Histoire de l’Église de Corée/Partie 1/Livre 2/02

Librairie Victor Palmé (1p. 82-108).

CHAPITRE II.

Persécutions partielles. — Martyre de Ni Tokei, de François Pak, etc… — Mort du roi.


Nous venons de résumer le peu que l’on connaît des travaux apostoliques du P. Tsiou pendant son séjour de six ans en Corée. Avant de raconter le glorieux triomphe qui couronna la vie de ce saint missionnaire, il nous faut faire connaître les noms et les actes des confesseurs et des martyrs qui rendirent témoignage à Jésus-Christ, pendant cette période.

La mort des trois introducteurs du prêtre étranger n’avait pas fait entièrement cesser la persécution. Les ennemis de la religion sollicitaient vivement le roi d’ordonner de nouvelles poursuites contre les chrétiens, et ce prince, malgré sa modération, se crut obligé de donner quelque satisfaction à leurs rancunes. Tieng Iak-iong, qui avait une position élevée à la cour, fut disgracié et envoyé comme surveillant des portes, à Kim-tseng. Il avait déjà apostasié une fois, et lorsqu’il fut arrivé dans son gouvernement, il eut la lâcheté de tourmenter quelques chrétiens, pour mieux se laver du crime d’être chrétien lui-même. Poursuivi malgré tout cela par ses adversaires, il finit par présenter au roi une adresse dans laquelle sa défection était clairement exprimée, ce qui lui permit de respirer un peu.

Pierre Seng-houn-i avait depuis longtemps abandonné la religion, et fait connaître son apostasie par un écrit public. Il fut néanmoins envoyé en exil à Niei-san, où il demeura une année. Là, il publia encore une apologie de sa conduite, protestant qu’il avait rompu avec les chrétiens, et renié leur doctrine ; mais il était si méprisé à cause de sa faiblesse, que personne ne voulut ajouter foi à ses paroles. Ni Ka-hoan-i lui-même, chef du parti Nam-in, ancien ministre des travaux publics, fut aussi disgracié et nommé mandarin de la ville de T’siong-tsiou. C’est celui que nous avons vu, dans les premières années de l’établissement de la religion en Corée, entrer en conférence avec Piek-i, reconnaître la vérité de la religion, mais refuser de se convertir. Jamais Ni Ka-hoan-i ne fut du nombre des fidèles. Au contraire, il s’était fait leur persécuteur, lorsqu’il était mandarin à Kang-hoa, et, dans son nouveau gouvernement de T’siong-tsiou, il suivit la même ligne de conduite. On raconte qu’il choisissait les jours d’abstinence des chrétiens, pour réunir chez lui les lettrés, et qu’il leur faisait servir de la viande, afin de reconnaître s’ils pratiquaient ou non la religion. Les trois villes, que nous venons de nommer, Kim-tseng, Niei-san et T’siong-tsiou, avaient été, avec intention, choisies pour la résidence de ces dignitaires disgraciés. On savait que les chrétiens y étaient comparativement fort nombreux, et on voulait les effrayer et mettre obstacle à la conversion des gentils.

La disgrâce de ces trois hommes influents, dont deux apostats et un païen, montre bien clairement que les ennemis des chrétiens voulaient, non-seulement détruire la nouvelle religion, mais aussi abattre le parti Nam-in, dans la personne de ses principaux chefs. Quant à la conduite du roi, en cette circonstance, elle nous est expliquée comme il suit, dans les mémoires du martyr Alexandre Hoang.

« Le feu roi, dit-il, n’était pas sans craintes du côté de la Chine. La présence d’un prêtre de cette nation en Corée, pouvait lui attirer des difficultés avec la cour de Péking, difficultés d’autant plus graves qu’il lui eût été impossible de prétexter son ignorance du fait, puisque des preuves certaines en avaient été données devant les tribunaux. D’un autre côté, il répugnait, par caractère, aux mesures violentes. Jamais il n’avait voulu consentir à une persécution générale, et ce n’était qu’à force d’instances qu’on lui avait arraché, dans quelques cas particuliers, la signature des sentences de mort. Il eût désiré se débarrasser sans bruit du prêtre, et amener les chrétiens à l’apostasie par les séductions ou les menaces, plutôt que par les supplices. Il démêlait très-bien d’ailleurs les haines politiques qui, chez ses ministres, se déguisaient sous l’apparence de zèle pour la religion nationale, mais il n’avait pas la force d’y résister, et le plus souvent fermait les yeux sur les excès commis en son nom contre les chrétiens, par les différents mandarins des provinces. La plupart de ceux-ci, se sentant appuyés à la cour, donnèrent libre carrière à leur rapacité et à leurs rancunes. »

Une de leurs premières victimes fut Thomas Kim, connu aussi sous le nom de Kim P’ong-heu, (c’est-à-dire : chef de canton ou collecteur d’impôts). Né dans la province de T’siong-t’sieng, au district de T’sieng-iang, d’une famille du peuple, il avait reçu quelque instruction. Son caractère droit et ferme lui avait attiré l’estime de ses concitoyens, et c’est sur la demande du peuple qu’il avait été fait chef de canton. Devenu chrétien, il continua l’exercice de sa charge. Il pratiquait avec ferveur la religion, se livrait avec assiduité à la prière et aux lectures pieuses, instruisait avec soin sa famille et vivait en parfaite harmonie avec tout le monde. En l’année pieng-tsin (1796), il fut arrêté et conduit à la préfecture de T’sieng-iang où il eut à supporter les plus violents supplices. On en vint jusqu’à lui brûler de la feuille d’armoise sèche sur l’anus, mais rien ne put lui faire renier sa foi. On fit rougir au feu un soc de charrue, et on lui ordonna de quitter sa chaussure et de marcher dessus. Il allait obéir, quand on l’arrêta en disant qu’il était fou ; c’était la sainte folie de la croix. Thomas fut condamné à mort. Trois jours avant l’exécution, on lui barbouilla le visage avec de la chaux, et on lui fit faire trois fois le tour du marché au son du tambour. Sur ces entrefaites, le mandarin de T’sieng-iang ayant été cassé, l’affaire fut différée jusqu’à l’arrivée de son successeur, malgré les instances de Thomas qui demandait l’exécution de la sentence. Le nouveau mandarin, après avoir examiné les pièces du procès, fit sortir de prison le confesseur, en le plaçant sous caution dans la maison d’un particulier, et quelques jours après, lui fit ordonner de sortir du territoire de sa préfecture, Thomas, désolé de n’avoir pu obtenir la couronne du martyre, s’en alla en gémissant, et répétant à tous, qu’il n’avait pas eu de bonheur, et que désormais, pays, maison, famille, n’étaient plus rien pour lui. Il habita successivement dans les districts de Pou-ie, de Keum-san et de Ko-san, s’appliquant à l’instruction des chrétiens, et vivant dans un dénûment complet de toutes choses. Si les fidèles lui donnaient des habits ou des souliers neufs, il disait que les beaux habits entretiennent l’orgueil, et changeait de vêtements avec le premier pauvre qu’il rencontrait. Il ne faisait souvent qu’un repas par jour, et sa nourriture était des plus grossières.

En l’année 1801, la persécution étant devenue plus violente, Thomas conduisit sa famille dans les montagnes : « Attendez là, dit-il, l’ordre de la Providence. Pour moi, j’ai toujours dans le cœur le regret de n’avoir pas souffert le martyre. L’occasion est belle, je vais me livrer. » On lui représenta que sans lui, toute sa famille mourrait de faim, et que, d’ailleurs, lui aussi devait attendre l’ordre de Dieu. Ce fut à grand’peine qu’on parvint à le retenir. Il conservait toujours l’espoir d’obtenir la grâce du martyre, mais Dieu exauça ses vœux d’une autre manière. Quelques jours après, à la septième lune de cette même année 1801, il tomba malade à Han-ko-ki, au district de Liong-tam. La veille de sa mort, il prédit qu’il mourrait le lendemain. Le moment étant venu, il se lit porter dans la cour de la maison qu’il habitait, s’agenouilla, et dans cette humble posture, rendit paisiblement le dernier soupir.

Tous les chrétiens, cependant, ne montraient pas un aussi grand courage. En 1797, Luc Hong Nak-min-i, qui avait une dignité assez élevée à la cour, fut chargé d’office de présenter un rapport au roi sur les affaires de la religion. Il fut assez faible pour le rédiger en termes ambigus, et sans se prononcer ni pour ni contre, mais il n’eut pas lieu de se féliciter de sa lâcheté. Le roi, qui le connaissait comme chrétien, lui reprocha son peu de droiture et de franchise, ajoutant qu’un dignitaire public doit toujours parler au prince selon sa pensée. Au lieu de recevoir ces paroles comme un avertissement de Dieu, Luc Hong, dans sa réponse, en vint jusqu’à répéter au roi les odieuses calomnies répandues contre la religion, et à le prier de poursuivre les chrétiens. Le roi fut très-mécontent, et dans la suite, ne manqua pas une occasion de faire sentir à l’apostat son déplaisir et son mépris. Nous verrons plus tard que Luc eut le bonheur d’obtenir de Dieu son pardon et la grâce du martyre.

