Histoire de l’Affaire Dreyfus/T4/6-1

Eugène Fasquelle, 1904
(Vol. 4 : Cavaignac et Félix Faure, pp. 499–545).

Ch. VI : Le dessaisissement

(suite)

VII

La Ligue de la Patrie française fut fondée pour appuyer l’opération, enrayer le mouvement, assez rapide, depuis quelque temps, de l’idée revisionniste dans la bourgeoisie.

L’adhésion des grands journaux libéraux (Temps, Débats) ; la campagne plus vive de Cornély, avec ses appels quotidiens, mêlés d’émotion et d’ironie, aux conservateurs et aux catholiques ; les articles d’Harduin, d’un bon sens solide, qui faisait avaler la Revision à petites doses ; l’intervention répétée de Gaston Pâris, de Lavisse, qui, pour avoir toute sa liberté, renonça à sa chaire de Saint-Cyr ; cette noble parole d’Alfred Croiset, en pleine Sorbonne : « La patrie a besoin de connaître la vérité ; l’homme qui dit la vérité à son pays est le plus pieux de ses fils…[1] » ; les propos, qu’on répétait, du président du Sénat, Loubet, et de tant d’autres, considérables par les services rendus et par leurs fonctions, remuaient, détachaient beaucoup de monde. D’autre part, ces gens paisibles et sensés s’effrayaient des socialistes, assez tard venus dans l’Affaire, mais qui prétendaient l’accaparer, frottaient la coupe de la Justice de trop d’absinthe et projetaient de remplacer l’armée par des milices ; et, surtout, ces commerçants, grands et petits, cette laborieuse mais craintive bourgeoisie, souhaitaient la fin des troubles et l’apaisement.

Exploiter ces craintes, ces répugnances et le besoin d’en finir ; par cela même, enrayer le mouvement vers la Revision ; ramener les timides à l’Église et à la Dictature qui sont le refuge ordinaire des dégoûtés de la Liberté ; — l’entreprise valait d’être tentée.

Les promoteurs en furent trois universitaires : Dausset, Syveton et Vaugeois[2] qui, fort échauffés et poussés par Maurras, le véritable inventeur de la nouvelle Ligue, s’adressèrent à Coppée, à Lemaître et à Barrès. Coppée, l’année d’avant, avait eu quelques jours d’hésitation : instruit de l’Affaire par Leblois et par Zola[3], il écrivit un article plein de larmes, l’adressa au directeur du Journal, qui le pria de réfléchir jusqu’au lendemain, et il réfléchit si bien (à sa clientèle religieuse et mondaine) qu’il s’était jeté dans un militarisme lyrique et dans une grossière dévotion. — Lemaître, très sceptique, aussi hardi pendant un temps qu’Anatole France avait paru alors conservateur[4], s’était piqué de politique à voir aux plus hauts emplois de l’État des hommes d’une intelligence et d’une culture inférieures à la sienne ; de plus, aigri par des insuccès au théâtre, ceux de tous qui laissent le plus d’amertume, et avec un fond de cuistrerie qui lui fit dire, dès le début de l’Affaire, que le crime de Dreyfus était « ethnique » et que cela expliquait tout. — Barrès, qui ne s’intéressait qu’à Barrès, prétendait « ne s’intéresser qu’à une seule chose : la doctrine nationaliste », et prônait « une courageuse intervention chirurgicale » dont « il attendait tout »[5].

Ces noms étaient trop significatifs pour que les esprits avisés pussent se faire illusion sur le but réel de la tentative. Lemaître et ses amis ajoutèrent d’autres maladresses. Dans leur manifeste, où ils se proposaient pour « mettre fin à la plus funeste des agitations »[6], il n’était parlé que de l’armée et pas un mot n’était dit du Droit. Gaston Pâris, aussitôt, le fit observer à Sorel qui s’était inscrit avec un grand nombre de membres de l’Institut[7] : « L’omission de tout hommage à la magistrature, au moment où on l’accable des injures à la fois les plus odieuses et les plus ridicules, n’est pas la seule qui me frappe. Il n’est point question de la justice elle-même, ni de la recherche impartiale de la vérité… Cependant, l’amour de la justice est le signe à la fois le plus noble et le plus essentiel de la civilisation[8]. » Et, tout de suite, une autre sottise fit voir qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre d’apaisement et de concorde, qui aurait été légitime entre toutes, mais d’une nouvelle machine de guerre. Hervé de Kérohant envoya son adhésion ; le Comité la refusa, ne voulant « d’aucun des signataires qui avaient appuyé les manifestations de Dreyfus et de Picquart »[9], alors qu’il accueillait tous les souscripteurs de la Libre Parole en l’honneur d’Henry.

Cependant, beaucoup furent trompés, comme il arrive toujours, par l’enseigne, et si les catholiques qui s’enrôlèrent en masse savaient fort bien pourquoi, les quelques milliers de petits bourgeois et d’ouvriers républicains[10] qui suivirent furent persuadés qu’ils allaient jouer, entre les combattants, le rôle classique des Sabines. C’était aussi leur réponse à la campagne contre l’institution militaire qui sévissait à côté de la campagne pour la vérité. La plupart des revisionnistes en souffraient, mais ils s’en taisaient, en vertu de « la maxime qui ordonne de ne nous pas si fort choquer de ceux qui sont unis avec nous pour que nous ne donnions pas de l’avantage à ceux contre qui nous agissons »[11]. Il n’est pas certain qu’il n’eût pas mieux valu rompre publiquement avec les forcenés. On eût enlevé ainsi leur prétexte aux âmes lâches qui avaient inventé le conflit entre la justice et l’armée, et l’on aurait ramené nombre de braves gens. Pour beaucoup, la religion de la Patrie était devenue « l’équivalent moral de la foi confessionnelle qu’ils n’avaient plus et de la foi philosophique qu’ils n’avaient pas encore, un peu froide et abstraite, médiocrement persuasive »[12]. Et c’est ce que Lemaître avait très bien compris. Par malheur pour ses amis, ce lettré délicat était le plus lourdaud des politiques. Il savait envelopper sa pensée de belles banalités oratoires et, parfois, d’infiniment d’esprit, et du meilleur ; mais ses actes, ses gestes, crevaient son masque.

Quelques hommes d’étude alléguèrent que les revisionnistes s’étaient trop parés de leurs « intellectuels », donnant à entendre qu’il n’y avait, dans l’autre camp, que stupidité et mauvaise foi. Ces dédains les avaient irrités. Ils voulaient montrer que l’intelligence n’était pas d’un seul côté[13]. Cavaignac adhéra aussitôt[14].

Lemaître prononça un grand discours, où il toucha d’abord au point sensible, s’appliqua, avec beaucoup d’art, à soulager du reproche qui cuisait le plus aux adversaires de la Revision ; ils ne répugnaient pas beaucoup moins à l’injustice que la plupart des hommes, mais, comme eux, ne se l’avouaient pas à eux-mêmes. L’histoire est pleine d’iniquités, mais jamais l’auteur le plus conscient d’une iniquité n’en a parlé que comme d’un acte incompris. Lemaître affirma donc que la question qui divisait la France n’était pas une question de morale, mais une question de fait. « Il ne s’agit pas de savoir s’il est permis de laisser au bagne un innocent, mais de savoir si Dreyfus est innocent ou coupable. » — Ce critique subtil ne le savait pas encore. — « Un tel fait échappe à l’appréciation des particuliers ; on a invoqué des témoignages d’étrangers. Allemands, Anglais, Norvégiens… » Il railla ensuite les mandarins de lettres qui s’offensaient de l’appareil extérieur de l’armée, « celui, en effet, de la force brutale », leur « nihilisme exquis » auquel il préfère « l’anarchisme intégral », et leur héros, « l’énigmatique colonel qui est devenu le dieu des snobinettes ». « Les juges à képi nous inspirent autant de confiance que les juges à toque. Enfin, d’un geste brusque, mais prémédité, il abattit ses cartes. Les nouveaux ligueurs accepteront l’arrêt de la Cour de cassation, « sans arrière-pensée de revenir, par leurs actes, sur cette acceptation ; — ils consentiront, traduit Barrès, « à soumettre, par raison nationale, leur raison individuelle devant la vérité judiciaire »[15] ; — mais à la condition formelle que « le jugement soit remis aux Chambres civiles ou à toutes les chambres réunies »[16].

La direction de la Ligue fut partagée entre Coppée, franchement bonapartiste, et Lemaître, qui se disait républicain, l’un libre penseur et l’autre catholique, tous deux cléricaux[17]. Leur propagande s’exercera, légalement, par la presse et les réunions. Ils laisseront à Guérin les grosses besognes de la rue et les coups dangereux à Déroulède.

VIII

Le premier président Mazeau, sénateur, ancien garde des Sceaux, le plus haut magistrat de France, et n’ayant plus rien à attendre des hommes, était cependant servile, avec l’air noble et imposant. De ses deux assesseurs[18], l’un, Dareste, était un savant ; l’autre, Voisin, un ancien préfet de police sous Mac-Mahon.

Ils auraient pu faire leur enquête en trois jours, une audience pour le délateur et deux pour les vingt témoins qui déposèrent, la plupart, en quelques minutes, plusieurs par écrit. Ils traînèrent dix jours (17-27 janvier), de telle sorte que le bruit se répandit que c’était très grave, et le discrédit de la Chambre criminelle s’en accrut.

Il n’y a pas de chapitre de cette histoire qu’il soit plus dur de raconter que celui-ci.

Quesnay, appelé le premier, et qui était devenu sa propre caricature, compléta d’abord ses accusations, à l’aide de quelques lettres anonymes, sur le père et la mère de Leblois, liés d’amitié, à Strasbourg, avec la famille de Lœw, et sur le fils de Lœw, « familier assidu de Mathieu Dreyfus depuis le procès », en outre administrateur d’une Société de bonneterie, avec cette adresse télégraphique : Speranza-Troyes. « L’alliance Lœw-Picquart-Leblois, tout est là. » Et, dès lors, tout s’explique : le choix de Bard à cause de ses opinions préconçues ; son rapport qui est un véritable faux ; la gêne apportée systématiquement aux dépositions des militaires ; Cordier, au contraire, félicité pour avoir médit de l’État-Major ; « l’escamotage » du règlement de juges. Enfin, il résulte d’une lettre de Roubaix que le conseiller Dumas s’est fait construire une maison, à Paris, « avec l’argent du Syndicat »[19].

Les conseillers incriminés le prirent de très haut : Lœw, qui n’avait d’autre rapport avec Leblois que des échanges annuels de cartes de visite ; Dumas, qui ne connaissait aucun parent ni ami de Dreyfus ; Bard, qui, si longtemps, avait cru Dreyfus coupable ou complice ; il en avait causé avec ses collègues, « comme il était permis entre gens d’une même compagnie où la délation était encore inconnue ». Pour le règlement de juges, il n’y avait de retard que du Gouvernement. Atthalin avait déposé son rapport le 10 janvier ; dès le 11, Lœw l’avait passé à Manau et avait fixé l’audience au 26. C’était Blanc, le préfet de police, qui l’avait alors prié, au nom de Dupuy, de choisir une date plus éloignée, afin que cette affaire de Picquart ne fût pas appelée le même jour que mon procès avec Mme Henry. Bien plus, Lœw avait offert à Mazeau de présider cette affaire connexe, comme la principale ; mais Mazeau, « le réservant à tous les coups », s’y était refusé[20].

