Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/7

CHAPITRE II

LE ROYAUME FRANC

I. — La dislocation de l’État

De tous les royaumes fondés par les barbares sur le sol de l’Empire romain, celui des Francs était le seul dont les frontières englobaient un bloc compact de population germanique. Dès avant les conquêtes de Clovis en Gaule, les Francs Saliens, les Francs Ripuaires et les Alamans avaient colonisé en masse toute la rive gauche du Rhin, et s’étaient avancés assez profondément dans les vallées de la Moselle, de la Meuse et de l’Escaut. Clovis n’était lui-même à l’origine qu’un des nombreux petits rois sous le gouvernement desquels se répartissaient les Francs Saliens. Son royaume, qui devait correspondre à peu près à l’étendue de l’ancienne cité romaine de Tournai, ne lui fournissant pas les forces nécessaires pour mener à bien l’attaque qu’il méditait contre Syagrius, officier romain auquel obéissaient encore, au milieu de la Gaule envahie, la région d’entre Loire et Seine, il associa à son entreprise ses parents, les rois de Térouanne et de Cambrai. Mais il profita seul de la victoire. Syagrius défait, il s’appropria son territoire et employa la suprématie écrasante dont il jouissait désormais sur ses anciens égaux, pour se débarrasser d’eux. Soit par violence, soit par ruse, il les renversa ou les fit périr, fut reconnu par leurs peuples et en quelques années étendit son pouvoir à toute la région que le Rhin encercle de Cologne à la mer. Les Alamans qui, établis en Alsace et en Eifel, menaçaient d’une attaque de flanc le nouveau royaume, furent battus et annexés. S’étant ainsi assuré la possession de toute la Gaule septentrionnale du Rhin à la Loire, le roi des Francs put se consacrer à la conquête de la riche Aquitaine. Elle appartenait aux Wisigoths. Converti au catholicisme depuis 496, Clovis prétexta de leur hérésie pour leur faire la guerre, les battit à Vouillé (507) et porta la frontière jusqu’aux Pyrénées. La Provence le séparait encore de la Méditerranée. Mais Théodoric n’entendait pas laisser le royaume Franc s’étendre jusqu’aux portes de l’Italie, et Clovis dut renoncer à la Provence que Théodoric, pour plus de sûreté, annexa à ses États. Ses fils achevèrent l’œuvre si bien commencée, s’emparèrent du royaume que les Burgondes avaient érigé dans la vallée du Rhône (533), se mirent en possession de la Provence, du Golfe de Lion jusqu’au Rhône : toute l’ancienne Gaule se trouva désormais soumise à la dynastie mérovingienne.

Conformément au caractère méditerranéen que l’Europe occidentale conserva jusqu’à la fin du viie siècle, c’est vers le sud qu’elle chercha tout d’abord à s’agrandir. Des armées franques disputèrent quelque temps aux Lombards l’Italie septentrionale. Mais l’invasion musulmane, on l’a vu plus haut, devait mettre fin brusquement à l’orientation traditionnelle des contrées du nord vers celles du midi. Le dernier conquérant mérovingien, Dagobert Ier, tourna son effort vers la Germanie, et s’avança même jusqu’au Danube. Puis l’expansion cesse et la décadence commence.

La fermeture de la Méditerranée par les Musulmans ne marque pas seulement une nouvelle orientation politique de l’Europe, mais aussi, si l’on peut dire, la fin du monde antique.

Jusqu’au régime de Dagobert Ier en effet, l’État mérovingien ne s’est pas séparé de la tradition romaine. L’état social du pays, après le trouble profond que lui font subir les invasions, reprend son ancien caractère romain. Les terres du fisc impérial avaient, il est vrai, passé au roi, mais les grands propriétaires gallo-romains, sauf de rares exceptions, avaient conservé leurs domaines, organisés comme ils l’étaient sous l’Empire. Il est frappant, à ce sujet, de constater que le pape Grégoire le Grand, pour restaurer l’administration des énormes propriétés foncières de l’Église, ne fait que reconstruire le système domanial romain.

Le commerce, le calme une fois rétabli, avait repris son activité. Marseille, centre du grand commerce maritime avec l’Orient, recevait ces marchands syriens que l’on retrouve d’ailleurs dans les villes importantes du sud de la Gaule et qui, avec les Juifs, sont les principaux trafiquants du pays. Les villes de l’intérieur conservent une bourgeoisie de commerçants parmi lesquels il en est qui, en plein vie siècle, nous sont connus comme des notables riches et influents.