En cette même année 1797, Han Iong-hoa, gouverneur de la province de T’siong-t’sieng, résidant à Kong-tsiou, donna ordre à tous les mandarins de sa province d’emprisonner les chrétiens et d’anéantir à tout prix leur religion. Cette mesure violente donna lieu à de nombreuses arrestations, mais Dieu seul aujourd’hui sait le nom de ceux qui souffrirent alors pour sa gloire. Les mémoires du temps ne nous ont conservé le nom et l’histoire que d’un de ces martyrs, celui qui est resté le plus célèbre, Paul Ni To-kei.

Paul, né dans le district de Tsien-iang, province de T’siong-t’sieng, n’avait pas étudié les lettres, mais à l’école de l’Esprit-Saint, il avait appris l’amour de Dieu et la pratique sincère des vertus chrétiennes. Sa petite fortune fut, par lui, employée toute entière à la conversion des païens. Son zèle ayant attiré sur lui l’attention des ennemis de notre sainte religion, il dut cinq ou six fois changer de résidence, et chacun des lieux où il se retira, devint bientôt une fervente chrétienté. Enfin il s’établit dans une fabrique de poteries, du district de Tieng-san, et y vécut d’un petit commerce. Or, tous ceux qui l’entouraient étaient païens ; il s’appliqua à leur faire connaître le vrai Dieu, et y réussit si bien, qu’en peu de temps, tout le village fut converti. Quand parut l’ordre du gouverneur, un païen nommé Kim, qui vivait dans le voisinage, menaça Paul de le dénoncer comme chef des chrétiens. Sa femme, effrayée, l’engageait à fuir, mais il refusa, dans la crainte d’aller contre la volonté de Dieu et de scandaliser les néophytes qui avaient mis en lui leur confiance. Seulement, il cacha ses livres et ses objets de religion, et attendit.

Le huitième jour de la sixième lune (1797), il était chez lui occupé à son travail, quand tout à coup des hommes armés se présentèrent, demandant à travers la haie de son jardin, s’il était à la maison. « J’y suis, répondit-il, qui m’appelle ? » Aussitôt il sortit au-devant d’eux, les introduisit dans sa maison, les fit asseoir, et s’informa du motif qui les animait. « Nous sommes, dirent-ils, des gens du prétoire, occupés à rechercher un esclave de la préfecture qui s’est enfui. Ayant appris que tu as un calendrier, nous avons voulu le voir pour faciliter nos perquisitions. » Le calendrier chinois dont on fait usage en Corée, contient des paroles superstitieuses pour retrouver les objets perdus. Paul répondit : « J’ai bien un calendrier, mais il n’indique que la suite du temps ; » et il l’apporta. « Lis pour moi, dit le chef des satellites. — Je ne sais pas lire les caractères chinois. — Tu ne sais donc lire que les livres de la religion du Maître du ciel ? » Et, sans attendre de réponse, il donna ordre de l’arrêter. Aussitôt une dizaine d’hommes se jetèrent sur lui et le garrottèrent étroitement. On fouilla la maison, où l’on découvrit un crucifix et quelques livres. On l’entraîna dans un bois voisin, et pendant qu’on le frappait de verges, le chef l’interrogeait, pour apprendre de lui la retraite du prêtre et l’obliger à dénoncer les chrétiens, mais ce fut en vain.

La nuit venue, on le conduisit, ainsi que d’autres chrétiens pris avec lui, dans une pauvre auberge, dont le maître, touché de compassion, obtint qu’on relâchât leurs liens qui les faisaient beaucoup souffrir ; mais arrivés à la ville, lui et ses compagnons de souffrances, furent chargés de fers.

Après avoir examiné le crucifix et les livres, le mandarin fit comparaître les prisonniers et interrogea d’abord Paul : « Quelle est la demeure ? — J’ai demeuré d’abord à Tieng-iang, j’habite maintenant Tieng-san. — Qui t’a instruit et quels sont tes disciples ? — Je n’ai ni maîtres ni disciples. — Tu es un être digne de mort. Si tu n’as ni maîtres ni disciples, d’où viennent ces livres et cette image ? » Paul ne répondit rien. On le reconduisit en prison les mains et les pieds enchaînés, et la cangue au cou. Ses compagnons firent ce que voulut le mandarin, à l’exception d’un seul qui fut aussi mis en prison.

Le lendemain, le mandarin les menaça de les faire conduire tous deux au marché qui se tenait à six lys (environ trois quarts de lieue) de la ville, et de les exposer à tous les outrages de la multitude. — « C’est pour la cause de Jésus-Christ, répondit Paul, nous ne pourrons jamais assez reconnaître un pareil honneur. — La doctrine de Confucius, dit le mandarin, ou bien celle de Meng-tse, ou bien celle de Fo, sont véritables. Pour vous, refusant de vous en instruire, où êtes-vous allés chercher cette fausse doctrine que vous suivez, et pourquoi voulez-vous en infester tout le pays ? Votre secte ne connaît ni roi, ni parents ; vous vous livrez aux plus monstrueux penchants, et vous suivez cette doctrine, malgré la défense du roi. C’est là un grand désordre, et vous êtes dignes de mort. »

« Ignorant comme je suis, répondit Paul, je ne connais pas la doctrine de Confucius ni celle de Meng-tse qui sont réservées aux seuls lettrés. Celle de Fo ne regarde que les bonzes. Mais la religion chrétienne est faite pour tous les hommes ; votre serviteur va vous en dire quelque chose. Au commencement Dieu seul existait ; c’est lui qui a créé tout ce qui existe. Après la création, il y eut des époux et des familles, puis des rois et des sujets. Fo, Confucius, Meng-tse, les rois et les sujets, sont postérieurs à la création du ciel et de la terre. Dieu est le vrai roi du ciel et de la terre, le maître et le conservateur de toutes choses, le vrai père de tous les peuples, la source véritable de la piété filiale et de la fidélité aux princes. La piété filiale et la fidélité aux princes sont ordonnées par le quatrième des dix commandements. Pourquoi donc nous reprocher si injustement de ne connaître ni les parents ni le roi ? » — « S’il en était ainsi, reprit le mandarin, le roi, la cour et les mandarins le sauraient, et c’est d’eux que le peuple l’apprendrait ; au contraire, ils prohibent votre religion parce qu’elle porterait malheur à la Corée. Et vous, peuple stupide, qui refusez d’obéir et de dénoncer vos maîtres, vous méritez la mort. » — « Mourir pour Dieu, dit Paul, c’est assurer à son âme une gloire éternelle. »

On les fit alors sortir du tribunal. Les satellites les accablaient d’injures, en leur donnant des soufflets ou des coups de pied, les couvrant de crachats, ou pesant de tout leur poids sur les cangues des confesseurs. Les uns disaient : « Aujourd’hui, après vous avoir fait faire le tour du marché, on vous tuera. — Ces coquins-là vont monter au ciel, » s’écriaient les autres. Enfin, on leur barbouilla la figure avec de la chaux ; on leur attacha une inscription sur la tête, et, sur le dos, un énorme tambour. Le mandarin monta à cheval, et, à coups de fouet, on força les deux confesseurs à courir devant lui jusqu’au marché. Pendant le trajet, une foule considérable se pressait sur leur passage, attirée par les cris des satellites, et les coups redoublés du tambour. Il était environ neuf heures du matin. Lorsqu’ils furent arrivés, le mandarin prit la parole : « Ces deux misérables, dit-il, sont chrétiens, et leur crime est celui des rebelles. Ils ne servent pas le roi, ne respectent pas leurs parents, et enfreignent la loi naturelle. Lorsqu’ils auront fait le tour du marché, on les fera mourir. » Il leur fait ensuite donner dix coups de planche, en leur commandant d’apostasier. — « J’ai déjà répondu à toutes vos accusations, dit Paul, je n’ai rien à ajouter. » On lui frappa les côtés avec la pointe de plusieurs bâtons à la fois, en répétant le même ordre. « Quand je devrais mourir dix mille fois, reprit le courageux chrétien, je ne puis apostasier. » — Le peuple admirait sa fermeté et disait : « Certainement, celui-là n’abjurera point. » Il était sept heures du soir, lorsqu’on les reporta en prison, après un supplice de plus de douze heures. Les satellites essayèrent encore d’ébranler Paul, en lui représentant que, s’il n’obéissait au mandarin, il ne pouvait éviter la mort. Il se contenta de répondre qu’il le savait bien. « Quel rebelle obstiné ! » disaient les soldats avec dépit.

