Histoire de l’Église de Corée/Partie 1/Livre 2/01

Librairie Victor Palmé (1p. 69-81).

LIVRE II

Depuis l’entrée du P. TSIOU en Corée, jusqu’à son glorieux martyre.
1794-1801.




CHAPITRE Ier.

Entrée du P. Tsiou en Corée. — Martyre de ses introducteurs. — Travaux du P. Tsiou.


Nous avons vu qu’en 1790, l’évêque de Péking avait promis aux députés de l’Église coréenne, Paul Ioun et Jean-Baptiste Ou de leur envoyer bientôt un pasteur. Il leur tint parole, et au mois de février 1791, Jean dos Remedios, prêtre séculier de Macao, nommé par lui missionnaire de Corée, partit de Péking. Tous les ans, lorsque l’ambassade coréenne rentre dans le royaume, une foire a lieu sur les frontières de la Chine et de la Corée, et un grand nombre de marchands des deux nations s’y rendent pour faire le commerce. Il avait été convenu avec les envoyés coréens que le prêtre viendrait à la foire de cette année. Des chrétiens coréens, qu’on reconnaîtrait à certains signes, s’y trouveraient aussi, pour le recevoir et pour l’introduire dans leur pays. Après vingt jours de marche, Jean dos Remedios arriva sur les frontières de la Corée, mais les chrétiens coréens, empêchés par la persécution si violente alors, ne parurent pas. Dix jours s’écoulèrent, la foire se termina, l’ambassade rentra en Corée, et le zélé missionnaire, plein de douleur de l’insuccès de son entreprise, fut obligé de revenir à Péking, avec les Chinois qui l’accompagnaient.

Après avoir envoyé le P. dos Remedios en Corée, l’évêque Govea écrivit au pape Pie VI, pour lui annoncer la nouvelle du merveilleux établissement de l’Église dans ce pays. Sa lettre arriva à Rome en 1792. De grandes douleurs affligeaient alors le souverain Pontife, et ce fut au milieu des angoisses de cette terrible époque, qu’il apprit qu’à l’extrémité de l’Orient, de nouveaux fils étaient nés à la sainte Église Romaine, et que Notre Seigneur Jésus-Christ avait déjà des témoins, dans une contrée où jusqu’alors son nom n’avait pas été prêché. En lisant cette lettre, le vicaire de Jésus-Christ versa des larmes de joie, et du fond de son âme donna une première bénédiction à cette église naissante. Le cardinal Antonelli répondit à l’évêque de Péking : « Notre excellent Souverain Pontife a lu avec la plus grande avidité l’histoire que vous avez tracée de ce très-heureux événement. Il en a répandu des larmes bien douces et a éprouvé un plaisir ineffable de pouvoir offrir à Dieu ces prémices de contrées si éloignées. » Plus loin, il ajoutait : « Sa Sainteté aime avec une tendresse toute paternelle ces nouveaux enfants, ces illustres athlètes de Jésus-Christ. Elle désire leur accorder toute sorte de biens spirituels. Quoique absente de corps, elle les voit des yeux de l’esprit, les embrasse tendrement, et leur donne de tout son cœur la bénédiction apostolique. » Enfin il annonçait à l’évêque de Péking, que le Pape, pasteur de l’Église universelle, confiait à ses soins et à sa direction cette nouvelle église, fille de celle de Péking.

Après le retour du P. dos Remedios, l’évêque fut trois années entières sans aucune nouvelle de Corée. Ce silence prolongé était de mauvais augure. D’ailleurs, quelques mots prononcés par des personnes de la suite de l’ambassade, en 1792, lui avaient fait soupçonner qu’on persécutait les chrétiens, et comprendre pourquoi aucun d’eux n’était venu au rendez-vous recevoir le prêtre. Ce ne fut qu’un an plus tard, à l’arrivée de Paul Ioun et de Sabas Tsi, qu’il put connaître tous les détails de cette première persécution. Il était évident qu’il fallait à tout prix, et le plus tôt possible, porter secours à cette Église désolée. L’évêque le comprit, et conféra aussitôt avec les courriers, sur les moyens de faire parvenir un prêtre dans leur patrie. Jean dos Remedios, le premier missionnaire désigné, était mort. Pour le remplacer, l’évêque jeta les yeux sur un jeune prêtre chinois, les prémices du séminaire épiscopal de Péking. Il se nommait Jacques Tsiou, et était originaire de la grande ville de Sou-Tcheou, dans la province de Kiang-nam. Les Portugais l’ont toujours désigné sous le nom de P. Jacques Vellozo. Il n’avait alors que vingt-quatre ans ; mais sa grande piété, son habileté dans la littérature chinoise et dans les sciences ecclésiastiques, sa physionomie assez semblable à celle des Coréens, décidèrent l’évêque de Péking à le choisir, pour cette belle et périlleuse mission.

