siècle en Armorique, qui prit dès lors le nom de Bretagne, comme la Bretagne elle-même reçut de ses envahisseurs le nom d’Angleterre. Sept petits royaumes anglo-saxons, dont les noms survivent de nos jours dans ceux d’autant de comtés anglais, s’installèrent sur le territoire abandonné par ses anciens habitants. Au reste, ces Saxons insulaires ne conservèrent pas de rapports avec leurs compatriotes du continent. Ils les avaient si bien oubliés qu’à l’époque où, après avoir été évangélisés par Grégoire le Grand, ils entreprirent la conversion des Germains, ce n’est pas vers eux, mais vers la Haute-Allemagne que leurs missionnaires dirigèrent leurs efforts.

Au milieu du viiie siècle, les Saxons continentaux se trouvaient donc n’avoir subi, par une fortune singulière, ni influence romaine, ni influence chrétienne. Pendant que leurs voisins se romanisaient ou se convertissaient, ils restaient purement germains, et durant les longs siècles de leur isolement, leurs institutions primitives comme leur culte national s’étaient développés et affermis. Le royaume franc, auquel ils touchaient, n’était pas en mesure d’exercer sur eux le prestige et l’attraction dont l’Empire romain avait jadis été l’objet de la part des barbares. À côté de lui, ils conservaient leur indépendance à laquelle ils tenaient d’autant plus qu’elle leur permettait, sous prétexte de guerre, d’en piller les provinces limitrophes. Ils étaient attachés à leur religion comme à la marque et à la garantie de cette indépendance.

On peut considérer les campagnes que Charles mena contre eux de 780 à 804, comme les premières guerres de religion de l’Europe. Jusqu’alors le christianisme s’était répandu paisiblement chez les Germains. Aux Saxons il fut imposé par la force. Le peuple fut contraint de recevoir le baptême, et la peine de mort fut décrétée contre tous ceux qui sacrifieraient encore aux « idoles ». Il est certain que cette nouveauté n’est qu’une conséquence du caractère ecclésiastique que venait de recevoir la royauté. Tenant son pouvoir de Dieu, le roi ne pouvait plus tolérer parmi ses sujets des dissidences en matière de culte ou de foi. Refuser le baptême ou, l’ayant reçu, en violer les promesses, c’était en même temps que sortir de la communion de l’Église, se mettre hors la loi ; c’était commettre une double infidélité envers l’Église et envers l’État. De là les violences et les massacres des guerres contre les Saxons et de là aussi l’acharnement qu’ils mirent à défendre leurs dieux devenus les protecteurs de leur liberté. Pour la première fois, le christianisme se heurta chez les païens à une résistence nationale, parce que pour la première fois il leur fut apporté par la conquête. Les Anglo-Saxons s’étaient convertis à la voix de quelques moines. Les Saxons du continent luttèrent désespérément pour le maintien de leur culte et leur lutte ouvre la série des sanglants conflits que devait provoquer, dans la suite des âges, la doctrine de la religion d’État.

Il faut reconnaître, d’ailleurs, que la sécurité du royaume franc imposait la conquête de ce peuple qui était pour lui, dans le nord, une menace permanente. L’annexion et la conversion de la Saxe firent entrer toute l’ancienne Germaine dans la communauté de la civilisation européenne. Lorsqu’elles furent achevées, la frontière orientale de l’Empire carolingien atteignit à l’Elbe et à la Saale. Elle se dirigeait de là jusqu’au fond de l’Adriatique par les montagnes de Bohême et le Danube, englobant le pays des Bavarois, dont le duc Tassilo fut déposé en 787. Au delà c’était le domaine de la barbarie, Slaves à l’est, Avars au sud.