Quatre jours après, le geôlier vint les prévenir que le mandarin avait ordonné pour le lendemain un grand repas sur la place publique. Les apostats devaient y prendre part avec lui ; les confesseurs, au contraire, s’ils persistaient dans leur résolution, devaient être mis à mort. Le compagnon de Paul ne comprenant pas bien ces paroles, croyait que la paix serait peut-être rendue aux fidèles. « Il n’en est rien, dit celui-ci. Ne nous laissons pas aller à un vain espoir, qui nous rendrait les supplices plus pénibles. Pour moi, je veux demeurer en prison, et si le mandarin m’obligeait à en sortir, loin de fuir, je resterais dans la ville. » — Son compagnon, saisi de crainte, se cachait la tête entre les mains, et gardait le silence. « Qu’as-tu ? demanda Paul. — Vraiment, je ne sais comment supporter les supplices ; que faire ? — Il est vrai que, moi aussi, je souffre beaucoup, et comme je suis plus vieux que toi, mon âge me rend les tortures encore plus pénibles ; mais le ciel s’achète t-il à vil prix ? Les souffrances sont la monnaie avec laquelle on achète le bonheur éternel. Prends courage et souffre encore quelques instants. »

Le lendemain, on les conduisit sur la place du marché. Là s’élevait une grande tente, et, sous cette tente, le tribunal du mandarin, environné de plusieurs sièges, où prirent place les apostats revêtus de beaux habits. Le festin commença, pendant que les deux prisonniers se tenaient au lieu du supplice. Le mandarin leur dit : « Le vrai paradis c’est d’avoir ici-bas une bonne nourriture, une belle musique et tout ce que l’on souhaite. Vous qui voulez monter au ciel, comment ferez-vous pour en escalader les trente-trois étages ? Abjurez et vous serez traités comme ceux-ci ; sinon, je vous déférerai au grand tribunal, et vous serez mis à mort. — J’ai déjà répondu, dit Paul, mais j’ajouterai encore une parole : Dieu est le seul maître de tout, de la vie et de la mort ; comment pourrais-je le renier ? » — Mais son compagnon, moins courageux, n’osa résister au juge, et eut la faiblesse de faire un signe d’apostasie. Encouragé par ce succès, le mandarin dit alors : « Allons ! toi aussi, injurie le maître du ciel. — « Quand le roi porte une loi, reprit Paul, on la transmet au peuple, et vous, loin de la violer, vous veillez à son exécution. Comment donc, aujourd’hui, osez-vous ordonner au peuple de maudire son véritable père ? Chez nous, on n’a pas coutume de maudire ses parents. » — Le mandarin, en colère, ordonna de brûler les livres saisis chez Paul, et de faire circuler le crucifix dans le marché, en disant : « Cet homme fait son Dieu de celui que vous voyez ; n’est-ce pas affreux ? » — Il était alors midi. Tout à coup, le temps devient sombre, le tonnerre gronde, le vent, soufflant avec violence, enlève la tente et renverse presque le mandarin. Les apostats qui se réjouissaient et faisaient bonne chère, sont effrayés et prennent la fuite. Le peuple s’émeut, et dit qu’on ferait bien de relâcher le chrétien. Mais le mandarin, furieux de ce contre-temps, fait frapper de nouveau le confesseur. Ce ne fut que vers le soir qu’on le reconduisit en prison, si épuisé qu’il tomba par terre, et qu’on fut obligé de le porter ; ce qui n’empêcha pas de le charger d’une lourde cangue. Malgré tant de tortures, il était calme et ne cessait de prier.

À l’automne, il subit un nouvel interrogatoire, et fut de nouveau frappé de la planche. Ceux qui le voyaient, disaient : « Il mourra sous les coups. — Mourir sous les verges ou sous la planche, disait Paul, tout vient de l’ordre de Dieu : qu’il soit béni de tout ! » Et il demandait sans cesse la grâce du martyre.

Il souffrait souvent de la faim, et ses vêtements s’étant usés, le froid augmentait encore ses douleurs. Sa femme ramassa un peu d’argent, et lui apporta du vin et de la viande ; il refusa d’abord : « La sainte Vierge, disait-il, m’ayant placé sur la croix, il n’est pas convenable que je mange cela. J’ai bien entendu dire que Jésus, sur la croix, n’avait eu que des souffrances, mais je n’ai pas vu qu’il ait pris rien de délicat. Moi aussi, je suis sur la croix, je dois faire comme lui. » — Il dut néanmoins céder à ses instances, et accepter ce soulagement. Ordinairement assis ou couché, il pensait sans cesse à Dieu, et en recevait d’abondantes consolations. Un jour, il entendit une voix qui lui disait ces paroles de la Salutation angélique : « Le Seigneur est avec vous ; » et il se sentit tout rempli de joie. (Le texte coréen donne à entendre, sans néanmoins le dire formellement, que c’était une voix miraculeuse.) Il semblait aussi avoir reçu une intelligence surnaturelle, et goûtait la beauté des prières chrétiennes mieux que les plus instruits. Pendant les plus grands froids de l’hiver, ses blessures le faisaient beaucoup souffrir, et, le jour de Noël, ayant subi un cruel interrogatoire, il fut pris d’une fièvre brûlante : « Voyez, disait-il, le Seigneur, par une faveur spéciale, afin que mon âme ne se refroidisse pas, me réchauffe au moyen des coups. »

Après le nouvel an, il fut mis par trois fois à la question. La troisième fois, le mandarin lui dit : « Si tu veux abjurer, je te donnerai du riz, je ferai soigner tes plaies, et je te procurerai une place de chef de canton qui suffira pour te remettre à l’aise. — Il répondit : Quand vous me donneriez tout le district de Tieng-san, je ne pourrais jamais renier Dieu. — Tu prétends, ajouta le mandarin, que les chrétiens honorent leurs parents, mais tes quatre enfants ne sont pas venus te voir une seule fois depuis que tu es en prison. A-t-on jamais vu des cœurs aussi dénaturés ? — Obéir à ses parents, répliqua Paul, n’est-ce pas les honorer ? Or, j’ai maintes fois recommandé à mes enfants de ne pas venir près de moi, de peur que cela ne fût plus nuisible qu’utile aux uns et aux autres : c’est cette défense qui les empêche de venir. »

Pendant la cinquième lune, les satellites venaient souvent le voir, et ne gardaient pas beaucoup la porte, semblant l’inviter à s’enfuir : mais il ne voulut pas le faire. Lorsqu’on l’y engageait, il répondait : « C’est le mandarin qui m’a fait mettre en prison, je ne puis en sortir que sur son ordre. » Des chrétiens vinrent le voir, et lui dirent que la conduite des satellites ne pouvant qu’être dictée par le mandarin, il ne devait pas se faire scrupule de s’enfuir. Il réfléchit un peu et répondit : « Si nous nous laissons prendre aux pièges du démon, nous courons risque de perdre notre âme, avec tout ce qu’elle a pu acquérir de mérites. Ma maison est si pauvre qu’il ne m’est pas difficile de rester dans cette prison, où je suis en paix. Tout ce que les miens font pour moi me fait peine. » — Puis il dit à sa femme : « Tous ceux qui prient pour moi, s’ils le font pour me faire jouir encore des choses de ce monde, doivent cesser leurs prières : mais s’ils prient pour mon âme, pour mon éternité, pour que je n’oublie pas les souffrances de Jésus-Christ et ses mérites, recommande-moi à eux, afin qu’ils prient sans cesse. J’espère que c’est de la sorte que ma famille prie pour moi. Quant à ma nourriture, apporte-moi, selon tes moyens, une écuelle de riz par jour ou tous les deux jours, et quand tu ne le pourras pas, ne t’en inquiète nullement. Si je ne puis sortir d’ici, mon cadavre en sortira bien. Dorénavant, quand on te chargera de me dire quelque chose, même de la part des chrétiens, si cela tend à m’ébranler, ne me le rapporte pas : mon cœur pourrait être faible. »

À partir de ce jour, quand sa femme venait lui apporter quelque chose, il refusait de la voir, et se contentait de lui adresser de loin quelques mots. Quelques jours après, le mandarin lui dit : « Tu as été trompé : en Chine, Ni-Matou[1] a séduit le peuple par sa science ; comment ne vois-tu pas que ce sont des fourberies ? — Ni-Matou, reprit Paul, est un homme comme les autres ; mais la doctrine qu’il a répandue en Chine et ailleurs, n’est pas la sienne ; c’est celle du grand Roi du ciel et de la terre. Si l’on doit publier et écouter avec une attention scrupuleuse les ordres des rois de la terre, à plus forte raison les ordres de Dieu qui sont plus terribles, plus redoutables et plus aimables en même temps que ceux des rois de ce monde. Il est le Tout-Puissant, le Très-Haut ; il est dix mille fois plus admirable que tous les princes. Quand il ordonne, comment pourrait-on prêcher négligemment la religion, la recevoir froidement, l’apprendre avec indifférence ? Voilà pourquoi, soutenu par la grâce, je dois supporter et je supporterai patiemment tous les tourments, mais jamais je ne consentirai à l’apostasie. » — Le mandarin le fit battre plus qu’à l’ordinaire, et le renvoya en prison.

Deux jours après, c’est-à-dire le troisième jour de la sixième lune, sa femme vint à la prison s’informer de son état, et des choses dont il pouvait avoir besoin. — « Je ne souffre pas, dit-il, je ne sens pas la faim ; j’ignore de combien de coups on m’a frappé. Il me suffira d’avoir des provisions jusqu’au 10 de ce mois. » — Il ne s’expliqua pas davantage ; mais il est facile de comprendre qu’il avait reçu d’en haut la connaissance de son prochain martyre.

Le 8, le mandarin le fit amener et lui répéta les ordres qu’il avait reçus de le faire mourir s’il persistait dans son refus d’apostasier. « Depuis plusieurs années que je connais la religion, répondit Paul, je sais qu’il est juste de mourir pour Dieu ; n’espérez donc pas me voir l’abandonner. » — On le tortura et il fut reconduit en prison. Le lendemain, sa femme et trois ou quatre chrétiens étant venus le trouver, il les pria de se retirer, de peur que leur présence ne fît sur son cœur une impression qu’il redoutait. Comme ils demeuraient, il insista. «Pourquoi ne faites-vous pas ce que je vous dis ? Si le Seigneur me soutient, les tourments les plus cruels sont faciles à supporter ; s’il m’abandonne, les moindres souffrances sont insupportables. Si j’étais livré à ma propre faiblesse, il me serait impossible de demeurer ferme ; mais Jésus et Marie me soutenant, rien ne me fait peur. Je vous conjure de me quitter. » — Ils se retirèrent alors, pour ne pas l’affliger.

