Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/19


LIVRE VI


LES DÉBUTS DES ÉTATS OCCIDENTAUX




CHAPITRE PREMIER

L’ANGLETERRE

I. — Avant la conquête

Les royaumes barbares, échafaudés sur les ruines de l’Empire romain, avaient vainement essayé de s’approprier, en même temps que la terre, le système de gouvernement de l’État. On a vu pourquoi et comment leurs efforts échouèrent. Pépin le Bref et Charlemagne réussissent à relever le pouvoir royal grâce à l’aide de l’Église et s’attachèrent, de commun accord avec elle, à instituer la société chrétienne. Les circonstances sociales ne leur permirent pas d’accomplir cette mission. Ils leur eût été impossible de créer une administration royale, à une époque où la grande propriété imposait de toutes parts aux hommes le protectorat de seigneurs fonciers. L’unité politique fit place au morcellement de l’État en principautés territoriales. Les sujets du roi passèrent sous l’autorité de princes féodaux et ce sont eux qui, en réalité, à partir de la fin du ixe siècle, s’acquittent de la tâche trop lourde qui a échappé des mains du souverain. Mais si le roi laisse gouverner les princes à sa place, il continue pourtant à régner par dessus eux et, fidèle à l’idéal carolingien, il attend le moment où il pourra exercer la magistrature suprême à laquelle il n’a pas renoncé. Aussi est-il la grande force politique de l’avenir. Sans exception, tous les États européens sont l’œuvre de la royauté, et chez tous la rapidité et l’ampleur du développement sont en proportion de la puissance royale.

C’est à la fin du xie siècle, c’est-à-dire à l’époque où l’apparition des bourgeoisies achève la constitution sociale de l’Europe, que la royauté commence à jeter les bases des premiers États dignes de ce nom. Ici encore, le progrès a commencé par l’Occident, ou pour parler plus exactement, par la France. De même que la féodalité, la chevalerie et la réforme clunisienne se sont répandues de France sur les autres peuples ; c’est en France aussi qu’agissent, ou c’est de France que viennent, les forces qui vont créer les États nouveaux. C’est un vassal du roi de France qui est le fondateur de l’État anglais et c’est le royaume de France qui est le premier en date des États continentaux. Le vassal d’ailleurs a précédé le suzerain, et il importe donc de commencer par l’Angleterre l’esquisse de l’œuvre politique de la royauté.

De toutes les provinces romaines, la Bretagne avait été la seule, à l’époque des invasions, dont les habitants avaient refusé d’accepter la domination des barbares. Après une lutte violente, ils furent refoulés à l’ouest, dans le pays de Galles et en Cornouailles, où leur idiome celtique s’est conservé jusqu’à nos jours, tandis que d’autres émigraient en Armorique qui prit depuis lors le nom de Bretagne. Les Anglo-Saxons, se trouvant seuls dans leur nouvelle patrie, y purent donc conserver intactes leurs institutions nationales. Les sept petits royaumes qu’ils y fondèrent, ne présentent pas la moindre trace de cette romanisation qui, de l’autre côté du canal, s’imposa si complètement aux rois germaniques. Le peu d’étendue de ces royaumes les appropriait d’ailleurs parfaitement à des institutions nées au sein de tribus, et qui n’auraient pu s’adapter à un grand État. L’État germanique, dont la conquête franque arrêta l’évolution en Allemagne, continua donc à se développer librement en Angleterre. L’assemblée du peuple, le witenagemot, se conserva à côté du roi, et des magistrats populaires, les ealderman, subsistèrent à côté des fonctionnaires royaux, les sherifs. La christianisation du pays, à la fin du VIe siècle, ne changea rien d’essentiel à cet état de choses. Sans doute l’Église importa sa langue, le latin, dans sa nouvelle conquête, mais le développement national était trop étranger aux traditions romaines et la situation géographique rendait trop difficile le contact permanent avec l’Église franque, pour que cette langue y pût devenir, comme sur le continent, la langue de l’État. L’Église latine se conduisit en Angleterre comme l’Église grecque, pour les mêmes motifs, devait se conduire chez les Slaves au Xe siècle. Elle accepta la langue de ses ouailles, s’y initia tout de suite pour les nécessités de l’évangélisation et, forcée de recruter son clergé parmi les nouveaux convertis, elle apprit à ceux-ci à lire et à écrire leur idiome national. Il se développa ainsi, à côté d’une littérature savante en langue latine, une littérature populaire en langue anglo-saxonne et c’est naturellement cette langue qui servit à la rédaction des lois et des coutumes qui, sur le continent, fut exclusivement abandonnée au latin. L’Église n’exerça pas non plus sur l’organisation politique cette influence prépondérante que lui donnèrent les Carolingiens. La conversion n’altéra en rien le caractère germanique du pays.