Il fallut tout de suite combattre les Avars. Ce peuple de cavaliers, d’origine finnoise, que nous avons vu au vie siècle anéantir les Gépides de compte à demi avec les Lombards, s’était depuis lors établi dans la vallée du Danube d’où il harcelait à la fois l’Empire byzantin et la Bavière. Plusieurs expéditions furent nécessaires pour en venir à bout. Ce furent des campagnes d’extermination. Les Avars furent massacrés au point de disparaître comme peuple, et de nos jours encore le proverbe russe : « Il a disparu comme les Avars », rappelle l’impression que dut produire dans l’Europe orientale l’anéantissement de ces pillards sauvages et cruels qui avaient fait peser durant un siècle sur les Slaves des Carpathes une insupportable tyrannie. L’opération terminée, Charles pour parer à de nouvelles agressions, jeta en travers de la vallée du Danube une marche, c’est-à-dire un territoire de garde soumis à une administration militaire. Ce fut la « marche » orientale (marca orientalis), point de départ de l’Autriche moderne qui en a conservé é le nom.

Dès avant la fin du viie siècle les Slaves s’étaient avancés en Europe centrale. Ils avaient pris possession du pays abandonné par les Germains entre la Vistule et l’Elbe, par les Lombards et les Gépides en Bohême et Moravie. De là ils avaient franchi le Danube et s’étaient introduits en Thrace où ils s’étaient répandus jusque sur les côtes de l’Adriatique.

De ce côté encore, il fallait assurer la sécurité de l’Empire. Depuis 807 d’autres « marches » furent établies le long de l’Elbe et de la Saale, barrant le passage aux tribus slaves des Wendes, des Sorabes, des Obodrites.

Cette frontière fut en même temps, comme le Rhin l’avait été au ive et au ve siècle, la frontière entre l’Europe chrétienne et le paganisme. Il est intéressant pour l’appréciation des idées religieuses de ce temps, de constater qu’il y eût là momentanément un renouveau de l’esclavage. Le paganisme des Slaves les mettant en dehors de l’humanité, ceux d’entre eux qui étaient faits prisonniers étaient vendus comme un simple bétail. Aussi le mot qui dans toutes les langues occidentales désigne l’esclave (esclave, sklave, slaaf) n’est-il autre que le nom même du peuple slave. Le « slave » fut pour les gens du ixe et du xe siècle, ce que fut le « noir » pour ceux du xviie, du xviiie et du xixe siècle. La constitution économique de l’époque n’avait d’ailleurs que faire, on le verra plus loin, du travail servile, et c’est sans doute à cette circonstance qu’est dû le faible développement du commerce des esclaves et par là de l’esclavage lui-même.

À l’autre bout de l’Europe, le long des Pyrénées, ce n’étaient pas avec les barbares païens, mais avec les Musulmans que le royaume était en contact. Depuis leur défaite de Poitiers, ils n’avaient plus menacé la Gaule. L’arrière-garde qu’ils avaient laissée dans le pays de Narbonne en avait été refoulée par Pépin le Bref. L’Espagne, où venait de s’installer le khalifat de Cordoue, ne regardait plus vers le nord, et la civilisation brillante, qui s’y répandit sous les premiers Ommiades, dirigeait toute son activité vers les établissements islamiques des bords de la Méditerranée. La rapidité des progrès de l’Islam dans les sciences, les arts, l’industrie, le commerce et tous les raffinements de la société policée, est presque aussi étonnante que la rapidité de ses conquêtes. Mais ces progrès eurent naturellement pour conséquence de détourner ses énergies des grandes entreprises de prosélytisme, pour les concentrer sur lui-même. En même temps que la science se développa et que l’art s’épanouit, surgirent des querelles religieuses et des querelles politiques. L’Espagne n’en était pas plus épargnée que le reste du monde musulman. C’est l’une d’elles qui provoqua l’expédition de Charles au delà des Pyrénées. En lutte avec le khalife de Cordoue, trois émirs arabes d’Espagne lui avaient demandé des secours. Il apparut lui-même, en 778, à la tête d’une armée, refoula les Musulmans au delà de l’Èbre, mais échoua au siège de Saragosse[1] et repassa les monts après une campagne peu glorieuse. Le seul résultat en fut l’érection de la « marche » d’Espagne entre l’Èbre et les Pyrénées, laquelle servit dans la suite aux petits royaumes chrétiens, qui s’étaient constitués dans les montagnes des Asturies, de poste avancé contre les Arabes dans la longue lutte qui devait aboutir, au xve siècle, à l’affranchissement de la Péninsule[2]. Pour les contemporains, l’expédition passa à peu près inaperçue. Le souvenir du comte Roland, tué pendant une escarmouche contre des Basques qui, dans le col de Ronceveaux, s’étaient jetés sur les bagages de l’armée, ne se perpétua tout d’abord que parmi les gens de sa province, dans le pays de Coutances. Il fallut l’enthousiasme religieux et guerrier, qui s’empara de l’Europe, à l’époque de la première Croisade, pour faire de Roland le plus héroïque des preux de l’épopée française et chrétienne et transformer la campagne dans laquelle il trouva la mort en une lutte gigantesque entreprise contre l’Islam par « Carles li reis nostre emperere magne ».

