Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 64

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 266-268).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi, 30 de mars, à la pointe du jour. Un accident que je n’ai pu prévoir a causé ma négligence. C’est le nom que je donne à l’interruption de mes lettres, parce qu’en attendant que je me sois expliquée, je conçois que vous n’avez pu lui en donner d’autre. Dimanche au soir, un courier de Madame Larkin, dont je vous ai représenté la situation dans une de mes lettres précédentes, est venu presser ma mère de retourner chez elle. Cette pauvre femme, toujours effrayée de la mort, était une de ces imaginations foibles qui se persuadent qu’un testament signé en est le présage infaillible. Elle avait toujours répondu, lorsqu’on l’avertissait d’y penser, qu’elle ne survivrait pas long-temps à cette cérémonie ; et je me figure qu’elle s’est crue obligée de vérifier son langage, car depuis ce moment elle n’a fait qu’aller de mal en pis. Comme ces craintes agissaient autant sur l’esprit que sur le corps, on nous a raconté que dans l’espérance de se rétablir, elle avait pensé plus d’une fois à brûler le testament. Enfin, les médecins lui ayant déclaré qu’il lui restait peu de tems à vivre, elle a fait dire à ma mère qu’elle ne pouvait mourir sans l’avoir vue. J’ai représenté que, si nous souhaitions qu’elle se rétablit c’était une raison pour ne pas la voir. Mais ma mère s’est obstinée à vouloir partir ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’elle a voulu que je fusse du voyage. Si j’avais eu plus de temps pour faire valoir mes raisons, il y a bien de l’apparence que j’en aurais été dispensée ; mais le courier étant arrivé fort tard, je n’ai reçu l’ordre que le lendemain au matin, une heure avant le départ ; et le dessein était de revenir le même jour. On a répondu à mes représentations que je ne me plaisais qu’à contredire, que ma sagesse engageait toujours les autres dans quelque folie, et qu’à propos ou non, on exigeait pour cette fois de la complaisance. Je ne puis donner qu’une explication à ce caprice de ma mère. Elle voulait se faire escorter de M Hickman, et lui procurer la satisfaction de passer le jour avec moi, (que je souhaiterais d’en être sûre !) pour m’écarter, autant que je me l’imagine, d’une compagnie qu’elle redoute pour lui et pour moi. Le croiriez-vous, ma chère ? Aussi sûrement que vous êtes au monde, elle tremble pour son favori, depuis la longue visite que votre Lovelace m’a rendue pendant sa dernière absence. Je me flatte que vous n’en êtes pas jalouse aussi. Mais réellement, il m’arrive quelquefois, lorsque je suis fatiguée d’entendre louer Hickman plus qu’il ne mérite, de me venger un peu, en relevant dans Lovelace des qualités personnelles que l’autre n’aura jamais. Mon dessein, comme je dis, est un peu de la mortifier. Pourquoi ne lui rendrais-je pas le change ? Je suis sa fille pour quelque chose. Vous savez qu’elle est passionnée, et que je suis une créature assez vive. Ainsi vous ne serez pas surprise que ces occasions n’arrivent jamais sans querelle. Elle me quitte : mon devoir, entendez-vous, ne me permettrait pas de me retirer la première : et je me trouve alors toute la liberté dont j’ai besoin pour vous écrire. Je vous avouerai, en passant, qu’elle ne goûte pas trop notre correspondance : pour deux raisons, dit-elle ; l’une que je ne lui communique pas tout ce qui se passe entre nous ; l’autre, qu’elle s’imagine que je vous endurcis contre ce qu’elle appelle votre devoir : et si vous voulez savoir pourquoi elle lui donne ce nom, c’est que, dans ses idées, comme je vous l’ai déjà fait entendre, le tort ne peut jamais être du côté des père et mère, ni la raison de celui des enfans. Vous pouvez juger, par tout ce que je viens d’écrire, avec combien de répugnance je me suis soumise à cet acte d’autorité maternelle, qui m’a paru sans rime et sans raison. Mais l’obéissance étant exigée, il a fallu se rendre, quoique je n’en aie pas été moins persuadée que le bon sens parlait pour moi. Vous m’avez toujours fait des reproches sur ces occasions, et plus que jamais dans vos dernières lettres. Une bonne raison, me direz-vous, c’est que je ne les avais jamais tant mérités. Il faut donc vous remercier de votre correction, et vous promettre même que je m’efforcerai d’en profiter. Mais vous me permettrez de vous dire que vos dernières aventures, méritées ou non, ne sont pas propres à diminuer ma sensibilité. Nous ne sommes arrivées que lundi après midi chez notre vieille mourante, par la faute de M Hickman, qui avait eu besoin de deux grosses heures pour ajuster ses bottines. Vous devinerez bien que pendant la route, mes sentimens se sont un peu exercés sur lui. Le pauvre homme regardait ma mère. Elle était si piquée de mon air chagrin et de mes oppositions au voyage, qu’elle a passé la moitié du chemin sans m’adresser une parole ; et