Histoire de l’Affaire Dreyfus/T4/6

Eugène Fasquelle, 1904
(Vol. 4 : Cavaignac et Félix Faure, pp. 448–499).

CHAPITRE VI

LE DESSAISISSEMENT

I. Divisions à la Chambre criminelle, 448. — Déposition de Galliffet, 449. — La question des aveux, 451. — Dépositions de Dupuy, Poincaré, Barthou, Hanotaux et Casimir Perier, 453. — Esterhazy en Hollande, 455. — Dépositions de Boisdeffre et de Gonse, 456. — Les procès verbaux communiqués à la défense et au ministère de la Guerre, 457. — II. La Chambre criminelle réclame le dossier secret, 458. — Interpellation ajournée de Lasies, 459. — Discours de Mercier au dîner d’adieu que lui offrent ses officiers, 460. — Interpellation de Paschal Grousset sur les menées de certains fonctionnaires de la guerre, 461. — Les déjeuners de Deschanel, 463. — Discussion de l’interpellation de Lasies sur le dossier secret ; discours de Freycinet, 464. — Les pièces qu’on ne peut pas communiquer dans l’intérêt de la défense nationale, 465. — Interventions de Millerand, Dupuy, Brisson et Cavaignac, 466. — Note officieuse allemande, 467. — III. Atteintes portées par les adversaires de la revision à l’institution et à l’idéal militaires, 468. — IV. Conditions posées par Freycinet à la Chambre criminelle pour la communication du dossier secret, 469. — Rapport de Cuignet contre Du Paty ; le conseil des ministres décide de poursuivre Du Paty après l’enquête, 470. — Déposition de Cuignet, 471. — Dépouillement du dossier secret, 472. — La section des faux et autres faux, 474. — L’organisation militaire des chemins de fer, 475. — Le cours de l’École de guerre, 476. — La dépêche Panizzardi ; pièces qui manquent au dossier, 477. — V. Quesnay de Beaurepaire, 478. — Son dépit de ne jouer aucun rôle dans l’Affaire ; article du Journal de Bruxelles, 484. — Mensonges ridicules accrédités par Quesnay, 485. — Mémoire qu’il adresse à Mazeau, 488. — Première enquête de Mazeau, 489. — Lœw et Bard appelés chez Lebret, 490. — Nouvelle lettre de Quesnay, 491. — Sa démission, 492. — Deuxième enquête ordonnée par Lebret, 493. — VI. Interpellation sur la démission de Quesnay, 495. — Discours de Lebret, de Cavaignac et de Dupuy, 496. — Quesnay réclame le dessaisissement de la Chambre criminelle, 497. — VII. Fondation de la Lique de la Patrie française, 499. — Coppée et Lemaître, 501. — Lettre de Gaston Pâris à Sorel, 503. — Discours de Lemaître ; engagement qu’il prend de s’incliner devant l’arrêt des Chambres réunies, 505. — VIII. L’enquête Mazeau-Dareste-Voisin, 506. — Dépositions de Quesnay, de Ménard, de Cuignet et de Roget, 509. — L’urinoir, 501. — Conclusions des enquêteurs, 511. — IX. Suite de l’enquête de la Chambre criminelle, 512. — Paléologue, 513. — Les lettres de l’Empereur d’Allemagne, 514. — Ducros et Hartmann, 515. — Décrion, 517. — Du Paty, 518. — Esterhazy, 520. — X. Lebret refuse de laisser imprimer les procès-verbaux de l’enquête, 524. — Mon procès avec la veuve d’Henry, 525. — XI. Les « pointages » de Lebret, 528. — Projet de loi sur le dessaisissement, 529. — Discussion au conseil des ministres, 530. — Triomphe et nouvelles exigences de Quesnay, 532. — Troisième enquête sur ses dénonciations, 535. — Adolphe Carnot et ses neveux ; Conrad de Witt, 537. — Clôture de l’enquête de la Chambre criminelle, 538. — La Commission repousse le projet de loi sur le dessaisissement ; Renault-Morlière, 539. — Cruppi, 540. — Manifeste des chefs des groupes républicains contre le projet, 542. — Séance du 10 février 1899 ; discours de Renault-Morlière, Millerand et Pelletan, 543. — « Regardez dans vos circonscriptions ! », 544. — Adoption du projet ; mot de Félix Faure à Dupuy, 545.




I

Pendant que ces vents de folie soufflaient sur Paris, la Chambre criminelle continuait ses audiences. Elle restait divisée comme au premier jour.

C’était Sevestre qui menait la minorité, excité par son gendre et d’autres parents qu’il avait dans l’armée. Il en voulait à Lœw de ne lui avoir point confié le rapport et, depuis le commencement des interrogatoires, où lui-même intervenait souvent avec âpreté, reprochait au président de « laisser percer son opinion » et se répandait en propos. Colérique et fielleux, il eût volontiers fait un éclat ; il s’ouvrit à deux de ses collègues, Roulier et Lasserre, de son intention de demander sa retraite[1].

Le doyen Sallantin avait, lui aussi, songé à se retirer, mais parce que sa femme se mourait depuis de longues semaines ; chaque matin, en la quittant pour se rendre à l’audience, il s’attendait à ne pas la retrouver vivante quand il reviendrait. Mais la mourante lui avait dit que « ce serait une lâcheté de déserter son poste au moment du combat », Il lui obéit, rentra un soir comme elle expirait, « juste à temps pour lui fermer les yeux »[2]. Il se sentait « à bout de forces », n’en luttait pas moins, avec sa ténacité de vieillard, contre l’évidence, « parce qu’il voyait comme cela »[3].

Lasserre, fort républicain et brave homme, se refusait à croire que des militaires eussent commis tant de vilenies pour faire condamner un innocent et en concluait, de très bonne foi, qu’il y avait autre chose que ce qu’on disait. Roulier, l’un des plus jeunes de la Cour, avec du savoir, une intelligence assez fine et beaucoup d’application, était des amis personnels de Félix Faure.

Ces quatre magistrats entendirent les dépositions les plus décisives contre Esterhazy sans en être ébranlés : le récit de Bertulus, extraordinaire, en effet, mais qu’il ne pouvait avoir inventé, et les confidences de l’ancien attaché militaire anglais, le général Talbot, à Galliffet. « Pour un ou deux billets de mille francs, disait l’Anglais, mes collègues avaient par Esterhazy tous les renseignements qu’ils ne pouvaient se procurer directement au ministère de la Guerre ; ils en causaient couramment entre eux[4]. » Galliffet parla chaudement de Picquart, mais se tut de Dreyfus, bien qu’il le crût innocent et le criât par la ville.

Les lettres d’Esterhazy à Jules Roche, le carnet d’une des concierges, avec le procès-verbal, au jour le jour, des allées et venues et tant de hâbleries sinistres du drôle, manifestement prises sur le vif ; les demi-aveux de sa maîtresse ; la déposition d’un ancien soldat à qui il avait fait dessiner un fusil Lebel ; celle du fils du général Grenier sur l’homme qui « parlait incessamment ses lettres à Mme de Boulancy », dont Billot avait dit que c’était un « bandit » et qui, depuis la dénonciation de Mathieu Dreyfus, avait modifié son écriture[5] ; la confession de Maurice Weil sur les escroqueries de son ancien ami[6] ; rien n’y fit. Quand l’expert Gobert[7] déclara que l’identité entre l’écriture du bordereau et celle d’Esterhazy était rendue plus frappante encore par l’identité entre le papier de la fameuse lettre et celui des lettres saisies chez l’huissier Callé : « Oui, interrompit Sevestre, si ces lettres sont authentiques. » En effet, Rochefort, Drumont et Mercier[8] disaient que c’étaient des faux, fabriqués par les juifs.

Quelque accoutumé qu’on fût au cynisme des rapiècements, Lebrun-Renaud étonna. Il convint d’avoir conclu son rapport sur la dégradation par ces mots : « Rien à signaler » (parce qu’on n’avait pas osé le supprimer), et quand on lui demanda la feuille de son calepin, où il aurait noté le lendemain sa conversation avec Dreyfus, il révéla qu’après l’avoir fait voir à Cavaignac, il l’avait détruite[9]. Il dit une fois : « On peut très bien ne pas considérer la déclaration de Dreyfus comme des aveux ; si on m’a parlé d’aveux, j’ai pu dire qu’il ne m’en avait pas fait. Puis : « J’ai considéré cela comme des explications de sa condamnation, mais je n’en ai pas moins retenu qu’il avait avoué avoir livré les documents[10], » Impossible d’en tirer autre chose.

Une escouade d’officiers, le général Risbourg, le colonel Guérin, Peyrolle, Anthoine, de Mitry, Wunenburger, répétèrent les propos qu’ils tenaient de Lebrun ou de d’Attel, ou les uns des autres. Au contraire, Forzinetti, après un émouvant récit de la captivité de Dreyfus, affirma : « D’Attel ne m’a jamais parlé des aveux ; Lebrun-Renaud m’a déclaré que Dreyfus n’avait fait aucun aveu. » Sauf un prêtre[11], tous les témoins civils déposèrent d’assertions semblables de Lebrun[12].

Un ancien gendarme ayant simplement dit que, d’une pièce voisine de celle où Dreyfus se trouvait avec Lebrun, il n’avait rien entendu[13], Zurlinden écrivit que la parole de ce témoin ne méritait aucune créance[14] ; un brigadier, qu’il fit citer, raconta que Dreyfus, au Dépôt, après la parade, se serait écrié : « Je suis coupable, mais je ne suis pas le seul[15]. » Le directeur du Dépôt donna le démenti à cet homme : le condamné n’avait pas cessé de protester qu’il était victime d’une affreuse erreur[16].

La Chambre criminelle poussa cette partie de son enquête. Elle interrogea les principaux ministres de 1895. Guérin, le garde des Sceaux, n’avait connu les prétendus aveux que par les journaux ; Poincaré et Barthou savaient que Lebrun « n’en avait rien dit à Dupuy ». Dupuy en convint, et de même Casimir-Perier, de son ton tranchant : « Lebrun ne m’a pas parlé des aveux de Dreyfus[17]. »

Un inspecteur général des services administratifs déposa que tous les fonctionnaires de l’ordre pénitentiaire, les simples gardiens qui avaient vu Dreyfus, étaient convaincus de son innocence[18].

Enfin, une commission rogatoire fut envoyée à Cayenne, et le président de la Cour d’appel se transporta à l’île du Diable. Dreyfus s’étonna de cette nouvelle invention, dénia formellement « les absurdes propos » qu’il aurait tenus au Dépôt ; il raconta sa conversation avec Lebrun, telle qu’il avait suffi d’un peu de bon sens aux honnêtes gens pour la rétablir[19].

Sur la rencontre qu’un ingénieur aurait faite de Dreyfus à Bruxelles, Lonquety confirma qu’il l’avait vu dans un restaurant, mais que « sa présence ne lui inspira aucune réflexion particulière »[20].

C’était, avec les aveux, un des principaux arguments de Cavaignac, qui le tenait d’Ocagne.

Dupuy, quand Lœw se rendit au ministère de l’Intérieur pour l’interroger, raconta assez exactement ce qui s’était passé en 1894 ; il avait dit récemment à deux députés : « Je me demande si nous n’avons pas été victimes d’une mystification[21]… », mais n’en paraissait pas autrement ému.

Lœw observa qu’il pesait ses mots avec grand soin. Il n’ignorait rien des supplices qu’avait subis Dreyfus et ne se souciait pas de ceux que Dante réserve aux « tièdes », qui ne se prononcent pas dans les grands conflits.

Poincaré déposa qu’au moment du procès de Zola, Dupuy avait interrogé Mercier au sujet de la communication secrète et répéta que le Gouvernement, en 1894, n’avait connu que le bordereau. Il raconta encore que Billot avait cru à la culpabilité d’Esterhazy, et Barthou que l’ancien ministre de la Guerre, tourmenté de doutes sur Dreyfus, « n’en avait pas dormi ». Barthou indiqua le dossier sur Du Paty à la préfecture de police. Sur le dossier diplomatique, qui avait été signalé par Develle, Hanotaux fut réservé ; dès qu’il s’agissait de Dreyfus, il manquait de mémoire. Il insinua que les ambassadeurs se laissaient berner par les militaires[22].

Casimir-Perier n’avait point pardonné à ses ministres de l’avoir tenu, « pendant qu’il occupait la présidence de la République, dans l’ignorance de ce qui touchait à la marche des affaires ». Il le dit, parce que c’était la vérité et pour expliquer le peu qu’il savait par lui-même. Ainsi, il n’affirma pas que les poursuites contre Dreyfus eussent été engagées à son insu, mais il le croyait ; il avait connu seulement le bordereau et la pièce « Canaille de D… », « mise, lui avait dit Mercier, sous les yeux du conseil de guerre » ; il n’avait eu communication ni des autres pièces secrètes ni de la prétendue lettre de l’Empereur d’Allemagne ; enfin, il n’était intervenu de sa personne qu’à l’occasion de la dépêche du prince de Hohenlohe. Il raconta l’incident, le service qu’il avait rendu en couvrant de sa loyauté tant de fautes qu’il ne soupçonnait pas[23].

