Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/18


CHAPITRE III

L’EXPANSION DES VILLES ET SES CONSÉQUENCES

I. – L’expansion

Si, dans ses origines les plus lointaines, la renaissance de la vie urbaine en Occident remonte aux premiers établissements marchands du xe siècle, ce n’est pourtant qu’à la fin du xie siècle et au commencement du xiie siècle qu’elle est arrivée à son épanouissement complet et que les premières villes, dans la pleine acception du mot, apparaissent dans l’histoire. C’est, comme nous l’avons déjà dit, dans les deux régions où l’activité commerciale est la plus intense qu’apparaissent les premiers exemplaires de la floraison : au sud, dans l’Italie septentrionale ; au nord, dans les Pays-Bas. Des deux côtés, le parallélisme des situations est frappant. En Italie, comme en Flandre, le commerce maritime et le commerce de terre par lequel il se prolonge, ont pour conséquence l’activité de ports : Venise, Pise et Gênes ici ; Bruges là-bas. Puis, derrière eux se développent les villes industrielles : les communes lombardes et Florence, d’une part ; de l’autre Gand, Ypres, Lille, Douai et plus loin Valenciennes, Bruxelles. C’est évidemment la proximité de ports qui a donné à l’industrie des villes l’élan extraordinaire qu’elles ont eu et qui est unique en Europe. Ports italiens et ports de Flandre, avec leur hinterland, ont une importance internationale, et seuls ils l’ont.

Par là, ils sont nécessairement en rapports les uns avec les autres. L’initiative de ces rapports part d’ailleurs du plus développé des deux foyers, c’est-à-dire de l’Italie. Ses marchands fréquentent la Flandre dès le commencement du xiie siècle. Mais bientôt, ce sont les foires de Champagne qui deviennent le point de contact et comme la bourse du commerce italo-flamand. Situées sur la route qui, de la Lombardie par le Gothard, le lac de Genève, le Jura, unit le nord au midi, elles tiennent toute l’année en contact les marchands des deux pays. Mais ce ne sont que des rendez-vous d’affaires et il ne s’y est pas fondé de villes vraiment importantes. Troies même n’a jamais eu un très grand développement. Lagny, Provins, Bar-sur-Aube sont restées des localités secondaires.

Le sud de la France a suivi de peu l’Italie. Marseille, Montpellier, Aigues-Mortes participent au commerce méditerranéen. Et derrière elles, Albi, Cahors, Toulouse gravitent vers elles et développent une prospérité ininterrompue jusqu’à la guerre des Albigeois. En Espagne, le port de Barcelone acquiert aussi une grande importance, mais sans produire dans l’arrière pays des centres urbains fort actifs.

Le Rhône est le seul fleuve méditerranéen de la France et le seul qui, de ce fait, ait de bonne heure donné l’essor à des villes importantes : Avignon, Lyon. Les autres se jettent dans l’Atlantique et la Manche, et il n’y a là que des ports de cabotage et de pêche dont le plus important est Bayonne, ou des ports de trafic local avec l’Angleterre comme Rouen et Bordeaux. De même, en Angleterre, la navigation est restreinte à la côte d’en face et les villes sont peu importantes. Londres même ne prend une importance assez grande qu’au xiiie siècle. Une seule ville dans l’intérieur de la France se développe à l’égard des plus grandes, mais pour des causes politiques : Paris. C’est la seule ville de ce genre que présente l’Europe, la vraie capitale, s’agrandissant de chaque mouvement en avant de la royauté. A part cela, il n’y a guère que des villes locales, dont aucune n’est comparable à celles de Languedoc ou de Flandre.