La réunion de tous les petits royaumes anglo-saxons sous le roi de Mercie, Offa († 796) allait sans doute ouvrir une nouvelle phase dans leur histoire, quand les Normands s’abattirent sur l’Angleterre. Depuis 839, leurs invasions se suivirent presque sans interruption et eurent pour résultat l’établissement, sur la côte orientale de l’île, d’une nombreuse population d’origine danoise. Le roi Alfred le Grand († 901) parvint à arrêter les envahisseurs auxquels il céda le Danelagh, c’est-à-dire la région située au nord d’une ligne allant de Londres à Chester. Ses successeurs finirent même par reconquérir ce pays. Mais, à la fin du xe siècle, Svend, roi de Danemark († 1014) vient au secours de ses compatriotes, conquiert la Mercie, l’Estanglie et le Wessex, et force le roi Ethelbred à se réfugier en Normandie. L’Angleterre se trouvait ainsi rattachée politiquement à la Scandinavie et ses liens avec elle s’affermirent encore sous le fils de Svend, Canut (1035) qui, comme son père, fut à la fois roi d’Angleterre et de Danemark. Ce sont des missionnaires anglo-saxons qui ont porté à cette époque le christianisme en Suède et en Norvège.

Mais cet état de choses ne pouvait durer. Les forces de la Scandinavie n’ont jamais été assez grandes pour pouvoir s’imposer au dehors. Il en fut de l’expansion danoise au xie siècle comme il en devait être de l’expansion suédoise au xvie siècle avec Gustave-Adolphe, et au xviiie avec Charles XII. La puissance militaire sur laquelle elle s’appuyait s’épuisa bientôt. Sous les successeurs de Canut, Harold et Harthacnut, la dynastie danoise tombe en décadence. Un prince anglo-saxon, Edouard le Confesseur, remonte sur le trône. Sa mort, sans enfant, en 1066, fut l’occasion qui décida du sort de l’Angleterre et la fit entrer dans la communauté européenne, à l’égard de laquelle elle avait persisté jusqu’alors dans un isolement qui ne pouvait pas se prolonger plus longtemps.

Car la grande île se rattache naturellement aux Pays-Bas et au nord de la France dont ne la sépare que la faible largeur du Pas de Calais. C’est par là que lui était venue, avec les légions de César, la civilisation, avec les moines de Grégoire le Grand, le christianisme. Il avait fallu la perturbation de l’équilibre du monde causée par le cataclysme de l’Empire romain pour que les Anglo-Saxons pussent s’en emparer et s’y maintenir. La stagnation économique de l’Europe, après la période des invasions et la disparition à peu près complète du commerce, explique très simplement qu’ils n’aient entretenu depuis lors avec l’Europe chrétienne que des rapports exclusivement religieux. Charlemagne ne songea pas à les réunir à l’Empire et, après lui, la faiblesse de ses successeurs fut un nouveau motif de durée pour leur isolement. Cependant, à la même époque où les invasions danoises les menaçaient d’une domination scandinave, le réveil de la navigation commençait à rétablir entre eux et leurs voisins des côtes prochaines de Flandre et de Normandie, les relations qu’imposait la proximité géographique. Bruges et Rouen entretiennent avec l’Angleterre, depuis la fin du xe siècle, une navigation de plus en plus active. Avec le retour d’une civilisation plus avancée, l’ordre des choses, qu’avait interrompu durant si longtemps la poussée barbare, reprenait la direction naturelle.

La conquête normande n’est que la conséquence et la consécration définitive de ce que l’on pourrait appeler l’européanisation de l’Angleterre. Si les faits qui la provoquèrent furent dus à des circonstances fortuites, si l’orientation de l’île vers le continent eût pu sans doute se produire d’une manière très différente de celle que nous connaissons, cette orientation elle-même répondait trop profondément à la nature pour ne pas devoir s’accomplir tôt ou tard.

