Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 63

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 262-265).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi, à neuf heures du matin. Ma promenade du matin m’a déjà fait trouver une réponse de M Lovelace à la lettre que je lui écrivis hier au soir. Il doit avoir avec lui une plume, de l’encre et du papier, car elle est datée du taillis ; avec cette circonstance, qu’il l’a écrite sur un genou, et l’autre à terre. Vous allez voir néanmoins que ce n’est pas un sentiment de respect pour celle à qui elle est adressée. Qu’on a raison de nous instruire de bonne heure à tenir ce sexe dans l’éloignement ! Un cœur simple et ouvert, qui se fait une peine de désobliger, se laisse mener plus loin qu’il ne veut. Il n’a que trop de facilité à se gouverner par les mouvemens d’un caractère hardi, qui prend droit des moindres avantages pour augmenter ses prétentions. Rien n’est si difficile, ma chère, pour une jeune personne de bon naturel, que de dire non, lorsqu’elle est sans défiance. L’expérience sert peut-être à resserrer le cœur et à l’endurcir, quand il s’est trouvé mal de cette facilité excessive : et la justice le demande aussi ; sans quoi, l’inégalité serait criante dans les loix mutuelles du commerce. Pardonnez mes graves réflexions. Cet étrange homme m’a furieusement piquée. Je vois que sa douceur n’était qu’un artifice. Le fond de son naturel est l’arrogance, et je ne lui trouve que trop de rapport avec ceux dont j’éprouve ici la dureté. Dans la disposition où je suis, je doute que je sois jamais capable de lui pardonner, puisque rien ne peut rendre son impatience excusable, après le soin que j’avais eu d’expliquer mes conditions. Moi, souffrir tout ce que je souffre à son occasion, et me voir traitée néanmoins comme si j’étais obligée de supporter ses insultes ! Mais prenez la peine de lire sa lettre : grand dieu ! Que faut-il que je devienne ? Où trouverai-je la force de soutenir un revers si terrible ? Sans cause, sans raison nouvelle qui puisse du moins adoucir l’amertume de mon cœur… j’écris sur un genou, l’autre plié dans la fange ; les pieds engourdis d’avoir erré toute la nuit au travers des plus épaisses rosées ; mes cheveux et mon linge humide ; à la première pointe du jour ; sans avoir le soleil pour témoin… puisse-t-il ne se lever jamais pour moi, s’il ne doit pas apporter quelque soulagement à mon cœur désespéré ! Ce que je souffre est proportionné à la joie de mes fausses espérances. Est-il donc vrai que vous touchiez au moment critique ? Quoi ! Cette raison même ne devait-elle pas me faire attendre une entrevue qui m’avait été promise ? Je puis écrire tout ce que j’ai dans l’esprit ! Non, non, il est impossible. Je n’écrirais pas la centième partie de mes idées, de mes tourmens et de mes craintes. ô sexe incertain ! Sexe ami du changement ! Mais se peut-il que Miss Clarisse… pardonnez, mademoiselle, au trouble d’un infortuné, qui ne sait ce qu’il écrit. Cependant je dois insister, j’insiste sur votre promesse. Vous devez avoir la bonté, ou de justifier mieux votre changement, ou de reconnaître qu’on a prévalu sur votre esprit par des raisons que vous ne me communiquez pas. C’est à celui que la promesse regarde, qu’appartient le droit d’en dispenser ; à moins qu’il ne soit survenu quelque nécessité apparente, qui ôte le pouvoir de la remplir. La première promesse que vous m’ayez jamais faite ! Une promesse à laquelle, peut-être, la mort et la vie sont attachées ! Car est-il donc certain que mon cœur soit capable de digérer le barbare traitement dont vous êtes menacée par rapport à moi ? vous préféreriez la mort à Solmes, (que mon ame est indignée d’une odieuse concurrence !) ô cher objet de mes affections, qu’est-ce que des paroles ? Et les paroles de qui ? De la plus adorable… mais de celle qui manque sur le champ à sa première promesse. Après vous l’avoir vu rompre si légèrement, comment pourrais-je me reposer sur une assurance qui sera combattue par des devoirs supposés, par une persécution plus enflammée que jamais, et par une haine ouvertement déclarée contre moi ? Si vous voulez prévenir les égaremens de mon désespoir, rendez-moi l’espérance que vous m’avez ravie. Renouvelez votre promesse : c’est mon sort qui touche véritablement à son point critique. Pardon, adorable Clarisse ! Pardonnez tout ce qui échappe au désordre de mon ame. Je crains d’avoir trop écouté le mouvement de ma douleur. J’écris au premier rayon de lumière, qui m’a servi à lire votre lettre, c’est-à-dire, l’arrêt de mon infortune. Je n’ose relire ce que j’ai écrit. Il faut que vous receviez les expressions de mon transport. Elles serviront à vous faire connaître l’excès de mes craintes, et le malheureux pressentiment qui me fait regarder l’oubli de votre première promesse comme le prélude d’un changement bien plus redoutable. D’ailleurs, il ne me reste plus de papier pour recommencer ma lettre dans le lieu obscur où je suis. Tout me semble enséveli dans la même obscurité, mon ame, et toute la nature autour de moi. Ma confiance est dans votre bonté. Si quelque excès de chaleur dans mes termes vous inspire plus de mécontentement que de pitié, vous faites tort à ma passion, et je comprendrai trop