L’Allemagne ne possède aucun centre de commerce international. Elle se rattache à l’Italie par le Rhin et le Danube où apparaissent Cologne, Strasbourg, d’une part, Ratisbonne et Vienne de l’autre. Le plus important de ces centres est Cologne, où l’Allemagne de l’ouest et du sud entre en contact avec l’Allemagne du nord, et où toutes deux rejoignent les Pays-Bas. L’Allemagne du nord n’a pas d’autre communication directe avec le sud. Elle est orientée vers les deux mers intérieures. Hambourg et Brême sur la Mer du Nord, et surtout Lubeck, fondation de Henri le Lion, sur la Baltique. Nous entrons ici dans le pays colonial et les villes nouvelles, où il n’y eut jamais d’influence romaine. Les ports de la côte sont des établissements nouveaux, favorisés par les princes du pays. Ils s’égrènent le long de la côte jusqu’aux pays lithuaniens : Dantzig, Reval, Memel, Riga, Dorpat. La Baltique est un lac allemand depuis que la route russe est délaissée d’une part à cause de l’aspiration du commerce par l’Italie, et d’autre part parce que l’avant-garde des Mongols, les Coumans, rendent, depuis le milieu du XIIe siècle, le pays du Kiev trop dangereux. Alors les Scandinaves perdent leur importance qui passe aux Allemands. Whisby, dans l’île de Gotland, est une station teutonique et les « Niemetz »[1]s’avancent jusqu’à Novgorod où ils ont une halle au xiie siècle. Seul le Danemark essaie de leur tenir tête, mais est battu à Bornhôved sous Waldemar II (1227), et cède la place.

A l’intérieur de l’Allemagne, entre le Rhin et le Danube, aucune grande ville. Munster, Magdebourg sont des places de second ordre, de même Francfort et Nurnberg. Berlin n’est rien du tout, ni Munich, ni Leipzig. Au point de vue de la différence de la vie urbaine, le pays est évidemment en retard. Frédéric Barberousse n’a rien compris aux bourgeoisies. La vie urbaine n’est qu’à la périphérie, et, sauf aux bords du Rhin, ne commence à prendre d’importance qu’au xiiie siècle. Ainsi, le spectacle général est celui de deux grands foyers, Italie et Pays-Bas, c’est-à-dire Belgique, où les plus grandes villes se trouvent et avec lesquelles tous les centres importants sont en communication. Le mouvement de la Baltique gravite vers Bruges, comme celui de l’Allemagne du sud vers l’Italie.

Mais, entre les grands centres commerciaux, qu’ils soient d’importance locale ou générale, se constituent une foule de petites villes secondaires à l’exemple des grandes, et qui vivent sous le même droit qu’elles. Il est indispensable que chaque région ait maintenant son petit centre urbain. La désorganisation du système domanial et l’apparition de paysans libres appellent nécessairement, pour remplacer les cours où se fournissait la population servile, de petits bourgs, asiles d’artisans et centres de commerce de la région. La vie urbaine leur est spontanément donnée par les grandes villes. Il se fonde des villes neuves. En Allemagne, les deux Fribourg sont devenus des centres importants. Une foule d’autres ont vécu doucement d’une vie mi-urbaine, mi-agricole ; Creuzburg, où j’écris ceci, a reçu sa charte en 1213. Ce sont des villes de seconde formation, appartenant à une époque où la bourgeoisie s’est imposée, et où les princes, poussés par l’intérêt qu’ils y trouvent, l’implantent partout. Jadis le voyageur allait de monastère en monastère ; il va maintenant de ville en ville ; il y en a sur toutes les routes, à quelques lieux de distance, formant la transition entre les grosses villes, comme les petits grains du chapelet entre ceux des dizaines.

L’apparition des villes a provoqué une augmentation de population relativement comparable à celle du xixe siècle, moins encore pour la population des villes que par ses effets sur celle de la campagne. En gros, on peut estimer que, comparée à la population carolingienne, elle a doublé. Le maximum est atteint au commencement du xive siècle. Depuis lors, jusqu’au xviiie siècle, il n’y aura plus de changement essentiel.