Le P. Jacques Tsiou, muni de tous les pouvoirs ordinaires et extraordinaires, pour exercer le ministère apostolique, partit donc de Péking, au mois de février 1794. Après vingt jours de marche, il arriva aux frontières de la Corée. Des chrétiens l’attendaient afin de l’introduire et de le conduire jusqu’à la capitale ; mais comme la surveillance était alors très-sévère, par suite des ordres donnés pendant la persécution, il fut convenu que la tentative serait différée jusqu’au mois de décembre. En attendant l’époque fixée, le missionnaire visita les chrétientés de la Tartarie, voisines de la Corée, comme l’évêque de Péking lui en avait donné la commission, dans le cas où il ne pourrait pas pénétrer immédiatement en Corée.

Au mois de décembre, le P. Tsiou revint à Pien-men, où Sabas Tsi et d’autres chrétiens s’étaient rendus, pour lui servir de guides. Le prêtre changea ses habits, arrangea ses cheveux à la Coréenne, et, vers le milieu de la nuit du 23 décembre 1794, franchit le fleuve Apno, la terrible barrière qui le séparait de la Corée. D’autres chrétiens l’attendaient sur la rive coréenne du fleuve, à Ei-tsiou, vis-à-vis Pien-men, et le conduisirent jusqu’à la capitale, où il parvint au commencement de l’année 1795. Son arrivée causa une joie et une consolation inexprimables aux chrétiens qui le reçurent comme un ange descendu du ciel.

Le P. Tsiou fut logé dans la maison préparée par Mathias T’soi au quartier nord de la ville. Il commença par faire préparer tout ce qui était nécessaire pour la célébration du saint sacrifice, et se livra tout entier à l’étude de la langue coréenne, afin de pouvoir, le plus tôt possible, exercer le saint ministère. Le jour du Samedi-Saint, il baptisa plusieurs adultes, suppléa les cérémonies de ce sacrement à quelques autres, et reçut un certain nombre de confessions par écrit. Enfin, le jour de Pâques, il eut pour la première fois, en Corée, le bonheur de célébrer la sainte messe et de donner la communion aux personnes qu’il avait confessées la veille.

Tout alla bien jusqu’au mois de juin. Les chrétiens, au comble de leurs vœux, voulaient tous voir le prêtre, et recevoir les sacrements. Bientôt l’affluence fut extrême. Le P. Tsiou, peu au courant des coutumes du pays, recevait facilement tous ceux qui se présentaient, et nul ne songeait à prendre les précautions exigées par la prudence. Sur ces entrefaites, un bachelier nommé Han Ieng-ik-i, de famille noble, qui n’était chrétien que depuis quelques mois et n’avait qu’une foi peu solide, parvint à se faire introduire auprès du prêtre. Cette entrevue fit naître dans son cœur un dessein pervers. Il alla trouver le frère de Ni Piek-i, ennemi déclaré de la religion, et alors en faveur à la cour. Il lui apprit qu’un prêtre chrétien, chinois de nation, résidait dans la capitale, lui fit connaître la maison où il était caché, et lui donna son signalement. Le premier ministre et le roi lui-même furent bientôt informés de tout. Ordre fut donné au grand juge criminel T’sio Kiou-tsin-i, d’envoyer à l’instant des satellites, pour se saisir sans bruit de l’étranger. C’était le 27 juin. Heureusement, les chrétiens, qui se défiaient un peu du traître, avaient épié ses démarches, et avaient pu connaître à temps ses dénonciations, et les ordres de la cour. Le P. Tsiou, averti, s’était de suite réfugié chez un autre chrétien. Mathias Tsoi resta seul pour garder la maison menacée. Il eût pu chercher son salut dans la fuite, mais afin de mettre entièrement le prêtre en sûreté, il conçut la généreuse résolution de se faire passer pour le Chinois qu’on cherchait. Comme il était d’une famille d’interprètes, et parlait le chinois, il espérait de cette manière réussir plus facilement dans son dessein. Il se coupa donc les cheveux pour mieux contrefaire l’étranger, et attendit paisiblement l’arrivée des satellites. Ceux-ci arrivés à la maison, se précipitèrent sur lui, en criant : « Où est le Chinois ? — C’est moi, » répondit Mathias avec calme. Il fut aussitôt saisi et traîné devant le juge. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir de la méprise. Le prêtre chinois avait été signalé comme portant une barbe assez bien fournie, et Mathias en était dépourvu. On se mit donc de nouveau à la recherche du prêtre, et il n’eût probablement pas échappé longtemps aux poursuites, si le roi, qui craignait de faire souffrir beaucoup d’innocents, n’eût ordonné de procéder dans cette affaire avec plus de modération.