Il était notoirement convaincu de l’innocence de Dreyfus, mais il ne le déclara pas, alors que les militaires proclamaient à l’envi que c’était le traître.

Esterhazy, bien que la valeur marchande de ses discours eût fort baissé, pouvait être encore gênant pour ses anciens protecteurs. Dès son arrivée à Londres, il avait écrit à Sarrien qu’il lui serait impossible de se taire plus longtemps[24] ; et c’était toujours son refrain, qu’il allait parler. D’autre part, il n’inventait pas toujours des romans aussi stupides que celui du contre-espionnage et passait pour avoir mis à l’abri quelques papiers[25]. Tant que la Cour de cassation n’aura pas rendu son arrêt, il y aura pour lui quelque argent à tirer de son silence, de ses aveux ou de ses mensonges. Ses Mémoires, qui paraissaient en livraisons, annonçaient toujours les révélations décisives pour la prochaine. C’est l’ABC des maîtres-chanteurs. Il faisait cette publication de compte à demi avec les gens de la Libre Parole[26]. Tantôt sa main glissait sur le clavier ; tantôt la musique devenait, comme par accès, plus bruyante. Le 10 décembre, il écrivit à Mazeau « qu’il offrait de venir, en personne, devant la Cour » et posait seulement deux conditions : la première, qu’un sauf-conduit lui fût accordé (car Bertulus avait été chargé d’instruire sur la plainte en escroquerie, et, certainement, lui aurait mis la main au collet) ; la seconde, « qu’on lui fit connaître, à lui ou à son avocat, les points sur lesquels il aurait à s’expliquer »[27]. Il eût négocié ses réponses avec Boisdeffre et Mercier, et, aussi, avec Freycinet. (Tézenas, enfin dégoûté, avait passé le dossier à un ancien procureur de la République « qui avait eu des mésaventures. Clément Cabanes, fort sot, solennel et sans scrupules.) La Cour lui envoya simplement une citation à témoin. Il avait quillé Londres pour Rotterdam[28], où il se cachait sous un faux nom dans une hôtellerie du dernier ordre, très dépenaillé pour le quart d’heure, d’autant plus inquiétant, le teint jaune et terreux, les yeux cerclés, aux regards apeurés et mauvais[29]. Il y reçut la visite d’un ancien député, Georges Laguerre, lui conta qu’il avait été aussi boulangiste que lui, discourut sur Napoléon, qui était le héros favori de son interlocuteur, se plaignit de ne pas toujours manger à sa faim, et, finalement, déclara de nouveau qu’il était terriblement armé (« une marmite à renversement », selon le mot de Picquart), et que Laguerre ferait bien d’en avertir Dupuy[30].

Boisdeffre déposa en termes fort mesurés, affirmatif sur Dreyfus, mais silencieux sur la communication des pièces secrètes, triste et las. Depuis la condamnation qu’il avait prononcée sur lui-même, quand la honte et le sang d’Henry l’éclaboussèrent[31], il s’était retiré dans le vieux manoir ancestral qui porte son nom[32], une petite gentilhommière aux confins de la Normandie et du Maine, où l’on monte par des chemins bordés de pommiers, maison très simple où naquirent et moururent tous les aînés de cette famille, dont Rœderer disait à Napoléon « qu’elle avait toujours servi », aux jours tristes et aux jours glorieux, avec ou contre la France, à Malplaquet, à Denain et à Quiberon. Là, entre sa femme encore étourdie de la chute vertigineuse et ses enfants, il cherchait à se faire oublier, à oublier. Il était loin d’être riche. Beaucoup d’argent lui avait coulé entre les mains, chef d’État-Major, ambassadeur extraordinaire ; tout avait fondu. Les paysans, le voyant passer, voûté, la moustache tombante, en tenue civile, disaient : « Il n’est plus général… »

Les conseillers ne lui posèrent aucune question pressante, soit à cause de sa gloire d’autrefois, qui le protégeait (les hautes missions qu’il avait remplies, l’amitié des Tzars), soit qu’ils eussent peur d’en faire un faux témoin ou d’en apprendre trop[33].

Gonse protesta que « l’antisémitisme n’avait tenu aucune place dans l’affaire », et démentit encore une fois les propos que lui avait prêtés Picquart. Il tenait le petit bleu pour suspect et pensait qu’Henry avait fait son faux « dans un but patriotique »[34]. — Freycinet l’avait laissé au rancart, où il l’avait trouvé[35], et Gonse, « à la demi-solde », comme il disait, banni à la fois de l’officine, où il avait commis tant de vilenies, et de l’État-Major, dont il avait été, pendant les absences fréquentes de Boisdeffre, le véritable chef, se considérait comme l’une des grandes victimes de l’Affaire. — Cordier dit que Sandherr avait eu à se plaindre d’Henry[36].

Toutes ces dépositions furent faites devant les seuls conseillers ; ni le procureur général ni l’avocat de Lucie Dreyfus n’y assistèrent ; même la communication des procès-verbaux fut d’abord refusée à Mornard[37]. On s’aperçut bientôt que ces précautions étaient inutiles. Sevestre, le greffier Ménard, avaient des amis à la Libre Parole, leur racontaient tout. D’autre part, le principe que l’instruction est secrète ne s’applique pas formellement aux affaires en revision. La Cour décida, en conséquence, d’autoriser la défense à prendre connaissance des témoignages ; quelques jours après, Freycinet demanda et obtint que le compte rendu des audiences lui fût adressé en copie, par l’intermédiaire de Chamoin et de Cuignet[38]. Dès lors, Cuignet communiqua régulièrement les procès-verbaux à Roget et aux camarades, Mornard à Demange, à Labori et à Mathieu Dreyfus.

II

La grande affaire, c’était le dossier secret, qui renfermait, selon les adversaires de la Revision, les preuves décisives, mais qu’on ne pouvait entr’ouvrir sans que la guerre en sortît. Ils l’avaient tant dit que presque tous les simples en étaient convaincus. Même des conseillers croyaient encore qu’ils trouveraient là l’explication du mystère. Cependant plusieurs des ministres de Brisson, depuis que Zurlinden leur avait montré les pièces secrètes, répétaient qu’elles étaient misérables ou fausses, parfaitement inoffensives, sinon pour leurs auteurs.

L’insuccès de Zurlinden, qui avait pensé convaincre Brisson avec ces rognures (où Dreyfus n’était pas nommé une seule fois), avait été une leçon pour Chanoine ; quand Sarrien, comme je l’ai raconté, lui demanda le dossier pour Manau, il refusa. Le mot d’ordre fut alors qu’il valait mieux le brûler que le livrer à des civils ; plutôt la Revision que de communiquer de telles pièces aux magistrats, c’est-à-dire à l’Allemagne ; ce serait « continuer la besogne de Dreyfus »[39].

La majorité de la Chambre criminelle ne se laissa pas intimider. Dès le 14 novembre, après l’audition des anciens ministres de la Guerre, elle réclama les pièces secrètes[40].

Freycinet fut fort embarrassé, D’une part, ayant regardé au dossier, il l’avait trouvé vide. D’autre part, Drumont, Rochefort et les militaires voulaient qu’il fût formidable, défendaient à Freycinet de le sortir de « l’armoire de fer »[41], et Lasies avait demandé à interpeller. Il tenait à savoir par quelles mesures le Gouvernement protégerait « contre les indiscrétions des secrets qui intéressaient la sûreté de l’État »[42].

Ce Lasies, qui s’était érigé l’un des porte-paroles de l’armée, était un officier de cavalerie démissionnaire, député du Gers comme Cassagnac, dont il avait la fougue, la faconde et l’insolence, et qui ne pouvait le sentir, bon garçon en apparence, ce qui permet d’être plus méchant quand cela est utile, avec de l’esprit, bien que gros, et de la finesse dissimulée sous de la violence. Il prenait des airs de mousquetaire et faisait volontiers blanc de son épée.

Dupuy, pour gagner du temps, dit que le premier devoir du Gouvernement, c’était évidemment « d’assurer la sécurité de l’État et qu’il n’y manquerait pas », mais qu’il fallait renvoyer l’interpellation à un mois.

Ces ajournements donnaient à la Chambre l’illusion d’échapper à l’Affaire.

Il lui eût suffi, pour s’en délivrer entièrement, d’une heure de courage ou de bon sens. Quoi ! ces terribles papiers sont réclamés par ceux qui croient à l’innocence de Dreyfus et refusés par ceux qui la nient !

En regard de cette impuissance des républicains à prendre parti, ce qui frappe, au contraire, chez les militaristes et les catholiques, c’est de savoir exactement ce qu’ils veulent, l’esprit de suite, l’implacable résolution d’empêcher, par tous les moyens, la justice. Ils avaient subi plus de défaites qu’il n’en eût fallu pour écraser cent fois des gens qui eussent combattu pour une bonne cause. Or, leurs forces matérielles étaient à peine diminuées et, toujours, ils gardaient, ils reprenaient l’offensive.

Rien ne leur manquait, qu’un chef.

Mercier, atteint par la limite d’âge, quitta à cette époque son commandement et, sans prendre encore ouvertement la direction de la campagne contre Dreyfus, s’offrit comme un conseiller expérimenté et qu’on eût presque cru désintéressé, le Jomini de l’injustice. Au dîner d’adieu que lui donnèrent ses officiers, il développa, avec son audace accoutumée, la thèse de tous les despotismes, que le Droit, les règles du Droit, ne pèsent pas devant le sabre : « Au moment où l’armée turque forçait les remparts de Constantinople, les soi-disant intellectuels de la capitale du Bas-Empire y discutaient sur des arguties théologiques. Nous subissons, nous aussi, notre crise aiguë de byzantinisme intellectuel. » Il renouvela ensuite la vieille menace de guerre, mais sans consentir pourtant, comme Pellieux, à prophétiser la boucherie, ou, comme Drumont, la défaite : « Lorsque, dans un avenir prochain, la nécessité s’imposera d’avoir recours à nous, ceux-là même qui nous outragent seront heureux que nous ayons résisté à leur œuvre de destruction[43]. »

Mercier discerna très bien comment les choses allaient tourner : que Freycinet, quelque envie qu’il en eût, ne refuserait pas le dossier ; que tout le néant en apparaîtrait à la Chambre criminelle. Il fallait donc donner un nouveau change à l’opinion. Depuis quatre ans, on l’effrayait avec le terrible explosif qui, dès que des mains civiles y toucheraient, éclaterait. On va insinuer maintenant, puis affirmer que les pièces essentielles manquent au dossier officiel, dès lors sans valeur.

L’opinion de la Chambre, comme du public, était faite par les journaux : où trouver ailleurs des renseignements ? Mais les députés avaient pour habitude de ne pas souffrir qu’on citât les journaux à la tribune. Les républicains cachaient la peur qu’ils en avaient sous le dédain, pendant que les amis de Mercier, une fois en séance, traitaient de racontars négligeables les révélations qu’ils avaient publiées ou exploitées.

On le vit bien, quelques jours après[44], quand Paschal Grousset[45] interpella Freycinet « sur les menées antinationales de certains fonctionnaires et ci-devant fonctionnaires du département de la Guerre ». Son discours, excellent, d’une trame très serrée, modéré dans la forme, énumérait les principales communications que des officiers de l’État-Major avaient portées à la presse, quelques-unes exactes et d’une influence décisive, d’autres mensongères, mais qui avaient fait des milliers de dupes. À chacune de ces lectures, la droite hurla que ces extraits de journaux ne regardaient pas la Chambre, et Cassagnac, Millevoye, Cunéo, qui en étaient les auteurs ou les éditeurs, que c’étaient « des balayures de reportage ». Dès qu’il parla, citant textuellement Rochefort, des lettres de l’Empereur d’Allemagne, Déroulède et Lasies se dressèrent : « Voilà le parti de l’étranger qui s’affirme ! Les voilà, les menées internationales ! » Il semblait que ce fut lui, Grousset, qui eût imaginé l’intervention de l’empereur Guillaume. Il était patriotique d’empoisonner le peuple avec ces mensonges, mais il était interdit de les crever à la tribune[46].