Le 10, au matin, les satellites vinrent l’avertir que le jour de sa mort était arrivé ; il tressaillit de joie, et son visage parut tout rayonnant. — « C’est étonnant, disaient les gens du prétoire, depuis que cet homme est en prison, quand il n’est pas torturé il est maigre, pâle et abattu ; les tourments au contraire semblent lui rendre la vie, et aujourd’hui qu’on lui annonce sa mort, il semble plus radieux que jamais » C’était l’anniversaire du jour où on lui avait fait faire le tour du marché. On lui mit une petite cangue et il s’avança vers la place, entouré de satellites qui portaient les instruments de supplice, et suivi du mandarin. Celui-ci descendit de cheval, et commanda de le torturer ; alors on le coucha à plat-ventre, la tête assujettie par ses longs cheveux, et les deux bras liés à une grosse pierre. On serra la cangue jusqu’à l’étouffer, et plusieurs bourreaux le frappèrent avec un morceau de bois triangulaire, sorte de hache dont chaque coup fait une plaie. Le mandarin lui demanda de nouveau s’il ne voulait pas apostasier. Paul épuisé ne put répondre. — Alors un satellite s’approcha et lui dit : « Si tu veux abjurer, il est encore temps. » Le martyr ramassa ce qui lui restait de forces pour crier : « Jamais ! » Ses lèvres étaient noires et desséchées, à peine semblait-il lui rester un souffle de vie. Quelques minutes après, il leva la tête, regarda le ciel, et dit : Je vous salue Marie, puis il retomba comme mort.

Cependant les païens disaient : « C’est à cause de lui que la sécheresse nous désole, et que nous mourons de faim ; il faut l’achever à coups de pied. « La foule se pressait autour de lui. Sa femme voulut s’approcher pour le soulager ; les clameurs s’élevèrent contre elle, et repoussée, maltraitée, battue, foulée aux pieds, elle fut emportée évanouie. Paul ayant repris connaissance, le mandarin le lit frapper pour la troisième fois. Ses jambes avaient été cassées au-dessous du genou ; on voyait à nu les os brisés, et la moelle coulait jusqu’à terre. Lorsqu’on le délia, il resta étendu sans mouvement. Sans lui ôter sa cangue, on le jeta sur une natte, et quatre satellites le rapportèrent à la prison, qui fut fermée avec soin. Le mandarin dit : « Si quelqu’un lui donne seulement un verre d’eau, je le fais mourir comme lui. » Pendant deux jours, le martyr ne reçut aucun soulagement, et personne ne put savoir s’il était mort ou vivant. Le 12, vers le soir, le mandarin dit à ses gens : « Allez à la prison, tirez ce chrétien dehors, voyez son visage, tâtez-lui le pouls, et s’il vit encore, achevez-le, et venez m’en rendre compte. Les satellites exécutèrent cet ordre, et, à coups de pierres et de bâtons le mirent dans un tel état que, sauf la paume des mains, aucune partie du corps n’était sans blessure ; toutefois, il lui restait encore un souffle de vie. Les bourreaux le dirent au mandarin, qui leur répondit en colère : « Si vous ne l’achevez pas, je vous fais tous assommer. » Ils retournèrent donc à la prison, et, cette fois, ne mirent de bornes à leur fureur que lorsque l’âme du martyr se fut envolée au ciel. Cependant le mandarin, craignant qu’il ne revînt encore à la vie, fit continuer le supplice sur le cadavre. Un des satellites lui appuya le bout de la cangue sur la poitrine, et monta dessus ; les côtes se brisèrent et le sang coula à flots. Le corps n’avait plus forme humaine. On le couvrit d’une natte, et on le garda pendant la nuit. Le lendemain, il fut enterré par ordre du mandarin ; mais sept ou huit jours après, des chrétiens éloignés d’environ dix lieues, vinrent le prendre pour l’ensevelir honorablement chez eux. Paul était âgé de 56 ans. Son martyre arriva l’an de Jésus-Christ 1798, le 12 de la sixième lune. Pour consoler sa veuve, le geôlier lui dit : « Ne vous affligez pas trop, car le 12, pendant la nuit, j’ai vu une grande lumière environner le corps de votre mari. »


Vers le même temps, mais dans une autre province, Laurent Pak donnait aux fidèles l’exemple du même courage et de la même persévérance. Nous l’avons vu, pendant la persécution de 1791, intervenir hardiment en faveur des chrétiens, et souffrir la flagellation pour sa foi. En 1797, lorsque la persécution éclata de nouveau dans le district de Hong-tsiou, ordre fut donné aussitôt de le saisir. Laurent, par une humble défiance de ses propres forces, se cacha d’abord. Mais son jeune fils ayant été emmené captif à sa place, sa mère lui dit : « maintenant tu ne peux te dispenser de te livrer, » Il vit dans cette parole la volonté de Dieu, et, comptant sur le secours d’en haut, se rendit de lui-même à la préfecture, le 19 de la huitième lune. Le mandarin lui reprocha de s’être enfui, mais Laurent répondit : « J’étais parti avant que votre ordre ne me fût parvenu. À la nouvelle que vous aviez fait saisir mon fils, et sur l’ordre de ma mère, je suis venu ; de quoi s’agit-il ? — Pourquoi, lui dit le mandarin, suis-tu une mauvaise doctrine, prohibée par le roi et ses mandarins ? — Je ne suis pas une mauvaise doctrine, j’observe seulement les dix préceptes de la vraie religion, qui enseigne à adorer Dieu, créateur de toutes choses, J’honore ce Dieu, puis le roi, les mandarins, mes parents et autres supérieurs ; j’aime mes amis, mes bienfaiteurs et mes frères, et tous les autres hommes. — Tu as des parents et des frères ? On dit aussi que tout ton village suit la religion chrétienne, dénonce-moi tout exactement. — Je n’ai que ma mère et pas de frère cadet ; dans tout le village, je suis seul à pratiquer la religion. — Tu méconnais tes parents, le roi et ses mandarins, tu abuses des femmes des autres, tu dissipes ton bien en futilités, et ne fais pas les sacrifices aux parents ; pourquoi violer ainsi tous les principes naturels ? » Puis, se tournant vers les satellites : « Liez-moi cet homme, cria le mandarin, frappez-le et mettez-le à la question. — « Le quatrième précepte, répondit Laurent, nous ordonne d’honorer nos parents, nos supérieurs, le roi et les mandarins, et d’aimer nos frères et nos proches : ne sont-ce pas là les vrais principes naturels ? Mais les parents, après leur mort, ne pouvant plus venir manger ce qu’on leur offre, nous ne leur offrons pas de nourriture, car la vraie doctrine rejette les choses vaines et ne s’attache qu’aux réalités. Du reste, nous faisons la sépulture des morts selon toutes les règles et convenances. Le sixième commandement nous défend toute espèce d’impuretés, et le neuvième nous défend même de désirer la femme du prochain. Le peu que j’ai, je l’emploie à soulager ceux qui sont nus ou dans le besoin ; ce n’est pas là dissiper son bien en futilités. »

Le mandarin commanda de lui mettre la cangue, et dit : « Par qui as-tu été instruit ? qui a copié tes livres, et qui sont tes complices ? — J’ai été instruit par Tsi-hong-i, de la capitale, qui a été décapité pour la religion. C’est de lui aussi que me viennent les livres, il est juste que je meure. — Voudrais-tu par hasard mourir comme Tsi-hong-i ? Qu’y a-t-il donc de si beau à mourir ? — Dieu m’a comblé de bienfaits sans bornes, et mes péchés sont sans nombre ; il est bien juste que je meure. — Quels péchés as-tu commis ? — Je n’ai pas observé dans leur intégrité les dix commandements.» Le mandarin le fit reconduire alors à la prison. Les geôliers, pour lui extorquer quelque argent, lui mirent les pieds dans des entraves, le couchèrent sur des morceaux de tuile, et lui tirent souffrir toute espèce d’avanies. Laurent répondit qu’il était disposé à mourir pour la justice, mais que s’il avait voulu donner de l’argent, il ne serait pas venu jusqu’à la prison. Ces paroles augmentèrent la rage des bourreaux, et il fut accablé de coups.

Au second interrogatoire, le mandarin le fit placer sur la planche à tortures, puis flageller, puis tirailler avec des pinces. — « T’obstineras-tu encore à méconnaître parents, roi et mandarins ? Brûle tes livres, croix, médailles et images, toutes ces choses-là sont mauvaises. — Quand je devrais mourir, reprit Laurent, comment pourrais-je brûler des livres si précieux ? » Il ajouta quelques mots sur l’Incarnation de Jésus-Christ, sur les mérites de sa passion, sur sa résurrection, son ascension et son second avènement, ce qui lui valut une volée de coups sur les jambes.