Cependant Paul Ioun et Sabas Tsi, les deux introducteurs du P. Tsiou, avaient aussi été pris le même jour, et réunis à Mathias T’soi. La nuit même de leur arrestation ils furent conduits devant le tribunal. Leur fermeté et la sagesse de leurs paroles déconcertèrent les juges. Des professions de foi claires et généreuses étaient la seule réponse qu’ils faisaient à toutes les questions sur le prêtre étranger, sur son arrivée et sur son séjour dans la capitale. Pour leur arracher des aveux compromettants, on les mit plusieurs fois à la torture, on les accabla de coups, on leur disloqua les bras et les jambes, on leur écrasa les genoux, mais rien ne put faire fléchir leur courage ou lasser leur patience. Une joie céleste inondait leurs cœurs et se répandait jusque sur leurs visages. Enfin le roi, cédant aux réclamations multipliées des ennemis de la religion, signa leur arrêt de mort. La sentence fut exécutée cette nuit-là même dans la prison, et les corps des martyrs furent jetés dans le fleuve. C’était le 12 de la cinquième lune (28 juin 1795). Sabas Tsi était âgé de vingt-neuf ans, Paul Ioun avait trente-six ans, et Mathias T’soi trente et un ans.

Telle fut la récompense magnifique que Dieu donna à ces trois généreux chrétiens qui avaient, au péril de leur vie, introduit un prêtre en Corée, et qui, par leur piété, méritèrent ce bel éloge de l’évêque de Péking. « L’Église de Péking et moi, écrivait-il en 1797, avons été témoins de la piété et de la dévotion de Paul Ioun dans les deux voyages qu’il fit à Péking en 1790. Il y reçut les sacrements de Confirmation, de Pénitence et d’Eucharistie, avec une ferveur si frappante, que plusieurs de nos chrétiens ne purent retenir leurs larmes, dans la joie et l’admiration qu’ils éprouvaient de trouver chez ce néophyte, la modestie, les paroles, les vertus exemplaires d’un vieux chrétien consommé dans la pratique de l’Évangile. En 1793, nous fûmes aussi témoins de la piété de Sabas Tsi, pendant les quarante jours qu’il passa à Péking. Les fidèles de cette ville furent édifiés de sa dévotion, de sa grande ferveur, et de l’effusion de larmes avec lesquelles il reçut les sacrements de Confirmation, de Pénitence et d’Eucharistie. Quant à Mathias T’soi, nous n’avons pas été témoins oculaires de sa foi, parce qu’il n’est pas venu à Péking, mais j’ai appris par le missionnaire de Corée, que ce chrétien a été un des premiers catéchistes, et qu’il s’est distingué par sa ferveur, sa piété et son zèle à étendre la gloire de Dieu[1]. »

Cinq autres chrétiens avaient été arrêtés avec nos trois martyrs, et accusés comme eux de s’être faits les introducteurs du prêtre étranger dans la Corée ; mais ils soutinrent, avec raison, qu’ils n’avaient pris aucune part à son entrée dans le royaume. On voulut les faire apostasier. Ils s’y refusèrent, et confessèrent leur foi au milieu des plus cruels supplices. Après quinze jours de tortures, ils furent mis en liberté, et s’en allèrent joyeux, louant et bénissant Dieu. Quant au dénonciateur Han Ieng-ik-i, il ne recueillit aucun profit de sa trahison. À l’automne de cette même année, il mourut misérablement, loin de sa famille et de sa maison. On dit qu’à l’heure de sa mort, il ne cessait de gémir et de verser des larmes. Puisse-t-il, par un sincère repentir, avoir obtenu de Dieu, le pardon de son crime !