Et grâce à ce commerce régulier qui maintient dans la population une importante circulation de marchandises et d’argent, le trésor du roi, alimenté par les tonlieux, ne cesse de disposer de ressources importantes, aussi considérables, si pas d’avantage, que celles qu’il retire du revenu des domaines royaux et du butin de guerre.

Certes cette civilisation de l’Empire qui se survit est tombée dans une profonde décadence, mais elle a conservé ses traits essentiels.

Évidemment les fonctionnaires importants, choisis parmi les grands, font preuve vis-à-vis du pouvoir, d’une singulière indépendance et l’impôt, sans doute, n’est bien souvent perçu par le comte qu’à son profit personnel, ce qui explique le nom d’ « exaction » qu’il commence à prendre dans la langue du temps.

L’affaiblissement de l’ancienne administration romaine, coupée de Rome, et dont le roi maintient avec peine les derniers vestiges, permet à l’aristocratie des grands propriétaires de prendre, en face du roi et dans la société, une position de plus en plus forte. C’est surtout dans le nord, en Austrasie, où la romanisation s’est presqu’entièrement effacée, qu’elle s’assure, dès le viie siècle, une prépondérance absolue.

Cette aristocratie, dont l’action grandit sans cesse, n’a rien d’une noblesse. Elle ne se distingue pas du reste de la nation par sa condition juridique, mais seulement par sa condition sociale. Ceux qui la composent sont, pour parler comme leurs contemporains, des grands (majores), des magnats (magnates), des puissants (potentes), et leur puissance dérive de leur fortune. Tous sont de grands propriétaires fonciers : les uns descendent de riches familles gallo-romaines antérieures à la conquête franque, les autres, sont des favoris que les rois ont largement pourvus de terres, ou des comtes qui ont profité de leur situation pour se constituer de spacieux domaines. Qu’ils soient d’ailleurs romains ou germaniques de naissance, les membres de cette aristocratie forment un groupe lié par la communauté des intérêts, et chez lequel n’a pas tardé à disparaître et à se fondre dans l’identité des mœurs, la variété des origines. À mesure que l’État, auquel ils fournissent les plus importants de ses agents, se montre plus incapable de remplir sa tâche essentielle et primordiale, autrement dit de garantir la personne et les biens de ses sujets, leur prépondérance s’affirme davantage. Leur situation personnelle profite des progrès de l’anarchie générale et l’insécurité publique augmente sans cesse leur influence privée. En tant qu’officiers du roi, les comtes traquent et rançonnent les pauvres gens qu’ils devraient protéger mais du jour où ces pauvres gens, n’en pouvant plus, leur auront cédé leurs terres et leurs personnes et seront venus s’annexer à leurs domaines, ces mêmes comtes, en tant que grands propriétaires, étendront sur eux leur puissante sauvegarde. Ainsi les fonctionnaires mêmes de l’État travaillent contre l’État, et en étendant sans cesse sur les hommes et sur les terres leur clientèle et leur propriété privée, ils enlèvent au roi, avec une rapidité surprenante, ses sujets directs et ses contribuables.

Car le rapport qui s’établit entre les puissants et les faibles n’est pas le simple rapport économique qui existe entre un propriétaire et son tenancier. Né du besoin d’une protection effective au sein d’une société livrée à l’anarchie, il crée entre eux un lien de subordination qui s’étend à la personne tout entière et qui rappelle par son intimité et son étroitesse le lien familial. Le contrat de recommandation, qui apparaît dès le vie siècle, donne au protégé le nom de vassal (vassus) ou de serviteur, au protecteur le nom d’ancien ou de seigneur (senior). Le seigneur est tenu non seulement de pourvoir à la subsistance de son vassal, mais de lui fournir d’une manière permanente secours et assistance et de le représenter en justice. L’homme libre qui se recommande a beau conserver les apparences de la liberté, en fait il est devenu un client, un sperans du senior.