Cent fois, Drumont et Humbert se sont vantés d’avoir révélé l’arrestation et le nom de Dreyfus. Grousset le rappelle. Aussitôt Drumont : « C’est un roman[47] ! » et Humbert : « La nouvelle est venue de Demange[48]. »

Après une bagarre où les députés se gourmèrent[49], Freycinet gémit que, « s’il avait pu soupçonner qu’il s’agissait d’une pareille interpellation », il ne l’eût pas acceptée ; de même Dupuy ; Deschanel menaça Grousset de lui retirer la parole. Mais Grousset, très ferme, alla jusqu’au bout de ses citations : les journaux de l’État-Major ne se sont pas contentés de mettre l’Allemagne en cause, mais encore l’Italie, la Russie et l’Autriche ; et tous ces articles « se relient, forment une chaîne, indiquent et accusent un système ». Le Gouvernement entend-il tolérer plus longtemps « la répétition de ces menées » ? Freycinet et Dupuy « veulent-ils gouverner avec la République ou avec le Gésu » ?

Précisément parce que Grousset allait au fond des choses, on ne le comprit pas, ou on refusa de le comprendre. Freycinet, qui savait à quoi s’en tenir, balbutia « que s’il existait, dans l’administration de la Guerre, des hommes capables de commettre de telles indiscrétions, il saurait les punir… » Puis, comme la droite réclamait, — tous ceux « qui avaient reçu les confidences d’Henry, de Pauffin, de Cuignet[50], — il tomba aux déclamations d’un Billot : « Je couvre mes subordonnés. J’ai confiance en eux. Quiconque les attaque attaque le ministre de la Guerre lui-même[51]. »

Cependant, Drumont le fit malmener dans son journal, et lui rappela les scandales d’autrefois. En même temps, il célébrait le « courage » de Deschanel, qui, suivant le précepte de Talleyrand, avait engagé un cuisinier distingué et, dans le premier déjeuner qu’il offrit à des députés, invita Drumont[52]. Mais Drumont ne se fût pas contenté des truffes de Freycinet.

L’inintelligence de la Chambre dans cette séance, son ignorance des ressorts de l’Affaire, servirent fort les desseins de Mercier. La semaine d’après[53], quand l’ordre du jour appela l’interpellation de Lasies, le député du Gers se tint d’abord à des généralités, c’est-à-dire à des injures, dont j’eus ma part (« homme néfaste, insulteur de femmes, etc. ») ; il signala ensuite le danger qu’il y avait à livrer des secrets de l’armée à « une justice frelatée et à des juges vendus » ; cette Chambre criminelle « n’a été saisie de la Revision que pour faire l’apothéose de la trahison »[54] ; son président, frère d’un fonctionnaire prussien, « au nom qui ne sonne pas très bien français »[55], eût dû, « rien que par pudeur », se récuser.

Dupuy, Freycinet, Lebret, le laissèrent dire sans protester d’un seul mot.

Comme il s’indignait que les dépositions des témoins fussent communiquées à la défense, un socialiste (Breton) lui demanda s’il ne voulait pas que l’Affaire fût jugée au grand jour : « Si vous voulez la lumière, répliqua Lasies, je puis affirmer ici que la preuve de la culpabilité de Dreyfus sera apportée à cette tribune, en même temps que l’infamie des complicités auxquelles elle a donné lieu. » Mais la phrase lancée (l’allusion au bordereau annoté), il n’insista pas, célébra le vrai courant populaire qui se manifestait dans la souscription Henry et « somma » Freycinet de déclarer à la tribune : « Ou que ses cinq prédécesseurs avaient dit la vérité, ou qu’ils avaient menti. »

Freycinet n’eût pas été lui-même s’il n’avait pas cherché, dans cette occasion comme dans les autres, à contenter tout le monde. Il refusa de se prononcer sur Dreyfus, non pas qu’il blâmât ses prédécesseurs de l’avoir fait, mais la justice n’était pas alors saisie ; pour les pièces secrètes, il les communiquera, « mais dans la limite des intérêts de la défense nationale ». Et comme on criait à droite que « c’était vague », il précisa : « J’entends que je ne communiquerai pas un document dont la publication pourrait intéresser la sûreté de l’État. »

Aussitôt Firmin Faure, l’un des collègues de députation de Drumont et grand ami de Mercier : « Et si cette pièce est nécessaire pour prouver la culpabilité du traître ? »

Freycinet, qui n’avait qu’à répondre qu’une telle pièce n’existait pas, s’en garda, joua la surprise et offrit sa démission : « S’il y a, dans cette Chambre, une majorité qui pense que le ministre de la Guerre peut avoir une autre conduite, elle n’a qu’à le dire. »

Les adversaires irréductibles de la Revision auraient préparé le coup qu’ils n’auraient pas riposté avec plus d’ensemble et par des interjections plus topiques. Ramel : « On ne revise pas quand on ne peut pas communiquer les pièces. » Et, de nouveau, Firmin Faure : « Nous avons l’aveu du ministre… La Chambre vient d’acquérir la preuve de la culpabilité du traître. » Montfort : « Si la pièce décisive n’est pas communiquée, comment la Cour pourra-t-elle juger ? »

Freycinet, qui ne capitulait jamais qu’à la seconde sommation : « Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, je ne livrerai les pièces que dans des conditions où je serai sûr qu’elles ne seront pas livrées à la publicité. »

Sur quoi, la droite enfin l’applaudit et Lasies retira son interpellation, la jugeant inutile, puisqu’il avait arraché à Freycinet la parole équivoque qui permettrait à Mercier, même quand les juges auraient prononcé, de contester leur verdict. D’ailleurs, il dit pourquoi la réponse de Freycinet lui donnait satisfaction, et nullement par imprudence ou cynisme, mais pour prendre date : « Si, dans ce dossier, il y a la preuve évidente et palpable de la culpabilité de Dreyfus, le ministre a raison de ne pas vouloir la communiquer. Mais, ainsi engagée, la Revision n’est qu’une comédie ! Oui, c’est une comédie, je répète le mot. »

La vraie comédie, celle des amis de Mercier, était si manifeste que les socialistes eurent honte d’en paraître dupes ; Millerand, comme c’était son droit, reprit l’interpellation, et, sans aucune violence de langage, mais avec une extrême netteté, dénonça l’impudente manœuvre : « Quoi ! demain, il sera permis de dire que la Cour de cassation n’aura pas eu connaissance de toutes les pièces ! Ce n’est pas possible ! » Il invoqua non seulement l’intérêt de la justice, mais celui de la paix publique : « Comment tout le monde s’inclinerait-il devant l’arrêt si toutes les pièces n’étaient pas versées ? » — « Non ! Non ! » à droite. — Massabuau : « Plutôt l’acquittement ! »

La question, maintenant, était clairement posée. Il ne s’agissait pas de savoir si des garanties de discrétion seraient ou non demandées à la Cour de cassation, (elle les offrait elle-même), mais s’il existait ou non, dans le dossier, des pièces « dont la divulgation pourrait intéresser la sûreté de l’État », c’est-à-dire compromettre la paix avec l’Allemagne. Dupuy n’hésita pas à l’affirmer, parce que c’était la volonté des adversaires de la Revision et que c’était faire leur jeu, et, comme il était plus lourd et plus brutal que Freycinet, il ajouta que, si des garanties explicites n’étaient pas données par la Chambre criminelle, le dossier ne serait pas communiqué. Il refusait ainsi aux magistrats la confiance que tous les ministres de la Guerre avaient accordée aux détenteurs galonnés du dossier secret, d’Henry à Cuignet.

Brisson, n’y pouvant tenir, prononça la parole nécessaire : que Cavaignac lui avait fait voir cinquante ou soixante pièces secrètes, apparemment celles qui lui avaient paru les plus décisives ; et « qu’aucune ne pouvait intéresser, par sa communication, la sûreté de l’État ».

Il fut hué à droite, « par des cris, dit le Président, qui n’avaient rien d’humain ».

Dupuy, se sentant atteint, se tourna alors vers Cavaignac qui essaya une dernière ressource, mais sûre. Il déclara que Brisson n’avait pas vu toutes les pièces, qu’il avait décliné notamment de prendre connaissance de tout un dossier du général Gonse, que ce dossier « contenait des éléments essentiels de conviction », et que, certainement, ces documents ne pouvaient pas être produits sans danger. — D’où cette absurdité, mais qui allait permettre de retarder encore la justice, que les preuves décisives du crime de Dreyfus ne seraient jamais connues que de Cavaignac et des militaires.

Brisson reprit, à bon droit, que la suspicion créée par le faux d’Henry s’étendait à toutes les pièces du dossier ; mais sa protestation s’évapora. La Chambre s’empressa d’approuver les déclarations de Dupuy[56].

Le Gouvernement allemand, ne voulant pas être complice, se dégagea par une note, de cette nouvelle fourberie :

Les explications officielles allemandes ont établi qu’aucune personnalité allemande, haute ou infime, n’a entretenu avec Dreyfus des relations contraires aux lois françaises.

Du côté allemand, on ne pourrait donc voir aucun inconvénient à la publication intégrale du dossier secret.

D’autre part, nous ne jugeons pas les hommes d’État français assez peu sensés pour croire sérieusement que ce dossier contienne des lettres ou documents de l’Empereur allemand se rapportant à l’Affaire Dreyfus.

Ceux qui croiraient à de pareilles insanités ne pourraient que pâtir eux-mêmes d’une lessive complète[57].

III

Cavaignac trouva l’occasion bonne pour révéler que les ministres de 1894 avaient pris l’engagement de ne pas prononcer le nom de l’Allemagne à l’occasion de l’affaire Dreyfus[58]. Hanotaux, en effet, avait promis au comte de Munster qu’aucune ambassade étrangère ne serait officiellement mise en cause[59].

Ainsi, ce pays pouvait mobiliser en quatre jours près de deux millions de soldats ; ses frontières étaient garnies de cent forteresses et dix mille canons ; depuis vingt-huit ans, se saignant aux quatre veines, il avait dépensé près de vingt milliards pour la défense nationale ; chaque année, il donnait à la caserne la fleur de sa jeunesse ; et c’était pour en arriver là qu’on ne pouvait pas dire que des documents avaient été vendue à l’Allemagne par un espion et que cela était prouvé par des lettres interceptées ; car, si on le disait, ce serait la guerre !

Généraux, hommes d’État et patriotes de carrefour, s’ils avaient voulu ruiner l’institution militaire et, plus encore, l’idéal militaire du peuple, sans lequel l’institution n’est rien, et le regret sacré des provinces perdues, sans lequel la France ne serait qu’une grande Belgique — ils ne s’y seraient pas pris autrement, qu’ils eussent vraiment la peur de l’étranger ou qu’ils en jouassent la comédie.

IV

La Chambre criminelle accepta toutes les conditions que lui proposa Freycinet, l’engagement pour elle de ne rien publier du dossier secret sans l’assentiment du ministre de la Guerre, l’engagement d’honneur pour la défense de n’entretenir son client d’aucune pièce sans y être autorisée par la Cour, d’accord avec le ministre[60]. Par contre, Mornard obtint « qu’il fût spécifié, dans un procès-verbal, que le Gouvernement communiquait à la Cour tous les documents qui avaient été recueillis comme charges contre Dreyfus, tous les dossiers secrets ou ultra-secrets ayant trait de près ou de loin à l’affaire[61] ».

Plusieurs conseillers avaient trouvé tant de défiance outrageante ; finalement, ils sacrifièrent leur dignité à la justice.

Freycinet désigna Cuignet pour présenter le dossier à la Cour et fit annoncer que la communication aurait lieu dans des conditions qui offraient « toutes garanties à la sécurité de l’État et à la défense de l’accusé » ; d’ailleurs, Cuignet remportera chaque soir le dossier au ministère[62].

Le nom seul de Cuignet valait un de ces discours où Freycinet balançait dans une harmonieuse équivoque les contradictoires. Pour le public, c’était l’officier qui avait trouvé le faux, et, pour l’ancien État-Major, l’homme qui réhabiliterait le faussaire.

Le même jour (27 décembre), Freycinet avait porté au Conseil un long rapport, appuyé d’un « volumineux dossier », que Cuignet lui avait adressé sur la « véridique histoire » de Du Paty et d’Henry, et qu’il avait annoté lui-même « au crayon noir ». Les ministres, dont aucun n’avait pris la peine d’étudier l’affaire, décidèrent aussitôt « que des poursuites seraient intentées contre Du Paty, après la clôture de l’instruction de la Chambre criminelle », et Freycinet, de sa propre main, consigna leur résolution sur un mémento qu’il remit à Cuignet[63].

Du Paty ignora tout du rapport de Cuignet. Il s’était incliné, sans mot dire, sous la mise en non-activité dont Zurlinden l’avait frappé, se disait, selon ses interlocuteurs, hostile ou favorable à la Revision[64] et ne se ne méfiait pas de Cuignet, qu’il connaissait à peine[65].

On conçoit l’immense surcroît d’orgueil qui vint à Cuignet de cette nouvelle victoire. Trois jours après, quand il déposa, pour la première fois, devant la Chambre criminelle, il lui parla comme le maître du procès, en oracle infaillible et qui n’acceptait pas de discussion sur une découverte qui avait fait la conviction de Zurlinden, de Chanoine, de Freycinet et de tous les ministres, ainsi que du Président de la République.