Pendant qu’on mettait à mort ceux qui l’avaient introduit en Corée, et qu’on faisait de tous côtés des recherches pour le saisir, le P. Tsiou était caché dans le bûcher d’une femme chrétienne. Cette néophyte courageuse, qui exposait ainsi sa vie pour le sauver, se nommait Colombe Rang Oan-siouk-i. Comme elle a joué un grand rôle dans l’histoire de la chrétienté à cette époque, nous allons raconter sa vie avec quelque détail. Elle était née dans le Nai-po, d’une famille païenne de demi-nobles, ou, selon l’expression coréenne, de nobles bâtards. On nomme ainsi les familles issues d’une mésalliance. Dès son enfance, Colombe montra une pénétration d’esprit remarquable, jointe à un cœur droit, ferme et courageux. Elle ne se permettait point d’actions mauvaises, et supportait avec beaucoup de patience le caractère acariâtre de sa mère. Son âme élevée aspirait déjà à quelque chose de grand. Elle s’appliquait à pratiquer les maximes de la religion de Fo, et avait même formé, dit-on, le dessein de quitter le monde, pour se livrer toute entière aux exercices religieux de cette secte.

Colombe fut mariée à un demi-noble du district de Tek-san, nommé Hong Tsi-ieng-i, qui avait perdu sa première femme. C’était un homme d’une simplicité extrême, entièrement dépourvu des qualités de l’intelligence, avec lequel Colombe avait bien de la peine à vivre en bonne harmonie, et qui lui causait beaucoup de chagrins. Elle faisait néanmoins tous ses efforts pour lui être agréable, et par ses prévenances et sa douceur, elle sut gagner l’affection de sa belle-mère dont le caractère était assez difficile. Colombe était mariée depuis quelque temps, quand pour la première fois elle entendit un parent de son mari, nommé Paul, parler de la religion du Maître du ciel. Ce mot la frappa. « Le Maître du Ciel, se dit-elle, ce doit être le maître du ciel et de la terre. Le nom de cette religion est juste, et sa doctrine doit être vraie. » Elle demanda des livres, et en les lisant, son cœur comprit la grandeur et la beauté de la vérité évangélique. Elle s’attacha à la religion par toutes les puissances de son âme et, dès ses premiers pas dans la vie chrétienne, aspira aux vertus héroïques. Son assiduité à remplir tous ses devoirs, sa ferveur, sa mortification étaient admirables. Elle s’appliqua aussitôt à convertir sa maison, ses parents et ses amis ; et son zèle s’étendit jusqu’aux villages voisins. Son mari fut le principal objet de sa sollicitude. Quand elle l’exhortait à se faire chrétien, il disait : « C’est vrai, c’est vrai, » mais quand ensuite les ennemis de la religion la décriaient, il remuait la tête en signe d’approbation, et accordait pleine créance à leurs paroles. Si sa femme le réprimandait, il versait des larmes et regrettait ses torts, puis si de mauvais amis revenaient le voir, il agissait comme auparavant. Colombe, malgré tous ses efforts, n’aboutissait à rien, et elle vit bien qu’elle ne pourrait jamais parvenir à lui faire pratiquer sérieusement la religion.

Elle s’appliqua aussi à convertir sa belle-mère. Cette dernière commença à servir Dieu et à réciter les prières chrétiennes, mais elle ne pouvait se résoudre à abandonner le culte des ancêtres. Colombe l’exhortait sans cesse, et surtout adressait à Dieu de ferventes prières, pour obtenir sa conversion entière. Ses prières furent enfin exaucées. Un jour que la belle-mère balayait la salle des ancêtres, un fracas horrible se fit entendre tout à coup, les poutres et les colonnes de la chambre étaient ébranlées. Saisie de frayeur à ce bruit étrange, dont il était impossible de découvrir la cause, cette femme courut se jeter entre les bras de sa bru et abjura ses vaines superstitions. Après cette victoire, Colombe convertit encore son père et sa mère, qui moururent tous deux d’une manière édifiante.