La maison ducale de Normandie était étroitement apparentée à Édouard le Confesseur, dont la mère Bertha était une princesse normande. Se voyant sans enfants, Édouard avait promis sa succession au duc Guillaume, disposant ainsi du pouvoir royal dont, suivant la coutume anglo-saxonne, l’assemblée du peuple seule pouvait décider. Elle ne tint aucun compte de la résolution du roi. A sa mort (1066), elle élit Harold, fils de Godwin qui, du vivant du faible Édouard, avait joué auprès de lui le rôle d’un maire du palais. La guerre était inévitable et l’issue n’en était pas douteuse.

En réalité, le Royaume anglo-saxon était très faible. La vieille constitution germanique qui s’y conservait dans ses traits essentiels garantissait en face du roi les droits des hommes libres, mais condamnait ceux-ci comme celui-là à une égale impuissance. Sur le continent, la haute aristocratie féodale n’avait diminué la situation du roi que pour augmenter la sienne ; la force avait passé du souverain aux princes territoriaux. En Angleterre, au contraire, elle ne se rencontrait nulle part. L’aristocratie qui constituait l’assemblée nationale empêchait la naissance d’un gouvernement monarchique, sans pouvoir gouverner elle-même. Fidèle aux vieilles coutumes germaniques elle était essentiellement conservatrice. Elle se composait de propriétaires fonciers, d’importance médiocre, vivant du travail de leurs serfs et de leurs clients. Le système féodal, la chevalerie, étaient inconnus. Les earls et les thanes anglo-saxons, armés de la hache d’armes et du glaive, combattaient à pied.

Politiquement et militairement, la Normandie l’emportait sur elle à tous égards. Dans sa terre, de la Canche à la Seine, le duc n’avait à compter avec aucun rival. Comme protecteur de la paix, il s’imposait au peuple, comme associé au clergé, comme suzerain, à la chevalerie et aux barons qui relevaient de lui leurs fiefs. Les domaines dont les receveurs rendaient chaque année leurs comptes à son « échiquier », étaient un modèle de bonne organisation. Les deux grands monastères qu’il fit élever à Caen, l’abbaye aux hommes et l’abbaye aux dames, ne prouvent pas seulement la prospérité de ses finances, la beauté de leur architecture témoigne aussi d’un progrès social qui paraît plus frappant si l’on songe à l’état primitif où en était encore à cette époque l’architecture anglo-saxonne. Tandis qu’en Angleterre la culture littéraire avait disparu de l’Église au milieu des troubles des invasions scandinaves, le clergé normand se distinguait par des écrivains comme Saint Anselme et Orderic Vital. Enfin, la puissance militaire du duc était redoutable. La chevalerie normande était incontestablement la première du temps. Il suffit de se rappeler ses exploits extraordinaires en Italie pour se rendre compte de sa valeur. Elle devait se lancer avec enthousiasme dans une conquête qui lui permettrait, de l’autre côté de la Manche, des aventures et des profits aussi brillants que ceux que Robert Guiscard et ses compagnons avaient trouvés en Sicile. D’ailleurs, Guillaume ne fit pas appel seulement à ses vassaux. Des chevaliers et des aventuriers français et flamands vinrent en grand nombre se joindre à eux.

L’envoi d’une bannière par le pape donnait à l’expédition une couleur de guerre sainte qui contribuait à augmenter l’ardeur de l’armée.

N’ayant pas de flotte, les Anglo-Saxons ne purent s’opposer à son débarquement. Elle prit terre sur la place d’Hastings le 13 octobre 1066 et marcha le lendemain à l’ennemi. Harold s’était établi sur la colline de Senlac, retranché derrière des palissades qui obligèrent les Normands à combattre à pied. Après un rude choc corps à corps, leur victoire fut complète. Harold resta parmi les morts ; ceux qui ne périrent pas dans le combat comprirent qu’une plus longue résistance était inutile. La journée avait donné l’Angleterre à Guillaume. Quelques semaines plus tard, il se faisait couronner dans l’abbaye de Westminster et, pour prendre possession du reste du royaume, il n’eût qu’à le parcourir. Les Anglo-Saxons, qui avaient si longtemps lutté contre l’invasion scandinave, se courbèrent du premier coup sous l’invasion normande.