Ce protectorat que le seigneur exerce sur les hommes libres en vertu de la recommandation, il l’exerce naturellement aussi et avec plus d’intensité sur les hommes qui appartiennent à son domaine, anciens colons romains attachés à la glèbe ou serfs descendant d’esclaves romains ou germaniques dont la personne même, en vertu de la naissance, est sa propriété privée. Sur toute cette population dépendante, il possède une autorité à la fois patriarcale et patrimoniale qui tient tout ensemble de la justice de paix et de la justice foncière. Il n’y a là, au début, qu’une simple situation de fait. Mais rien n’illustre mieux l’impuissance de l’État que l’obligation dans laquelle il s’est trouvé de la reconnaître. À partir du vie siècle, le roi accorde, en nombre toujours croissant, des privilèges d’immunité. Il faut entendre par là des privilèges concédant à un grand propriétaire l’exemption du droit d’intervention des fonctionnaires publics dans son domaine. L’immuniste est donc substitué sur sa terre à l’agent de l’État. Sa compétence, d’origine purement privée, reçoit une consécration légale. Bref, l’État capitule devant lui. Et à mesure que l’immunité se répand, le royaume se couvre de plus en plus de territoires où le roi s’interdit d’intervenir, si bien qu’il ne se trouve plus finalement sous son pouvoir direct, que les minces et rares régions que la grande propriété n’a pas encore absorbées.

Et la situation est d’autant plus grave que des propriétés du roi lui-même, qui avaient compris à l’origine tout le domaine foncier de l’État romain, il ne subsiste plus, à la fin de la période mérovingienne, que d’insignifiants débris. Lambeau par lambeau, en effet, elles ont été cédées à l’aristocratie en vue d’acheter sa fidélité. Les partages continuels de la monarchie entre les descendants de Clovis, la séparation et la réunion alternatives des royaumes de Neustrie, d’Austrasie et de Bourgogne, le remaniement continuel des frontières et les guerres civiles qui en étaient la suite, furent pour les grands une occasion excellente de marchander leur dévouement aux princes que le hasard des héritages appelaient à régner sur eux et qui, pour s’assurer la couronne, étaient tout prêts à sacrifier le patrimoine de la dynastie.

Pour la première fois une opposition va se manifester entre l’aristocratie romanisée de Neustrie, et les grands d’Austrasie, restés beaucoup plus proches des mœurs et des institutions germaniques. L’avènement de l’aristocratie amène tout naturellement les influences locales à se manifester ; la diversité se substitue ainsi à l’unité royale.

La conquête de la Méditerranée par les Musulmans devait précipiter l’évolution politique et sociale qui s’annonçait. Jusqu’alors, au milieu d’une société qui glissait vers le régime de la propriété seigneuriale, les villes s’étaient maintenues, vivantes par le commerce, et avec elles une bourgeoisie libre.

Dans la seconde moitié du viie siècle, tout commerce cesse sur les côtes de la Méditerranée occidentale, Marseille, privée de navires, meurt asphyxiée, et toutes les villes du midi, en moins d’un demi-siècle, tombent dans la plus totale décadence. À travers tout le pays, le commerce que n’alimente plus la mer, s’éteint ; la bourgeoisie disparaît avec lui ; il n’existe plus de marchands de profession, plus de circulation commerciale, et, par contre coup, les tonlieux cessent d’alimenter le trésor royal, incapable de faire face désormais aux dépenses du gouvernement.

L’aristocratie foncière représente, dès lors, la seule force sociale. En face du roi ruiné, elle possède, avec la terre, la richesse et l’autorité ; il ne lui reste plus qu’à s’emparer du pouvoir.

II. — Les maires du palais

On désigne traditionnellement les derniers Mérovingiens sous le nom de rois fainéants ; on aurait, mieux fait de les appeler rois impotents, car leur inaction ne s’explique ni par leur paresse, ni par leur apathie, mais par leur faiblesse et leur impuissance. À partir du milieu du viie siècle, ils règnent encore, mais ce sont les grands qui gouvernent sur les ruines du pouvoir royal qu’ils ont abattu, dont ils se partagent les sujets et occupent les fonctions. Dans chacune des trois parties, Neustrie, Austrasie et Bourgogne, entre lesquelles se divise la monarchie, suivant le jeu des successions royales, le maire du palais s’est transformé de ministre du roi, en représentant de l’aristocratie auprès de sa personne. En fait, c’est lui qui, appuyé par elle, exerce désormais le gouvernement. Des trois maires du palais, celui de Bourgogne disparut assez tôt, puis la lutte s’engagea entre les deux autres. L’aristocratie foncière d’Austrasie, plus puissante que les grands propriétaires de Neustrie, parce que restée plus éloignée du roi et de l’ancienne administration romaine, devait nécessairement l’emporter dans un État exclusivement basé sur la richesse foncière. Entre le maire d’Austrasie, Pépin, qui représentait les grands, et le maire de Neustrie, Ebroïn, resté fidèle à l’ancienne conception royale, la lutte n’était plus égale : Pépin triompha. Depuis lors, il n’y eut plus qu’un maire du palais pour toute la monarchie et ce fut la famille carolingienne qui le fournit.