Il serait de la plus haute importance de pouvoir se faire une idée de l’importance relative de la population urbaine par rapport à la population rurale. C’est malheureusement impossible. Ce qui est sûr, c’est que dans tous les centres favorisés par le commerce, la population bourgeoise n’a cessé d’augmenter jusque vers le milieu du xive siècle. Partout il faut élargir les enceintes devenues trop étroites, englober dans les murs les faubourgs qui se sont constitués en dehors des portes. Il y a de grandes villes, de très grandes villes, relativement. Mais que peut être une grande ville au commencement du xiiie siècle ? Leurs enceintes sont encore relativement toutes petites. Les chiffres transmis par les contemporains n’ont aucune portée, parce qu’ils ne reposent pas sur des dénombrements ; les plus anciens que nous possédons ne remontent qu’au xve siècle. Leurs contradictions permettent d’ailleurs de leur refuser toute valeur. A dix ans de distance, la population d’Ypres est évaluée à 50.000 et 200.000 habitants. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est qu’aucune ville européenne jusqu’à la fin du Moyen Age, n’a atteint le chiffre de 100.000 habitants. Les plus grandes d’entre elles, Milan, Florence, Paris, Gand, devaient osciller autour de 50.000. Les villes moyennes, de 20 à 50.000 ; les petites, de 2 à 5.000. Mais cela ne doit pas empêcher de parler de grandes villes, la grandeur étant chose toute relative. Si l’on tient compte, en effet, du peu de densité de la population rurale, une agglomération de 50.000 hommes apparaît toute différente de ce qu’elle est aujourd’hui.

II. — Conséquences pour la population rurale

Il faut avoir grand soin, au surplus, de ne pas envisager les rapports des villes et de la campagne au Moyen Age, tels qu’ils existent aujourd’hui. De nos jours, la ville n’est pas séparée de la campagne. Il y a des industries dans les villages, et une partie de la population urbaine habite aux champs où elle se déverse tous les soirs. Il en est tout autrement au Moyen Age. La ville se distingue absolument du plat pays. Matériellement déjà elle se sépare de lui derrière l’abri de son fossé et de ses portes. Juridiquement, elle est un autre monde. Dès qu’on a franchi son enceinte, on entre dans un droit nouveau, comme aujourd’hui en passant d’un État à un autre. Économiquement, le contraste est le même. Non seulement la ville est un endroit de commerce et d’industrie, mais il n’y a de commerce et d’industrie que chez elle. Partout leur exercice est interdit à la campagne. Aussi chaque ville cherche-t-elle à dominer ses alentours, à se les soumettre. Il faut qu’ils soient son marché et, en même temps, la garantie de sa subsistance. Il n’y a pas, comme aujourd’hui, des échanges constants et une interpénétration ; il y a contraste et subordination d’un élément à l’autre.

Cette subordination a été plus ou moins grande suivant le nombre et la puissance des villes. Elle atteint son maximum en Italie et son minimum dans les pays scandinaves et slaves. Le résultat en a été partout une perturbation plus ou moins profonde du régime économique rural et une transformation correspondante de la condition des classes agricoles.

L’apparition des villes, en effet, rendait impossible la conservation du régime domanial. Celui-ci, on l’a vu, se caractérise essentiellement comme une économie sans débouchés. Ne disposant d’aucun marché pour l’écoulement de ses produits, le domaine restreint sa production aux besoins de sa propre consommation et toute sa structure interne, procédés de culture, formes de tenures, prestations des hommes et rapports entre eux et le propriétaire, s’explique par cette situation spéciale. Or elle cesse d’exister du jour où les villes se forment, partout où se fait sentir leur action. Car, faute de marchands et d’artisans, la population urbaine est, peut-on dire en reprenant une formule chère aux physiocrates du xviiie siècle, une population stérile. Elle ne peut vivre qu’en faisant venir ses moyens de subsistance du dehors, c’est-à-dire en les achetant aux agriculteurs. Elle leur fournit donc les débouchés qui leur avaient manqué jusqu’alors. Partant, elle éveille chez eux l’idée du profit, puisque la production désormais est rémunératrice. Ainsi disparaissent à la fois les conditions morales et les conditions économiques auxquelles correspondait l’organisation domaniale. Le paysan, dont l’activité est maintenant sollicitée par l’extérieur, ne la considère plus que comme une entrave gênante. Et, par une conséquence nécessaire du nouvel état des choses, le seigneur lui-même éprouve davantage encore le besoin d’une réforme. Car les prestations de ses tenanciers, en vertu de la coutume, étant immuables, il s’aperçoit bientôt d’une fâcheuse décroissance de ses ressources. Ses revenus restent toujours les mêmes, tandis que ses dépenses grandissent sans cesse. Les gildes, en effet, par leurs achats, activent dans les campagnes la circulation monétaire ; l’argent y devient de plus en plus abondant et sa valeur diminue en proportion. Le prix de la vie est en hausse continuelle et les propriétaires, réduits à des recettes fixes, se voient entraînés sur la pente de la ruine. Pour la petite noblesse militaire, ne possédant en règle générale que des fiefs d’étendue médiocre lui permettant tout juste de vivre, la crise fut une véritable catastrophe. Une grande partie de la chevalerie, si nombreuse au xie siècle, a sombré dans la misère à la fin du xiie.