On entendit alors les témoins.

Ménard, l’un des souffleurs de Quesnay, savait des gens de service que « Bard s’était promené ostensiblement avec le défenseur de Dreyfus ». Par contre, il ignorait, et les gardes républicains démentirent, que la fille Pays, après avoir refusé de charger Esterhazy, eût demandé à manger un morceau ; sur quoi Dumas se serait écrié : « Qu’elle crève[21] ! »

Sallantin fut très loyal ; il convint que Lœw était maître absolu du choix du rapporteur. Sevestre blâma le choix de Bard, s’étonna que Bard et Manau eussent rédigé si vite leur rapport et leur réquisitoire. « À la nature des questions posées par Lœw, les témoins militaires, doués d’une très grande perspicacité, ont pu et dû parfaitement comprendre que le président n’ajoutait qu’une foi relative à leurs dépositions. » Cependant, il démentit que Lœw se fût querellé avec Cuignet ou qu’il eût émis la prétention de faire assister Manau, sans consulter la Chambre, à l’audition du représentant de Freycinet, alors que Cuignet avait fait un rapport sur cet incident qui n’avait jamais existé[22].

Dupré se déclara « solidaire avec la chambre dont il s’honorait de faire partie ». Il est faux que le président Lœw ait « dérouté, interrompu, intimidé » les différents représentants de l’État-Major ; la Chambre criminelle les a entendus, « sans broncher, pendant dix-huit séances ». Il est faux que Lœw ait manifesté des sentiments d’hostilité envers les officiers ; « c’est le contraire de la vérité »[23].

Bien que Chanoine fût convenu qu’il avait refusé à Manau le dossier secret, Cavaignac maintint son accusation : Le procureur général, quand il a, pour la seconde fois, réclamé le dossier, a dit que c’était seulement « pour éclairer sa conscience » ; or, il avait déjà déposé son réquisitoire introductif ; donc, « le parti pris est avéré ». Il reprocha encore à Bard de s’être inquiété des conditions où était arrivé le Bordereau et d’avoir prétendu qu’il n’existait pas de documents contemporains des aveux[24]. — En effet, c’étaient des faux.

Quesnay avait désigné lui-même cinq témoins militaires. Chanoine et l’intendant Peyrolles déclarèrent que la Cour avait été absolument courtoise à leur égard ; Lebrun-Renaud, Roget et Cuignet, irrités de n’avoir pas convaincu les magistrats aussi facilement que les ministres, étalèrent leur amour-propre blessé. « Des conseillers ont posé à Lebrun des questions inutiles, pour l’embarrasser et le mettre en contradiction avec lui-même. » La déposition de Roget a été accueillie avec « vivacité » par la plupart des conseillers ; Dumas « haussait les épaules » ; Bard questionna directement le témoin ; quand Roullier revendiqua le même droit, Lœw s’y opposa ; Lœw s’est refusé encore à le confronter avec Picquart ; et ce Bard, d’ailleurs, était un menteur ; notamment, il avait osé soutenir que, dès l’enquête de 1897 sur Esterhazy, le faux d’Henry avait été secrètement communiqué à Pellieux (qui l’avait avoué à Zurlinden). Et Cuignet fut plus amer encore : Bard, « l’un des plus jeunes magistrats de la Cour », a pris « la direction effective » de l’enquête ; assis à côté de Lœw, il a interrompu le délégué du ministre de la Guerre, ce dont Sevestre s’est formalisé ; Dupré a dit à un avocat dont Cuignet s’est engagé à ne pas révéler le nom : « J’ai voulu voter contre l’armée, qui est trop puissante. » Les conseillers ont regardé négligemment les pièces secrètes ; l’un d’eux, Boulloche, comme on demandait la date d’une de ces pièces (28 mai 1898), s’est écrié : « Oh ! depuis longtemps, nous sommes dans la période des faux[25] ! » Un autre, Dumas, non seulement « a coupé d’exclamations malveillantes la déposition du témoin », mais « s’est levé de son siège et l’a interpellé »[26]. Enfin, de ce que Picquart avait rectifié, dans sa déposition, quelques erreurs de date (qu’il avait corrigées précédemment devant Tavernier), il s’ensuivait qu’on lui avait communiqué la déposition de Roget où elles étaient relevées[27].

Picquart, dans une lettre à Freycinet qui fut versée aux débats, nia qu’il se fût dit le principal témoin de Bard, et démasqua la tartuferie d’Herqué[28].

Mais, la grande affaire fut de découvrir le conseiller « qui, à plusieurs reprises, était allé rejoindre Picquart aux urinoirs et s’y était trouvé avec lui plus que de raison ». Le greffier Ménard « n’avait aucune connaissance du fait, « ni personnellement, ni par ouï-dire »[29] ; Quesnay, au contraire, était formel ; il précisait que ç’avait été « toujours le même magistrat », — ce qui excluait Dupré, lequel n’y avait croisé qu’une seule fois Picquart ; ils avaient échangé un salut[30] ; — et que l’agent de la Sûreté le reconnaîtrait sans peine ; frappé de la durée des stations, il avait conçu des soupçons et avait cru à des conciliabules[31]. On manda alors ce policier (Magnin) qui remit d’abord à Mazeau le duplicata du rapport qu’il avait adressé sur ces incidents à Zurlinden[32], et qui se transporta ensuite, par ordre du Premier, « à l’audience publique de la Chambre criminelle, où il reconnut le dit magistrat et le désigna au greffier en chef chargé spécialement d’accompagner l’inspecteur[33] ». C’était Chambaraud. Et Mazeau allait le citer, quand l’un des membres de la commission se rappela et fit consigner « que M. le conseiller Chambareaud était notoirement atteint d’une maladie de vessie »[34].

En conséquence, Mazeau, Dareste et Voisin adressèrent leurs « conclusions » à Lebret, le 27 janvier :

Monsieur le Garde des Sceaux,

Nous avons l’honneur de vous remettre, avec l’avis que vous nous avez demandé, les dépositions recueillies dans l’enquête officieuse que vous nous avez confiée et qui portait sur les derniers faits signalés par M. Quesnay de Beaurepaire.

Il en résulte pour nous cette impression qu’il serait sage, dans les circonstances exceptionnelles que traverse le pays, de ne pas laisser à la Chambre criminelle seule la responsabilité de la sentence définitive. Depuis trois mois, en effet, nos collègues poursuivent une instruction laborieuse, au milieu d’un déchaînement inouï de passions opposées qui ont pénétré jusque dans le prétoire. N’est-il pas à prévoir qu’un arrêt rendu dans de telles conditions serait impuissant à produire l’apaisement dans les esprits, et manquerait de l’autorité nécessaire pour que tout le monde s’incline devant lui ?

Nous ne suspectons ni la bonne foi, ni l’honorabilité des magistrats de la Chambre criminelle ; mais nous craignons que, troublés par les insultes et les outrages, et entraînés, pour la plupart, dans des courants contraires par des préventions qui les dominent à leur insu, ils n’aient plus, après l’instruction terminée, le calme et La liberté morale indispensables pour faire l’office de juges.

IX

Tandis que le ministre de la Justice et le chef de la Cour les calomniaient et les sacrifiaient ainsi, les magistrats de la Chambre criminelle poursuivaient leur enquête, dans le même calme qu’auparavant et sans que rien ne transparût de leur intime douleur. On s’écarta seulement de Sevestre. Ils se dirent aussi qu’ils n’en seraient point là s’ils avaient traité, comme il l’eût fallu, quelques-uns des témoins d’hier en accusés de demain, et s’ils avaient usé davantage de leur droit de les questionner ; en résumé, s’ils avaient été des instructeurs sévères et non des auditeurs trop respectueux. Leur excès de bienveillance pour des hommes qui portaient l’uniforme ne les a préservés ni des haines ni des lâchetés. Il a suffi qu’ils voulussent la vérité pour devenir suspects. La profonde pensée de Pascal leur revenait : « La justice sans la force est impuissante. » Ils n’avaient pas fait sentir suffisamment leur force. Ils eussent voulu faire la justice sans déshonorer trop de soldats et de politiques. Et Lœw, plus tard, dira noblement : « Si nous avons péché, ce n’est point par partialité pour Dreyfus, mais plutôt par partialité contre lui. » Mais, en même temps que ce regret, s’élevait en eux le sentiment consolateur qu’ils écrivaient dans l’histoire, avec leurs humiliations et leurs tristesses, une très grande page.

Ils entendirent, en janvier, plusieurs des principaux témoins.

D’abord Paléologue, au nom du ministre des Affaires Étrangères, sur les pièces les plus importantes du dossier diplomatique, qu’il apporta et commenta : la dépêche de Panizzardi, du 2 novembre 1894, « d’une sincérité manifeste », dont Henry, par deux fois, avait détruit la traduction authentique (celle que Cuignet, précédemment, avait arguée de faux) ; les déclarations de Munster et de Tornielli ; la dépêche de l’ambassadeur de France à Rome, d’avril 1898, sur les sommes touchées par Esterhazy, plus de deux cent mille francs ; et le propos d’une personnalité étrangère, « en situation d’être bien renseignée », qu’il existait à Berlin, au ministère de la Guerre, « environ 225 documents livrés par l’espion[35] ».

Pour les lettres de l’Empereur d’Allemagne, Paléologue n’en avait entendu parler qu’une seule fois, par Henry ; il n’y eût jamais aucun document de cette sorte. Le même jour[36], Delcassé déclara à la Chambre que, « s’il y avait eu des faux, le fabricant se serait bien gardé de les porter au quai d’Orsay ».

Cette question s’obscurcissait de plus en plus. On avait beau presser Drumont et Rochefort, qui, les premiers, avaient révélé les fameuses lettres ; on n’en tirait plus un mot[37]. Pourtant, la forgerie avait existé, on n’en pouvait douter ; le comte de Turenne rapporta à la Cour de cassation que Munster lui-même, au printemps de 1898, s’en était inquiété[38] ; et le bruit courait obstinément que Mercier tenait en réserve une preuve terrible. En fait, on laissait aux lettres, trop discréditées, le temps de muer en bordereau annoté.

Trarieux rapporta ses conversations avec Tornielli, aussi explicite sur Esterhazy que sur Dreyfus ; Laroche, celles de l’archiduc Victor, frère de l’Empereur d’Autriche, avec l’amiral Duperré ; Monod, les déclarations de plusieurs personnages étrangers, le marquis de Visconti-Venosta, les généraux Ricotti et Primerano, le prince Lichnowski, la comtesse de Bulow[39].

L’invraisemblable, après tant de preuves que le bordereau était d’Esterhazy, ce fut d’entendre les experts (Teyssonnières, Bertillon, Couard, Belhomme, Varinard) renouveler leurs démonstrations qu’il était de Dreyfus. L’anthropométreur insista sur la lettre de Mathieu Dreyfus qui avait été trouvée dans le buvard de son frère ; Mathieu écrivait (le 17 septembre 1894) que l’indemnité pour l’incendie de l’une de leurs fabriques de Mulhouse avait été fixée à 700.000 francs, qu’il toucherait cette somme en janvier. Selon Bertillon, qui croyait ou feignait de croire que le gouvernement allemand est lui-même assureur en Alsace, c’était le prix du bordereau.