Il récita, résuma son rapport[66]. D’abord, la plus déconcertante des antinomies : 1° « Henry n’avait pas fabriqué son faux, comme on l’avait dit, pour forcer la main à Billot, mais parce que, mis au courant des manœuvres de Picquart, il avait eu recours à Boisdeffre qui lui avait dit assez brutalement qu’il se désintéressait de la question » ; dès lors, « il n’y avait pas d’autre moyen de détromper Gonse, honnête, loyal, mais hésitant et soumis aux objurgations » du chef du service des Renseignements « qui le dominait » ; 2° Henry, au surplus, n’était pas l’auteur du faux, « parce qu’il n’avait jamais commis jusqu’alors rien de délictueux ou malhonnête » et qu’il était « rude, grossier, sans culture, incapable (intellectuellement) de concevoir » une pareille pièce ; c’était Du Paty, « pour répondre au petit bleu » ; Henry, « poussé par Du Paty », s’était borné « à présenter le document au général Gonse ». « Lorsque Cavaignac a posé à Henry la question : « Avez-vous agi seul ? », il a saisi une ; hésitation dans son regard. « Henry n’a répondu qu’ensuite, en assurant peu à peu sa voix : « Oui, j’étais seul. » Ainsi s’était-il sacrifié, et jusqu’à la mort, sans que Cuignet, d’ailleurs, en donnât d’autres raisons que celle-ci : « Une chose vraiment extraordinaire, c’est que Du Paty, bien que hautain et entiché de noblesse, avait fait d’Henry son ami intime et le recevait, plusieurs fois par semaine, à sa table. » Enfin, tous les mauvais coups, tous les autres faux, toutes les sottises de l’Affaire, Du Paty en était l’auteur. C’était lui « qui avait fait connaître, à l’insu de ses chefs, l’arrestation de Dreyfus » ; rédigé les articles de l’Éclair en 1896, « où sa personnalité est absolument mise en lumière » ; forgé « le faux Weyler », les lettres de la Dame voilée, les faux télégrammes ; organisé l’entrevue de Montsouris ; et tout cela, tant de machinations, « tour à tour odieuses et grotesques », « par vanité, pour défendre son œuvre, la condamnation de Dreyfus », et « par haine de Picquart » qui l’avait « trahi » dans ses rapports avec la famille de Comminges[67].

Sauf l’attribution du plus fameux des faux d’Henry à Du Paty, il n’y avait pas une allégation de Cuignet qui n’eût été déjà formulée ou insinuée, soit par Roget, soit par Picquart. Et cette rencontre de Picquart avec Roget et Cuignet eût été grave contre Du Paty, si le groupement par Cuignet (c’était son œuvre personnelle) de leurs diverses suppositions n’en eût fait ressortir l’inanité.

Les conseillers (la majorité revisionniste) furent stupéfaits. Ils l’eussent été bien davantage s’ils avaient su que Freycinet et Lebret, qui avait eu un entretien particulier avec Cuignet, avaient accepté cet amas d’extravagances et d’inexactitudes, et qu’ils l’avaient fait accepter au Conseil des ministres. Il leur parut seulement que cette fantastique histoire, débitée avec le plus grand sérieux et sur un ton manifeste de sincérité, jetait un jour crû sur ces mentalités militaires, comme la caricature fait comprendre ce qui a échappé à la photographie. Cuignet n’expliquait pas autrement Du Paty ou Henry qu’il n’expliquait Picquart ou Dreyfus, et Picquart comprenait encore Du Paty et avait compris Dreyfus de la même façon que Cuignet.

Sa déposition terminée, Cuignet procéda au dépouillement du dossier secret. Manau et Mornard y assistèrent, ainsi qu’il avait été convenu.

Cavaignac, dans son discours de juillet, avait parlé de « mille pièces environ de correspondance, originales, échangées entre des personnes qui s’occupaient d’espionnage » ; — tout le monde comprit qu’il s’agissait des attachés militaires et que ces pièces étaient relatives à Dreyfus. — Or, le dossier contenait seulement trois cent soixante-treize pièces, dont cinquante à peine, vraies ou fausses, étaient attribuées aux attachés militaires ; le reste, c’était des pièces de comparaison, des traductions, des notes d’agents du bureau des Renseignements. Les conseillers se les passaient[68], bientôt avec un air découragé, humiliés de tant de sottise. Cuignet, au nom de Freycinet, affirma « qu’il n’en existait pas d’autres au ministère de la Guerre, concernant l’Affaire[69] ».

Il expliqua ensuite, mais seulement aux conseillers, quand Manau et Mornard se furent retirés[70], que la culpabilité de Dreyfus « s’établissait » par trois ordres de preuves : 1° les aveux ; 2° la discussion technique du bordereau ; 3° les pièces secrètes, et que celles-ci, qu’il avait reclassées lui-même, étaient également de trois sortes : celles qui se rapportaient à l’Affaire ; celles qui n’avaient qu’un intérêt de rapprochement ; « les fausses ou suspectes[71] ».

Sur les notes du bordereau, ses arguments, comme ceux de Cavaignac et de Roget, ne laissaient rien subsister du rapport de d’Ormescheville, et, pareillement, ils se ruinaient eux-mêmes, soit qu’il les étayât sur des faits inexacts, soit qu’il en produisit d’exacts, dont la conséquence lui échappait.

Ainsi, il soutenait que « les stagiaires de deuxième année avaient été avisés seulement le 28 août 1894 qu’ils n’assisteraient pas aux manœuvres[72] », alors qu’ils en furent avertis, par Gonse, lui-même, dès le mois de mai[73], d’où l’impossibilité, à quelque date qu’on place le bordereau, de l’attribuer à Dreyfus ; et il convenait que « le frein hydraulique était dans le domaine public depuis 1883 », mais sans en tirer qu’il n’y avait qu’un officier étranger à l’artillerie pour l’annoncer, onze ans après, comme un document précieux[74].

C’étaient là, selon Cuignet, qui ne parla même pas de l’écriture du bordereau, « les preuves directes de la culpabilité de Dreyfus ». Pour le terrible dossier qui devait tout emporter, il dit de lui-même qu’il n’en résultait de preuves « que par suite de déductions et de présomptions concomitantes[75] ».

Quand il eût éliminé les pièces de la deuxième section, sans importance et postérieures à la condamnation ; celles de la troisième, qu’il reconnaissait fausses — notamment la lettre de l’un des attachés que Cavaignac avait lue à la tribune, où la lettre D… avait été écrite sur un grattage, ainsi que Cuignet l’avait constaté lui-même, et qui avait été antidatée de trois ans par Henry[76] ; — et la pièce Canaille de D…, qu’il tenait pour inapplicable à Dreyfus, que lui resta-t-il ?

Celles qui « encadraient » la fausse lettre de Panizzardi (comme si la fausseté de la pièce principale ne les rendait pas suspectes), et d’informes rognures, dont quelques-unes, encore, avaient été impudemment falsifiées.

Le memento, qui fait apparaître si nettement Esterhazy, il le traduit ainsi : Les documents envoyés à Berlin « ne portent aucun signe qu’ils viennent de l’État-Major » ; d’autre part, Schwarzkoppen « n’attache d’importance qu’aux pièces « qui en viennent » ; « il faut donc que l’officier, dans l’esprit de l’agent, appartienne au ministère de la Guerre[77].

Tous ses raisonnements sont de cette force, et de ce que plusieurs s’appuyent sur d’autres faux d’Henry, alors inconnus, leur ingénieuse imbécillité en est à peine accrue.

Panizzardi écrit à Schwarzkoppen qu’il va recevoir l’organisation du service militaire des chemins de fer ; on ignore s’il l’a reçue ; mais « Dreyfus venait de quitter le quatrième bureau » qui s’occupe de ce service[78].

Pour absurde que fût l’argument, un conseiller fit observer que la pièce n’était pas datée. Cuignet en convint : « Elle porte simplement, à l’encre rouge, de la main d’un officier du service des Renseignements, la date d’avril 1894. » Or, l’officier était Henry et la lettre, comme on le sut plus tard, était du 28 mars 1895, alors que Dreyfus, arrêté depuis six mois, venait de débarquer à l’île du Diable. Sandherr lui-même avait transcrit sur un bordereau spécial la date exacte, qui résultait encore d’une autre note de Panizzardi. Tranquillement, comme il l’avait fait pour la pièce au grattage, Henry avait inscrit la fausse date et coupé un coin du papier où se trouvait la vraie[79].

Autre chose : Schwarzkoppen écrit à Panizzardi « qu’il va lui envoyer les deux premières parties d’un cours de l’École de guerre (professé) en 1894, sur l’organisation défensive des États » ; Dreyfus a suivi les cours de 1890 à 1892 ; dans la collection qu’on en a saisie chez lui, « la troisième partie du cours de fortification non seulement n’est pas reliée, alors que les autres cours le sont, mais elle a été retrouvée incomplète et répartie entre plusieurs paquets » : (une note explicative de Rollin, le nouveau chef du service des Renseignements, et de Cuignet lui-même, l’affirme formellement) ; et, comme Schwarzkoppen, de son propre aveu, a reçu également quelques feuillets de la troisième partie du cours de 1894, il paraît vraisemblable que ces feuillets ont été copiés pour compléter les envois précédemment faits[80] ». — Or, ici encore, l’inepte déduction repose sur un mensonge, parce qu’il ne manquait aucun feuillet du cahier que Du Paty, Gribelin et Cochefert, quand ils perquisitionnèrent chez Dreyfus, avaient fait mettre sous scellés. Mais cette vérification, elle aussi, ne fut faite que quatre ans plus tard[81].

On croit plonger dans un cerveau d’aliéné ; cependant, il y a mieux.

Le 18 novembre 1894, Dreyfus étant au Cherche-Midi, le colonel Collard, du deuxième bureau, a refusé de répondre à une demande d’un ami de Schwarzkoppen. L’ami écrit : « C’est une manifestation de ce vieux levain de haine qui existe toujours ; ou bien Dreyfus joue-t-il un rôle dans cette affaire ? » Cuignet commente : « On s’est demandé si, dans le cas où Dreyfus serait innocent, l’ami ne profiterait pas de notre erreur pour nous tourner en ridicule ; on a cru y voir un aveu de culpabilité par prétérition d’innocence. »

Enfin, comme la Cour ne connaissait pas encore la dépêche de Panizzardi, du 2 novembre 1894, il ne se contenta pas d’affirmer l’exactitude de la traduction frauduleuse qui en avait été faite par Gonse, Henry et Du Paty et qu’il produisit ; mais il incrimina formellement « la bonne foi » du ministère des Affaires étrangères, dans cet épisode. Un conseiller (Dumas) s’en étant étonné, il insista, « du ton le plus vif », protestant qu’il était impossible « qu’avec le même chiffre on pût obtenir d’une même dépêche deux textes contradictoires », — ce qui était un mensonge, puisque la première version des cryptographes, quelque inexacte qu’elle fût, n’incriminait pas Dreyfus[82].

Il y avait, dans un des cartons du ministère de la Guerre, une pièce singulièrement suggestive : c’était le récit d’un entretien que le commandant de Fontenillat, sous-chef du 2e bureau, avait eu, le 6 novembre 1897, avec Panizzardi. L’italien, à qui Fontenillat rendait visite, lui avait donné sa parole de soldat qu’il n’avait jamais eu de rapport avec Dreyfus et que Schwarzkoppen lui avait fait, sur l’honneur, la même déclaration[83]. Or, Cuignet, comme Gonse, connaissait cette pièce quand il affirma que le dossier qu’il remettait à la Cour était complet, et il n’en dit rien, même pour taxer d’imposture Panizzardi et Schwarzkoppen, ou Fontenillat lui-même, ce qui n’eût pas été plus surprenant que le reste.

D’autres pièces encore, comme on l’apprit par la suite, manquaient au dossier, les unes en minute, les autres, dont la minute a disparu, recopiées (plus ou moins exactement) par Henry. D’abord une dépêche de l’État-Major italien à Panizzardi, du 31 décembre 1894, dix jours après la condamnation de Dreyfus ; il y était recommande à l’attaché « d’interrompre pour quelque temps toute relation compromettante ». Il avait donc un agent à sa solde qui n’était pas Dreyfus. Bien plus, le contre-espionnage avait signalé, à plusieurs reprises, le principal agent de Schwarzkoppen, sans le nommer, mais avec des traits caractéristiques ; l’un de ces rapports était antérieur de peu de jours au petit bleu. Nécessairement, Henry n’en avait rien dit à Picquart. Cuignet n’y fit aucune allusion.

Il convint toutefois que les « fuites » avaient continué à l’État-Major, depuis 1895, et que, précédemment, Schwarzkoppen y avait d’autres agents[84].

Le dernier mirage s’était évanoui. Le dossier secret était aussi vide que le dossier judiciaire. Il était temps de dessaisir lia Chambre criminelle.

