Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 334

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 478-483).


M Lovelace à M Belford.

à Londres, 21 d’août.

Je crois, Belford, que je te dois des malédictions. Cependant je n’anticiperai pas sur le tems, et je vais te faire une plus longue lettre que tu n’en as reçu de moi depuis quelques semaines. C’est l’état des choses, dont je veux t’instruire à mon tour.

Pour te cacher, autant qu’il m’était possible, le temps où j’étais résolu de me mettre en marche, je partis hier à six chevaux, dans un carrosse de milord, aussi-tôt que je t’eus dépêché ma lettre, et j’arrivai le soir à Londres. Je savais qu’il y avait peu de fond à faire sur ton amitié, dans les choses où le caprice de Miss Harlove est intéressé.

Comme je n’avais pas d’autre logement prêt, je me suis vu dans la nécessité de retourner à mon ancien gîte, ou j’ai d’ailleurs toute ma garderobe. Là, j’ai distribué un millier d’imprécations entre la détestable troupe, et j’ai refusé de voir Sally et Polly, non-seulement pour avoir souffert l’évasion de Miss Harlove, mais encore pour l’infame aventure de l’arrêt, et pour leurs insolens propos dans sa prison.

Je me suis couvert d’un habit que je n’ai jamais porté, et que j’avais destiné pour le jour de ma noce. Je me suis trouvé si bien dans cette parure, et si content de moi-même, que j’ai commencé à croire avec toi, que l’endrait par lequel je vaux le mieux est mon extérieur. J’ai pris une chaise à porteurs, dans laquelle je me suis fait conduire chez Smith. Mon coeur sautait de joie, avec des battemens si marqués, qu’on les aurait presque entendus. Je faisais claquer mes doigts au branle de la chaise. J’ai recommandé à mes yeux, de faire paraître tour-à-tour de la langueur et de la vivacité. J’ai parlé à mes genoux, pour leur apprendre comment ils devaient se plier ; et, dans le doux langage d’un de nos poëtes, me prescrivant à moi-même des loix que j’exécutais en imagination : " c’est ainsi, disais-je, que je prononcerai mes tendres plaintes, en fléchissant un genou ; c’est ainsi que j’exciterai sa pitié ; c’est ainsi que je peindrai mes peines ; c’est ainsi que je pousserai un douloureux soupir à la vue de quelques dédains, peut-être, dont j’appercevrai les traces sur son front ; et c’est ainsi que je trouverai grâce à ses yeux charmans ". Je me suis entretenu de ces idées jusqu’à la maison de Smith, où mes porteurs ont déposé leur fardeau. Les coquins ont mis chapeau bas, en ouvrant la chaise. Mon laquais, qui est en livrée neuve, s’est approché pour recevoir mes ordres. Je suis sorti d’un air magnifique. La femme de la maison paroissait s’agiter derrière son comptoir. Le respect et la crainte ont donné de la gravité à ses traits, et je ne doute pas que ses genoux ne heurtassent contre les ais intérieurs.

Votre serviteur, madame. Will, faites éloigner un peu les porteurs, et suivez-moi. Vous avez une jeune personne qui loge ici, Miss Harlove. Est-elle dans son appartement ? (j’allais traverser la boutique).

Monsieur, monsieur, ayez la bonté d’arrêter. Vous demandez Miss Harlove ? Nous avons effectivement une jeune dame de ce nom : mais mais…

mais quoi, madame ? Il faut que je la voie. N’est-ce pas le premier qu’elle occupe ? Ne vous donnez pas la peine, je trouverai son appartement. (et je m’avançais vers l’escalier). Monsieur, monsieur, madame n’est point au logis. Elle est sortie : elle est à la campagne. Sortie ? à la campagne ? Impossible. Vous ne m’en imposerez pas, bonne femme. Il faut que je la voie : j’ai des affaires importantes avec elle.

Il est certain, monsieur, qu’elle n’est point au logis.

(elle a fait entendre une sonnette. Jean, a-t-elle crié, descendez promptement…). En vérité, monsieur, elle n’est point au logis. (Jean est descendu. C’était le mari même, lorsque, jugeant de lui par l’impertinente familiarité de sa femme, je ne le prenais que pour un homme à leurs gages).

Mon cher ami, lui a-t-elle dit, monsieur ne veut pas croire que Miss Harlove soit sortie.