Charavay, sans se rétracter encore, dit « qu’il y avait maintenant deux écritures se rapportant à celle du bordereau ». Toujours la même fausse honte, le même amour-propre empêchaient d’avouer qu’on s’était trompé[40].

Les officiers de l’ancien bureau des Renseignements ne montrèrent pas moins d’entêtement, Gribelin, Valdant, surtout Junck et Lauth, pleins de l’esprit d’Henry, Junck releva contre Dreyfus qu’il avait salué un jour des femmes galantes ; Lauth reprit ses vieux contes, avec une sorte d’indécence dans la méchanceté[41].

Deux anciens officiers, le général Sebert, de l’Académie des sciences, et le capitaine Moch, et deux commandants d’artillerie, Ducros et Hartmann, consolèrent de ces malignités et de ces rancunes recuites[42]. Hartmann, d’écorce rugueuse mais de cœur chaud, Alsacien et catholique, apparenté à des religieux, ancien camarade de Cavaignac à l’École polytechnique, parut le type le plus élevé du savant militaire. Avec Sebert et Moch, il démontra que l’impropriété des termes du bordereau démontrait un officier étranger à l’artillerie ; qu’il n’y avait rien de moins secret que le Manuel ; que ces fameuses notes, dont on avait fait un épouvantail, étaient relatives à des sujets traités vingt fois par la presse, et qu’un officier d’une arme quelconque aurait pu les rédiger avec des extraits de journaux et de brochures courantes. Des affirmations techniques de Cavaignac, il ne resta que l’humiliation de les avoir entendues d’un ancien ministre de la Guerre.

Ducros, catholique lui aussi, et ami particulier du père Du Lac[43], savait un fait qui suffisait à détruire toutes les légendes sur les furetages indiscrets de Dreyfus. Comme Hartmann, il demanda à déposer, raconta qu’il avait proposé, par deux fois, à Dreyfus de visiter l’atelier de Puteaux où se fabriquaient, sous sa direction, les appareils d’artillerie les plus secrets. Un espion fut accouru. Dreyfus ne vint pas.

Tous ceux qui, surtout à cette époque, témoignèrent pour Dreyfus auraient eu avantage à se taire. Hartmann fut blâmé par ses chefs, mis en quarantaine[44] ; Ducros ne fut pas mieux traité. Ils supportèrent avec philosophie ces indignités qu’ils avaient prévues. Ainsi avertis, d’autres officiers, qui eussent pu parler utilement, gardèrent le silence. La noblesse de ces temps, le grand enseignement moral qui s’en dégage, c’est que la conscience n’y eût de récompense à attendre que d’elle-même. La laideur, c’est la crainte des basses vengeances, du soupçon. Du premier jour au dernier, ce fut le règne de la peur[45].

Les dépositions de Painlevé et de Jacques Hadamard[46] firent apparaître le mécanisme d’État-Major qui, d’un propos favorable de Dreyfus, faisait une charge, — un faux et une pièce secrète[47]. D’Ocagne, d’affirmations si hardies dans les antichambres du ministère de la Guerre, balbutia, n’osa pas se parjurer ; il convint qu’Hadamard avait bien dit à Painlevé que « la culpabilité de Dreyfus n’était pas établie » ; et que « Lonquéty n’avait pas attaché grande importance à sa rencontre avec Dreyfus à Bruxelles »[48].

La déposition de Décrion, l’un des agents ordinaires d’Henry, fut accueillie avec réserve. Il avait été arrêté récemment sous l’inculpation d’escroquerie et avait conté au juge Flory une étrange histoire, d’un sac de papiers, des lettres d’Esterhazy, qu’Henry lui aurait remis en juillet, à l’arrivée de Cavaignac au ministère, et qu’il aurait déposé en Belgique, en lieu sûr. Il offrit, un peu plus tard, de livrer ces papiers si on voulait le faire conduire, entre deux inspecteurs de la police, à l’endroit où il les aurait cachés. Cela parut, peut-être à tort, un roman. Les tares de l’individu gâtaient ce qu’il y avait d’exact dans son récit, comme quoi, notamment, il s’était procuré de l’écriture de Scheurer et de la mienne, des vols de papiers à l’ambassade d’Allemagne et à l’ambassade d’Italie, les fausses lettres qu’il avait fabriquées à l’aide de ces divers modèles. Il avait forgé également, par un procédé qu’il indiqua, de fausses lettres de Dreyfus et de son frère, ainsi que de Picquart, et de faux cachets de la poste (Paris, Berlin, Carlsruhe et Bruxelles) pour les authentiquer[49].

Du Paty étonna beaucoup, bizarre, compliqué, mais tout autre que l’homme de la légende ou de l’acte d’accusation de Cuignet, et malgré de cauteleux sous-entendus, presque véridique, soit qu’il déniât, soit qu’il avouât. Ainsi, il se défendit d’avoir recherché l’enquête sur Dreyfus, protesta qu’il « aurait jugé téméraire et irrégulier de poser des conclusions fermes », bien qu’il crût, « jusqu’à preuve du contraire », à la culpabilité de Dreyfus, et déclara que, dans ses fonctions d’officier judiciaire comme dans ses rapports avec Esterhazy, il s’était conformé aux ordres ou aux désirs de ses chefs responsables. Il est exact que Sandherr l’a prié d’écrire une note sur des pièces secrètes ; celles que Picquart a énumérées en faisaient partie ; ce que Sandherr a fait de cette note, il l’ignore. Il est faux qu’il ait révélé à Drumont l’arrestation de Dreyfus. Il n’avait pas vu Esterhazy depuis dix-huit ans, où il l’avait entrevu deux fois, en Afrique, quand, « pour des considérations d’ordre supérieur », il fut envoyé à son secours. Il a participé largement à la collusion, mais est resté étranger aux épisodes les plus fameux, le document libérateur, les fausses dépêches. En vain, « il a demandé à poursuivre ses calomniateurs ». Il n’a pas été l’ami intime, le commensal d’Henry. Au contraire, il fut, de sa part, l’objet de louches intrigues. On a trompé Picquart, « pour dériver son irritation sur lui ». Les « difficultés » qu’il a rencontrées datent du jour où il a dit à Henry que sa fameuse pièce était suspecte. Il n’y a dans l’affaire, « à sa connaissance », aucun mystère[50].

Mercier fut rappelé ainsi que Billot, Gonse et Boisdeffre. Ils contestèrent la traduction de la dépêche de Panizzardi qu’avait produite Paléologue ; Billot affirma qu’il n’avait pas été avisé, à l’époque, des pourparlers avec Esterhazy, et, de même, Boisdeffre et Gonse. Boisdeffre déclara qu’il n’avait jamais été question à l’État-Major de la lettre de l’Empereur d’Allemagne et « qu’il n’en avait jamais parlé dans les salons ». Il dit encore, et Gonse le confirma, que jamais « Sandherr ne se serait permis d’employer Esterhazy, officier supérieur, aux besognes du contre-espionnage sans en référer à ses chefs ». Gonse convint d’avoir remis, par ordre de Boisdeffre, le commentaire de Du Paty à Mercier, qui le détruisit. Sur la scène entre Bertulus et Henry, il mit en doute le récit du magistrat[51]. De même Roget, entendu, à nouveau, sur la demande de Freycinet[52] ; croyant les juges à bas, il ne mit plus aucune retenue dans ses propos, parla comme un chef de soldatesque. Bertulus, « joueur et besoigneux », a « édifié son échafaudage pour corser les infâmes calomnies de Reinach » ; les juifs ont payé Esterhazy « pour faire ses mensonges », « pour fabriquer après coup les lettres sur papier pelure » ; « n’ayant rien, il voyage et vit à l’étranger ».

Enfin, Esterhazy se décida à venir. Son avocat avait reçu l’assurance que sa liberté serait garantie pendant qu’il serait à la disposition de la Cour. Il se fit précéder par une lettre à Mazeau, où il répéta qu’il avait été employé par Sandherr et qu’il l’avait mis sur la piste de plusieurs espions[53].

Il se logea chez des religieux, les frères Saint-Jean-de-Dieu ; mais les « patriotes » ne montrèrent plus aucun empressement à fêter le « martyr des juifs ». Drumont, seul, resta fidèle, lui envoya Gaston Méry, annonça des révélations. « Il s’expliquera sur ses relations avec Schwarzkoppen[54]. » Mercier, qui se gardait toujours des gros mensonges, comme c’en eût été de confirmer publiquement la version du contre-espionnage, s’en tira par une sottise : « Si Esterhazy a opéré avec des personnalités étrangères, c’est par pur dilettantisme[55]. » Il parla avec émotion d’Henry[56] et conclut : « Si la Revision est prononcée, des désordres très violents éclateront ; on ne laissera pas Dreyfus rentrer en France. »

Pendant les cinq jours qui précédèrent sa comparution[57], Esterhazy négocia, presque ouvertement, par l’intermédiaire de Cabanes, Laguerre et Lasies, dont il reçut et fit raconter les visites. Il avait trop dit qu’il avait été l’homme de l’État-Major pour s’en dédire, mais il consentit à ne pas s’avouer l’auteur du bordereau, fût-ce par ordre, ce qui aurait fait de lui « l’auteur de la Revision ». Certainement, il reçut de l’argent pour son silence[58].

Comme s’il avait été le confident de redoutables mystères, il demanda à Freycinet « d’être relevé du secret professionnel » ; c’était la menace, à peine déguisée, de divulguer ses rapports avec le ministre de la Guerre, en 1892. Freycinet comprit et, très humblement, fit envoyer au misérable la même lettre qu’aux « autres » témoins militaires : « Si, au cours de votre déposition, il se présentait des points au sujet desquels les explications à fournir seraient de nature à compromettre la sécurité du pays en faisant naître des complications diplomatiques, ou à désorganiser le service des Renseignements en divulguant les noms de nos agents à l’étranger, ou à mettre en cause des personnalités dont les noms n’importent pas à la manifestation de la vérité, vous réserveriez votre réponse et vous en référeriez au ministre de la Guerre[59]. »

Il parla, avec sa verve habituelle, mais seulement des événements de la dernière année, de la collusion et de tout ce qui s’en était suivi jusqu’à sa fuite, après la mort d’Henry. D’abord, l’État-Major, tout entier était venu à son secours, puis Cavaignac avait « promis sa peau », et avait tenu parole, sans qu’il en fût empêché par les généraux, chefs poltrons et ingrats, « plus faits pour être capitaines-marchands de galiote sur les canaux de la Hollande que capitaines de gens de guerre, Quand vient la tempête, ils jettent les petits pour sauver les gros ; c’est leur affaire. » « Moi, c’est entendu, je suis le « reître », le « lansquenet », « le condottiere » ; on m’appelle ainsi, et « je m’en vante. » « Avec des soldats comme moi, on gagnait les batailles, et ils n’abandonnaient pas les leurs dans la mêlée. » Pourtant, « il ne veut encore rien dire », sauf son mépris des « lâches » qui ont déposé contre lui, Weil, « son camarade d’enfance », Curé, l’ami de Picquart, Jules Roche et Bertulus. Il a trop vu, à l’étranger, « la joie de tous les ennemis de la France », pour y ajouter de son fait.

Aux questions précises qui lui furent posées sur ses rapports avec Sandherr, il refusa de répondre : « J’ai des preuves décisives ; je les produirai quand je le voudrai. Comme témoin, j’ai dit ce que j’avais à dire ; comme accusé, je demande à consulter mes conseils. » Il convint de ses lettres sur papier pelure, celles que Sevestre et Mercier attribuaient aux juifs. Quand Lœw lui représenta le bordereau : « Je le reconnais ; seulement il a changé de ton. »

Il dit cela tranquillement, comme un amateur qui retrouve une estampe jaunie.

