Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/20

CHAPITRE II

LA FRANCE

I. — Le roi et les grands vassaux

De Hugues Capet à Philippe Ier, la royauté française s’est contentée de vivre. Elle est si modeste qu’au milieu de ses grands vassaux on l’aperçoit à peine. Les noms de cette époque dont la postérité a gardé le souvenir ne sont pas ceux des rois, ce sont ceux de princes féodaux comme le comte de Flandre Robert le Frison, comme le duc de Normandie Guillaume le Conquérant, ou comme les héros de la première Croisade, un Godefroid de Bouillon, un Robert de Flandre, un Robert de Normandie un Raymond de Toulouse. Au milieu de cette épopée de la Croisade où les princes se chargent de gloire, le roi, resté au logis, paraît en fâcheuse posture. Les chansons de geste, qui commencent alors à prendre de l’essor, ont pour héros des barons et donnent souvent à la royauté un rôle assez peu brillant.

Vers la fin du xie siècle, les trois quarts du royaume sont occupés par quelques grands fiefs qui sont en fait autant de principautés ne dépendant que nominalement du suzerain. Au nord entre l’Escaut et la mer, c’est le comté de Flandre ; plus bas, s’alongeant le long de la côte jusqu’à la Bretagne, le duché de Normandie, plus bas encore, de l’autre côté de la Bretagne, le comté d’Anjou, et enfin s’étendant jusqu’aux Pyrénées, le duché de Guyenne (Aquitaine). Le comté de Toulouse occupe la plaine du Languedoc ; le duché de Bourgogne s’étend dans le bassin de la Saône et confine au comté de Champagne qu’arrosent la Marne et la haute Seine. Au centre de ces territoires, enserré par eux, le domaine royal, l’île de France s’arrondissant autour de Paris et ne touchant, en aucun point, ni la mer, ni les frontières extérieures du royaume. Équivalent en étendue à la plupart des principautés des grands vassaux il le cède en richesse à plusieurs d’entre elles. Les villes du midi et de la vallée du Rhône, animées par le commerce de la Méditerranée, celles de la Flandre où aboutit la grande voie qui relie le nord à l’Italie et le long de laquelle s’échelonnent les foires de Champagne, ont sur les siennes une avance incontestable. Laon, Orléans, Senlis n’ont qu’un trafic local et, à Paris même, les marchands les plus importants ne sont que de gros bateliers dont le transit s’alimente au port normand de Rouen. Ainsi, ni sa position géographique, ni ses ressources économiques ne donnent à l’île de France une situation privilégiée. Mais elle est en revanche placée à souhait pour aider la politique royale. Grâce à la position centrale qu’elle occupe, elle touche les diverses régions du pays, et est tout à la fois en rapports avec la Flandre à demi germanique au nord, et, au sud, avec les terres de la langue d’Oc. Elle s’interpose entre les contrastes nationaux comme entre les principautés féodales, elle permet ainsi au roi de garder le contact avec l’ensemble de la France et d’entamer, le moment venu, son œuvre séculaire d’unification et de centralisation.

C’est au début du xiie siècle que commence cette œuvre, et il est caractéristique de constater qu’à partir de la même époque, la prédominance du dialecte de l’île de France sur les parlers provinciaux devient de plus en plus sensible, si bien que la langue française s’est harmonieusement développée de concert avec les progrès du pouvoir royal et que, par une fortune unique dans l’histoire, la formation de l’État a marché de pair en France avec la formation de la nation. Qui sait si les qualités de clarté, de simplicité et de logique que l’on s’accorde généralement à trouver dans le génie français, n’ont pas, dans cet heureux phénomène, leur explication profonde ?