Depuis longtemps déjà elle jouissait dans le nord du royaume d’une situation qu’elle devait à sa richesse foncière. Ses domaines étaient nombreux, surtout dans cette région mi-romane mi-germanique dont Liége, alors un simple village, forme le centre, et se répandaient, des deux côtés de la frontière linguistique, dans la Hesbaye, le Condroz et l’Ardenne ; Andenne et Herstal étaient ses résidences favorites. De riches mariages augmentèrent encore son ascendant. De l’union de la fille de Pépin de Landen et du fils d’Anségise de Metz naquit Pépin de Herstal, le premier de la race qui ait joué un rôle qu’il soit possible de discerner. On sait qu’il combattit avec succès les Frisons païens qui harcelaient de leurs incursions les parties septentrionales du royaume, et il dut en rejaillir sur lui et les siens une popularité qui les mit tout à fait en évidence. Tandis qu’il envoyait son fils bâtard Charles Martel continuer la lutte contre les barbares, il tourna contre Ebroïn ses vassaux et ses fidèles, aguerris par ces rudes campagnes de frontières, le vainquit et exerça désormais la régence dans toute la monarchie. Ce fut un bonheur pour elle que d’être gouvernée par ce robuste soldat au moment même où les Arabes d’Abderramman franchissaient les Pyrénées et envahissaient l’Aquitaine. Charles vint leur offrir la bataille dans les plaines de Poitiers et l’élan de la cavalerie musulmane se brisa contre les lignes de ses lourds piétons. La décadence littéraire de ce temps est si profonde que nous ne possédons, de cette journée décisive, aucun récit. Il importe peu au surplus, son résultat suffit à l’immortaliser. L’invasion arrêtée reflua ; les Musulmans ne conservèrent en Gaule que les environs de Narbonne, d’où Pépin le Bref devait les expulser en 759.

Le triomphe de Poitiers acheva de faire de Charles Martel le maître du royaume. Il en profita pour lui donner une solide organisation militaire. Jusqu’à lui, l’armée ne s’était composée que des hommes libres, levés dans les comtés en temps de guerre. C’était une simple milice de fantassins, s’équipant à leurs frais, difficile à réunir, lente dans ses mouvements. Après Poitiers, Charles résolut de créer, à l’exemple des Arabes, une cavalerie qui pût se porter rapidement au devant de l’ennemi et remplacer l’avantage du nombre par celui de la mobilité. Une telle nouveauté supposait une transformation radicale des usages antérieurs. On ne pouvait imposer aux hommes libres ni l’entretien d’un cheval de guerre, ni l’acquisition du coûteux équipement du cavalier, ni le long et difficile apprentissage du combat à cheval.

Pour atteindre ce but, il fallait donc créer une classe de guerriers possédant des ressources correspondant au rôle qu’on attendait d’eux[1]. Une large distribution de terres fut faite aux vassaux les plus robustes du maire du palais, qui n’hésita pas à séculariser, à cette fin, bon nombre de biens d’Église. Chaque homme d’armes gratiné d’une tenure, ou, pour employer le terme technique, d’un bénéfice, fut tenu d’y élever un cheval de guerre et de fournir le service militaire à toute réquisition. Un serment de fidélité corrobora encore ces obligations. Le vassal qui primitivement n’était qu’un serviteur devint ainsi un soldat dont l’existence fut assurée par la possession d’un fonds de terre. L’institution se répandit très rapidement, par tout le royaume. Les immenses domaines de l’aristocratie permettaient à chacun de ses membres de se constituer une troupe de cavaliers, et ils n’y manquèrent pas. Le nom primitif de bénéfice disparut un peu plus tard devant celui de fief. Mais l’organisation féodale elle-même, en tous ses traits essentiels, se trouve dans les mesures prises par Charles Martel. Ce fut la plus grande réforme militaire que l’Europe ait connue avant l’apparition des armées permanentes. Elle devait d’ailleurs exercer plus encore que celle-ci, comme on le verra plus loin, une répercussion profonde sur la société et sur l’État. Dans son fond, elle n’était qu’une adaptation de l’armée à une époque où le grand domaine dominait toute la vie économique et elle eût pour conséquence de donner à l’aristocratie foncière la puissance militaire avec la puissance politique. La vieille armée des hommes libres ne disparut pas, mais elle ne constitua plus qu’une réserve à laquelle on recourut de moins en moins.