« Vous avez dit que l’écriture du bordereau avait été calquée par Dreyfus sur la vôtre ? — Le premier conseil de guerre a attribué le bordereau à Dreyfus ; le deuxième conseil de guerre ne me l’a pas attribué, et on a déclaré qu’il n’était pas de moi. » Il n’a pas à répondre sur une question jugée par des soldats.

Lœw lui rappela ses demi-aveux, les propos tenus par lui au journaliste Chincholle, à l’Anglais Strong[60]. Il les traita de menteurs et de drôles. Par contre, il avoua ses rapports avec Henry, à l’époque de la collusion[61].

Après six jours d’entr’acte, il parut de nouveau, mais pour discourir seulement de ses démêlés avec les journaux anglais et de leurs offres d’argent qu’il aurait repoussées. Puis, cette bouffonnerie : « Avec tout le respect que, descendant par ma mère d’une famille de vieux parlementaires, j’ai pour la Cour suprême, j’ai l’honneur de déclarer que j’attendrai la réunion des trois chambres pour faire, devant elles, ou leur adresser toutes les explications nouvelles que je jugerai devoir produire. »

La veille, il avait déposé au greffe une requête en récusation, pour cause de suspicion légitime et d’inimitié capitale, contre le juge Bertulus », chargé d’informer sur la plainte de Christian[62].

Il communiqua à l’un des collaborateurs de Drumont sa déclaration finale[63] et, dès qu’il fut avisé que son sauf-conduit était périmé, repartit pour la Hollande.

X

Vers la fin de janvier, Dupuy et Lebret, qui prenaient connaissance des procès-verbaux de l’enquête, donnèrent eux-mêmes la preuve que l’innocence de Dreyfus y éclatait. Lœw ayant demandé l’autorisation de les faire imprimer, d’ailleurs pour le seul usage des conseillers, Lebret entrevit qu’un exemplaire, nécessairement, s’égarerait, tomberait, comme par hasard, aux mains d’un journaliste. Du coup, il deviendrait impossible de prolonger la lutte, l’immense effort pour que le blanc fût noir. Les deux ministres se mirent d’accord pour refuser, parce que « c’était inutile » et trop cher[64].

Cette peur, cette haine de la vérité éclata encore à l’occasion de mon procès avec la veuve d’Henry.

Ses avocats avaient cité une centaine de témoins ; j’en avais cité deux cents. Le conseil décida qu’aucun des officiers et fonctionnaires assignés ne seraient déliés du secret professionnel, vu « qu’il s’agissait d’un différend entre particuliers »[65].

Ainsi, une fois de plus, on fermait la bouche de ceux qui savaient, et ce n’était pas un juge, Périvier ou Delegorgue, qui commettait ce déni de justice, mais le Gouvernement lui-même. Les revisionnistes s’indignèrent : « La loi veut que le témoin parle. Le Gouvernement ne veut pas. Toujours l’éternelle parole : La question ne sera pas posée, qu’il faut inscrire au frontispice de l’Affaire[66]. »

Labori, que j’avais choisi pour défenseur, aurait demandé en vain à Boisdeffre comment était arrivé le bordereau ; à Gonse et à Paléologue, par qui la dépêche de Panizzardi, du 2 novembre, avait été falsifiée ; à Bertulus, le récit (encore inconnu) de sa scène avec Henry, dont le retentissement eût été énorme et qui, à lui seul, me justifiait : le président des assises leur aurait intimé de se taire. Libres de parler au huis clos de la Cour de cassation, muets (par ordre) devant le jury. Leurs témoignages aideraient à l’œuvre de justice ; il faut qu’ils restent secrets, que le mensonge seul puisse arriver au peuple. Autant supprimer la loi qui autorise à établir la vérité des diffamations, qui en fait un devoir, quand il s’agit de crimes commis par des fonctionnaires publics[67].

Aussi bien, si le différend est seulement entre particuliers, la Cour d’assises n’est pas compétente, et, dès lors, il eût appartenu au ministère public de demander le renvoi au tribunal correctionnel, où la preuve n’est pas admise ; une seule question se posera : Si j’ai voulu atteindre la veuve et l’enfant que je n’ai point nommés. Beaucoup de jurisconsultes entendaient ainsi la loi. Mais Dupuy préférait le procès en cour d’assises, bruyant et passionné, bien qu’étranglé, qui eût ramené l’Affaire dans la rue et, faute de preuves, puisqu’elles m’étaient retirées, aurait abouti à ma condamnation, comme l’an passé, à celle de Zola (c’est-à-dire à enfoncer de nouveau Dreyfus). Les jurés eussent été intimidés, mis en demeure de choisir entre l’armée et moi. Drumont, le matin de l’audience, me consacra tout un numéro de son journal.

Il eût été fou d’accepter un tel débat[68]. Pourtant, il était dur d’avoir l’air de fuir, et j’hésitai à en avoir le courage, bien que ce fût l’avis de Waldeck-Rousseau, de Trarieux et de Duclaux, me souvenant que j’avais conseillé à Zola de plaider à Versailles et cherchant à me persuader que je ferais, quand même, apparaître la complicité qui expliquait tout le drame. Mais Mathieu Dreyfus me décida. Il avait l’art de convaincre, à force de bon sens et d’émotion contenue. Il n’avait pas cessé, un seul jour, de poursuivre sa tâche, allant de l’un à l’autre, parlant toujours raison, informé de tout. Il me demanda de sacrifier mon amour-propre et j’y consentis.

Guérin et Marcel Habert, en l’absence de Déroulède, mobilisèrent leurs hommes, avec l’aide de Rochefort, qui donna l’argent[69]. Vaughan amena des socialistes. Mais la journée fut calme, sauf des cris : « Vive Henry ! Mort aux juifs ! » et quelques rixes.

Labori développa ses conclusions : « Le sursis (jusqu’après le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation) s’impose dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, dans celui de l’ordre public et en raison de la connexité. » Non seulement les témoignages oraux sont refusés, mais les témoignages écrits, tous les dossiers de l’État-Major qui ont été versés à l’enquête de la Chambre criminelle. « Ce procès, à cette heure, dans de pareilles conditions, est impossible. Nous ne le voulons pas. La Cour ne le permettra pas… On veut agiter le pays et la rue ; nous ne nous y prêterons pas. » Ce fut toute la thèse de Labori, qui la mit en relief avec beaucoup de vigueur, élargit le débat, tint le langage qui aurait dû être celui de l’orateur du Gouvernement.

On avait eu la cruauté d’amener la veuve d’Henry, sous de grands voiles noirs. Quand Labori dit « qu’il ne suffisait pas d’être un menteur, un faux témoin et un faussaire pour représenter l’honneur de l’armée », elle l’interrompit. Poupardin, le président, l’engagea à se retirer, mais elle resta.

Nécessairement, Saint-Auban, l’un des avocats de la malheureuse, dénonça ma reculade, m’insulta tant qu’il put, ce que j’écoutai de l’air le plus indifférent, et célébra Henry, « qui avait fait couler au milieu de tant de boue un filet du sang français ». Toutefois, il ne fit pas du faux, comme Drumont « une ruse de guerre pour dépister les infâmes », mais l’appela « un vertige inexplicable ». Lévy-Salles, pour Chambrée, le gérant du Siècle, lui répliqua, et l’avocat général Lombard conclut au rejet, pour cette raison de droit, qui était bonne, que l’instance en revision ne saurait être assimilée à des poursuites commencées et que, dès lors, il n’y avait pas de connexité, aux termes de la loi, entre les deux affaires. La Cour en décida ainsi. Sur quoi Labori, comme cela avait été convenu, dit que je mettais « l’intérêt de la justice au-dessus d’une attitude » et déposa un pourvoi en cassation, dont la Cour ne put faire autrement que de reconnaître le caractère suspensif[70]. Ainsi le sursis qu’elle venait de rejeter pour une raison juridique, elle dut l’adopter pour une autre raison juridique, et mon refus de perdre la bataille parut une victoire.

Drumont et ses amis écumèrent. La Gazette de France décida que j’avais mérité « la peine de mort » et elle espérait « que ce juste châtiment me serait appliqué le plus tôt possible »[71].

XI

Lebret avait « pointé » les conseillers de la Cour de cassation. Les Chambres civiles lui furent indiquées comme hostiles ; dans les chambres réunies, la criminelle serait noyée ; la Revision serait ainsi écartée, légalement ; Dreyfus resterait à l’île du Diable.

Ce n’est pas que l’opération parût aisée, après que Dupuy et Lebret lui-même, le premier jour où ils se présentèrent devant la Chambre, s’étaient opposés, en termes formels, au dessaisissement, proposé alors par Gerville-Réache ; la Commission, saisie du projet, l’avait repoussé, et la Chambre venait d’en ajourner la discussion après le budget[72]. Une telle atteinte aux principes : retirer, en cours d’instruction, un accusé à ses juges naturels ; modifier, au gré des passions, la compétence des tribunaux réguliers, se heurtait aux résistances non seulement des revisionnistes, mais de quiconque avait le souci du droit et de cette séparation des pouvoirs, tant de fois invoquée, qui est la garantie essentielle de la liberté.

Il eût fallu prouver, sinon l’indignité de la Chambre criminelle, du moins quelque imprudence, quelque erreur lourde de sa part. Or, elle sortait indemne de l’épreuve, à la fois salie et grandie par la calomnie.

D’autre part, on s’était terriblement engagé, Lebret avec Mazeau, qui avait consenti à conclure du vide de son enquête au dessaisissement ; Freycinet avec les militaires ; Dupuy avec tous ceux de qui il avait obtenu de patienter ; et tous trois avec Félix Faure.

Il était humiliant de se mettre à la remorque de Quesnay, dangereux de se brouiller avec Drumont.

Dupuy, à la fois grossier et madré, avec de la terre d’Auvergne à ses souliers, trouva le joint. Il portera à la Chambre un texte à peine différent de celui de Gerville, mais en invoquant, avec son plus beau sérieux, l’intérêt de la Revision : pour que la France tout entière, armée et peuple, s’incline devant le verdict plus solennel. Ainsi, à la première rencontre, il sauvera la face. Puis, le fait acquis s’imposera. Par cela seul que les républicains lui ont permis de procéder à l’ignominieuse enquête, il est justifié de proposer la loi. Par cela seul qu’une telle loi est proposée par le Gouvernement, il la faut voter, — ou c’est l’anarchie, une crise, peut-être présidentielle, et la Chambre criminelle tout de même frappée à mort, impuissante à juger.

La force de Dupuy venait tout entière de sa connaissance des hommes, et des plus lâches des hommes, de ceux qui sont réunis en assemblée.