bien que je dois être sacrifié à plus d’un ennemi. Pardon encore une fois : je ne parle que de Solmes et de votre frère. Mais si, ne consultant que votre générosité, vous excusez mes transports, et vous me renouvelez la promesse d’une entrevue ; que ce dieu, que vous faites profession de servir, et qui est le dieu de la vérité et des promesses, vous récompense de l’un et de l’autre, et d’avoir rendu la vie, avec l’espérance, à celui qui vous adore. Lovelace. Ma réponse est prête, et j’en joins ici la copie sans aucun regret. Mercredi matin. Je suis étonnée, monsieur, de la liberté de vos reproches. Importunée par vos instances, qui m’ont arraché, contre mon inclination, un consentement pour une entrevue secrette, dois-je être en butte à vos injures et à vos réflexions sur mon sexe, parce que je me suis crue obligée, par la prudence, de changer de résolution ? Et ne m’étais-je pas réservé cette liberté, lorsque je vous ai laissé des espérances auxquelles il vous plaît de donner le nom de promesse ? Je connaissais par quantité d’exemples votre caractère impatient ; mais il est heureux pour moi d’en avoir un qui m’apprenne que votre considération ne va pas plus loin pour moi que pour les autres. Deux motifs doivent vous avoir ici gouverné ; une facilité que je me reproche, et votre propre présomption : le second, qui vous a fait abuser de l’autre, m’alarme trop sérieusement, pour ne me pas faire souhaiter que votre dernière lettre soit la conclusion de toutes les peines que vous avez essuyées de la part, ou à l’occasion de Clarisse Harlove. Je me crois sûre de votre approbation, ma chère, lorsque je mets un peu de fermeté dans mes discours ou dans mes lettres. Malheureusement je n’ai que trop de raison d’en user, puisque les personnes avec lesquelles je suis aux mains mesurent moins leur conduite avec moi par la décence et la justice, que par l’opinion qu’ils ont de ma facilité. Jusqu’à ces derniers tems, on a loué la douceur de mon caractère, mais l’éloge est toujours venu de ceux qui ne m’ont jamais donné sujet de leur faire le même compliment. Vous m’avez fait observer que le ressentiment ne m’étant point naturel, il me sera difficile d’en conserver long-temps. Cette réflexion peut devenir vraie à l’égard de ma famille ; mais je vous assure qu’elle ne le sera pas à l’égard de M Lovelace. Mercredi à midi. On ne peut guère répondre à l’avenir ; mais pour vous convaincre que je suis capable de tenir ma résolution du côté de ce Lovelace, quelque vive que soit ma lettre, et quoiqu’il y ait trois heures qu’elle est écrite, je vous proteste que je n’en ai pas le moindre regret, et que je ne pense point à l’adoucir ; ce qui dépendrait de moi néanmoins, puisque je viens de remarquer qu’elle est encore au dépôt. Cependant je ne me souviens point d’avoir jamais rien fait en colère, dont je ne me sois repentie une demi-heure après ; et que je n’aie rappelé à l’examen beaucoup plutôt, pour m’assurer si j’avais tort ou raison. Pendant le délai qui m’est accordé jusqu’à mardi, j’ai du moins quelque temps devant moi, que j’emploierai, n’en doutez pas, à réfléchir sur ma conduite. L’insolence de M Lovelace me fera tourner les yeux fort sévérement sur moi-même. Je n’en ai pas plus d’espérance de vaincre mon aversion pour M Solmes. Il est sûr que c’est une entreprise au-dessus de mes forces. Mais si je romps absolument avec M Lovelace, et si j’en donne des preuves convainquantes à mes amis, qui sait si, me rendant leur amitié, ils n’abandonneront pas insensiblement leurs autres vues ? Peut-être obtiendrai-je du moins un peu de repos, jusqu’à l’arrivée de M Morden. Je pense à lui écrire, sur-tout, depuis que j’ai appris de M Lovelace que mes amis l’ont déjà prévenu. Avec tout mon courage, je ne m’occupe pas, sans trembler, de mardi prochain et des suites de ma fermeté ; car je serai ferme, ma chère, et je rappelle toutes mes forces pour ce grand jour. On me répète sans cesse qu’ils sont résolus d’employer toutes sortes de voies pour triompher de ma résistance. Je me prépare aussi à ne rien épargner pour obtenir la victoire. Terrible combat entre des parens et leur fille, où quelles qu’en puissent être les suites, chacun des deux partis espère de laisser l’autre sans excuse ! Comment dois-je m’y prendre ? Aidez-moi de vos conseils, ma chère. Il est certain que, d’un côté ou de l’autre, la justice est étrangement blessée. Des parens, jusqu’aujourd’hui pleins d’indulgence, s’obstiner à paraître cruels aux yeux d’un enfant ! Une fille, dont la soumission et le respect ont toujours été irréprochables, se résoudre à passer à leurs yeux pour une rebelle ! ô mon frère ! ô cœur ambitieux et violent ! Comment vous justifierez-vous de l’un ou l’autre de ces deux malheurs ? Vous aurez la bonté, ma chère, de vous souvenir que la date de votre dernière lettre est samedi dernier. C’est aujourd’hui mercredi, et je trouve encore au dépôt toutes les miennes. Seroit-il arrivé quelque chose dont vous redoutiez de m’instruire ? Au nom de dieu, ne me déguisez rien, et ne me laissez pas manquer de vos avis. Ma situation est extrêmement difficile. Mais je suis sûre que vous m’aimez encore : et ce n’est pas une raison de m’en aimer moins. Adieu, ma tendre et généreuse amie. Clarisse Harlove.