Il y avait trois mois qu’il portait la cangue, quand des chrétiens de différents lieux, étant venus pour le voir, obtinrent du geôlier, à prix d’argent, qu’elle lui fût enlevée dans la prison. Le troisième interrogatoire, comme ensuite tous les autres, commença par des menaces de mort. Puis le mandarin lui dit : « Toi, enfant de la Corée, pourquoi t’obstines-tu à faire ce que tous nos saints et hommes célèbres n’ont jamais fait ? Qu’as-tu à gagner en violant la loi du royaume ? Ta conduite n’est pas raisonnable. — Le roi, répondit Laurent, peut bien être maître du corps, mais Dieu seul est maître de l’âme ; il a établi des récompenses et des peines après la mort, et personne ne peut les éviter. S’il faut mourir, que m’importe ? Cette vie n’est-elle pas semblable à la rosée qui se dissipe. La vie est un pèlerinage, la mort n’est qu’un retour vers la patrie. »

Sept mois après, le quatrième interrogatoire officiel eut lieu, à l’arrivée d’un nouveau mandarin. Celui-ci dit à Laurent : « Pourquoi, après d’aussi violents tourments, persistes-tu dans ton obstination ? Et puis, ta mère vivant encore, comment peux-tu vouloir mourir ? décidément, tu es devenu insensé. — « La mort, répondit le confesseur, est de toutes les misères de ce monde la plus grande ; le désir de la vie et l’horreur de la mort sont des sentiments communs à tous. Mais Dieu étant le premier père de tous les hommes est le souverain maître de toutes choses, dussé-je mourir, je ne le renierai pas. — Il n’y a rien à faire avec cet être-là, » dit le mandarin, et il le fit battre cruellement, puis l’envoya à la préfecture de Hai-mi.

Devant ce nouveau tribunal, aux mêmes accusations ridicules du juge, Laurent fit les mêmes réponses ; aux tortures de tout genre, il continua d’opposer une patience inflexible. — « Quel est ce Dieu dont tu parles, disait le mandarin, où est-il ? que fait-il ? Peux-tu le connaître, toi, quand nos savants l’ignorent ? Si cette doctrine était vraie, le roi, la cour et ses mandarins ne la suivraient-ils pas ? — Dieu est au ciel, d’où il fait connaître ses ordres ; si vous les exécutez, il vous fera monter près de lui ; si vous lui résistez, il vous précipitera dans les enfers. C’est une peine un million de fois plus forte qu’on ne peut l’imaginer ici-bas. Aucun être n’est en dehors de ses bienfaits ; mais puisqu’une pauvre créature telle que moi en a reçu plus que tous mes supérieurs, dussé-je mourir, je ne le renierai pas. — Après ton supplice, la mère aussi sera mise à mort à cause de toi. — Après ma mort, ma mère restera entre vos mains, mais elle aussi a été créée par Dieu, Dieu pensera à elle. — Est-ce par crainte de l’enfer que tu agis ainsi ? — Oui, c’est par crainte de l’enfer ; mais, en tous cas, je ne puis renoncer à mon Dieu. » Le juge le fit battre de quinze coups de la grosse planche, puis reconduire en prison.

À l’interrogatoire suivant, Laurent développa avec plus d’énergie la doctrine chrétienne sur le ciel et sur l’enfer. « Puisque vous voulez aujourd’hui même me mettre à mort et que vous traitez ma religion de vaine superstition, je ne puis me taire. Sachez-le donc : à la fin du monde, après l’anéantissement de tous les royaumes, tous les hommes de tous les âges, grands et petits, rois et peuples, seront réunis devant le Fils de Dieu, descendu du ciel et porté sur les nues, et il jugera les hommes des temps passés et présents. Les bons seront portés au ciel avec le Seigneur Jésus et ses saints, et jouiront d’un bonheur dix millions de fois plus grand que toutes les gloires et tous les plaisirs du monde. Les méchants seront engloutis dans l’enfer, par la terre qui s’ouvrira sous leurs pieds, et souffriront des peines dix millions de fois plus fortes que les douleurs de ce monde, plongés dans un feu ardent qui ne s’éteindra jamais. À ce moment-là, tout regret sera tardif et inutile ; chacun recevra selon ses œuvres. Puisque vous voulez me faire mourir, retournez maintenant mon corps, et, me frappant sur la gorge, tuez-moi tout de suite. — Tu mourras sous les coups du bâton des voleurs, » repartit le mandarin qui le fit frapper de vingt coups.

Au sixième interrogatoire, le mandarin s’écria : « C’est à cause des scélérats qui suivent cette mauvaise doctrine, que la famine et la sécheresse sévissent dans le royaume, et que tout le peuple va périr. Déclare les lieux où vous vous réunissez pour pratiquer votre religion, fais connaître les chefs des chrétiens. On dit qu’ils sont réunis dans les montagnes, dénonce tout. — Nous n’avons pas de chefs ; que les chrétiens soient dans les montagnes, c’est ce que j’ignore ; si vous le savez, pourquoi le demander ? » Le mandarin furieux s’adresse à un bourreau : « Brise les os de la jambe à ce coquin-là, et bats-le à mort pour qu’il ne sorte pas d’ici. » Cet ordre fut aussitôt exécuté, puis on le traîna à la prison.

Quelques jours après, le gouverneur de la province, dont le mandarin avait demandé les ordres, répondit : « La doctrine des Européens est sale, mauvaise et horrible : frappez ces gens-là sur les jambes, et si, au quatorzième coup, ils ne se rendent pas, défaites-vous-en en les tuant. » Lecture de cet édit fut faite à Laurent en plein tribunal, au milieu de tous les instruments de supplice. Puis le mandarin ajouta : « Ne désires-tu pas voir ta mère ? Qu’y a-t-il de si bon à mourir ? — Mon désir de voir ma mère est inexprimable ; mais, dussé-je mourir, je ne puis apostasier. Faites ce que vous voudrez, je n’ai plus rien à dire. — Mais les autres chrétiens ont obéi au roi. — J’ignore ce que d’autres ont fait : je n’ai pas à scruter leurs actions. Je ne réponds que de moi-même. » Le mandarin lui fit infliger une horrible torture. Pendant plusieurs mois, il fut tous les huit ou dix jours ramené devant le mandarin et remis à la question. La cruauté des satellites s’ingéniait à augmenter ses souffrances, et plus d’une fois ils le laissèrent nu et meurtri dans la boue, exposé la nuit entière au froid et à la pluie.

C’est vers cette époque, qu’il trouva le moyen d’écrire à sa mère la lettre suivante : « À ma mère, moi Laurent, fils ingrat, de ma prison, je vous adresse l’expression de mes sentiments. J’avais toujours fait résolution d’être dévot envers Dieu, pieux envers mes parents et mes frères, et d’accomplir les ordres de Dieu dans toutes mes pensées, paroles et actions. Mais, hélas ! j’ai péché envers Dieu, et je n’ai pas rempli tous mes devoirs envers mes parents et mes frères. N’ayant pu vaincre nos trois ennemis (les trois concupiscences), mes péchés sont sans nombre. Ma mère, pardonnez-moi mes désobéissances ; mon oncle, mon frère, ma belle-sœur, pardonnez-moi de ne pas vous avoir mieux traités, et priez Dieu de me remettre mes péchés et de sauver mon âme ; par là Dieu vous remettra aussi tous vos péchés. Le printemps et l’automne passent comme le cours des eaux, le temps est comme l’étincelle qui jaillit du caillou sous les coups du briquet ; il n’est pas long. Surtout soyez sur vos gardes, et fidèles aux ordres de Dieu. Environ deux mois après mon arrivée en prison, je cherchais ce que je devais faire pour obtenir la grâce de Dieu. Un jour, pendant mon sommeil, j’entrevis la croix de Jésus, qui me dit : Suis la croix. Cette vision était un peu confuse, néanmoins je n’ai jamais pu l’oublier. » Le 25 de la deuxième lune de 1799, il écrivit encore : « Je suis inquiet en pensant que ma mère, ma femme et mes enfants auront de la peine à se conformer à l’ordre de Dieu. Si vous vous y conformez bien, je serai moi-même dans la joie. »

Cependant, l’heure du triomphe approchait pour Laurent. Deux jours après avoir écrit ces dernières lignes, à son quinzième ou seizième interrogatoire, il fut frappé de nouveau de cinquante coups de planche, et pour accélérer sa mort, le mandarin fit verser de l’eau sur lui, pendant qu’on le battait. C’est un raffinement de torture que l’on dit insupportable. Son corps était dans un état affreux. Il avait reçu en tout plus de quatorze cents coups de planche ou de bâton, et depuis huit jours entiers il n’avait pas pris une goutte d’eau. Le geôlier le crut mort, et après l’avoir emporté sur son dos à la prison, le dépouilla de ses vêtements, lui lava le dos avec de l’eau froide, et le jeta dehors.