II. L’invasion


L’invasion fut, en effet, la conséquence de la conquête, et il n’en pouvait être autrement. Pour garder son royaume auquel il était complètement étranger et dont il ne connaissait pas même la langue, Guillaume était obligé d’y maintenir des Normands en garnison permanente, ce qui, dans les circonstances économiques de l’époque, ne pouvait se faire qu’en les éparpillant au milieu de la population conquise, en qualité de gendarmes de la couronne. Cet éparpillement des vainqueurs au milieu des vaincus ressemble de très près à la colonisation de la Gaule du sud, de l’Espagne et de la vallée du Rhône par les Wisigoths et les Burgondes du Ve siècle. Mais le résultat en fut bien différent. Tandis que les barbares au contact d’une population infiniment plus policée qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, se romanisèrent tout de suite, les Normands ne se fondirent qu’à grand’peine dans la masse anglo-saxonne qui les entourait. La cause principale en est évidemment la supériorité de leur civilisation. A cela s’ajoute l’afflux constant de forces fraîches qui, jusqu’à la fin du xiie siècle, leur vint non seulement de la mère patrie, mais aussi, à partir de la dynastie des PIantagenêts, du Poitou et de la Guyenne. L’influence de la cour qui, jusqu’à la fin du xve siècle, resta toute française de langue sinon de mœurs, ne fut pas non plus sans exercer une action considérable. Pour les immigrés, l’anglo-saxon n’était qu’un patois barbare qu’ils ne se donnèrent pas la peine d’apprendre. A l’exemple du continent, il fut remplacé comme langue administrative par le latin, puis par le français. On cessa de l’écrire et sa littérature tomba dans l’oubli. Mais il ne disparut pas devant la langue des vainqueurs comme les idiomes des provinces conquises par Rome avaient jadis disparu devant le latin ou comme en Normandie même le Scandinave avait cédé la place au français. Le peuple continua de s’en servir. Rien d’ailleurs ne serait plus faux que d’expliquer sa fidélité à la langue nationale par son antipathie pour la langue des vainqueurs. Il emprunta au contraire à celle-ci tout ce qu’il put. Insensiblement, l’anglo-saxon se transforma en anglais, c’est-à-dire en une langue moitié romane pour le vocabulaire, mais qui par la grammaire et la syntaxe reste germanique.

Le moment était encore bien éloigné, à la fin du xie siècle, où cette langue, à la formation de laquelle les vainqueurs ont collaboré avec les vaincus, deviendrait l’idiome des uns et des autres. De longs siècles ont été nécessaires pour unir en un même corps le peuple conquérant et le peuple conquis et faire de la constitution de l’Angleterre la plus nationale des constitutions du monde. Au début, sous Guillaume le Conquérant et ses premiers successeurs, le régime politique qui s’installe est un régime d’occupation étrangère.

Jamais la conquête d’un pays n’a été accompagnée d’une perturbation plus complète des institutions politiques et de toute l’organisation de l’État[1]. Ne tenant son royaume que de son épée, ne régnant sur ses nouveaux sujets que par la force, comment Guillaume eût-il pu songer à maintenir un système de gouvernement qui laissait l’assemblée du peuple régner avec le roi ? La condition indispensable du succès était de tout soumettre au pouvoir royal, de le rendre si fort qu’il fût inébranlable. La constitution devait être et fut en effet essentiellement monarchique. Il était réservé à un grand vassal du roi de France de créer la souveraineté la plus vigoureuse de toute l’Europe.

Et qu’on le remarque tout de suite, c’est justement parce qu’il conçut sa royauté en prince féodal qu’il la rendit si puissante.