De toutes les guerres de Charlemagne, celles qu’il entreprit contre les Lombards sont les plus importantes par leurs conséquences politiques et celles aussi où se montre le plus clairement le lien qui rattache intimement la conduite de Charles à celle de son père. L’alliance avec la papauté les imposait, non seulement dans l’intérêt du pays, mais dans celui même du roi des Francs. Pépin avait espéré, à la fin de son règne, un arrangement pacifique avec les Lombards. Charles épousa donc la fille de leur roi Didier. Mais il en fut de ce mariage comme de toutes les unions princières avec lesquelles ne coïncide ni l’union des vues, ni l’union des intérêts ; il ne servit à rien. Les Lombards continuèrent à menacer Rome et leur roi noua même contre son gendre de dangereuses intrigues avec le duc des Bavarois et avec la propre belle-sœur de Charles. Celui-ci répudia sa femme et franchit les Alpes en 773. La dynastie fut détrônée et Charles se proclama lui-même roi des Lombards. Didier, après une longue résistance dans Pavie, fut envoyé dans un monastère.

Ainsi l’État lombard, dont la naissance avait mis fin à l’unité politique de l’Italie, attira sur elle, en mourant, la conquête étrangère. Elle n’était plus désormais qu’un appendice de la monarchie franque et elle ne devait s’en détacher, à la fin du ixe siècle, que pour tomber bientôt après sous la domination allemande. Par un renversement complet du cours de l’histoire, elle qui s’était jadis annexé le nord de l’Europe, était maintenant annexée par lui et cette destinée n’est en un certain sens qu’une conséquence des bouleversements politiques qui avaient transporté de la Méditerranée au nord de la Gaule le centre de gravité du monde occidental.

Et pourtant, c’est Rome, mais la Rome des papes, qui a décidé de son sort. On ne voit pas quel intérêt aurait poussé les Carolingiens à attaquer et à conquérir le royaume lombard, si leur alliance avec la papauté ne les y avait contraints. L’influence que l’Église, débarrassée de la tutelle de Byzance, va désormais exercer sur la politique de l’Europe, apparaît ici pour la première fois en pleine lumière. L’État ne peut désormais se passer de l’Église ; entre elle et lui se forme une association de services mutuels qui, les mêlant sans cesse l’un à l’autre, mêle aussi continuellement les questions spirituelles aux questions temporelles et fait de la religion un facteur essentiel de l’ordre politique. La reconstitution de l’Empire romain, en 800, est la manifestation définitive de cette situation nouvelle et le gage de sa durée dans l’avenir.