Laurent cependant n’était pas mort. Pendant la nuit, des chrétiens purent pénétrer en secret auprès de lui et lui faire prendre quelque nourriture, sans que le geôlier s’y opposât. Le lendemain, 28 de la deuxième lune, nouvelle comparution devant le mandarin, et nouvelle flagellation. Le juge, les bourreaux, les spectateurs étaient stupéfaits de le voir vivant. On l’emporta évanoui, sans connaissance et sans mouvement. Onze chrétiens qui étaient alors enfermés dans la même prison, le virent quelques heures après, se lever seul, déposer lui-même sa cangue, entrer dans la salle et se coucher. Le geôlier furieux accabla les chrétiens d’injures, croyant que ceux-ci l’avaient aidé. Mais Laurent lui dit : « Je ne mourrai ni de faim, ni sous les coups, je serai étranglé. »

Le lendemain, le juge ayant appris que Laurent respirait encore, fit donner la bastonnade au geôlier, et le menaça de le faire tuer lui-même. Celui-ci, aidé de son fils, revint frapper le martyr, jusqu’à ce que le croyant mort, il tomba de fatigue et s’endormit. Pendant qu’il dormait, les prisonniers chrétiens s’approchèrent de Laurent, et quel ne fut pas leur étonnement quand il se mit à causer tranquillement avec eux. Toutes ses plaies étaient miraculeusement guéries, on n’en voyait pas même la trace. Il dut sortir un instant, et le geôlier s’étant réveillé, courut après lui, le saisit, et pour en finir avec ce qu’il croyait être une puissance magique, l’étrangla avec une corde de paille. Il était onze heures du matin, le 29 de la deuxième lune de l’année kei-mi (1799).

Ainsi mourut, à l’âge d’environ trente ans, ce glorieux serviteur de Jésus-Christ. Pendant les dix-huit mois que dura son martyre, chacun de ses jours fut marqué par quelque torture, chacun de ses pas laissa des traces ensanglantées. Il semble impossible qu’un corps humain puisse résister si longtemps aux supplices. Mais Dieu, par des motifs dignes de sa sagesse et de sa miséricorde, voulait donner un grand exemple, et, de fait, le lieu où Laurent a souffert, est toujours demeuré une de nos plus ferventes chrétientés. Son sang a été littéralement une semence de chrétiens.

Laurent Pak avait trois amis intimes, nommés Jacques Ouen, Pierre Tsieng et François Pang. La tradition rapporte que tous les quatre, dans un élan de zèle peu éclairé, s’étaient promis de se dénoncer mutuellement, afin d’être martyrisés ensemble. Il ne paraît pas cependant qu’ils l’aient fait ; mais Dieu, pour récompenser leur bonne volonté, permit qu’ils tombassent entre les mains des mandarins l’un après l’autre, à peu près à la même époque, quoique dans des districts différents, et tous les quatre eurent l’honneur de verser glorieusement leur sang pour la foi. Nous recueillons ici ce que les mémoires du temps et les traditions locales nous ont conservé de leur histoire. Il est très-probable qu’ils souffrirent dans cette même année 1799, et c’est la date que nous avons adoptée. Cependant le fait n’est pas absolument certain, car les premiers chrétiens de Corée qui prenaient un grand soin de marquer exactement le jour de la mort des martyrs, afin de célébrer leur anniversaire, n’ont pas observé la même exactitude dans la désignation des années, ce qui cause quelquefois une certaine confusion dans la suite des faits d’ailleurs les plus authentiques.

Jacques Ouen était le cousin germain et l’aîné de Pierre Ouen, martyrisé en 1793. Ils vivaient ensemble au village de Eug-trien-i, district de Hong-tsiou, et tous deux furent en même temps instruits de la religion. Jacques était doux, facile, droit et ouvert, et, dans un si bon fonds, la foi fit promptement germer toutes sortes de vertus. Dès qu’il fut chrétien, il fit serment de consacrer sa fortune, qui était considérable, au soulagement des indigents, et son occupation journalière fut de les chercher pour leur faire du bien. Afin d’expier ses anciens péchés de gourmandise, il jeûnait tous les vendredis. Son zèle à répandre la religion parmi les païens le portait à aller les trouver de côté et d’autre pour les prêcher. Non content de cela, les dimanches et jours de fête il faisait préparer des aliments en grande quantité, et invitait tout le monde à y prendre part. Quand on était réuni il disait : « C’est aujourd’hui le jour du Seigneur, il faut le célébrer avec une sainte joie, et aussi remercier Dieu de ses dons en faisant part des biens qu’ils nous a donnés. » De là il prenait occasion d’expliquer divers articles de la religion.

Sa réputation se répandit bientôt et, en 1792, le mandarin envoya des satellites pour le saisir. Mais il avait eu le temps de se cacher, et réussit cette fois à se sauver. Lorsqu’il apprit le martyre de son cousin, sa ferveur redoubla, et, regrettant de n’avoir pas été martyr avec lui, il se dit : « Si je pratique ma religion publiquement, le mandarin en aura bientôt vent, et me fera saisir.» Il se mit donc à faire ses prières et exercices de dévotion au milieu des païens, soit le jour, soit la nuit, pendant plusieurs années ; il alla même s’installer sur le grand chemin. Les satellites le savaient et quelquefois même le voyaient, néanmoins il ne fut pas inquiété.

Ayant appris l’entrée du P. Tsiou en Corée, il alla de suite le trouver et témoigna le désir de recevoir les sacrements. Le prêtre lui dit : « Tout homme qui a deux femmes est rejeté par l’Église, sors de suite et ne te représente plus devant moi. » Jacques sortit et, pendant trois jours et trois nuits, il ne fit que pleurer et gémir sans vouloir prendre de nourriture. On alla avertir le prêtre qui permit de le laisser entrer, et lui dit : « Aussitôt après ton retour chasseras-tu ta concubine ? Sur ta promesse formelle je pourrai te donner les sacrements ; sinon, tu ne pourras plus même me voir. » Jacques répondit : « En vérité, j’ignorais qu’il fût défendu par la loi chrétienne d’avoir femme et concubine ; vos ordres me le faisant connaître, je promets de chasser de suite, à mon retour, ma concubine ; veuillez m’accorder les sacrements. » Il les reçut, et de retour chez lui, il dit à cette femme : « Un chrétien ne peut pas avoir de concubine, et une chrétienne ne peut pas être concubine. » Et sur-le-champ il la répudia.

Une étroite amitié l’unissait à Laurent Pak ; ils se voyaient mutuellement et s’excitaient sans cesse à la pratique des vertus et au désir du martyre. Jacques avait ainsi passé plusieurs années, lorsqu’en 1798. il fut saisi par les satellites de Tek-san, et conduit à la prison, où il resta plus d’un mois sans qu’il fût question de l’interroger. Pensant alors que c’était la faute des satellites, il les pressa vivement de le faire comparaître devant le mandarin ou de le mettre en liberté. Cité enfin au tribunal, à cette question du mandarin : « Est-il vrai que tu pratiques la religion du Maître du ciel ? — Oui, répondit-il, je la pratique en effet, afin de servir Dieu et de sauver mon âme. — Dénonce tes complices. — Il y a, reprit-il, trois autres personnes animées comme moi du désir de servir Dieu et de donner leur vie pour lui. » Jacques parla ainsi, conformément à la promesse mutuelle que lui-même, Laurent Pak, François Pang et Pierre Tsieng se seraient faite de se dénoncer l’un l’autre, afin de souffrir ensemble le martyre. Toutefois on ne voit pas que Jacques ait fait de dénonciation bien positive. « Explique-toi plus clairement. — Quand je devrais mourir dix mille fois, je ne puis en dire davantage. » Le juge alors le soumit aux divers supplices de l’écartement des os, de la puncture des bâtons et de la flagellation, mais inutilement. Jacques fut ensuite transféré au tribunal criminel de Hong-tsiou, où il développa à plusieurs reprises les vérités de la religion, et subit deux ou trois fois d’affreuses tortures. On le renvoya à Tek-san, où il fut encore cruellement battu, et eut les jambes entièrement brisées.

Enfin sur un ordre spécial du gouverneur, on l’expédia à Tsieng-tsiou, chef-lieu militaire de la province. Le jour de son départ, sa femme, ses enfants et quelques amis, le suivaient en pleurant. Il les fit approcher et leur dit : « Lorsqu’il s’agit du service de Dieu, et du salut de l’âme, il ne faut pas écouter l’affection naturelle ; supportez bien toutes les peines et les souffrances, et nous nous retrouverons dans la joie, auprès de Dieu et de la bonne Vierge Marie. Votre présence ne peut que m’ébranler et m’être très-nuisible. Ainsi donc, soyez raisonnables, et ne vous montrez plus devant mes yeux. » Puis il les congédia. Son ancienne concubine aussi lui envoya un exprès, demandant à le voir une dernière fois, mais il refusa en disant : « Pourquoi vouloir me faire manquer la grande affaire ? » Arrivé à Tsieng-tsiou, il subit un interrogatoire. Le juge voulait le faire apostasier en lui promettant la vie, mais Jacques répondit : « Il y a neuf ans que je désire mourir martyr pour Dieu. » Le juge, en colère, lui fit souffrir de cruelles tortures durant tout le jour. Le lendemain on recommença, et ainsi de suite chaque jour, pendant près d’un mois. Les verges, les bâtons et planches de supplice, l’écartement des os, tout fut mis en œuvre, jusqu’à ce qu’il mourut sous les coups, le 13 de la troisième lune de l’an kei-mi (1799). Il avait alors soixante-dix ans. Après sa mort, son corps parut enveloppé d’une lumière extraordinaire. Une foule de païens furent témoins du prodige, et près de cinquante familles se convertirent à cette occasion.