Il est difficile de dire si l’augmentation de la population des campagnes qui se manifeste à la même époque où ses conditions d’existence commencent à se modifier si profondément, se rattache aussi à l’apparition des villes. Après les dévastations des Normands, des Sarrasins et des Hongrois, l’Europe a connu une période de tranquillité relative pendant laquelle l’excédant naturel des naissances sur les décès a dû relever insensiblement le chiffre des habitants. Mais ce n’est que dans la seconde moitié du xie siècle que l’on constate, dans certaines parties de l’Europe, les traces d’un malaise causé par le trop grand nombre d’hommes, et on ne peut guère s’empêcher de croire qu’en apportant aux paysans de nouveaux moyens d’existence, les villes ont contribué, par cela même, non sans doute à augmenter chez eux la fécondité des mariages[2], mais à en augmenter le nombre. Quoiqu’il en soit, il est certain que, dans les Pays-Bas par exemple, la terre cultivée, vers 1050, commence à ne plus suffire aux besoins des habitants. Des événements comme la conquête de l’Angleterre, en 1066, et la Croisade supposent évidemment aussi quelque excès de population, au moins dans le nord de la France.

Il en est de même de l’augmentation rapide du nombre des habitants des villes, et aussi des bandes d’aventuriers mercenaires qui se forment vers la même époque en Italie, à Gênes par exemple, et, sous le nom de Brabançons et de Cotereaux, dans la région française. Depuis le commencement du xiie siècle, on a mieux que des présomptions. Le peuplement des régions d’au delà de l’Elbe par des gens des bords du Rhin, de la Hollande, de la Flandre, ne peut évidemment s’expliquer que par la surabondance du peuple rural de ces contrées.

Ainsi, au moment où l’ancien système domanial a fait son temps et ne répond plus aux besoins d’une société économiquement plus avancée, les hommes s’offrent nombreux à qui voudra leur confier des terres. Les grands propriétaires et surtout les princes territoriaux n’ont pas manqué de mettre à profit une situation si favorable. Ils disposaient en quantité de terrains incultes, car il semble bien que, à l’ouest du Rhin et au sud du Danube au moins, les grands domaines ne se soient guère étendus que sur les bonnes terres déjà cultivées à l’époque romaine. Le reste était laissé aux bois, aux bruyères, aux marécages. Le temps de les mettre en culture était arrivé. Ce grand travail, qui pour la première fois depuis la disparition de l’Empire romain augmenta la richesse foncière de l’Europe, débute vers le milieu du xie siècle, atteint son apogée dans le courant du xiie siècle et s’achève, en se ralentissant, jusque vers la fin du xiiie siècle. Depuis lors, jusqu’à la fin du xviiie siècle, le sol cultivable n’a plus sensiblement augmenté en Occident, et cela suffit à montrer l’importance des progrès accomplis par la colonisation intérieure au Moyen Age. Les défrichements eussent sans doute été moins étendus si l’agriculture avait été plus avancée. L’ampleur des espaces qu’elle occupa, afin d’augmenter sa production, fut la conséquence des pratiques rudimentaires d’une culture encore toute extensive. La crise de l’organisation domaniale eût pu être évitée s’il avait été possible d’augmenter, par des procédés plus rationnels, la fécondité du sol.