V

Un fol n’est pas un fou. Les fols circulent à travers le monde et, parfois, le gouvernent.

Quesnay, le président de la Chambre civile, était un de ces hommes d’ambition qui ne se trouvent jamais à leur place, parce qu’ils jugent toujours leur mérite supérieur à leur fortune. Son arrière-grand-père, l’économiste, eut de la marquise de Pompadour les terres de Beaurepaire et de Glouvet. Les Quesnay prirent le nom de Beaurepaire, qui leur donnait un air de noblesse ; le magistrat, tourmenté de la manie d’écrire, signa de celui de Glouvet ses romans, dont quelques-uns sont agréables. Il avait débuté, sous l’Empire, dans les parquets, démissionna au début de la Guerre, et parut, dans les clubs de Paris, en costume éclatant de franc-tireur. Le « citoyen Beaurepaire » avait « découvert une nouvelle tactique contre les Prussiens » ; il annonça des conférences « au profit des pauvres de Belleville ». Cela déplut ; la salle criait : « Il nous faut de la poudre et du plomb ! Nous ne voulons pas du pain des aristocrates[85] ! » Il cherchait une candidature, répandit une lithographie enluminée où, dans son uniforme, le sabre au côté, il défiait l’ennemi. Il jura qu’il se ferait « couper le poignet plutôt que de signer une paix honteuse ». On lui demanda « s’il ne serait pas, par hasard, le même Quesnay de Beaurepaire qui avait été procureur impérial à Mamers ». Il ne s’en défendit pas, alléguant « que la République ne saurait être moins tolérante que l’autocratie catholique qui admet les conversions ». La réponse fut brutale : « Nous ne sommes pas des jésuites ; les démocrates ne peuvent donner leur suffrage à un membre de la magistrature avilie de l’infâme Bonaparte[86]. » Traité de renégat par les siens, il végéta dans les barreaux de province, politiqua dans d’obscures feuilles locales, fit passer péniblement dans les journaux de Paris des articles d’un genre léger[87] qui, plus tard, pesèrent durement sur lui. Pourtant, il fallait manger, et il était sans fortune, resta pauvre, d’une probité scrupuleuse dans le commerce ordinaire de la vie. Il rentra, vers 1878, dans la magistrature[88]. De l’application, du zèle, de la souplesse quand il le fallait, une éloquence incisive, quelques amitiés bien choisies, lui permirent de cheminer. Thévenet le trouva avocat général à Paris quand Bouchez, le procureur général, refusa de requérir contre Boulanger. Quesnay, sans une minute d’hésitation, accepta. On a dit que je lui fis son réquisitoire[89]. J’avais seulement préparé un projet, à la demande du Conseil des ministres. Son complot contre la République, avec les subsides du comte de Paris, c’était le crime que j’imputais à Boulanger. Quesnay, avec le goût des commérages et des rapports policiers, chercha surtout à le salir. Les amis de Boulanger n’en furent que plus enragés contre lui. Il leur tint tête avec une belle vaillance qui lui valut la reconnaissance passagère des républicains. Ce triomphe et ces injures lui portèrent à la tête. Un esprit de domination qu’on ne pouvait supporter, une intempérance extrême de langage, un mécontentement chronique, le besoin maladif que l’opinion s’occupât de lui, fût-ce pour l’insulter, lui valurent de nouvelles inimitiés. Glorieux jusqu’à en perdre la raison, il voulut provoquer en duel son propre frère, ancien officier et professeur à l’École polytechnique, qui revendiquait sa place à l’inauguration d’une statue de leur aïeul, alors qu’ils étaient brouillés, le général Billot et moi, nous eûmes beaucoup de peine à empêcher cette folie[90]. Il montra de nouveau beaucoup de courage en requérant contre les anarchistes, quand d’autres magistrats se dérobaient, demanda la tête de Ravachol et l’obtint. Séduit d’abord par l’idée de porter à l’audience le procès contre Ferdinand de Lesseps[91], des scrupules juridiques l’y firent renoncer[92], ainsi que les avis discrets de Carnot, alors président de la République, et ceux du président du Conseil, Loubet[93]. Il céda ensuite aux injonctions du garde des Sceaux, Ricard ; puis, quand Loubet se fit renverser par la Chambre plutôt que de consentir à des mesures qu’il jugeait illégales, il offrit sa démission pour le même motif. Il fut nommé alors[94] président de chambre à la Cour de Cassation par Bourgeois qui lui dit qu’il le tenait « pour l’honneur de la magistrature » et qui l’élevait au plus haut rang. Il n’était point surprenant que les anciens boulangistes, cherchant leur revanche, lui fissent un crime de ses hésitations dans l’affaire du Panama et d’une erreur de droit, d’ailleurs contestée, qui aurait vicié toute la procédure. Quand les socialistes et les radicaux firent cause commune avec eux pour chercher à le déshonorer, que Bourgeois joignit son vote au leur, et que Méline et Milliard laissèrent faire, il fut sans philosophie, bien qu’il eût pour se consoler sa conscience et de précieuses amitiés. Il obtint, non sans peine (il y fallut l’intervention de Waldeck-Rousseau), d’être traduit devant le conseil supérieur de la magistrature (les chambres réunies de la Cour de cassation) et demanda à présenter lui-même sa défense. Le conseil (présidé par Lœw en l’absence de Mazeau) décida de ne pas l’entendre, mais convint que la question juridique était sujette à controverse et le disculpa de toute faute contre l’honneur. Déjà, une commission de jurisconsultes, désignés par le garde des Sceaux, l’avait innocenté. Après le vote unanime de la Chambre contre lui et l’affichage du discours de Viviani, il eût voulu que ces sentences favorables fussent publiées dans le Moniteur des Communes qui est placardé à la porte de toutes les mairies[95]. Méline s’y refusa. « Il tomba malade ; on l’emmena à la campagne[96]. »

Il en revint en novembre, toutes ses blessures mal cicatrisées, très aigri contre les républicains, qui l’avaient vilipendé ou sacrifié, quand il avait tant aidé à les sauver, — et il s’était persuadé qu’il avait tout fait, à lui seul, — et trouvant amer que cette retentissante affaire Dreyfus continuât à se dérouler sans qu’il y fût question de lui, du grand magistrat de la république. Il y a un an, au lendemain de l’acquittement d’Esterhazy, il avait cependant donné à « un familier de Milliard », le garde des Sceaux de Méline, un avis qui était parfaitement juridique : « Le procès Zola est mauvais ; il faut ouvrir une instruction pour dénonciation calomnieuse contre Dreyfus frères et consorts, et, d’abord, les arrêter[97]. » C’eût été le recommencement, en cours d’assises, du procès Dreyfus et de celui d’Esterhazy. Selon Quesnay, Méline et Billot avaient eu peur de s’en prendre à « des personnages très influents ». La bataille, la publicité, le bruit exerçaient sur lui un attrait irrésistible. Autant s’en aller, prendre sa retraite que de rester, sous la robe rouge et l’hermine, un simple spectateur. Il essaya de s’enfoncer dans ses dossiers. Nul ne vint à lui que le greffier Ménard et Sevestre, pour lui dénoncer le parti pris de la Chambre criminelle. Il écouta ces sycophantes avec complaisance, leur conta à son tour son bref dialogue avec Bard, le jour où celui-ci avait cru trouver Picquart dans son cabinet. Ailleurs, des nationalistes militants, le juge Grosjean, grand ami de Roget, Roget lui-même, des journalistes, le député Massabuau, attisèrent ce cerveau qui chauffait[98]. Il se retrouva le franc-tireur du siège[99], qui déclamait dans les clubs, et tout à coup il aperçut un rôle éclatant à jouer : après avoir requis contre les ennemis de la République et ceux de la société, requérir contre les ennemis de l’Armée, et, lui, le magistrat flétri par la Chambre, juger les juges, au nom du devoir professionnel et de l’honneur.

Il avait beaucoup de raisons de mépriser les hommes, aucune de se rendre méprisable. C’était un vieillard[100] d’assez belle taille, un peu voûté, avec le visage glabre, d’un comédien fatigué, et de petits yeux inquiets et vifs, sans bonté.

Dès les premiers jours de décembre, ses colères, son fiel, sa folie crevèrent dans des conversations. Il allait répétant que « la Chambre criminelle, composée d’anciens politiques rejetés par la vie active[101] », avait toujours été tenue en peu d’estime par les magistrats de carrière et les jurisconsultes de la Chambre civile, « la plus importante et la mieux composée, celle dont le niveau judiciaire a le moins baissé ». Aucun magistrat de la Chambre civile n’accepterait de passer à la criminelle ; « ce serait considéré comme une pénalité[102] ». Les Chambres civiles sont indignées qu’on impute à la Cour de cassation tout entière des « arrêts iniques et absurdes », et s’irritent « de la réputation d’ignorants, d’imbéciles et de concussionnaires » que font à leurs collègues Loew et ses associés, les seuls vendus, « à supposer que ce que tout le monde dit soit vrai ». « Il faut que cela prenne fin. » Déjà, « dans des conciliabules privés », on a délibéré de citer devant les deux autres Chambres la Criminelle « pour habileté de procédure ». Le premier président Mazeau et Tanon, le président de la Chambre des requêtes, sont, comme lui-même, résolument « contre Dreyfus et Picquart ». « Homme d’action et qui n’a pas peur. » il s’apprête à « ouvrir le feu[103] ».

On a vu que ni Dupuy ni Lebret, dans l’interpellation sur le dossier secret, n’avaient relevé les injures de Lasies contre la Cour de cassation. Quelques députés firent mine de s’en fâcher. Le 24 décembre, à l’occasion d’une motion de Sembat[104], Lebret s’exécuta : « Je ne puis m’empêcher de déclarer que j’admire avec quelle sérénité, avec quel calme, en dépit des injures qui lui sont adressées tous les jours et des accusations injustifiées, la Chambre criminelle continue dans le recueillement l’exercice de ses hautes fonctions. Elle montre ainsi qu’elle a, au plus haut degré, le sentiment des grands devoirs qui lui incombent… »

La riposte ne se fit pas attendre. Dès le lendemain, deux journaux racontèrent que Picquart, quand il vint déposer, avait coutume d’attendre dans le cabinet de Quesnay, que celui-ci reprit, un certain jour, possession de la pièce et que, brusquement, la porte s’ouvrit : « Mon cher Picquart, donnez-moi donc votre avis sur la déposition de… » Mais Bard n’acheva pas sa phrase ; pâle et presque défaillant, il était face à face avec M. de Beaurepaire[105]. »

Dard signala ce « grotesque récit » à Quesnay : « Il est implicitement très injurieux à votre égard… Vous ferez ce que vous jugerez à propos[106]. » Quesnay, après vingt-quatre heures de réflexion, répondit : « Mon cher Bard, je ne lis pas les journaux… J’ai parlé de l’incident à deux ou trois collègues, mais j’ignore comment le fait a pu parvenir jusqu’à la presse. « Il signa : « Votre vieil et sincère ami[107]. »

En laissant la charge du démenti à Bard[108], il savait fort bien, avec la malice et l’astuce des demi-fous, ce qu’il faisait ; son silence parut une confirmation[109]. L’incident fut en conséquence précisé, avec de nouveaux détails, par les journaux : Quesnay était en train de chasser Picquart de son cabinet quand Bard, y pénétrant et sans apercevoir le magistrat, aurait dit au prévenu : « Voilà la déposition de Gonse, je crois que nous le tenons. » — Picquart déposa en novembre, Gonse en décembre ; dès que l’impossibilité matérielle du propos fut signalée, on remplaça simplement le nom de Gonse par celui de Roget. — « Je crois, Messieurs, se serait écrié Quesnay, que je suis de trop dans vos affaires[110]. » Les Chambres s’étant ajournées à janvier, Millevoye fit savoir aussitôt que, dès la rentrée, il interpellerait[111], et Drumont se chargea de mettre Lebret au point, par ses procédés ordinaires. Il lui fit l’honneur de quelques injures, annonça que les patriotes préparaient une réunion à Caen, sa circonscription, et qu’il y serait invité à démissionner[112]. Il secoua également Dupuy qui s’était permis de révoquer le maire d’Alger (Max Régis) et de prononcer, peu de jours avant la fin de la session, un vigoureux discours contre l’antisémitisme algérien[113].

Quesnay, enchanté de redevenir l’homme du jour, partit de l’avant. Maintenant on ne voyait plus que lui dans les galeries du Palais, qu’il arpentait avec de grands gestes, quêtant les commérages[114], les acceptant sans contrôle et clamant sa douleur de voir « sa chère magistrature » compromise, une instruction « illégale » de revision « conduite à l’imitation des anciens procès de tendance », et des juges « portant des coups qui allaient jusqu’au drapeau et préparaient la guerre civile ». Puisque « l’Affaire est venue à lui malgré lui », il fera tout son devoir ; et lui, « le camarade sûr et tolérant qui mettait l’esprit de corps au-dessus de tout », « il se détourne avec colère de collègues qui sont des déserteurs », parce qu’il s’agit de l’honneur à la fois de la robe et de l’uniforme, et que « la complaisance confinerait à la trahison[115] ».