II. — L’Empire

Élargi par la conquête à l’est jusqu’à l’Elbe et au Danube, au sud jusqu’à Bénévent et jusqu’à l’Èbre, la monarchie franque, à la fin du viiie siècle, renferme à peu près tout l’Occident chrétien. Les petits royaumes anglo-saxons et espagnols, qu’elle n’a pas absorbés, ne sont qu’une quantité négligeable et ils lui prodiguent d’ailleurs les témoignages d’une déférence qui, pratiquement, équivaut à la reconnaissance de son protectorat. En fait, la puissance de Charles s’étend à tous les pays et à tous les hommes qui reconnaissent dans le pape de Rome le vicaire du Christ et le chef de l’Église. En dehors d’elle, ou c’est le monde barbare du paganisme, ou le monde ennemi de l’Islam, ou enfin le vieil Empire byzantin, chrétien sans doute, mais d’une orthodoxie bien capricieuse et de plus en plus se groupant autour du patriarche de Constantinople et laissant le pape à l’écart. De plus, le souverain de cette immense monarchie est tout à la fois l’obligé et le protecteur de l’Église. Sa foi est aussi solide que son zèle pour la religion est ardent. Peut-on s’étonner, dans de semblables conditions, que l’idée se soit présentée d’elle-même, aux délibérations de la papauté, de profiter d’un moment si favorable pour reconstituer l’Empire romain, mais un Empire romain dont le chef, couronné par le pape au nom de Dieu, ne devra son pouvoir qu’à l’Église, et n’existera que pour l’aider dans sa mission, un Empire qui, n’ayant pas d’origine laïque, ne devant rien aux hommes, ne formera pas à proprement parler un État, mais se confondra avec la communauté des fidèles dont il sera l’organisation temporelle, dirigée et inspirée par l’autorité spirituelle du successeur de Saint Pierre ? Ainsi, la société chrétienne recevra sa forme définitive. L’autorité du pape et celle de l’empereur, tout en restant distinctes l’une de l’autre, seront pourtant aussi étroitement associées que, dans le corps de l’homme, l’âme l’est à la chair. Le vœu de Saint Augustin sera accompli. La cité terrestre ne sera que la préparation de l’acheminement à la cité céleste. Conception grandiose, mais exclusivement ecclésiastique, dont Charles n’a jamais saisi exactement, semble-t-il, toute la portée et toutes les conséquences. Son génie simple et positif n’a pu comprendre que le rôle qui lui était assigné allait bien au delà de celui d’un simple protecteur du pape et de la religion. Peut-être cependant, s’en est-il douté et, avant de franchir le Rubicon en faveur de l’Église, a-t-il manifesté quelques hésitations et demandé des éclaircissements. Pour y couper court, le pape, sûr de lui, a brusqué les choses.

En l’an 800, dans la basilique du Latran, à la fin de la messe de Noël, Léon III s’approchant du roi des Francs au milieu des acclamations du peuple, lui plaça la couronne sur la tête et, l’ayant salué du nom d’empereur, se prosterna devant lui et l’ « adora » suivant le cérémonial byzantin. Le pas décisif était franchi, l’Empire romain était reconstitué, et il l’était par les mains du successeur de Saint Pierre.

Charles en manifesta quelque humeur. Il dut trouver étrange, lui qui n’était venu à Rome que pour apaiser une révolte et qui, quelques jours auparavant, avait siégé comme juge entre le pape et les grands de la ville, de recevoir la couronne impériale de celui qu’il regardait comme son protégé. En 813, il fit changer, en faveur de son fils Louis, le cérémonial qui l’avait froissé : la couronne fut posée sur l’autel et Louis la plaça lui-même sur sa tête, sans l’intervention du pape. Cette nouveauté, qui disparut dans la suite, ne changeait rien, au surplus, au caractère de l’Empire. Bon gré, mal gré, il restait une création de l’Église, quelque chose d’extérieur et de supérieur au monarque et à la dynastie. C’était à Rome qu’en était l’origine et c’était le pape seul qui en disposait.