Jean a fait une profonde révérence aux galons de mon habit. Votre serviteur, monsieur. Réellement, Miss Harlove n’est point à Londres. Elle est partie pour la campagne, ce matin à six heures, par l’ordre du médecin. Je n’ai voulu croire ni le mari ni la femme. Je suis sûr, leur ai-je dit, qu’elle ne peut être à la campagne. Je sais qu’elle se porte très-mal ; elle n’est pas en état de supporter le mouvement d’un carrosse. Connoissez-vous M Belford, mes amis ? Oui, monsieur. Nous avons l’honneur de connaître ce digne gentilhomme. Il est allé voir un de ses amis, qui est malade à la campagne. Il partit samedi matin.

Fort bien. Mais je sais, par une lettre de M Belford, que Miss Harlove est extrêmement mal. Comment pourrait-elle être sortie ? ô monsieur ! Elle est très-mal, très-mal en effet. à peine a-t-elle pu se traîner jusqu’au carrosse.

(Belford, ai-je pensé en moi-même, ignore le temps de mon arrivée, et ne peut avoir reçu ma lettre d’hier. Aussi malade qu’il me l’a représentée, il est impossible qu’elle soit sortie). Où sont ses gens ? Faites-moi parler à ses gens. Elle n’en a point d’autres, monsieur, qu’une femme qui la garde dans sa maladie ; et cette femme est partie avec elle.

Eh bien ! Mes amis, je n’en crois pas un mot. Pardonnez, mais je veux monter moi-même. Là-dessus, Jean a pris un air plus sombre et moins respectueux. Monsieur, cette maison est à moi, etc…

et quoi ? Je veux la voir, je la verrai. Apprenez que j’en ai le droit ; je suis un commissaire.

Je suis monté. Ils m’ont suivi, en murmurant, et dans un extrême embarras. La première porte qui s’est offerte était fermée. J’ai frappé assez fort.

Vous jugez bien, monsieur, que madame a la clé de sa chambre.

En-dedans, c’est de quoi je ne doute pas, mon cher ami ; et j’ai frappé une seconde fois. Comme j’étais sûr qu’au son de ma voix, son naturel doux et timide la trahirait par quelque marque de crainte qu’il me serait aisé d’entendre, j’ai dit assez haut : je sais que Miss Harlove est ici. Très-chère miss, ouvrez, au nom de dieu. Accordez-moi l’honneur de vous voir un moment. Mais, n’entendant rien, et voyant l’air tranquille à Smith, j’ai continué de marcher vers la porte voisine, où j’ai trouvé la clé en-dehors. Je l’ai ouverte ; j’ai parcouru la chambre des yeux, et j’ai visité le cabinet. Le mari, piqué de mon audace, a dit à sa femme qu’il n’avait jamais vu d’homme plus incivil. Ami, ai-je répondu pour elle en tournant brusquement la tête, observe un peu mieux ta langue ; ou je te donnerai une leçon que tu n’as jamais reçue de ta vie.

Monsieur, il n’est pas d’un galant homme de venir insulter les gens dans leur maison. Ho ! Je te prie, point d’insolence sur ton fumier.

Je suis retourné à la porte que j’avais trouvée sans clé. Ma chère Miss Harlove, de grâce, ouvrez un moment, si vous n’aimez mieux que je fasse sauter la porte. Je poussais si rudement, que Smith en a pâli ; et sa frayeur lui alongeant le visage, il s’est hâté d’appeler Joseph, un de ses ouvriers, qui travaillait apparemment au grenier. Joseph est descendu. J’ai vu paraître un garçon de trente ans, court et épais, les cheveux crépus, dont la présence a fait prendre au maître une contenance plus ferme. Mais, fredonnant quelques notes, j’ai visité toutes les autres chambres ; j’ai sondé du poing tous les passages, pour découvrir quelque porte dérobée ; et je suis monté ensuite au second, en continuant de chanter. Jean, Joseph et Madame Smith me suivaient en tremblant.

