Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 65

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 268-273).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi matin. Commençons par votre dernière lettre. Mais, étant fort en arrière avec vous, je dois resserrer un peu mes idées. Premièrement, voici la réponse que je fais à vos reproches : croyez-vous que, dans l’occasion, et par intervalles, je puisse souhaiter beaucoup, de ne les pas mériter, lorsque j’admire le ton que vous prenez pour me les faire, et que je n’en ai réellement que plus d’affection pour vous ? D’ailleurs, n’y êtes vous pas justement autorisée par votre propre caractère ? Le moyen de découvrir en vous des défauts, à moins que vos chers parens n’aient la bonté de vous en trouver quelques légers, pour être moins humiliés des leurs, qui sont en si grand nombre ? Ce serait une obligation que je leur aurais comme vous ; car j’ose dire qu’alors le même juge qui trouverait la raison de votre côté en lisant vos lettres, ne trouverait pas, en lisant les miennes, que j’aie tout-à-fait tort. La résolution où vous êtes de ne pas quitter la maison de votre père est digne de vous, si vous pouvez y demeurer sans devenir la femme de M Solmes. Je trouve votre réponse à ce Solmes, telle que je le l’aurais faite moi-même. Ne nous devez-vous pas un compliment à toutes deux ? Celui de conclure qu’elle ne pouvait donc être mieux. Dans vos lettres à votre oncle et à vos autres tyrans, vous avez fait tout ce que le devoir exigeait de vous. Quelles que puissent être les conséquences, vous ne sauriez être coupable de rien. Offrir de leur abandonner votre terre ! C’est de quoi je me serais bien gardée. Vous voyez que cette offre les a tenus en suspens. Ils ont pris du temps pour y penser. J’avais le cœur serré pendant le temps de leur délibération. Je tremblais qu’ils ne vous prissent au mot : et comptez qu’ils n’ont été retenus que par la honte, et par la crainte de Lovelace. Vous êtes trop noble pour eux de la moitié. C’est une offre, je le répète, que je me serais bien gardée de leur faire ; et je vous conjure, ma chère, de ne les plus exposer à la même tentation. Je vous avouerai naturellement que la conduite qu’ils tiennent avec vous, et le procédé si différent de Lovelace, dans la lettre que vous receviez en même-tems de lui, m’auraient livrée à lui sans retour. Quel dommage, allais-je dire, qu’il n’ait point assez respecté son propre caractère, pour avoir justifié parfaitement une démarche de cette nature dans Clarisse Harlove ! Je ne suis point surprise de l’entrevue que vous lui aviez fait espérer. Peut-être reviendrai-je bientôt à cet article. De grâce, ma chère, ma très-chère amie, trouvez quelque moyen de m’envoyer votre Betty-Barnes. Croyez-vous que l’acte de coventry s’étende aux femmes ? Le moindre traitement auquel elle pourrait s’attendre, serait d’être bien souffletée , et traînée dans le plus profond de nos étangs. Je vous réponds que si je l’ai jamais ici, elle pourra célébrer toute sa vie l’anniversaire de sa délivrance. La réponse de Lovelace, tout impudente qu’elle est, ne me cause aucun étonnement. S’il vous aime autant qu’il le doit, votre changement a dû lui causer beaucoup de chagrin. Il n’y aurait qu’une détestable hypocrisie qui eût pû lui donner la force de le déguiser. La modération chrétienne que vous attendiez de lui, surtout dans une occasion de cette nature, aurait été précoce d’un demi-siècle dans un homme de son tempérament. Cependant, je suis fort éloignée de blâmer votre ressentiment. Je n’attendrai pas sans impatience comment cette affaire se sera terminée entre vous et lui. Quelle différence, d’ un mur de quatre pouces d’épaisseur , aux montagnes qui vous séparent aujourd’hui ? êtes-vous sûre de tenir ferme ?