Tous les rois du continent étaient élus par leurs grands vassaux, mais les grands vassaux eux-mêmes étaient héréditaires. Guillaume l’était comme duc de Normandie, il le reste comme roi d’Angleterre, si bien que, tandis que les autres rois recevaient leur couronne et n’en disposaient pas, il fut dès l’abord propriétaire de la sienne. Mais il est en même temps, en vertu de la conquête, propriétaire de son royaume. Toute la terre anglaise est sa terre ; il exerce sur elle un droit analogue à celui que le seigneur d’un grand domaine exerce sur son fonds ; à son égard, tous les occupants particuliers ne sont que des tenanciers, aussi un de ses premiers soins a-t-il été de se faire rendre un compte exact de ces occupants : nous lui devons le Domesday book dressé de 1080 à 1086, que l’on peut très exactement comparer à un polyptyque, mais à un polyptyque renfermant la statistique foncière d’un État tout entier[2] Son énorme richesse foncière le met à même de créer une organisation féodale importée du continent, mais infiniment plus systématique et surtout plus pure d’éléments étrangers. La féodalité en soi, on l’a vu plus haut, n’avait rien d’incompatible avec la souveraineté de l’État. Si elle l’est devenue très rapidement, c’est que les grands vassaux ayant usurpé les droits régaliens les ont confondus avec leurs fiefs et en ont ainsi obtenu l’investiture en même temps que celle de leur terre. Guillaume se garda soigneusement d’introduire en Angleterre cette confusion de l’élément politique et de l’élément féodal. Les fiefs qu’il distribua à ses chevaliers normands ne leur donnèrent aucune autorité financière ou judiciaire. Ce furent, conformément au principe même de la féodalité, de simples tenures militaires conférées par le suzerain. De grands vassaux, ayant eux-mêmes des arrière-vassaux en grand nombre, formèrent l’armée de la couronne mais à aucun d’eux elle ne céda la moindre de ses prérogatives. Les droits de la royauté ne s’éparpillèrent pas dans les mains de la haute noblesse. Guillaume savait, comme duc de Normandie, ce qu’il en coûte à un roi de laisser s’établir autour de lui des princes territoriaux. Il eut soin d’empêcher que personne ne put devenir dans son royaume ce qu’il était lui-même dans le royaume de France. Ni sous lui, ni à aucune époque, la féodalité anglaise ne fut autre chose, si l’on peut ainsi dire, qu’une féodalité purement féodale. Elle posséda des terres, mais elle ne posséda pas de principautés ; elle eut des tenanciers, mais elle n’eut pas de sujets.

Ainsi, par une exception unique, le roi possède en Angleterre un pouvoir intact ; il n’aura pas comme le roi de France à combattre longuement et péniblement contre ses vassaux, pour reconquérir sur eux ses prérogatives. Dès l’origine, l’État est tout entier à lui, et de là la différence de l’évolution politique en deçà et au delà de la Manche. En France, le roi, très faible à l’origine et n’ayant en face de lui que des princes particuliers, élève peu à peu son pouvoir sur les ruines des leurs, s’augmente de tout ce qu’il leur reprend et, se fortifiant dans la même mesure où il rétablit l’unité du royaume, tend de plus en plus à mesure qu’elle s’achève, à la monarchie pure. En Angleterre, au contraire, où dès le début l’unité politique est aussi complète que l’autorité royale est solide, la nation forme corps en face du roi et le jour où elle sentira trop lourdement peser sur elle le pouvoir monarchique, elle se trouvera, par l’union de ses forces, capable de lui imposer sa participation au gouvernement et de lui arracher des garanties.

III. — La Grande Charte

Ni sous Guillaume le Conquérant (1087), ni sous ses deux successeurs de la maison de Normandie, Guillaume II (1100) et Henri Ier (1135), elle n’eut à se plaindre d’aucun grief. Fidèles à la tradition féodale, les rois prenaient le conseil de leurs grands vassaux et ils se gardèrent de tout conflit avec eux. Les premières difficultés éclatèrent à la mort de Henri Ier, qui ne laissait pas d’enfants. Étienne de Blois, fils d’une fille du Conquérant, revendiqua la couronne et s’en empara. Son règne ne fut que la transition agitée vers une nouvelle époque. Elle s’ouvre à l’avènement, en 1154, du premier Plantagenêt, Henri II (1154-1189).