En 1791, lorsque la persécution éclata, Colombe secourut les confesseurs de la foi, préparant leur nourriture et la leur portant dans les prisons. Elle fut arrêtée et conduite devant le gouverneur de Hong-tsiou. Nous ignorons les détails de son interrogatoire, mais il paraît qu’elle fut remise en liberté sans avoir eu de tourments à endurer, et sans avoir prononcé une seule parole d’apostasie. Peu de temps après, elle se sépara de son mari auquel elle confia le soin de ses terres, et accompagnée de sa belle-mère, de sa fille et de Philippe Hong, fils que son mari avait eu d’un premier mariage, elle vint résider à la capitale. Le motif qui la portait à agir de la sorte ne nous est pas bien connu. Les uns disent que ce fut le désir de vivre dans la continence ; d’autres assurent qu’elle cherchait seulement à se trouver au milieu de chrétiens plus fervents ; enfin, d’après la sentence rendue plus tard contre elle, elle aurait été chassée par son mari lui-même. Celui-ci, en effet, effrayé par la persécution, et n’ayant nulle envie de pratiquer la religion, aura pu lui ordonner de se retirer de chez lui. Cette dernière explication est beaucoup plus probable.

Colombe était donc à la capitale, lorsque le P. Tsiou y arriva. Elle avait même aidé Sabas Tsi et ses compagnons dans leur périlleuse entreprise. Le prêtre la distingua bien vite entre toutes les chrétiennes qu’il put voir. Ravi de joie de trouver, dès son arrivée, une auxiliaire si dévouée, il la baptisa et lui donna la fonction de catéchiste chargée de tout ce qui concernait l’instruction des femmes, emploi dont elle s’acquitta avec autant d’activité que d’intelligence. Lorsque le missionnaire fut trahi et poursuivi par les satellites, Colombe, avertie à temps, conçut la généreuse pensée de le sauver. Elle le cacha dans le bûcher de sa maison, et l’y nourrit pendant trois mois à l’insu de tous, et même de sa belle-mère et de son fils Philippe. Elle était cependant très-affligée de ne pouvoir offrir au prêtre un asile plus commode, mais elle n’osait pas se confier à sa belle-mère, qu’elle voyait bien éloignée de ses généreuses dispositions. Elle entreprit cependant de toucher son cœur. Elle se mit à pleurer et à gémir presque continuellement : elle ne mangeait et ne dormait presque plus. Sa belle-mère, craignant de la perdre, voulut savoir la cause de son chagrin. Colombe lui dit : « Le prêtre est venu ici, au péril de sa vie, pour sauver nos âmes, et nous n’avons rien fait pour reconnaître ses bienfaits, et il est aujourd’hui sans asile. À moins d’être de pierre ou de bois, comment ne serais-je pas vivement affligée à cette pensée ? Je vais donc m’habiller en homme, et parcourir le pays pour tâcher de le trouver et de le secourir. — La belle-mère répondit en pleurant : Si vous agissez ainsi, qui aurai-je pour appui ! Je vous suivrai donc et je mourrai avec vous. — Vénérable mère, reprit Colombe, je suis bien consolée de voir à quel degré de vertu vous êtes arrivée. Je ne craindrais certainement pas d’exposer ma vie pour sauver le missionnaire, mais dans des circonstances si difficiles, nous ne pourrions pas le trouver, et nous nous exposerions inutilement. Le Seigneur du ciel qui sait tout, et qui pénètre le cœur des hommes, voit notre bonne volonté, et il permettra peut-être que le Père vienne près de nous. S’il se présentait, oseriez-vous le recevoir ? Si vous me donnez l’assurance de votre consentement, votre fille aura aussitôt l’âme en paix. Elle reprendra sa joie première, et s’acquittera envers vous jusqu’à la mort des devoirs de la piété filiale. — La mère répondit : Je ne veux pas me séparer de vous, faites tout ce que vous voudrez. » — Aussitôt Colombe tressaillant de joie courut à la cachette du prêtre, et l’introduisit dans la salle d’honneur. Ce fut là que le P. Tsiou, protégé par l’usage coréen qui interdit aux étrangers l’entrée des maisons nobles, fit sa résidence habituelle pendant trois ans.