Sauf Rochefort qui lui gardait rancune et l’appelait « l’Esterhazy de la magistrature », les mêmes gens qui l’avaient traité autrefois de « catin, de proxénète générale et d’assassin », vantèrent ses vertus. Esterhazy lui-même. Cabanes écrivit à Lebret que son client, quel que fût son désir de parler, ne consentirait pas à déposer devant des juges dont l’enquête était marquée par des « intermèdes aussi scandaleux[116] ».

Il était devenu fort dévot. À la messe du Saint-Esprit, ses collègues l’avaient vu, non sans surprise, tomber à genoux, s’abîmer, lui, l’auteur de tant de pages libertines et l’un des exécuteurs des décrets, dans une longue prière. Le parti-prêtre, les moines de la Croix le poussaient en avant.

Lebret ne put faire autrement que l’inviter à s’expliquer devant Mazeau. Cela ennuyait fort M. le Premier, qui n’aimait pas le bruit et avait fait jusqu’alors le possible pour ne pas être mêlé à l’Affaire. Il se flattait cependant de raisonner Quesnay, mais le malheureux était lancé et, pour couper les ponts, il avait rédigé un mémoire qu’il lui adressa et « qu’il était prêt à renouveler sous la foi du serment ». Il y articulait huit faits principaux : son propre entretien avec Bard (il le raconta exactement) ; que Bard serait allé un autre jour dans le local où se trouvait Picquart ; que Lœw s’y était rendu également ; que Bard avait causé avec Labori ; que Lœw avait chargé Ménard, le greffier, d’exprimer à Picquart « tous les regrets de la Cour » de ne pouvoir l’entendre à l’heure dite ; que le capitaine Herqué avait été « ému » de ces marques d’extrême bienveillance « envers un officier rayé des cadres de l’armée » ; que Lœw avait fait servir à Picquart, après une de ses dépositions, « un breuvage de choix » ; enfin que Bard avait ordonné, le jour suivant, de lui préparer « un grog chaud », mais que « le serviteur avait répondu : « On n’en fait pas autant pour nos généraux. Les généraux, ce n’est rien. Il n’y a que Picquart ! Un grog chaud ? J’aimerais mieux lui donner un vomitif[117] ».

En d’autres temps, il eût suffi de publier une pareille dénonciation pour en faire justice. Mazeau et Lebret lui-même en furent d’abord indignés, et quand Lœw, dès qu’il connut la lettre de Quesnay, courut chez eux, ils s’expliquèrent vivement sur son compte. Mais Massabuau, qui ne quittait plus Quesnay, somma Lebret d’ordonner une enquête, et l’invraisemblable ministre y consentit aussitôt, en chargea Mazeau et réclama de Zurlinden les rapports quotidiens du capitaine Herqué[118].

Quelle que fût leur humiliation à se justifier de telles sottises, Lœw et Bard y répondirent point par point, mais non sans marquer à Mazeau leur mépris du délateur et leur tristesse (4 janvier). Rien d’aussi bas n’était encore entré dans cette tragique histoire. Lœw ne se défendit pas d’avoir été courtois envers tous les témoins et de n’avoir pas interdit à Picquart de toucher aux rafraîchissements qui avaient été à la disposition de Billot et de Roget. Bard convint d’avoir causé un jour avec Mornard qui lui présenta Labori, « au vestiaire, pendant cinq minutes, sous l’œil des garçons de service » ; s’il ne se souvenait pas d’avoir commandé un grog chaud, ce dont il ne s’excuserait pas, il était certain de n’avoir reçu aucune réponse malséante ; et il n’avait jamais dit : « Mon cher Picquart » ou « Mon cher ami », à un homme qu’il ne connaissait pas. Ce qui fut confirmé par Herqué lui-même : « Comme il faisait une journée très sombre, le conseiller avait paru ne point distinguer », entre le prisonnier et le gardien, « celui qui était le colonel ». Par contre, Herqué attesta le propos de Picquart, « dans un brusque élan de reconnaissance pour le grog » : « Je suis le principal témoin de Bard… » Ménard confirma Quesnay[119].

Lebret rendit compte de ce néant au Conseil des ministres. On peut croire qu’il n’avait pas encore vu le parti qu’il y avait à tirer de cette affaire. Faure seul, peut-être, avait des accointances secrètes avec Quesnay. On décida, en conséquence, de faire paraître une note qui déclarerait ses accusations controuvées, mais que Lebret ferait venir Lœw et Bard et leur recommanderait désormais la plus grande réserve, vu que, « dans une affaire aussi passionnante, des interprétations malveillantes pouvaient dénaturer les actes les plus simples[120] ». Pour Quesnay, Lebret ne lui fit rien dire et se borna à avertir le juge Grosjean, qui parlait à tort et à travers avec des journalistes[121].

Une aussi insigne faiblesse ne fit qu’exciter Quesnay. Lœw, quand il écrivit la minute de sa lettre à Mazeau, avait jeté sur le papier cette phrase, qu’il atténua en la recopiant : « J’ai l’honneur de vous adresser mes explications sur l’inqualifiable délation de M. de Beaurepaire, honteux et indigné d’avoir à m’occuper de pareilles misères. » Cuignet, que Lœw avait autorisé à attendre, pendant les audiences, dans son bureau, y trouva le brouillon, le lut et raconta, le soir même, au greffier et à Quesnay en quels termes le président de la Chambre criminelle s’exprimait sur son collègue[122]. Quesnay poussa les hauts cris. Il est possible qu’il connût également la hautaine protestation de Bard : « Après être descendu à ces explications, je demande si l’œuvre de justice peut s’accomplir dans une atmosphère d’espionnage et de délation. » Et il ne s’irrita pas moins contre Mazeau et Lebret : « Ces gens-là » (lors de l’interpellation) « me sacrifieront et inviteront la Chambre à douter de ma parole[123]. » Il adressa donc au premier Président une nouvelle lettre où il donnait le démenti aux deux magistrats et à Herqué lui-même, affirmait « qu’il faisait très clair dans les cabinets de la Cour et que Bard avait très bien reconnu Picquart », et se livrait à toutes sortes de divagations : « Lœw devrait s’incliner devant les colères légitimes de toute la magistrature. Qu’il parcoure les galeries du Palais : il y rencontrera partout la douleur et l’indignation… Des « misères » ? Une « délation inqualifiable » ! — Celaient les mots que Cuignet avait lus sur la minute de Lœw. — La notion du bien et du mal est-elle donc perdue ?… Le chef du plus grand tribunal qui existe demande des rafraîchissements pour Picquart aux frais de la Cour… Nous voilà maintenant discrédités dans l’opinion ! Nul n’élevant la voix, je me suis senti désigné pour jeter le cri d’alarme. » Enfin, il réclamait une enquête supplémentaire où il ferait connaître, « malgré, leur caractère confidentiel », d’autres faits « graves » à la charge de Lœw : « J’y établirai que, par l’effet de la conduite de quelques magistrats, la Cour de cassation est montrée au doigt ; que nous sommes obligés, dans le monde, de dire que nous appartenons aux chambres civiles…[124] ».

Pour un garde des Sceaux qui aurait eu le respect de ses fonctions, il n’y avait plus qu’à déférer Quesnay au conseil supérieur de la magistrature, ou à faire chercher un médecin aliéniste. Mazeau et Lebret ne pensèrent au contraire qu’à le désarmer. Le premier Président lui répondit qu’il envoyait « immédiatement sa lettre de protestation au ministre[125] », et Lebret, bien que l’envie ne lui manquât pas d’accorder tout de suite la nouvelle enquête, pensa s’en tirer en donnant à l’incommode personnage une demi-satisfaction. Il écrivit, mais seulement le lendemain soir, à Mazeau : « Conformément au désir exprimé par M. Quesnay de Beaurepaire, sa lettre a été annexée à la déposition faite par ce magistrat dans l’enquête à laquelle vous avez procédé[126]. » Il se produisit alors un de ces petits incidents qui rendent vaines les plus savantes lâchetés. Mazeau, soit paresse, soit qu’il trouvât lui-même que c’était trop d’humilité, s’abstint de transmettre aussitôt la réponse ministérielle, la remettant au surlendemain (lundi), à l’audience[127]. Mais Quesnay s’était juré de n’attendre la réponse de Lebret que pendant quarante-huit heures[128]. Il avoue lui-même que sa situation, à la Cour, n’aurait plus été tolérable ; il y eût été « le président calomniateur de ses collègues ». Par contre, s’il s’en va, il devient le chef du parti « patriote », pendant la bataille, et la victoire le fera chancelier de France. Il adressa sa démission à Lebret, sans la motiver[129], et, tout de suite, avisa la presse.

Il était coutumier, au moindre désaccord, de mettre à ses chefs le marché à la main. Cette démission, l’abandon d’une riche prébende, parut quelque chose d’héroïque.

Lebret flotta trois jours comme une épave. Il écrivit d’abord à Mazeau d’« appeler » Quesnay à « s’expliquer[130] », c’est-à-dire de le retenir ; et, en même temps, il l’invita à engager Lœw et Bard à se récuser (9 janvier). Ces deux grands magistrats s’étant indignés au premier mot, Mazeau annonça à Lœw, le lendemain, qu’il prendrait la présidence de la Chambre criminelle pour l’arrêt et qu’il se réservait le choix du rapporteur[131]. Lœw protesta, demanda à Mazeau de prendre tout de suite la présidence, de diriger la fin de l’enquête. Mazeau, comme on peut croire, déclina le périlleux honneur. Pour Quesnay, il refusa tout entretien, parce qu’il n’était plus magistrat, et Lebret dut se résigner à le remplacer. — Son choix s’arrêta sur l’un des conseillers les plus réputés de la Chambre des Requêtes, Ballot-Beaupré[132]. — Enfin, le troisième jour, comme la Chambre était rentrée la veille et paraissait houleuse, il invita Mazeau[133], en prévision de l’interpellation du lendemain, à ouvrir d’urgence une nouvelle enquête, ainsi qu’il en avait été sommé par Quesnay, et sur les faits que celui ci, qui n’avait fait qu’un saut de la Cour de cassation aux bureaux de l’Écho de Paris, avait « signalés » dans ce journal : à savoir que Lœw, conseillé par Leblois, avait conduit sa procédure avec un parti pris manifeste ; que le conseiller Dumas avait eu, lui aussi, des conférences avec des parents et des amis de Dreyfus ; enfin, qu’un autre conseiller avait tenu des « conciliabules prémédités » avec Picquart, dans les urinoirs[134].

VI

À la question poignante que la politique trop souvent pose aux consciences les plus droites : Faut-il sacrifier une partie de ses idées, de son être moral, pour garder le moyen de mieux défendre le reste, ou faut-il se condamner à l’impuissance en bravant les faits, par fidélité aux principes ? À cette question, tous les écrits, toutes les paroles, toute la vie de Jules Simon avaient fait d’avance la réponse : il se sacrifia[135].

Il n’est point démontré que la fidélité aux principes condamne à l’impuissance ; tout au plus éloigne-t-elle des honneurs. Deschanel, qui a prononcé plus tard ces phrases et qui avait fait son choix, se borna à l’interrogation la plus modeste.

Il demanda, en remontant au fauteuil, « par quel vertige, par quel contraste impie », on pouvait opposer l’un à l’autre « ces deux nobles amours de la France », l’armée et la justice, «. au risque de lui déchirer le cœur[136] ».

La réponse de la Chambre ne se fit pas attendre ; tout de suite, une fois de plus, elle livra la justice, livra les juges. Ce fut l’affaire d’une séance.

Les meneurs ordinaires (Millevoye, Lasies, Cassagnac), qui interpellaient sur la démission de Quesnay, avaient satisfaction avant de parler, puisque Lebret avait déjà prescrit la nouvelle enquête ; mais cela ne leur suffisait pas. Bien que le crédit de la Chambre eût fort baissé, les injures qui tombaient de la tribune avaient plus de poids que celles de la presse. Lasies traita Manau, Bard et Lœw de « trio de coquins[137] ». Cassagnac bouffonna sur le mode pathétique : « Qu’avez-vous fait de tout ce que l’on aime, de tout ce que l’on respecte ? »

Lebret trouva moyen d’être au-dessous de lui-même : il attesta d’abord qu’il était resté, « comme citoyen et comme député, fidèle à ses sentiments », — c’est-à-dire l’adversaire de la Revision, — et, après avoir raconté assez exactement les faits, se targua des avis qu’il avait donnés à Bard et à Lœw. Dupuy, qui avait protesté contre les grossièretés de Lasies et menacé de quitter la salle des séances si la discussion se continuait sur ce ton, s’empressa, dès qu’il fut à la tribune, de céder sur le fond ; il appuya son garde des Sceaux d’un doute injurieux pour les magistrats : « Nous saurons par l’enquête ce qui en est et ce qui doit en résulter… Et maintenant, laissons cette affaire. »

Encore une fois, il avait trouvé le mot qui irait au cœur de la majorité ; il y avait longtemps qu’elle avait assez de Dreyfus, des innocents et des coupables, qu’elle eût voulu qu’on ne lui en parlât jamais.