Le système suivi dans le peuplement et la mise en culture des terres vierges contraste, par ce que l’on pourrait appeler son caractère libéral, avec les pratiques de l’époque précédente. Le paysan n’a plus avec le propriétaire du fonds d’autres rapports que ceux qui naissent nécessairement de la qualité de tenancier. Il paye une redevance pour la terre qu’il occupe, mais sa personne reste libre. Un des moyens les plus employés par les seigneurs pour attirer les colons, ou les hôtes comme les appelle la langue du temps, est la fondation de « villes neuves », véritables colonies agricoles. L’aire de la « ville neuve » est répartie en un certain nombre d’unités d’exploitation toutes égales entre elles et qui, moyennant un cens foncier, sont cédées à titre héréditaire. Une charte habituellement imitée de celle de la ville voisine, reconnaît la liberté personnelle des habitants, fixe les pouvoirs et la compétence du maire et de la cour qui sont chargés de l’administration et de la justice, règle les droits respectifs du seigneur et des paysans quant aux usages forestiers, etc. Ainsi apparaît un nouveau type de village, le « village à loi ». Avec l’ancienne organisation domaniale, il n’a plus qu’un caractère commun : comme elle, il suppose à la fois la grande propriété et la petite exploitation. Pour le reste tout est nouveau. Non seulement le paysan y est un homme libre, mais les prestations qu’il doit au seigneur, au lieu de consister encore en produits naturels, sont habituellement payables en argent.

Rien d’étonnant si le besoin de terres, qui devenait de plus en plus pressant à mesure que la population augmentait, a fait affluer les « hôtes » vers les villes neuves. De toutes parts, elles font reculer autour d’elles les limites de la sauvagerie, colonisent les grands bois, dérodent les bruyères, dessèchent les marais. Il pousse par toute l’Europe une nouvelle floraison de villages que la forme même de leurs noms terminés en sart, dans les pays de langue française, en kerk, kirche, rode, rath, dans les pays de langue germanique, nous permet encore de distinguer de leurs voisins des vieilles terres.

L’Église a pris une part considérable à la grande œuvre de culture du xiie siècle. Elle le dut aux ordres nouveaux de Citeaux et de Prémontré. La vitalité extraordinaire manifestée par les moines lors de la réforme clunisienne n’avait pas survécu au triomphe de celle-ci. Le but atteint, l’élan s’était arrêté. A la crise succède l’affaissement et, dès la fin du xie siècle, les monastères bénédictins dont, par une singulière mais inévitable ironie des choses, les donations des fidèles, gagnées par eux au mépris des biens terrestres, avaient encore augmenté la fortune, commencent à entrer dans une période d’assoupissement dont ils ne sortiront plus avant leur renaissance du xviie siècle. Leur rôle religieux et social prend fin et ils ne sont plus guère que de grands propriétaires fonciers. Les Cisterciens et les Prémontrés, ceux-ci fondés par Saint Bernard en 1113[3], ceux-là par Saint Norbert en 1119, reprennent la propagande ascétique abandonnée par eux. Pour appliquer dans toute sa rigueur la prescription du travail manuel, ils s’établissent de préférence les uns et les autres dans des endroits incultes qu’ils puissent défricher ou dessécher. Les princes se hâtèrent de faire œuvre pieuse en leur cédant les landes et des marécages. Les deux ordres ont pris une grande part au dessèchement des polders de Flandre et à la mise en culture de l’Allemagne orientale. Les domaines qu’ils y constituèrent présentent un type tout nouveau et dans lequel se révèle, pour la première fois au Moyen Age, le principe de la grande exploitation agricole. Au lieu d’être morcelées en tenures familiales, les terres défrichées sont organisées en grandes fermes, dont le personnel, placé sous la direction d’un moine, consiste en « frères convers » ou en paysans libres. On y pratique la culture des céréales ou l’élevage du bétail, non plus comme jadis en vue de la consommation directe du couvent, mais en vue de la vente sur les marchés. Le travail y est affranchi des corvées et n’a à acquitter d’autres prestations que celles de la dîme. Les bénéfices réalisés servent à acquérir de nouvelles terres et à pousser plus loin les défrichements.