Au mois de septembre 1796, le P. Tsiou écrivit à l’évêque de Péking, pour lui faire connaître sa position et l’état de la chrétienté coréenne. Les continuelles perquisitions de la police, et le redoublement de surveillance, surtout aux frontières, ne lui avaient pas permis de le faire l’année précédente. Thomas Hoang Sim-i, né à Siong-meri, au district de Tek-san, et l’un de ceux qui avaient attendu le prêtre sur la frontière en 1795, fut choisi pour courrier. Il dut acheter à prix d’argent une place de domestique auprès d’un des membres de l’ambassade. Ayant caché soigneusement dans ses habits les deux morceaux de soie sur lesquels étaient écrites la lettre latine du P. Tsiou, et la lettre des chrétiens en caractères chinois, il se mit en route, et, le 28 janvier 1797, arriva à Péking. L’évêque Govea passa de l’extrême inquiétude à la joie la plus vive, en lisant les lettres du missionnaire et des chrétiens. Dans sa lettre, le prêtre parlait des moyens de procurer la paix à l’Église coréenne. Le meilleur à ses yeux eût été de demander à la cour de Portugal, un ambassadeur qui viendrait saluer le roi de Corée, et faire alliance avec lui. Avec cet ambassadeur, on eût envoyé des prêtres savants dans les mathématiques et dans la médecine, qui auraient pu s’établir dans le pays, et que le gouvernement coréen eût traité favorablement, par égard pour le roi de Portugal. Nous ignorons si la demande de cette ambassade fut faite. Ce qui est certain, c’est que jamais personne ne fut envoyé.

Aussitôt que le P. Tsiou connut suffisamment la langue coréenne et les usages du pays, il s’occupa de l’administration des chrétiens, mais avec les plus grandes précautions. Lorsqu’il sortait. Colombe seule savait où il allait. On cachait soigneusement toutes ses démarches ; il n’avait de rapport qu’avec les chrétiens les plus sûrs, et le plus grand nombre, surtout dans les provinces, soupçonnaient à peine qu’il y eût un prêtre en Corée. Il ne se montrait même pas à tous les membres des familles qui le recevaient, et plusieurs fois des serviteurs même chrétiens purent seulement deviner sa présence, qui n’était publiquement avouée de personne. L’extrait suivant d’une lettre écrite par un chrétien de l’époque, va nous donner une idée de la rigueur avec laquelle le secret était gardé.

L’auteur de cette lettre est Pierre Sin Tai-po, martyrisé en 1839. Il l’écrivit dans sa prison en 1838, sur un ordre de M. Chastan, qui recueillait avec soin tous les souvenirs des vieillards concernant les premiers temps du christianisme en Corée. Jean Ni Ie-tsin-i, dont il est ici question, est le même que nous verrons plus tard renouer les communications avec Péking.

« Mon parent Jean Ni Ie-tsin-i et moi, étions chrétiens depuis cinq ans, mais assez peu fervents. Nous désirions vivement voir le prêtre, et depuis longtemps je fatiguais de questions un chrétien de mes amis, fonctionnaire public. Une nuit, je couchai chez lui, et le matin, en réponse à mes instances, il se leva, tira de son armoire une paire de bas d’enfants, et me donna ces bas en me disant de les chausser. Les ayant regardés, il me parut qu’un enfant lui-même ne pouvait les mettre, et tout étonné je dis : « Ceci est une mauvaise plaisanterie. Pourquoi engagez-vous une grande personne à mettre des bas d’enfant ? » — Il me répondit : « La religion étant très-équitable, il n’y a, vis-à-vis d’elle, ni grands ni petits, ni nobles ni roturiers. C’est à peu près comme ces bas qui, souples et élastiques, vont aux grands pieds comme aux petits. Dans la religion, avec de la ferveur, on peut voir le prêtre, comme ces bas avec un peu d’efforts chaussent bien, même un grand pied. » En effet, je parvins à les mettre. C’étaient des bas venus d’Europe qui, travaillés avec de la laine, s’élargissaient autant qu’on voulait. Je multipliai mes questions, mais inutilement, je n’obtins pas un mot de plus. Je revins dix jours plus tard, j’interrogeai d’autres chrétiens, j’envoyai Jean Ni à son tour. Partout silence absolu. En somme, Jean Ni et moi finies successivement sept ou huit voyages à la capitale, dont notre demeure était éloignée de cent quarante lys, et toujours sans succès. Jean Ni laissa même sa famille pour venir se fixer à Séoul afin de saisir plus facilement une occasion favorable… Malgré tout, nous n’eûmes jamais la consolation de voir le prêtre. La nouvelle de sa mort nous arriva plus tard, et ne fit qu’augmenter nos regrets. »

Combien d’autres démarches analogues durent être faites, dans le même temps, par un grand nombre d’âmes qui avaient faim et soif des grâces de Dieu ! et quelle leçon pour tant de chrétiens qui, vivant au milieu des secours de la religion songent si peu à en profiter ! Nous ne devons pas cependant blâmer comme exagérées, ces précautions si sévères. La présence du prêtre en Corée était connue du gouvernement, les recherches étaient continuelles, les arrestations se succédaient tous les jours. Pouvait-on prendre trop de soin pour conserver l’unique pasteur, sur la tête duquel semblait reposer le salut de tout le troupeau.