… ce n’est pas une chose impossible. Vous voyez bien, dites-vous, que sa douceur, dans sa lettre précédente, était un rôle affecté. Avez-vous donc jamais cru qu’elle fût naturelle ? Dangereux serpens, qui s’insinuent avec autant d’insolence que d’adresse, et qui font dix pas pour un qu’on leur permet ! Cet Hickman même, vous le verrez aussi impertinent que votre Lovelace, s’il en a jamais la hardiesse. Il n’a pas la moitié de son arrogance. La nature lui a mieux appris à cacher ses cornes ; mais voilà tout : et comptez que, si quelque jour il avait le pouvoir de les montrer, il s’en servirait aussi vaillamment que l’autre. Il peut arriver que je me laisse persuader de le prendre. Mon dessein alors est d’observer attentivement par quels degrès le mari impérieux prendra la place de l’amant soumis ; les différences de l’un et de l’autre ; en un mot, comment il montera, et comment je descendrai dans la route conjugale, pour ne reprendre jamais mon tour que par accès ou par sauts ; tels que les foibles efforts d’un état qui s’abîme pour sauver quelque reste de sa liberté mourante. tous les bons naturels sont passionnés, dit M Lovelace. Jolie excuse auprès d’un objet aimé dans la plénitude de son pouvoir ! C’est-à-dire, en d’autres termes ; " quoique je vous considère beaucoup, madame, je ne prendrai pas la peine de réprimer mes passions pour vous plaire. " je serais fort aise d’entendre cette apologie de la bouche d’Hickman, pour une bonté de cette espèce ! Nous avons trop de facilité, ma chère, à passer sur certains défauts qu’une ancienne indulgence a comme justifiés, et qui sont tournés par conséquent en mal habituel. Si l’on a cet égard pour un caractère violent, tandis qu’il est dans la dépendance, que n’exigera-t-il point, lorsqu’il aura le pouvoir de donner des loix ? Vous connaissez un mari pour lequel je m’imagine qu’on a eu trop de ces fausses complaisances ; et vous voyez que ni lui, ni personne autour de lui, n’en est plus heureux. La convenance de naturel, entre deux personnes qui doivent vivre ensemble, est un avantage. Cependant je voudrais encore, que, d’un consentement mutuel, elles fixassent certaines bornes, au-delà desquelles il ne leur fût jamais permis de passer, et que chacun aidât l’autre à s’y contenir ; sans quoi, tôt ou tard, il arrivera des deux côtés quelque invasion. Si les bornes des trois états qui constituent notre union politique étoient moins connues, et n’étoient pas confirmées dans l’occasion, quel serait leur sort ? Les deux branches de la législation empiéteraient l’une sur l’autre, et le pouvoir exécutif ne manquerait pas de les engloutir toutes deux. Vous me direz que deux personnes raisonnables qui se lieraient ensemble… oui, ma chère, s’il n’y avait que les personnes raisonnables qui prissent le parti du mariage. Mais ne vous étonnerais-je point si j’avançais que la plupart de celles qui le sont, passent leur vie dans le célibat ? Elles croient avoir besoin de réfléchir si long-temps, qu’elles ne se déterminent jamais. Ne nous fait-on pas l’honneur, à vous et à moi, de nous attribuer un peu de raison, et laquelle des deux penserait jamais à se marier, si nos amis et ces autres importuns voulaient nous laisser libres ? Mais, pour revenir, si c’était à moi que Lovelace se fût adressé, (à moins cependant que je ne me fusse laissé prendre par quelque chose de plus qu’ un goût conditionnel ) dès le premier exemple de ce qu’il a l’audace de nommer son bon naturel , je lui aurais défendu de me voir jamais. " honnête ami, aurais-je pu lui dire, (si j’avais daigné lui dire quelque chose) ce que tu souffres, n’est pas la centieme partie de ce que tu dois t’attendre à souffrir avec moi. Ainsi, prends le congé que je te donne. Je ne veux point de passion qui l’emporte sur celle que tu prétends avoir pour moi. " pour une femme de votre caractère doux et flexible, il reviendrait au même d’être mariée à un Lovelace ou à un Hickman. Dans vos principes d’obéissance, vous avertiriez peut-être un homme doux qu’il a droit de