J’ai poussé mes recherches dans tous les lieux qui se sont présentés. Je suis entré dans deux chambres dont les portes étoient ouvertes ; j’ai pénétré dans les cabinets ; j’ai fait passer mes regards par la serrure d’une porte fermée. Point de Miss Harlove, par tous les dieux ! Que faire ? à quoi se résoudre ? Quel sera son chagrin, de ne s’être pas trouvée chez elle ! J’avais mon dessein dans cette dernière exclamation : c’était de découvrir si l’homme ou la femme savaient l’histoire de ma charmante ; et l’effet ne m’a pas trompé. C’est ce que j’ai peine à croire, a répondu Madame Smith. Pourquoi donc, madame ? Savez vous qui je suis ?

Je le devine, monsieur.

Et pour qui me prenez-vous ?

Vous êtes M Lovelace, ou je me trompe beaucoup.

Lui-même, madame. Mais comment devinez-vous si juste ? Vous ne m’aviez jamais vu, n’est-ce pas ? (ici, Belford, j’attendais un compliment : mais je l’ai manqué).

Monsieur, monsieur, il n’est pas aisé de s’y méprendre. Le monde n’a pas deux hommes tels que vous.

Fort bien, dame Smith. Mais est-ce aussi bons, est-ce aussi mauvais, que vous voulez dire ? (j’espérais que, pour le moins, elle répondrait d’aussi bonne mine).

C’est ce que je vous laisse à juger, monsieur. (mon appel, ai-je pensé, ne fera pas fortune ici).

Comment donc, ami Smith, ta femme est un bel esprit ? Tu ne t’en étais pas défié jusqu’aujourd’hui. Mais où est Madame Lovick ? M Belford en parle comme d’une très-bonne femme ? Est-elle ici ? Seroit-elle aussi à la campagne, avec Miss Harlove ?

Elle rentrera bientôt, monsieur. Elle n’est pas partie avec madame.

J’entends. Mais enfin, chère dame Smith, où Miss Harlove est-elle allée ? Quand croyez-vous qu’elle revienne ?

Je l’ignore, monsieur.

On ne me paye point de fables, dame Smith, on ne me paye point de fables (en lui passant la main sous le menton, sans m’embarrasser d’une laide grimace que je voyais faire au mari). Je suis sûr que vous ne l’ignorez pas. Mais vous avez un troisième étage ; voyons. Qui loge ici ? Cette chambre me paraît fermée (en frappant à la porte). Y a-t-il quelqu’un ? Ai-je crié.

C’est l’appartement de Madame Lovick, qui n’y laisse jamais la clé.

Madame Lovick (en recommençant à frapper), je vous crois chez vous. De grâce, ouvrez la porte.

Jean et Joseph parlaient ensemble, et semblaient gronder tout bas. Qu’est-ce donc, mes honnêtes amis ? Il n’est pas civil de faire une conversation à part. Joseph, que te disait Jean ?

Jean ! A répété dédaigneusement la bonne femme.

Pardon, Madame Smith. Mais vous voyez la force de l’exemple. Si vous aviez marqué plus de considération pour lui, ne doutez pas que je ne vous eusse imitée. Recevez de moi cet avis : une femme qui manque de respect pour son mari, apprend aux étrangers à le traiter avec mépris ; par exemple, Monsieur Jean, pourquoi n’as-tu pas encore ôté ton chapeau devant moi ? Oh ! Tu l’aurais fait, j’en suis sûr. Mais tu ne l’as pas sur ta tête, et je suis persuadé que jamais tu ne le portes devant ta femme. Dis, n’est-il pas vrai ? Trève de railleries, monsieur, m’a répondu Jean. On s’en passerait fort bien. Je souhaiterais que tous les ménages de Londres fussent aussi heureux que le nôtre.

Je le souhaiterais comme toi : mais je veux être damné, si tu as des enfans. Pourquoi non, monsieur ?

En as-tu ? Réponds-moi. En as-tu, ou n’en as-tu pas ?

Peut-être, monsieur. Mais à quoi revient cette question ?

à quoi elle revient ? Je vais te l’apprendre. L’homme qui n’a point d’enfans de sa femme doit s’attendre, dans ton état, à se voir traiter de Jean. Si tu avais un ou deux enfans, on t’appellerait M Smith, avec une révérence, ou du moins avec un sourire à chaque mot.