Il en disposait, bien entendu, non comme prince de Rome, mais comme successeur et représentant de Saint Pierre. De même qu’il tenait son autorité de l’apôtre, c’est au nom de l’apôtre qu’il conférait le pouvoir impérial. L’une et l’autre découlaient directement de la même source divine, et la mosaïque de Saint Jean de Latran représentant Léon III et Charlemagne agenouillés aux pieds de Saint Pierre et recevant de lui, l’un les clefs, l’autre la bannière, symbolise très exactement la nature de leurs pouvoirs, confondus dans leur origine, distincts dans leur exercice[3].

Mais pour que la pratique corresponde à la théorie, pour que le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel n’empiétent pas l’un sur l’autre, ou plutôt pour que leurs empiétements inévitables n’amènent pas de conflits et n’ébranlent pas le majestueux édifice qui s’appuie sur eux, il faut qu’ils soient associés et, pour ainsi dire, rythmés par la réciprocité d’une confiance intime et absolue. Préposés l’un et l’autre, en effet, celui-ci au gouvernement des âmes, celui-là au gouvernement des corps, qui leur indiquera la limite exacte de leurs compétences ? Il est d’autant plus impossible de la tracer que l’autorité du pape sur la hiérarchie catholique est encore mal définie. L’empereur nomme des évêques, convoque des synodes, légifère en matière de discipline ecclésiastique et d’instruction religieuse. De la part d’un Charlemagne, cela ne soulève aucun inconvénient. Mais après lui ! Comment garantir le pape contre les intentions de ses successeurs ? Et comment, d’autre part, garantir ces successeurs contre les intentions du pape ? Car si la conception impériale introduit l’État dans l’Église, elle introduit l’Église dans l’État. Et qu’arrivera-t-il le jour où le successeur de Saint Pierre se croira obligé d’intervenir dans le gouvernement civil pour le redresser ou pour le diriger ?

En attendant que l’avenir voie se poser et se débattre ces questions redoutables, la restauration de l’Empire tourne évidemment au commun profit de la société religieuse et de la société civile. Grâce au zèle et à la vigilance de l’empereur, l’Église jouit d’une sérénité, d’une autorité, d’une influence et d’un prestige qu’elle n’avait plus connus, depuis Constantin. Charles étend sa sollicitude aux besoins matériels du clergé, à son état moral et à son apostolat. Il comble de donations les évêchés et les monastères et les place sous la protection d’« avoués » nommés par lui ; il rend la dîme obligatoire dans toute l’étendue de l’Empire. Il prend soin de ne préposer aux diocèses que des hommes aussi recommandables par la pureté de leurs mœurs que par leur dévouement ; il seconde sur les frontières l’évangélisation des Slaves, surtout il excite les évêques à améliorer l’instruction des clercs et, fidèlement secondé par Alcuin, impose aux écoles cathédrales et monastiques le souci des règles exactes du chant et cette réforme de l’écriture, d’où est sortie la minuscule caroline, si pure et si claire de formes que les imprimeurs italiens de la Renaissance lui ont emprunté les caractères de la typographie moderne. L’étude des Livres saints comme celle des lettres antiques sont remises en honneur, et dans les écoles se forme une génération de clercs qui professe pour la barbarie du latin mérovingien le même mépris que les humanistes devaient témoigner, sept siècles plus tard, au jargon scolastique des magistri nostri. Il en est qui vont jusqu’à s’initier aux rythmes les plus variés de la prosodie, si bien que les érudits de nos jours ont pu constituer un recueil des poètes du ixe siècle qui ne manque, par endroits, ni d’agrément ni de saveur. Mais ce n’étaient là que les délassements de travailleurs dont l’inspiration et les tendances sont essentiellement religieuses. La soi-disant renaissance carolingienne est aux antipodes de la Renaissance proprement dite. Entre elles il n’y a rien de commun, si ce n’est un renouveau d’activité intellectuelle. Celle-ci, purement laïque, retourne à la pensée antique pour s’en pénétrer. Celle-là, exclusivement ecclésiastique et chrétienne ne voit dans les anciens que des modèles de style. Pour elle, l’étude ne se justifie que par ses fins religieuses. Les trois doigts qui tiennent la plume sont, dit-on, le symbole des trois personnes de la trinité divine. Comme les Jésuites du xvie siècle, les clercs carolingiens n’écrivent qu’à la gloire de Dieu et, à condition de ne pas forcer le rapprochement, on peut trouver que la position qu’ils prirent à l’égard de l’Antiquité est assez analogue à celle que devait adopter la célèbre compagnie.