commander ; qu’un mari ne doit pas employer la prière ; et qu’il se dégrade lorsqu’il n’exige pas la soumission qu’on lui a vouée solemnellement à l’autel. Je connais depuis longtems, ma chère, ce que vous pensez de cette partie badine du nœud conjugal, que quelque rusé législateur a glissée dans la formule, pour nous faire un devoir de ce que les hommes n’auraient osé demander comme un droit. Notre éducation et nos usages, dites-vous, nous assujettissent à la protection du brave . J’en conviens, mais n’est-il pas bien glorieux et bien galant dans un brave , de nous garantir de toutes sortes d’insultes, excepté de celles qui nous touchent le plus, c’est-à-dire, des siennes ? Avec quel art Lovelace, dans l’extrait que vous me faites d’une de ses lettres, a-t-il mesuré cette réflexion à votre caractère, les ames généreuses haïssent la contrainte ! Il est plus profond, ma chère, que nous ne nous le sommes figuré. Il sait, comme vous le remarquez, que tous ses mauvais tours ne peuvent être ignorés ; et dans cette persuasion, il en avoue autant qu’il est nécessaire pour adoucir à vos yeux ceux dont vous pouvez être informée par d’autres voies, en vous accoutumant à les entendre sans surprise. On pensera que c’est du moins une marque d’ingénuité ; et qu’avec tous ses vices, il ne saurait être un hypocrite : caractère le plus odieux de tous pour notre sexe, lorsque nous venons à le découvrir ; ne fût-ce que parce qu’il nous donne sujet de douter de la justice des louanges qui nous viennent d’une si mauvaise source, lorsque nous nous persuaderions volontiers qu’elles nous sont dues. Cette ingénuité prétendue fait obtenir à Lovelace les louanges qu’il désire, au lieu du blâme qu’il mérite. C’est un pénitent absous, qui se purge d’un côté pour aller recommencer de l’autre. Un œil favorable ne grossira pas ses fautes ; et lorsqu’une femme se sera persuadée qu’on peut espérer mieux de l’avenir, elle ne manquera pas d’attribuer à la haine ou à la prévention tout ce que la charité pourra teindre de cette couleur. Si les preuves sont trop fortes pour recevoir une interprétation si favorable, elle se payera des espérances qu’on ne cesse pas de lui donner pour l’avenir ; d’autant plus que les croire suspectes, ce serait douter de son propre pouvoir, et peut-être de son mérite. Ainsi, par degrès, elle sera portée à croire les vices les plus éclatans fort bien rachetés par de pures suppositions de vertu. J’ai des raisons, ma chère, et de nouvelles raisons, pour moraliser comme je fais sur le texte que vous m’avez fourni. Mais je ne m’expliquerai point sans être mieux informée. Si je parviens à l’être, comme je l’espère de mon adresse, et si je découvre ce que je ne fais qu’entrevoir, votre homme est un diable, un monstre abominable. J’aimerais mieux vous voir… j’ai pensé à dire, à M Solmes, qu’à lui. Mais, en attendant mes informations, voulez-vous savoir comment il pourra s’y prendre, après toutes ses offenses, pour ramper adroitement jusqu’à vous ? écoutez-moi. Il fera d’abord plaider pour lui l’excellence de son caractère ; et ce point une fois accordé, l’insolence de ses emportemens disparaîtra. Il ne lui restera plus qu’à vous accoutumer à ses insultes, et à vous faire prendre l’habitude de les pardonner à ses alternatives de soumission. L’effet de cette méthode sera de briser en quelque sorte votre ressentiment, en ne permettant jamais qu’il soit de longue durée. Ensuite un peu plus d’insulte, un peu moins de soumission, vous conduiront insensiblement à ne plus rien voir que de la première espèce, et jamais rien qui ressemble à la seconde. Alors vous craindrez d’irriter un esprit si bouillant ; et vous parviendrez enfin à prononcer si joliment et si intelligiblement le mot d’ obéissance , que ce sera un plaisir de vous entendre. Si vous doutez de cette progression, ayez la bonté, ma chère amie, de prendre là-dessus le jugement de votre