Les premiers rois d’Angleterre n’avaient possédé sur le continent que leur duché de Normandie. Henri Plantagenêt y ajouta celui d’Anjou qu’il tenait de ses ancêtres, et celui de Guyenne, dont en politique « réaliste » il s’était empressé d’épouser l’héritière Éléonore d’Aquitaine que le roi de France, Louis VII, époux moins complaisant et moins pratique, venait de répudier. Ainsi toutes les côtes de France, à l’exception de la sauvage Bretagne, appartenaient au roi d’Angleterre. Les territoires qu’il possédait sur le continent étaient plus étendus que son royaume insulaire. Mais sa puissance lui permettait d’entreprendre sur la frontière de celui-ci des conquêtes que la situation géographique rendait tôt ou tard inévitable. Il s’emparait en 1171 d’une partie de l’Irlande, et en 1174 forçait le roi d’Écosse à lui prêter serment de fidélité. On peut dater de son règne les premiers débuts de l’expansion de l’Angleterre. Mais il faut y faire remonter aussi l’origine de ce conflit avec la France qui, depuis lors jusqu’au commencement du xixe siècle, se retrouvera, sous des formes et une ampleur diverses, à travers toute l’histoire de l’Europe. A vrai dire, déjà sous la dynastie normande, une hostilité plus ou moins ouverte n’avait cessé d’imprégner les rapports du roi de France avec son vassal normand devenu roi à son tour. Mais Philippe Ier et Louis VI se sachant faibles, étaient trop prudents pour risquer une guerre ouverte contre leurs voisins ; ils se bornèrent à les chicaner, et à leur témoigner en toute occasion une irréductible malveillance. Louis VII sut prendre parti plus énergiquement. Le domaine continental de Henri II était trop menaçant pour que la royauté française ne consacrât pas désormais toutes ses forces à contenir un adversaire qui semblait destiné à l’écraser. La guerre qui ne tarda pas à éclater fut la première des guerres politiques européennes. Les rois n’avaient combattu jusqu’alors que pour faire des conquêtes. Ici, le point de départ du conflit fut la nécessité de maintenir les droits et la souveraineté de l’État contre les empiétements de l’étranger. La partie semblait inégale. Ni pour la puissance, ni pour l’intelligence et l’énergie, Louis VII n’était comparable à son adversaire. Heureusement, le gouvernement de Henri II lui suscita, en Angleterre même, des auxiliaires inattendus.

Avec le premier Plantagenêt, le pouvoir monarchique déjà si fort, tend nettement à l’absolutisme. Les formes féodales dont les rois normands avaient imprégné leur gouvernement disparaissent. Excellent administrateur, excellent nuancier, le nouveau prince fait de son royaume un modèle d’organisation. Mais ses réformes ont pour condition et pour résultat la toute puissance de la couronne. Il irrite la noblesse en la soumettant à un impôt destiné à solder des bandes de mercenaires brabançons. Il irrite l’Église en lui imposant les constitutions de Clarendon qui subordonnent la juridiction ecclésiastique au contrôle des agents royaux. L’archevêque de Canterbury, Thomas Becket, réfugié en France, ou Louis VII le couvre de sa protection, attise un mécontentement d’autant plus redoutable qu’il le justifie par des motifs religieux.

Et bientôt les fils mêmes du roi, appuyés par une partie des barons et des chevaliers, se révoltent contre leur père et, renforcés par des auxiliaires français, guerroyent contre lui en Guyenne et en Normandie. Henri sut tenir tête aux révoltés et n’abandonna rien de ses prétentions. Il aurait fallu, pour comprimer le mécontentement qu’elles avaient fait naître, que ses successeurs fussent dignes de lui. L’incapacité brouillonne et téméraire de Richard Cœur de Lion (1189-1199), l’indignité et la lâcheté de Jean sans Terre (1200-1216), ruinèrent d’autant plus rapidement l’œuvre de leur père qu’ils eurent à combattre, en Philippe Auguste, le premier politique de son temps et le premier grand roi qu’ait eu la France. La lutte des deux États occidentaux se complique et s’étend en devenant plus ardente. Chaque parti cherche des alliés à l’extérieur. Les rois d’Angleterre s’unissent aux Guelfes d’Allemagne tandis que les rois de France soutiennent les Hohenstaufen. La victoire de Bouvines, la première des grandes batailles européennes, fut un coup aussi terrible pour Othon IV que pour Jean sans Terre. Elle décida en même temps du conflit politique qui, depuis la mort d’Henri II, était pendant en Angleterre.