Les propriétaires de vieux domaines, ne pouvant disposer de leurs terres à cause des droits héréditaires que leurs tenanciers exerçaient sur elles, ne s’affranchirent que péniblement de la tradition. Accablés de dettes et poussés à bout par la diminution ininterrompue de leurs revenus, il fallut pourtant, à partir de la fin du xie siècle, prendre des mesures décisives. Les « cours » domaniales, jadis cultivées par les serfs, furent réparties en parcelles et données à cens ou à métayage, ou transformées en grandes fermes. On permit aux paysans de se libérer à prix d’argent non seulement des corvées, mais aussi du cens-capital, du droit de mariage, du droit de morte-main, bref de toutes ces survivances d’une époque passée, qui avaient perdu leur utilité. Ce n’est guère que dans les régions difficilement accessibles ou fort éloignées des grands courants commerciaux, que le servage conserva sa forme primitive. Partout ailleurs, s’il ne disparaît pas, il s’atténue. On peut dire qu’à partir du commencement du xiiie siècle, la classe rurale dans l’Europe occidentale et centrale est devenue ou est en passe de devenir une population de paysans libres. Et cette grande transformation s’est accomplie sans revendications violentes, sans le concours de principes ou de théories, comme une conséquence inévitable de la renaissance du commerce et de l’apparition des villes qui, en fournissant à l’agriculture les débouchés dont elle avait été privée jusqu’alors, l’ont obligée à modifier son organisation traditionnelle et à adopter des formes plus libres et plus souples d’exploitation. Le progrès économique détruit le patronage social que le seigneur avait jusqu’alors exercé sur ses hommes. A mesure que la liberté se substitue au servage, le propriétaire dépouille de plus en plus son ancien caractère familial et l’intérêt matériel tend à devenir la seule norme de ses rapports avec ses tenanciers.

III. Autres conséquences

L’apparition des villes, dans le courant du xie siècle, en modifiant si profondément l’état social de l’Europe, n’a pas manqué d’agir aussi sur la vie politique et religieuse. En enlevant à l’État son caractère essentiellement agricole, en y soumettant la population rurale à l’attraction et à l’influence des centres urbains, elle lui a fait regagner tout le chemin que les invasions des barbares lui avaient fait perdre. Comme dans l’Empire romain, quoique dans des conditions bien différentes, la ville reprend sa place dans la société politique. D’errante qu’elle était, l’administration commence, grâce a elle, à redevenir sédentaire. Bien plus — et c’est la le progrès le plus considérable qui se soit accompli dans l’ordre civil depuis l’époque carolingienne — elle commence en même temps à disposer d’un personnel laïque et lettré. Jusqu’ici l’État avait été forcé d’emprunter à l’Église tous ceux de ses agents pour lesquels un certain degré d’instruction était indispensable. Désormais, il va les emprunter, et de plus en plus largement, à la bourgeoisie. Car, à la différence du noble dont la profession militaire ne requiert d’autre apprentissage que celui des armes, le bourgeois par suite des nécessités du commerce éprouve le besoin d’un enseignement au moins rudimentaire. Il est indispensable au marchand de savoir lire et écrire et, dès le xiie siècle, il n’est pas une ville de quelque importance qui ne possède son école. Au début, l’enseignement y est encore tout latin, et c’est en effet en latin que sont rédigés les plus anciens actes de l’administration urbaine et les plus anciens documents commerciaux que nous possédions. Mais ce n’est là qu’un stade intermédiaire par lequel il a fallu nécessairement passer au début, dans l’impossibilité où l’on était de trouver des maîtres en dehors de l’Église. Il était évident que la population bourgeoise ne pouvait persister longtemps à employer, pour la pratique journalière des affaires, une langue qui ne fut pas celle qu’elle parlait. Dès le commencement du xiie siècle, ce qui devait arriver arrive, la langue vulgaire est employée par les scribes urbains, et il est caractéristique que cette nouveauté se présente tout d’abord dans le pays où la vie municipale est la plus développée, c’est-à-dire en Flandre. Le premier acte que l’on possède en ce genre est une charte de l’échevinage douaisien, de l’année 1204, en dialecte picard. A mesure que l’administration urbaine se complique, que le magistrat entretient une correspondance plus étendue et doit juger des litiges plus importants, que la tenue des comptes communaux exige plus de soin et de connaissances, le degré d’instruction requis des clercs employés par la ville, des notaires et des avocats auxquels recourent les particuliers, augmente en proportion, et il se forme ainsi au sein de la bourgeoisie une classe de praticiens laïques bien plus adaptés, par leur connaissance du monde et des affaires, aux exigences de l’administration civile, que ne l’étaient les ecclésiastiques auxquels il avait fallu recourir jusqu’alors. A partir de la fin du xiie siècle, le nombre augmentera sans cesse de ceux d’entre eux qui entreront au service des princes ou des rois et consacreront leur intelligence au service de l’État. On peut affirmer que le premier personnel laïque que l’Europe ait connu depuis la disparition de la bureaucratie impériale romaine, lui a été fourni par la bourgeoisie.