Le P. Tsiou étant environné d’un tel mystère, il ne faut pas s’étonner que la tradition coréenne ne nous apprenne presque rien sur ses travaux apostoliques. On sait seulement qu’à la capitale il allait quelquefois chez Augustin Tieng Iak-tsiong, chez Alexandre Hoang Sa-ieng-i et chez Antoine Hong An-tang. Il visita aussi plusieurs fois le palais Iang-tsiei-kong ou Piei-kong, et probablement y séjourna quelque temps. Ce palais appartenait à un frère bâtard du roi nommé Ni In ou Il-oang-sou, dont le fils Tam avait été mis à mort, comme coupable de conspiration. Les grands eussent voulu aussi qu’on fît mourir le père, mais le roi ne l’avait pas permis, et s’était contenté de l’exiler dans l’île de Kang-hoa. Il n’était resté dans son palais Piei-kong que deux femmes, l’épouse du prince exilé, et sa belle-fille, veuve de Tam. Une chrétienne, ayant pitié de leur infortune, leur parla de religion vers l’année 1791 ou 1792. Le malheur avait préparé leurs âmes, elles se convertirent, mais personne n’osait avoir de rapport avec elles sous le prétexte que cela pourrait attirer de fâcheuses affaires. Seule, la généreuse Colombe n’eut pas cette crainte ; elle alla voir les deux princesses, conduisit même le prêtre chez elles, et leur fit recevoir les sacrements. La femme de Ni In s’appelait Marie Song, et sa belle-fille Marie Sin. Elles devinrent toutes deux très-ferventes, convertirent plusieurs de leurs esclaves, et s’agrégèrent à la confrérie Mieng-to, ou de l’instruction chrétienne. Elles étaient heureuses de recevoir le prêtre dans leur palais. Lorsqu’il s’y trouvait, il était caché dans une chambre séparée, attenante à la maison de Hong An-tang, et communiquant avec cette dernière par un trou secrètement pratiqué dans la muraille. Le prince exilé eut connaissance de ce qui se passait dans son palais, et n’y mit aucun obstacle. Cependant lui-même ne se fit jamais chrétien.

Le P. Tsiou fit aussi plusieurs tournées dans les provinces. Il alla au district de Nie-tsiou, dans la famille du martyr Paul Ioun, son introducteur. Il résida quelque temps chez Augustin Niou Hang-kem-i, à Tso-nam-i, district de Tsien-tsiou, province de Tsien-la, On sait aussi qu’il passa dans les districts de Ko-san, Nam-po, Kong-tsiou, On-iang, et dans le Nai-po. Mais à quelle époque précise fit-il ces différentes excursions ? avec quel succès ? nous l’ignorons. Les mémoires du temps ne nous ont laissé aucun détail. Ce qui est certain, c’est que la plupart des fidèles ne purent alors participer à la réception des sacrements, à cause du secret inviolable qui devait partout protéger le missionnaire, et des autres difficultés de tout genre, causées par la persécution.

Les chrétiens sont du reste unanimes à faire l’éloge du P. Tsiou. Ils nous le représentent infatigable au travail, se réservant à peine le temps nécessaire pour manger et pour dormir. La nuit, il exerçait le saint ministère ; le jour, il traduisait des livres ou en composait de nouveaux. Il jeûnait, se mortifiait et se sacrifiait tout entier à son devoir. Il semble même que Dieu voulut rehausser par des miracles l’éclat des vertus de son serviteur. Une tradition respectable rapporte qu’un jour, pendant son séjour à la capitale, un incendie éclata au quartier T’sang-kol. Le feu durait depuis vingt-quatre heures, lorsque le prêtre, désolé de ses affreux ravages, et ne pouvant aller lui-même sur les lieux, envoya le jeune Song, fils de Philippe Song, avec ordre de jeter de l’eau bénite sur les flammes. Le jeune homme s’acquitta de la commission, pendant que le P. Tsiou demeurait en prière, et presque aussitôt le vent changea, et poussa les flammes du côté où il ne restait plus que des ruines.