Pierre Tsieng, né d’une famille honnête du district de Tek-san, était, avant sa conversion, redouté de tous à cause de son caractère violent et de sa force extraordinaire. Il eut le bonheur de se faire chrétien et de recevoir le baptême des mains du P. Tsiou ; dès lors, il devint humble, doux et affable. On croit qu’il resta quelque temps au service du prêtre. Plus tard, nommé catéchiste dans le Naï-po, il se montra assidu à la prière et aux lectures pieuses, s’occupant sans cesse à instruire et à exhorter ceux qui lui étaient confiés. En l’année 1798 ou 1799, il fut pris et conduit à la ville de Tek-san, où il eut à subir bien des interrogatoires et des tortures ; il confessa Dieu généreusement, et signa sa sentence sans laisser paraître sur son visage la moindre émotion. Dans la prison, il encourageait les chrétiens ses compagnons de captivité, et, le jour du supplice, quand on lui apporta le repas des condamnés à mort, il les invita à le partager avec lui, disant : « Pour la dernière fois, il faut manger avec actions de grâces les aliments que Dieu a créés pour l’homme, et ensuite nous irons au ciel jouir du bonheur éternel. » Il eut la tête tranchée. On croit qu’il avait alors de cinquante à soixante ans.

François Pang, né au village de Ie, district de Mien-tsien, était pit-siang, c’est-à-dire intendant du gouverneur de la province. On ignore entièrement de quelle manière et à quelle époque il se convertit. Il se distinguait par une ferveur extraordinaire, et désirait vivement le martyre. En l’année 1798, il fut pris à Hong-tsiou, et eut à subir, pendant six mois, des supplices fort nombreux, dont les détails ne nous sont pas parvenus. On rapporte seulement qu’il y avait alors dans la prison deux autres chrétiens comme lui condamnés à mort, qui, lorsqu’on leur apporta, selon l’usage, le dernier repas des condamnés, se mirent à verser des larmes ; mais François, d’un visage rayonnant de joie, remercia Dieu et la vierge Marie, et dit à ses compagnons : « La création et la conservation sont des bienfaits de Dieu, mais un si généreux traitement, de la part du mandarin, n’est-il pas aussi un bienfait de la Providence ; pourquoi êtes-vous tristes et abattus ? C’est là une tentation du démon. Si nous perdons une aussi belle chance de gagner le ciel, quelle autre occasion attendrons-nous désormais ? » Dieu rendit efficaces ses exhortations et ses encouragements ; ses deux compagnons, regrettant leur faiblesse, partagèrent bientôt la sainte joie de son cœur. Ils furent tous trois martyrisés dans cette même ville de Hong-tsiou. On ne sait pas si François mourut sous les coups ou fut étranglé. C’était le 16 de la douzième lune. (Janvier 1799.)

À la suite de Laurent Pak et de ses trois amis, mentionnons un autre martyr qui souffrit à la même époque et dans la même province.

François Pai Koan-kiem-i, né au village de Tsin-mok, district de Tang-tsin, avait embrassé la religion dès qu’elle fut prêchée par Piek-i. Arrêté une première fois en 1791, il eut, comme nous l’avons dit, la faiblesse d’apostasier devant le mandarin. Mais bientôt après, touché d’un sincère repentir, il se remit à servir Dieu avec ferveur. Obligé de quitter son district, il s’était d’abord retiré dans celui de Sie-san. Plus, tard, en compagnie d’autres chrétiens, il vint s’établir à Iang-tei, district de Mien-tsien, et c’est là qu’en 1798, lui et ses compagnons préparèrent un oratoire, dans l’espérance d’y recevoir le prêtre. Quelque temps après, un apostat, nommé T’sio Hoa-tsin-i, les trahit près du mandarin, et amena lui-même les satellites dans le village. François Pai fut arrêté, le 3 de la dixième lune, et conduit à Hong-tsiou. On voulut le forcer à faire connaître les autres chrétiens et à livrer ses livres de religion ; mais les plus violents supplices ne purent lui arracher une dénonciation. Pendant plusieurs mois il fut mis fréquemment à la question, puis on le transféra à Tsieng-tsiou, chef-lieu militaire et criminel de la province, où il partagea les souffrances de Jacques Ouen et des autres chrétiens prisonniers. On n’a pas de détails sur les derniers mois qu’il passa en prison. On sait seulement qu’il supporta les tortures avec une patience héroïque. Toute sa chair était en lambeaux, ses membres brisés, et les os mis à nu. Il expira enfin sous les coups, à l’âge d’environ soixante ans. La tradition de sa famille fixe la date de son martyre au 13 de la douzième lune de l’année kei-mi (1799).


C’est à cette même année, croyons-nous, qu’il faut aussi rapporter le martyre de François Ni Po-hien-i et celui de Martin In Eun-min-i, morts sous les coups, le 15 de la douzième lune.

François descendait d’une famille honnête et riche de Hoang-ma-sil, au district de Tek-san. Dès l’enfance, son caractère ferme et quelque peu opiniâtre le faisait remarquer entre ses compagnons. La mort de son père, qu’il perdit jeune encore, en le laissant maître de ses volontés, fit qu’il lâcha la bride à toutes ses passions, et devint si violent que personne ne pouvait le contenir. Mais à l’âge de vingt-quatre ans, instruit de la religion par Thomas Hoang, il se convertit et arriva en très-peu de temps à tellement se réformer et à si bien dompter son tempérament naturel, que sa conduite calme et réglée fit bientôt l’édification de tous. Quoiqu’il n’eût lui-même aucun désir de se marier, il le fit néanmoins pour obéir à sa mère.

De jour en jour sa ferveur augmentait, et il s’appliquait avec zèle aux exercices de la pénitence et de la mortification. On dit même qu’il quitta quelque temps son pays pour aller dans les montagnes ; et là, vivant de légumes, il répétait : « Pour servir Dieu et sauver son âme, il faudrait ou pratiquer la continence, ou donner sa vie par le martyre ; c’est le seul moyen de devenir un véritable enfant de Dieu. »

Quand on commença à persécuter les chrétiens, François, loin d’en concevoir aucune crainte, ne cessait d’exhorter sa famille, et les chrétiens de son village. Il discourait chaque jour sur la passion de Notre-Seigneur, et les engageait à ne pas laisser échapper une aussi belle occasion de confesser la foi, et de gagner le ciel. Prévoyant qu’il ne serait pas longtemps en paix, il fit un jour préparer une grande quantité de vin ; « c’est, disait-il, pour faire une dernière fête, et régaler tout le village, mais il faut le faire promptement. » Deux jours après, les satellites se présentèrent en effet, et lui demandèrent : « Es-tu chrétien ? — Non-seulement je le suis, répondit-il, mais, depuis deux jours, j’attends que vous arriviez pour méprendre. » Puis il traita les satellites libéralement, après quoi, il fut arrêté et conduit au mandarin. « Es-tu chrétien, lui demanda celui-ci, et de quel pays es-tu ? — Je suis chrétien, et originaire de Tek-san. — Quel a été ton précepteur, quels sont tes complices, et quels livres as-tu en ta possession ? — Mon maître et mes coreligionnaires sont dans mon pays. Quant aux livres, j’en ai bien quelques-uns, mais ils traitent tous de choses très-importantes, et je ne puis vous les remettre. — Quelle est donc cette chose si importante que tu ne puisses me montrer ces livres ? — Comme ils parlent de Dieu, le souverain maître de toutes choses, je ne puis inconsidérément vous les mettre entre les mains. » Piqué de cette réponse, le mandarin le fit battre violemment, puis reconduire à la prison.

Cependant, le juge criminel ayant reçu avis de cette affaire, et ordonné de transférer François à sa ville natale, on le conduisit à Haï-mi, dont le mandarin gérait alors les deux préfectures. Ce nouveau juge lui dit : « Pour quelle raison, abandonnant tes parents et le tombeau de tes pères, vas-tut établir à 500 lys dans un autre district ? Pourquoi aussi fais-tu ce que le roi défend, en suivant cette détestable doctrine ? » — François répondit : « Pourquoi qualifiez-vous si injurieusement une religion sainte, que le roi et les mandarins ne connaissent pas ? D’où les hommes tirent-ils leur origine ? Si c’est Dieu qui, au commencement, leur a donné l’être, comment ne pas honorer Celui qui est notre Père suprême et notre grand Roi ? — Le roi et les mandarins valent-ils moins que toi, pour dire qu’ils sont dans l’ignorance ? Et puis, pourquoi suivre une doctrine étrangère ? Si elle était bonne, le roi et les mandarins, qui te valent bien, la pratiqueraient. Tu n’es qu’un grand rebelle qui méconnais les principes. » Puis, faisant approcher les valets et préparer les divers instruments de supplice, il répéta d’un ton de colère : « Dénonce tout sans déguisement ; » et sur son refus, lui fit infliger la puncture des bâtons. — « Partout, dit François, il y a des maîtres et des disciples, mais si je les dénonçais, vous les traiteriez comme moi ; dussé-je donc mourir moi-même, je ne puis rien dire. » En vain les bourreaux, excités par le juge furieux, redoublèrent de cruauté et lui firent subir plusieurs fois l’écartement des os ; François demeura ferme. « Non, cent mille fois non, répétait-il, je ne veux rien dénoncer. » Pendant plus d’une demi-journée, toutes les tortures imaginables furent mises en œuvre, et bien des fois François perdit connaissance, mais sans se laisser vaincre. À la fin, on le chargea d’une lourde cangue, et on le reconduisit à la prison. Quoique tout son corps ne fût qu’une plaie, il avait le cœur content et joyeux, priait, exhortait les autres prisonniers, et, selon son habitude, leur expliquait le mystère de la passion de Jésus-Christ.