Et, en même temps que les villes contribuent puissamment à laïciser l’État, elles exercent sur sa constitution même une influence qui, au cours des siècles, ira toujours croissant. Partout elles prennent dans la vie politique une place de plus en plus grande, soit que, comme en France, elles servent au roi à combattre les prétentions de la haute féodalité, soit que, comme en Angleterre, elles s’unissent aux barons pour arracher à la couronne les premières libertés nationales, soit que, comme en Italie et en Allemagne, elles se transforment en républiques indépendantes. L’absence de bourgeoisie dans les États slaves montre ce que les Occidentaux lui ont dû.

L’Église ne pouvait pas plus que la société civile échapper à leur action. Avec la renaissance de la vie urbaine, s’ouvre pour elle une période où la piété et la charité prennent un élan nouveau, mais où se posent aussi des questions redoutables et qu’agitent de sanglants conflits. Rien de plus ardent et de plus profond que la religion des bourgeoisies. Il n’en faut d’autre preuve que le pulullement extraordinaire des confréries, des gildes, des associations de toutes sortes, qui, dans chaque ville, se consacrent à la prière, ou au soin des malades, des pauvres, des veuves, des vieillards ou des orphelins. Dès la fin du xiie siècle, les béguines et les bégards, qui associent l’ascétisme à la vie laïque, se répandent de ville en ville. Sans la bourgeoisie, la fondation des ordres nouveaux : Franciscains (1208) et Dominicains (1215), dont l’esprit anime tout le mysticisme orthodoxe du xiiie siècle, aurait été impossible. Avec ces moines mendiants, le monachisme abandonne pour la première fois la campagne pour le milieu urbain. Ce sont les aumônes de la bourgeoisie qui les font vivre ; c’est parmi elle qu’ils se recrutent, c’est pour elle qu’ils exercent leur apostolat dont la multitude de frères du Tiers-Ordre, qui parmi les marchands comme parmi les artisans s’associent aux Franciscains, prouvent suffisamment le succès.

La piété urbaine, on le voit, est une piété active. Chez elle, et c’est là encore un phénomène nouveau, les laïques collaborent directement à la vie religieuse et, à côté du clergé, y prétendent jouer un rôle. De là pour l’Église un double danger. Le premier et le plus grave menace l’orthodoxie. Plus les bourgeois s’intéressent aux choses religieuses, plus ils sont exposés à s’éprendre des doctrines manichéennes qui, au courant, du xie siècle, s’infiltrent de l’Orient en Europe, ou à s’enthousiasmer pour les rêveries mystiques des « Apostoliques » ou des « Frères du libre Esprit ». Il est très caractéristique que l’Occident n’ait pas été troublé par l’hérésie avant la renaissance des villes. La première et la plus formidable qu’il ait connue avant le protestantisme, celle des Cathares, commence précisément à se répandre au xie siècle et est donc strictement contemporaine du mouvement urbain. Et il ne faut pas oublier que la secte des Vaudois a pour fondateur un marchand de Lyon. Même après les formidables massacres des Albigeois, les populations urbaines ne cesseront plus, tantôt sur un point de l’Europe, tantôt sur un autre, de recéler des sectes suspectes, chez lesquelles les aspirations du prolétariat contribuent à orienter le mysticisme vers des visions confuses de transformations sociales qui rêvent d’instituer sur les ruines de l’Église et de l’État, dans le communisme, le règne des justes.