Cependant, même au conseil des ministres, l’affaire n’alla pas sans peine, à cause de l’opposition de Leygues. Il avait déjà donné des preuves de courage, osait résister aux entraînements de parti, et s’il avait renoncé de bonne heure et avec raison à faire des vers, un peu du poète mort jeune avait survécu chez le politique, si bien que ce qui le poussa en avant, ce fut surtout la vilenie, la laideur de la chose. Il avait l’éloquence toulousaine, sonore, parfois trop vibrante. Mais on ne pouvait l’être trop contre une pareille méconnaissance du droit. Faure, surpris par cette attaque, le sang à la figure, la voix cassante, interrompit Leygues à plusieurs reprises, lui reprocha durement de combattre cette loi nécessaire, indispensable, sa loi[73]. Delombre intervint à son tour. Cet économiste, très instruit, qui connaissait à fond la science financière, bon orateur à la manière anglaise, était le plus précautionné des hommes. Pourtant, cette fois, c’était trop. Delcassé, lui aussi, dit son mot ; il s’était précédemment formalisé des accusations de Cuignet, au sujet de la dépêche de Panizzardi, s’en était expliqué avec Freycinet, qui s’évada dans des faux-fuyants[74] ; revisionniste déclaré après les aveux d’Henry, tout ce qu’il avait appris depuis, surtout de Paléologue, l’avait absolument convaincu. Mais tous les autres (Peytral, Krantz, Guillain, Viger, Lockroy) votèrent avec Dupuy, Freycinet et Lebret. La lettre de Mazeau à Lebret, la honteuse assertion que, « troublés par les insultes, dominés à leur insu par des préventions, les membres de la Chambre criminelle manquaient du calme et de la liberté morale indispensables pour juger », leur servit d’excuse. Le premier Président de la Cour de cassation eût pu se contenter de transmettre l’enquête ; or, il donnait un tel avis, en prenait la responsabilité. Il était certain que l’avis avait été demandé à Mazeau par Faure lui-même, que Mazeau n’aurait pas, spontanément, pour le plaisir, mis une telle tache sur la fin de sa carrière. On fit semblant de n’en rien savoir. La lettre était là, signée Mazeau, Dareste, Voisin. Nul autre exposé des motifs n’était nécessaire. C’était toute la loi.

Depuis que Renault-Morlière avait déposé son rapport sur la motion de Gerville-Réache, une autre, plus scandaleuse encore, avait été présentée. Le député Rose proposait que, dans les cas où la Chambre criminelle aurait procédé à une enquête en revision, elle fût considérée comme un juge d’instruction et, dès lors, exclue du jugement qui serait rendu par les deux chambres civiles. La Commission, présidée par Christophle (de l’Orne), ancien ministre et jurisconsulte fort expert, demanda à entendre le Gouvernement. Le jour même de cet orageux conseil des ministres, Dupuy et Lebret lui firent savoir qu’ils se présenteraient le lendemain. Ils tinrent alors un second conseil, où Leygues et Delombre renouvelèrent leurs objections, mais sans aller jusqu’à se démettre, bien qu’ils y eussent songé.

On décida de brusquer l’opération. Dupuy, qui avait, entre autres, le mérite de ne pas reculer devant la besogne, se rendit aussitôt à la Commission et lui expliqua le plus simplement du monde sa palinodie par le changement des circonstances. D’ailleurs, le projet de Lebret modifiait sur un point celui de Gerville-Réache ; le ministre bas-normand n’attribuait la décision à la Cour tout entière que si l’enquête préparatoire avait été faite par plus de trois membres (ce qui était le cas), alors que le mulâtre, moins subtil, dessaisissait la Chambre criminelle dans tous les cas[75].

Quesnay triompha bruyamment : « C’est moi qui me suis levé pour demander que notre robe ne fût pas contaminée par le voisinage de magistrats douteux. » Et il réclamait contre eux des poursuites : « Le président Mazeau n’a pas affirmé leur honorabilité professionnelle[76]. » En outre, il insistait pour que Manau, « anti-religieux, ultra-radical et emballé », fût éloigné de la Chambre criminelle et remplacé par l’avocat-général Desjardins. S’il consentait « à ne pas demander sa tête », c’est que Manau, l’année précédente, quand la Cour avait eu à s’occuper de la procédure de Quesnay dans l’affaire du Panama, « s’était conduit envers lui avec une droiture et une délicatesse touchantes, alors que d’autres faisaient le contraire[76] ».

Le surlendemain (30 janvier), au début de la séance, Lebret donna lecture du projet, exposé et dispositif. Du premier mot, il avoua que le Gouvernement avait cédé devant les injonctions des aboyeurs : « La question s’est posée devant l’opinion publique de savoir si, dans la procédure en revision, on devait maintenir à la Chambre criminelle… » Il se servit du projet de Rose comme d’un repoussoir : « Il n’y a pas en réalité d’identité entre le rôle de juge d’instruction et celui de la Chambre criminelle procédant à une enquête. La Chambre criminelle ne statue ni par une ordonnance ni par un arrêt préalable… Il ne saurait donc être question de l’exclure du jugement des demandes en revision. » En effet, l’argumentation de Rose n’avait de juridique que l’apparence ; mais, dès lors, le masque même d’une raison de droit manquait au projet de Lebret, qui n’invoquait que l’opinion, c’est-à-dire Quesnay, Cavaignac et Drumont, Il dit en terminant, sans se mettre en frais d’éloquence :

La modification que nous proposons porte sur une question de compétence et de procédure ; le nouveau texte s’appliquerait, par suite, immédiatement, à une affaire qui divise profondément tous les esprits. On objectera sans doute que c’est une loi de circonstance ; c’est surtout une loi de nécessité et d’apaisement.

Un député[77] : « Signé Quesnay de Beaurepaire. »

Le gros Berry, qui avait dit qu’il fallait laisser Dreyfus au bagne, « innocent ou coupable », remercia Dupuy : « Ce projet donne une entière satisfaction à ceux qui, comme moi, ne cherchent qu’à faire triompher la vérité et la justice. » Cependant, il exigea en outre la publication de l’enquête de Mazeau, afin qu’on sût si le projet était une sanction suffisante aux actes de la Chambre criminelle. Dupuy n’y objecta point, mais sans prévoir que Millerand en tirerait cette conclusion : « L’autre enquête, celle de la Chambre criminelle, il faut qu’elle soit, elle aussi, imprimée, publiée, connue. » Le coup était droit ; Dupuy marchanda : « Si la Chambre vote noire projet, l’enquête sera imprimée, mise sous les yeux de tous les conseillers. »

La droite et les nationalistes eussent voulu que le projet fût envoyé à une nouvelle Commission, mais il fut renvoyé à l’ancienne[78].

Il faut qu’une loi, comme une construction quelconque, repose sur quelque chose : sur le roc ou sur la boue ; on ne bâtit pas en l’air. La loi de Lebret était issue des dénonciations de Quesnay. Elle ne pouvait pas s’en désembourber. En vain cherchait-elle à s’élever à la raison (au crime) d’État. Elle retombait aux basses calomnies.

À peine la Commission eût-elle regardé au dossier de Mazeau qu’elle y constata de suspectes lacunes. Plusieurs des articulations de Quesnay, sur Leblois, qui avait épousé la fille d’un basochien strasbourgeois, ancien clerc chez le frère de Lœw, et qui avait plaidé pour une Société de tissage où le fils de Lœw était administrateur ; celles de Roget et de Cuignet, sur l’attitude des conseillers à l’égard des généraux, « n’avaient pas été communiquées aux intéressés ». « En ne réfutant pas des griefs qui leur était inconnus, les juges paraissaient ne pas répondre parce qu’il n’y avait rien à répondre[79]. »

La Commission fit venir Dupuy et Lebret, leur signala cette déloyauté (qu’ils connaissaient), exigea un supplément d’enquête (2 février).

Cette nouvelle enquête, aussi nécessaire dans la misère des temps que cruelle, dura deux jours[80]. Ces grands magistrats furent réduits à expliquer qu’ils n’avaient pas interrompu les témoins par des exclamations injurieuses et qu’ils n’étaient pas en rapports avec les Dreyfus, — Lœw, qu’il était séparé de son frère depuis l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne et qu’il était complètement étranger aux affaires de son fils. C’était si honteux que Sevestre lui-même s’en dégagea, démentit que Lœw « se fût répandu en propos malsonnants » contre les anciens ministres de la Guerre. Pour Roullier, il s’abrita derrière le secret de l’instruction[81].

Les journaux nationalistes interprétèrent cette troisième enquête, avant que le résultat en fût connu, comme la preuve que l’affaire était plus grave encore qu’on ne l’avait dit et « qu’elle révélait des faits accablants ». Ils n’avaient souffleté Dupuy de leurs applaudissements que l’espace d’un matin : « Les coquins de la Cour de cassation ont accumulé tant de saletés et d’infamies que Lebret lui-même, qui a pourtant l’estomac solide, a été pris de dégoût. » (Drumont.) « Le cabinet a reconnu publiquement l’indignité des filles de brasserie de la Cour de cassation[82]. » (Rochefort.) Ils formulèrent en conséquence de nouvelles exigences, d’ailleurs logiques : « Il est inadmissible que les magistrats limonadiers, que des instructeurs flétris, soient appelés à siéger dans le tribunal définitif : il faut coûte que coûte recommencer l’enquête en dehors du fameux trio » ; il faut remplacer le procureur général « convaincu de passion[83]. D’ailleurs, d’autres « turpitudes « avaient été révélées à Quesnay : « Deux officiers m’ont prévenu que, la Chambre criminelle ayant examiné une pièce secrète, dès le lendemain, ce document fut connu d’un agent officiel de la Triple-Alliance[84]. » Enfin Cassagnac, sur le bruit que les chambres réunies casseraient sans renvoi, signifiait que « personne, en France, n’accepterait un tel verdict, à l’exception des juifs et des sans-patrie ». Maintenant, il s’affolait à l’idée que l’innocent sortirait de son bagne, que l’iniquité, quand même, serait réparée. Il fallait qu’elle restât, comme la marque d’autrefois, sur la chair de la République.

De l’autre côté, les revisionnistes tinrent bon sous l’avalanche la plus violente d’inventions atroces ou stupides qui se fût encore abattue sur Dreyfus et sur eux :

Soyons calmes, confiants plus que jamais. Toutes ces convulsions, imbéciles ou furieuses, ce sont signes précurseurs de la prochaine victoire. Pour qu’un parti soit réduit à de pareilles machinations, il faut qu’il se sente perdu. Il l’est[85].

On avait transformé la France en une immense loge de concierge ; Clemenceau défia Dupuy et sa Chambre d’en faire « un grand cimetière d’idées ».

Encore une fois, en dehors de l’arène où s’agitaient les passions, ce qui dominait, c’était la peur, et nécessairement elle était contre la justice. Quelques « intellectuels », également soucieux du droit et de l’armée (Boutroux, Janet, Sully-Prudhomme, Anatole Leroy-Beaulieu), avaient cru le moment favorable pour lancer un « appel à l’union »[86]. Parmi eux se trouvait Adolphe Carnot, savant modeste et républicain éprouvé, qui crut pouvoir dire que « son frère (l’ancien Président), s’il vivait encore, se détournerait avec horreur des fanatiques qui cherchaient à faire rétrograder la France de plusieurs siècles »[87]. Aussitôt, ses neveux, le capitaine Carnot, François et Ernest Carnot, le désavouèrent : « Le nom de leur père ne devait pas être exploité dans les polémiques ; nul n’avait qualité pour invoquer l’attitude qu’il aurait eue[88]. » Des hommes jeunes, riches, portant un des noms les plus fameux de la République, en étaient là.

La famille de Guizot fut plus fière ; son gendre, le vieux Conrad de Witt, ses arrière-petits-fils, les Schlumberger, « bannis d’Alsace pour leur option », « refusèrent leur concours à ceux qui traitaient les magistrats de bandits et de coquins »[89].