Au deuxième interrogatoire, le mandarin, qui avait déployé un appareil de tortures effrayant, lui dit : « Cette fois, tu ne peux échapper, dénonce donc tout et renie le Dieu des chrétiens. — Pourquoi m’adressez-vous encore de telles paroles ? répondit François ; si un sujet renie son roi, lui impose-t-on des punitions, on lui donne-t-on des récompenses ? Vous, mandarin, payé par le roi, traitez-moi selon la loi. » Stupéfait de tant de constance, le mandarin fit son rapport au juge criminel, en demandant ce qu’il y avait à faire. Celui-ci répondit de tuer François sous les coups, s’il s’obstinait à ne rien dénoncer. Le confesseur fut donc mené de nouveau au tribunal, et subit encore toute la série des supplices. Enfin, ne pouvant rien gagner sur lui, le mandarin lui présenta sa sentence, qu’il signa d’un air si satisfait, que tous les assistants se regardaient, muets d’étonnement. Il fut reconduit à la prison et dès le lendemain on lui servit le repas des condamnés, qu’il prit joyeusement ; puis, après lui avoir fait faire le tour du marché, on commença à le battre. Les bourreaux, ayant lié chacun devant soi une natte grossière en guise de tablier, s’évertuèrent longtemps à frapper ; puis, comme leur victime tardait à rendre le dernier soupir, ils le retournèrent sur le dos, lui enfoncèrent leurs bâtons dans les parties naturelles, et l’achevèrent ainsi. François avait alors vingt-sept ans. Quelques jours après, on recueillit son corps, et tous les habitants du village purent constater de leurs propres yeux que sa figure était toute fraîche et souriante. Plusieurs païens, dit-on, se convertirent à cette vue.

François eut un digne compagnon de son triomphe dans Martin In Eun-min-i, jeune noble qui vivait à Tsiou-rai, district de Tek-san. D’un caractère à la fois doux et ferme, Martin avait fait d’assez bonnes études, et s’était lié avec le licencié Alexandre Hoang, qui l’instruisit de la religion. À peine fut-il converti, qu’il enferma les tablettes de ses ancêtres dans un vase, et les jeta à l’eau. Ensuite, il gagna la capitale, où il fut baptisé par le P. Tsiou. Il laissa près du prêtre son fils aîné, nommé Joseph, et maria son second fils dans une famille qui avait alors beaucoup de réputation parmi les chrétiens ; puis, abandonnant sa maison et ses biens, il émigra au district de Kong-tsiou. Ses parents païens ne pouvant comprendre la raison d’une aussi étrange conduite, il la leur déclara franchement, et leur développa la religion, sans réussira gagner leurs cœurs. Arrêté par les satellites du mandarin de Kong-tsiou, il déclara sans détour qu’il était chrétien et voulait donner sa vie pour Dieu. Envoyé à Tsieng-tsiou, il y subit de si violentes tortures, qu’il fut mis hors d’état de marcher. Renvoyé à Hai-mi tribunal criminel de son district natal, il dut être transporté, de relais en relais, sur les chevaux du gouvernement. Sa constance ne se démentit pas un seul instant, et le juge, poussé à bout, le condamna à mourir, comme François, sous les coups. On lui servit le repas d’usage, puis une vingtaine de satellites le prirent et procédèrent à l’exécution de la sentence, Pendant le supplice, Martin répéta plusieurs fois : « Oh ! oui, c’est de bon cœur que je donne ma vie pour Dieu ! » À la fin, un des bourreaux, saisissant une énorme pierre, le frappa plusieurs fois sur la poitrine. La mâchoire inférieure se détacha, les os de la poitrine furent broyés, et le saint confesseur expira dans ce supplice, à l’âge de soixante-trois ans.


Cependant, malgré ces exécutions et d’autres encore qui ensanglantèrent diverses chrétientés des provinces, on peut dire qu’il n’y eut pas en Corée, pendant le règne de Tieng-tsong tai-oang, de persécution officielle et générale. Comme nous l’avons déjà remarqué, ce prince, d’un caractère assez modéré, ne voulait point verser le sang. Il avait en grande estime quelques chrétiens illustres du parti Nam-in, et sachant que beaucoup d’hommes éminents embrassaient la nouvelle religion, il voulait examiner les faits par lui-même, et avec calme. Plusieurs fois, il présida en personne aux interrogatoires des chrétiens. Le martyr Pierre Sin, cité plus haut, nous a conservé, dans ses lettres, un fragment curieux d’un de ces interrogatoires, probablement celui que Thomas T’soi Pil-kong-i eut à subir, à la troisième lune de l’année kei-mi (1799). En voici la traduction littérale.

Le roi. — Moi aussi, j’ai lu les livres de religion, mais comment te semble cette doctrine, comparée à celle de Fo ? — Le chrétien. — La religion de Jésus-Christ ne doit pas être comparée à celle de Fo. Le ciel, la terre, les hommes, tout ce qui est, n’existe que par un bienfait de Dieu, et ne se conserve que par un autre bienfait, c’est-à-dire par l’Incarnation et la Rédemption de ce même Dieu très-haut et très-grand, père et gouverneur de l’univers. Comment oser mettre en comparaison avec cette religion une doctrine dénuée de sens et de principes. Ici est la véritable voie, la véritable science. — Mais comment, dit le roi, celui que tu appelles très-bon et très-grand maître de toutes choses, a-t-il pu venir dans ce monde, s’y incarner, et qui plus est, le sauver par la mort infâme que les méchants lui ont fait subir ? Cela est bien difficile à croire. — Nous lisons dans l’histoire de la Chine, reprit le chrétien, que le roi Seng-t’ang voyant tout son peuple réduit à la mort par une sécheresse de sept années, ne put y rester insensible. Il se coupa les ongles, se rasa les cheveux, se revêtit de paille, et se retira dans le désert de Sang-lin. Là il se mit à pleurer et à faire pénitence, puis chantant une prière qu’il avait composée, s’offrit lui-même en sacrifice et en victime. Sa prière n’était pas achevée, qu’une pluie abondante tomba sur un espace de plus de deux mille lys ; c’est depuis ce temps que le peuple dans sa reconnaissance, l’a appelé le saint roi[2].

« Or, combien plus grand est le bienfait de la Rédemption ! Tous les peuples anciens, présents, futurs, toutes les choses du monde sont imprégnées de cette rédemption, et ne subsistent que par elle. Voilà pourquoi, sire, je ne puis comprendre que vous trouviez ceci difficile à croire. — Mais la doctrine de Fo, non plus, ne doit pas être traitée légèrement. Le nom seul de Fo signifiant celui qui sait et comprend tout, est un nom sans égal, comment oserais-tu en parler avec mépris ? — Si ce n’était ce nom, de quoi eût-il pu se couvrir ? Aussi l’a-t-il volé. Mais par le fait, ce roi Siek-ka-ie, que vous appelez Fo, n’est qu’un homme, fils du roi Tsieng-pou et de la dame Mai-ia. Il a dit en montrant de la main droite le ciel, et de la main gauche la terre : « Moi seul je suis grand. » N’est-ce pas là un orgueil ridicule ? Quelle vertu, quelle sainteté a-t-il eu, pour que ce soit un crime de le mépriser ? — La vérité, reprit le roi, se soutient par elle-même, et chaque chose à la fin tourne du vrai côté ; nous verrons la suite. » Puis, sans rien décider, il fit reconduire le chrétien à sa prison. Devant un tribunal inférieur, ce confesseur aurait expié sa franchise par une dure flagellation, peut-être même par le dernier supplice, mais le roi rejeta les adresses des ministres qui voulaient le faire condamner à mort, et, quelque temps après, le fit relâcher.

Pendant l’été de cette même année 1799, le taisa Kan Sin-heu-tso présenta une requête contre Ambroise Kouen T’siel-sin-i et Augustin Tieng Iak-tsiong, qu’il représentait comme les chefs et les soutiens des chrétiens. Le roi se fâcha contre l’auteur de la requête, le cassa de sa dignité, et défendit de donner suite à cette affaire.

Ces faits et plusieurs autres analogues donnaient à bien des chrétiens l’espoir de faire triompher enfin la vérité. Malgré l’opposition secrète des ministres, et la cruauté de quelques gouverneurs de provinces, l’Évangile se répandait parmi les païens ; les conversions se multipliaient, surtout à la capitale. Mais la mort soudaine du roi laissa bientôt le champ libre aux persécuteurs. Ce prince mourut d’une tumeur sur le dos. Un coup de lancette donné à temps eût pu le sauver, mais une loi inflexible de l’étiquette coréenne défend de toucher le corps du roi, même en cas de maladie, et pour le guérir. Cette tumeur dégénéra en une large plaie, et il expira le 28 de la sixième lune de 1800, après vingt-quatre ans de règne.

  1. C’est la manière dont les Coréens prononcent le mot chinois Ly Mateo, nom du père Matthieu Ricci, le grand apôtre de la Chine au xvie siècle.
  2. Peut-être s’agit-il de l’empereur Suen-vang, dont il est parlé dans le Chi-king. — Duhalde, tome III, p. 15.