Si faible que la royauté entourée de ses grands vassaux et végétant dans leur ombre fut devenue, elle conservait pourtant en elle le principe de sa future puissance. Car, si la féodalité paralysait en fait le pouvoir royal, elle le laissait intact en droit. Les princes qui nommaient le roi et qui, chacun dans sa terre, avaient usurpé son autorité, n’avaient remplacé la vieille conception monarchique carolingienne par aucune autre. L’idée ne leur vint pas que le roi tenait d’eux son pouvoir et que sa compétence était limitée par leur volonté. Il en était de l’élection du roi comme de l’élection du pape et des évêques : elle ne portait que sur la personne, elle ne pouvait lui conférer une autorité dont il n’était pas au pouvoir des hommes de disposer, parce qu’elle venait de Dieu. Sur ce point, tout le monde était d’accord. Le roi était le serviteur, le ministre de Dieu et la cérémonie du sacre, pieusement conservée par les Capétiens, attestait et confirmait à la fois son caractère quasi sacerdotal. Il en tirait un ascendant moral qui le mettait hors de pair, qui faisait de lui un personnage unique, d’une nature sans seconde. Rien ne serait plus faux que de le comparer, au milieu de ses vassaux, à une sorte de président, de primus inter pares. Entre lui et eux, il n’y avait pas de commune mesure ; il était placé au-dessus de leurs atteintes et leur échappait.

De cette situation spéciale ne découlait, il est vrai, aucune autorité bien déterminée. Elle inspirait au roi l’obligation de régner suivant la morale chrétienne sans qu’il en résultât pour lui aucun droit formel, si ce n’est celui de défenseur de l’Église. Mais cela déjà était considérable. Car l’Église contribuait à maintenir son ascendant par tout le royaume. C’est par lui que, du fond des grands fiefs les plus lointains, les monastères se faisaient confirmer leurs possessions, à lui que s’adressaient les évêques en lutte avec leurs vassaux ou les barons de leur voisinage. Il importe peu qu’il fût impuissant à les secourir, ces prêtres et ces moines qui l’invoquaient, empêchaient qu’on l’oubliât et lui réservaient l’avenir.

Sauvegardée par la tradition carolingienne, la prééminence du roi s’imposait, d’autre part, aux grands vassaux. Si indépendants qu’ils fussent en réalité, ils n’en tenaient pas moins leurs fiefs de la couronne et étaient tenus de lui prêter un serment de fidélité avec les obligations précises qu’il entraînait : service militaire et service de conseil. Ils étaient les « hommes du roi » et s’ils ne se le rappelaient guère que pour intervenir dans ses affaires et lui donner à sa cour des avis qu’il eut souvent préféré ne pas recevoir, il en résultait pourtant qu’ils lui reconnaissaient sur eux un droit de seigneurie dont devait sortir un jour un droit de souveraineté.

Pour exploiter les ressources qui étaient en lui et faire passer ses droits de la théorie à la pratique, il fallait au roi la force, et il s’appliquait sourdement à l’acquérir. La première condition d’une royauté solide est l’hérédité. Il ne pouvait être question pour les Capétiens de l’imposer à leurs électeurs qui étaient plus puissants qu’eux. Ils se contentèrent de faire nommer a tour de rôle leur successeur de leur vivant. Le bonheur voulut que chacun d’eux eut un fils, de sorte que, de Hugues Capet à Philippe Auguste, les dangers d’un interrègne furent épargnés au royaume. Durant environ 200 ans, tous les rois se passèrent donc la couronne les uns aux autres et cette longue possession d’État aboutit à leur en donner la propriété. Déjà, au xiie siècle, l’élection par les grands vassaux n’est plus guère qu’une cérémonie. Philippe Auguste se sentit assez puissant pour s’en affranchir. Son fils Louis VIII lui succéda et fut universellement reconnu sans aucune intervention des princes.

La longue patience de la dynastie était arrivée au but qu’elle avait obstinément poursuivi. La monarchie française était devenue héréditaire, sans bouleversement ni coup d’État, par simple prescription.

