Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 333

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 477-478).


M Lovelace à M Belford.

dimanche, 20 d’août.

Que tu as le cœur impitoyable ! Il n’est pas besoin de conscience, avec un pédagogue aussi impertinent que toi. J’ai péché, je me repens ; je n’aspire qu’à réparer mes fautes. On me pardonne, on accepte mon repentir ; mais on m’interdit la réparation. Quel parti veux-tu que je prenne ?

Ne perds pas un moment pour faire ta visite au pauvre Belton. Mais, soit que tu partes ou que tu demeures, il faut que je me rende à Londres, et que j’essaie moi-même ce que je puis obtenir de ma chère inflexible. Au moment que ces tyrans de médecins me laisseront libre, assure-toi que je pars. Milord juge lui-même qu’elle doit m’accorder une entrevue. Son opinion est d’une grande autorité pour moi, lorsqu’elle s’accorde avec la mienne. Je me suis engagé à lui, à mes deux cousines, de me conduire avec toute la décence et tout le respect qu’on doit à ce qu’on adore. Je tiendrai parole ; si tu veux différer ton départ pour Epsom, tu en seras témoin. Je connais le colonel Morden pour homme d’honneur et de courage. Mais le colonel Morden s’est mêlé d’amour, comme Belford et moi : et connais-tu quelqu’un qui ne s’en mêle pas ? L’enfer a toujours en main quelque jolie créature pour tenter un honnête homme, de quelqu’ âge, de quelque rang, de quelque degré qu’il puisse être. J’ai souvent entendu parler du colonel, à ma charmante, avec beaucoup de distinction et d’estime. Peut-être servira-t-il à lui calmer l’esprit, en inspirant un peu plus de raison à son implacable famille.

Il me semble que je suis affligé de l’état du pauvre Belton. Mais on ne peut être malade, ou vaporeux, que tu ne prennes aussi-tôt le ton lugubre, et que tu ne mettes les gens au rang des morts. Je te crois propre à servir de tambour pour la marche des enterremens. Attends-toi, malgré ce que je t’ai dit dans ma dernière, que je te ferai rendre compte, à mon arrivée, des extraits que tu as communiqués à Miss Harlove ; sur-tout si son coeur s’obstine à me rejeter. Combien de fois me suis-je vu accorder par une femme, ce qu’elle avait juré de me refuser ! Mais, par ces diables d’extraits, je ne doute pas que tu n’aies barré contre moi la porte de son cœur, comme elle était accoutumée de me barrer celle de sa chambre. Si cette crainte n’est pas une injustice que je te fais, conviens que tu t’es rendu coupable d’une perfidie que l’amitié ne peut soutenir, et que l’honneur ne me permet pas de pardonner.