La Commission, avant de recevoir le dossier de la nouvelle enquête, émit l’avis qu’il conviendrait de surseoir à l’examen du projet de loi et de déférer au conseil supérieur de la magistrature, régulièrement convoqué, les accusés et l’accusateur. Dupuy accourut, protesta que le projet n’était pas lié à l’enquête, que la pensée du Gouvernement était seulement d’augmenter la valeur de la sentence finale, et supplia qu’on fît vite. La Commission se laissa convaincre[90], mais pour une autre raison, celle-là sérieuse, que la Chambre criminelle allait clore ses travaux. Il n’était pas possible de laisser l’Affaire en suspens, pour un temps indéfini.

Il n’est pas douteux que le dépôt du projet de dessaisissement ait pesé sur la Chambre criminelle. Elle en savait assez, depuis longtemps, pour innocenter Dreyfus. Pourtant, que de recoins ténébreux elle laissait derrière elle ! J’avais demandé à déposer sur tout ce que je savais d’Henry, de son rôle capital dans l’affaire ; ma demande fut écartée. Il eût fallu entendre également Jaurès, Clemenceau, Brisson, les juges de Dreyfus, Pellieux, Ravary et d’Ormescheville, Saussier, Méline lui-même ; réclamer, selon les usages diplomatiques, les témoignages de Schwarzkoppen et de Panizzardi ; ne pas s’arrêter enfin, puisqu’on n’avait pas voulu s’en tenir au rapport des experts, avant d’avoir forcé toute la redoutable vérité qui se dissimulait derrière le cadavre d’Henry et tant de témoins non moins silencieux. La majorité décida d’en rester là, à cette œuvre qui lui avait coûté tant de peines et valu tant de douleurs, honorable entre toutes, mais incomplètes, une ébauche. Le 6 février, elle informa le garde des Sceaux qu’elle avait entendu ses derniers témoins, — les trois paléographes Paul Meyer, Auguste Molinier et Giry[91], — et qu’elle n’attendait plus que le retour de quelques commissions rogatoires[92] pour prononcer son ordonnance de clôture[93].

Le même jour, après deux séances, la Commission, qui avait pris connaissance de l’enquête supplémentaire, décida, à l’unanimité, d’en publier le dossier ; à l’unanimité encore, que les allégations de Quesnay et des autres délateurs ne justifiaient en rien le projet du Gouvernement, parce qu’elles étaient inexactes ou sans valeur ; et, par neuf voix contre deux, de proposer à la Chambre le rejet du projet.

Renault-Morlière accepta de rédiger le rapport. C’était un républicain très ferme, qui n’avait joué encore qu’un rôle effacé malgré un solide talent oratoire, très versé dans les questions de droit et qui professait le culte de la liberté. Il l’aimait, ainsi que si peu d’hommes savent l’aimer, pour elle-même, ne l’invoqua pas seulement, au cours d’une longue carrière, quand ses amis et ses idées politiques étaient en cause. Il était le frère d’un général : raison de plus pour ne pas éclabousser l’armée d’une nouvelle iniquité. Il s’affligea seulement du spectacle de cette majorité républicaine désemparée, tyrannisée par la peur, qui, dans les couloirs, criait que la loi de dessaisissement était une vilenie, et qui, « déjà, était toute prête » à s’y associer en séance[94]. On essaya de le raisonner avec la vieille duperie « du petit mal pour un grand bien », de le cajoler et de l’effrayer. Rien n’y fit, puisqu’il s’agissait de justice.

Sur les dix autres membres de la commission, huit[95] refusèrent avec lui, comme on a vu, de se déjuger, de subir le projet sous les espèces de Dupuy après l’avoir repoussé sous celles de Gerville-Réache. Deux seulement s’y rallièrent, comme à une dure nécessité politique, un Savoyard obscur, du nom de Berthet, et un ancien magistrat, Cruppi, plein de talent et de savoir, mais aussi pressé de parvenir. Il avait tenu tête, autrefois, comme ministère public, à Drumont, dans le procès de Burdeau, quand il appela la France juive d’une expression heureuse : « Le Bottin de la diffamation. » Maintenant, Drumont écrivait : « Cruppi, qui n’est encore que mon honorable collègue, mais qui sera probablement devenu mon ami avant la fin de la législature[96]. » Surtout, il avait siégé, à la Cour de cassation, comme avocat général. Nul n’eût été plus qualifié pour prendre la défense des juges outragés. Pour rentrer en lui-même, il n’avait qu’à lire les articles de Cassagnac sur cette loi « monstrueuse, sans précédent », mais que, d’autant plus, il fallait voter, parce qu’elle était « un soufflet à la magistrature républicaine », « le plus mortel outrage qu’elle ait subi » : « Cette magistrature, naguère honorée et respectée, vous l’avilissez, au point de traîner les juges suprêmes du pays, comme de simples bandits, devant un Parlement érigé en tribunal. Il vous plaît de trousser cette magistrature, de lui lever les jupes et de la fouailler. On en est réduit à vous savoir gré de ne pas nous amener ces juges, dans l’hémicycle, entre deux rangs de gendarmes et le cabriolet au poing. La politique va juger la justice… Et nous, de l’implacable opposition, nous serions assez bêtes pour ne pas vous aider à jeter bas et dans le ruisseau une magistrature que vous avez défigurée, galvaudée, falsifiée, afin de l’employer contre notre fortune, nos libertés, nos croyances religieuses ? Non ! Non ! Nous sommes avec vous, contre vous[97] ! » Cruppi lut ces pages, s’engagea avec Dupuy. Dans le rapport de Renault-Morlière, le droit, offensé, parla très haut : « De telles lois sont essentiellement dictatoriales et révolutionnaires, dans le plus mauvais sens du mot. N’ont-elles pas toujours été repoussées avec indignation par tous ceux qui gardent quelque attachement pour les idées libérales ? » Il raconta la palinodie du Gouvernement. Pour toute excuse, « l’exposé des motifs se borne à invoquer l’opinion publique ». À qui fera-t-on croire que les délations de Quesnay sont étrangères à ces nouvelles résolutions ? Il fallait « ou déclarer les magistrats innocents ou les poursuivre selon les voies légales ». Or, on reconnaît l’inanité misérable des accusations et, cependant, on dessaisit les juges, dans le chimérique espoir d’« apaiser « ceux qui les incriminent à tort. Il dépendra donc, à l’avenir, de quelques journalistes de disqualifier tout tribunal qui aura déplu. « Ce n’est pas impunément qu’on viole les principes[98]. »

La honte augmenta quand on lut, aux annexes, le dossier de l’enquête, les commérages des garçons de bureau, les lettres anonymes, les aveux du policier qui espionnait les magistrats dans les urinoirs, tout ce sale néant.

Sûr des nationalistes et de la droite, Dupuy, pour raccrocher quelques voix au centre et à gauche, déposa une demande en autorisation de poursuites contre Millevoye, en raison des placards « séditieux » qu’il avait fait apposer, en octobre, contre Brisson[99].

À l’Élysée, Félix Faure faisait venir les députés, les chapitrait.

Les chefs des divers groupes républicains étaient tous opposés à la loi et tous orateurs, quelques-uns d’un grand talent. Ils rédigèrent un manifeste et se crurent quittes.

Le manifeste répétait médiocrement le rapport de Renault-Morlière, les articles de la presse républicaine contre le projet. En plus, cette naïveté : « Nous faisons ce suprême appel au Gouvernement. »

Cela suait la résignation, la défaite. Ribot, invité à signer cette lettre de faire part, se déroba, annonça seulement qu’il voterait contre la loi. Signèrent Brisson, Bourgeois, Poincaré, Barthou, Isambert, Jonnart, Henri Blanc, Sarrien, Mesureur, Viviani, Millerand, Camille Pelletan, Albert Decrais et de la Porte.

Au moins, ces deux derniers signataires expliquèrent leur vote à la tribune[100], et Pelletan et Millerand, avec Renault-Morlière, firent une vérité de la phrase de Brisson : « Défendons, avec la République, les grandes idées auxquelles nous avons toujours été attachés. »

Le débat fut ouvert par le rapporteur, qui fit le procès des lois de circonstance, « odieuses, surtout lorsqu’elles s’appliquent à la compétence et à la composition des tribunaux ». C’était une chose qu’on n’avait pas encore vu : des magistrats reconnus indemnes, qu’on n’ose pas poursuivre devant la juridiction disciplinaire, et qu’on veut faire disqualifier, devant le pays, par la Chambre. « Vous tuez dans le pays l’idée même de la justice. » Jamais encore la légalité, le Droit n’ont été torturés ainsi, et dans un plus affreux dessein, contre une plus lamentable et plus innocente victime. Torquent leges et torquent homines. Pour lui, d’avoir combattu une telle loi, « ce sera l’honneur de sa vie ».

Millerand dit fortement que la loi n’était rien « qu’une prime à la calomnie ». Déjà, dans les journaux, se dresse une seconde liste de proscrits, celle des conseillers des autres chambres de la Cour qu’il faut exclure du jugement : celui-ci est juif ; celui-là est protestant ; cet autre est parent d’un revisionniste. « Épurez la Chambre civile comme vous avez fait de la Chambre criminelle ! » Lemaître veut qu’on recommence l’enquête et Quesnay qu’on annule l’arrêt qui l’a ordonnée. Leur obéirez-vous ? « Il est permis à un César de mépriser la loi et d’avilir les juges ; c’est l’honneur, c’est la force d’une démocratie de ne pas tolérer l’arbitraire. »

Enfin, Pelletan, avec son arme ordinaire, l’ironie, fit le procès de l’enquête, montra, dans toute sa laideur, l’espionnage qui, dès le début, avait enveloppé la justice : les gendarmes, les gens de service, le plus bas des policiers, « celui que le peuple appelle le mouchard », épiant les gestes des magistrats, leurs allées et venues, s’enquérant de leur famille, à quelle époque ils ont acheté une maison ; et quelque chose de plus triste encore, de plus humiliant, des magistrats espionnant des magistrats. Il n’y eut jamais pareil scandale, et il n’y eut jamais pareil ministre de la Justice.

Ni la droite ni les nationalistes n’intervinrent au débat. On avait craint que Lasies parlât, qu’il fît éclater son triomphe à la tribune ; il répondit qu’il n’était pas assez sot. Toute la honte fut pour les ministres.

Dupuy et Lebret, bien qu’ils n’en fussent pas gênés, tinrent pourtant à la partager avec Mazeau ; ils s’abritèrent derrière lui, derrière l’avis qu’ils avaient obtenu de sa faiblesse[101]. Avec sa familiarité coutumière, Dupuy demanda s’il pouvait mettre un tel avis dans sa poche. « Loi dictatoriale ? Une loi que je soumets au Parlement ! » Et, cyniquement, il convint que la procédure était « exceptionnelle », mais l’Affaire l’était aussi. Son art oratoire, très réel, consistait à se mettre au niveau de l’auditoire, même au-dessous. « Qui pourrait se plaindre ? Est-ce le justiciable ? Ses garanties sont accrues. (Il connaissait les pointages de Lebret.) Sont-ce les partisans prématurés ou téméraires de l’innocence de Dreyfus ? Ils croient à l’évidence de leur cause : cette évidence est-elle d’un genre tellement spécial qu’elle ne puisse éclater que devant la Chambre criminelle ? »

Mais Lebret descendit plus bas encore, et le mot, le grand mot qui décida du vote, le plus vil qui ait jamais été prononcé à la tribune, ce fut lui qui le dit : Regardez dans vos circonscriptions[102] ! »

Tout disparut devant cette vision du cabaret où pérorent une douzaine de braillards, de l’officine où opèrent les sous-Drumont de province.

