Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 313
Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.
jeudi, 27 juillet.
Après vous avoir fait des remerciemens fort vifs du plaisir que vous m’avez procuré par la visite de M Hickman, je vous dois, ma très-chère Miss Howe, dans la sincérité d’une fidèle amitié, qui ne serait pas ce qu’elle est, si elle n’admettait pas cette liberté, quelques reproches pour avoir suspendu la déclaration de ma réponse décisive. Je suis fâchée, ma chère, que vous, qui me connaissez si bien, vous m’obligiez de répéter que, quand j’aurais beaucoup d’années à vivre, je ne serais jamais rien à M Lovelace. Bien moins puis-je penser à lui, lorsque je me crois peu éloignée de mon dernier terme. à l’égard du public et de sa censure, vous savez, ma chère amie, que, quelque prix que j’aie toujours attaché à la bonne réputation, je n’ai jamais cru devoir que le second rang à l’opinion du public. D’ailleurs, tout m’apprend que ma réputation est perdue : et que me servirait-il d’avoir cherché les moyens de la réparer, si je ne pouvais me justifier à mes propres yeux ?
Je vous ai reproché si souvent les libertés qui vous échappent à l’égard de ma famille, que je ne péserai point aujourd’hui sur cet article. Mais lorsque vous me faites entendre qu’il s’est passé depuis peu quelque chose que j’ignore, vous m’alarmez également pour eux et pour moi-même, puisque c’est les avoir irrités nécessairement contre moi. J’aurais souhaité, ma chère, que vous m’eussiez laissé le soin de traiter avec eux, dans une occasion si intéressante pour mon repos. J’ai écrit à ma sœur ; je dois redouter plus que jamais sa réponse, supposé même qu’après ce fâcheux incident elle daigne m’en accorder une. Permettez-vous, ma chère, que je finisse là-dessus par une remarque ? C’est que, dans les occasions même où le zèle de ma tendre amie est louable, il paraît que le reproche la chagrine plus que la faute. Si vous me pardonnez cette liberté, je reconnaîtrai en faveur de votre opinion sur la conduite des parens dans ces occasions délicates, que souvent l’opposition indiscrète cause autant de mal que les imprudences de l’amour. J’ai dit à M Hickman que je prendrais quelques jours pour délibérer sur l’offre obligeante que vous me faites d’un logement dans votre voisinage. Mais si vous avez la bonté de recevoir mes excuses, il y a peu d’apparence que je l’accepte, quand ma santé ne cesserait pas de s’y opposer. Je dois vous expliquer mes raisons, lorsqu’assurément la reconnaissance et l’amitié me feraient regarder une visite, que je pourrais quelquefois espérer de vous, comme ma plus douce consolation. Je vous dirai donc, ma chère, que cette grande ville, toute méchante qu’elle est, ne manque point d’occasions pour devenir meilleur. Les exercices de la religion s’y font régulièrement dans un grand nombre d’églises ; et la diminution de mes forces m’avertit que ces secours sont convenables à ma situation. Lorsque je suis en état de sortir, je me fais conduire à quelque église éloignée, avec le double avantage de remplir mes devoirs de religion, et de prendre un peu l’air, par déférence pour un médecin fort attentif à ma santé. Je ne doute pas que la continuation de cette méthode ne serve beaucoup, comme elle a déjà fait, à calmer le trouble de mes pensées, et peut-être à m’établir dans cette parfaite résignation à laquelle je dois aspirer : car je vous avoue que ma douleur et mes réflexions l’emportent quelquefois sur mes forces, et que toute l’assistance que je tire de mes exercices de piété, suffit à peine pour soutenir ma raison ! Je suis bien jeune, ma chère, hélas ! Bien jeune, pour me trouver abandonnée à ma propre conduite dans de si malheureuses circonstances ! Un autre motif qui m’empêchera d’accepter vos offres, c’est la crainte des nouveaux différends qui pourraient naître, à mon occasion, entre votre mère et vous. Si vous étiez mariée, et que l’honnête homme qui aurait droit alors à votre affection, souhaitât comme vous de me voir plus proche de votre demeure, je ne sais pas si je serais capable de résister. Quoique ma première raison soit d’une importance qui lui ferait peut-être conserver tout son poids lorsque je quitterais Londres pour vous faire ma visite de félicitation, je doute qu’étant une fois près de vous, je pusse me refuser la satisfaction d’y demeurer. Je vous envoie la copie de ma lettre à ma sœur, et j’espère que vous la trouverez écrite dans un véritable esprit de repentir ; tels sont du moins mes sentimens. Ne m’accusez pas de m’abaisser trop dans les termes. Un enfant qui se reproche d’avoir malheureusement offensé ceux dont il tient le jour, ne saurait porter trop loin l’humiliation. S’il arrivait que, plus irrités encore par les dernières libertés dont vous me faites l’aveu, ils laissassent ma lettre sans réponse, je dois apprendre à trouver de la justice dans cette rigueur, sur-tout lorsque c’est la première fois que je m’adresse à eux par ma soeur. Mais s’ils me font la grâce de me répondre, et peut-être dans des termes que la vivacité de votre amitié me fera craindre de vous communiquer, je vous prie instamment, ma chère, de réprimer votre censure. Considérez qu’ils ignorent ce que j’ai souffert, qu’ils sont remplis d’un ressentiment qu’ils croient juste, et qu’ils ne peuvent juger de la vérité de mon repentir. Après tout, que peuvent-ils faire pour moi ? Ils ne peuvent m’accorder que de la pitié. à quoi servira-t-elle qu’à redoubler leur douleur, que leur ressentiment a peut-être soulagée ? Leur pitié sera-t-elle capable de rétablir ma réputation ? Je me recommande aux prières de ma chère amie, et je renouvelle, en finissant, mes remerciemens les plus tendres pour la visite de M Hickman, avec des vœux pour leur bonheur mutuel et pour la prompte célébration de leur mariage.