Charles n’a pas uniquement favorisé les études par sollicitude pour l’Église ; le souci du gouvernement a contribué aussi aux mesures qu’il a prises dans leur intérêt. Depuis que l’instruction laïque avait disparu, l’État devait forcément recruter parmi les clercs, sous peine de retomber dans la barbarie, l’élite de son personnel. Déjà sous Pépin le Bref, la chancellerie ne se compose plus que d’ecclésiastiques et l’on peut croire que Charles, en ordonnant de perfectionner l’enseignement de la grammaire et de réformer l’écriture, a eu tout autant en vue la correction linguistique et calligraphique des diplômes expédiés en son nom ou des capitulaires promulgués par lui, que celle des missels et des antiphonaires. Mais il a été plus loin et a visé plus haut. On surprend chez lui, et très visiblement, l’idée de faire pénétrer l’instruction parmi les fonctionnaires laïques en les mettant à l’école de l’Église ou, pour mieux dire, en les faisant élever dans les écoles de l’Église. De même que les Mérovingiens avaient cherché à calquer leur administration sur l’administration romaine, il a voulu imiter, dans la mesure du possible, pour la formation des agents de l’État, les méthodes employées par l’Église pour la formation du clergé. Son idéal a été, sans nul doute, d’organiser l’Empire sur le modèle de l’Église, c’est-à-dire de le pourvoir d’un personnel d’hommes instruits, dressés de la même façon, se servant entre eux et avec le souverain de la langue latine qui, de l’Elbe aux Pyrénées, servirait de langue administrative comme elle était déjà langue religieuse. Il était impossible que son génie pratique ne se rendît pas compte de l’impossibilité de maintenir l’unité d’administration de son immense empire où se parlaient tant de dialectes, au moyen de fonctionnaires illettrés et, par cela même, ne connaissant chacun que la langue de sa province. L’inconvénient n’eût pas existé dans un État national où la langue vulgaire eût pu devenir, comme elle l’était dans les petits royaumes anglo-saxons, la langue de l’État. Mais dans cette bigarrure de peuples qu’était l’Empire, l’organisation politique devait revêtir le même caractère universel que l’organisation religieuse, et se superposer également à tous les sujets, de même que celle-ci embrassait également tous les croyants. L’alliance intime de l’Église et de l’État achevait, au surplus, de recommander le latin comme langue de l’administration laïque. À quelque point de vue que l’on se place, il apparaît évident qu’il ne pouvait y avoir, en dehors de lui, nulle administration écrite. Le besoin de l’État l’imposait ; il devint, et il devait rester durant des siècles, la langue de la politique et des affaires, comme celle de la science.

Il s’en faut de beaucoup d’ailleurs que Charles ait réussi à créer ce fonctionnarisme instruit, latinisé, qu’il eût voulu léguer à ses successeurs. La tâche était trop lourde et trop vaste. Mais il y déploya une bonne volonté et une sincérité touchantes. Lui-même, payant de sa personne, apprit à écrire dans sa vieillesse, et rien peut-être ne fait mieux ressortir l’énergie et la persévérance de ce grand homme, que le passage d’Eginhard nous le montrant occupé à employer, la nuit, ses heures d’insomnie, en traçant des lettres sur une ardoise. À sa cour, une espèce de petite académie, dirigée par Alcuin, formait aux lettres des jeunes gens appartenant aux plus grandes familles de l’Empire et destinés à faire carrière plus tard soit dans l’Église, comme évêques, soit dans l’administration, comme comtes, avoués ou missi. Ses enfants reçurent tous cette instruction grammaticale et rhétorique en laquelle consistait l’enseignement littéraire, et il n’est pas douteux que l’exemple parti de si haut n’ait trouvé dans l’aristocratie bon nombre d’imitateurs[4]. Les quelques laïques, hommes ou femmes qui, sous Louis le Pieux et ses fils, ont écrit, comme Nithard et comme Duodha, des œuvres latines, ou, comme le comte Eberhard de Frioul et le comte Robert de Namur, eurent quelque sympathie pour les lettrés, montrent que tous ces efforts ne furent pas perdus. Au surplus cette tentative d’étendre aux classes supérieures l’enseignement ecclésiastique, née du désir de perfectionner l’organisation de l’Empire, ne devait pas survivre à celle-ci.