mère. Passons à d’autres sujets. Votre histoire est devenue si importante, que je ne dois pas m’arrêter à des lieux communs. Aussi ces légères et badines excursions sont-elles affectées. Mon cœur partage sincérement toutes vos disgrâces. L’éclat de mes lumieres est obscurci par des nuages humides. Mes yeux, si vous les pouviez voir dans le moment où vous les croyez aussi gais que vous me l’avez reproché, sont plutôt prêts à se mouiller de larmes, sur les sujets même que vous regardez comme le triomphe de ma joie. Mais à présent, la cruauté inouie et la malice obstinée de quelques-uns de vos amis (de vos parens, devais-je dire : c’est une erreur où je retombe toujours), l’étrange détermination des autres, votre démêlé présent avec Lovelace, et l’approche de votre entrevue avec Solmes, dont vous avez raison d’appréhender beaucoup les suites, sont des circonstances si graves, qu’elles demandent toute mon attention. Vous voulez que je vous donne mes conseils sur la conduite que vous devez tenir avec Solmes. C’est exiger au-delà de mes forces. Je sais qu’on attend beaucoup de cette entrevue, sans quoi, vous n’auriez pas obtenu un si long délai. Tout ce que je puis dire, c’est que, si vous ne vous rendez pas en faveur de Solmes, à présent que vous vous croyez si offensée par Lovelace, rien ne sera jamais capable de produire ce changement. Après l’entrevue, je ne doute pas que je ne sois obligée de reconnaître et que tout ce que vous aurez fait et tout ce que vous aurez dit, sera bien, et ne pouvait être mieux. Cependant, si je pense autrement, je ne vous le dissimulerai pas. Voilà ce que je ne balance pas à promettre. Je veux vous animer un peu contre votre oncle même, si vous avez occasion de lui parler. Ressentez-vous du traitement insensé auquel il a eu tant de part, et faites-l’en rougir, si vous le pouvez. En y pensant bien, je ne sais si cette entrevue, dans quelque espérance qu’on l’ait désirée, ne peut pas tourner à votre avantage. Lorsque Solmes reconnaîtra (du moins si vos résolutions se soutiennent) qu’il n’a rien à se promettre de vous, et lorsque vos parens ne s’en croiront pas moins sûrs, il faudra bien que l’un se retire, et que les autres composent sur des offres qui vous coûteront quelque chose à remplir, ou je suis trompée, quand vous serez délivrée de la plus rude de vos peines. Je me rappelle plusieurs endroits de vos dernières lettres, et même des premières, qui m’autorisent à vous tenir ce langage ; mais, dans les circonstances où vous êtes, ce que je pourrais dire là-dessus serait hors de saison. Ma conclusion, c’est que je suis indignée jusqu’au transport, de vous voir le jouet de la cruauté d’un frère et d’une sœur. Après tant d’épreuves et de témoignages de votre fermeté, quelle peut être leur espérance ? J’approuve l’idée qui vous est venue de mettre hors de leurs atteintes les lettres et les papiers qui ne doivent pas tomber sous leurs yeux. Il me semble que vous pourriez penser aussi à porter au dépôt une partie de vos habits et de votre linge, avant le jour de votre entrevue avec Solmes, de peur qu’ensuite il ne vous devienne plus difficile d’en trouver l’occasion. Robert me l’apportera au premier ordre, soit de jour ou de nuit. Si l’on vous pousse à l’extrémité, je ne suis pas sans espérance d’engager ma mère à vous recevoir ici secrètement. Je lui promets indulgence pour indulgence ; c’est-à-dire, de voir de bon œil et même de bien traiter son favori. Je roule depuis quelque temps ce projet dans ma tête ; mais je n’ose encore vous assurer du succès. Cependant n’en désespérez pas. Votre querelle avec Lovelace pourra beaucoup y contribuer ; et vos dernières offres, dans la lettre de dimanche à votre oncle, seront pour elle un second motif. Je compte sur votre pardon, pour tous les petits écarts d’une amie naturellement trop vive, mais dont le cœur est lié au vôtre par une parfaite sympathie, Anne Howe.