Un médecin de Toul, Chapuis, radical épais et sournois, — ses amis célébraient sa vertu et ses adversaires disaient qu’il tenait boutique de patriotisme, — déclara qu’il votait avec Dupuy « pour ne pas refaire une virginité morale à Barthou ».

On attendait les grands chefs, Ribot ou Bourgeois ou Brisson. Ils se turent. Un royaliste put écrire : « Ils auraient pu succomber en jetant à leurs adversaires un dernier défi ; ils ont préféré la mort sans phrases[103]. » Quand leurs troupes les virent s’abandonner ainsi, elles les abandonnèrent. Presque tout le centre, les deux tiers des radicaux, votèrent avec la droite[104]. Nulle victoire ne fut plus facile.

Restait le Sénat. On le savait indigné, résolu à livrer la bataille avec toutes ses forces, après cette pitoyable rencontre. Faure, dans la joie de son grand succès, dit à Dupuy : « Si le Sénat rejette la loi, je ferai un message, je demanderai une seconde délibération. »

  1. Le 3 novembre, à l’ouverture du cours de la Faculté des lettres.
  2. Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, 66, 69.
  3. En octobre 1897, avant les premiers articles de Zola. — Le Rappel du 15 mai 1899 raconta l’anecdote ; Coppée, interrogé, dit « qu’il n’avait rien à répondre ». Temps du 16.)
  4. Lemaître, Opinions à répandre, 92 : « L’armée, en temps de paix, n’est plus qu’une vaste administration, où l’on avance de la même manière que dans les autres. D’abord par l’intrigue, les relations, les recommandations, l’art de flatter les supérieurs… Les femmes interviennent… Les meilleures notes d’inspection sont pour ceux qui connaissent le mieux les manies et les marottes du général inspecteur… Ceux qui avancent, ce sont les souples, les adroits, les impudents… La faveur et l’injustice paraissent ici plus monstrueuses qu’ailleurs. » (Figaro du 12 septembre 1897.) — Anatole France, La Vie littéraire, année 1888, I, 82 : « Je ne connais qu’une ligne du fameux ordre que le colonel du 12e chasseurs fit lire dans le quartier des Chartreux à Rouen ; c’est celle-ci : « Tout exemplaire du Cavalier Miserey (d’Abel Hermant) saisi au quartier sera brûlé sur le fumier, et tout militaire qui en serait trouvé possesseur sera puni de prison. » Ce n’est pas une phrase très élégante, j’en conviens ; mais je serais plus content de l’avoir faite que d’avoir écrit les quatre cents pages du Cavalier Miserey, car je suis sûr qu’elle vaut infiniment mieux pour mon pays ». — Vient l’Affaire, et Lemaître va au Nationalisme, Anatole France à la Justice.
  5. Barrès, loc. cit., 67, 73, 94. — « Le nationalisme, c’est de résoudre chaque question par rapport à la France. » (87.) J’ai cherché en vain dans ce volume une ligne sur la guerre de la succession d’Espagne et les guerres napoléoniennes.
  6. Appel du Comité directeur.
  7. Gaston Boissier, Brunetière, duc de Broglie, d’Haussonville, Costa de Beauregard, de Hérédia, Legouvé, Rousse, Albert de Mun, Houssaye, Vandal, Theuriet, Mézières, Lavedan, de Voguë, Cherbuliez, Bourget, d’Audiffret-Pasquier, Bornier, de l’Académie Française ; Gebhardt, Lasteyrie, Larroumet, Amagat, Babelon, de Barthélémy, Boussinesq, Bichat, Callandreau, Blondiot, Detaille, Foucart, Gérôme, Grandidier, Guillot, Paul Janet, Hermitte, Rambaud, Héron de Villefosse, Harpignies, etc., membres de l’Institut ; Crouslé, Petit de Julleville, Marcel Dubois, Puech, Faguet, professeurs à la Sorbonne ; Mistral. Dès qu’ils reconnurent où ils s’étaient fourvoyés, Pierre Laffite, le successeur de Comte, et Larroumet donnèrent leur démission. Sorel, qui était secrétaire général du Sénat, fut mis en demeure, un peu plus tard, de donner la sienne.
  8. Figaro du 3 janvier 1899. Lavisse, Joseph Bertrand, Havet, Monod, etc., formulèrent des réserves semblables. — Le 31 décembre, Galliffet avait adressé au président et aux membres de la Chambre criminelle « le témoignage de sa cordiale sympathie et de son absolue confiance ». Il signa : « Un soldat. »
  9. 3 janvier.
  10. 6.000 ouvriers de la région de Paris, 3.000 de Saint-Étienne, 3.000 de Marseille, 3.000 de Nancy, 250 négociants d’Épinal, selon Lemaître, qui exagère sans doute, mais qui n’invente pas ces 15.000 adhésions. (Discours à la réunion constitutive de la Ligue, le 19 Janvier 1899.)
  11. Retz, Mémoires, I. 96.
  12. Discours de Lemaître.
  13. Brunetière dans le Temps du 1er janvier 1899. — C’est ce que dirent également Barrès (Temps du 4) et Lemaître.
  14. 5 janvier.
  15. Barrès, loc. cit., 68.
  16. Discours du 19 janvier. — Déroulède envoya 1.000 francs pour afficher le discours de Lemaître.
  17. Parmi les autres membres du comité, Barrès, Cavaignac, Forain, Alfred Rambaud, Giard, de Mahy, Brunetière, Marcel Dubois, Détaille, Mistral, le colonel Monteil.
  18. Il les prit dans l’ordre du tableau, excluant Petit, doyen de la Cour, et Lepelletier, « comme ayant fait partie de la commission chargée de donner son avis sur la Revision », et Sallantin, parce qu’il faisait partie de la Chambre criminelle. (Lettre du 12 janvier 1893 à Lebret.) Le président de la Chambre criminelle étant au nombre des « accusés », Mazeau aurait dû se faire assister des présidents des deux autres Chambres ; la règle et la hiérarchie l’exigeaient. Mais Tanon et Ballot-Beaupré étaient incapables d’une complaisance, tandis que Voisin et Dareste faisaient montre de leur hostilité à la Revision.
  19. Enq. Mazeau, 19 20, 25, 41, 45, Quesnay.
  20. Enq. Mazeau, 55, 57, 62, 66, Lœw, Bard, Dumas, par lettre à Mazeau. — La déclaration de Bard fut confirmée par le président de l’ordre des avocats à la Cour de cassation. (18.)
  21. Ibid., 18, 20, Ménard ; 21, Parisot, Samacoit. Marcelet.
  22. Enq. Mazeau, 60, Sallantin ; 68, Sevestre. (26 janvier.)
  23. Ibid., 58, Dupré.
  24. Ibid., 25, Chanoine ; 33, Cavaignac.
  25. Boulloche refusa toute explication. (Enq. Mazeau, 91.)
  26. Dumas avait changé simplement de place ; « ne voulant pas obliger Cuignet à se retourner pour répondre à sa question, il était allé s’asseoir entre Accarias et Sevestre. » (Ibid., 98.)
  27. Enq. Mazeau, 15, Lebrun-Renaud ; 27, 28, Roget, 30, 32 Cuignet, 29, Peyrolles. — Dès le lendemain, Quesnay, dans l’Écho, raconta plusieurs des griefs de Roget.
  28. Ibid., 70, Picquart.
  29. Ibid., 36, Ménard.
  30. Ibid., 59, Dupré.
  31. Ibid., 36, Quesnay.
  32. Ibid., 36 et 39, Magnin.
  33. Ibid., 37, du 20 janvier 1899, signé : Mazeau, Dareste ; Voisin, Magnin.
  34. Note signée : Mazeau, Dareste, Voisin.
  35. Cass., I, 388, Paléologue. (9, 20 et 25 janvier, 3 février 1899.)
  36. 20 janvier 1899. — Interpellation de Jules-Louis Breton sur le dossier ultra-secret. La discussion fut fort confuse. Un député radical, Charles Tramu, affirma que Rambaud, en septembre, à un banquet, à Rocologne (Doubs), avait déclaré que « le ministère Méline connaissait le faux d’Henry, mais avait pensé que le mieux était de n’en rien dire ». Il produisit les attestations de plusieurs convives. Barthou, puis Méline déclarèrent qu’on n’avait pas compris Rambaud ; ils n’avaient connu le faux que par les aveux. Méline équivoquait, entendant dire qu’il ne savait pas qu’Henry fût l’auteur du faux qui avait été dénoncé par Tornielli à Hanotaux. Le discours de Méline fut très applaudi à droite : « Si vous voulez, dit-il, qu’on respecte la magistrature, commencez par respecter l’armée. »
  37. J’y étais revenu à plusieurs reprises, notamment dans le Siècle du 27 septembre. De même Jaurès (Petite République du 20 décembre), Clemenceau, Grousset (Le mot de l’Énigme, lettre au procureur général près la Cour de cassation).
  38. Cass., I. 612, Turenne.
  39. Ibid., I, 456, Monod ; 462, Trarieux ; 473, Laroche.
  40. Cass., I, 482, Bertillon ; 501, Charavay ; 503, Teyssonnières ; 505, Couard ; 507, Varinard et Belhomme. Pelletier (500) maintint simplement sa déposition favorable à Dreyfus. — Teyssonnières, dans une affaire Labougne-Beauregard, venait de commettre une nouvelle erreur qui lui valut, ultérieurement, une condamnation sévèrement motivée du tribunal du Blanc (8 janvier 1901).
  41. Ibid., I, 411, Lauth ; 425, Junck ; 430, Gribelin ; 437, Valdant.
  42. Ibid., I, 473, Sebert ; 509, Moch ; 515, Ducros ; 518, Hartmann.
  43. Il était le fils de l’ancien préfet de Thiers et de Mac-Mahon qui avait pris, avec un beau courage, la succession de l’Espée, assassiné à Saint-Étienne, et qui se rendit ensuite odieux à Lyon, où il ordonna que les « enfouissements » civils eussent lieu au lever du jour.
  44. Hartmann déposa deux fois, le 19 janvier et le 1er février. Dans l’intervalle, des pressions furent exercées sur lui pour qu’il se refusât à répondre aux questions qui lui seraient posées : « Vous ne savez rien. » Quand le Figaro publia les procès-verbaux de l’enquête et la déposition d’Hartmann, qui produisit une grande impression, son colonel lui déclara que « sa position était devenue très fausse dans l’armée » et « qu’il avait manqué à ses devoirs » : « Vous vous êtes séparé du corps d’officiers ; vous avez agi contre le sentiment des officiers ; votre déposition est dirigée contre les officiers. Vous savez bien que toute la clique socialiste s’est emparée de l’Affaire Dreyfus pour attaquer l’armée. Vous avez porté atteinte au bon renom du régiment où je juge votre situation intolérable… etc. » Hartmann, invité ainsi à démissionner, s’y refusa.
  45. Les dépositions que je viens de résumer ou de mentionner s’échelonnent du 5 décembre 1898 (Galliffet) au 19 janvier 1899 (Ducros) ; il m’a paru indispensable de les grouper pour ne pas couper le fil du récit. Les dépositions qui suivent furent faites en janvier et en février.
  46. Cass., I, 754, 757, Painlevé ; 756, Hadamard.