Cavaignac, poursuivant l’humiliation de Lebret jusqu’à l’aplatissement, l’approuva d’avoir chargé Mazeau de présider au jour de l’arrêt, d’avoir ainsi infirmé irrémédiablement l’autorité de la Chambre criminelle, exigea de lui la lecture du rapport du capitaine Herqué (dont il s’était procuré lui-même une copie)[138], et le somma de révoquer Manau. Il avait découvert à la charge du vieux procureur un nouveau tort, celui d’avoir conclu à la Revision sans avoir pris connaissance du dossier secret. Manau, comme on sait, l’avait demandé ; Chanoine l’avait refusé[139] ; Cavaignac lui-même s’était opposé à ce qu’il fût montré à la Chambre criminelle. Maintenant, il faisait un crime à Manau de ne l’avoir pas attendu.

Nulle rectification, ni des ministres, ni de Brisson.

Comme, pourtant, il fallait dire quelque chose, Pelletan se fit gloire « de n’avoir jamais pris parti dans la querelle ardente qui divisait un grand nombre de Français », s’amusa d’une motion de Baudry d’Asson (vieux chouan qui tenait les grotesques) de traduire la Chambre criminelle devant un conseil de guerre, et proposa l’ordre du jour pur et simple, ce qui fut accepté[140], parce que « c’était un spectacle indigne de la Chambre d’y voir transporter l’antichambre de la Cour de cassation ».

L’indignité, c’était de traiter en suspects, sur ces délations de gens de service et d’un immense Perrin-Dandin, cette haute magistrature dont Zakreski disait « qu’elle honorait l’humanité ».

La Chambre la commit ce jour-là, bien plus qu’au jour prochain où elle votera le dessaisissement. Elle n’a plus, en effet, qu’à le faire entrer dans la loi ; elle vient de le rendre inévitable.

Les nationalistes, les gens de droite, le virent fort bien, et, bien plus, ne cachèrent pas leur jeu. Cassagnac, à son ordinaire, dit brutalement : « Si vous voulez sortir de ce cul-de-sac, vous êtes réduits à porter l’Affaire devant la Cour, toutes chambres réunies ; je vous défie d’en sortir autrement. » Et, avant lui, Quesnay lui-même, le matin même de la séance, avait dit que c’était ce qu’il voulait : « Dessaisissez la Chambre criminelle à partir de demain… Rien de plus régulier, puisque vos lois admettent la suspicion légitime. Établissez le déplacement de la compétence en attribuant, avec effet rétroactif, la connaissance du procès aux chambres réunies de la Cour de cassation[141]. » Ainsi se réalisera son orgueilleuse prophétie : « Je frapperai d’inanité l’arrêt qui se prépare. » (Comment ? En discréditant les juges, en les salissant.) Aussi bien, le Gouvernement, la majorité républicaine, savaient eux-mêmes, et fort bien, ce qu’ils faisaient. En décrétant que les imputations de Quesnay étaient misérables, mais en donnant mission au président de la compagnie diffamée d’en informer quand même (c’est-à-dire la chose du monde la plus contradictoire), ils capitulaient (avec des phrases, comme les républicains l’avaient tant reproché à Trochu et à Ducrot), se mettaient au travers de la Justice. Du coup, malgré les huées qui avaient accueilli Cavaignac, les enquêteurs devenaient enquêtés, les juges accusés, — déjà coupables.

Quel crédit leur reste pour frapper la collusion de l’État-Major et d’Esterhazy, eux qui ont colludé avec Picquart ? pour innocenter Dreyfus, eux qui ont trahi à leur tour ? Et alors même que les divagations et les calomnies s’effondreront, ils n’en auront pas moins été suspectés. — C’est un fait qu’ils ne sont pas de ceux dont on s’écrie, tout d’une voix, s’ils sont accusés de félonie : « Ce n’est pas possible ! » — Enfin, l’absurdité même, l’inanité des imputations de Quesnay les rendaient plus redoutables. Quand Lebret observa « que Billot et Roget eurent également à leur disposition la carafe d’eau et le flacon de rhum », bon pour Humbert, l’ancien rédacteur du Père Duchêne, de s’écrier : « Ceux-là n’étaient pas prévenus de faux ! » (Même les assommeurs de Guérin n’auraient pas refusé à boire à un défenseur de Dreyfus.) Mais le gros du peuple et de l’armée ne croira pas que les juges ont démérité seulement pour un grog chaud. Évidemment, il y a autre chose, et quoi donc, si ce n’est le vieux crime à tout faire, qui explique tout, l’or corrupteur des juifs ? Une fois de plus, Drumont, Rochefort, ont eu raison.

Du premier jour, les écrivains revisionnistes avaient dénoncé où tendaient la manœuvre de Quesnay, le plan des militaires, des politiciens, qui cultivèrent sa démence la firent éclater. On peut croire, pourtant, que les Machiavel qui tirèrent les ficelles du pantin ne pensaient pas eux-mêmes que les choses iraient si vite.

Chez Mazeau et chez Lebret, il y eût plus de pleutrerie que de ruse. Mais Dupuy, qui n’était pas couard, répétait depuis longtemps aux impatients : « Laissez-moi user la Chambre criminelle ! » Et, derrière Dupuy, Faure, qui, du premier jour, fit du dessaisissement sa chose, son gage personnel aux ennemis de la Revision.