Elle avait, en même temps, soigneusement et sagement administré son domaine. S’il n’était ni très riche, ni très étendu, il jouit, grâce à la politique pacifique des rois, d’une période de repos ininterrompue, de Hugues Capet à Louis VII. Paris, où la dynastie mène une existence casanière qui contraste si vivement avec l’existence voyageuse des empereurs toujours errant à travers l’Allemagne et l’Italie, ou des rois d’Angleterre passant continuellement de leur île à la Normandie, devient peu à peu le centre administratif de l’île de France, prétendant à son rôle futur de capitale du royaume. L’archevêque de Sens vient s’y fixer. Les prévôts de tous les domaines du roi y rendent leurs comptes. La présence permanente de la cour y entretient une activité politique et administrative dont on chercherait vainement l’analogue dans toute l’Europe. De même que Rome est la cité du pape, Paris est la cité du roi et elle tient de là une vie plus nuancée, un caractère moins bourgeois que les autres villes. Déjà au xiie siècle, l’attraction qu’elle exerce autour d’elle communique aux écoles de ses monastères une importance toujours croissante. Sous Philippe Auguste, la corporation de leurs maîtres et de leurs écoliers donnera naissance à la première « université » de l’Europe. Rien d’étonnant si, dans un milieu aussi actif, l’art se développe vigoureusement. L’abbé Suger de Saint-Denys, le ministre de Louis VII, attire à son abbaye des artisans des régions voisines, et Notre-Dame de Paris, commencée en 1163, est la première en date des grandes cathédrales gothiques. Le prestige de Paris sur la France a contribué fortement à l’unité du royaume et, depuis le xiie siècle, s’est augmenté dans la même mesure que celle-ci. L’action sociale de la capitale et l’action politique de la royauté n’ont pas moins contribué l’une que l’autre à former la nation.

II. – Les progrès de la royauté

Depuis l’avènement de Hugues Capet, la royauté n’avait pas eu de politique extérieure. Le seul voisin de la France avec lequel elle eût pu entrer en conflit, était l’Empire qui la bordait d’un bout à l’autre de sa frontière orientale : le long de l’Escaut et de la Meuse par la Lotharingie, le long du Rhône par le royaume de Bourgogne. Mais en succédant aux derniers Carolingiens, la nouvelle dynastie avait abandonné leurs prétentions sur la Lotharingie ; et de son côté, les empereurs n’ayant rien à redouter de sa faiblesse et de sa prudence, absorbés d’ailleurs par leurs expéditions d’Italie, ne lui avaient donné aucun motif d’inquiétude. La situation changea brusquement lorsque, en 1066, le duc de Normandie fut devenu roi d’Angleterre. Une puissance formidable naissait ainsi sur la frontière occidentale qui, baignée par les flots de la mer, avait semblé, depuis la fin des invasions scandinaves, mise à l’abri de tout péril par la nature elle-même. Il était impossible de vivre avec cette puissance dans les mêmes relations d’indifférence et de sécurité qu’avec l’Empire. Car, vassal du roi de France pour son duché normand, le nouveau roi se trouvait lié à son suzerain et sa subordination féodale contrastait trop violemment avec la puissance dont il disposait de l’autre côté de la Manche, pour ne pas être une cause permanente de mésintelligence, de soupçon et d’hostilités. Désormais, les Capétiens ne pouvaient persister dans cette attitude d’abstention où ils s’étaient confinés jusqu’alors. Le souci et la dignité de leur couronne les obligeaient à faire face au danger du dehors, et la nécessité où ils se trouvaient d’avoir maintenant une politique extérieure, allait leur donner l’occasion, en France même, d’avoir enfin une politique royale.

Elle fut inaugurée par Louis VI (1108-1137) et débuta naturellement d’une manière très modeste. Trop faible pour agir seul, le roi associa à sa cause le comté de Flandre, vieil ennemi de la Normandie. C’est à sa politique anglaise que se rattache le projet qu’il conçut en 1126 de profiter de l’assassinat du comte Charles le Bon pour investir de la Flandre un prince normand, ennemi mortel du roi d’Angleterre. Si l’entreprise échoua, elle n’en mérite pas moins d’être notée : elle est en effet la première tentative faite par la couronne pour attirer un grand fief sous son influence. Le péril extérieur auquel le roi avait à faire face, l’acculait à la nécessité de s’imposer à l’intérieur à ses grands vassaux pour absorber leurs forces dans la sienne.