  47. Pièce 96. — Voir t. III, 591. — Cavaignac racontait, dans les couloirs de la Chambre, que cette pièce 96 « démontrait la culpabilité de Dreyfus ». (Rennes, III, 345, Painlevé.)
  48. Cass., I, 755, d’Ocagne.
  49. 17 janvier 1899. — Cette déposition ne figure pas dans le recueil des procès-verbaux de la chambre criminelle, le texte ayant été envoyé tardivement à l’imprimerie. Je la résume d’après la copie que Mornard en avait fait prendre.
  50. Cass., I, 438 à 456, Du Paty.
  51. Ibid., I, 545, Mercier ; 546, Billot ; 556, Boisdeffre ; 560, Gonse.
  52. Ibid., I, 623, Roget.
  53. Cass., I, 608, lettre du 13 janvier 1898 : « Des fuites existaient depuis 1893 au ministère de la Guerre ; elles m’avaient été signalées par le colonel Sandherr, et j’ai pu, grâce à mes relations, lui fournir sur leur provenance des indications précieuses qui, vérifiées, furent reconnues exactes. »
  54. Libre Parole du 23 janvier.
  55. Soir du 19 et Journal du 23. Rochefort reprit le mot. (Intransigeant du 21.)
  56. « J’ai gardé mon estime à la mémoire du colonel Henry. »
  57. Il arriva à Paris le 17, déposa le 23 et le 24, puis le 30. (Cass., I, 575 à 607.)
  58. Il écrivit, le mois suivant, à Cabanes : « Cher maître, je ne partage pas votre sentiment. Il m’importait peu, en effet, d’être ou non l’auteur de la Revision. Ce qu’il m’importait, c’était de me défendre, moi et moi seul, abandonné par tous, et c’est pour cela que je devais parler. Enfin, ce qui est fait est fait. » — Je possède l’original de cette lettre. — Dans une autre lettre à Cabanes, qui fait également partie de ma collection : « Rassurez-vous, je ne publie (dans le Daily Chronicle) que ma déposition, avec quelques considérants pour Cavaignac et sur Henry, très favorables, bien entendu, à ce dernier. Mes grosses armes ne seront employées qu’après en avoir délibéré avec vous. » (3 mars 1899.)
  59. 20 janvier. (Fac-similé dans les Dessous de l’Affaire. 173.)
  60. Cass., I, 267, Chincholle ; 740, Strong. — La déposition de Strong est postérieure (du 2 février) à celle d’Esterhazy ; mais la Cour connaissait les articles de la Saint-James Gazette et de l’Observer.
  61. « Henry m’a dit ; « Il faut mettre la baïonnette dans les reins du Président de la République. » (I, 582.) Du Paty, à l’instruction Tavernier, observe : « Pourquoi n’a-t-il pas dit cette phrase caractéristique devant le conseil d’enquête ? »
  62. Drumont avait déjà sommé Lebret de retirer l’instruction à « cette crapule » de Bertulus, « agent du Syndicat », et Cavaignac lui demandait « d’éclairer l’opinion à ce sujet. » (Libre Parole du 19 janvier 1899.)
  63. Libre Parole du 29.
  64. Chambre des députés, séance du 30 janvier 1899. Dupuy ; Temps des 26 et 29 janvier 1899. — Lœw, le 21, avait demandé l’impression de l’enquête à vingt exemplaires ; Lebret lui répondit que les conseillers avaient dû prendre des notes aux audiences et que ces notes suffiraient.
  65. Note officielle du 26 janvier.
  66. Clemenceau, Aurore du 28 janvier 1899. — De même Ranc, Jaurès, Yves Guyot, etc.
  67. Article 35 de la loi du 29 juillet 1881.
  68. Clemenceau : « Joseph Reinach et Labori seraient fous d’accepter un tel débat. Ils ont la preuve à faire et ne peuvent consentir qu’on leur refuse, — contre la loi, — le moyen de la produire. » — Ranc : « Silence commandé. Reinach aurait été vraiment trop bête, de se prêter à cette manœuvre, de se laisser prendre à ce traquenard. Qu’il laisse donc crier qu’il a reculé, qu’il a eu peur du débat public. Fort de sa conscience et de son courage moral, qu’il laisse aboyer les imbéciles ameutés par les coquins ! »
  69. Haute Cour, Rapport Hennion, 12 et 13.
  70. Dès que la Cour de cassation eut clos son enquête, je retirai mon pourvoi. (6 mai 1899.)
  71. 8 février 1899. — Le Times, prenant au sérieux cette rhétorique de sacristie, dit « que les royalistes de la Gazette réhabilitaient Marat ».
  72. Par 389 voix contre 133, sur une motion de Georges Berry, qui demandait la discussion à la prochaine séance (19 janvier). — Le même jour, au Sénat, Le Provost de Launay et Ponthieu de Chamaillard interpellaient sur le règlement de juges et la démission de Quesnay ; l’un des membres les plus estimés de la gauche. Théodore Girard, flagella le délateur au milieu des applaudissements ; Lebret, taxé de mollesse pour ne l’avoir pas déféré au conseil supérieur de la magistrature, avait été réduit à alléguer qu’il ne lui avait pas accordé l’honorariat. Quesnay, d’ailleurs, avait sacrifié sa pension de retraite ; il n’y aurait eu droit que dans quelques mois.
  73. Conseil des ministres du 27 janvier 1899. — Le rapport de Mazeau fut communiqué aux ministres en fin de séance. (Temps du 28.)
  74. Lettre du 9 février à Freycinet : « Lorsque, le 3 de ce mois, le garde des Sceaux a procédé devant nous à la lecture des pièces de l’Enquête, vous avez bien voulu, sur mon interrogation, m’affirmer que, dans votre pensée, cette accusation ne visait pas le département que je dirige. » Freycinet rectifia le lendemain : « J’ai entendu par là qu’il s’agissait d’un fait accompli sous l’un de vos prédécesseurs. »
  75. 28 janvier 1899.
  76. a et b Écho de Paris des 28 et 29 janvier.
  77. Périllier. — Sembat : « C’est une loi de soumission à M. Quesnay de Beaurepaire. »
  78. Par 311 voix contre 176.
  79. Renault Morlière, Rapport, 5.
  80. 4 et 5 février 1899.
  81. Enq. Mazeau, 76, Lœw ; 90, Bard ; 91, Dupré ; 93, Roullier ; 94, Sevestre ; 95, Dumas ; 96, Atthalin. — Autre affaire : le grand rabbin avait questionné un officier juif du nom de Cahn, ancien camarade d’Esterhazy, au sujet des manœuvres de Vaujours ; l’officier refusa de répondre, dénonça la démarche du rabbin à son colonel et, de plus, laissa ou fit publier l’incident par Barrès (Journal du 16 janvier). Dupuy adressa un blâme public au rabbin. Nécessairement, selon Quesnay, c’était Lœw qui avait ourdi cette intrigue.
  82. Libre Parole et Intransigeant du 29 janvier 1899. — La Ligue de la Patrie française communiqua à la presse une déclaration signée de Coppée et de Lemaître : « Le Comité tient à déclarer publiquement sa satisfaction d’un résultat auquel les manifestations de la Ligue ont certainement contribué. »
  83. Libre Parole et Intransigeant du 31 janvier 1899 ; Écho du 2 et du 7 février ; Autorité du 5, etc.
  84. Trarieux, désigné nominativement comme le « traître » par plusieurs journaux, demanda à Freycinet de rechercher « ces deux officiers ». Freycinet répondit qu’il garantissait Chanoine et Cuignet, et « tous les officiers de l’armée active », (7 février.)
  85. Siècle du 6. (Crépuscule des traîtres, 202.)
  86. 24 janvier 1899. — Sully-Prudhomme m’écrivit : « L’auteur du poème la Justice a pour idéal la justice entière, c’est-à-dire administrée de telle sorte que d’une part, le droit particulier de tout Français soit respecté, et que, d’autre part, le droit de la France à n’être pas désorganisée, au moment où la concurrence vitale entre les peuples est plus âpre que jamais, soit également respecté. »
  87. Éclair du 25.
  88. Temps du 28.
  89. Moniteur du Calvados du 18 et Gaulois du 29. — Un autre Schlumberger, le membre de l’Institut, fut un nationaliste exaspéré.
  90. 4 février 1899.
  91. Cass., I, 646 à 653 ; II, 314.
  92. Notamment celle qui avait été envoyée à Cayenne. — Un aventurier suisse, Charles Hégler, prétendait avoir ramassé à Évian les fragments, déchirés par moi, d’une lettre très grave, signée Bluet, où il était question du Syndicat, de Du Paty et du bâtonnier Ployer ; c’était un faux inepte ; je serais allé ensuite à Bâle pour y contracter, avec des banquiers prussiens, un emprunt de 10 millions. Une commission rogatoire fut envoyée au Juge d’instruction de Belley. (Cass., I, 752.)
  93. L’ordonnance fut rendue le 9 février 1899.
  94. Écho de Paris du 2 février 1899, lettre ouverte de Jules Lemaître à Dupuy : « Quant à la Chambre et au Sénat, parlez-leur d’une certaine façon… La Chambre, déjà est toute prête. »
  95. Christophle, Péronneau, Antoine Gras, Emmanuel Arène, Arthur Leroy, Déribéré-Desgardes, Delarue, Roch.
  96. Libre Parole du 6.
  97. Autorité du 1er février 1899. — Un autre ancien magistrat Meyer, qui tenait à ce qu’on prononçât son nom Meillé, appuya la loi de dessaisissement. (Liberté du 2 février.)
  98. 8 février.
  99. 8 février 1899. — La demande du procureur général est datée du 30 janvier.
  100. 10 février.
  101. Dès que Dupuy parut à la tribune, le député Devèze lui lança ce commandement : « Arme sur l’épaule… droite ! » La Chambre éclata de rire ; Dupuy remercia « son collègue de détendre le débat ».
  102. Il arrangea la phrase pour le Journal officiel : « Vous devez vous reporter par l’esprit dans les régions que vous connaissez le mieux, dans vos circonscriptions respectives. »
  103. Gaulois du 11 février 1899. « Leur silence a été un acte d’abandon. » (Petit Parisien.) Leur manifeste, comme un acte unique d’hostilité, c’était une démonstration — superflue — de couardise. » (Clemenceau.) « En vain, on a supplié, adjuré Bourgeois de prendre la parole. » (Rappel.)
  104. Le passage à la discussion des articles fut voté par 326 voix contre 206, l’article unique du projet par 324 contre 207. Méline vota pour, ainsi que Mézières, Charles Ferry, Marc Sauzet, ancien professeur de droit ; Meyer, Cruppi, anciens magistrats, Cochery, Hémon, Pourquery de Boisserin, Dujardin-Beaumetz, Odillon Barrot, Ordinaire, Pochon, Louis Ricard et Wilson. La minorité est composée des socialistes, des amis de Brisson, de quelques modérés, Étienne, Jules Roche, Thierry Delanoue, Fanien, Jumel, Aynard, Rouvier, et des signataires du manifeste. Deux membres de la droite, Conrad de Witt et Fould, s’abstinrent.