  1. Enq. Mazeau, 67, 68, Sevestre.
  2. Enq. Mazeau, 61, Sallantin.
  3. Je tiens cette appréciation d’un ami personnel de Sallantin.
  4. Cass., I, 217, Galliffet. — Talbot ajouta que, personnellement, il n’avait jamais eu recours à l’espionnage. (III, 138, lettre au marquis de Salisbury, communiquée à la Cour.)
  5. Cass., I, 697, Jules Roche ; 785, Gérard ; 884, Choinet ; 795, Pays ; 794, Écalle et Bousquet ; 711, Grenier. — Ces dépositions furent reçues par des conseillers délégués à cet effet, Atthalin et Dumas qui en rendirent compte.
  6. Ibid., 269 et 502, Gobert.
  7. Intransigeant et Libre Parole du 11 novembre 1898.
  8. Mercier le dit encore à Rennes (I, 137).
  9. La cour de cassation (I, 52) avait demandé communication de cette feuille au ministère de la Guerre. (14 novembre.)
  10. Cass., I. 274 à 278. — Voir t. Ier, 515.
  11. Ibid., 295, abbé Valadier.
  12. Ibid., 380, Bayol ; 381, de Valle : 382, de Vaux, 38, Hepp ; 402, Clisson ; 481, Chapelon.
  13. Ibid., 476, Dupressoir.
  14. Ibid., 478, Zurlinden.
  15. Ibid., 311, Depert.
  16. Ibid., 313, Durlin.
  17. Cass., I, 291, Guérin ; 293, Poincaré ; 336, Barthou ; 659, Dupuy ; 332, Casimir-Perier.
  18. Ibid., I, 406, Fournier.
  19. Ibid., I, 814, 815, Dreyfus.
  20. Ibid., I, 514, Lonquety.
  21. À Poincaré et à Lanessan. (Cass., I, 649, Dupuy.)
  22. Cass., I, 293, Poincaré ; 337, Barthou ; 335, Develle ; 641, Hanotaux.
  23. Cass., I, 327 à 332, Casimir-Perier.
  24. Lettre du 14 septembre 1898.
  25. Notamment ceux qu’il joindra, en 1900, à sa déposition devant le consul de France à Londres. Marguerite Pays lui avait apporté elle-même, « cousus dans le fond de son chapeau », les plus importants de ces documents. (Cass., I, 787, Gérard.) Marguerite nia ce détail : « À mon départ pour Londres (le 22 octobre), je n’avais sur moi aucun papier que j’aie considéré comme important. M. de Boisandré m’a fait remettre la minute de la lettre d’Esterhazy au procureur général Manau et les épreuves de la brochure (les Dessous de l’Affaire). Il a voulu garder copie de la lettre. »
  26. Voir t. III, 614. — Cass., I, 787, Pays ; II, 183, Esterhazy.
  27. Cass., I, 605, Esterhazy.
  28. 20 décembre 1898. (Agence Havas.)
  29. Journal d’Utrecht du 2 janvier 1899.
  30. Laguerre, mis en cause un peu plus tard, affirma qu’il n’avait été chargé d’aucune n’avait été chargé d’aucune mission et qu’il n’avait pas vu Dupuy à son retour de Hollande. (Temps, du 12 mai 1899.) Il ne dit pas s’il eût ou non des entrevues avec Freycinet. D’une lettre d’Esterhazy du 22 février, il résulte que Laguerre lui envoya de l’argent : « Je reçois votre lettre et son contenu ; je suis touché jusqu’aux larmes. » — Esterhazy essaya, au moyen de quelques-uns de ces intermédiaires louches qui grouillent autour des grandes affaires, d’entrer en rapport avec Mathieu Dreyfus ; il fit offrir des documents, « des lettres de Boisdeffre pour faire le bordereau » Mathieu refusa de tomber au piège.
  31. Conversation d’un journaliste avec Lyonnel de Boisdeffre : « Mon frère porte le poids de toute cette honte. » (Petit Bleu du 20 mars 1899.)
  32. Armes des Boisdeffre : d’argent à trois gibecières de sable, boutonnées et houppées d’or.
  33. Cass., I, 259, Boisdeffre ; à Rennes : « J’ai été tenu et je me suis tenu à l’écart. » (I, 530.)
  34. Cass, I, 238, Gonse.
  35. Il resta en disponibilité jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge de la retraite (19 septembre 1903).
  36. Cass., I, 306, Cordier.
  37. 9 et 17 novembre 1898. (Cass., I, 13, 53.) Même refus à Cavaignac, qui voulait prendre copie de sa déposition (I, 67). Mornard avait demandé à assister aux actes d’instruction. (5 novembre.)
  38. 13 et 20 décembre.
  39. Patrie du 30 octobre 1898, Intransigeant du 31 etc.
  40. Cass., I, 52 ; lettre de Lœw à Lebret du 15 novembre.
  41. Libre Parole du 17 novembre, Éclair, etc.
  42. Séance du 18 novembre 1898.
  43. 29 novembre 1898. — Le dîner lui fut offert par les généraux (de Luxer, André, Jollivet, Saint-Julien, etc.) et les colonels du 4e corps d’armée.
  44. Séance du 12 décembre 1898.
  45. Il venait de publier, en fascicules illustrés, une Histoire de l’Affaire Dreyfus et de ses ressorts secrets. La forme est d’un roman-feuilleton, mais Grousset a très bien débroussaillé l’histoire et très bien vu l’action constante des Jésuites.
  46. Grousset explique, un peu plus tard, que l’Empereur allemand a traité ces faux « par le ridicule » ; sur quoi, Lasies : « Comment le savez-vous ? Avez-vous des confidents en Allemagne ? »
  47. Compte rendu analytique, reproduit, notamment par le Matin. Au compte rendu sténographique et dans son journal, Drumont supprima l’interruption.
  48. Et encore : « La défense était constituée, j’en suis sûr. » — Voir t. I, 324. — Au procès Zola, Mercier avait fait la même insinuation. (III, 357.)
  49. Cadenat, socialiste, frappe Laurent Bougère à la figure : les royalistes prêtent main forte à Bougère, les socialistes à Cadenat, Déroulède et Gauthier (de Clagny) insultent Antide Boyer, qui les provoque en duel.
  50. Cassagnac : « C’est un peu trop de concessions… Nous attendions de vous un langage plus énergique, plus viril, une attitude plus nette de défenseur de l’armée. »
  51. L’ordre du jour pur et simple fut voté par 435 voix contre 70, les socialistes et quelques radicaux.
  52. 28 octobre 1898. — Les autres convives étaient Millevoye, Lasies, Massabuau, Firmin Faure, Marchal, G. Berry, Castelin, antisémites et nationalistes ; Krantz, Mézières, Vidal de Saint-Urbain et Chevalier, républicains.
  53. Séance du 19 décembre.
  54. Deschanel, cette fois, le rappela à l’ordre.
  55. Conrad de Witt : « C’est un nom alsacien ! »
  56. Par 362 voix contre 78.
  57. Gazette de Cologne du 22 décembre 1898.
  58. Petit Journal du 19 décembre 1898.
  59. Voir t. I, 256. — Cependant d’Ormescheville avait mis nettement l’Allemagne en cause, quand il parla des prétendues facilités que Dreyfus aurait eue pour se rendre en Alsace. C’est ce que je fis observer à Cavaignac. (Siècle du 21.)
  60. Cass., I, 348, lettres de Freycinet et du président Lœw.
  61. Lettre de Mornard, du 25 décembre 1898.
  62. Agence Havas du 27 décembre.
  63. Rennes, I, 509 et 510, Cuignet.
  64. De Quimperlé, le 19 octobre 1898, à son frère : « Je pense que cela finira par la Revision à laquelle, personnellement, je trouverai bien des avantages. » — Il fit dire à Mathieu Dreyfus de le citer comme témoin devant la Chambre criminelle. Mathieu se méfia, répondit à l’intermédiaire que Du Paty n’avait qu’à s’adresser directement au procureur général.
  65. « Je lui ai bien parlé trois fois dans ma vie. » (Lettre du 8 mai 1899, à Auguste du Paty). — Cette lettre, ainsi que la précédente, fait partie de ma collection d’autographes.
  66. Ibid.
  67. Cass., I, 341 et suiv., Cuignet (30 décembre 1898).
  68. Enq. Mazeau, 77, Lœw ; 31, Cuignet : « Ils se contentaient généralement de recevoir la pièce des mains de leur voisin de droite pour la passer immédiatement à leur voisin de gauche. »
  69. Cass., I, 348, Cuignet. — 30 décembre 1898 et 4 janvier 1899.
  70. 5 et 6 janvier 1899. — Manau et Mornard eussent voulu assister aux audiences où Cuignet « expliqua » les pièces. Sevestre s’y opposa. La Chambre criminelle repoussa leur demande. (Enq. Mazeau, 31, Cuignet.)
  71. Cass., I, 357, Cuignet.
  72. Ibid., I, 351, Cuignet.
  73. Circulaires des 15 et 17 mai 1894, versées au dossier de Rennes par Fonds Lamotte, ancien stagiaire. (III, 228.) La note du 17 mai est contresignée de Gonse.
  74. Cass., I, 350, Cuignet. — D’ailleurs, le principe et le dispositif de l’hydropneumatique étaient connus eux-mêmes depuis longtemps. Le dessin du frein figure, dès février 1894, dans un projet de règlement lithographié à la presse régimentaire du 21e régiment d’artillerie. Je le reproduisis dans le Figaro du 24 mai 1899 ; Moch en remit l’original à Mornard (III, 661). Selon Hartmann (I, 521), l’espion Boutonnet avait pu donner, dès 1890, des renseignements précis sur cet appareil.
  75. Cass., I, 356, Cuignet.
  76. Bertillon expertisa que la lettre D… avait été récrite sur un D… (Cass., I, 500), alors, comme on l’a vu (24) que c’était sur un P.
  77. Cass., I, 359, Cuignet. Voir t. I, 34.
  78. « La pièce 26 n’est pas datée par son auteur… etc. » (I, 359).
  79. Enquête de 1903. Voir t. V, 256 et 257.
  80. Cass., I, 360 et 364, Cuignet.
  81. Enquête de 1903. Voir t. V, 252-254.
  82. Cass., I, 363 ; Enq. Mazeau, 30, Cuignet ; lettre de Delcassé à Freycinet, du 9 février 1899 ; de Cuignet à Freycinet, du 10 ; de Freycinet à Delcassé, du 12 ; de Delcassé à Freycinet du 27, au compte rendu sténographique de la séance de la Chambre du 12 mai 1899. — Sur la dépêche Panizzardi, voir t. I, 248, et III, 599 et suiv. — Cet incident fut aussitôt travesti par le Gaulois : « Dumas, troussant sa robe, apostropha le témoin, fit un pas vers lui… » etc.
  83. Enquête de 1903.
  84. Cass., I, 373, Cuignet. Voir Revision du procès de Rennes, 267, Mornard.
  85. G. de Molinari, Les Clubs rouges, 95.
  86. Salle Molière, 6 février 1871. (Molinari, 311).
  87. On a souvent reproduit une de ses lettres au directeur de la Vie Parisienne, où il offre, en « gaulois qui sait sa province », des histoires de « bourgeoises de chef-lieu levant la jambe », et des petits « turlututus. »
  88. Il s’était présenté le 14 octobre 1877, à Mamers, contre le duc de La Rochefoucauld et fut battu. Il fut successivement substitut à Paris, procureur général à Rennes et avocat général à Paris.
  89. Cent fois, je démentis la légende ; ce « chiendent de l’histoire » repoussait toujours. Quesnay attendit ces incidents pour démentir à son tour. (Gaulois du 10 janvier 1899.) — Thévenet et Constans me communiquèrent leurs principaux dossiers ; je les dépouillai au ministère de la Justice, avec l’aide d’un jeune attaché, Grosjean.
  90. Il m’avait envoyé, en me priant de l’insérer dans la République Française, un article injurieux contre son frère ; comme j’avais refusé de l’insérer, il insista ; « J’entends que, si, par impossible, ce Monsieur vous demande quelque explication sur l’article, vous répondiez nettement que vous l’avez fait paraître parce que vous êtes mon ami, mais qu’il est de moi tout entier, de moi seul, et que je suis prêt à en soutenir les termes où et quand on voudra, pourvu que ce soit hors frontière, après décision d’un jury d’honneur, car, sans cela, j’ignore si je pourrais trouver des témoins pour un duel entre frères. » (24 juillet 1892, 1 heure.)
  91. Rapport de Quesnay, du 13 novembre 1892, au garde des Sceaux : « J’avais à accomplir une tâche facile et flatteuse… J’aurais, moi, recueilli les éloges. »
  92. Ibid. : « J’ai trouvé préférable d’obéir à mes scrupules et de rester l’esclave de la loi. C’est, il me semble, le rôle du vrai magistrat. » — Rapports du 4 novembre à Loubet, du 3 à Ricard.
  93. Quesnay de Beaurepaire, Le Panama et la République, 74, 83, 91, 96, etc., avec le fac-similé des lettres autographes de Loubet priant le procureur général de passer chez lui.
  94. 9 décembre 1892.
  95. Il voulut ensuite être autorisé à publier la sentence des jurisconsultes. Manau et Bétolaud y consentirent ; le président Mazeau, Laferrière et Boulanger s’y opposèrent. (Loc. cit., 248 et suiv., avec la lettre, en fac-similé de Mazeau.)
  96. Quesnay, loc. cit., 251.
  97. Conférence du 10 février 1899, dans l’Écho du 12.
  98. Il raconte dans son livre (252) son entrevue avec Massabuau. — Grosjean convient lui-même d’avoir été le confident de Quesnay. (Soir du 3 janvier 1899 et lettre à Lebret du 8.)
  99. Il le dit lui-même. (Temps du 10 janvier 1899.)
  100. Né à Saumur en 1834.
  101. Tous les conseillers étaient d’anciens magistrats, sauf Accarias, ancien professeur de Droit, et Dupré, ancien conseiller d’État.
  102. Jamais les conseillers ne changent de chambre.
  103. Louis Teste, dans le Journal de Bruxelles du 11 décembre 1898. Cette lettre de son correspondant parisien parut si extraordinaire au journal belge qu’il la publia sous réserves. Teste ne nomma pas son interlocuteur, un membre éminent de la Chambre civile, mais chacun de ces propos le désignait. J’attribuai formellement, dans une lettre ouverte à Mazeau (Siècle du 15 janvier 1899), ces propos à Quesnay de Beaurepaire ; ni Teste ni Quesnay ne démentirent.
  104. Il proposait de supprimer les articles du code d’instruction criminelle qui décident que les ministres ne déposeront aux procès criminels qu’avec l’autorisation du Conseil ; « dans les enquêtes, ils se rendront eux-mêmes devant les juges au lieu que les juges aillent chez eux. »
  105. Éclair et Patrie du 20 décembre 1898.
  106. Enq. Mazeau, 81, lettre de Bard, du 25.
  107. Eug. Mazeau, 82, lettre de Quesnay, du 26 décembre 1898.
  108. Agence Havas du 26. — Bard déclare qu’il était venu prévenir Picquart que sa déposition était ajournée ; il ne l’avait jamais vu auparavant.
  109. Libre Parole du 29 : « Son silence est éloquent ; il équivaut à une confirmation. »
  110. Gaulois, Écho, Libre Parole, etc.
  111. Prache, Firmin Faure et Massabuau annoncèrent également des interpellations.
  112. Libre Parole du 28. — Drumont rappela la circulaire « où Lebret avait renié Trarieux et Reinach ».
  113. 23 décembre 1898. — La Chambre avait voté l’affichage du discours de Dupuy dans les trois départements algériens.
  114. Enq. Mazeau, 51, Quesnay. — Lettre du 6 janvier 1899 à Mazeau.
  115. Quesnay (Écho du 9 janvier).
  116. Lettre du 28 décembre 1898, dans la Libre Parole du 29.
  117. Enq. Mazeau, 50 à 53, lettre du 28 décembre 1898.
  118. Quesnay, loc. cit., 252 ; Chambre des députés, séance du 12 janvier 1899, Lebret.
  119. Enq. Mazeau, 69 et 83, Bard (29 décembre 1898 et 3 janvier 1899) ; la lettre de Lœw et la déclaration d’Herqué furent lues à la Chambre par Lebret (séance du 12 janvier).
  120. 6 janvier 1899 (Discours de Lebret).
  121. 8 janvier.
  122. Les allusions répétées de Quesnay à la phrase de la minute ne permettent pas de douter qu’il ait eu connaissance du brouillon de Lœw. Le cabinet du président n’était ouvert qu’à son garçon de bureau, à Ménard et à Cuignet. Par la suite, Ménard, mis en demeure de s’expliquer, protesta que l’indiscrétion n’était ni de son fait ni du fait du domestique ; il dit que Cuignet lui avait fait part de sa « découverte ». (15 octobre 1899.)
  123. Quesnay, loc. cit., 255.
  124. Lettre du 6 janvier 1899.
  125. 6 janvier 1899.
  126. 7 janvier. — Le 19, au Sénat, Lebret dit « qu’il fit savoir au premier Président que satisfaction était donnée au désir de M. Quesnay de Beaurepaire ».
  127. C’est ce que Mazeau écrivit, en effet, le surlendemain, 9, à Quesnay.
  128. Quesnay, loc. cit., 256. — Lebret : « M. de Beaurepaire, n’ayant pas reçu, dès le dimanche matin, la communication, se jugea sans doute offensé et estima qu’on n’avait pas apporté une hâte suffisante à lui répondre. »
  129. 8 janvier 1899 : « J’ai l’honneur de vous adresser ma démission de président de Chambre à la Cour de cassation. »
  130. Enq. Mazeau, 12, lettre du 9 janvier 1899. — « Je ne pouvais traiter un témoignage comme j’aurais traité ce qui aurait été une dénonciation publique. » (Sénat, 19 janvier.)
  131. L’incident fut connu aussitôt et fournit à Cavaignac l’un des principaux arguments de son discours du 12. (Voir p. 496.)
  132. Décret du 10 janvier.
  133. Lettre du 11.
  134. Écho de Paris du 1899. — Enq. Mazeau 15, Quesnay.
  135. Discours de Deschanel à l’inauguration de la statue de Jules Simon, 12 juillet 1903.
  136. 12 janvier 1899. — Il avait été réélu à une grande majorité, par 323 voix contre 137.
  137. Deschanel le rappela à l’ordre.
  138. Deux députés (Chautemps et Simyan) demandèrent à Dupuy d’ouvrir une enquête « sur les agissements de Cavaignac qui avait en sa possession des documents qui n’auraient pas dû venir à sa connaissance ». Dupuy promit, hors séance, de le faire, et n’en fit rien.
  139. Voir p. 322. — Cavaignac convenait lui-même que Manau avait demandé le dossier secret à la date du 13 octobre, avant de déposer, le 15, son réquisitoire écrit. Le 19, Manau renouvela sa demande, « prenant l’engagement de ne faire aucun usage, dans ses conclusions, des pièces secrètes qu’il aurait lues ». Il y avait, en effet, en dehors du dossier secret, des motifs suffisants à revision. « Je demande s’il n’y a pas là l’aveu de la partialité la plus monstrueuse. »
  140. Par 412 voix contre 111 ; la minorité (dont Drumont, Déroulède, le prince de Broglie. Alphonse Humbert. Wilson) eût voulu voter l’ordre du jour de Cavaignac : « La Chambre invite le Gouvernement à assurer, par des sanctions effectives, l’administration impartiale de la justice. » — La plupart des journaux revisionnistes triomphèrent, étourdiment, du vote de l’ordre du jour pur et simple. Jaurès écrivit : « La Chambre a balayé la sottise nationaliste. »
  141. Écho de Paris du 12. L’article est intitulé : Appel aux députés.