Louis VII (1137-1180) continua la lutte entamée par son père. Son adversaire Henri Plantagenêt était bien plus redoutable que les rois normands ; on a vu plus haut grâce à quelles circonstances il put lui tenir tête. La longue guerre qu’il lui fit le long des frontières d’Anjou ne fut qu’une succession de petites entreprises sans éclat, pendant lesquelles les grands vassaux conservèrent une neutralité indifférente. Louis VII n’avait rien de remarquable ni comme militaire, ni comme politique. L’augmentation du prestige royal sous un tel prince n’en est que plus caractéristique. C’est de son règne que datent les débuts de l’historiographie royale et c’est sous lui qu’apparaît le premier ministre de la couronne dont l’histoire de France ait gardé le souvenir : l’abbé de Saint-Denys, Suger. Il est d’ailleurs en même temps le dernier ministre que la royauté ait emprunté à l’Église. Après lui, l’État se sentira assez fort, aura assez nettement conscience de sa tâche, se trouvera obligé de résoudre des questions trop nombreuses et trop difficiles, pour ne pas exiger chez ses conseillers une formation qui réponde directement à leur mission. Ses progrès l’obligent à rompre avec la tradition carolingienne et il ne pourra plus se contenter de collaborateurs sortis du clergé. Il lui faudra des gens d’affaires, des juristes, des hommes d’action qu’il recrutera parmi les laïques formés à son service, sortis des rangs de ces bourgeois instruits dont le nombre va croissant sans cesse. Suger se trouve à un tournant de l’évolution politique. Jusqu’à lui, l’État est si simple, ou pour mieux dire, si primitif, qu’un prélat, sans apprentissage préalable, peut être chargé de sa direction ; après lui, sa complexité croissante exigera des hommes spéciaux et son personnel cessera d’appartenir à l’Église, ou ne lui appartiendra plus que de nom[1].

Du règne de Louis VII à celui de Philippe Auguste, les progrès du pouvoir royal sont tels qu’il est impossible de les expliquer uniquement par le génie du roi. Ils se rattachent, en grande partie, aux transformations économiques et sociales causées par le développement des bourgeoisies. Durant la seconde moitié du xiie siècle, toutes les villes de la France du nord se sont constituées en communes jurées. Presque partout, dans les cités épiscopales, à Arras, Noyon, Senlis, Laon, Reims, etc. elles ont eu à lutter contre la résistance ou le mauvais vouloir de leurs évêques et contre eux ont imploré du roi un appui qu’il s’est empressé de leur accorder. Entre la couronne et les bourgeoisies s’établit ainsi une entente qui assure à la politique royale le concours de la classe la plus jeune, la plus active et la plus riche de la société.

On distingue sous Louis VII les premiers symptômes de cette alliance dont la clairvoyance de Philippe Auguste a reconnu toute la portée et qu’il a systématiquement fortifiée et étendue. L’augmentation rapide de la circulation monétaire, conséquence du commerce urbain, n’a pas été moins profitable à la royauté. En lui permettant de transformer les prestations et les droits féodaux qu’elle avait jusqu’alors perçus en nature, en redevances payables en argent, et en achevant la frappe et par conséquent les bénéfices de ses ateliers monétaires, elle l’a mise à même de se procurer l’instrument indispensable de toute puissance politique : des finances. Le trésor royal, jusqu’alors confondu dans l’ensemble de la fortune privée du roi, devient une branche spéciale d’administration. Les plus anciens comptes que l’on en possède datent du règne de Philippe Auguste. Non seulement le roi est désormais à même de louer en temps de guerre, des bandes de mercenaires, mais il peut surtout attacher à son service de véritables fonctionnaires, c’est-à-dire des agents payés et par cela même révocables. Tels sont les baillis dont la plus ancienne mention remonte à l’année 1173, et qui se répandent bientôt à travers tout le domaine royal. Capable désormais de solder ses serviteurs, le prince n’est plus obligé de leur abandonner leurs charges à titre héréditaire et de renoncer ainsi à disposer d’eux à son gré. La substitution à l’ancienne économie agricole d’une économie monétaire a enlevé l’obstacle qui, depuis l’époque franque, était invinciblement opposé au développement de l’État.