La prudence du prêtre, disent les relations coréennes, ses talents, son zèle, ses vertus, le mettaient au-dessus du commun des hommes. Il était environné de dangers ; néanmoins, semblable au Koue[2] dont on a réussi à cacher les angles, en l’environnant de cent pointes différentes, il sut, à force de précautions et d’expédients, se sauver de tous les mauvais pas. Lorsqu’il entra en Corée, la sainte religion du Maître du ciel ne faisait encore que de naître. L’éclat de sa doctrine était comme voilé par la grande ignorance des chrétiens. Pour remédier à ces maux, il ne se contenta pas de composer des livres, et de répandre lui-même l’instruction, mais il corrigea les abus, d’une main ferme et sage, et parvint à faire observer fidèlement par tous les pratiques de la foi. Il institua, sur le modèle d’une association semblable depuis longtemps établie à Péking, le Mieng-to ou confrérie de l’instruction chrétienne, que nous avons mentionnée plus haut. Le but des associés était de s’encourager et de s’aider mutuellement, d’abord à acquérir eux-mêmes une connaissance approfondie de la religion, et ensuite à la répandre parmi leurs amis chrétiens et païens. Augustin Tieng Iak-tsiong fut établi président de cette confrérie. Le P. Tsiou désigna ensuite les lieux de la ville où devaient se tenir les assemblées, nomma les chefs qui devaient y présider, statua que les hommes y assisteraient séparés des femmes, en un mot, il régla tout avec poids et mesure. Échauffés par son zèle, tous les confrères s’empressaient de venir recevoir le billet que les chefs distribuaient mois par mois, à chacun des membres, leur assignant pour patron un des saints honorés par l’Église durant ce mois ; c’est ce qu’on appelait le billet du patron. Cette pratique se répandit peu à peu dans tout le royaume, et produisit des fruits merveilleux.

Dans tous ses efforts, le prêtre était très-efficacement secondé par Colombe Kang. À l’intérieur de sa maison, elle prenait soin du prêtre, et lui fournissait tout ce qui lui était nécessaire ; à l’extérieur, elle était mêlée à toutes les affaires importantes, et Dieu bénissait ses entreprises en les faisant toujours réussir. Comme elle joignait à une instruction solide, une grande facilité d’élocution, elle convertit beaucoup de personnes de son sexe, parmi lesquelles un certain nombre de femmes de la plus haute noblesse. La loi du royaume n’infligeant aucun supplice aux femmes nobles, hors le cas de rébellion, ces néophytes ne s’inquiétaient pas de la prohibition du gouvernement.

Colombe réunissait aussi un grand nombre de jeunes filles et les instruisait solidement. Elle fut aidée dans cette bonne œuvre par la vierge Agathe Ioun, qui s’était retirée auprès d’elle et dont nous parlerons plus tard. Ces jeunes filles, après leur mariage, devenaient autant d’apôtres zélés, prêchaient la foi chrétienne dans leurs nouvelles familles, et souvent convertissaient leurs parents et connaissances. Douée d’une énergie et d’une activité extraordinaire, aidée par une grâce particulière d’en haut, Colombe animait et dirigeait toutes les œuvres de charité. Tous les chrétiens l’aimaient et l’admiraient. « Elle exhortait tout le monde, disent-ils, avec autant de fermeté que de prudence, et disposait, pour ainsi dire, de tous à son gré. Quoiqu’il y eût, parmi les hommes, beaucoup de chrétiens fervents, tous subissaient volontiers son influence, et se conformaient à ses vues avec la même précision que le son d’une cloche suit le coup du marteau. Elle gagnait les cœurs par son ardente charité, comme le feu embrase la paille. Dans les affaires compliquées et les grandes difficultés, elle tranchait avec la même dextérité qu’une main sûre coupe et divise une touffe de racines entrelacées. » Aussi doit-on, en toute justice, lui attribuer une grande partie des progrès que fit la religion à cette époque. Ces progrès furent très-considérables, et nous pouvons les résumer en un mot. Avant l’arrivée du P. Tsiou, les chrétiens de Corée étaient environ quatre mille ; quelques années après, leur chiffre s’élevait à dix mille.

  1. Nouvelles Lettres édif. T. 5.
  2. Le Koue est une tranche d’ivoire avec laquelle on représente les mandarins des anciennes dynasties.