La royauté laissa s’accomplir cette transformation qui plaçait l’armée en dehors d’elle et ne lui laissait plus que la vaine apparence du pouvoir. Depuis lors, les rois s’effacent si complètement dans l’ombre de leur puissant maire du palais qu’on les distingue à peine les uns des autres, et que les érudits discutent sur leurs noms. Eginhard répond sans doute bien exactement aux sentiments que l’on éprouvait à leur égard dans l’entourage des Carolingiens, quand il s’amuse à les caricaturer sous les traits de monarques stupides et rustiques portant, comme les paysans de leurs derniers domaines, la barbe inculte et les vêtements négligés, et se faisant voiturer comme eux dans un simple char à bœufs. Il n’est pas jusqu’à leurs longs cheveux, ancien symbole germanique du pouvoir royal, dont il se moque sans pitié, ni respect[2].

III. — La royauté nouvelle

Le service rendu par Charles Martel à la chrétienté sous les murs de Poitiers n’a pas empêché l’Église de lui conserver un souvenir peu sympathique. Elle lui a gardé rancune de ses sécularisations. Elle n’a pas oublié non plus qu’il a refusé de venir au secours de la papauté, toujours pressée par les Lombards, alors même que Jean lui eût fait l’honneur d’une ambassade spéciale chargée de lui remettre solennellement les clefs du tombeau des apôtres. Moins absorbé par la guerre, son fils Pépin le Bref, qui lui succéda en 741 à la mairie du palais et au gouvernement du royaume se trouva au contraire, de très bonne heure, en relations suivies avec Rome.

Au moment où il prit le pouvoir, les missions anglo-saxonnes chez les Germains païens d’au delà du Rhin venaient de commencer sous la direction de Saint Boniface (719, † 755 en Frise). Pépin lui montra tout de suite un zèle et une bienveillance auxquels les apôtres du christianisme n’étaient pas accoutumés. Les motifs lui en étaient d’ailleurs inspirés par l’intérêt politique. Il comprenait que le moyen le plus efficace d’atténuer la barbarie des Frisons, des Thuringiens, des Bavarois, des Saxons, partant d’en faire des voisins moins dangereux pour le royaume et d’en préparer l’annexion future, était de commencer par les convertir. De là l’intérêt qu’il prit aux projets de Boniface, l’appui qu’il lui accorda, ses faveurs à l’égard du siège de Mayence qui, érigé en métropole de la nouvelle Église germanique, rattachait celle-ci, dès sa naissance, à l’Église franque.

Boniface cependant, fils soumis de la papauté en sa qualité d’Anglo-Saxon, ne s’était mis à l’œuvre qu’après avoir demandé et reçu l’assentiment et les instructions de Rome. Il se trouva ainsi, grâce aux rapports intimes qu’il entretenait avec le maire du palais, l’intermédiaire naturel entre lui et le pape. Or les circonstances faisaient que chacun d’eux, ayant besoin de l’autre, ne demandait qu’à se rapprocher de lui. Pépin, déjà roi de fait, aspirait à l’être de droit. Mais il hésitait à enlever la couronne à son possesseur légitime, en qui vivait encore une si longue tradition dynastique. Afin d’accomplir sans scrupule le coup d’État devenu inévitable, il fallait pouvoir s’abriter sous la plus haute autorité morale qui fût, en obtenant publiquement l’approbation du pontife romain. Pour le pape, une situation aussi intenable exigeait également une solution. Le moment était venu pour lui de rompre avec l’empereur, dont le césarisme hérétique devenait de plus en plus arrogant, et qui laissait, par impuissance ou mauvaise volonté, les Lombards s’avancer jusqu’aux portes de Rome. (Le roi Lombard Aistulf venait un peu après 744, de s’emparer de l’exarchat.) Ici aussi un coup d’État était imminent pour l’accomplissement duquel le secours refusé quelques années auparavant par Charles Martel serait demandé à son fils.