Les réformes qui s’introduisent sous Philippe Auguste dans l’organisation de la cour royale l’approprient aux nécessités du gouvernement central. L’assemblée des grands laïques et ecclésiastiques qui, depuis l’époque carolingienne se réunissait à époques fixes autour du roi et constituait à la fois un conseil et une cour de justice, sans attributions précises, sans compétence définie, et dont l’action se bornait le plus souvent à entraver, au profit des grands vassaux, l’action de la couronne, se scinde en deux collèges permanents : le Conseil du roi d’une part, pour les affaires politiques, le Parlement de l’autre, pour les affaires judiciaires. L’un et l’autre se composent encore, pour la plus grande partie, de membres de la haute noblesse et du haut clergé. Mais déjà, à côté d’eux, le roi y introduit des hommes à lui et son influence ira y grandissant toujours et y refoulant de plus en plus l’influence féodale. Les grands officiers de la couronne, tous pris dans la grande noblesse, et qui avaient été jusqu’alors de vrais tuteurs de rois, disparaissent ou sont réduits à des fonctions purement honorifiques. L’administration de la chancellerie rompt avec les usages surannés et la phraséologie inutile du temps carolingien, pour adopter des procédés plus pratiques. Un dépôt d’archives est constitué au Louvre et l’on surprend dans les mesures adoptées pour la reddition des comptes annuels des baillis, comme une première ébauche de la future Chambre des comptes.

On peut donc considérer Philippe Auguste comme le véritable créateur du pouvoir monarchique, non seulement en France, mais sur le continent[2]. Le surnom d’Auguste lui a été donné par Rigord : quia rem publicam augmentabat[3].

Avant lui, les rois les plus puissants, les empereurs et jusqu’à Charlemagne lui-même, n’ont pu gouverner que grâce au prestige et à la force qu’ils tenaient de leurs victoires ou de l’appui de l’Église. Leur pouvoir dépendait essentiellement d’eux-mêmes et se confondait pour ainsi dire avec leur personne. Sans finances et sans fonctionnaires, ils étaient réduits à n’agir que dans la mesure où ils étaient soutenus par l’Église et obéis par l’aristocratie, celle-ci devenant de plus en plus indépendante et celle-là de plus en plus hostile. Désormais, au contraire, le roi dispose d’une administration permanente à laquelle il donne le mouvement et qui est tout à la fois indépendante de l’Église et de la féodalité. Les droits que la tradition lui reconnaît peuvent devenir une réalité et, en se réalisant, constituer l’État. De la vieille monarchie carolingienne, la jeune monarchie française conserve le principe fondamental : le caractère religieux du pouvoir royal. Depuis la fin du ixe siècle, il l’avait comme embaumée, conservée intacte malgré sa faiblesse au milieu des usurpations féodales. On vient de voir comment elle avait repris une vigueur nouvelle et comment, à côté de l’État anglais, elle avait constitué en France, dans des conditions bien différentes et bien plus difficiles, un État rival.