Les institutions de l’Église ont inspiré à Charles bien d’autres réformes. Ses capitulaires, rédigés sur le modèle des décisions promulguées par les conciles et les synodes, fourmillent d’essais de réformes, de tentatives d’amélioration, de velléités de perfectionner ou d’innover dans tous les domaines de la vie civile et de l’administration. Il introduisit au tribunal du palais, à la place de la procédure barbare et formaliste du droit germanique, la procédure par enquête qu’il emprunta aux tribunaux ecclésiastiques. L’idée du contrôle administratif qui fut réalisée par la création des missi dominici, commissaires itinérants chargés de surveiller la conduite des fonctionnaires, est très probablement aussi un emprunt fait à l’Église et adapté aux nécessités de l’État.

Le besoin d’amélioration et de réformes qui caractérise toute l’œuvre législative de Charles n’est d’ailleurs que la continuation ou, pour mieux dire, que l’efflorescence de tentatives que l’on surprend déjà chez Pépin le Bref. Celui-ci avait songé à remédier au chaos dans lequel était tombée l’organisation monétaire. Charles réalisa l’œuvre commencée. Il abandonna définitivement la frappe de l’or devenu trop rare en Occident pour pouvoir alimenter les ateliers monétaires. Il n’y eût plus depuis lors que des monnaies d’argent ; le rapport qu’il fixa entre elles est resté en usage dans toute l’Europe jusqu’à l’adoption du système métrique et continue à exister dans l’Empire anglais. L’unité en est la livre, divisée en 20 sous comprenant chacun 12 deniers. Seuls les deniers sont des monnaies réelles : le sou et la livre ne servent que comme monnaies de compte, et il en devait être ainsi jusqu’aux grandes réformes monétaires du xiiie siècle.

Il est naturellement impossible de songer à donner ici ne fût-ce qu’une idée approximative du contenu des capitulaires. Pour la plus grande partie, ils indiquent plutôt un programme que des réformes effectives, et on se tromperait fort en croyant que leurs innombrables décisions aient pu être réalisées. Celles même qui l’ont été, comme par exemple l’institution des tribunaux d’échevins, sont bien loin d’avoir pénétré dans toutes les parties de l’Empire. Tels qu’ils sont, les capitulaires restent le plus beau monument que nous ait conservé l’époque carolingienne. Mais évidemment les forces de la monarchie ne répondaient pas à ses intentions. Le personnel dont elle disposait était insuffisant et, surtout, elle trouvait dans la puissance de l’aristocratie, une limite qu’elle ne pouvait ni franchir, ni supprimer. L’accomplissement de l’idéal politico-religieux du carolingien requérait une puissance, une autorité et des ressources dont la constitution sociale et économique de l’époque ne lui permettait pas de disposer.

  1. Cette ville s’était d’ailleurs déclarée indépendante du khalifat Ommiade.
  2. Barcelone fut prise en 801 par Louis qui gouvernait l’Aquitaine et la marche érigée alors.
  3. Dans son titre officiel, Charles se dit Deo coronatus, ce qui correspond tout à fait à la conception que nous cherchons à exposer.
  4. Les filles de Charles le Chauve furent élevées par Hugbald, de l’abbaye de Saint-Amand.