L’opposition féodale qu’avait fait naître les tendances absolutistes de Henri II, un instant assoupie pendant le règne tout militaire de Richard, se réveilla plus active sous Jean sans Terre. Pour soutenir la guerre contre Philippe Auguste, le roi avait frappé de nouveaux impôts et contracté des dettes écrasantes. D’éclatantes victoires eussent pu les faire oublier. La confiscation puis l’occupation de la Normandie et du Poitou par la France, couronnées par l’humiliation de Bouvines, déchaînèrent la révolte. Les barons la dirigèrent, mais le clergé et la bourgeoisie soutinrent leur cause qui se confondait avec la leur. Également opprimées par le despotisme, les trois classes privilégiées agirent, d’une extrémité du pays à l’autre, de commun accord. Plus forte et plus centralisée était la royauté anglaise, plus générale et plus unanime fut la résistance qu’elle souleva contre elle. Le gouvernement royal avait fait une nation de ce peuple où se parlaient deux langues ; cette nation aujourd’hui d’un même mouvement se redressait contre lui et l’unité qu’il lui avait donnée, le laissait isolé en face d’elle. La lutte fut courte. Vaincu, Jean capitula et se laissa dicter la Grande Charte (1214).

On pourrait l’appeler la première déclaration des droits de la nation anglaise. Car elle est aussi nationale que la révolte d’où elle sortit. Les barons qui l’imposèrent au roi n’oublièrent pas leurs alliés et ils y stipulèrent non seulement pour eux, mais pour le clergé et les bourgeois. A première vue, rien ne paraît plus incohérent que cette charte où s’accumulent, sans ordre et au hasard, la confirmation d’usages féodaux, de franchises cléricales, de libertés urbaines. Et c’est en cela justement que réside sa force et sa nouveauté. Car en arrachant pêle-mêle au roi tant de droits différents, en confondant dans un même texte les revendications de toutes les classes, elle établit entre elles une solidarité qui ne disparaîtra plus et qui, seule, a rendu possible le développement de la constitution anglaise. La noblesse, le clergé et la bourgeoisie n’y sont pas, comme sur le continent, des corporations isolées agissant chacune pour soi et ne poursuivant que leur avantage. Le péril commun, l’oppression commune, a ici rapproché et réuni en un faisceau solide des intérêts qui sans doute s’opposent en bien des points les uns aux autres, mais que la force de leur adversaire oblige à s’entendre et à s’accouder. Ailleurs, les rois ne se trouveront que devant des « États » différents avec lesquels ils délibèrent et s’arrangent à part. En Angleterre, la couronne a directement affaire à la nation et traite avec le pays.

Et ceci encore est remarquable que les barons de 1214 n’aient pas cherché à démembrer le pouvoir royal. L’État monarchique fondé par la conquête subsiste intact. Les vainqueurs ne songent pas à le dépecer et à lui arracher, pour les exercer à sa place, les droits de souveraineté. Ce qu’ils veulent, et ce qu’ils obtiennent, ce n’est pas tant une limitation de ces droits que la garantie de concourir à leur exercice quand il s’agira, pour le bien du royaume, de frapper la fortune des sujets du roi. Le principe du vote de l’impôt par la nation constitue le fonds essentiel de la Grande Charte, et c’est à ce titre qu’elle est la base du premier gouvernement libre que l’Europe ait connu. Ce principe ne fut d’ailleurs définitivement reconnu que sous Édouard Ier, après la bataille de Falkirk (contre l’Écosse) en 1298.

Jean sans Terre comprit bien tout ce qu’elle lui imposait et, a peine l’avait-il jurée, qu’il rompit son serment et s’en fit délier par Innocent IX. Les barons reprirent les armes et Philippe Auguste s’empressa d’envoyer son fils Louis combattre avec eux. La lutte dura jusqu’à la mort du roi en 1216. Son fils Henri III, en montant sur le trône, ratifia la Charte pour avoir la paix. Elle ne devait plus disparaître du droit public de l’Angleterre.

  1. Évidemment, je ne parle que de la conquête d’un État chrétien par un autre État chrétien. Il est évident que l’invasion musulmane a introduit avec elle des perturbations plus profondes.
  2. Dans l’État où nous le possédons, le « Domesday » ne comprend pourtant pas le relevé de tous les occupants du royaume. Il y manque un certain nombre de comtés.