Ainsi préparée, l’alliance se noua d’elle-même. En 751, des députés de Pépin allèrent gravement demander au pape Zacharie s’il ne convenait pas que le titre royal appartint plutôt à celui qui exerçait l’autorité suprême qu’à celui qui n’en possédait que l’apparence. Non moins gravement, le pape corrobora leur opinion sur ce point de morale politique. Quelques semaines plus tard Pépin se faisait proclamer roi par une assemblée de grands. Le dernier descendant de Clovis, Childéric, fut envoyé dans un monastère où il finit ses jours. On ignore la date de sa mort. Jamais aucune dynastie ne disparut au milieu d’une telle indifférence et à la suite d’un coup d’État plus aisé et plus nécessaire.

Monté sur le trône grâce à l’appui du pape, le premier roi Carolingien ne tarda pas à payer la dette qu’il avait contractée. Étienne II vint en personne l’année suivante réclamer son secours contre les Lombards. C’était, depuis l’origine de l’Église, la première fois qu’un pape paraissait au nord des Alpes ; le sort en était jeté : Rome brisait avec Constantinople et associait sa fortune à celle de la dynastie qu’elle venait de consacrer. Pépin promit solennellement de marcher contre les Lombards et après les avoir vaincus, de donner à l’Église romaine les territoires qui entouraient la ville éternelle. Ni lui, ni Étienne ne s’arrêtèrent un moment à l’idée qu’ils disposaient ainsi d’une région dont le propriétaire légitime était l’Empereur. La campagne, qui eût lieu en 754, fut victorieuse pour les Francs[3]. Le pape reçut les terres convenues : l’État de l’Église était fondé. La capitale du monde antique, devenue la capitale du monde chrétien, ne relevait plus que du successeur de Saint Pierre. Mais en même temps s’ouvrait cette question de la souveraineté temporelle du pape, grosse de complications et de conflits. Le peu d’étendue et la faiblesse de l’État pontifical le destinaient à succomber prochainement à de nouvelles attaques des Lombards, s’il ne pouvait compter sur la protection du conquérant qui venait de le donner à l’Église. Comment concilier l’indépendance de la papauté avec le besoin pressant d’une tutelle militaire ? En attendant une solution plus satisfaisante, Étienne para au plus pressé en décernant à Pépin un titre vague, que l’on pouvait interpréter dans tous les sens, suivant les circonstances, mais qui entre lui et Rome établissait un lien permanent, celui de patricius Romanorum, patrice des Romains.

La première guerre de la royauté nouvelle fut donc entreprise dans l’intérêt de l’Église, et ceci répond bien au caractère qui lui fut imprimé dès l’origine. Le pouvoir royal des Mérovingiens avait été purement laïque ; celui des Carolingiens présente une profonde empreinte religieuse. La cérémonie du sacre, qui apparaît pour la première fois lors du couronnement de Pépin, fait du souverain dans une certaine mesure, un personnage sacerdotal. Lui-même affirme sa soumission aux ordres de Dieu et sa volonté de le servir, non seulement en faisant figurer la croix parmi les emblèmes, mais en s’intitulant par humilité chrétienne « roi par la grâce de Dieu ». Désormais – et en ceci la royauté carolingienne inaugure la tradition qui se continuera après elle durant des siècles – l’idéal du roi ne sera plus d’être un César, un potentat ne puisant sa force et son autorité qu’à des sources terrestres, il consistera à faire régner sur cette terre les préceptes divins, à gouverner suivant la morale chrétienne, c’est-à-dire d’accord avec l’Église. C’est la évidemment l’idée que Saint Boniface et Étienne II ont dû communiquer à Pépin et qu’il a léguée à Charlemagne[4]. On la trouve exprimée dans tous les traités du ixe siècle sur le pouvoir royal, dans le Via Regia de Smaragde, comme dans le De rectoribus christianis de Sedulius. En réalité, elle fait de la religion une affaire d’État. Ceux-là seuls qui appartiennent à la société chrétienne peuvent appartenir à la société publique, et l’excommunication équivaut à la mise hors la loi.

  1. Il est curieux de constater qu’en Russie, au xve siècle, Ivan III constitue une cavalerie de la même façon. Il donne même des terres à des serfs (Milioukov, Histoire de Russie, t. Ier, p. 117).
  2. Il est amusant de constater que des érudits ont pris cela au sérieux.
  3. Aistulf recommença bientôt et Pépin revint en 756.
  4. L’idéal antique ou romain du pouvoir monarchique est remplacé par l’idéal chrétien, en attendant sa réapparition au xiie siècle.