Ce ne sont là sans doute que des exceptions. Mais ce qui est commun à toutes les villes, ce qui constitue un des caractères les plus frappants de leur esprit, c’est leur attitude à l’égard du pouvoir ecclésiastique. Avec elles, les rapports de l’autorité laïque et de l’autorité spirituelle entrent dans une phase nouvelle. Depuis l’époque carolingienne, les conflits qui avaient éclaté entre elles, avaient eu pour cause les efforts des rois pour se soumettre l’Église et la faire servir à leur politique. Ils n’étaient que la conséquence de l’alliance des deux pouvoirs ; la question était de savoir lequel des deux dans la société devait l’emporter. Mais ni l’un ni l’autre ne cherchait à priver son rival de ses prérogatives ou de ses privilèges. C’était le rapport des forces mais non leur nature qui était en jeu. Il en est tout autrement dans les villes. Chez elles, c’est la situation même dont l’Église jouit comme corporation privilégiée qui est en péril. Elles attaquent franchement en face ses tribunaux, ses exemptions en matière financière, le monopole qu’elle prétend exercer en matière d’instruction. Dès la fin du xiie siècle, des conflits perpétuels mettent aux prises les régences communales avec les chapitres et les monastères renfermés dans l’enceinte urbaine, voire même avec l’Évêque diocésain. On a beau fulminer contre elles l’excommunication ou l’interdit, elles n’en persistent pas moins dans leur attitude. Au besoin, elles n’hésitent pas à contraindre les prêtres à chanter la messe et à administrer les sacrements. Si religieuses, si orthodoxes qu’elles soient, elles prétendent empêcher l’Église d’intervenir dans le domaine propre des intérêts temporels. Leur esprit est purement laïque et c’est en cela qu’il faut le considérer comme la cause première et lointaine de la Renaissance.

On peut donc dire qu’à partir de l’apparition des villes et de la formation de la bourgeoisie, on se trouve en présence d’une Europe nouvelle. Toute la vie sociale est transformée : la population doublée, la liberté se généralise, le commerce et l’industrie, la circulation de l’argent, le travail de l’esprit se font une place de plus en plus grande et donnent de nouvelles possibilités au développement de l’État et de la Société. Il n’y a jamais eu, avant la fin du xviie siècle, de révolution sociale — je ne dis pas intellectuelle — aussi profonde. Jusque là, les hommes ont surtout vécu dans des rapports de clientèle ; ils se subordonnent de plus en plus maintenant à des rapports politiques. La seule circulation qui existait en Europe était celle de l’Église vers Rome et vers les centres religieux. Une circulation laïque apparaît à côté d’elle. La vie se porte vers les côtes, vers les grands fleuves, vers les routes naturelles. La civilisation était purement continentale ; elle devient maritime.

Sans doute, il ne faut pas exagérer. L’Église continue à dominer le monde des idées, et la terre reste la base qui soutient la noblesse et même l’État. Mais les racines de l’arbre qui vient de se planter sur le mur, sans le vouloir, par le fait de sa seule croissance, en descellera peu à peu les pierres. Les villes n’ont pas voulu détruire ce qui existait, mais s’y faire leur place. Et peu à peu cette place deviendra de plus en plus grande, si grande qu’elle suffira bientôt à un ordre de choses nouveau. Elles ont été essentiellement, dans la civilisation européenne, l’élément de progrès, non sans doute que tout sorte d’elles, mais en ce sens qu’elles ont fourni les conditions indispensables à tous ces renouveaux. Depuis l’apparition de la bourgeoisie, la civilisation semble s’éveiller, se secouer ; elle est plus mobile, plus nerveuse. Du viie au xie siècle, c’est partout un mouvement analogue. Quelle variété au contraire depuis le xie siècle ! Le dosage des bourgeoisies diffère de pays à pays, et donne à chacun d’eux un caractère national original, inconnu auparavant. Tous les centres d’activité du monde sont là où la population urbaine se presse : Paris, Lombardie, Toscane, Venise, la Flandre, le Rhin.

Il y a une espèce de contradiction dans l’enthousiasme des villes au xiiie siècle pour les ordres mendiants et leur activité capitaliste. Elles s’enthousiasment pour l’idéal de la pauvreté, mais elles recherchent la richesse.








  1. Nom que les Russes donnent aux Allemands.
  2. La fécondité des mariages était très grande tant chez les paysans comme on peut le voir par le polyptique d’Irminon et les chartes monastiques, que chez la noblesse (on verra à ce sujet Gislebert). On ne trouve quelques traces de pré-malthusianisme que chez les princes.
  3. Citeaux (non loin de Dijon) fut fondé en 1098 par Robert de Molesmes, mais il ne devint un centre de mouvement que quand Saint Bernard y fut entré en 1113.