Il me semble, monsieur, a répliqué la dame, que vous avez l’humeur tout-à-fait plaisante. Je m’imagine que mon mari et moi, si nous avions autant de reproches à nous faire qu’une personne que je n’ose pas nommer, nous serions bien éloignés d’être si gais. Tant pis, Madame Smith, pour ceux qui seraient obligés de vivre avec vous. Mais je suis moins gai que vous ne pensez. J’ai le coeur accablé de tristesse. Hélas ! Où trouverai-je ma chère Miss Harlove ? Ma chère, mon adorable miss (en criant au bas des degrés du troisieme étage), si vous êtes là-haut, répondez, au nom de dieu ! Je vole pour vous y joindre.

Monsieur, m’a dit le bon Smith, vous ferez beaucoup mieux de descendre. Vous ne trouveriez plus haut que nos atteliers et nos magasins. Monterai-je, Madame Smith ? Continuerai-je de chercher Miss Harlove ?

Vous en êtes le maître, monsieur.

Je ne monterai donc pas ; car si Miss Harlove y étoit, vous seriez moins obligeante. Au reste, je suis confus de vous avoir causé tant de peine. Vous êtes les gens les plus polis du monde. Joseph ! (en lui donnant brusquement sur l’épaule un grand coup, qui lui a fait faire un saut d’étonnement) n’as-tu jamais parié, mon ami, à qui ferait la plus vilaine grimace ? Je serai de moitié avec toi quand tu voudras. Le coquin ne paroissait pas mécontent de moi ; et, me regardant avec de grands yeux, sa bouche, qui s’étendait d’une oreille à l’autre, au milieu d’une face fort large, laissait voir de grandes et vilaines dents. Je ne veux pas nuire à ton travail. Que gagnes-tu par jour ?

Je gagne un demi-écu (avec un air de pétulance, et comme fâché d’avoir marqué de l’effroi).

Eh bien ! Voilà une journée de tes gages, et tu n’as pas besoin de me suivre plus long-temps. Allons, Jean, ou M Smith ; descendons ensemble, et vous ne ferez plus difficulté de m’apprendre où Miss Harlove est allée, et quand vous attendez son retour.

Je suis descendu à leur tête, suivi de Jean, et de Joseph, quoique j’eusse congédié celui-ci. La dame ne m’a pas quitté non plus ; par politesse, apparemment, pour un étranger. En repassant au premier, je suis entré dans une des chambres que j’avais déjà vues. Je pense, leur ai-je dit, à me loger dans cette maison, car je n’ai rencontré de ma vie des personnes plus obligeantes. Qu’avez-vous à louer ici ?

Rien, monsieur.

J’en serais fort affligé. Qui occupe donc cette chambre ?

Moi, monsieur, a répondu le mari d’un ton assez rustre.

Toi-même, ami Jean ? Hé bien ! Je suis résolu de te l’ ôter. Cette pièce avec une autre, et le moindre grenier pour mon laquais, c’est tout ce que je désire. Je t’en donnerai le prix ordinaire, et j’y joindrai une demi-guinée par jour.

Pour dix guinées par jour, je ne voudrais pas, monsieur…

arrête, Jean, ou M Smith. Pense deux fois avant que de parler. Je t’apprends qu’un refus est un affront pour moi.

Monsieur, vous plaît-il de descendre ? A repris la dame, en nous interrompant. Réellement, monsieur, vous prenez…

de grandes libertés, m’allez-vous dire, Madame Smith ?

Mais, monsieur, j’aurais dit quelque chose d’approchant.

Je suis donc fort aise de vous avoir prévenue ; car ces termes conviendraient moins dans votre bouche que dans la mienne. Au fond, je crois devoir prendre un logement ici, jusqu’au retour de Miss Harlove : cependant, comme on peut avoir besoin de vous dans votre boutique, descendons, et nous y traiterons cette affaire à notre aise.

J’ai repris un chemin qui m’était déjà familier. Lorsque je suis arrivé dans la boutique, n’appercevant ni banc ni chaise, je me suis saisi de la place du comptoir, et j’ai pris séance sur une sorte de canapé, entre deux ais chargés de sculpture, qui se terminent en arc. C’est une espèce de trône, que ces fiers marchands se donnent, à l’imitation des monarques ; tandis qu’un simple tabouret de bois, placé vis-à-vis d’eux, sert de siége à ceux par lesquels ils gagnent leur pain. Telle est la dignité du commerce, dans une nation qui en est idolâtre.