Les comtes de Flandre qui, sous Louis VI, avaient lutté avec la royauté contre l’Angleterre, prirent sous Philippe Auguste le parti de l’Angleterre contre la royauté. Il était tout naturel que, menacés par les progrès de leur suzerain, ils cherchassent leur appui dans la grande île dont ils étaient les proches voisins et où les villes industrielles de leur pays s’approvisionnaient de laine. Les villes, qui en France soutenaient la couronne, se rangèrent en Flandre du côté de leur prince, non point comme une vue superficielle des choses pourrait le faire croire, par un prétendu sentiment de race, mais tout simplement en raison de leurs intérêts économiques. On ne remarque aucune différence entre leur attitude, qu’elles soient wallonnes de langue comme Lille et Douai, ou germaniques comme Bruges et Gand. La politique des princes flamands prit donc, dès le commencement du xiiie siècle, une ampleur qui ne permet plus de la considérer comme une simple politique de résistance féodale. D’une part, elle inaugure avec l’Angleterre une alliance qui, fondée sur l’intérêt réciproque, devait se perpétuer à travers les siècles et devenir un des facteurs les plus importants de l’indépendance future des Pays-Bas (Hollande et Belgique), de l’autre, en s’appuyant sur les bourgeoisies, elle se colore d’une apparence nationale en identifiant la cause de la dynastie avec la leur.

La longue guerre de Philippe Auguste contre Philippe d’Alsace (1180-1185) ne mit encore en présence que le roi et le comte de Flandre et finit, après des alternatives de succès et de revers, par un traité à l’avantage du premier. Mais dès 1196, Baudouin IX s’alliait à Richard Cœur de Lion et, quatre ans plus tard, parvenait à se faire restituer par le roi la région septentrionale de l’Artois, cédée par son prédécesseur. La Croisade qui périodiquement venait traverser et interrompre le cours de la politique européenne et à laquelle Philippe Auguste, Richard et Philippe d’Alsace avaient pris part en même temps quelques années plus tôt, attira en 1202 le comte Baudouin vers l’Orient. L’année suivante, il recevait à Sainte-Sophie la couronne de l’éphémère Empire latin de Constantinople et mourait mystérieusement peu de temps après (1205) au cours d’une expédition contre les Bulgares. Il laissait deux filles en bas âge que Philippe Auguste se fit livrer par leur oncle Philippe de Namur. Il donna l’aînée, Jeanne, en mariage à un prince de son choix, Ferrand de Portugal, après avoir pris la précaution de lui faire prêter un serment spécial de fidélité qui fut ratifié par les villes et les barons de Flandre. Il comptait pouvoir tout se permettre avec ce nouveau vassal qui lui devait la fortune. Il avait fait occuper par ses gens Aire et Saint-Omer, et par l’octroi de fiefs et de pensions s’était acquis la connivence de la plupart des membres de la noblesse flamande. Poussé à bout, Ferrand ne tarda pas longtemps à prêter l’oreille aux avances du roi d’Angleterre, Jean sans Terre. En 1213 il concluait avec lui un traité d’alliance.

Le conflit dans lequel la Flandre était de nouveau entraînée, était cette fois un conflit européen. La politique de Philippe Auguste se développant avec le succès et le génie du roi, s’étendait maintenant à tout l’Occident et c’était une guerre générale qui allait décider du sort de la monarchie française.