lorsqu’elle a commencé à parler, je voudrais, m’a-t-elle dit, ne vous avoir pas amenée. Vous ne savez ce que c’est que d’obliger. C’est ma faute, et non celle de M Hickman, si vous êtes ici malgré vous. Ensuite ses attentions ont redoublé pour lui, comme il arrive toujours lorsqu’elle s’aperçoit qu’il est maltraité. Mon dieu, ma chère, j’ai moins de tort que vous ne pensez. Le temps où l’on cherche à nous plaire est le meilleur temps de notre vie. Les faveurs sont la ruine du respect. Un juste éloignement sert à l’augmenter. Son essence est l’éloignement. Lorsqu’on veut un peu considérer combien ces traîtres d’hommes se rendent familiers pour un sourire, et de quelle terreur ils sont frappés lorsqu’ils nous voient froncer le sourcil, qui ne prendrait pas plaisir à les tenir dans cet état, et à jouir d’un pouvoir qui doit durer si peu ? Ne me grondez pas de ces sentimens. C’est la nature qui m’a formée telle que je suis. Je m’en trouve bien ; et sur ce point, je vous assure que je ne me changerais pas pour une autre. Ainsi, trève de gravité là-dessus, je vous en supplie. Je ne me donne pas pour une créature parfaite. Hickman prendra patience. De quoi êtes-vous inquiète ? Ma mère ne contrebalance-t-elle pas toutes ses souffrances ? Et puis, s’il se trouve à plaindre dans sa situation, il ne mérite pas d’être jamais plus heureux. Nous avons trouvé cette pauvre femme au dernier soupir, comme nous nous y étions attendues. Quand nous serions arrivées plutôt, il nous aurait été impossible de revenir le même jour. Vous voyez que j’excuse M Hickman autant que je le puis ; et je vous assure néanmoins que je n’ai pas même pour lui votre goût conditionnel . Ma mère est demeurée assise toute la nuit, comptant que chaque soupir de sa vieille amie serait le dernier. Je lui ai tenu compagnie jusqu’à deux heures. Jamais je n’avais vu les approches de la mort dans une personne avancée en âge, et j’en ai été vivement touchée. Ce spectacle est terrible pour ceux qui sont en bonne santé. On a pitié des souffrances dont on est témoin ; on a pitié de soi-même, en considérant qu’on est destiné au même sort ; et c’est un double sujet d’attendrissement. Madame Larkin s’est soutenue jusqu’au mardi matin, après avoir déclaré à ma mère qu’elle l’avait nommée pour l’exécution de son testament, et qu’elle nous a laissé quelques témoignages d’affection dans les articles. Le reste du jour s’est passé en éclaircissement de succession, par lesquels ma cousine Jenny se trouve avantageusement pourvue. Ainsi nous ne sommes parties que mercredi matin ; d’assez bonne heure à la vérité pour être revenues avant midi, parce qu’il n’y avait plus de bottines qui pussent nous retarder : mais quoique j’aie envoyé sur le champ Robert à l’allée verte, et qu’il m’ait apporté toutes vos lettres jusqu’à mercredi à midi, j’étais si fatiguée, et si frappée d’ailleurs du spectacle que j’avais encore devant les yeux (aussi bien que ma mère, qui en est indisposée contre ce bas monde, quoiqu’elle n’ait aucune raison de haïr la vie), que je n’ai pu vous écrire assez tôt pour renvoyer Robert avant la nuit. Cette lettre, que vous trouverez dans votre promenade du matin, n’étant que l’apologie de mon silence, je ne serai pas long-temps sans vous en écrire une autre. Fiez-vous au soin que je prendrai d’éclairer la conduite de Lovelace dans son hôtellerie. Un esprit aussi remuant que le sien peut être suivi à la trace. Mais ne dois-je pas vous croire à présent de l’indifférence pour sa personne et pour sa conduite ? Car votre demande a précédé l’offense mortelle dont vous vous plaignez. Je n’en ferai pas moins mes informations. Il y a beaucoup d’apparence qu’elles serviront à confirmer vos dispositions implacables. Cependant, si le pauvre homme (aurai-je pitié de lui pour vous, ma chère ?) était privé du plus grand bonheur qu’un mortel puisse recevoir, et qu’avec si peu de mérite il a la présomption de désirer, il aura couru les plus grands périls, gagné des rhumes, hasardé la fièvre, soutenu les plus grandes indignités, et bravé les rigueurs des saisons, sans en tirer aucun fruit ! Votre générosité, du moins, ne vous dit-elle rien en sa faveur ? Pauvre Lovelace ! Je ne voudrais pas vous causer des battemens de cœur, ni rien qui leur ressemble ; pas même un de ces traits de sensibilité qui partent comme l’éclair, et qui sont aussitôt repoussés par une discrétion dont notre sexe n’offrirait pas d’autre exemple. Non, ce n’est pas mon dessein ; mais, pour vous éprouver à vos propres yeux, plutôt que par un impertinent excès de raillerie, que vous ne laisseriez pas de pardonner à l’amitié, je veux imiter ceux qui font sonner une guinée suspecte pour l’éprouver, et vous sonder encore une fois, en répétant : pauvre Lovelace ! Eh bien ! Ma chère, qu’en est-il ? Et, comme dit ma mère à M Hickman, lorsqu’elle lui voit l’air mortifié des rigueurs de sa fille, comment vous trouvez-vous à présent ?