Je sais que tu trouveras de l’impudence dans ce récit ; mais je te l’ai fait exprès, pour te donner occasion de t’emporter contre moi, et de m’appeler endurci, ou de tout autre nom que tu voudras. Considère néanmoins, premièrement, que je sortais d’une maladie dangereuse, et que j’étais fort aise de me trouver en vie ; ensuite, que je me voyais trompé par l’absence imprévue de ma charmante, et si piqué du mauvais accueil de Jean, que je n’avais pas d’autre moyen pour éviter d’être de fort mauvaise humeur contre tout ce qui s’offrait à moi. Mais songe, sur-tout, que j’étais à la porte du temple, c’est-à-dire, dans un lieu tout rempli des influences de ma divinité : et puis, quelle joie d’être convaincu, par son absence, qu’il était impossible qu’elle fût aussi mal que tu me l’avais représentée ! Ajoute encore que je connais, au beau sexe, du goût pour la gaieté et la plaisanterie. La chère personne a toujours pris plaisir elle-même à mon enjouement naturel, et se faisait un amusement de mes folles imaginations. Si Jean et sa femme lui avoient appris, à son retour, que j’eusse fait le rôle d’un sot dans leur boutique, son mépris pour moi n’aurait fait qu’augmenter. Enfin, j’étais persuadé que les gens de cette maison avoient une terrible idée de moi, qu’ils me regardaient sans doute comme un sauvage, comme un furieux qui ne respirait que le sang, et qui ne connaissait pas la pitié ; comme un mangeur de femmes, auquel ils s’attendaient peut-être à voir les griffes d’un lion, et les moustaches d’un tigre. En bonne politique, je devais leur faire connaître la douceur et l’innocene gaieté de mon caractère, pour me faire deux amis de Jean et de Joseph, en les familiarisant tout d’un coup avec moi. à présent qu’ils sont faits à mon humeur, et que Madame Smith a vu de ses propres yeux que j’ai le visage, les mains et le regard d’un homme, que je marche droit, que je parle, que je ris, que je badine comme un autre, je suis sûr qu’à ma première visite, je leur trouverai de l’ouverture et de la complaisance, et qu’ils me verront avec aussi peu d’embarras que si nous nous connaissions depuis long-temps. Lorsque je suis retourné chez la Sinclair, j’ai commencé à la maudire, elle et toutes ses nymphes. Je me suis furieusement emporté, au souvenir de l’horrible arrêt. J’ai reproché au vieux serpent de m’avoir perdu de réputation, et d’être cause que je ne suis point marié, c’est-à-dire heureux, par l’amour de la plus excellente personne de son sexe. Elle s’est efforcée de m’appaiser ; et dans cette vue, l’infame n’a pas eu honte de me proposer ce qu’elle appelle un nouveau visage. Laisse-moi, laisse-moi, me suis-je écrié ; jamais je ne verrai avec plaisir d’autre visage que celui de Miss Harlove.

Toutes les nymphes n’ont pas laissé de me tourmenter beaucoup par leurs questions. Elles m’ont dit que tu les as vues très-rarement ; que, si tu as paru chez elles, c’était pour y prendre un air insupportable de gravité ; qu’à peine y es-tu demeuré quatre minutes ; que tu ne sais plus louer que Miss Harlove, et déplorer sa situation ; en un mot, que tu les méprises ; qu’il ne sort de ta bouche que des sentences, et qu’elles ne doutent point que tu ne sois bientôt un homme perdu, c’est-à-dire, marié. Une jolie peinture, comme tu vois !

Je ne t’ai pas dit qu’en sortant de chez Smith, j’ai donné ordre à Will d’aller changer d’habit, et de revenir bien déguisé aux environs de la boutique, pour observer le retour et tous les mouvemens de ma charmante. Les miens seront réglés par ses informations ; car je veux voir et je verrai absolument cette chère personne. Cependant j’ai promis à milord d’être chez lui dans trois jours au plus tard. Sa tendresse est fort augmentée pour moi, depuis ma maladie. Je compte que l’espérance de mon départ, telle que je l’ai laissée à Smith, raménera bientôt cette belle à Londres, s’il est vrai qu’elle en soit sortie ; et comme ton laquais ne fait qu’aller et venir, peut-être recevras-tu demain une autre de mes lettres.