La lutte de la France et de l’Angleterre, interrompue durant les dernières années de Henri II, avait repris dès le retour de Richard Cœur de Lion de la captivité où l’avait retenu le duc d’Antioche aux mains duquel il était tombé en revenant de la troisième Croisade (1194). Elle n’avait abouti à rien de décisif. Mais à peine Richard était-il mort et son frère Jean sans Terre monté sur le trône, Philippe se décidait à un éclat. Profitant du mécontentement qui avait accueilli le nouveau règne, il faisait assigner Jean à comparaître devant lui en qualité de duc de Normandie, pour se justifier du meurtre d’Arthur de Bretagne[4]. Jean n’ayant pas daigné répondre, le roi de France, agissant dans toute la rigueur de ses droits de suzerain, confisquait tous les fiefs tenus en France par la couronne d’Angleterre et, à l’exception de la Guyenne, les faisait occuper, doublant ainsi d’un seul coup l’étendue des terres de la couronne et lui donnant de Bordeaux Boulogne toutes les côtes de la mer. Les fautes accumulées par son rival qui, déjà aux prises avec les barons anglais s’attirait par surcroît, en 1209, l’excommunication du pape, secondaient à plaisir une politique aussi audacieuse. Philippe se faisait charger par Innocent III d’exécuter la sentence lancée contre lui et préparait activement une expédition contre l’Angleterre. Il était prêt au moment où Jean, s’humiliant devant le pape et reconnaissant son royaume comme fief du Saint-Siège, obtenait sa réconciliation. Philippe employa son armée et sa flotte contre la Flandre, s’avança jusqu’à Damme où les Anglais surprirent ses vaisseaux et les brûlèrent, puis rentra en France pendant que, derrière lui, Ferrand de Portugal reprenait possession de sa terre. Cependant, le conflit des États occidentaux s’était étendu à l’Allemagne. Des deux partis qui s’y combattaient, Guelfes et Gibelins, le premier était allié à l’Angleterre, depuis le mariage de Henri le Lion avec Mathilde, fille de Henri II. Dès lors, un rapprochement s’imposait entre les Gibelins et la France. Philippe Auguste sut brillamment tirer parti de la situation. L’empereur Othon de Brunswick, chef des Guelfes et complètement gagné à Jean sans Terre, venait en 1210 d’être excommunié par Innocent III. Le roi de France s’empara de l’occasion pour exhorter le jeune Frédéric de Hohenstaufen, confiné en Sicile sous la tutelle du pape, à payer d’audace et à venir se mettre en Allemagne à la tête des partisans de sa maison. L’aventure semblait romanesque : en réalité rien n’était plus prosaïque. Le trésor du roi était venu en aide à sa politique et il avait acheté les princes allemands nécessaires au succès. Le 9 décembre 1212, ils élisaient Frédéric roi des Romains[5]. Ainsi la lutte de la France et de l’Angleterre séparait toute l’Europe en deux camps et son issue devait décider du sort de l’Occident. Les ennemis de Philippe Auguste se décidèrent, en 1214, à un effort décisif. Pendant que Jean sans Terre devait l’attaquer par la Guyenne, Othon de Brunswik marchait sur Paris par les Pays-Bas, ralliant au passage les troupes de Ferrand de Portugal. L’armée que Philippe amena à sa rencontre répondit bien par sa composition aux progrès du pouvoir royal. Vingt ans plus tôt, elle eut été formée tout entière de milices féodales. Cette fois, on y remarquait, à côté de la chevalerie des vassaux de la couronne, des bandes de mercenaires et des compagnies de bourgeois envoyées par les villes. Le choc eut lieu à Bouvines près de Tournai, le 27 juillet, et le triomphe de Philippe Auguste fut éclatant. Ce fut la première des grandes batailles européennes et, si on en excepte Waterloo où six siècles plus tard devaient se retrouver en présence le même groupement d’adversaires, aucune d’elles n’eût de conséquences aussi vastes et aussi immédiates. En Allemagne, Othon de Brunswick s’effondrait devant Frédéric II. En Angleterre, Jean sans Terre, humilié, voyait les barons se soulever contre lui et lui imposer la Grande Charte ; en France, les conquêtes territoriales étaient assurées (Traité de Chinon) ; la féodalité était vaincue dans la personne de Ferrand de Portugal et le pouvoir royal, qui venait de prouver ses forces en terrassant l’ennemi de l’extérieur, se paraît aux yeux du peuple d’un prestige national qui doublait sa vigueur.

  1. Cette restriction est indispensable car, depuis Suger jusqu’à Talleyrand et Fouché, l’Église n’a cessé de fournir à l’État des ministres et des conseillers. Mais ce ne sont plus des ecclésiastiques au vrai et plein sens du mot, ce sont des politiques n’ayant guère conservé de leur profession cléricale que l’habit et les bénéfices.
  2. Sauf en Sicile, dont les fondements de l’État sont byzantins.
  3. (2) Cf. le titre de l’empereur : « Mehrer des Reiches ».
  4. (I) Fils de Godefroid, le fils aîné de Henri II, que reconnaissait la Bretagne au lieu de Jean.
  5. Voir à ce sujet le chapitre suivant.